Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera), 29 marzo 2006
(requête n. 36813/97)
AFFAIRE SCORDINO
c. ITALIE (No 1)
En l’affaire Scordino c. Italie (no 1),
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en
une Grande Chambre composée de :
Luzius
Wildhaber, président,
Christos Rozakis,
Jean-Paul Costa,
Nicolas Bratza,
Boštjan M. Zupančič,
Lucius Caflisch,
Corneliu Bîrsan,
Karel Jungwiert,
Matti Pellonpää,
Margarita Tsatsa-Nikolovska,
Rait Maruste,
Stanislav Pavlovschi,
Lech Garlicki,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Sverre Erik Jebens, juges,
Mariavaleria del Tufo, juge ad hoc,
et de Lawrence Early, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er juillet
2005 et 18 janvier 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36813/97) dirigée
contre la République italienne et dont quatre ressortissants de cet Etat,
Giovanni, Elena, Maria et Giuliana Scordino (« les requérants »), avaient saisi la
Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») le 21
juillet 1993 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. D’abord désignés par les initiales
G.S. et autres, les requérants ont ensuite consenti à la divulgation de leur
identité. Ils sont représentés par Me N. Paoletti, avocat à
Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté
par son agent, M. I.M. Braguglia, par son coagent, M. F. Crisafulli, et par son
coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Dans leur requête, les requérants
alléguaient sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 et de
l’article 6 de la Convention une atteinte injustifiée à leur droit au respect
de leurs biens et la violation de leur droit à un procès équitable dans un
délai raisonnable.
4. La
requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date
d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 §
2 dudit Protocole).
5. La
requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du
règlement). A la suite du déport de Vladimiro Zagrebelsky, juge élu au titre de
l’Italie (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné Mariavaleria del
Tufo pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la
Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Le
27 mars 2003, après une audience portant à la fois sur les questions de
recevabilité et sur celles de fond (article 54 § 3 du règlement), la requête a
été déclarée recevable par une chambre de la première section, composée de
Christos Rozakis, président, Giovanni Bonello, Peer Lorenzen, Nina Vajić,
Snejana Botoucharova, Elisabeth Steiner, juges, de Mariavaleria del Tufo, juge ad
hoc, et de Søren Nielsen, greffier adjoint de section.
7. Dans
son arrêt du 29 juillet 2004 (« l’arrêt de la chambre »), la chambre
a décidé, à l’unanimité, de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement,
et a conclu, à l’unanimité, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention
à raison de la durée et du manque d’équité de la procédure, et à la violation
de l’article 1 du Protocole no 1 du fait d’une atteinte injustifiée
au droit au respect des biens des requérants.
8. Le
26 octobre 2004, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la
Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le
2 février 2005, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
9. La
composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§
2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
10. Tant les requérants que le
Gouvernement ont déposé un mémoire. Des observations ont également été reçues
des gouvernements polonais, tchèque et slovaque, que le président avait
autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la
Convention et 44 § 2 du règlement). Les requérants ont répondu à ces
commentaires (article 44 § 5 du règlement).
11. Une audience s’est déroulée en
public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 juin 2005 (article
59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. N. Lettieri, coagent adjoint ;
– pour les requérants
Mes N. Paoletti, conseil,
A. Mari,
G. Paoletti, avocats au barreau de Rome, conseillers.
La Cour a entendu en leurs
déclarations Mes Paoletti et Mari et M. Lettieri, ainsi que ce
dernier en ses réponses aux questions de juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
12. Les requérants sont nés
respectivement en 1959, 1949, 1951 et 1953 et résident à Reggio de Calabre.
13. En 1992, les requérants héritèrent
de A. Scordino
des terrains situés à Reggio de Calabre, enregistrés au cadastre (feuille 111,
parcelles 105, 107, 109 et 662). Le 25 mars 1970, la municipalité de Reggio
de Calabre avait adopté un plan général d’urbanisme, approuvé par la région de
Calabre le 17 mars 1975. Le terrain en cause dans la présente requête,
d’une surface de 1 786 m2 et désigné comme la parcelle 109,
faisait l’objet en vertu du plan général d’urbanisme d’un permis d’exproprier
en vue de la construction d’habitations. Le terrain fut ensuite inclus dans le
plan d’urbanisme de zone approuvé le 20 juin 1979 par la région de Calabre.
A. L’expropriation
du terrain
14. En
1980, la municipalité de Reggio de Calabre décida que la société coopérative Edilizia
Aquila procéderait aux travaux de construction sur ledit terrain. Par un arrêté
du 13 mars 1981, l’administration autorisa la coopérative à occuper le terrain.
15. Le
30 mars 1982, en application de la loi no 385/1980, la municipalité
de Reggio de Calabre offrit un acompte sur l’indemnité d’expropriation
déterminée conformément à la loi no 865/1971. La somme proposée, à
savoir 606 560 lires italiennes (ITL), était calculée selon les règles en
vigueur pour les terrains agricoles, c’est-à-dire en prenant pour base une
valeur de 340 ITL par mètre carré, sous réserve de la fixation de
l’indemnisation définitive après l’adoption d’une loi établissant de nouveaux
critères d’indemnisation pour les terrains constructibles.
16. L’offre
fut refusée par A. Scordino.
17. Le
21 mars 1983, la région décréta l’expropriation du terrain.
18. Le
13 juin 1983, la municipalité présenta une deuxième offre d’acompte s’élevant à
785 000 ITL, qui ne fut pas acceptée.
19. Par
l’arrêt no
223 du 15 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara
inconstitutionnelle la loi no 385/1980, au motif que celle-ci
soumettait l’indemnisation à l’adoption d’une loi future.
20. En
conséquence de cet arrêt, la loi no 2359/1865, selon laquelle
l’indemnité d’expropriation d’un terrain correspondait à la valeur marchande de
celui-ci, déploya de nouveau ses effets.
21. Le
10 août 1984, A. Scordino
mit la municipalité en demeure de fixer l’indemnité définitive selon la loi no
2359/1865. Le 16 novembre 1989, il apprit que la municipalité de Reggio de
Calabre, par un décret du 6 octobre 1989, avait arrêté le montant de
l’indemnité définitive à 88 414 940 ITL (50 000 ITL par
mètre carré).
B. La
procédure engagée en vue de l’obtention de l’indemnité d’expropriation
22. Contestant
le montant de cette indemnité, A. Scordino assigna le 25 mai 1990 la municipalité et la société
coopérative devant la cour d’appel de Reggio de Calabre.
23. Il
alléguait que le montant fixé par la municipalité était ridicule par rapport à
la valeur marchande du terrain et demandait notamment que l’indemnité soit
calculée conformément à la loi no 2359/1865. En outre, il demandait
réparation pour la période d’occupation du terrain précédant le décret
d’expropriation et réclamait une indemnité pour le terrain (1 500 m2)
devenu inutilisable à la suite des travaux de construction.
24. La
mise en état de l’affaire commença le 7 janvier 1991.
25. La
coopérative se constitua dans la procédure et excipa de son absence de qualité
pour agir.
26. Le
4 février 1991, la municipalité ne s’étant toujours pas constituée, la cour
d’appel de Reggio de Calabre déclara celle-ci défaillante et ordonna une
expertise du terrain. Par une ordonnance du 13 février 1991, un expert fut
nommé et un délai de trois mois lui fut fixé pour le dépôt de l’expertise.
27. Le
6 mai 1991, la municipalité se constitua dans la procédure et excipa de son
absence de qualité pour agir. L’expert accepta son mandat et prêta serment.
28. Le
4 décembre 1991, un rapport d’expertise fut déposé.
29. Le
14 août 1992 entra en vigueur la loi no 359 du 8 août 1992
(intitulée « Mesures urgentes en vue d’améliorer l’état des finances
publiques »), qui prévoyait dans son article 5 bis de nouveaux
critères pour calculer l’indemnité d’expropriation des terrains constructibles.
Cette loi s’appliquait expressément aux procédures en cours.
30. A
la suite du décès de A. Scordino, survenu le 30 novembre 1992, les requérants se
constituèrent dans la procédure le 18 septembre 1993.
31. Le
4 octobre 1993, la cour d’appel de Reggio de Calabre nomma un nouvel expert et
lui demanda de déterminer l’indemnité d’expropriation selon les critères
introduits par l’article 5 bis de la loi no 359/1992.
32. L’expertise
fut déposée le 24 mars 1994. Selon l’expert, la valeur marchande du terrain à
la date de l’expropriation était de 165 755 ITL par mètre carré.
Conformément aux critères introduits par l’article 5 bis de la loi no
359/1992, l’indemnité à verser se montait à 82 890 ITL par mètre carré.
33. A l’audience du 11 avril 1994, les
parties demandèrent un délai pour présenter des commentaires sur l’expertise.
L’avocat des requérants produisit une expertise et fit remarquer que l’expert
désigné par la cour avait omis de calculer l’indemnité pour les 1 500 m2
non couverts par le décret d’expropriation et qui étaient devenus inutilisables
à la suite des travaux effectués.
34. L’audience pour la présentation des
observations en réponse eut lieu le 6 juin 1994. L’audience suivante, fixée au
4 juillet 1994, fut reportée d’office au 3 octobre 1994, puis au 10 novembre
1994.
35. Par
une ordonnance du 29 décembre 1994, la cour ordonna un complément d’expertise
et ajourna l’affaire au 6 mars 1995. Toutefois,
l’audience fut reportée d’office à plusieurs reprises, le juge d’instruction
étant indisponible. A la demande des requérants, ce dernier fut remplacé le 29
février 1996 et l’audience de présentation des conclusions eut lieu le
20 mars 1996.
36. Par un arrêt du 17 juillet 1996, la
cour d’appel de Reggio de Calabre déclara que les requérants avaient droit à
une indemnité d’expropriation calculée selon l’article 5 bis de la loi no
359/1992, tant pour le terrain formellement exproprié que pour celui devenu
inutilisable à la suite des travaux de construction. La cour estima ensuite
que, sur l’indemnité ainsi déterminée, il n’y avait pas lieu d’appliquer
l’abattement de 40 % prévu par la loi dans le cas où l’exproprié n’aurait pas
conclu un accord de cession du terrain (cessione volontaria), étant
donné qu’en l’espèce, au moment de l’entrée en vigueur de la loi,
l’expropriation avait déjà eu lieu.
37. En
conclusion, la cour d’appel ordonna à la municipalité et à la coopérative de
verser aux requérants :
– une indemnité d’expropriation de
148 041 540 ITL pour 1 786 m² (soit 82 890 ITL par mètre
carré) ;
– une indemnité de 91 774 043
ITL pour 1 223,45 m² (soit 75 012,50 ITL par mètre carré) pour
la partie de terrain devenue inutilisable et qu’il fallait considérer comme
étant de facto expropriée ; et
– une indemnité pour la période
d’occupation du terrain ayant précédé l’expropriation.
38. Ces sommes devaient être indexées
et assorties d’intérêts jusqu’au jour du paiement.
39. Le
20 décembre 1996, la coopérative se pourvut en cassation, faisant valoir
qu’elle n’avait pas qualité pour agir. Les 20 et 31 janvier 1997, les requérants et la municipalité déposèrent
leurs recours.
Le 30
juin 1997, la coopérative demanda la suspension de l’exécution de l’arrêt de la
cour d’appel. Cette demande fut rejetée le 8 août 1997.
40. Par
un arrêt du 3 août 1998, déposé au greffe le 7 décembre 1998, la Cour de
cassation accueillit le recours de la coopérative et reconnut qu’elle n’avait
pas qualité pour agir, puisqu’elle n’était pas formellement partie à
l’expropriation bien qu’elle en bénéficiât. Pour le reste, elle confirma
l’arrêt de la cour d’appel de Reggio de Calabre.
41. Entre-temps,
le 18 juin 1997, la somme accordée par la cour d’appel avait été déposée auprès
de la Banque nationale. Le 30 septembre 1997, cette somme avait été taxée de 20
%, conformément à la loi no 413/1991.
C. La
procédure « Pinto »
42. Le
18 avril 2002, les requérants saisirent la cour d’appel de Reggio de Calabre
conformément à la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi
Pinto », afin de se plaindre de la durée excessive de la procédure décrite
ci-dessus.
Les
requérants demandèrent à la cour de conclure à la violation de l’article 6 § 1
de la Convention et de condamner l’Etat italien et le ministère de la Justice à
les indemniser pour le préjudice moral, qu’ils chiffrèrent à 50 000 euros
(EUR), et le dommage matériel qu’ils estimaient avoir subis du fait de
l’application à leur cas de la loi no 359/1992.
43. Par
une décision du 1er juillet 2002, déposée au greffe le 27 juillet
2002, la cour d’appel de Reggio de Calabre constata que la durée de la
procédure avait été excessive, pour les motifs suivants :
« (...)
Attendu
que la procédure a
débuté le 24 mai 1990 et a pris fin le 7 décembre 1998, qu’elle s’est déroulée
sur deux instances et n’était pas particulièrement complexe ;
qu’il ressort de
la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme que la durée
acceptable d’une procédure est de trois ans en première instance et de deux ans
en deuxième instance ;
que les requérants se sont constitués dans la
procédure en tant qu’héritiers de A. Scordino, décédé en 1992, alors qu’il
n’y avait pas encore eu de dépassement du délai raisonnable ;
que, par conséquent, les retards doivent être calculés
uniquement par rapport à la période ultérieure, et qu’ils s’étendent sur trois
ans et six mois.
Attendu que les causes de ce retard ne sont pas
imputables aux requérants mais uniquement aux dysfonctionnements du système
judiciaire ;
Attendu que le
préjudice matériel allégué par les requérants n’a pas été causé par la durée de
la procédure et ne peut donc pas être indemnisé ;
Eu égard à ce qui
précède, les requérants ont droit uniquement à être indemnisés pour le
préjudice moral qu’ils ont subi à raison de la durée de la procédure,
c’est-à-dire du fait de l’incertitude prolongée quant à l’issue de celle-ci et
de l’état d’anxiété que cette incertitude produit généralement.
Compte tenu de
l’enjeu du litige, le montant à accorder pour le préjudice moral est de
2 450 EUR. »
44. La
cour d’appel condamna le ministère de la Justice à payer aux requérants une
somme globale de 2 450 EUR au titre du dommage moral uniquement. Quant au
gouvernement, la cour d’appel estima que celui-ci n’avait pas qualité pour
agir.
45. Concernant
la répartition des frais de procédure, la cour d’appel mit 1 500 EUR
à la charge du ministère de la Justice et les 1 500 EUR restants à la
charge des requérants.
46. Les requérants ne se pourvurent pas
en cassation. La décision de la cour d’appel acquit force de chose jugée le 26 octobre
2003.
II. LE
DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Quant
à l’expropriation
47. La
loi no 2359/1865, en son article 39, prévoyait qu’en cas d’expropriation
d’un terrain l’indemnité à verser devait correspondre à la valeur marchande du
terrain au moment de l’expropriation.
48. L’article
42 de la Constitution, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle (voir,
parmi d’autres, l’arrêt
no 138 du 6 décembre 1977), garantit, en cas d’expropriation,
une indemnisation inférieure à la valeur marchande du terrain.
49. La
loi no 865/1971 (complétée par l’article 4 du décret-loi no 115/1974,
devenu par la suite la loi no 247/1974, ainsi que par l’article 14
de la loi no 10/1977) introduisit de nouveaux critères :
l’indemnisation pour tout terrain, qu’il fût agricole ou constructible, devait
être calculée comme s’il s’agissait d’un terrain agricole.
50. Par
l’arrêt no
5 du 25 janvier 1980, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle
la loi no 865/1971, au motif que celle-ci traitait de manière
identique deux situations très différentes, à savoir qu’elle prévoyait le même
type d’indemnisation pour les terrains constructibles et les terrains
agricoles.
51. La
portée d’une décision de la Cour constitutionnelle déclarant une loi illégale
ne se limite pas au cas d’espèce mais est erga omnes. Elle a un effet
rétroactif, dans la mesure où la loi déclarée inconstitutionnelle ne peut plus
produire ses effets ni être appliquée à partir du lendemain de la publication
de la décision (article 136 de la Constitution combiné avec l’article 1 de la
loi constitutionnelle no 1/1948 et l’article 30, 3e
alinéa, de la loi no 87/1953).
La
rétroactivité des déclarations d’inconstitutionnalité a été souvent explicitée
par la Cour constitutionnelle (voir, entre autres, l’arrêt no
127 du 15 décembre 1966). La haute juridiction a indiqué à cet égard qu’une
déclaration d’inconstitutionnalité est assimilable à une annulation pure et simple,
puisqu’elle frappe la loi en cause depuis son entrée en vigueur, la supprime et
la rend inapplicable à toute situation non définitive (et aux situations
définitives prévues par la loi). En outre, il est interdit à quiconque, à
commencer par les juridictions, d’utiliser des dispositions déclarées
inconstitutionnelles pour apprécier une situation donnée, même si cette
dernière est née avant la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi (voir,
sur ce point, l’arrêt
no 49 du 2 avril 1970 et les décisions nos
271/1985, 329/1985,
94/1986).
La
Cour de cassation s’est prononcée dans le même sens, déclarant que
« lorsqu’une loi a été déclarée inconstitutionnelle, elle ne peut en aucun
cas être appliquée, étant donné qu’elle doit être considérée comme n’ayant
jamais existé et que la décision d’inconstitutionnalité a un effet rétroactif
par rapport à toute situation non définitive » (Cour de cassation, sec.
II, 23 juin 1979 ; sec. V, 15 juin 1992).
52. Dès
lors que la Cour constitutionnelle déclare une loi inconstitutionnelle, les
dispositions antérieurement applicables redéploient leurs effets (reviviscenza),
à moins qu’elles ne fassent également l’objet d’une déclaration
d’inconstitutionnalité.
53. A
la suite de la déclaration d’inconstitutionnalité no 5/1980, le
Parlement adopta la loi no 385 du 29 juillet 1980, qui
réintroduisait les critères venant d’être déclarés inconstitutionnels mais
cette fois à titre provisoire : la loi disposait en effet que la somme
versée était un acompte devant être complété par une indemnité, qui serait
calculée sur la base d’une loi à adopter prévoyant des critères d’indemnisation
spécifiques pour les terrains constructibles.
54. Par
l’arrêt no
223 du 15 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara
inconstitutionnelle la loi no 385/1980, au motif que celle-ci
soumettait l’indemnisation en cas d’expropriation d’un terrain constructible à
l’adoption d’une loi future, et qu’elle réintroduisait, même si ce n’était qu’à
titre provisoire, des critères d’indemnisation déjà déclarés
inconstitutionnels. A cet égard, la Cour constitutionnelle rappela que le
législateur était tenu d’accepter qu’une loi déclarée illégale cessait
immédiatement de produire ses effets, et souligna la nécessité d’élaborer des
dispositions accordant des indemnités d’expropriation conséquentes (serio
ristoro).
55. A
la suite de l’arrêt
no 223 de 1983, l’article 39 de la loi no 2359/1865
déploya de nouveau ses effets ; par conséquent, un terrain constructible
devait être indemnisé à hauteur de sa valeur marchande (voir, par exemple, Cour
de cassation, sec. I, arrêt no 13479 du 13 décembre 1991 ; sec.
I, arrêt no 2180 du 22 février 1992 ; Assemblée plénière, arrêt
no 3815 du 29 août 1989).
56. La loi no 359 du 8 août
1992 (« Mesures urgentes en vue d’améliorer l’état des finances
publiques ») introduisit, en son article 5 bis, une mesure « provisoire,
exceptionnelle et urgente », tendant au redressement des finances
publiques, valable jusqu’à l’adoption de mesures structurelles. Cette
disposition s’appliquait à toute expropriation en cours et à toute procédure
pendante y afférente. Publié dans le Bulletin officiel des lois le 13 août
1992, l’article 5 bis de la loi no 359/1992 entra en vigueur
le 14 août 1992.
57. Selon cette disposition,
l’indemnité à verser en cas d’expropriation d’un terrain constructible est
calculée selon la formule suivante :
[valeur marchande du terrain + total des rentes
foncières des dix dernières années : 2] – abattement de 40 %.
58. En
pareil cas, l’indemnité correspond à 30 % de la valeur marchande. Sur ce
montant, un impôt de 20 % à la source est appliqué (impôt prévu par l’article
11 de la loi no 413/1991).
59. L’abattement
de 40 % est évitable si l’expropriation se fonde non pas sur un décret
d’expropriation, mais sur un acte de « cession volontaire » du
terrain, ou bien, comme en l’espèce, si l’expropriation a eu lieu avant
l’entrée en vigueur de l’article 5 bis (voir l’arrêt de la Cour
constitutionnelle no
283 du 16 juin 1993). Dans ces cas-là, l’indemnité qui en résulte
correspond à 50 % de la valeur marchande. Il faut encore déduire de ce montant
20 % à titre d’impôt (paragraphe 58 ci-dessus).
60. La
Cour constitutionnelle a estimé que l’article 5 bis de la loi no 359/1992
et son application rétroactive étaient compatibles avec la Constitution (arrêt no
283 du 16 juin 1993 ; arrêt no
442 du 16 décembre 1993), dans la mesure où cette loi avait un caractère
urgent et provisoire.
61. Le
Répertoire des dispositions sur l’expropriation (décret du président de la
République no 327/2001, modifié par le décret-loi no 302/2002),
entré en vigueur le 30 juin 2003, a codifié les dispositions existantes et les
principes jurisprudentiels en matière d’expropriation. L’article 37 du répertoire reprend pour l’essentiel les critères de
fixation de l’indemnité d’expropriation prévus par l’article 5 bis de la
loi no 359/1992.
B. Quant
au grief tiré de la durée de la procédure
1. La
loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto »
62. Octroi d’une satisfaction équitable
en cas de non-respect du délai raisonnable et modification de l’article 375 du
code de procédure civile
Chapitre II – Satisfaction équitable
Article 2 – Droit à une satisfaction équitable
« 1. Toute personne ayant subi un
préjudice patrimonial ou extrapatrimonial à la suite de la violation de la
Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales,
ratifiée par la loi no 848 du 4 août 1955, à raison du non-respect
du « délai raisonnable » prévu à l’article 6 § 1 de la Convention, a
droit à une satisfaction équitable.
2. Pour
apprécier la violation, le juge prend en compte la complexité de l’affaire et,
dans le cadre de celle-ci, le comportement des parties et du juge chargé de la
procédure, ainsi que le comportement de toute autorité appelée à participer ou
à contribuer à son règlement.
3. Le
juge détermine le montant de la réparation conformément à l’article 2056 du code
civil, en respectant les dispositions suivantes :
a) seul
le préjudice qui peut se rapporter à la période excédant le délai raisonnable
indiqué au paragraphe 1 peut être pris en compte ;
b) le
préjudice extrapatrimonial est réparé non seulement par le versement d’une
somme d’argent, mais aussi par la publication du constat de violation selon les
formes appropriées. »
Article 3 –
Procédure
« 1. La
demande de satisfaction équitable est déposée auprès de la cour d’appel où
siège le juge qui, selon l’article 11 du code de procédure pénale, est
compétent pour les affaires concernant les magistrats du ressort où la
procédure – au sujet de laquelle on allègue la violation – s’est achevée ou
s’est éteinte quant au fond, ou est pendante.
2. La
demande est introduite par un recours déposé au greffe de la cour d’appel, par
un avocat muni d’un mandat spécifique contenant tous les éléments visés par
l’article 125 du code de procédure civile.
3. Le
recours est dirigé contre le ministre de la Justice s’il s’agit de procédures
devant le juge ordinaire, le ministre de la Défense s’il s’agit de procédures
devant le juge militaire, ou le ministre des Finances s’il s’agit de procédures
devant les commissions fiscales. Dans tous les
autres cas, le recours est dirigé contre le président du Conseil des ministres.
4. La cour d’appel statue conformément aux
articles 737 et suivants du code de procédure civile. Le recours, ainsi que la
décision de fixation des débats devant la chambre compétente, est notifié, par
les soins du demandeur, à l’administration défenderesse domiciliée auprès du
bureau des avocats de l’Etat [Avvocatura dello Stato]. Un délai d’au
moins quinze jours doit être respecté entre la date de la notification et celle
des débats devant la chambre.
5. Les
parties peuvent demander que la cour d’appel ordonne la production de tout ou
partie des actes et des documents de la procédure au sujet de laquelle on
allègue la violation visée à l’article 2, et elles ont le droit d’être
entendues, avec leurs avocats, en chambre du conseil si elles se présentent.
Les parties peuvent déposer des mémoires et des documents jusqu’à cinq jours
avant la date à laquelle sont prévus les débats devant la chambre, ou jusqu’à
l’échéance du délai accordé par la cour d’appel sur demande des parties.
6. La cour prononce, dans les quatre mois
suivant la formation du recours, une décision susceptible de pourvoi en
cassation. La décision est immédiatement exécutoire.
7. Le paiement des indemnités aux ayants
droit a lieu, dans la limite des ressources disponibles, à compter du 1er
janvier 2002. »
Article 4 – Délai et conditions concernant
l’introduction d’une requête
« La demande
de réparation peut être présentée au cours de la procédure au sujet de laquelle
on allègue la violation ou, sous peine de déchéance, dans un délai de six mois
à partir de la date à laquelle la décision concluant ladite procédure est
devenue définitive. »
Article 5 –
Communications
« La décision
qui fait droit à la demande est communiquée par le greffe, non seulement aux parties,
mais aussi au procureur général près la Cour des comptes afin de permettre
l’éventuelle instruction d’une procédure en responsabilité, et aux titulaires
de l’action disciplinaire des fonctionnaires concernés par la procédure. »
Article 6 –
Dispositions transitoires
« 1. Dans
les six mois à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi,
toutes les personnes qui ont déjà, en temps utile, introduit une requête devant
la Cour européenne des Droits de l’Homme pour non-respect du « délai raisonnable »
prévu par l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme
et des Libertés fondamentales, ratifiée par la loi no 848 du 4 août
1955, peuvent présenter la demande visée à l’article 3 de la présente loi au
cas où la Cour européenne n’aurait pas encore déclaré la requête recevable.
Dans ce cas, le recours auprès de la cour d’appel doit indiquer la date
d’introduction de la requête devant la Cour européenne.
2. Le greffe
du juge saisi informe sans retard le ministre des Affaires étrangères de toute
demande présentée au titre de l’article 3 et dans le délai prévu au paragraphe
1 du présent article. »
Article 7 –
Dispositions financières
« 1. La
charge financière découlant de la mise en œuvre de la présente loi, évaluée à
12 705 000 000 de lires italiennes à partir de l’année 2002,
sera couverte au moyen du déblocage des fonds inscrits au budget triennal
2001-2003, dans le cadre du chapitre des prévisions de base de la partie
courante du « Fonds spécial » de l’état de prévision du ministère du
Trésor, du Budget et de la Programmation économique, pour l’année 2001. Pour ce faire, les provisions dudit ministère seront
utilisées.
2. Le ministère du Trésor, du Budget et de
la Programmation économique est autorisé à apporter, par décret, les
modifications nécessaires au budget. »
2. Extraits de la jurisprudence
italienne
a) Le revirement de jurisprudence de
2004
63. La Cour de cassation plénière (Sezioni
Unite), saisie de recours contre des décisions rendues par des cours
d’appel dans le cadre de procédures Pinto, a rendu le 27 novembre 2003 quatre
arrêts de cassation avec renvoi (nos 1338, 1339, 1340 et 1341), dont
les textes furent déposés au greffe le 26 janvier 2004 et dans lesquels elle a
affirmé que « la jurisprudence de la Cour de Strasbourg s’impose aux juges
italiens en ce qui concerne l’application de la loi no
89/2001 ».
Elle a notamment affirmé dans son arrêt no
1340 le principe selon lequel :
« la détermination du dommage extrapatrimonial
effectuée par la cour d’appel conformément à l’article 2 de la loi nº 89/2001,
bien que par nature fondée sur l’équité, doit intervenir dans un environnement
qui est défini par le droit puisqu’il faut se référer aux montants alloués,
dans des affaires similaires, par la Cour de Strasbourg, dont il est permis de
s’éloigner mais de façon raisonnable. »
64. Extraits de l’arrêt no
1339 de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation déposé au greffe le 26
janvier 2004 :
« 2. La présente requête pose la
question essentielle de la nature de l’effet juridique qui doit être attribué –
en application de la loi no 89 du 24 mars 2001, en particulier quant
à l’identification du dommage extrapatrimonial découlant de la violation de la
durée raisonnable du procès – aux arrêts de la Cour européenne des Droits de
l’Homme, qu’ils soient pris en règle générale comme des directives
d’interprétation élaborées par cette Cour au vu des conséquences de ladite
violation, ou considérés par référence à l’hypothèse spécifique selon laquelle
la Cour européenne a déjà eu l’occasion de se prononcer sur le retard dans la
décision d’un procès donné. (...)
Comme le stipule l’article 2 § 1 de ladite loi, le
fait (juridique) générateur du droit à réparation prévu par le texte est
constitué par la « violation de la Convention de sauvegarde des Droits de
l’Homme et des Libertés fondamentales, ratifiée par la loi no 848
du 4 août 1955, à raison du non-respect du délai raisonnable prévu à l’article
6 § 1 de la Convention ». Ainsi, la loi no 89/2001 identifie le fait
générateur du droit à indemnisation « par référence » à une norme
spécifique de la Convention européenne des Droits de l’Homme [« la
Convention »]. Cette Convention a institué un juge (la Cour européenne des
Droits de l’Homme, qui siège à Strasbourg) pour faire respecter ses
dispositions (article 19) ; c’est la raison pour laquelle elle n’a pas
d’autre choix que de reconnaître à ce juge le pouvoir de déterminer la
signification de ces dispositions et de les interpréter.
Puisque le fait
générateur du droit défini par la loi no 89/2001 consiste en une
violation de la Convention, il incombe au juge de la Cour de Strasbourg de
déterminer les éléments de ce fait juridique, qui finit donc par être
« mis en conformité » par la Cour, dont la jurisprudence s’impose aux
juges italiens pour ce qui touche à l’application de la loi no
89/2001.
Il n’est donc pas
nécessaire de se poser le problème général des rapports entre la Convention et
l’ordre juridique interne, sur lesquels le procureur général s’est longuement
arrêté lors de l’audience. Quelle que soit l’opinion qu’on ait sur ce problème
controversé, et donc sur la place de la Convention dans le cadre des sources du
droit interne, il ne fait aucun doute que l’application directe d’une norme de
la Convention dans l’ordre juridique italien, sanctionnée par la loi no
89/2001 (et donc par l’article 6 § 1, dans la partie relative au « délai
raisonnable »), ne peut pas s’écarter de l’interprétation que le juge
européen donne de cette même norme.
La thèse
contraire, qui permettrait des divergences importantes entre l’application
tenue pour appropriée dans l’ordre national selon la loi no 89/2001
et l’interprétation donnée par la Cour de Strasbourg au droit à un procès dans
un délai raisonnable, retirerait toute justification à ladite loi no
89/2001 et conduirait l’Etat italien à violer l’article 1 de la Convention,
selon lequel « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute
personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I
de la présente Convention » (qui comprend l’article 6 susmentionné, lequel
définit le droit à un procès dans un délai raisonnable).
Les raisons qui
ont déterminé l’adoption de la loi no 89/2001 reposent sur la
nécessité de prévoir un recours jurisprudentiel interne contre les violations
tenant à la durée de procédures, de façon à mettre en œuvre la subsidiarité de
l’intervention de la Cour de Strasbourg, prévue expressément par la Convention
(article 35) : « La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement
des voies de recours internes (...) ». Le système européen de protection
des droits de l’homme se fonde sur ce principe de subsidiarité. Il en découle
l’obligation pour les Etats ayant ratifié la Convention de garantir aux
citoyens la protection des droits reconnus par la Convention, particulièrement
dans le cadre de l’ordre juridique interne et devant les organes de la justice
nationale. Cette protection doit être
« effective » (article 13 de la Convention), de façon à ouvrir une
voie de recours sans saisir la Cour de Strasbourg.
Le recours interne introduit par la loi no
89/2001 n’existait pas auparavant dans l’ordre juridique italien. Par
conséquent, les requêtes contre l’Italie pour violation de l’article 6 de
la Convention avaient « saturé » (terme utilisé par le rapporteur
Follieri lors de la séance du Sénat du 28 septembre 2000) le juge européen. La
Cour de Strasbourg a relevé, avant la loi no 89/2001, que lesdits
manquements de l’Italie « reflètent une situation qui perdure, à laquelle
il n’a pas encore été porté remède et pour laquelle les justiciables ne
disposent d’aucune voie de recours interne. Cette accumulation de manquements
est, dès lors, constitutive d’une pratique incompatible avec la
Convention » (voir les quatre arrêts de la Cour rendus le 28 juillet 1999
dans les affaires Bottazzi, Di Mauro, Ferrari et A.P.).
La loi no
89/2001 constitue la voie de recours interne que la « victime d’une
violation » (telle que définie à l’article 34 de la Convention) de l’article
6 (quant au non-respect du délai raisonnable) doit exercer, avant de s’adresser
à la Cour européenne pour solliciter la « satisfaction équitable »
prévue à l’article 41 de la Convention, laquelle, lorsque la violation
subsiste, est accordée par la Cour uniquement « si le droit interne de la
Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation ». La loi no 89/2001 a par
conséquent permis à la Cour européenne de déclarer irrecevables les requêtes
qui lui ont été présentées (notamment avant l’adoption de cette loi) et visant
à obtenir la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention
relative à la durée de procédures (Brusco c. Italie (déc.), 6 septembre
2001).
Ce mécanisme
d’application de la Convention et de respect du principe de subsidiarité de
l’intervention de la Cour européenne de Strasbourg ne fonctionne pourtant pas
lorsque celle-ci considère que les conséquences de la violation de la
Convention présumée n’ont pas été réparées dans le cadre du droit interne ou
ont été réparées « imparfaitement » car, dans de telles hypothèses,
l’article 41 susmentionné prévoit l’intervention de la Cour européenne pour
protéger la « victime de la violation ». Dans ce cas, la requête
individuelle soumise à la Cour de Strasbourg au sens de l’article 34 de la
Convention est recevable (Scordino c. Italie, décision du 27 mars 2003) et la Cour
prend des mesures pour protéger directement le droit de la victime qui, selon
cette même Cour, n’a pas été suffisamment sauvegardé par le droit interne.
Le juge du
caractère suffisant ou imparfait de la protection que la victime a obtenue en
droit interne est, sans aucun doute, la Cour européenne, à qui incombe la responsabilité
de faire appliquer l’article 41 de la Convention pour établir si, dans le cadre
de la violation de la Convention, le droit interne a permis de réparer de
manière exhaustive les conséquences de ladite violation.
La thèse selon
laquelle le juge italien, dans le cadre de l’application de la loi no 89/2001,
peut avoir une interprétation différente de celle que la Cour européenne a
donnée à la norme de l’article 6 de la Convention (dont la violation constitue
le fait générateur du droit à indemnisation, défini par ladite loi nationale)
confirme que la victime de la violation (si elle reçoit dans le cadre de la
procédure nationale une réparation jugée insuffisante par la Cour européenne)
doit obtenir de ce juge la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la
Convention. Cela enlèverait toute utilité à la réparation prévue par le
législateur italien dans la loi no 89/2001 et porterait atteinte au
principe de subsidiarité de l’intervention de la Cour de Strasbourg.
Il faut donc se
rallier à la Cour européenne des Droits de l’Homme qui, dans la décision
précitée relative à la requête Scordino (concernant le caractère imparfait de la protection
accordée par le juge italien en application de la loi no 89/2001), a
affirmé que « dans le cadre du principe de subsidiarité, les
jurisprudences nationales doivent interpréter et appliquer, autant que
possible, le droit national conformément à la Convention ».
(...) Les travaux préparatoires de la loi no
89/2001 sont encore plus explicites. Dans son rapport sur le projet de loi
(acte sénatorial no 3813 du 16 février 1999), le sénateur Pinto
affirme que le mécanisme de réparation proposé par une initiative législative
(jugé ensuite recevable par la loi susmentionnée) assure au requérant
« une protection analogue à celle qu’il recevrait dans le cadre de
l’instance internationale » puisque la référence directe à l’article 6 de
la Convention permet de transférer au niveau interne « les limites
d’applicabilité de cette même disposition qui existent au niveau international ;
limites qui dépendent essentiellement de l’Etat et de l’évolution de la
jurisprudence des organes de Strasbourg, particulièrement de la Cour européenne
des Droits de l’Homme, dont les arrêts devront donc guider (...) le juge
interne dans la définition de ces limites ».
(...)
6. Les considérations exposées dans les
sections 3 à 5 de ce document se réfèrent en général à l’importance des
directives d’interprétation de la Cour européenne sur l’application de la loi no
89/2001 relative à la réparation du dommage extrapatrimonial.
Néanmoins, en l’espèce, force est de constater que le
juge national est dans l’impossibilité d’exclure le dommage extrapatrimonial
(même une fois établie la violation de l’article 6 de la Convention) car il en
est empêché par la précédente décision de la Cour européenne ; en
référence à ce même procès préétabli, la Cour a en effet déjà jugé que les
retards injustifiés survenus dans la procédure ont entraîné des conséquences
quant au dommage extrapatrimonial du requérant, qu’elle a satisfait pour une
partie de la période. Il découle de cet arrêt de la Cour européenne que, une fois
la violation établie par le juge national pour la période qui a suivi celle
prise en considération par l’arrêt, le requérant a continué à subir un dommage
extrapatrimonial qui doit être indemnisé en application de la loi no
89/2001.
Il n’est donc pas
possible d’affirmer – comme la cour d’appel de Rome – que l’indemnisation est
injustifiée du fait de la faible valeur de l’enjeu dans le cadre de la
procédure litigieuse. Ce motif est tout d’abord inapproprié étant donné que la
Cour européenne a déjà jugé que le dommage extrapatrimonial subsiste dans le
cadre de la durée excessive de cette même procédure et, de surcroît, inexact.
En effet, lorsque le non-respect du délai raisonnable a été constaté, le
montant en jeu dans le procès ne peut jamais avoir pour effet d’exclure le
dommage extrapatrimonial, vu que l’anxiété et l’angoisse dues à la suspension
de la procédure se vérifient généralement, y compris dans les cas où le montant
en jeu est minime, et où cet aspect pourra avoir un effet réducteur sur le
montant de l’indemnisation, sans l’exclure totalement.
7. En
conclusion, la décision attaquée doit être cassée et l’affaire renvoyée à la
cour d’appel de Rome qui, composée différemment, versera au requérant le
dommage extrapatrimonial dû en raison du non-respect du délai raisonnable pour
la seule période consécutive au 16 avril 1996 ; elle se référera aux
modalités de règlement de ce type de dommage adoptées par la Cour européenne
des Droits de l’Homme, dont elle pourra s’écarter dans une mesure raisonnable
(Cour DH, 27 mars 2003, Scordino c. Italie). »
b) Jurisprudence en matière de
transmission du droit à réparation
i. Arrêt
no 17650/02 de la Cour de cassation déposé au greffe le 15 octobre
2002
65. La
Cour de cassation s’exprima ainsi :
« (...) Le
décès d’une personne victime de la durée excessive d’une procédure, intervenu
avant l’entrée en vigueur de la loi no 89/2001 [dite « loi
Pinto »], représente un obstacle à la naissance du droit [à la
satisfaction équitable] et à sa transmission aux héritiers, conformément à la
règle générale selon laquelle une personne décédée ne peut pas devenir
titulaire d’un droit garanti par une loi postérieure à sa mort (...) »
ii. Arrêt
no 5264/03 de la Cour de cassation déposé au greffe le 4 avril 2003
66. Dans
son arrêt, la Cour de cassation relève que le droit d’obtenir réparation pour
la violation du droit à un procès dans un délai raisonnable trouve sa source
dans la loi Pinto. Le mécanisme prévu par la norme européenne ne constitue pas
un droit pouvant être revendiqué devant le juge national. Partant, le droit à
une « satisfaction équitable » ne peut être ni acquis ni transmis par
une personne déjà décédée lors de l’entrée en vigueur de la loi Pinto. Le fait
que le défunt a, en son temps, présenté une requête devant la Cour de
Strasbourg n’est pas déterminant. Contrairement à ce que prétendent les
requérants, la disposition de l’article 6 de la loi Pinto ne constitue pas une
norme procédurale opérant un transfert de compétences de la Cour européenne au
juge national.
iii. Ordonnance
no 11950/04 de la Cour de cassation déposée au greffe le
26 juin 2004
67. Dans
cette affaire traitant de la possibilité ou non de transmettre à des héritiers
le droit à réparation découlant de la violation de l’article 6 § 1 du fait de
la durée de la procédure, la première section de la Cour de cassation a renvoyé
l’affaire devant l’Assemblée plénière, estimant qu’il y avait un conflit de jurisprudence
entre l’attitude restrictive adoptée par la haute juridiction dans les
précédents arrêts en matière de succession au regard de la loi Pinto et les
quatre arrêts rendus par l’Assemblée plénière le 26 janvier 2004 dans la mesure
où une interprétation moins stricte permettait de considérer que ce droit à
réparation existait depuis la ratification de la Convention européenne par
l’Italie le 4 août 1955.
iv. Extraits
de l’arrêt no 28507/05 de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation
déposé au greffe le 23 décembre 2005
68. Dans
l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance de renvoi évoquée ci-dessus
(paragraphe 67), l’Assemblée plénière a notamment proclamé les principes
suivants, mettant ainsi fin à des divergences de jurisprudence :
« – La
loi no 848 du 5 août 1955, qui a ratifié et rendu exécutoire la
Convention, a introduit dans l’ordre interne les droits fondamentaux,
appartenant à la catégorie des droits subjectifs publics, prévus par le titre
premier de la Convention et qui coïncident en grande partie avec ceux indiqués
à l’article 2 de la Constitution ; à cet égard l’énoncé de la Convention a
valeur de confirmation et d’illustration. (...)
– Il
faut réitérer le principe selon lequel le fait constitutif du droit à réparation
défini par la loi nationale coïncide avec la violation de la norme contenue
dans l’article 6 de la Convention, qui est d’applicabilité immédiate en droit
interne.
La distinction
entre le droit à un procès dans un délai raisonnable, introduit par la Convention
européenne des Droits de l’Homme (ou même préexistant en tant que valeur
protégée par la Constitution), et le droit à une réparation équitable, qui
aurait été introduit seulement par la loi Pinto, ne saurait être admise, dans
la mesure où la protection fournie par le juge national ne s’écarte pas de
celle précédemment offerte par la Cour de Strasbourg, le juge national étant
tenu de se conformer à la jurisprudence de la Cour européenne. (...)
– Il en
ressort que le droit à une réparation équitable du préjudice découlant de la
durée excessive d’une procédure s’étant déroulée avant la date d’entrée en
vigueur de la loi no 89/2001 doit être reconnu par le juge national
même en faveur des héritiers de la partie ayant introduit la procédure
litigieuse avant cette date, la seule limite étant que la demande n’ait pas
déjà été présentée à la Cour de Strasbourg et que celle-ci ne se soit pas
prononcée sur sa recevabilité. (...) »
c) Arrêt
no 18239/04 de la Cour de cassation, déposé au greffe le 10 septembre
2004, concernant le droit à réparation des personnes morales
69. Cet
arrêt de la Cour de cassation concerne un pourvoi du ministère de la Justice
contestant l’octroi par une cour d’appel d’une somme au titre du dommage moral
à une personne morale. La Cour de cassation a repris la jurisprudence Comingersoll
S.A. c. Portugal ([GC], no 35382/97, CEDH 2000-IV) et, après
s’être référée aux quatre arrêts de l’Assemblée plénière du 26 janvier 2004, a constaté
que sa propre jurisprudence n’était pas conforme à celle de la Cour européenne.
Elle a estimé que l’octroi d’une satisfaction
équitable pour les personnes « juridiques » selon les critères de la
Cour de Strasbourg ne se heurtait à aucun obstacle normatif interne. Par conséquent, la
décision de la cour d’appel étant correcte, elle a rejeté le pourvoi.
d) Arrêt
no 8568/05 de la Cour de cassation, déposé au greffe le 23 avril
2005, concernant la présomption de l’existence d’un dommage moral
70. La haute juridiction formula les
observations suivantes :
« (...) [Considérant] que le dommage
extrapatrimonial est la conséquence normale, mais pas automatique, de la
violation du droit à un procès dans un délai raisonnable, de telle sorte qu’il
sera réputé exister sans qu’il soit besoin d’en apporter la preuve spécifique
(directe ou par présomption), dès lors que cette violation a été objectivement
constatée, sous réserve qu’il n’y ait pas de circonstances particulières qui en
soulignent l’absence dans le cas concret (Cass. A.P., 26 janvier 2004, nos
1338 et 1339) ;
– que l’évaluation en équité de
l’indemnisation du dommage extrapatrimonial est soumise, du fait du renvoi
spécifique de l’article 2 de la loi no 89 du 24 mars 2001 à
l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (ratifiée par la
loi no 848 du 4 août 1955), au respect de ladite Convention,
conformément à l’interprétation jurisprudentielle rendue par la Cour de
Strasbourg (dont l’inobservation emporte violation de la loi), et doit donc,
dans la mesure du possible, se conformer aux sommes octroyées dans des cas
similaires par le juge européen, sur le plan matériel et pas simplement formel,
avec la faculté d’apporter les dérogations qu’implique le cas d’espèce, à
condition qu’elles ne soient pas dénuées de motivation, excessives ou
déraisonnables (Cass. A.P., 26 janvier 2004, no 1340) ;
(...)
– que
la différence entre les critères de calcul [entre la jurisprudence de la Cour
et l’article 2 de la loi Pinto] ne touche pas à la capacité globale de la loi no
89/2001 à garantir une réparation sérieuse pour la violation du droit à un
procès dans un délai raisonnable (capacité reconnue par la Cour européenne,
entre autres, dans Scordino
c. Italie, décision du 27 mars 2003 rendue dans la requête no
36813/97), et donc n’autorise aucun doute sur la compatibilité de cette norme
interne avec les engagements internationaux pris par la République italienne
par le biais de la ratification de la Convention européenne et la
reconnaissance formelle, également au niveau constitutionnel, du principe
énoncé à l’article 6 § 1 de ladite Convention (...) »
III. AUTRES DISPOSITIONS PERTINENTES
A. Troisième rapport annuel sur la
durée excessive des procédures judiciaires en Italie pour l’année 2003 (justice
administrative, civile et pénale)
71. Dans ce rapport CM/Inf/DH(2004)23,
révisé le 24 septembre 2004, les délégués des Ministres ont indiqué, en ce qui
concerne l’évaluation du recours « Pinto », ce qui suit :
« 11. S’agissant du recours interne introduit
en 2001 par la « loi Pinto », il reste un certain nombre de
défaillances à régler, notamment liées à l’effectivité de ce recours et à son
application en conformité avec la Convention : en particulier, cette loi
ne permet toujours pas d’accélérer les procédures pendantes (...)
(...)
109. Dans le cadre de son examen du 1er
rapport annuel, le Comité des Ministres a exprimé sa perplexité quant au fait
que cette loi ne permettait pas d’obtenir l’accélération des procédures
contestées et que son application posait un risque d’aggraver la surcharge des
cours d’appel.
(...)
112. Il est rappelé que, dans le cadre de
son examen du 2e rapport annuel, le Comité des Ministres avait pris
note avec préoccupation de cette absence d’effet direct [de la Convention et de
sa jurisprudence en Italie] et avait par conséquent invité les autorités
italiennes à intensifier leurs efforts au niveau national ainsi que leurs
contacts avec les différents organes du Conseil de l’Europe compétents en la
matière.
(...) »
B. Résolution intérimaire
ResDH(2005)114 concernant les arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme et les décisions du Comité des Ministres dans 2 183 affaires
contre l’Italie relatives à la durée excessive des procédures judiciaires
72. Dans cette résolution intérimaire,
les délégués des Ministres ont indiqué ce qui suit :
« Le Comité des Ministres (...)
Notant (...)
(...)
– la mise en place d’une voie de recours interne
permettant une indemnisation dans les cas de durée excessive des procédures,
adoptée en 2001 (loi « Pinto »), et les développements récents de la
jurisprudence de la Cour de cassation, permettant d’accroître l’effet direct de
la jurisprudence de la Cour européenne en droit interne, tout en notant que
cette voie de recours ne permet toujours pas l’accélération des procédures de
manière à remédier effectivement à la situation des victimes ;
Soulignant que la mise en place de voies de recours
internes ne dispense pas les Etats de leur obligation générale de résoudre les
problèmes structuraux à la base des violations ;
Constatant qu’en dépit des efforts entrepris de
nombreux éléments indiquent toujours que la solution à ce problème ne sera pas
trouvée à court terme (ainsi que démontré notamment par les données
statistiques, par les nouvelles affaires pendantes devant les juridictions
nationales et la Cour européenne, par les informations contenues dans les
rapports annuels soumis par le Gouvernement au Comité et dans les rapports du
procureur général à la Cour de cassation) ;
(...)
Soulignant l’importance que la Convention attribue au
droit à une administration équitable de la justice dans une société
démocratique et rappelant que le problème de la durée excessive des procédures
judiciaires, en raison de sa persistance et de son ampleur, constitue un réel
danger pour le respect de l’Etat de droit en Italie ;
(...)
PRIE INSTAMMENT les autorités italiennes de renforcer
leur engagement politique et de faire du respect des obligations de l’Italie en
vertu de la Convention et des arrêts de la Cour une priorité effective, afin de
garantir le droit à un procès équitable dans un délai raisonnable à toute
personne relevant de la juridiction de l’Italie ;
(...) »
C. La
Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ)
73. La
Commission européenne pour l’efficacité de la justice a été établie au sein du
Conseil de l’Europe par la Résolution Res(2002)12, avec pour objectif d’une
part d’améliorer l’efficacité et le fonctionnement du système judiciaire des
Etats membres afin d’assurer que toute personne relevant de leur juridiction
puisse faire valoir ses droits de façon effective, de manière à renforcer la
confiance des citoyens dans la justice, et d’autre part de permettre de mieux
mettre en œuvre les instruments juridiques internationaux du Conseil de
l’Europe relatifs à l’efficacité et à l’équité de la justice.
74. Dans
son programme-cadre (CEPEJ (2004) 19 Rev 2 § 6) la CEPEJ a remarqué que
« les dispositifs limités à une indemnisation ont un effet incitatif trop
faible sur les Etats pour les amener à modifier leur fonctionnement et
n’apportent qu’une réparation a posteriori en cas de violation avérée au
lieu de trouver une solution au problème de la durée. »
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE
L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
75. Les requérants allèguent une double
violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au
respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte
au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent
nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général
ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des
amendes. »
76. Les requérants prétendent avoir
supporté une charge disproportionnée à raison du montant inadéquat de
l’indemnité d’expropriation, calculée selon les critères énoncés à l’article 5 bis
de la loi no 359/1992.
77. Par ailleurs, ils se plaignent de
l’application rétroactive de l’article 5 bis de la loi no
359/1992.
A. Sur le montant de l’indemnisation
accordée aux requérants
1. Sur l’existence d’une ingérence dans
le droit de propriété
78. Comme elle l’a précisé à plusieurs
reprises, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1
contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans
la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le
principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la
seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à
certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second
alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer
l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...). Il ne s’agit pas pour
autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième
ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ;
dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la
première » (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni,
21 février 1986, § 37, série A no 98, lequel reprend en partie les
termes de l’analyse que la Cour a développée dans son arrêt Sporrong et
Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no 52 ;
voir aussi les arrêts Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, §
56, série A no 301-A, Iatridis c. Grèce [GC], no
31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no
33202/96, § 106, CEDH 2000-I).
79. La
Grande Chambre note que le Gouvernement ne conteste pas la conclusion de la
chambre, qui a considéré qu’en l’espèce il y avait eu privation de propriété au
sens de la seconde phrase de l’article 1 du Protocole no 1
(paragraphe 84 de l’arrêt de la chambre).
80. La
Grande Chambre souscrit à la conclusion de la chambre sur ce point. Il lui faut
donc à présent rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de
cette disposition.
2. Sur
la justification de l’ingérence dans le droit de propriété
a) « Prévue
par la loi » et « pour cause d’utilité publique »
81. Il
n’est pas contesté que les intéressés ont été privés de leur propriété
conformément à la loi et que l’expropriation poursuivait un but légitime
d’utilité publique.
b) Proportionnalité
de l’ingérence
i. L’arrêt
de la chambre
82. Dans
son arrêt du 29 juillet 2004 (paragraphes 98-103 de l’arrêt de la chambre), la chambre
est parvenue aux conclusions suivantes :
« La Cour
relève que les requérants ont reçu en l’espèce l’indemnité la plus favorable
prévue par l’article 5 bis de la loi no 359/1992. En effet, l’abattement de 40 % n’a pas été
appliqué dans leur cas (...)
La Cour note ensuite que le montant définitif de
l’indemnisation a été fixé à 82 890 ITL par mètre carré alors que la
valeur marchande estimée du terrain était de 165 755 ITL par mètre carré
(...)
En outre, cette
somme a ultérieurement été frappée d’un impôt de 20 % (...)
Enfin, la Cour ne
perd pas de vue le laps de temps qui s’est écoulé entre l’expropriation et la
fixation définitive de l’indemnité (...)
Eu égard à la
marge d’appréciation que l’article 1 du Protocole no 1 laisse aux
autorités nationales, la Cour considère que le montant perçu par les requérants
n’était pas raisonnablement en rapport avec la valeur de la propriété
expropriée (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 49, CEDH
1999-II, et Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 54, CEDH
2001-I). Il s’ensuit que le juste équilibre a été rompu.
Partant, il y a eu
violation de l’article 1 du Protocole no 1. »
ii. Thèses des comparants
α) Les requérants
83. Les requérants demandent à la
Grande Chambre de confirmer l’arrêt de la chambre et soutiennent que
l’indemnisation reçue n’est pas raisonnablement en rapport avec la valeur du
bien. Ils observent que l’indemnité d’expropriation qui leur a été accordée par
les juridictions nationales correspond à la moitié de la valeur marchande du
terrain. Par la suite, ce montant a encore été diminué de 20 % du fait de l’impôt à
la source prévu par la loi no 413/1991.
84. Les
requérants constatent que l’indemnité d’expropriation a été calculée selon les
critères fixés par l’article 5 bis de la loi no
359/1992 ; or cette disposition prévoit le même niveau d’indemnisation
pour tous les terrains, quels que soient l’ouvrage public à réaliser, les
objectifs poursuivis et le contexte de l’expropriation.
85. De
surcroît, ils indiquent que leur terrain a été exproprié pour permettre à une
société coopérative d’y construire des logements destinés à des particuliers et
que ces derniers, conformément au droit interne (article 20 de la loi no
179/1992), seront libres, cinq ans plus tard, de revendre le logement au prix
du marché. Cela signifie que l’expropriation du terrain des requérants a en
réalité procuré un avantage à des particuliers.
86. Enfin,
les requérants soulignent que la Cour constitutionnelle a jugé que les critères
d’indemnisation litigieux, eu égard à leur caractère provisoire, étaient
compatibles avec la Constitution. Or l’article 5 bis de la loi no
359/1992 est resté en vigueur jusqu’au 30 juin 2003 et a été transposé dans le
Répertoire des dispositions sur l’expropriation, entré en vigueur à cette même
date.
β) Le
Gouvernement
87. Le
Gouvernement conteste la conclusion de la chambre sur ce point.
88. Il
observe que, dans le calcul d’une indemnité d’expropriation, il faut rechercher
un équilibre entre les intérêts privés et l’intérêt général. Par conséquent,
l’indemnité d’expropriation adéquate peut être inférieure à la valeur marchande
d’un terrain, comme la Cour constitutionnelle l’a du reste reconnu (arrêts no
283 du 16 juin 1993, no 80 du
7 mars 1996, et no 148
du 30 avril 1999).
89. Se
référant aux arrêts de la Cour (Les saints monastères, précité, Papachelas
c. Grèce [GC], no 31423/96, CEDH 1999-II, Lithgow et autres
c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, série A no 102, et James et
autres, précité), le Gouvernement soutient que la requête en question doit
être examinée à la lumière du principe selon lequel la Convention n’impose pas
une indemnisation à hauteur de la pleine valeur marchande du bien et qu’une
indemnisation ayant un rapport raisonnable de proportionnalité avec la valeur
du bien suffit pour que le juste équilibre ne soit pas rompu.
Or, eu
égard à la marge d’appréciation laissée aux Etats, l’évaluation du caractère
raisonnable de l’indemnité d’expropriation pourrait difficilement être confiée
à la Cour, car celle-ci est selon lui « trop loin de la réalité économique
et sociale du pays concerné et, par conséquent, ne saurait se préserver du
risque d’arbitraire ».
90. Tout
en admettant que le montant accordé aux requérants est largement inférieur à la
valeur du terrain, le Gouvernement estime que ce montant n’est pas dérisoire et
que l’écart entre la valeur marchande et l’indemnité versée est raisonnable et
justifié.
A cet
égard, il fait observer que le remboursement inférieur à la pleine valeur
marchande prévu à l’article 5 bis de la loi no 359/1992
reflète « un sentiment de communauté » et « la volonté politique
actuelle » de mettre en œuvre un système dépassant le libéralisme
classique du XIXe siècle.
Il note ensuite que la « valeur
marchande » d’un bien est une notion imprécise et incertaine, qui dépend
de nombreuses variables et est de nature essentiellement subjective : elle
peut être influencée par exemple par les conditions financières du vendeur ou
par un intérêt particulièrement fort de l’acquéreur. En outre, compte tenu du
fait que l’estimation d’un terrain se fonde en général sur une enquête
comparative menée sur l’ensemble des transactions immobilières ayant concerné,
dans une période donnée, des terrains similaires, cette enquête ne ferait pas
ressortir les éléments subjectifs des différentes transactions.
91. Le Gouvernement soutient qu’en tout
cas la valeur marchande du terrain est un des éléments pris en compte dans le
calcul effectué par les juridictions internes conformément à l’article 5 bis
de la loi no 359/1992. Aux termes de cette disposition, la valeur
marchande est tempérée par un autre critère, à savoir la rente foncière
calculée à partir de la valeur inscrite au cadastre.
92. En
conclusion, le Gouvernement demande à la Grande Chambre de déclarer que le
système de calcul de l’indemnité d’expropriation appliqué en l’espèce n’est pas
déraisonnable et n’a pas rompu le juste équilibre.
iii. Appréciation de la Cour
α) Récapitulation des principes pertinents
93. Une mesure d’ingérence dans le
droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre
les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la
sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong
et Lönnroth, arrêt précité, § 69). Le souci d’assurer un tel équilibre se
reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout
entier, donc aussi dans la seconde phrase, qui doit se lire à la lumière du
principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par
toute mesure appliquée par l’Etat, y compris les mesures privant une personne
de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20
novembre 1995, § 38, série A no 332, Ex-roi de Grèce et autres c.
Grèce [GC], no 25701/94, § 89-90, CEDH 2000-XII, et Sporrong
et Lönnroth, arrêt précité, § 73).
94. En
contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande
marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour
juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par
le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c.
France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH
1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en
vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé
de manière compatible avec le droit des requérants au respect de leurs biens,
au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Jahn
et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01,
§ 93, CEDH 2005-VI).
95. Afin
de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre »
voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge
disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités
d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà
dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la
valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte
excessive. Un défaut total d’indemnisation ne
saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1
que dans des circonstances exceptionnelles (Les saints monastères, § 71,
Ex-roi de Grèce et autres, § 89, arrêts précités). L’article 1 du
Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une
réparation intégrale (James et autres, arrêt précité, § 54, et Broniowski
c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).
96. S’il est vrai que dans de nombreux
cas d’expropriation licite, comme l’expropriation isolée d’un terrain en vue de
la construction d’une route ou à d’autres fins « d’utilité
publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme
raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, cette règle n’est toutefois
pas sans exception (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction
équitable) [GC], no 25701/94, § 78, 28 novembre 2002).
97. Des objectifs légitimes
« d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme
économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement
inférieur à la pleine valeur marchande (James et autres, arrêt
précité, § 54). La Cour estime utile de donner un bref aperçu de sa
jurisprudence sur ce point.
98. Dans
l’affaire James et autres précitée, la question était de savoir si, dans
le cadre d’une réforme de l’emphytéose, les conditions que devaient remplir les
locataires de longue durée pour être habilités à racheter leur logement
sauvegardaient le juste équilibre. La Cour a répondu par l’affirmative,
estimant qu’il s’agissait d’une réforme économique et sociale dans le cadre de
laquelle la charge supportée par les propriétaires n’était pas déraisonnable,
bien que les sommes perçues par les intéressés fussent inférieures à la pleine
valeur marchande des biens.
Dans
l’affaire Lithgow et autres précitée, la Cour avait à connaître de la
nationalisation de sociétés de construction aéronautique et navale, dans le
cadre du programme économique, social et politique du parti ayant gagné les
élections, qui tendait à donner à ces entreprises une assise administrative et
économique plus saine, afin de permettre un meilleur contrôle par les autorités
et une plus grande transparence. La Cour a estimé
que, dans ce contexte, les modalités d’indemnisation des actionnaires concernés
étaient équitables et n’étaient pas déraisonnables par rapport à la pleine
valeur des parts.
La Cour a jugé qu’une indemnisation inférieure à
une réparation totale peut s’imposer également, a fortiori, lorsqu’il y
a mainmise sur des biens afin d’opérer « des changements du système
constitutionnel d’un pays aussi radicaux que la transition de la monarchie à la
république » (Ex-roi de Grèce et autres, arrêt précité, § 87).
L’Etat dispose d’une grande marge d’appréciation lorsqu’il adopte des lois dans
le contexte d’un changement de régime politique et économique (voir, notamment,
Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX).
La Cour a réaffirmé ce principe dans l’affaire Broniowski (précitée, §
182), dans le contexte de la transition du pays vers un régime démocratique, et
a précisé qu’un dispositif visant à réglementer les rapports de propriété dans
le pays « ayant de lourdes conséquences et prêtant à controverse, dont
l’impact économique sur l’ensemble du pays [était] considérable », pouvait
impliquer des décisions restreignant l’indemnisation pour la privation ou la
restitution de biens à un niveau inférieur à la valeur marchande. La Cour a
également réitéré ces principes en ce qui concerne l’adoption de lois dans
« le contexte unique de la réunification allemande » (Von Maltzan
et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et
10260/02, §§ 77 et 111-112, CEDH 2005-V, et Jahn et autres, précité).
Enfin, dans l’affaire Papachelas précitée,
il était question de l’expropriation de plus de 150 immeubles, dont une partie
des immeubles des requérants, aux fins de la construction d’une route
nationale. La Cour a conclu que l’indemnisation accordée aux intéressés n’avait
pas rompu le juste équilibre entre les intérêts en présence, étant donné
qu’elle était de seulement 1 621 drachmes par mètre carré inférieure à la
valeur du terrain, selon l’estimation du corps des estimateurs assermentés.
β) Application de ces principes au cas
d’espèce
99. Dans la présente affaire, comme il
est déjà établi que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de
légalité et n’était pas arbitraire, une réparation qui n’est pas intégrale ne
rend pas illégitime en soi la mainmise de l’Etat sur les biens des requérants
(voir, mutatis mutandis, Ex-roi de Grèce et autres (satisfaction
équitable), arrêt précité, § 78). Dès lors, il reste à rechercher si, dans le
cadre d’une privation de propriété licite, les requérants ont eu à supporter
une charge disproportionnée et excessive.
100. La Cour constate que
l’indemnisation accordée aux requérants a été calculée en fonction des critères
établis par l’article 5 bis de la loi no 359/1992. Elle
note que ces critères s’appliquent quels que soient l’ouvrage public à réaliser
et le contexte de l’expropriation. Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de
contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse ; elle doit se borner
autant que possible à examiner les problèmes soulevés par les requérants pour
le cas dont on l’a saisie. A cette fin, elle doit, en l’espèce, se pencher sur
la loi susmentionnée dans la mesure où les requérants s’en prennent aux
répercussions de celle-ci sur leurs biens (Les saints monastères, arrêt
précité, § 55).
101. En l’espèce, le montant définitif
de l’indemnisation fut fixé à 82 890 ITL par mètre carré, alors que la
valeur marchande du terrain estimée à la date de l’expropriation était de
165 755 ITL par mètre carré (paragraphes 32 et 37 ci-dessus). Il en résulte que
l’indemnité d’expropriation est largement inférieure à la valeur marchande du
bien en question. En outre, ce montant a été ultérieurement taxé à hauteur de
20 % (paragraphe 41 ci-dessus).
102. Il
s’agit ici d’un cas d’expropriation isolé, qui ne se situe pas dans un contexte
de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre
circonstance particulière. Par conséquent, la
Cour n’aperçoit aucun objectif légitime « d’utilité publique »
pouvant justifier un remboursement inférieur à la valeur marchande.
103. Eu égard à l’ensemble des
considérations qui précèdent, la Cour estime que l’indemnisation accordée aux
requérants n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons
d’utilité publique pouvant légitimer une indemnisation inférieure à la valeur
marchande du bien. Il s’ensuit que les requérants ont dû supporter une charge
disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général
légitime poursuivi par les autorités.
104. Partant,
il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
B. Sur
l’application « rétroactive » de l’article 5 bis de la loi no 359/1992
105. Les
requérants allèguent que l’article 5 bis de la loi no
359/1992 a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens, au mépris de
l’article 1 du Protocole no 1.
1. L’arrêt
de la chambre
106. Estimant
que la question relative à l’ingérence législative relevait de l’article 6 de
la Convention, la chambre a jugé inutile d’examiner séparément si l’article 1
du Protocole no 1 avait été violé à cet égard.
2. Thèses des comparants
a) Les requérants
107. Les requérants rappellent qu’avant
l’entrée en vigueur de l’article 5 bis de la loi no
359/1992, ils avaient déjà subi l’expropriation du terrain et introduit une
demande en justice afin d’obtenir l’indemnité à laquelle ils pouvaient
légitimement s’attendre en vertu de la loi no 2359/1865. Or, de
par son application aux cas d’expropriation en cours et aux procédures y
relatives, dont celle les concernant, la loi litigieuse a eu pour effet de les
priver d’une partie substantielle de l’indemnisation qui leur était promise.
L’intervention de cette loi constitue donc une ingérence dans le droit au
respect des biens des requérants incompatible avec l’article 1 du Protocole no
1.
b) Le
Gouvernement
108. Le
Gouvernement conteste que la nouvelle loi ait eu une application rétroactive.
En tout état de cause, il soutient que la Convention n’interdit pas la
rétroactivité des lois, et donc, à supposer qu’il y ait une ingérence
législative, celle-ci relève de la marge d’appréciation laissée aux Etats et
est justifiée. Quant au juste équilibre, il fait observer que le droit à
indemnisation des requérants n’a pas été remis en question, et que la
disposition critiquée s’est bornée à limiter l’étendue de l’indemnisation.
3. Appréciation
de la Cour
109. Dénonçant
l’application rétroactive à leur cas de la loi no 359/1992, les
requérants se plaignent d’avoir été privés de leur droit à réparation tel que
prévu par la législation précédemment applicable aux cas d’expropriation de
terrains.
La
Cour estime que le grief des requérants à cet égard se confond, d’une part,
avec celui qu’ils tirent de l’insuffisance de l’indemnité d’expropriation
(paragraphes 78-104) et, d’autre part, avec celui qu’ils soulèvent relativement
à l’ingérence législative dans la procédure judiciaire (paragraphes 111-133).
110. En
somme, eu égard aux conclusions formulées aux paragraphes 104 et 133, la Cour
n’estime pas nécessaire d’examiner séparément sous l’angle de l’article 1 du
Protocole no 1 le grief tiré d’une ingérence législative.
II. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE L’ABSENCE
D’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE
111. Les
requérants allèguent que l’adoption et l’application de l’article 5 bis
de la loi no 359/1992 à leur procédure constitue une ingérence
législative contraire à leur droit à un procès équitable tel que garanti par
l’article 6 § 1 de la Convention qui, en ses passages pertinents,
dispose :
« Toute
personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un
délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. L’arrêt
de la chambre
112. La
chambre a jugé que la procédure engagée par les requérants en vue d’obtenir
l’indemnité d’expropriation n’était pas équitable au motif que les juridictions
nationales s’étaient fondées sur la disposition critiquée pour décider de la
question de l’indemnité d’expropriation dont elles étaient saisies, et a
considéré que cela se traduisait par une ingérence du pouvoir législatif dans
le fonctionnement du pouvoir judiciaire en vue d’influer sur le dénouement du
litige.
2. Thèses des comparants
a) Les requérants
113. Les requérants dénoncent une ingérence
du pouvoir législatif dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire, en raison
de l’adoption et de l’application à leur égard de l’article 5 bis de la
loi no 359/1992. Ils se plaignent notamment de ne pas avoir
bénéficié d’un procès équitable en ce que, lorsqu’il a été décidé du montant de
leur indemnité d’expropriation, la question soumise aux tribunaux nationaux a
été tranchée par le législateur et non par le pouvoir judiciaire.
114. A cet égard, les requérants
rappellent que la disposition litigieuse introduisait des critères pour
calculer l’indemnité d’expropriation, de sorte que celle-ci était réduite d’au
moins 50 % par rapport à la somme à laquelle ils avaient droit selon la loi
applicable au moment de l’introduction de la procédure d’indemnisation devant
la cour d’appel de Reggio de Calabre et au moment de l’expropriation du
terrain.
115. Quant au droit applicable avant
l’entrée en vigueur de la disposition critiquée, les requérants rappellent que
les lois nos 865/1971 et 385/1980 ont été déclarées
inconstitutionnelles et, de ce fait, ont été annulées avec effet rétroactif ex
tunc. Elles ne sauraient dès lors être considérées comme applicables au cas
d’espèce. La seule disposition applicable avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis
était l’article 39 de la loi de 1865, qui garantissait aux requérants une
indemnisation intégrale (paragraphes 47-56 ci-dessus).
116. Les
requérants précisent que la disposition critiquée n’a été inspirée que par des
considérations financières qui ne sauraient passer pour répondre à un intérêt
public essentiel pouvant légitimer une application rétroactive, et qu’elle
tendait uniquement à déterminer l’issue des procédures pendantes de manière à
favoriser l’administration défenderesse.
117. Les
requérants font ensuite remarquer que la Cour constitutionnelle a jugé
l’article 5 bis de la loi conforme à la Constitution parce qu’il
s’agissait d’une mesure provisoire et qu’elle répondait à une conjoncture
particulière. Or cette disposition a été en
vigueur jusqu’au 30 juin 2003 et est maintenant transposée dans le Répertoire
des dispositions sur l’expropriation, en vigueur depuis cette même date.
b) Le Gouvernement
118. Dans sa lettre demandant le renvoi
de l’affaire devant la Grande Chambre et dans ses observations écrites et
orales à celle-ci, le Gouvernement a vivement contesté l’arrêt de la chambre
sur ce point.
119. A
titre préliminaire, il conteste que la nouvelle loi ait eu une application
rétroactive, puisqu’elle se bornerait, après avoir modifié l’état du droit, à
le rendre immédiatement applicable aux instances en cours. En tout état de
cause, le Gouvernement soutient que la Convention n’interdit pas la
rétroactivité des lois, et donc, à supposer qu’il y ait une ingérence
législative, celle-ci relèverait de la marge d’appréciation laissée aux Etats
et serait justifiée.
120. Le
Gouvernement observe ensuite qu’au moment de l’occupation du terrain et du
décret d’expropriation (respectivement en mars 1981 et en mars 1983), les
critères introduits par la loi no 865/1971 et repris par la loi no
385/1980 étaient encore en vigueur, la décision déclarant cette dernière loi
inconstitutionnelle n’étant intervenue que le 15 juillet 1983.
Or les critères d’indemnisation déclarés
inconstitutionnels étaient moins favorables aux requérants que ceux introduits
par l’article 5 bis de la loi no 359/1992. Si l’on était
dans un contexte de succession de lois, avec abrogation de la loi précédente
par la loi plus récente, ce seraient les dispositions déclarées
inconstitutionnelles qui s’appliqueraient en l’espèce, étant donné que le droit
à indemnisation est né au moment de l’expropriation. Dans cette hypothèse, on
pourrait donc soutenir qu’en l’absence d’une modification législative in
malam partem, c’est-à-dire en l’absence de répercussions négatives
découlant de l’article 5 bis de la loi no 359/1992, la
nouvelle loi ne constitue pas une ingérence dans les droits des requérants.
121. Toutefois, le Gouvernement admet
qu’en l’espèce on n’est pas dans un contexte d’abrogation législative et de
succession de lois dans le temps. Il rappelle à cet égard que les arrêts de la
Cour constitutionnelle ont une portée « rétroactive » : les lois
déclarées inconstitutionnelles perdent leurs effets et les lois précédemment en
vigueur « revivent » (paragraphes 47-56 ci-dessus). Il reconnaît
ainsi que les arrêts de la Cour constitutionnelle ont entraîné l’annulation des
deux lois en question depuis le début, et qu’ils ont fait « revivre »
la disposition de la loi générale sur l’expropriation de 1865, qui a
immédiatement redéployé ses effets. Le Gouvernement observe que les
juridictions nationales pouvaient dès lors tout de suite appliquer de nouveau
les critères d’indemnisation prévus par la loi de 1865.
122. Cela dit, le Gouvernement soutient
que la loi critiquée par les requérants s’inscrit dans le processus politique
commencé en 1971, qui tend à s’écarter de la loi générale sur l’expropriation
de 1865 pour aller au-delà des principes dépassés d’une économie libérale. Sous
cet angle, les déclarations d’inconstitutionnalité auraient créé « un
vide » puisque le fait que la loi de 1865 redéployait ses effets ne
correspondait pas aux exigences de politique économique et sociale qui
guidaient le législateur. De ce point de vue, l’article 5 bis de la loi
no 359/1992 aurait donc comblé une lacune.
123. Le Gouvernement observe que
l’article 5 bis de la loi no 359/1992 a été très
vraisemblablement inspiré par des raisons budgétaires et répondait au souci de
contrôler les finances publiques. La Cour ne saurait critiquer ces
considérations.
124. Enfin, le Gouvernement observe que
l’article 5 bis de la loi no 359/1992 n’a pas été adopté
pour influencer le dénouement de la procédure intentée par les requérants.
125. Il
en conclut que l’application de la disposition litigieuse à la cause des
requérants ne soulève aucun problème au regard de la Convention. A l’appui de
ses thèses, le Gouvernement se réfère spécifiquement aux arrêts Forrer-Niedenthal
c. Allemagne, no 47316/99, 20 février 2003, OGIS-Institut
Stanislas et autres c. France, nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai
2004, et Bäck c. Finlande, no 37598/97, CEDH 2004-VIII.
3. Appréciation
de la Cour
126. La
Cour réaffirme que si, en principe, il n’est pas interdit au pouvoir législatif
de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée
rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la
prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6
de la Convention s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à
l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le
but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Zielinski et Pradal et
Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à
34173/96, § 57, CEDH 1999-VII, Raffineries grecques Stran et Stratis
Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-B, et Papageorgiou
c. Grèce, 22 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI).
127. La
Cour rappelle qu’avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis de la loi
no 359/1992, eu égard aux arrêts rendus par la Cour
constitutionnelle italienne le 25 janvier 1980
et le 15 juillet
1983, la loi applicable au cas d’espèce était la loi no
2359/1865 (paragraphes 47-56 ci-dessus), qui prévoyait, en son article 39, le
droit d’être indemnisé à concurrence de la pleine valeur marchande du bien. En
conséquence de la disposition critiquée, les requérants ont subi une diminution
substantielle de leur indemnisation.
128. En
modifiant le droit applicable aux indemnisations résultant des expropriations
en cours et aux procédures judiciaires pendantes y relatives, à l’exception de
celles où le principe de l’indemnisation a été l’objet d’une décision
irrévocable, l’article 5 bis de la loi no 359/1992 a appliqué
un régime nouveau d’indemnisation à des faits dommageables qui étaient
antérieurs à son entrée en vigueur et avaient déjà donné lieu à des créances en
réparation – et même à des procédures pendantes à cette date –, produisant
ainsi un effet rétroactif.
129. Par
l’effet de l’application de cette disposition, les propriétaires de terrains
expropriés ont été privés d’une partie substantielle de l’indemnisation à
laquelle ils pouvaient auparavant prétendre au regard de la loi no
2359/1865.
130. Ainsi,
même si la procédure litigieuse n’a pas été annulée en vertu de l’article 5 bis
de la loi no 359/1992, la disposition en question, applicable à la
procédure judiciaire que les requérants avaient engagée et qui était en cours,
a eu pour effet d’en modifier définitivement l’issue en définissant
rétroactivement les termes du débat à leur désavantage. Si le Gouvernement
soutient que la disposition législative en cause ne visait pas précisément le
présent litige, ni aucun litige en particulier, la Cour estime que, de par son
application immédiate, elle a eu pour effet de faire échec aux procédures en
cours du type de celle intentée par les requérants. La disposition contestée avait en tout état de cause manifestement pour
objet, et a eu pour effet, de modifier le régime d’indemnisation applicable, y
compris dans le cas d’instances judiciaires en cours auxquelles l’Etat était
partie (Anagnostopoulos et autres c. Grèce, no 39374/98, §§
20-21, CEDH 2000-XI).
131. Sans doute l’applicabilité aux
indemnisations en cours et aux procédures pendantes ne saurait-elle, en soi,
constituer un problème au regard de la Convention, le législateur n’étant pas,
en principe, empêché d’intervenir en matière civile pour modifier l’état du
droit par une loi immédiatement applicable (OGIS-Institut Stanislas et
autres, § 61, et Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, § 57,
précités).
Cependant, en l’espèce, l’article 5 bis de
la loi no 359/1992 a simplement supprimé rétroactivement une partie
essentielle des créances en indemnisation, de montants élevés, que les propriétaires
de terrains expropriés, tels que les requérants, auraient pu réclamer aux
expropriants. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que
l’indemnisation accordée aux requérants n’était pas adéquate, vu son faible
montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant justifier une
indemnisation inférieure à la valeur marchande du bien (paragraphes 103-104
ci-dessus).
132. Pour la Cour, le Gouvernement n’a
pas démontré que les considérations invoquées par lui – à savoir des considérations
budgétaires et la volonté du législateur de mettre en œuvre un programme
politique – permettaient de faire ressortir l’« intérêt général évident et
impérieux » requis pour justifier l’effet rétroactif, qu’elle a reconnu
dans certains cas (National & Provincial Building Society, Leeds
Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23
octobre 1997, Recueil 1997-VII, OGIS-Institut Stanislas et autres,
§ 61, Forrer-Niedenthal et Bäck, arrêts précités).
133. Partant,
il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA DURÉE
EXCESSIVE DE LA PROCÉDURE
134. Les
requérants soutiennent que la procédure engagée afin d’obtenir l’indemnité
d’expropriation a méconnu le principe du « délai raisonnable » posé
par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute
personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai
raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses
droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Exception préliminaire du
Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes
135. Comme devant la chambre, le
Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours
internes en ce qui concerne le grief tiré de la durée excessive de la
procédure.
1. La
décision de la chambre
136. Dans
sa décision sur la recevabilité rendue le 27 mars 2003 ((déc.), no 36813/97,
CEDH 2003-IV), la chambre a rejeté l’exception du Gouvernement, selon le
raisonnement suivant :
« La Cour a
procédé à un examen comparatif des cent arrêts de la Cour de cassation
disponibles à ce jour. Elle a pu
constater qu’il a été fait application constante des principes dégagés dans les
deux affaires citées par les requérants (voir la partie « Le droit et la
pratique internes pertinents »), c’est-à-dire que le droit au délai
raisonnable n’est pas considéré comme un droit fondamental et que la Convention
et la jurisprudence de Strasbourg ne sont pas directement applicables en
matière de satisfaction équitable.
La Cour n’a trouvé aucun cas où la Cour de cassation
ait pris en considération un grief tiré de ce que le montant accordé par la
cour d’appel était insuffisant par rapport au préjudice allégué ou inadéquat
par rapport à la jurisprudence de Strasbourg. En effet, il s’agit de griefs
rejetés par la Cour de cassation puisque considérés ou bien comme des questions
de fait échappant à sa compétence, ou bien comme des questions soulevées à la
lumière de dispositions qui ne sont pas directement applicables.
(...)
Compte tenu de ces éléments, la Cour conclut que les
requérants n’avaient aucun intérêt à se pourvoir en cassation, leur grief ayant
trait au montant de l’indemnité perçue et tombant donc dans les cas de figure
ci-dessus. En outre, les intéressés couraient le risque d’être condamnés à des
frais de procédure.
En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce les
requérants n’étaient pas tenus, aux fins de l’épuisement des voies de recours,
de se pourvoir en cassation. Dès lors, la première exception du Gouvernement
doit être rejetée.
Cette conclusion ne remet toutefois pas en cause
l’obligation de déposer une demande en réparation fondée sur la loi Pinto
auprès des cours d’appel et de la Cour de cassation, sous réserve qu’il
ressorte de la jurisprudence des tribunaux nationaux qu’ils appliquent la loi
précitée conformément à l’esprit de la Convention et, par conséquent, que le
recours soit effectif. »
137. Dans son arrêt du 29 juillet 2004,
la chambre a rejeté l’exception que le Gouvernement avait de nouveau soulevée,
estimant que les arguments avancés par celui-ci n’étaient pas de nature à
remettre en cause la décision sur la recevabilité (paragraphes 59-62 de l’arrêt
de la chambre).
2. Thèses des comparants
a) Le Gouvernement
138. Le Gouvernement soutient que les
requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, au motif qu’ils
n’ont pas contesté devant la Cour de cassation la décision de la cour d’appel
de Reggio de Calabre.
Selon
lui, dans la décision sur la recevabilité, c’est à tort que la Cour a déclaré
que le recours en cassation n’était pas une voie de recours interne à épuiser.
Il soutient que la Cour de cassation aurait pu examiner le grief des requérants
tiré de l’insuffisance de l’indemnité accordée par la cour d’appel en vertu de
la loi Pinto par rapport à la somme qu’ils auraient pu obtenir selon la
jurisprudence de la Cour quant à l’article 41 de la Convention.
A
l’appui de cette thèse le Gouvernement se réfère aux quatre arrêts nos 1338,
1339, 1340 et 1341 rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le
26 janvier 2004 (paragraphes 63-64 ci-dessus).
b) Les requérants
139. Les requérants contestent
l’exception du Gouvernement et estiment que la Grande Chambre devrait confirmer
la décision sur la recevabilité du 27 mars 2003 et l’arrêt du 29 juillet 2004,
dans lesquels la chambre a rejeté ladite exception.
Ils
observent ensuite que le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation,
sur la base duquel le Gouvernement réitère son exception, n’est intervenu que
postérieurement à la décision sur la recevabilité, et après que la décision de
la cour d’appel rendue en l’espèce eut acquis l’autorité de la chose jugée.
3. Appréciation
de la Cour
140. En
vertu de l’article 1 de la Convention, aux termes duquel « [l]es Hautes
Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur
juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente
Convention », la mise en œuvre et la sanction des droits et libertés
garantis par la Convention revient au premier chef aux autorités nationales. Le
mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère subsidiaire par
rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette
subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention.
141. La
finalité de l’article 35 § 1, qui énonce la règle de l’épuisement des voies de
recours internes, est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir
ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit
saisie (voir, entre autres, l’arrêt Selmouni c. France [GC], no
25803/94, § 74, CEDH 1999-V). La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse,
incorporée dans l’article 13 (avec lequel elle présente d’étroites affinités),
que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Kudła
c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).
142. Néanmoins, les dispositions de
l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la
fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent
exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi
en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues
(voir, notamment, les arrêts Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27,
série A no 198, Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil
1998-I, et Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00,
CEDH 2002-VIII).
143. En adoptant la loi Pinto, l’Italie
a introduit un recours purement indemnitaire en cas de violation du principe du
délai raisonnable (paragraphe 62 ci-dessus).
144. La Cour a déjà estimé que le
recours devant les cours d’appel introduit par la loi Pinto était accessible et
que rien ne permettait de douter de son effectivité (Brusco c. Italie
(déc.), no 69789/01, CEDH 2001-IX). De plus, au vu de la nature de
la loi Pinto et du contexte dans lequel celle-ci est intervenue, la Cour a déclaré
par la suite qu’il était justifié de faire une exception au principe général
selon lequel la condition de l’épuisement doit être appréciée au moment de
l’introduction de la requête. Cela vaut non seulement pour les requêtes
introduites après la date d’entrée en vigueur de la loi mais aussi pour les
requêtes qui, à la date en question, étaient déjà inscrites au rôle de la Cour.
Elle avait notamment pris en considération la disposition transitoire prévue
par l’article 6 de la loi Pinto (paragraphe 62 ci-dessus), qui offrait aux
justiciables italiens une réelle possibilité d’obtenir un redressement de leur
grief au niveau interne pour toutes les requêtes pendantes devant la Cour et
non encore déclarées recevables (Brusco, décision précitée).
145. Dans la présente affaire, la
chambre a estimé que, lorsqu’un requérant se plaint uniquement du montant de
l’indemnisation et de l’écart existant entre celui-ci et la somme qui lui
aurait été accordée au titre de l’article 41 de la Convention, l’intéressé
n’est pas tenu aux fins de l’épuisement des voies de recours internes de se
pourvoir en cassation contre la décision de la cour d’appel. Pour parvenir à
cette conclusion, la chambre s’est basée sur l’examen d’une centaine d’arrêts
de la Cour de cassation, parmi lesquels elle n’a trouvé aucun cas où cette
dernière avait pris en considération un grief tenant au fait que le montant
accordé par la cour d’appel était insuffisant par rapport au préjudice allégué
ou inadéquat par rapport à la jurisprudence de Strasbourg (décision Scordino ;
voir l’extrait cité au paragraphe 136 ci-dessus).
146. Or la Cour relève que, le 26
janvier 2004, la Cour de cassation, statuant en plénière, a cassé quatre
décisions concernant des cas où l’existence ou le montant du dommage moral étaient
contestés. Ce faisant, elle a posé le principe selon lequel « la
détermination du dommage extrapatrimonial effectuée par la cour d’appel
conformément à l’article 2 de la loi nº 89/2001, bien que par nature fondée sur
l’équité, doit intervenir dans un environnement qui est défini par le droit
puisqu’il faut se référer aux montants alloués, dans des affaires similaires,
par la Cour de Strasbourg, dont il est permis de s’éloigner mais de façon
raisonnable » (paragraphe 63 ci-dessus).
147. La Cour prend bonne note de ce
revirement de jurisprudence et salue les efforts consentis par la Cour de
cassation pour se conformer à la jurisprudence européenne. Elle rappelle en
outre avoir jugé raisonnable de retenir que le revirement de jurisprudence, et
notamment l’arrêt no 1340 de la Cour de cassation, ne pouvait plus
être ignoré du public à partir du 26 juillet 2004. Par conséquent, elle a
considéré qu’à partir de cette date il doit être exigé des requérants qu’ils
usent de ce recours aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (Di
Sante c. Italie (déc.), no 56079/00, 24 juin 2004, et, mutatis
mutandis, Broca et Texier-Micault c. France, nos 27928/02
et 31694/02, § 20, 21 octobre 2003).
148. En l’espèce, la Grande Chambre, à
l’instar de la chambre, constate que le délai pour se pourvoir en cassation
avait expiré avant le 26 juillet 2004 et estime que, dans ces circonstances,
les requérants étaient dispensés de l’obligation d’épuiser les voies de recours
internes.
149. A la lumière de ces
considérations, la Cour conclut que cette exception doit être rejetée.
B. Exception préliminaire du
Gouvernement tirée de l’absence de qualité de « victime »
150. Comme
devant la chambre, le Gouvernement soutient qu’en accordant une indemnité aux
requérants la cour d’appel de Reggio de Calabre a non seulement reconnu la
violation du droit à un procès dans un délai raisonnable mais a aussi réparé le
préjudice subi. Par conséquent, les requérants
ont perdu la qualité de « victime ».
1. La
décision de la chambre
151. Dans
sa décision sur la recevabilité, la chambre a affirmé que, bien que le juge
national ait reconnu la violation, les requérants pouvaient continuer à se
prétendre « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention,
étant donné que l’indemnité obtenue au niveau national en vertu de la loi Pinto
n’était pas de nature à réparer le préjudice subi.
2. Thèses des comparants
a) Le Gouvernement
152. Selon le Gouvernement, les
requérants ne sont plus « victimes » de la violation alléguée car ils
ont obtenu de la cour d’appel une décision constatant le dépassement du
« délai raisonnable » ainsi qu’une indemnité.
153. Quant
au montant obtenu en vertu de la loi Pinto, celui-ci ne saurait être remis en
cause par la Cour, puisque le juge national a décidé en équité et dans le cadre
de la marge d’appréciation dont il bénéficie en matière de satisfaction
équitable. L’évaluation du niveau d’indemnisation échapperait ainsi à la
compétence de la Cour, au nom du principe de subsidiarité et de la marge d’appréciation
laissée aux Etats.
A cet
égard, le Gouvernement observe que la question de savoir si un dommage existe
et quelle est son étendue relève de l’appréciation des preuves par le juge
national et est, en principe, soustraite à l’appréciation du juge supranational.
Si la Cour a, certes, le pouvoir de contrôler que la décision soumise à son
examen est motivée d’une manière qui n’est ni manifestement déraisonnable ni
arbitraire, et qu’elle est conforme à la logique et aux enseignements de
l’expérience réellement vérifiés dans le contexte social, elle ne saurait
imposer en revanche ses propres critères et substituer sa propre conviction à
celle du juge national quant à l’appréciation des éléments probatoires.
154. En
outre, le Gouvernement fait observer que la Cour doit ménager un juste
équilibre entre l’exigence de clarté et le respect de principes tels que la
marge d’appréciation des Etats et le principe de subsidiarité. La recherche de
cet équilibre devrait être gouvernée par la règle générale d’après laquelle à
tout élément d’appréciation dont l’énoncé reste souple ou vague dans la
jurisprudence de Strasbourg doit correspondre le plus grand respect pour la
marge d’appréciation équivalente dont chaque Etat a le droit de bénéficier sans
crainte d’être ensuite désavoué par la Cour.
155. Le Gouvernement tient ensuite à
expliquer les critères utilisés en droit italien en matière de préjudice moral.
Selon la loi Pinto, seules les années dépassant la
durée moyenne que l’on peut qualifier de raisonnable doivent être prises en
compte pour l’évaluation du dommage. En outre, l’existence du préjudice moral
ne découle pas implicitement du constat de violation. Au contraire, le dommage
moral doit être déterminé et prouvé conformément aux dispositions pertinentes
du code civil. La Cour de cassation a cependant affirmé que le dommage moral
était une conséquence ordinaire du constat de la violation du délai
raisonnable, et que le requérant n’avait dorénavant pas besoin de le démontrer.
D’après la haute juridiction, c’est à l’Etat de fournir la preuve, le cas
échéant, que le délai d’attente exorbitant d’une décision judiciaire n’a pas
causé d’anxiété et de malaise, mais qu’elle a, au contraire, été profitable
pour la partie requérante, ou bien que la partie requérante était consciente
d’avoir engagé une procédure ou a fait preuve de résistance dans le cadre d’une
instance sur la base d’argumentations erronées (Cour de cassation, 29 mars-11
mai 2004, no 8896), comme, par exemple, lorsqu’elle savait
pertinemment depuis le début qu’elle n’avait aucune chance de succès.
156. Le Gouvernement fait enfin
observer qu’aux termes de l’article 41 de la Convention la Cour accorde une
satisfaction équitable lorsque cela est opportun et, parfois, affirme que le
constat de violation suffit. Cette possibilité devrait être accordée également
aux Etats, qui doivent pouvoir également moduler les indemnités à accorder,
voire ne pas allouer d’indemnité dans certains cas.
157. Le Gouvernement demande ensuite à
la Cour d’expliciter les différents éléments du raisonnement qui la conduisent
à ses décisions, tant dans ses parties concernant la violation que pour ce qui
est de la satisfaction équitable. Il estime qu’à l’instar des juridictions
nationales la Cour devrait indiquer, dans chaque cas de figure, le nombre
d’années devant être considéré comme « normal » par degré de
procédure, et la durée qui peut être acceptable en fonction de la complexité de
l’affaire, l’ampleur des retards imputables à chaque partie, le poids de
l’enjeu de la procédure, l’issue de celle-ci et le mode de calcul de la
satisfaction équitable découlant de ces éléments.
158. A l’audience, le Gouvernement a
indiqué, enfin, qu’en ce qui concernait les frais de procédure les requérants
n’avaient obtenu qu’un remboursement partiel par le juge, au motif que l’une
des parties assignées en justice n’avait pas de qualité pour agir.
159. Pour toutes ces raisons, le
Gouvernement considère que les requérants ne doivent plus être considérés comme
« victimes » de la violation tenant à la durée excessive de la
procédure.
b) Les requérants
160. Les requérants estiment qu’ils
sont toujours « victimes » de la violation alléguée, dans la mesure
où la somme qui leur a été allouée par la cour d’appel est dérisoire et se
démarque excessivement des niveaux d’indemnisation accordés par la Cour.
161. Se référant à l’arrêt Holzinger
c. Autriche (no 1) (no 23459/94, § 21, CEDH 2001-I),
les requérants soutiennent que la Cour a le pouvoir d’évaluer le montant de l’indemnisation
reçue au plan national pour juger de la qualité de « victime ». Ce
faisant, elle peut comparer cette somme avec celle qu’elle aurait octroyée au
titre de la satisfaction équitable.
162. Les requérants contestent la thèse
selon laquelle, une fois la violation du principe du « délai
raisonnable » constatée, il peut y avoir absence d’indemnisation. Selon eux, lorsque
le juge conclut à la durée excessive de la procédure, cela implique qu’on a
« volé du temps » aux intéressés. Or, ce temps ne pouvant pas être
restitué, une réparation pécuniaire s’impose, à défaut de laquelle la violation
perdure. A cet égard, les requérants parlent de « dommage minimal »
découlant implicitement du constat de violation et qui serait le même pour
tous. A ce montant minimal, il faudrait
ensuite ajouter des sommes tenant compte d’autres facteurs, tel que l’enjeu
pour l’intéressé, à évaluer au cas par cas.
163. Etant donné que le recours
introduit par la loi Pinto est uniquement indemnitaire, et en l’absence de tout
remède permettant de prévenir la violation, les requérants soutiennent que
l’indemnité – pour qu’elle soit considérée comme étant susceptible de réparer
le préjudice allégué – doit être d’un niveau suffisant, c’est-à-dire qu’elle
doit présenter un rapport raisonnable avec les montants accordés par la Cour.
Par ailleurs, les requérants remarquent que les
sommes accordées par les juges nationaux dans des affaires de diffamation ou de
blessures sont nettement plus élevées que les montants octroyés par la Cour au
titre du préjudice moral dans des affaires de durée de procédures.
164. En conclusion, une comparaison
entre l’indemnité reçue au plan national et les sommes octroyées par la Cour au
titre de la satisfaction équitable est non seulement possible, mais aussi
nécessaire.
165. Les requérants font observer que
dans leur cas l’indemnité qui leur a été accordée conformément à la loi Pinto
était de 2 450 EUR, somme qui, selon la chambre, correspond à environ 10 %
du montant que la Cour aurait octroyé dans un cas similaire. En outre, les
frais de procédure mis à leur charge sont de 1 500 EUR, plus 2 % au titre
de la contribution à la caisse de prévoyance des avocats et 20 % au titre de la
taxe sur la valeur ajoutée, soit 1 834 EUR. De ce fait, l’indemnité
réellement accordée, une fois déduits les frais de procédure, s’élève à 614
EUR, soit 153,50 EUR chacun.
3. Tiers intervenants
a) Le gouvernement tchèque
166. Selon le gouvernement tchèque, la
Cour devrait se limiter à vérifier la conformité à la Convention des
conséquences qui découlent des choix de politique jurisprudentielle opérés par
les juridictions internes, cette vérification devant être plus ou moins
rigoureuse en fonction de la marge d’appréciation que la Cour accorde aux
autorités nationales. Elle devrait uniquement s’assurer que les autorités
internes, conformément à l’article 13 de la Convention, respectent les
principes qui se dégagent de sa jurisprudence ou appliquent les dispositions
nationales de manière à permettre aux intéressés de bénéficier d’un niveau de
protection – de leurs droits et libertés garantis par la Convention – supérieur
ou équivalent à celui dont ils bénéficieraient si les autorités internes
appliquaient directement les dispositions de la Convention. La Cour ne devrait
dépasser cette limite que dans les cas où les résultats auxquels les autorités
internes sont arrivées sont de prime abord arbitraires.
167. Le gouvernement tchèque admet que
le caractère adéquat du montant accordé au niveau interne est l’un des critères
de l’effectivité d’un recours indemnitaire au sens de l’article 13. Cependant,
au vu de l’ample marge d’appréciation dont devraient bénéficier les Parties
contractantes dans la mise en œuvre de l’article 13, il estime que la Cour ne
devrait par la suite exercer qu’un « contrôle restreint », donc
limité à la vérification que les autorités nationales n’ont pas entaché d’une
« erreur manifeste d’appréciation » leur évaluation du préjudice
moral causé par la durée excessive d’une procédure judiciaire.
168. Par ailleurs, le gouvernement
tchèque, qui veut doter son pays d’une voie de recours indemnitaire en plus du
recours de nature préventive déjà existant, demande à la Cour de fournir un
maximum de directives à cet égard afin que soit mis en place un recours ne
prêtant pas à contestation quant à son effectivité.
b) Le gouvernement polonais
169. Pour le gouvernement polonais,
l’appréciation des circonstances de l’espèce aux fins de savoir s’il y a eu
dépassement du « délai raisonnable » fait partie de l’examen des
éléments de preuve mené par les juridictions nationales. On peut donc se
demander dans quelle mesure un organe supranational peut intervenir dans ce
processus. Il est en revanche communément admis que, dans la plupart des cas,
les faits sont établis par les juridictions nationales et que la tâche de la
Cour se limite à l’examen de la conformité des faits avec la Convention. Il
semble que dans sa jurisprudence la Cour se soit bornée à vérifier si la
juridiction nationale statuant dans le cadre de la procédure interne
précédemment approuvée par elle-même avait correctement appliqué les règles
générales au cas concret. Or, en l’absence d’indications précises permettant
d’apprécier les circonstances et de calculer le montant de l’indemnisation, il
n’y a aucun motif de contester les décisions des juridictions nationales. Il
convient à cet égard de ne pas oublier la liberté dont jouit le juge national
dans l’appréciation des faits et des éléments de preuve.
170. En outre, dans les circonstances
très particulières de certaines affaires, le seul constat d’une violation
suffit à répondre à l’exigence de recours effectif et constitue une réparation
suffisante. Cette règle a été clairement établie dans la jurisprudence de la
Cour concernant d’autres articles de la Convention. De plus, dans certains cas,
la durée excessive de la procédure peut être favorable aux parties et une
éventuelle indemnisation à ce titre serait donc extrêmement contestable.
c) Le gouvernement slovaque
171. Pour le gouvernement slovaque, la
Cour devrait adopter la même approche que lorsqu’elle apprécie le caractère
équitable d’une procédure, question pour laquelle elle estime qu’il ne lui
appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument
commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles
pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la
Convention. Par ailleurs, si la Convention garantit en son article 6 le droit à
un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des
preuves ou leur appréciation, matière qui relève donc au premier chef du droit
interne et des juridictions nationales. Ainsi, lorsqu’elle examine les
décisions des juridictions nationales relatives aux montants alloués pour
dommage moral découlant de la lenteur d’une procédure, la Cour devrait laisser
suffisamment de place au pouvoir discrétionnaire des tribunaux à cet égard
puisque ceux-ci se prononcent sur les retards de procédure selon les mêmes
critères qu’elle – tout en étant mieux placés pour en analyser les causes et
les conséquences et donc pour déterminer le dommage moral en équité.
172. Le gouvernement slovaque remarque
que les décisions de la Cour constitutionnelle slovaque concernant les retards
de procédure sont beaucoup plus détaillées que les décisions de la Cour.
Lorsque la Cour examine les décisions des juridictions nationales concernant
les montants alloués pour dommage moral, elle devrait se demander uniquement si
ces décisions sont manifestement arbitraires et inéquitables, et non si les
montants accordés par la Cour dans des circonstances analogues sont nettement
supérieurs. Par ailleurs, le gouvernement slovaque trouve logique que les
sommes allouées par les juridictions nationales pour lenteur de procédure
soient inférieures aux montants octroyés par la Cour, compte tenu du fait que
les personnes lésées peuvent obtenir une réparation effective et rapide dans
leur pays sans avoir à saisir cette autorité internationale.
4. Appréciation de la Cour
a) Rappel du contexte particulier aux
affaires de durée de procédures
173. D’emblée, la Cour considère
qu’elle doit répondre aux observations des différents gouvernements quant au
manque de précision de ses arrêts tant en ce qui concerne les raisons
conduisant au constat de violation qu’en matière de sommes octroyées pour
dommage moral.
174. Elle tient à préciser que, si elle
a été amenée à se prononcer sur autant d’affaires concernant la durée de
procédures, c’est parce que certaines Parties contractantes ont failli, pendant
des années, à se conformer à l’exigence du « délai raisonnable »
posée par l’article 6 § 1, et n’ont prévu aucune voie de recours interne pour
ce genre de grief.
175. La situation s’est aggravée du
fait du grand nombre d’affaires provenant de certains pays, dont l’Italie. La Cour a déjà eu
l’occasion de signaler les sérieuses difficultés que lui causait l’incapacité
de l’Etat italien à résoudre la situation. Elle s’est exprimée à cet égard de
la façon suivante :
« La Cour souligne ensuite avoir déjà rendu depuis
le 25 juin 1987, date de l’arrêt Capuano c. Italie (série A no
119), 65 arrêts constatant des violations de l’article 6 § 1 dans des
procédures s’étant prolongées au-delà du « délai raisonnable » devant
les juridictions civiles des différentes régions italiennes. Pareillement, en
application des anciens articles 31 et 32 de la Convention, plus de 1 400
rapports de la Commission ont abouti à des constats, par le Comité des
Ministres, de violation de l’article 6 par l’Italie pour la même raison.
La répétition des violations constatées montre qu’il y
a là accumulation de manquements de nature identique et assez nombreux pour ne
pas se ramener à des incidents isolés. Ces manquements reflètent une situation
qui perdure, à laquelle il n’a pas encore été porté remède et pour laquelle les
justiciables ne disposent d’aucune voie de recours interne.
Cette accumulation
de manquements est, dès lors, constitutive d’une pratique incompatible avec la
Convention. » (Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, §
22, CEDH 1999-V, Ferrari c. Italie [GC], no 33440/96, § 21,
28 juillet 1999, A.P. c. Italie [GC], no 35265/97, § 18, 28
juillet 1999, et Di Mauro c. Italie [GC], no 34256/96, § 23,
CEDH 1999-V)
176. Aussi
la Cour, à l’instar de la Commission, après avoir pendant des années évalué les
causes des retards imputables aux parties dans le cadre des règles italiennes
de procédure, a dû se résoudre à uniformiser la rédaction de ses décisions et
arrêts, ce qui lui a permis d’adopter depuis 1999 plus de 1 000 arrêts
contre l’Italie en matière de durée de procédures civiles. Or une telle
approche a rendu nécessaire, quant à l’octroi pour dommage moral dans le cadre
de l’application de l’article 41, la mise en place de barèmes fondés sur
l’équité afin de parvenir à des résultats équivalents dans des cas similaires.
Tout
cela a amené la Cour à des niveaux d’indemnisation qui sont plus élevés que
ceux pratiqués par les organes de la Convention avant 1999, et qui peuvent
différer de ceux appliqués en cas de constat d’autres violations. Cette
augmentation, loin de revêtir un caractère punitif, avait un double
objectif : d’une part, elle visait à inciter l’Etat à trouver une solution
propre et accessible à tous et, d’autre part, elle permettait aux requérants de
ne pas être pénalisés du fait de l’absence de recours internes.
177. La Cour tient également à
souligner qu’elle maintient sa pratique en ce qui concerne les appréciations
des retards et en matière de satisfaction équitable. Quant à la question du
dépassement du délai raisonnable, elle rappelle qu’il faut avoir égard aux
circonstances de la cause et aux critères consacrés par sa jurisprudence, en
particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui
des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir,
parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Comingersoll S.A. précité, § 19). En
outre, une analyse plus attentive des nombreux arrêts postérieurs à l’arrêt Bottazzi
permettra au Gouvernement de saisir la logique interne sous-jacente aux
décisions de la Cour relatives aux indemnités octroyées dans ses arrêts, les
montants variant uniquement en fonction des circonstances particulières de
chaque affaire.
b) Principes découlant de la
jurisprudence de la Cour
178. Quant aux observations concernant
le principe de subsidiarité, y compris celles formulées par les tiers
intervenants, la Cour remarque que selon l’article 34 de la Convention elle
« peut être saisie d’une requête par toute personne physique (...) qui se
prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des
droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles (...) ».
179. La
Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de
redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de
savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose
à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (Bourdov c.
Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002-III).
180. La
Cour réaffirme en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne
suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les
autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la
violation de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Eckle c. Allemagne,
15 juillet 1982, §§ 69 et suiv., série A no 51, Amuur
c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil 1996-III, Dalban c.
Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, et la décision Jensen
c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X).
181. La
question de savoir si une personne peut encore se prétendre victime d’une
violation alléguée de la Convention implique essentiellement pour la Cour de se
livrer à un examen ex post facto de la situation de la personne concernée.
Comme elle l’a déjà dit dans d’autres affaires de durée de procédures, le fait
de savoir si celle-ci a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une
réparation – comparable à la satisfaction équitable dont parle l’article 41 de
la Convention – revêt de l’importance. Il ressort de la jurisprudence constante
de la Cour que, lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et
que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de cette
violation, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de
l’article 34 de la Convention (Holzinger (no 1), précité, §
21).
182. Pour autant que les parties
semblent lier la question de la qualité de « victime » à celle plus générale
de l’effectivité du recours et qu’elles souhaitent avoir des directives pour
créer les voies de recours internes les plus efficaces possibles, la Cour se
propose d’aborder ce point dans une perspective plus large, en donnant
certaines indications quant aux caractéristiques que devrait présenter un tel
recours interne, étant entendu que, dans ce type d’affaires, la possibilité
pour le requérant de se prétendre victime dépendra du redressement que le
recours interne lui aura fourni.
183. Force est de constater que le meilleur
remède dans l’absolu est, comme dans de nombreux domaines, la prévention. La
Cour rappelle qu’elle a affirmé à maintes reprises que l’article 6 § 1 astreint
les Etats contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que
leurs juridictions puissent remplir chacune de ses exigences, notamment quant
au délai raisonnable (voir, parmi de nombreux autres, Süßmann c. Allemagne,
16 septembre 1996, § 55, Recueil 1996-IV, et Bottazzi, arrêt
précité, § 22). Lorsque le système judiciaire s’avère défaillant à cet égard,
un recours permettant de faire accélérer la procédure afin d’empêcher la
survenance d’une durée excessive constitue la solution la plus efficace. Un tel
recours présente un avantage incontestable par rapport à un recours uniquement
indemnitaire car il évite également d’avoir à constater des violations
successives pour la même procédure et ne se limite pas à agir uniquement a posteriori
comme le fait un recours indemnitaire, tel que celui prévu par la loi
italienne par exemple.
184. La Cour a de nombreuses fois
reconnu à ce type de recours un caractère « effectif » dans la mesure
où il permet de hâter la décision de la juridiction concernée (voir, parmi
d’autres, les décisions Bacchini c. Suisse (déc.), no
62915/00, 21 juin 2005, Kunz c. Suisse (déc.), no 623/02, 21
juin 2005, Fehr et Lauterburg c. Suisse (déc.), nos 708/02 et
1095/02, 21 juin 2005, Gonzalez Marin c. Espagne (déc.), no
39521/98, CEDH 1999-VII, Tomé Mota c. Portugal (déc.), no
32082/96, CEDH 1999-IX, et l’arrêt précité Holzinger (no 1),
§ 22).
185. Il est aussi évident que, pour les
pays où existent déjà des violations liées à la durée de procédures, un recours
tendant uniquement à accélérer la procédure, s’il est souhaitable pour
l’avenir, peut ne pas être suffisant pour redresser une situation où il est
manifeste que la procédure s’est déjà étendue sur une période excessive.
186. Différents types de recours
peuvent redresser la violation de façon appropriée. La Cour l’a déjà affirmé en
matière pénale en jugeant satisfaisante la prise en compte de la durée de la
procédure pour octroyer une réduction de la peine de façon expresse et
mesurable (Beck c. Norvège, no 26390/95, § 27, 26 juin 2001).
Par ailleurs, certains Etats, tels que l’Autriche,
la Croatie, l’Espagne, la Pologne et la Slovaquie, l’ont du reste parfaitement
compris en choisissant de combiner deux types de recours, l’un tendant à
accélérer la procédure et l’autre de nature indemnitaire (voir, par exemple, Holzinger
(no 1), précité, § 22, et les décisions Slaviček c.
Croatie (déc.), no 20862/02, CEDH 2002-VII, Fernández-Molina
González et autres c. Espagne (déc.), no 64359/01, CEDH
2002-IX, Michalak c. Pologne (déc.), no 24549/03, 1er mars
2005, Andrášik et autres c. Slovaquie (déc.), nos 57984/00,
60237/00, 60242/00, 60679/00, 60680/00, 68563/01 et 60226/00, CEDH 2002-IX).
187. Toutefois, les Etats peuvent
également choisir de ne créer qu’un recours indemnitaire, comme l’a fait
l’Italie, sans que ce recours puisse être considéré comme manquant
d’effectivité (Mifsud, décision précitée).
188. La Cour a déjà eu l’occasion de
rappeler dans l’arrêt Kudła (précité, §§ 154-155) que, dans le
respect des exigences de la Convention, les Etats contractants jouissent d’une
certaine marge d’appréciation quant à la façon de garantir aux individus le
recours exigé par l’article 13 et de se conformer à l’obligation que leur fait
cette disposition de la Convention. Elle a également insisté sur le principe de
subsidiarité afin que les justiciables ne soient plus systématiquement
contraints de lui soumettre des requêtes qui auraient pu être instruites
d’abord et, selon elle, de manière plus appropriée, au sein des ordres
juridiques internes.
189. Ainsi, lorsque les législateurs ou
les juridictions nationales ont accepté de jouer leur véritable rôle en
introduisant une voie de recours interne, il est évident que la Cour doit en
tirer certaines conséquences. Lorsqu’un Etat a fait un pas significatif en
introduisant un recours indemnitaire, la Cour se doit de lui laisser une plus
grande marge d’appréciation pour qu’il puisse organiser ce recours interne de
façon cohérente avec son propre système juridique et ses traditions, en
conformité avec le niveau de vie du pays. Le juge national pourra notamment se
référer plus facilement aux montants accordés au niveau national pour d’autres
types de dommages – les dommages corporels, ceux concernant le décès d’un
proche ou ceux en matière de diffamation, par exemple – et se fonder sur son
intime conviction, même si cela aboutit à l’octroi de sommes inférieures à
celles fixées par la Cour dans des affaires similaires.
190. Conformément à sa jurisprudence
relative à l’interprétation et l’application du droit interne, si, aux termes
de l’article 19 de la Convention, la Cour a pour tâche d’assurer le respect des
engagements résultant de la Convention pour les Etats contractants, il ne lui
appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument
commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient
avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. De
plus, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement
aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Jahn
et autres, arrêt précité, § 86).
191. La Cour est donc appelée à
vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit
des effets conformes aux principes de la Convention tels qu’interprétés dans sa
jurisprudence. Comme l’a très justement relevé la Cour de cassation italienne,
cela vaut d’autant plus quand le droit interne se réfère explicitement aux
dispositions de la Convention. Cette tâche de vérification devrait lui être
facilitée quand il s’agit d’Etats qui ont effectivement intégré la Convention
dans leur ordre juridique et qui en considèrent les normes comme directement
applicables, puisque les juridictions suprêmes de ces Etats se chargeront,
normalement, de faire respecter les principes fixés par la Cour.
Partant, une erreur manifeste d’appréciation de la
part du juge national peut aussi découler d’une mauvaise application ou
interprétation de la jurisprudence de la Cour.
192. Le principe de subsidiarité ne
signifie pas qu’il faille renoncer à tout contrôle sur le résultat obtenu du
fait de l’utilisation de la voie de recours interne, sous peine de vider les
droits garantis par l’article 6 § 1 de toute substance. A cet égard, il y a
lieu de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas
théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Prince Hans-Adam II de
Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH
2001-VIII). La remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par
l’article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable, avec toutes
les garanties prévues par cette disposition, occupe dans une société
démocratique (ibidem).
c) Application de ces principes
193. Il découle de ce qui précède qu’il
appartient à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu reconnaissance par
les autorités, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la
Convention et, d’autre part, si le redressement peut être considéré comme
approprié et suffisant (voir, notamment, Normann c. Danemark (déc.), no
44704/98, 14 juin 2001, Jensen et Rasmussen c. Danemark (déc.), no
52620/99, 20 mars 2003, et Nardone c. Italie (déc.), no
34368/02, 25 novembre 2004).
i. Le constat de violation
194. La première condition, à savoir le
constat de violation par les autorités nationales, ne prête pas à controverse
puisque, dans l’hypothèse où une cour d’appel octroierait une indemnité sans
avoir au préalable constaté expressément une violation, il faudrait considérer
que ce constat existe en substance, étant donné que, selon la loi Pinto, la
cour d’appel ne peut accorder une somme que lorsqu’il y a eu dépassement de la
durée raisonnable (Capogrossi c. Italie (déc.), no 62253/00,
21 octobre 2004).
ii. Les caractéristiques du
redressement
195. Quant à la seconde condition, à
savoir un redressement approprié et suffisant, la Cour a déjà indiqué que, même
si un recours est « effectif » dès lors qu’il permet soit de faire
intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au
justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés, cette
conclusion n’est valable que pour autant que l’action indemnitaire demeure
elle-même un recours effectif, adéquat et accessible permettant de sanctionner
la durée excessive d’une procédure judiciaire (décision Mifsud,
précitée).
On ne peut en effet exclure que la lenteur
excessive du recours indemnitaire n’en affecte le caractère adéquat (Paulino
Tomás c. Portugal (déc.), no 58698/00, CEDH 2003-VIII, Belinger
c. Slovénie (déc.), no 42320/98, 2 octobre 2001, et, mutatis
mutandis, arrêt Öneryıldız c. Turquie [GC], no
48939/99, § 156, CEDH 2004-XII).
196. A
cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le droit d’accès à
un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si
l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision
judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une
partie. L’exécution d’un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit
être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens
de l’article 6 (voir, notamment, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, §§ 40
et suiv., Recueil 1997-II, et Metaxas c. Grèce, no
8415/02, § 25, 27 mai 2004).
197. La
Cour a souligné, dans des affaires de durée de procédures civiles, que l’exécution
est la seconde phase de la procédure au fond et que le droit revendiqué ne
trouve sa réalisation effective qu’au moment de l’exécution (voir, entre
autres, les arrêts Di Pede c. Italie et Zappia c. Italie,
26 septembre 1996, respectivement §§ 22, 24 et 26, et §§ 18, 20, et 22, Recueil
1996-IV, et, mutatis mutandis, Silva Pontes c. Portugal, 23 mars
1994, § 33, série A no 286-A).
198. La
Cour a affirmé en outre qu’il est inopportun de demander à un individu qui a
obtenu une créance contre l’Etat à l’issue d’une procédure judiciaire d’engager
par la suite une procédure d’exécution forcée afin d’obtenir satisfaction. Il
en résulte que le versement tardif des sommes dues au requérant par le biais de
la procédure d’exécution forcée ne saurait remédier au refus prolongé des
autorités nationales de se conformer à l’arrêt, et qu’il n’opère pas une
réparation adéquate (Metaxas, arrêt précité, § 19, et Karahalios c.
Grèce, no 62503/00, § 23, 11 décembre 2003). D’ailleurs certains
Etats, tels que la Slovaquie et la Croatie, ont même prévu un délai de
paiement, à savoir deux et trois mois respectivement (Andrášik et autres et
Slaviček, décisions précitées).
La
Cour peut admettre qu’une administration puisse avoir besoin d’un laps de temps
avant de procéder à un paiement ; néanmoins, s’agissant d’un recours
indemnitaire visant à redresser les conséquences de la durée excessive de
procédures, ce laps de temps ne devrait généralement pas dépasser six mois à
compter du moment où la décision d’indemnisation devient exécutoire.
199. Comme
la Cour l’a déjà abondamment répété, une autorité de l’Etat ne saurait
prétexter du manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une
décision de justice (voir, parmi de nombreux autres précédents, Bourdov,
arrêt précité, § 35).
200. En
ce qui concerne le souci d’avoir un recours indemnitaire qui réponde à
l’exigence d’un délai raisonnable, il est tout à fait envisageable que les
règles de procédure applicables ne soient pas exactement les mêmes que celles
qui valent pour des actions en réparation ordinaires. Il appartient à chaque
Etat de déterminer, en fonction des règles applicables dans son système
judiciaire, quelle procédure sera la plus à même de respecter le caractère
« effectif » que doit revêtir le recours, pour peu que cette
procédure observe les principes d’équité garantis par l’article 6 de la
Convention.
201. Enfin, la Cour trouve raisonnable
que dans ce type de procédure où l’Etat, du fait de la mauvaise organisation de
son système judiciaire, force en quelque sorte les justiciables à intenter un
recours indemnitaire, les règles en matière de frais de procédure puissent être
différentes et permettre ainsi au justiciable de ne pas supporter de charges
excessives lorsque son action est fondée. Il pourrait sembler paradoxal que
l’Etat, par le biais de différentes taxes – avant l’introduction du recours ou
postérieures à la décision –, reprenne d’une main ce qu’il a accordé de l’autre
pour réparer une violation de la Convention. Il ne faudrait pas non plus que
ces frais soient excessifs et constituent une limitation déraisonnable au droit
d’introduire une telle action en réparation et, partant, une atteinte au droit
d’accès à un tribunal. Sur ce point, la Cour note qu’en Pologne les frais de
procédure dus par un requérant pour introduire une action en réparation lui
sont remboursés si son recours s’avère fondé (Charzyński c. Pologne (déc.),
no 15212/03, CEDH 2005-V).
202. Quant à la méconnaissance de
l’exigence du délai raisonnable, une des caractéristiques d’un redressement
susceptible de faire perdre au justiciable sa qualité de « victime »
tient au montant qui lui a été alloué à l’issue du recours interne. La Cour a
déjà eu l’occasion d’indiquer que le statut de victime d’un requérant peut
dépendre du montant de l’indemnisation qui lui a été accordée au niveau
national pour la situation dont il se plaint devant la Cour (Normann et Jensen
et Rasmussen, décisions précitées).
203. En matière de dommage matériel, la
juridiction interne est clairement plus à même de déterminer son existence et
son montant. Ce point n’a d’ailleurs pas été contesté par les parties ni par
les intervenants.
204. Quant au dommage moral, la Cour –
rejointe sur ce point par la Cour de cassation italienne (voir l’arrêt no
8568/05 de celle-ci, paragraphe 70 ci-dessus) – admet comme point de
départ la présomption solide, quoique réfragable, selon laquelle la durée
excessive d’une procédure occasionne un dommage moral. La Cour admet aussi que,
dans certains cas, la durée de la procédure n’entraîne qu’un dommage moral
minime, voire pas de dommage moral du tout (Nardone, décision précitée).
Le
juge national devra alors justifier sa décision en la motivant suffisamment.
205. De surcroît, selon la Cour, le
niveau d’indemnisation dépend des caractéristiques et de l’effectivité du
recours interne.
206. La Cour peut au demeurant
parfaitement accepter qu’un Etat qui s’est doté de différents recours, dont un
tendant à accélérer la procédure et un de nature indemnitaire, et dont les
décisions conformes à la tradition juridique et au niveau de vie du pays sont
rapides, motivées, et exécutées avec célérité, accorde des sommes qui, tout en
étant inférieures à celles fixées par la Cour, ne sont pas déraisonnables (Dubjakova
c. Slovaquie (déc.), no 67299/01, 19 octobre 2004).
Cependant, lorsque les exigences énumérées
ci-dessus n’ont pas toutes été respectées par le recours interne, il est
envisageable que le montant à partir duquel le justiciable pourra encore se
prétendre « victime » soit plus élevé.
207. Il est même possible de concevoir
que la juridiction fixant le montant de l’indemnisation fasse état de son
propre retard et qu’en conséquence, afin de ne pas pénaliser ultérieurement le
requérant, elle accorde une réparation particulièrement élevée afin de combler
ce retard supplémentaire.
iii. L’application au cas d’espèce
208. Le délai de quatre mois prévu par
la loi Pinto respecte l’exigence de célérité requise pour un recours effectif.
En l’espèce, l’examen par la cour d’appel de Reggio de Calabre du recours Pinto
s’est étendu du 18 avril 2002 au 27 juillet 2002, soit moins de quatre mois, ce
qui est conforme à la durée fixée par la loi.
209. Dans la présente affaire, les
requérants n’ont pas allégué de retards dans le paiement de l’indemnité
accordée. La Cour insiste tout de même sur le fait que, pour être effectif, un
recours indemnitaire doit être accompagné de dispositions budgétaires adéquates
afin qu’il puisse être donné suite, dans les six mois suivant la date du dépôt
au greffe, aux décisions d’indemnisation des cours d’appel, qui, selon la loi
Pinto, sont immédiatement exécutoires (article 3 § 6 de la loi Pinto,
paragraphe 62 ci-dessus).
210. En ce qui concerne les frais de
procédure, les requérants ont dû supporter des frais correspondant à environ
deux tiers de l’indemnité accordée. A cet égard, la Cour estime que le montant
des frais de procédure, et notamment certaines dépenses fixes (comme celles
relatives à l’enregistrement de la décision judiciaire), peuvent réduire
fortement les efforts déployés par les requérants en vue d’obtenir une
indemnisation.
211. Pour évaluer le montant de
l’indemnisation allouée par la cour d’appel, la Cour examine, sur la base des
éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans la même situation
pour la période prise en considération par la juridiction interne.
212. D’après les documents fournis par
les parties pour l’audience, il n’y a pas de disproportion en Italie entre les
sommes versées au titre du dommage moral aux héritiers en cas de décès d’un
proche, ou celles allouées pour des dommages corporels ou encore en matière de
diffamation, et les montants octroyés généralement par la Cour au titre de
l’article 41 de la Convention dans les affaires de durée de procédures. Ainsi,
le niveau de l’indemnisation accordée en général par les cours d’appel dans le
cadre des recours Pinto ne saurait être justifié par ce genre de
considérations.
213. Même si la méthode de calcul
prévue en droit interne ne correspond pas exactement aux critères énoncés par
la Cour, une analyse de la jurisprudence devrait permettre l’octroi par les
cours d’appel de sommes qui ne sont pas déraisonnables par rapport à celles
allouées par la Cour dans des affaires similaires.
214. En
l’espèce, la Cour relève que la cour d’appel n’a pas dit que le comportement
des requérants ait eu une influence significative sur la durée de la procédure.
Elle n’a pas estimé non plus que la cause fût de nature très complexe. Dans sa
décision, elle a semblé ne prendre en compte que la durée excessive, évaluée à
trois ans et six mois, et l’enjeu du litige. La Cour rappelle que l’enjeu du
litige ne peut pas s’apprécier en prenant uniquement en considération le
résultat final, sinon les procédures encore pendantes n’auraient pas de valeur.
Il faut avoir égard à l’enjeu global du litige
pour les requérants.
Quant au montant accordé, il semblerait qu’en
attribuant 2 450 EUR pour trois années et demi de retard, le tarif par
année soit de 700 EUR, soit 175 EUR pour chaque requérant. La Cour observe
que pareil montant représente environ 10 % de ce qu’elle octroie généralement
dans des affaires italiennes similaires. Cet élément à lui seul aboutit à un
résultat manifestement déraisonnable par rapport à sa jurisprudence. La Cour se
propose de revenir sur la question dans le cadre de l’article 41
(paragraphes 272-273 ci-dessous).
215. En conclusion, et eu égard au fait
que différentes exigences n’ont pas été satisfaites, la Cour considère que le
redressement s’est révélé insuffisant. La seconde condition, à savoir un
redressement approprié et suffisant, n’ayant pas été remplie, la Cour estime
que les requérants peuvent en l’espèce toujours se prétendre
« victimes » d’une violation de l’exigence du « délai
raisonnable ».
216. Partant, cette exception du
Gouvernement doit également être rejetée.
C. Sur
l’observation de l’article 6 § 1 de la Convention
217. Dans
son arrêt, la chambre a conclu à la violation de l’article 6 § 1 parce que la durée
de la procédure litigieuse ne répondait pas à l’exigence du « délai
raisonnable » et qu’il y avait là encore une manifestation de la pratique
citée dans l’arrêt Bottazzi (paragraphes 69-70 de l’arrêt de la
chambre).
218. Les requérants se plaignent du
montant dérisoire des dommages accordés. En outre, ils ne voient pas en quoi la
loi Pinto pourrait prévenir la répétition des violations et rappellent que le
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe considère que la situation quant
aux affaires de durée de procédures en Italie est toujours très grave. Par conséquent,
ils demandent à la Grande Chambre de confirmer la formulation de l’arrêt de la
chambre.
219. Le
Gouvernement conteste la formulation adoptée dans l’arrêt Bottazzi
(précité, § 22) quant à l’existence d’une « pratique » contraire à la
Convention, puisqu’en l’espèce il n’y aurait pas de tolérance de la part de
l’Etat, celui-ci ayant pris de nombreuses mesures, dont la loi Pinto, pour
prévenir la répétition des violations.
1. Période
à considérer
220. La
Cour rappelle que de sa jurisprudence relative à l’intervention des tiers dans
des procédures civiles se dégage la distinction suivante : lorsqu’un
requérant est intervenu dans la procédure nationale uniquement en son nom
propre, la période à prendre en considération commence à courir à compter de
cette date, alors que, lorsqu’un requérant se constitue partie au litige en
tant qu’héritier, il peut se plaindre de toute la durée de la procédure (voir,
en dernier lieu, M.Ö. c. Turquie, no 26136/95, § 25, 19 mai
2005).
221. La
période à prendre en compte a donc commencé le 25 mai 1990, avec l’assignation
des défenderesses par A. Scordino devant la cour
d’appel de Reggio de Calabre, pour s’achever le 7 décembre 1998, date du dépôt
au greffe de l’arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc été d’un peu plus de huit ans et demi pour deux degrés de
juridiction.
2. Caractère
raisonnable de la durée de la procédure
222. La
Cour a déjà rappelé les raisons qui l’ont amenée à conclure dans les quatre
arrêts contre l’Italie du 28 juillet 1999 (Bottazzi, § 22, Ferrari,
§ 21, A.P. c. Italie, § 18, et Di Mauro, § 23) à l’existence
d’une pratique en Italie (paragraphe 175 ci-dessus).
223. Elle
constate que, comme le Gouvernement le souligne, une voie de recours interne a
depuis lors été mise en place. Toutefois, cela n’a pas changé le problème de
fond, c’est-à-dire le fait que la durée de procédures en Italie continue d’être
excessive. Les rapports annuels du Comité des Ministres sur la durée excessive
des procédures judiciaires en Italie (voir, entre autres, le document
CM/Inf/DH(2004)23 révisé et la Résolution intérimaire ResDH(2005)114)
n’évoquent pas l’existence d’évolutions importantes en la matière. Comme les
requérants, la Cour ne voit pas en quoi la création de la voie de recours
interne Pinto permet d’éliminer les durées excessives de procédures. Elle a certes évité à la Cour de constater ces
violations, mais cette tâche a simplement été transférée à des cours d’appel
déjà surchargées. De plus, vu l’existence de divergences ponctuelles entre la
jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphes 63-70 ci-dessus) et celle de
la Cour, cette dernière est à nouveau appelée à se prononcer sur l’existence de
telles violations.
224. La Cour rappelle que l’article 6 §
1 de la Convention oblige les Etats contractants à organiser leurs juridictions
de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition.
Elle tient à réaffirmer l’importance qu’elle attache à ce que la justice ne
soit pas administrée avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et
la crédibilité (Bottazzi, précité, § 22). La situation de l’Italie à ce
sujet n’a pas suffisamment changé pour remettre en cause l’évaluation selon
laquelle l’accumulation de manquements est constitutive d’une pratique
incompatible avec la Convention.
225. La
Cour note que dans la présente affaire la cour d’appel a constaté un
dépassement du délai raisonnable. Toutefois, le fait que la procédure Pinto,
considérée dans son ensemble, n’a pas enlevé aux requérants la qualité de
« victime » constitue une circonstance aggravante dans un contexte de
violation de l’article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable. La Cour
sera donc amenée à revenir sur cette question sous l’angle de l’article 41.
226. Après
avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties
et de la pratique précitée, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière,
la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive
et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
227. Partant,
il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 46
ET 41 DE LA CONVENTION
A. Article
46 de la Convention
228. Aux termes de cette disposition :
« 1. Les Hautes Parties contractantes
s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges
auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est
transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »
1. L’indemnité d’expropriation
229. Les conclusions de la Cour
impliquent en soi que la violation du droit des requérants, tel que le garantit
l’article 1 du Protocole no 1, tire son origine d’un problème à
grande échelle résultant d’un dysfonctionnement de la législation italienne, et
qui a touché, et peut encore toucher à l’avenir, un grand nombre de personnes.
L’obstacle injustifié à l’obtention d’une indemnité d’expropriation
« raisonnablement en rapport avec la valeur du bien » n’a pas été causé
par un incident isolé ni n’est imputable au tour particulier qu’ont pris les
événements dans le cas des intéressés ; il résulte de l’application d’une
loi à l’égard d’une catégorie précise de citoyens, à savoir les personnes
concernées par l’expropriation de terrains.
230. L’existence et le caractère
systémique de ce problème n’ont pas été reconnus par les autorités judiciaires
italiennes. Cependant, certains passages des arrêts de la Cour
constitutionnelle no
223 de 1983 (paragraphe 55 ci-dessus), nos 283
et 442 de 1993
(paragraphe 60 ci-dessus), dans lesquels celle-ci invite le législateur à
élaborer une loi permettant une indemnisation conséquente (serio ristoro)
et juge l’article 5 bis de la loi no 359/1992 compatible
avec la Constitution en raison de son caractère urgent et provisoire, indiquent
que la haute juridiction a détecté l’existence d’un problème structurel
sous-jacent, auquel le législateur devrait trouver une solution.
La Cour est d’avis que les faits de la cause
révèlent dans l’ordre juridique italien une défaillance, en conséquence de
laquelle une catégorie entière de particuliers se sont vus, ou se voient
toujours, privés de leur droit au respect de leurs biens. Elle estime également
que les lacunes du droit décelées dans l’affaire particulière des requérants
peuvent donner lieu à l’avenir à de nombreuses requêtes bien fondées, compte
tenu également de ce que le Répertoire des dispositions sur l’expropriation a
codifié les critères d’indemnisation introduits par l’article 5 bis de
la loi no 359/1992 (paragraphe 61 ci-dessus).
231. Dans le cadre des mesures visant à
garantir l’effectivité du mécanisme établi par la Convention, le Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe a adopté, le 12 mai 2004, une Résolution
(Res(2004)3) sur les arrêts qui révèlent un problème structurel sous-jacent
dans laquelle, après avoir souligné l’intérêt d’aider l’Etat concerné à
identifier les problèmes sous-jacents et les mesures d’exécution nécessaires
(septième paragraphe du préambule), il invite la Cour « à identifier dans
les arrêts où elle constate une violation de la Convention ce qui, d’après
elle, révèle un problème structurel sous-jacent et la source de ce problème, en
particulier lorsqu’il est susceptible de donner lieu à de nombreuses requêtes,
de façon à aider les Etats à trouver la solution appropriée et le Comité des
Ministres à surveiller l’exécution des arrêts » (paragraphe I de la
résolution). Cette résolution doit être replacée dans le contexte de
l’augmentation de la charge de travail de la Cour, en raison notamment de
séries d’affaires résultant de la même cause structurelle ou systémique.
232. A ce propos, la Cour attire
l’attention sur la Recommandation du Comité des Ministres du 12 mai 2004
(Rec(2004)6) sur l’amélioration des recours internes, dans laquelle celui-ci a
rappelé que, au-delà de l’obligation en vertu de l’article 13 de la Convention
d’offrir à toute personne ayant un grief défendable un recours effectif devant
une instance nationale, les Etats ont une obligation générale de remédier aux
problèmes sous-jacents aux violations constatées. Soulignant que l’amélioration
des recours au niveau national, tout particulièrement en matière d’affaires
répétitives, devrait également contribuer à réduire la charge de travail de la
Cour, le Comité des Ministres a recommandé aux Etats membres de réexaminer, à
la suite d’arrêts de la Cour qui révèlent des défaillances structurelles ou
générales dans le droit ou la pratique de l’Etat, l’effectivité des recours
existants et, « le cas échéant, [de] mettre en place des recours
effectifs, afin d’éviter que des affaires répétitives ne soient portées devant
la Cour ».
233. Avant de se pencher sur les
demandes de satisfaction équitable présentées par les requérants au titre de
l’article 41 de la Convention, et eu égard aux circonstances de l’espèce ainsi
qu’à l’évolution de sa charge de travail, la Cour se propose d’étudier quelles
conséquences peuvent être tirées de l’article 46 de la Convention pour l’Etat
défendeur. Elle rappelle qu’aux termes de l’article 46 les Hautes Parties
contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la
Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres
étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment
que, lorsque la Cour constate une violation, l’Etat défendeur a l’obligation
juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre
de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi de choisir,
sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas
échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de
mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que
possible les conséquences. L’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du
Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation
juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces
moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la
Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et
41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, et Broniowski, précité, § 192).
234. En outre, il résulte de la
Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention les
Etats contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit
compatible avec celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no
39748/98, § 47, CEDH 2004-I).
235. La Cour a déjà relevé que la
violation qu’elle a constatée en l’espèce découlait d’une situation concernant
un grand nombre de personnes, à savoir la catégorie des particuliers faisant
l’objet d’une expropriation de terrain (paragraphes 99-104 ci-dessus). La Cour
est déjà saisie de quelques dizaines de requêtes qui ont été présentées par des
personnes concernées par des biens expropriés tombant sous le coup des critères
d’indemnisation litigieux. C’est là non seulement un facteur aggravant quant à
la responsabilité de l’Etat au regard de la Convention à raison d’une situation
passée ou actuelle, mais également une menace pour l’effectivité à l’avenir du
dispositif mis en place par la Convention.
236. Bien qu’en principe il ne lui
appartienne pas de définir quelles peuvent être les mesures de redressement
appropriées pour que l’Etat défendeur s’acquitte de ses obligations au regard
de l’article 46 de la Convention, eu égard à la situation de caractère
structurel qu’elle constate, la Cour observe que des mesures générales au
niveau national s’imposent sans aucun doute dans le cadre de l’exécution du
présent arrêt, mesures qui doivent prendre en considération les nombreuses
personnes touchées. En outre, les mesures adoptées doivent être de nature à
remédier à la défaillance structurelle dont découle le constat de violation
formulé par la Cour, de telle sorte que le système instauré par la Convention
ne soit pas compromis par un grand nombre de requêtes résultant de la même
cause. Pareilles mesures doivent donc comprendre un mécanisme offrant aux
personnes lésées une réparation pour la violation de la Convention établie dans
le présent arrêt relativement aux requérants. A cet égard, la Cour a le souci
de faciliter la suppression rapide et effective d’un dysfonctionnement constaté
dans le système national de protection des droits de l’homme. Une fois un tel
défaut identifié, il incombe aux autorités nationales, sous le contrôle du
Comité des Ministres, de prendre, rétroactivement s’il le faut (voir les arrêts
précités Bottazzi, § 22, Di Mauro, § 23, et la Résolution
provisoire du Comité des Ministres ResDH(2000)135 du 25 octobre 2000 (Durée
excessive des procédures judiciaires en Italie : mesures de caractère
général) ; voir également Brusco, précité, et Giacometti et
autres c. Italie (déc.), no 34939/97, CEDH 2001-XII), les
mesures de redressement nécessaires conformément au principe de subsidiarité de
la Convention, de manière que la Cour n’ait pas à réitérer son constat de
violation dans une longue série d’affaires comparables.
237. Pour aider l’Etat défendeur à
remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour a cherché à indiquer
le type de mesures que l’Etat italien pourrait prendre pour mettre un terme à
la situation structurelle constatée en l’espèce. Elle estime que l’Etat
défendeur devrait, avant tout, supprimer tout obstacle à l’obtention d’une
indemnité en rapport raisonnable avec la valeur du bien exproprié, et garantir
ainsi par des mesures légales, administratives et budgétaires appropriées la
réalisation effective et rapide du droit en question relativement aux autres
demandeurs concernés par des biens expropriés, conformément aux principes de la
protection des droits patrimoniaux énoncés à l’article 1 du Protocole no
1, en particulier aux principes applicables en matière d’indemnisation
(paragraphes 93-98 ci-dessus).
2. La durée excessive des procédures
238. Devant la Cour sont actuellement
pendantes des centaines d’affaires portant sur les indemnités accordées par des
cours d’appel dans le cadre de procédures Pinto, avant le revirement de
jurisprudence de la Cour de cassation. Dans ces affaires, sont en cause le
montant de l’indemnisation et/ou le retard dans le paiement des sommes en
question. Tout en prenant acte avec satisfaction de l’évolution favorable de la
jurisprudence en Italie, et particulièrement du récent arrêt de l’Assemblée
plénière de la Cour de cassation (paragraphe 68 ci-dessus), la Cour note avec
regret que, si un défaut, source de violation, a été corrigé, un autre lié au
premier apparaît : le retard dans l’exécution des décisions. Elle ne
saurait assez insister sur le fait que les Etats doivent se donner les moyens
nécessaires et suffisants pour que tous les aspects permettant l’efficacité de
la justice soient garantis.
239. Dans sa Recommandation du 12 mai
2004 (Rec(2004)6) le Comité des Ministres s’est félicité de ce que la
Convention faisait partie intégrante de l’ordre juridique interne de l’ensemble
des Etats parties, tout en recommandant aux Etats membres de s’assurer de
l’existence de recours internes et de leur effectivité. A cet égard, la Cour
tient à souligner que, si l’existence d’un recours est nécessaire, elle n’est
en soi pas suffisante. Encore faut-il que les juridictions nationales aient la
possibilité en droit interne d’appliquer directement la jurisprudence
européenne, et que leur connaissance de cette jurisprudence soit facilitée par
l’Etat en question.
La Cour rappelle sur ce point le contenu des
Recommandations du Comité des Ministres sur la publication et la diffusion dans
les Etats membres du texte de la Convention européenne des droits de l’homme et
de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Rec(2002)13 du
18 décembre 2002) et sur la Convention européenne des droits de l’homme dans
l’enseignement universitaire et la formation professionnelle (Rec(2004)4 du 12
mai 2004), sans oublier la Résolution du Comité des Ministres (Res(2002)12)
établissant la CEPEJ et le fait qu’au sommet de Varsovie en mai 2005 les chefs
d’Etat et de gouvernement des Etats membres ont décidé de développer les
fonctions d’évaluation et d’assistance de la CEPEJ.
Dans la Recommandation du 12 mai 2004 (Rec(2004)6)
le Comité des Ministres a également rappelé que les Etats ont l’obligation
générale de remédier aux problèmes sous-jacents aux violations constatées.
240. Tout en réitérant que l’Etat
défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir
les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46
de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les
conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Broniowski, précité, §
192), et sans vouloir définir quelles peuvent être les mesures à prendre par
l’Etat défendeur pour qu’il s’acquitte de ses obligations au regard de
l’article 46 de la Convention, la Cour attire son attention sur les conditions
indiquées ci-dessus (paragraphes 173-216) quant à la possibilité pour une
personne de pouvoir encore se prétendre « victime » dans ce type
d’affaires.
La Cour invite l’Etat défendeur à prendre toutes
les mesures nécessaires pour faire en sorte que les décisions nationales soient
non seulement conformes à la jurisprudence de la Cour mais encore exécutées
dans les six mois suivant leur dépôt au greffe.
B. Article
41 de la Convention
241. Aux
termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
matériel
a) L’arrêt
de la chambre
242. Dans son arrêt (paragraphes
111-112), la chambre s’est ainsi exprimée :
« La Cour vient de constater que l’expropriation
subie par les requérants satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas
arbitraire. L’acte du gouvernement italien que la Cour a tenu pour contraire à
la Convention est une expropriation qui eût été légitime si une indemnisation
raisonnable avait été versée. La Cour n’a pas non plus conclu à l’illégalité de
l’application de l’impôt de 20 % en tant que telle, mais a pris en compte cet
élément dans l’appréciation de la cause. Enfin, la Cour a constaté la violation
du droit à un procès équitable des requérants en raison de l’application à leur
cas de l’article 5 bis.
Compte tenu de ces éléments, et statuant en équité, la
Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 410 000
EUR. »
b) Thèses des comparants
i. Les requérants
243. Les requérants sollicitent une
somme correspondant à la différence entre l’indemnité qu’ils auraient perçue au
sens de la loi no 2359/1865 et celle qui leur a été accordée
conformément à l’article 5 bis de la loi no 359/1992.
Cette somme s’élevait à 123 815,56 EUR en 1983, l’année de
l’expropriation. A cette somme devraient s’ajouter l’intérêt légal capitalisé
jusqu’en 2005 (297 849,76 EUR) ainsi que l’indexation (198 737,84
EUR). Ainsi, le capital indexé en 2005 et augmenté des intérêts s’élève à
620 403,16 EUR. Les requérants critiquent l’arrêt de la chambre en ce que
celle-ci ne leur aurait pas accordé de somme au titre des intérêts.
244. En outre, les requérants demandent
le remboursement de l’impôt de 20 % qui a été appliqué sur l’indemnité
d’expropriation, indexé et assorti d’intérêts jusqu’en 2005. Ce montant s’élève
à 137 261,34 EUR.
ii. Le Gouvernement
245. Le Gouvernement estime qu’au vu de
ses arguments sur le fond aucune somme ne doit être accordée au sens de
l’article 41 de la Convention. Pour le cas où la Cour serait de l’avis
contraire, le Gouvernement soutient que la satisfaction équitable devra être
limitée à une somme calculée avec la plus grande prudence, et devra être
certainement inférieure à celle fixée par la chambre ainsi qu’à la valeur
marchande du terrain.
c) Appréciation de la Cour
246. La Cour rappelle qu’un arrêt
constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique
de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à
rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis
c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH
2000-XI).
247. Les Etats contractants parties à
une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour
se conformer à un arrêt de la Cour constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation
quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est
assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats
contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article
1). Si
la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe
à l’Etat défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la
possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit
national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les
conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y
a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu
c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20,
CEDH 2001-I).
248. La
Cour a dit que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité
et n’était pas arbitraire (paragraphe 81). L’acte du gouvernement italien
qu’elle a tenu pour contraire à la Convention était une expropriation qui eût
été légitime si une indemnisation adéquate avait été versée (paragraphes
99-104). En outre, la Cour a constaté que l’application rétroactive de
l’article 5 bis de la loi no 359/1992 avait privé les
requérants de la possibilité offerte par l’article 39 de la loi no
2359/1865, applicable en l’espèce, d’obtenir une indemnisation à hauteur de la
valeur marchande du bien (paragraphes 127-133 ci-dessus).
249. Dans
la présente affaire, la Cour estime que la nature des violations constatées ne
lui permet pas de partir du principe d’une restitutio in integrum (voir,
a contrario, Papamichalopoulos et autres c. Grèce
(article 50), 31 octobre 1995, série A no 330-B). Il s’agit dès
lors d’accorder une réparation par équivalent.
250. Le
caractère licite de pareille dépossession se répercute par la force des choses
sur les critères à employer pour déterminer la réparation due par l’Etat
défendeur, les conséquences financières d’une mainmise licite ne pouvant être
assimilées à celles d’une dépossession illicite (Ex-roi de Grèce et autres (satisfaction
équitable), précité, § 75).
251. La Cour a adopté une position très
semblable dans l’affaire Papamichalopoulos et autres (article 50)
(précitée, §§ 36 et 39). Elle y a conclu à une violation à raison d’une
expropriation de fait irrégulière (occupation de terres par la marine grecque
depuis 1967) qui durait depuis plus de vingt-cinq ans à la date de l’arrêt au
principal rendu le 24 juin 1993. La Cour enjoignit en conséquence à l’Etat grec
de verser aux requérants, pour dommage et perte de jouissance depuis la prise
de possession par les autorités de ces terrains, une somme équivalente à la
valeur actuelle des terrains augmentée de la plus-value apportée par
l’existence de certains bâtiments qui avaient été édifiés depuis l’occupation.
252. La Cour a suivi cette même
approche dans deux affaires italiennes, portant sur des expropriations non
conformes au principe de la prééminence du droit. Dans la première de ces
affaires, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (satisfaction
équitable), no 31524/96, §§ 34-36, 30 octobre 2003), elle a
dit :
« Comme c’est
l’illégalité intrinsèque de la mainmise, qui a été à l’origine de la violation
constatée, l’indemnisation doit nécessairement refléter la valeur pleine et
entière des biens.
S’agissant du
dommage matériel, la Cour estime par conséquent que l’indemnité à accorder à la
requérante ne se limite pas à la valeur qu’avait sa propriété à la date de
l’occupation. Pour cette raison, elle a invité l’expert à estimer aussi la
valeur actuelle du terrain litigieux et les autres préjudices.
La Cour décide que
l’Etat devra verser à l’intéressée la valeur actuelle du terrain. A ce montant
s’ajoutera une somme pour la non-jouissance du terrain depuis que les autorités
ont pris possession du terrain en 1987 et pour la dépréciation de l’immeuble. En outre, à défaut de commentaires du Gouvernement sur
l’expertise, il y a lieu d’octroyer une somme pour le manque à gagner dans
l’activité hôtelière. »
253. Dans la deuxième de ces affaires
(Carbonara et Ventura c. Italie (satisfaction équitable), no
24638/94, §§ 40-41, 11 décembre 2003), la Cour a déclaré :
« S’agissant du dommage matériel, la Cour estime
par conséquent que l’indemnité à accorder aux requérants ne se limite pas à la
valeur qu’avait leur propriété à la date de son occupation. Pour cette raison,
elle a invité l’expert à estimer aussi la valeur actuelle du terrain litigieux.
Cette valeur ne dépend pas de conditions hypothétiques, ce qui serait le cas
s’il se trouvait aujourd’hui dans le même état qu’en 1970. Il ressort clairement du rapport d’expertise que,
depuis lors, ledit terrain et son voisinage immédiat – qui disposaient de par
leur situation d’un potentiel de développement urbain – ont été mis en valeur
par la construction de bâtiments, dont l’école.
La Cour décide que l’Etat devra verser aux intéressés,
pour dommage et perte de jouissance depuis que les autorités ont pris
possession du terrain en 1970, la valeur actuelle du terrain augmentée de la
plus-value apportée par l’existence du bâtiment.
Quant à la détermination du montant de cette
indemnité, la Cour entérine les conclusions du rapport d’expertise pour
l’évaluation exacte du préjudice subi. Ce montant s’élève à
1 385 394,60 EUR. »
254. Il ressort de l’analyse des trois
affaires mentionnées ci-dessus, qui portent toutes sur des cas de dépossession
illicite en soi, qu’aux fins de réparer intégralement le préjudice subi la Cour
a octroyé des sommes tenant compte de la valeur actuelle du terrain par rapport
au marché immobilier d’aujourd’hui. En outre, elle a cherché à compenser le
manque à gagner en tenant compte du potentiel du terrain en cause, calculé, le
cas échéant, à partir du coût de construction des immeubles érigés par
l’expropriant.
255. Contrairement aux sommes octroyées
dans les affaires évoquées ci-dessus, l’indemnisation à fixer en l’espèce
n’aura pas à refléter l’idée d’un effacement total des conséquences de
l’ingérence litigieuse. En effet, dans la présente affaire, c’est l’absence d’une
indemnité adéquate et non pas l’illégalité intrinsèque de la mainmise sur le
terrain, qui a été à l’origine de la violation constatée sous l’angle de
l’article 1 du Protocole no 1.
256. Pour
déterminer le montant de la réparation adéquate, qui ne doit pas nécessairement
refléter la valeur pleine et entière des biens, la Cour doit s’inspirer des
critères généraux énoncés dans sa jurisprudence relativement à l’article 1 du
Protocole no 1 et selon lesquels, sans le versement d’une somme
raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété
constituerait d’ordinaire une atteinte excessive qui ne saurait se justifier
sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (arrêt James et
autres, précité, § 54). La Cour réitère que dans de nombreux cas
d’expropriation licite, comme l’expropriation isolée d’un terrain en vue de la
construction d’une route ou pour d’autres fins « d’utilité
publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme
raisonnablement en rapport avec la valeur du bien (Ex-roi de Grèce et autres
(satisfaction équitable), arrêt précité, § 78). Toutefois, des objectifs légitimes « d’utilité publique »,
tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale,
peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (ibidem).
257. Dans la présente affaire, la Cour
vient de constater que le « juste équilibre » n’a pas été respecté,
eu égard au niveau d’indemnisation largement inférieur à la valeur marchande du
terrain et à l’absence de motifs « d’utilité publique » permettant de
déroger à la règle énoncée au paragraphe 95 ci-dessus, selon laquelle, en
l’absence desdits motifs, et en cas d’« expropriation isolée »,
l’indemnisation adéquate est celle qui correspond à la valeur du bien
(paragraphes 99-104 ci-dessus).
Il s’ensuit que l’indemnité d’expropriation
adéquate en l’espèce aurait dû correspondre à la valeur marchande du bien. La
Cour va par conséquent accorder une somme correspondant à la différence entre
la valeur du terrain et l’indemnité obtenue par les requérants au niveau
national.
258. A l’instar de la chambre, la
Grande Chambre estime opportun de se baser sur la valeur du bien au moment de
l’expropriation, telle qu’elle ressort des expertises d’office effectuées au
cours de la procédure nationale (165 755 ITL par mètre carré en 1983, voir
les paragraphes 32 et 37 ci-dessus) et sur lesquelles les requérants fondent
leurs prétentions (paragraphes 243-244 ci-dessus). Etant donné que le
caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de
celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel
l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et
Stratis Andreadis, arrêt précité, § 82, et, mutatis mutandis, Motais
de Narbonne c. France (satisfaction équitable), no
48161/99, §§ 20-21, 27 mai 2003), une fois que l’on aura déduit la somme
octroyée au niveau national et obtenu ainsi la différence avec la valeur
marchande du terrain en 1983, ce montant devra être actualisé pour compenser
les effets de l’inflation. Il faudra aussi l’assortir d’intérêts susceptibles
de compenser, au moins en partie, le long laps de temps s’étant écoulé depuis
la dépossession du terrain. Aux yeux de la Cour, ces intérêts doivent
correspondre à l’intérêt légal simple appliqué sur le capital progressivement
réévalué. Enfin, quant à l’impôt de 20 % appliqué à l’indemnité d’expropriation
accordée au niveau national, la Grande Chambre, à l’instar de la chambre, n’a
pas conclu à l’illégalité de l’application de cet impôt en tant que telle mais
a pris en compte cet élément dans l’appréciation de la cause (paragraphe 101
ci-dessus).
259. Compte tenu de ces éléments, et
statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants la
somme de 580 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt
sur cette somme.
2. Dommage
moral à raison de la durée de la procédure
a) L’arrêt
de la chambre
260. Dans
son arrêt, la chambre a dit que, sur ce point, la question de l’application de
l’article 41 ne se trouvait pas en état et l’a réservée (paragraphe 115 de
l’arrêt de la chambre).
b) Thèses des comparants
i. Les requérants
261. Les requérants estiment à
6 000 EUR la réparation du préjudice moral subi par chacun d’eux à raison
de la durée de la procédure, soit 24 000 EUR en tout.
ii. Le Gouvernement
262. Le Gouvernement n’a pas
d’objection de principe à ce que la Cour précise les critères du dommage moral
dans ce type de violations, et l’invite à indiquer que le montant de la
satisfaction équitable doit être calculé uniquement par référence aux retards
qui excèdent le délai raisonnable et dont la responsabilité pèse sur l’Etat. En
outre, il invite la Cour à dire que les critères de calcul ne doivent pas se
limiter à la fixation d’une somme par année, et qu’il faut prendre en compte
d’autres éléments, parmi lesquels l’enjeu et le dénouement de l’affaire.
263. Quant
au cas d’espèce, le Gouvernement se limite à observer qu’aucune somme ne devra
être accordée au titre de l’article 41.
c) Les tiers intervenants
i. Le gouvernement tchèque
264. Le gouvernement tchèque ayant
décidé, outre l’introduction d’un recours de nature préventive, d’adopter une
loi prévoyant un recours indemnitaire, il se sent tenu de proposer un texte
législatif qui serait suffisamment prévisible. Il fait état de difficultés, car
selon lui ni la Convention ni la jurisprudence de la Cour n’apportent de
précisions suffisantes. Il demande plus
d’informations sur les critères utilisés par la Cour, sur les affaires pouvant
être considérées comme « similaires » et sur le seuil du rapport
« raisonnable ».
ii. Le gouvernement polonais
265. Pour le gouvernement polonais, il
serait souhaitable que la Cour indique en quoi consiste la satisfaction
équitable. En l’absence d’indications précises, la jurisprudence nationale
risque de présenter parfois des incohérences par rapport à celle de la Cour. Il
serait très difficile pour les requérants ainsi que pour les gouvernements de
dégager de la jurisprudence de la Cour des règles générales en matière de
satisfaction équitable. Il en résulte que les juridictions nationales ne
seraient pas en mesure de s’appuyer sur la jurisprudence de la Cour pour
prendre des décisions compatibles avec celle-ci.
iii. Le gouvernement slovaque
266. Selon le gouvernement slovaque, les
considérations sur lesquelles la Cour se base pour déterminer le dommage moral
devraient constituer une partie des motifs de sa décision. Ce n’est que de
cette façon que les arrêts de la Cour deviendraient des instructions claires
pour les juridictions nationales, qui décident des montants versés au titre du
dommage moral occasionné par les retards dans les procédures.
Le gouvernement slovaque juge impossible de
traduire en chiffres tous ces aspects ou d’envisager toutes les situations qui
peuvent se présenter. Il n’attend pas de la Cour qu’elle élabore une formule
précise permettant de calculer le montant à allouer pour le dommage moral
découlant de la lenteur d’une procédure, ni qu’elle fixe des montants précis.
Il estime plus important que la Cour justifie suffisamment, dans ses décisions,
la façon dont les critères utilisés pour apprécier le caractère raisonnable de
la durée de la procédure sont ensuite pris en compte pour fixer le montant
alloué pour dommage moral découlant d’un retard de procédure. Il ressort de ce qui précède que les requérants
devraient obtenir la même somme dans des cas comparables.
d) Les critères de la Cour
267. Pour répondre aux gouvernements,
la Cour indique avant tout que par « affaires similaires », elle
entend deux procédures ayant duré le même nombre d’années, pour un nombre
d’instances identique, avec un enjeu d’importance équivalente, un comportement
des parties requérantes, sensiblement le même, dans le même pays.
Par ailleurs, elle partage l’approche du
gouvernement slovaque en ce qu’il est impossible et irréalisable de tenter de
fournir une liste d’explications détaillées pour tous les cas d’espèce et elle
considère que tous les éléments nécessaires se trouvent dans les précédents
disponibles dans la base de données relative à sa jurisprudence.
268. Elle
indique ensuite que le montant qu’elle accordera au titre du dommage moral
pourra être inférieur à celui qu’on peut dégager de sa jurisprudence, lorsque
la partie requérante a déjà obtenu au niveau national un constat de violation
et une indemnité dans le cadre d’une voie de recours interne. Outre que
l’existence d’une voie de recours sur le plan interne s’accorde pleinement avec
le principe de subsidiarité propre à la Convention, cette voie est plus proche
et accessible que le recours devant la Cour, est plus rapide et se déroule dans
la langue de la partie requérante ; elle présente donc des avantages qu’il
convient de prendre en considération.
269. La
Cour estime toutefois que lorsqu’un requérant peut encore se prétendre
« victime » après avoir épuisé cette voie de recours interne, il doit
se voir accorder la différence entre la somme qu’il a obtenue par la cour
d’appel et une somme qui n’aurait pas été considérée comme manifestement
déraisonnable par rapport à celle octroyée par la Cour si elle avait été
allouée par la cour d’appel et versée rapidement.
270. Il
convient également d’attribuer à l’intéressé une somme pour les phases de la
procédure que la juridiction nationale n’aurait – le cas échéant – pas
prises en compte dans la période de référence, lorsque le requérant n’a plus la
possibilité de saisir une cour d’appel pour faire appliquer la nouvelle
jurisprudence de la Cour de cassation du 26 janvier 2004 (voir son arrêt no
1339, paragraphe 64 ci-dessus) ou lorsque la durée restante n’était en soi pas
suffisamment longue pour pouvoir être considérée comme constitutive d’une
seconde violation dans le cadre de la même procédure.
271. Enfin,
il y a lieu de condamner le Gouvernement à verser une somme supplémentaire
lorsque l’intéressé a dû supporter l’attente du versement de l’indemnité due
par l’Etat, en vue de compenser la frustration qui découle du retard dans
l’obtention du paiement.
e) L’application de ces critères au cas
d’espèce
272. Eu égard aux éléments qui
ressortent de la présente affaire (paragraphes 220-221 ci-dessus), la Cour
estime qu’elle-même, en l’absence de recours internes, aurait octroyé une
indemnité de 24 000 EUR. Elle constate que la cour d’appel a accordé aux
requérants 2 450 EUR, ce qui représente approximativement 10 % du montant
qu’elle-même aurait alloué aux intéressés. Pour la Cour, cette circonstance en
soi aboutit à un résultat manifestement déraisonnable au regard des critères
dégagés dans sa jurisprudence.
Eu égard aux caractéristiques de la voie de
recours choisie par l’Italie et au fait que, malgré ce recours interne, elle
est parvenue à un constat de violation, la Cour, statuant en équité, estime que
les requérants devraient se voir allouer 8 400 EUR.
Aucune somme ne doit être ajoutée en raison d’une
« frustration supplémentaire » pouvant découler du retard dans le
versement de la somme due par l’Etat, faute d’allégations y relatives.
273. Partant, les requérants ont droit au
titre de la réparation du dommage moral à une somme globale de 8 400 EUR,
soit 2 100 EUR chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt
sur cette somme.
3. Dommage moral en rapport avec les
autres violations constatées
a) L’arrêt
de la chambre
274. Dans
son arrêt, la chambre a dit que, sur ce point, la question de l’application de
l’article 41 ne se trouvait pas en état et a réservé la question (paragraphe
115 de l’arrêt de la chambre).
b) Les thèses des comparants
i. Les requérants
275. Les requérants estiment à
6 500 EUR chacun la réparation du préjudice moral résultant de l’iniquité
du procès et de l’atteinte à leur droit au respect des biens. Au total, les
requérants réclament donc 26 000 EUR pour préjudice moral à raison de ces
violations.
ii. Le Gouvernement
276. Le Gouvernement n’a pas soumis
d’observations sur ce point.
c) Appréciation de la Cour
277. La Cour estime que les requérants
ont dû subir un préjudice moral certain, découlant de l’atteinte injustifiée à
leur droit au respect des biens et à l’iniquité de la procédure, que les
constats de violation n’ont pas suffisamment réparé.
278. Compte tenu des circonstances de
la cause, et statuant en équité, la Cour accorde à chacun des requérants
1 000 EUR de ce chef, soit 4 000 EUR au total, plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
4. Frais
et dépens
a) L’arrêt
de la chambre
279. La chambre a réservé la question
de la satisfaction équitable sur ce point.
b) Thèses des comparants
i. Les requérants
280. Justificatifs à l’appui, les
requérants chiffrent à 16 355,99 EUR les frais et dépens encourus dans les
procédures devant les juridictions nationales, dont 1 500 EUR
correspondent à la partie des frais mis à leur charge dans la procédure
instituée dans le cadre de la loi Pinto (paragraphe 45 ci-dessus).
281. Pour ce qui est des frais encourus
dans la procédure devant la Cour, les requérants présentent une note
d’honoraires et de frais rédigée sur la base du barème national et sollicitent
le remboursement de 46 313,70 EUR, pour la procédure jusqu’à l’arrêt de la
chambre. A cette somme se rajoute un montant de 19 705 EUR incluant les
frais et dépens encourus devant la Grande Chambre.
ii. Le Gouvernement
282. Le Gouvernement s’est limité à
observer que dans la procédure instituée aux termes de la loi Pinto, les
requérants ont dû supporter une partie des frais de procédure au motif qu’ils
ont assigné en justice une partie défenderesse qui n’aurait pas dû l’être.
c) Appréciation de la Cour
283. Selon la jurisprudence de la Cour,
l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se
trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de
leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la
mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler
c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28
mai 2002, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105,
CEDH 2003-VIII).
284. Etant donné que l’affaire des
requérants devant les juridictions nationales visait essentiellement à réparer
les violations de la Convention alléguées devant la Cour, ces frais de
procédure interne peuvent être pris en compte dans l’appréciation de la demande
de coûts. La Cour juge cependant trop élevé le montant réclamé à titre
d’honoraires.
285. Quant aux frais et dépens exposés
au cours de la procédure à Strasbourg, la Cour vient de conclure à la violation
de l’article 1 du Protocole no 1 et à la double violation de
l’article 6 § 1 de la Convention, admettant ainsi les thèses des requérants.
Si la Cour ne doute pas de la nécessité des frais
réclamés ni qu’ils aient été effectivement engagés à ce titre, et reconnaît la
durée et la précision des conclusions soumises par les requérants et la grande
quantité de travail effectuée en leur nom, elle trouve cependant excessifs les
honoraires revendiqués. Elle considère dès lors qu’il n’y a lieu de les
rembourser qu’en partie.
286. Compte tenu des circonstances de
la cause, la Cour alloue aux requérants 50 000 EUR au total pour
l’ensemble des frais exposés devant les juridictions nationales et à
Strasbourg, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
5. Intérêts moratoires
287. La Cour juge approprié de calquer
le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il
y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à raison du
caractère inadéquat de l’indemnité d’expropriation ;
2. Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner
sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 le grief tiré de
l’application rétroactive en l’espèce de l’article 5 bis de la loi no
359/1992 ;
3. Dit qu’il y a eu violation de
l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’application en l’espèce de
l’article 5 bis de la loi no 359/1992 ;
4. Rejette
l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies
de recours internes, pour ce qui est du grief tiré de la durée de la
procédure ;
5. Dit que
les requérants peuvent se prétendre « victimes » aux fins de
l’article 34 de la Convention d’une violation du principe du « délai
raisonnable » ;
6. Dit qu’il y a eu violation de
l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;
7. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois
mois, les sommes suivantes :
i. 580 000 EUR (cinq cent quatre-vingt
mille euros) pour dommage matériel,
ii. 8 400 EUR (huit mille quatre
cents euros) plus 4 000 EUR (quatre mille euros) soit au total 12 400
EUR (douze mille quatre cents euros) pour dommage moral,
iii. 50 000
EUR (cinquante mille euros) pour frais et dépens,
iv. tout montant pouvant être dû à
titre d’impôt sur lesdites sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
8. Rejette
la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en
anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à
Strasbourg, le 29 mars 2006.
Lawrence Early Luzius Wildhaber
Greffier adjoint Président