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QUATRIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE NASR ET GHALI c. ITALIE

 

(RequĂȘte no 44883/09)

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

23 février 2016

 

 

 

 

 

 

 

En l’affaire Nasr et Ghali c. Italie,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (quatriĂšme section), siĂ©geant en une chambre composĂ©e de :

          George Nicolaou, président,
          Guido Raimondi,
          PÀivi HirvelÀ,
          Ledi Bianku,
          Nona Tsotsoria,
          Paul Mahoney,
          Krzysztof Wojtyczek, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffiÚre de section,

AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2016,

Rend l’arrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

PROCÉDURE

1.  Ă€ l’origine de l’affaire se trouve une requĂȘte (no 44883/09) dirigĂ©e contre la RĂ©publique italienne par deux ressortissants Ă©gyptiens, M. Osama Mustafa Nasr et Mme Nabila Ghali (« les requĂ©rants Â»), qui ont saisi la Cour le 6 aoĂ»t 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â»).

2.  Les requĂ©rants ont Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©s par Me L. Bauccio, avocat Ă  Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement Â») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son agent, Mme E. Spatafora.

3.  Les requĂ©rants se plaignent de diverses violations fondĂ©es sur les articles 3, 5, 6, 8 et 13 de la Convention, dans le cadre de l’opĂ©ration de remise secrĂšte dont le requĂ©rant a prĂ©tendument fait l’objet. L’intĂ©ressĂ© allĂšgue avoir Ă©tĂ© enlevĂ© en Italie par des agents italiens et des agents Ă©trangers, avoir Ă©tĂ© transportĂ© Ă  la base militaire amĂ©ricaine d’Aviano en Italie et puis Ă  la base militaire amĂ©ricaine de Ramstein en Allemagne, pour y ĂȘtre remis Ă  des agents de la Central Intelligence Agency (ci-aprĂšs « la CIA Â») qui l’auraient ensuite embarquĂ© sur un vol spĂ©cial Ă  destination de l’Égypte, oĂč il aurait Ă©tĂ© dĂ©tenu au secret et aurait subi des tortures et des mauvais traitements.

4.  Le 22 novembre 2011, la requĂȘte a Ă©tĂ© communiquĂ©e au Gouvernement. Le 3 mars 2015, la Cour a posĂ© aux parties des questions complĂ©mentaires.

5.  Une audience s’est dĂ©roulĂ©e en public au Palais des droits de l’homme, Ă  Strasbourg, le 23 juin 2015 (article 59 § 3 du rĂšglement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement

Mme P. Accardo,                                                                 co-agente ;

M. G. Mauro Pellegrini,                                                            co-agent ;

Mme R. Incutti, ministĂšre de la Justice,

MM. M. Giannuzzi, Avocat général,

 A. Di Taranto, ministÚre de la Justice                                         conseillers.

–  pour les requĂ©rants

MM.  L. Bauccio, avocat,                                                             conseil,

          C. Scambia, avocat,
          L. Favero, avocat,                                                               conseillers.

 

La Cour a entendu en leurs dĂ©clarations Mme Incutti, M. Giannuzzi et Me Bauccio.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6.  Le requĂ©rant, nĂ© en 1963, et la requĂ©rante, nĂ©e en 1968, sont un couple mariĂ©.

7.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont Ă©tĂ© exposĂ©s par les parties, peuvent se rĂ©sumer comme suit.

A.  Le contexte

8.  Le requĂ©rant, connu Ă©galement sous le nom de « Abou Omar Â», vivait en Italie depuis 1998 et Ă©tait devenu imam d’une mosquĂ©e de Latina. Membre du groupe Jama’a al-Islamiya, un mouvement islamiste considĂ©rĂ© comme terroriste par le gouvernement Ă©gyptien, il demanda le statut de rĂ©fugiĂ© politique. Le 22 fĂ©vrier 2001, les autoritĂ©s italiennes firent droit Ă  sa demande.

En juillet 2000, le requérant déménagea à Milan, et, le 6 octobre 2001, il épousa la requérante à la mosquée de la rue Quaranta, selon le rite islamique.

9.  SoupçonnĂ© notamment d’association de malfaiteurs aux fins de la commission d’actes violents de terrorisme international, infraction prĂ©vue Ă  l’article 270 bis du code pĂ©nal (ci-aprĂšs « le CP Â»), il fit l’objet d’investigations prĂ©liminaires menĂ©es par le parquet de Milan sur ses relations avec des rĂ©seaux fondamentalistes.

Ces investigations aboutirent Ă  la dĂ©livrance d’une ordonnance de mise en dĂ©tention provisoire, Ă©mise le 26 juin 2005 par le juge des investigations prĂ©liminaires (« le GIP Â») de Milan.

Il ressort du dossier que le requĂ©rant fut condamnĂ© le 6 dĂ©cembre 2013 par le tribunal de Milan pour appartenance Ă  une organisation terroriste. L’intĂ©ressĂ© interjeta appel de sa condamnation.

B.  L’enlĂšvement du requĂ©rant, son transfert en Égypte, la dĂ©tention au secret en Égypte et les conditions de sa dĂ©tention

1.  L’enlĂšvement du requĂ©rant et son transfert en Égypte

10.  Selon ses propres dĂ©clarations – adressĂ©es par Ă©crit au parquet de Milan en 2004 –, le requĂ©rant fut interceptĂ© le 17 fĂ©vrier 2003 vers midi par un inconnu habillĂ© en civil (plus tard identifiĂ© comme Ă©tant M. Pironi ; paragraphes 29, 58, 69, 72 et-74 ci-dessous) alors qu’il marchait dans la rue Guerzoni Ă  Milan pour se rendre Ă  la mosquĂ©e situĂ©e boulevard Jenner. Se faisant passer pour un policier, l’inconnu lui aurait demandĂ© sa piĂšce d’identitĂ© et son titre de sĂ©jour et aurait feint de contrĂŽler son identitĂ© par tĂ©lĂ©phone portable. Soudain, le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© agressĂ© par des inconnus, qui se seraient saisi de lui et l’auraient poussĂ© violemment dans une fourgonnette blanche garĂ©e Ă  proximitĂ©. Il aurait alors Ă©tĂ© sĂ©vĂšrement frappĂ© Ă  coups de pied et de poing, immobilisĂ©, ligotĂ© aux mains et aux pieds et couvert d’une cagoule par deux hommes ĂągĂ©s d’une trentaine d’annĂ©es. Le vĂ©hicule aurait ensuite dĂ©marrĂ© Ă  grande vitesse. Pendant le trajet, le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© pris d’un fort malaise, se serait Ă©vanoui et aurait Ă©tĂ© ranimĂ©.

11.  Environ quatre heures plus tard, le vĂ©hicule se serait arrĂȘtĂ© Ă  un endroit (identifiĂ© par la suite comme Ă©tant la base des Forces aĂ©riennes amĂ©ricaines en Europe, United States Air Forces in Europe, USAFE d’Aviano oĂč le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© embarquĂ© dans un avion. AprĂšs un voyage d’environ une heure, l’avion aurait atterri dans un aĂ©roport identifiĂ© par la suite comme Ă©tant la base militaire amĂ©ricaine de Ramstein en Allemagne (paragraphes 38-39 et 112-113 ci-dessous) Le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© transportĂ© pieds et poings liĂ©s dans une salle de cet aĂ©roport, oĂč il aurait Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ© puis rhabillĂ© avec d’autres vĂȘtements. On lui aurait Ă©galement enlevĂ© quelques instants le bandeau qui lui couvrait les yeux pour le prendre en photo.

12.  Il aurait ensuite Ă©tĂ© embarquĂ© dans un avion militaire Ă  destination de l’aĂ©roport civil du Caire. Pendant le transfert, il aurait Ă©tĂ© ligotĂ© Ă  une chaise. On lui aurait placĂ© un casque diffusant de la musique classique sur les oreilles, de maniĂšre Ă  l’empĂȘcher d’entendre ce qui se passait autour de lui. Il aurait Ă©tĂ© maltraitĂ© Ă  plusieurs reprises et n’aurait reçu de soins mĂ©dicaux qu’aprĂšs une forte crise respiratoire causĂ©e par les traitements subis.

2.  La dĂ©tention au secret et les interrogatoires en Égypte

a)  La premiĂšre pĂ©riode de dĂ©tention (17-18 fĂ©vrier 2003 au 19 avril 2004)

13.  Le requĂ©rant relate dans ses dĂ©clarations que, une fois arrivĂ© Ă  l’aĂ©roport du Caire, il fut ligotĂ© avec une bande adhĂ©sive serrĂ©e autour des pieds et des mains. Deux personnes l’auraient aidĂ© Ă  descendre de l’avion et une personne parlant l’arabe avec un accent Ă©gyptien lui aurait dit de monter dans une camionnette.

14.  Le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© emmenĂ© au quartier gĂ©nĂ©ral des services nationaux de renseignement et interrogĂ© par trois officiers Ă©gyptiens sur ses activitĂ©s en Italie, sa famille et ses voyages Ă  l’étranger. Par la suite, une personne Ă©gyptienne de haut rang l’aurait interrogĂ© et lui aurait proposĂ© un retour immĂ©diat en Italie en Ă©change de sa collaboration avec les services de renseignement. Le requĂ©rant aurait dĂ©clinĂ© cette proposition.

15.  Le 18 fĂ©vrier 2003 dans la matinĂ©e, le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© mis dans une cellule d’environ deux mĂštres carrĂ©s sans fenĂȘtre, sans toilettes, sans eau, sans lumiĂšre et insuffisamment aĂ©rĂ©e, extrĂȘmement froide en hiver et trĂšs chaude en Ă©tĂ©. Pendant toute la durĂ©e de sa dĂ©tention dans cette cellule, tout contact avec l’extĂ©rieur lui aurait Ă©tĂ© interdit.

16.  Pendant cette pĂ©riode, le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© conduit rĂ©guliĂšrement dans une salle d’interrogatoire oĂč il aurait Ă©tĂ© soumis Ă  des violences physiques et psychiques destinĂ©es Ă  lui extorquer des informations, notamment sur ses relations supposĂ©es avec des rĂ©seaux de terrorisme islamiste en Italie. Lors de son premier interrogatoire, il aurait Ă©tĂ© dĂ©vĂȘtu et contraint de rester debout sur un pied – l’autre pied et les mains Ă©tant ligotĂ©s ensemble – de sorte qu’il serait tombĂ© plusieurs fois par terre, sous les moqueries des hommes en uniforme qui Ă©taient prĂ©sents. Par la suite, il aurait Ă©tĂ© battu, soumis Ă  des chocs Ă©lectriques et menacĂ© de violences sexuelles s’il ne rĂ©pondait pas aux questions qui lui Ă©taient posĂ©es.

17.  Le 14 septembre 2003, il aurait Ă©tĂ© transfĂ©rĂ© dans un autre lieu de dĂ©tention aprĂšs avoir Ă©tĂ© contraint de signer des dĂ©clarations attestant qu’il n’avait aucun objet sur lui au moment de son arrivĂ©e et qu’il n’avait subi aucun mauvais traitement pendant sa dĂ©tention.

18.  Il aurait alors Ă©tĂ© dĂ©tenu dans une cellule en sous-sol d’environ trois mĂštres carrĂ©s, sans lumiĂšre, sans ouverture, sans installations sanitaires et sans eau courante, dans laquelle il disposait seulement d’une couverture trĂšs sale et malodorante. Il aurait Ă©tĂ© nourri exclusivement avec du pain rassis et de l’eau. Il n’aurait pas eu accĂšs Ă  des toilettes et aurait donc Ă©tĂ© obligĂ© de dĂ©fĂ©quer et d’uriner dans la cellule. Il n’aurait pu prendre de douche que tous les quatre mois et on ne lui aurait jamais taillĂ© la barbe ni coupĂ© les cheveux pendant toute sa dĂ©tention. Il n’aurait pu avoir aucun contact avec l’extĂ©rieur. On aurait refusĂ© de lui donner un Coran et de lui indiquer la direction de la Mecque, vers laquelle les musulmans doivent se tourner pour prier. Il devait se prĂ©senter debout face au mur lorsqu’un gardien ouvrait la cellule – ce qui selon lui pouvait arriver Ă  tout moment – sous peine d’ĂȘtre battu, parfois avec une matraque Ă©lectrique. Lorsqu’ils s’adressaient Ă  lui, les gardiens l’appelaient soit par le numĂ©ro de sa cellule, soit par des noms de femme ou d’organes gĂ©nitaux. De temps en temps, on l’aurait conduit prĂšs des salles d’interrogatoire pour lui faire entendre les cris de douleur d’autres dĂ©tenus.

19.  Le requĂ©rant explique que, deux fois par jour, un gardien venait le chercher pour l’emmener Ă  la salle d’interrogatoire, ligotĂ© et aveuglĂ© par un bandeau sur les yeux. À chaque interrogatoire, un agent l’aurait dĂ©shabillĂ© puis aurait invitĂ© les autres agents Ă  toucher ses parties intimes pour l’humilier. Le requĂ©rant dit avoir Ă©tĂ© souvent suspendu par les pieds ou ligotĂ© Ă  une porte en fer ou Ă  un grillage en bois, dans diffĂ©rentes positions. RĂ©guliĂšrement, les agents l’auraient battu pendant des heures et lui auraient infligĂ© des Ă©lectrochocs au moyen d’électrodes mouillĂ©es apposĂ©es sur sa tĂȘte, son thorax et ses organes gĂ©nitaux. D’autres fois, il aurait Ă©tĂ© soumis Ă  la torture appelĂ©e « martaba Â» (matelas), qui consiste Ă  immobiliser la victime sur un matelas mouillĂ© puis Ă  envoyer des dĂ©charges Ă©lectriques dans le matelas. Enfin, il aurait subi des violences sexuelles Ă  deux reprises.

20.  Ă€ partir du mois de mars 2004, au lieu de lui poser des questions, les agents Ă©gyptiens auraient fait rĂ©pĂ©ter au requĂ©rant une fausse version des Ă©vĂ©nements, qu’il aurait dĂ» confirmer devant le procureur. Notamment, il aurait dĂ» affirmer avoir quittĂ© l’Italie de son propre chef et avoir rejoint l’Égypte par ses propres moyens, avoir remis son passeport italien aux autoritĂ©s Ă©gyptiennes parce qu’il ne souhaitait pas rentrer en Italie et n’avoir subi de leur part aucun mauvais traitement.

21.  Le requĂ©rant serait restĂ© dĂ©tenu au secret jusqu’au 19 avril 2004. À cette date, il fut libĂ©rĂ©, selon lui parce qu’il avait fait des dĂ©clarations conformes aux instructions qu’il avait reçues et Ă  la condition de ne pas quitter Alexandrie et de ne parler Ă  personne des traitements qu’il avait subis lors de sa dĂ©tention.

22.  En dĂ©pit de l’indication qui lui aurait Ă©tĂ© faite de ne parler Ă  personne des traitements qu’il avait subis, le requĂ©rant tĂ©lĂ©phona Ă  sa femme dĂšs sa remise en libertĂ© afin de la rassurer sur son sort. Il prit contact Ă©galement avec d’autres personnes auxquelles il dĂ©crivit son enlĂšvement et sa dĂ©tention (voir aussi paragraphes 33 et 35 ci-dessous).

b)  La deuxiĂšme pĂ©riode (date non prĂ©cisĂ©e en mai 2004 – 12 fĂ©vrier 2007)

23.  Ă€ une date non prĂ©cisĂ©e, environ vingt jours aprĂšs sa remise en libertĂ©, le requĂ©rant fut arrĂȘtĂ© par la police Ă©gyptienne. Il fut dĂ©tenu dans diffĂ©rents Ă©tablissements, notamment les prisons d’Istiqbal et de Tora, et placĂ© Ă  l’isolement pendant de longues pĂ©riodes. Sa dĂ©tention, de nature administrative, avait pour base lĂ©gale la lĂ©gislation anti-terroriste Ă©gyptienne. Il fut remis en libertĂ© le 12 fĂ©vrier 2007 (voir aussi les paragraphes 34-35 ci-dessous), sans ĂȘtre incriminĂ©.

24.  Entre-temps, le 5 novembre 2006, la dĂ©tention du requĂ©rant en Égypte avait Ă©tĂ© confirmĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Ahmed Omar, assistant du ministre de l’IntĂ©rieur Ă©gyptien, lors d’une interview menĂ©e par le journal « Al Ahram Weekly Â» : le gĂ©nĂ©ral avait dĂ©clarĂ© Ă  cette occasion que le requĂ©rant Ă©tait dĂ©tenu pour des raisons de sĂ©curitĂ©, et qu’il s’était rendu spontanĂ©ment en Égypte.

25.  Pendant cette pĂ©riode, les autoritĂ©s Ă©gyptiennes ne rĂ©pondirent pas aux magistrats italiens qui, dans le cadre de l’enquĂȘte menĂ©e par le parquet de Milan sur l’enlĂšvement du requĂ©rant (voir aussi les paragraphes 30-72 ci-dessous), demandaient Ă  pouvoir l’interroger et Ă  obtenir des prĂ©cisions sur son arrivĂ©e en Égypte et sur les raisons de sa dĂ©tention. Elles refusĂšrent au requĂ©rant la possibilitĂ© de se rendre en Italie.

FrappĂ© d’une interdiction de quitter le territoire Ă©gyptien, le requĂ©rant, depuis sa remise en libertĂ©, vit Ă  Alexandrie.

3.  SĂ©quelles physiques et psychologiques de traitements subi par le requĂ©rant

26.  Les traitements subis par le requĂ©rant lui auraient laissĂ© de graves sĂ©quelles physiques, notamment une baisse de l’audition, des difficultĂ©s pour se dĂ©placer, des rhumatismes, des problĂšmes d’incontinence, ainsi qu’une perte de poids importante. L’intĂ©ressĂ© fait aussi Ă©tat d’importantes sĂ©quelles psychologiques, notamment d’un Ă©tat de dĂ©pression et de stress post-traumatique aigu.

27.  Un certificat mĂ©dical datĂ© du 9 juin 2007, Ă©tabli par un mĂ©decin psychiatre, atteste que le requĂ©rant souffrait de troubles post-traumatiques. Ce mĂ©decin prĂ©conisait par ailleurs une consultation avec un mĂ©decin lĂ©giste afin de faire constater les marques de lĂ©sions encore visibles sur le corps de l’intĂ©ressĂ©.

C.  L’enquĂȘte menĂ©e par le parquet de Milan

1.  La premiĂšre phase de l’enquĂȘte : l’identification des agents amĂ©ricains soupçonnĂ©s d’avoir pris part Ă  l’enlĂšvement et les ordonnances de mise en dĂ©tention provisoire les concernant.

28.  Le 20 fĂ©vrier 2003, la requĂ©rante signala Ă  un commissariat de police de Milan la disparition de son Ă©poux.

29.  Suite Ă  un appel Ă  tĂ©moins, une certaine Mme R., membre de la communautĂ© Ă©gyptienne, se fit connaĂźtre.

Le 26 fĂ©vrier 2003, elle fut entendue par la police. Elle dĂ©clara que le 17 fĂ©vrier 2003, peu avant midi, alors qu’elle passait avec ses enfants dans la rue Guerzoni pour rentrer chez elle, elle avait vu une camionnette blanche garĂ©e sur le cĂŽtĂ© gauche de la chaussĂ©e et, sur l’autre cĂŽtĂ©, appuyĂ© contre un mur, un homme portant une longue barbe et des habits traditionnels arabes prĂšs duquel se trouvaient deux autres hommes, Ă  l’aspect occidental, dont l’un (ndr : M. Pironi, carabinier) Ă©tait en train de parler dans un tĂ©lĂ©phone portable. Ils avaient fait monter le requĂ©rant Ă  bord de la camionnette. AprĂšs s’ĂȘtre entretenue quelques instants avec les bĂ©nĂ©voles d’une association avec lesquels ses enfants jouaient, Mme R. se serait remise en route. Elle aurait alors entendu un grand bruit qui l’aurait fait se retourner et aurait vu la camionnette blanche dĂ©marrer Ă  toute vitesse tandis que les trois hommes n’étaient plus dans la rue.

30.  Ă€ une date non prĂ©cisĂ©e, vraisemblablement vers la fin du mois de fĂ©vrier 2003, le parquet de Milan ouvrit une enquĂȘte contre X pour enlĂšvement au sens de l’article 605 du code pĂ©nal. Le dĂ©partement de la police chargĂ© des opĂ©rations spĂ©ciales et du terrorisme (Divisione Investigazioni Generali e Operazioni SpecialiDigos) de Milan fut saisi de l’enquĂȘte. Les autoritĂ©s d’enquĂȘte ordonnĂšrent la mise en place d’écoutes tĂ©lĂ©phoniques et de contrĂŽles sur l’utilisation de tĂ©lĂ©phones portables dans la zone oĂč les faits s’étaient supposĂ©ment dĂ©roulĂ©s.

31.  Le 3 mars 2003, les autoritĂ©s amĂ©ricaines (par l’intermĂ©diaire de R. H. Russomando, agent de la CIA Ă  Rome), communiquĂšrent aux agents de la Digos qu’Abou Omar se trouverait dans les Balkans. La nouvelle se serait par la suite rĂ©vĂ©lĂ©e fausse et trompeuse (voir aussi paragraphe 114 ci-dessous).

32.  Le 4 mars 2003, Mme R. fut entendue par le parquet et confirma son tĂ©moignage du 26 fĂ©vrier 2003.

UltĂ©rieurement, au cours de l’enquĂȘte, le mari de R dĂ©clara que sa femme s’était abstenue de dire qu’elle avait vu les personnes ayant fait monter le requĂ©rant dans la camionnette user de violence et entendu des cris Ă  l’aide.

Par la suite, plusieurs autres témoins furent entendus.

33.  Plus d’un an plus tard, entre le 20 avril 2004 et le 7 mai 2004, les enquĂȘteurs procĂ©dĂšrent Ă  l’écoute des conversations tĂ©lĂ©phoniques entre le requĂ©rant et son Ă©pouse. Durant cette pĂ©riode, des conversations tĂ©lĂ©phoniques entre le requĂ©rant, la requĂ©rante et leur ami Ă©gyptien, un certain M. M. R., furent interceptĂ©es. Le requĂ©rant relatait son enlĂšvement, sa dĂ©portation en Égypte, les tortures subies et disait se trouver Ă  Alexandrie depuis le 19 avril 2004, date de sa libĂ©ration.

En particulier, le 20 avril 2004, les enquĂȘteurs enregistrĂšrent une conversation tĂ©lĂ©phonique entre la requĂ©rante et le requĂ©rant. Ce dernier appelait depuis Alexandrie. AprĂšs avoir rassurĂ© son Ă©pouse sur son Ă©tat de santĂ©, il lui expliqua qu’il avait Ă©tĂ© enlevĂ© et qu’il ne pouvait pas quitter l’Égypte. Il lui demanda de lui envoyer deux cents euros (EUR), de prĂ©venir ses amis musulmans et de ne pas contacter la presse.

34.  Le 13 mai 2004, une conversation tĂ©lĂ©phonique entre la requĂ©rante et des membres de sa famille rĂ©vĂ©lĂšrent que le requĂ©rant venait d’ĂȘtre de nouveau arrĂȘtĂ© par la police Ă©gyptienne. Il resta en dĂ©tention jusqu’au 12 fĂ©vrier 2007.

AprÚs sa libération en avril 2004 le requérant avait envoyé un mémoire au parquet de Milan dans lequel il décrivait son enlÚvement et les tortures subies (voir aussi le paragraphe 10 ci-dessus).

35.  Le 15 juin 2004, M. E.M.R., ressortissant Ă©gyptien rĂ©sidant Ă  Milan, fut entendu en tant que tĂ©moin car il avait eu des conversations tĂ©lĂ©phoniques avec le requĂ©rant. Celui-ci lui avait relatĂ© les circonstances de son enlĂšvement et de son transfert en Égypte Ă  bord d’avions militaires amĂ©ricains et lui avait dit avoir refusĂ© une proposition du ministre de l’IntĂ©rieur Ă©gyptien de collaborer avec les services de renseignement.

36.  Le 24 fĂ©vrier 2005, la Digos remit au parquet un rapport sur les investigations qu’elle avait menĂ©es. GrĂące notamment Ă  une vĂ©rification des communications tĂ©lĂ©phoniques passĂ©es dans les zones pertinentes, les enquĂȘteurs avaient repĂ©rĂ© un certain nombre de cartes SIM tĂ©lĂ©phoniques potentiellement suspectes. Ces cartes avaient Ă©tĂ© connectĂ©es Ă  plusieurs reprises pour de courtes durĂ©es malgrĂ© la proximitĂ© entre les usagers respectifs ; elles avaient Ă©tĂ© activĂ©es dans les mois prĂ©cĂ©dant l’enlĂšvement et avaient cessĂ© de fonctionner dans les jours suivants ; et elles avaient Ă©tĂ© enregistrĂ©es sous de faux noms. En outre, les utilisateurs de certaines d’entre elles s’étaient par la suite dirigĂ©s vers la base aĂ©rienne d’Aviano et, pendant le trajet, ces cartes avaient Ă©tĂ© utilisĂ©es pour appeler le chef de la CIA Ă  Milan (M. Robert Seldon Lady), le chef de la sĂ©curitĂ© amĂ©ricaine de la base d’Aviano (le lieutenant-colonel Joseph Romano), ainsi que des numĂ©ros de l’État de Virginie, aux États‑Unis, oĂč la CIA a son siĂšge. Enfin, l’une de ces cartes avait Ă©tĂ© repĂ©rĂ©e dans la zone du Caire au cours des deux semaines suivantes.

37.  Le contrĂŽle croisĂ© des numĂ©ros appelĂ©s et appelants sur ces cartes SIM, des dĂ©placements de leurs utilisateurs dans les pĂ©riodes prĂ©cĂ©dant et suivant l’enlĂšvement, de l’utilisation de cartes de crĂ©dit, des sĂ©jours Ă  l’hĂŽtel et des dĂ©placements en avion ou en voiture de location avait permis aux enquĂȘteurs de confirmer certaines hypothĂšses formĂ©es Ă  partir des tĂ©moignages recueillis et de parvenir Ă  l’identification des utilisateurs rĂ©els des cartes tĂ©lĂ©phoniques.

38.  L’ensemble des Ă©lĂ©ments rĂ©unis par l’enquĂȘte de police confirmaient la version du requĂ©rant quant Ă  son enlĂšvement et Ă  son transfert Ă  la base amĂ©ricaine d’Aviano puis au Caire. Le 17 fĂ©vrier 2003, vers 16 h 30, le vĂ©hicule Ă©tait arrivĂ© Ă  la base des USAFE d’Aviano oĂč le requĂ©rant avait Ă©tĂ© embarquĂ© dans un avion. AprĂšs un voyage d’environ une heure, l’avion avait atterri Ă  la base de l’USAFE Ă  Ramstein (Allemagne).

Il fut Ă©galement Ă©tabli que dix-neuf ressortissants amĂ©ricains Ă©taient impliquĂ©s dans les faits, dont des membres du personnel diplomatique et consulaire des États-Unis en Italie. Les enquĂȘteurs indiquaient notamment dans leur rapport que le responsable de la CIA Ă  Milan de l’époque, M. Lady, avait jouĂ© un rĂŽle clĂ© dans l’affaire.

39.  Par ailleurs, des contrĂŽles sur le trafic aĂ©rien rĂ©alisĂ©s Ă  partir de quatre sources diffĂ©rentes avaient confirmĂ© que, le 17 fĂ©vrier 2003, un avion avait dĂ©collĂ© Ă  18 h 30 d’Aviano Ă  destination de Ramstein et un autre avion avait dĂ©collĂ© Ă  20 h 30 de Ramstein Ă  destination du Caire. L’avion qui avait fait le trajet Ramstein-Le Caire appartenait Ă  la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine Richmore Aviation et avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© louĂ© plusieurs fois par la CIA auparavant.

40.  Le 23 mars 2005, le parquet demanda au GIP d’ordonner la mise en dĂ©tention provisoire de dix-neuf ressortissants amĂ©ricains soupçonnĂ©s d’avoir participĂ© Ă  la planification ou Ă  l’exĂ©cution de l’enlĂšvement, y compris M. Lady.

41.  Par une ordonnance du 22 juin 2005, le GIP accueillit la demande pour treize des suspects et la rejeta pour le surplus.

42.  Le 23 juin 2005, au cours d’une perquisition menĂ©e au domicile de M. Lady, les enquĂȘteurs trouvĂšrent des photos du requĂ©rant prises dans la rue Guerzoni. Ils saisirent Ă©galement les traces Ă©lectroniques d’une recherche sur internet de trajet en voiture de la rue Guerzoni Ă  la base d’Aviano, ainsi que des billets d’avion et des rĂ©servations hĂŽteliĂšres pour un sĂ©jour au Caire du 24 fĂ©vrier au 4 mars 2003.

43.  Le 26 juin 2005, la requĂ©rante, de retour d’Égypte, fut Ă  nouveau entendue par le parquet.

44.  Par un dĂ©cret du 5 juillet 2005, le GIP dĂ©clara que les accusĂ©s frappĂ©s par l’ordonnance de mise en dĂ©tention provisoire Ă©taient introuvables (irreperibili) et ordonna la notification des actes de la procĂ©dure Ă  l’avocat commis d’office.

45.  Le parquet ayant attaquĂ© l’ordonnance du 22 juin 2005 (paragraphe 41 ci-dessus), une chambre du tribunal de Milan chargĂ©e de rĂ©examiner les mesures de prĂ©caution la rĂ©forma et, par ordonnance du 20 juillet 2005, ordonna la mise en dĂ©tention provisoire de l’ensemble des accusĂ©s.

46.  Le 27 septembre 2005, faisant suite Ă  une nouvelle demande du parquet, le GIP de Milan ordonna la mise en dĂ©tention provisoire de trois autres ressortissants amĂ©ricains.

47.  Ă€ une date non prĂ©cisĂ©e, les vingt-deux accusĂ©s amĂ©ricains furent dĂ©clarĂ©s « en fuite Â» (latitanti).

48.  Les 7 novembre et 22 dĂ©cembre 2005, le procureur chargĂ© de l’enquĂȘte pria le Procureur gĂ©nĂ©ral de Milan de demander au ministĂšre de la Justice, d’une part, de solliciter auprĂšs des autoritĂ©s amĂ©ricaines l’extradition des accusĂ©s sur la base d’un accord bilatĂ©ral avec les États‑Unis et, d’autre part, d’inviter Interpol Ă  diffuser un avis de recherche Ă  leur Ă©gard.

49.  Les 5 et 9 janvier 2006 respectivement, la chambre chargĂ©e de rĂ©examiner les mesures de prĂ©caution et le GIP dĂ©livrĂšrent des mandats d’arrĂȘt europĂ©ens pour les vingt-deux accusĂ©s.

50.  Le 12 avril 2006, le ministre de la Justice indiqua au parquet qu’il avait dĂ©cidĂ© de ne pas demander l’extradition ni la publication d’un avis de recherche international des vingt-deux accusĂ©s amĂ©ricains.

51.  Par la suite, quatre autres amĂ©ricains furent mis en cause par les dĂ©clarations d’un agent italien des services de renseignement (voir aussi paragraphe 59 ci-dessous).

2.  Les informations provenant des services de renseignement italiens

52.  Dans l’intervalle, par un courrier du 1er juillet 2005, le parquet avait demandĂ© aux directeurs du service du renseignement civil (Servizio per le informazioni e la sicurezza democratica – SISDe) et du service du renseignement militaire (Servizio per le informazioni e la sicurezza militare – SISMi) d’indiquer si, en vertu des accords existants, la CIA Ă©tait tenue de communiquer aux autoritĂ©s italiennes les noms de ses agents opĂ©rant sur le territoire national et, dans l’affirmative, si la prĂ©sence des accusĂ©s avait Ă©tĂ© signalĂ©e Ă  ce titre.

53.  Ă€ une date inconnue, le gĂ©nĂ©ral NicolĂČ Pollari, directeur du SISMi, adressa au parquet une lettre dans laquelle il l’assurait de la pleine coopĂ©ration de son service, tout en soulignant que certaines des questions posĂ©es pouvaient concerner des informations relevant du secret d’État. Par une deuxiĂšme lettre du 26 juillet 2005, le SISMi rĂ©pondit par la nĂ©gative Ă  la premiĂšre question mais confirma la prĂ©sence en Italie de M. Lady et de Mme Medero. Le directeur du SISDe, le gĂ©nĂ©ral Mario Mori, communiqua la mĂȘme rĂ©ponse dans une lettre du 22 juillet 2005.

54.  Par une lettre du 5 novembre 2005, le parquet demanda au SISMi et au SISDe si certains des ressortissants amĂ©ricains en cause Ă©taient membres du personnel diplomatique ou consulaire des États-Unis, s’il y avait eu des Ă©changes verbaux ou Ă©crits entre le SISMi et la CIA au sujet de l’enlĂšvement du requĂ©rant et, dans l’affirmative, quelle en Ă©tait la teneur.

55.  Par une note confidentielle du 11 novembre 2005, le prĂ©sident du Conseil des ministres (ci-dessous « le PdCM Â»), l’autoritĂ© compĂ©tente en matiĂšre de secrets d’État, indiqua avoir autorisĂ© la transmission des informations demandĂ©es sous rĂ©serve que leur divulgation ne portĂąt pas prĂ©judice Ă  l’ordre constitutionnel. Il ajouta que l’autorisation avait Ă©tĂ© donnĂ©e « eu Ă©gard Ă  la pleine conviction (...) que le gouvernement et le SISMi sont absolument Ă©trangers Ă  tout aspect relatif Ă  l’enlĂšvement de M. Osama Mustafa Nasr alias Abou Omar Â» et que « ni le gouvernement ni le service n’[avaient] jamais reçu d’information relative Ă  l’implication de quiconque dans les faits dĂ©noncĂ©s, Ă  l’exception de celles reçues par l’autoritĂ© judiciaire ou par la presse Â». Il rappela par ailleurs qu’il Ă©tait de son devoir institutionnel de sauvegarder la confidentialitĂ© ou le secret de tout document ou renseignement susceptibles de porter atteinte aux intĂ©rĂȘts protĂ©gĂ©s par l’article 12 de la loi no 801 du 24 octobre 1977 (voir aussi le paragraphe 156 ci-dessous), notamment quant aux relations avec des États tiers.

56.  Dans une lettre du 19 dĂ©cembre 2005, le directeur du SISMi indiqua que son service n’avait entretenu aucune relation avec la CIA ni Ă©changĂ© avec elle aucun document au sujet de l’enlĂšvement du requĂ©rant. Il prĂ©cisa Ă©galement que deux des personnes visĂ©es par l’enquĂȘte avait Ă©tĂ© accrĂ©ditĂ©es en tant que membres du personnel diplomatique amĂ©ricain en Italie.

3.  La deuxiĂšme phase de l’enquĂȘte : l’implication de ressortissants italiens, parmi lesquels des agents de l’État

57.  La deuxiĂšme phase de l’enquĂȘte se concentra sur la possible responsabilitĂ© d’agents du SISMi dans l’opĂ©ration ainsi que sur le rĂŽle des quatre autres ressortissants amĂ©ricains (voir aussi le paragraphe 51 ci-dessus).

58.  L’examen des relevĂ©s d’appels tĂ©lĂ©phoniques avait permis de conclure que M. Pironi, Ă  l’époque marĂ©chal du groupement opĂ©rationnel spĂ©cial (Raggruppamento Operativo Speciale) de carabiniers, avait Ă©tĂ© prĂ©sent sur la scĂšne de l’enlĂšvement et qu’il avait eu des contacts frĂ©quents avec M. Lady. Le 14 avril 2006, M. Pironi, interrogĂ© par le ministĂšre public de Milan, avoua ĂȘtre la personne qui, le jour de l’enlĂšvement, avait interceptĂ© le requĂ©rant pour lui demander de s’identifier. Il dĂ©clara avoir agi Ă  l’initiative de M. Lady, qui lui avait prĂ©sentĂ© l’enlĂšvement comme une action conjointe de la CIA et du SISMi.

59.  Entre mai et juillet 2006, les enquĂȘteurs interrogĂšrent plusieurs agents du SISMi. Ceux-ci dĂ©clarĂšrent avoir reçu pour instruction de coopĂ©rer avec les autoritĂ©s judiciaires, les faits sur lesquels portaient l’enquĂȘte n’étant pas couverts par le secret d’État.

Deux anciens membres du service furent notamment interrogĂ©s Ă  plusieurs reprises en tant que tĂ©moins. Le colonel S. D’Ambrosio, ancien directeur du SISMi Ă  Milan, dĂ©clara qu’au cours de l’automne 2002, M.  Lady lui avait confiĂ© que la CIA et le SISMi Ă©taient en train de prĂ©parer le « prĂ©lĂšvement Â» de M. Nasr. M. D’Ambrosio avait pris contact Ă  ce sujet avec son supĂ©rieur direct, M. Marco Mancini. Quelques jours plus tard, M. D’Ambrosio fut relevĂ© de ses fonctions. À la suite de ces dĂ©clarations, d’autres agents amĂ©ricains furent mis en cause (paragraphe 51 ci-dessus).

Le colonel Sergio Fedrico, ancien responsable du SISMi Ă  Trieste, territorialement compĂ©tent pour la rĂ©gion dans laquelle se trouve la base d’Aviano, dĂ©clara qu’en fĂ©vrier 2002, il avait refusĂ© une proposition de M. Mancini de prendre part Ă  des activitĂ©s « non orthodoxes Â» du SISMi. Il ajouta que, selon les dires d’autres agents de la structure de Trieste, son successeur, M. L. Pillini s’était vantĂ© d’avoir jouĂ© un rĂŽle opĂ©rationnel dans l’enlĂšvement du requĂ©rant. Ces propos furent confirmĂ©s successivement par deux agents du SISMi de Trieste qui en avaient Ă©tĂ© les tĂ©moins directs. M. Fedrico fut Ă©galement relevĂ© de ses fonctions en dĂ©cembre 2002.

60.  Les lignes tĂ©lĂ©phoniques de plusieurs personnes – dont M. Mancini et M. Pillini â€“ ayant Ă©tĂ© placĂ©es sur Ă©coute, les enquĂȘteurs eurent accĂšs aux conversations tenues notamment entre M. Mancini et le colonel G. Pignero, son ancien supĂ©rieur, dont la teneur laissait entendre que les deux hommes Ă©taient au courant de l’intention de la CIA d’enlever le requĂ©rant et d’une Ă©ventuelle participation du SISMi Ă  la planification de l’opĂ©ration. Cette derniĂšre hypothĂšse Ă©tait corroborĂ©e par la prĂ©sence simultanĂ©e dans deux hĂŽtels de Milan, dans les semaines prĂ©cĂ©dant l’enlĂšvement, d’agents du SISMi et de la CIA. Les Ă©coutes rĂ©vĂ©lĂšrent aussi que M. Mancini notamment avait tentĂ© d’amener les fonctionnaires impliquĂ©s dans l’affaire Ă  fournir au parquet une version des faits concordante excluant tout rĂŽle des services de renseignement italiens dans l’opĂ©ration.

61.  Par ailleurs, les Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques d’un autre membre du SISMi, M. Pio Pompa, rĂ©vĂ©lĂšrent que celui-ci s’entretenait quotidiennement avec un journaliste, M. Renato Farina, qui l’informait des progrĂšs de l’enquĂȘte dont il avait connaissance grĂące Ă  son rĂŽle de chroniqueur judiciaire. À la demande d’agents du SISMi, M. Farina aurait, en outre, essayĂ© d’aiguiller les enquĂȘteurs sur de fausses pistes.

62.  Par une ordonnance du 3 juillet 2006, le GIP de Milan, Ă  la demande du parquet, rĂ©voqua les ordonnances adoptĂ©es le 22 juin et le 20 juillet 2005 (paragraphe 45 ci-dessus) et ordonna la mise en dĂ©tention provisoire de vingt-huit accusĂ©s, dont les deux hauts fonctionnaires du SISMi, MM  Mancini et Pignero.

Dans l’ordonnance, le GIP dĂ©clara notamment ceci :

« [I]l est Ă©vident qu’une opĂ©ration telle que celle menĂ©e par les agents de la CIA Ă  Milan, selon un schĂ©ma « avalisĂ© Â» par le service [de renseignement] amĂ©ricain, ne pouvait avoir lieu sans que le service correspondant de l’État [territorial] en soit au moins informĂ© Â».

63.  Le 5 juillet 2006, le siĂšge du SISMi Ă  Rome fit l’objet d’une perquisition ordonnĂ©e par le parquet. Plusieurs documents concernant l’enlĂšvement du requĂ©rant furent saisis.

Ainsi, le parquet saisit un document du SISMi datant du 15 mai 2003, dont il ressortait que la CIA avait informĂ© le SISMi qu’Abou Omar se trouvait dĂ©tenu en Égypte et qu’il Ă©tait soumis Ă  des interrogatoires par les services de renseignement Ă©gyptiens.

En outre, un grand nombre de documents tĂ©moignant de l’attention et de la prĂ©occupation avec lesquelles le SISMi suivait l’évolution des investigations, notamment en en ce qui concernait son implication, et les reçus des sommes payĂ©es Ă  M. Farina pour son activitĂ© d’information furent Ă©galement saisis (voir aussi le paragraphe 61 ci-dessus).

64.  L’enregistrement d’une conversation entre M. Mancini et M. Pignero, effectuĂ© par le premier Ă  l’insu du deuxiĂšme, et ensuite remis aux enquĂȘteurs, rĂ©vĂ©la que M. Pignero avait reçu du directeur du SISMi, M. Pollari, l’ordre d’organiser l’enlĂšvement du requĂ©rant. InterrogĂ© les 11 et 13 juillet 2006, M. Pignero reconnut sa propre voix.

65.  Ces informations furent amplement diffusĂ©es dans la presse.

À titre d’exemple, le quotidien La Repubblica publia le 21 juillet 2006, un article titrĂ© « Pollari ordonna l’enlĂšvement : voici l’enregistrement qui l’accable Â». Cet article relatait le contenu de la conversation enregistrĂ©e par M. Mancini, citĂ©e ci-dessus. En particulier, il relatait le passage oĂč M. Mancini demandait Ă  M. Pignero s’il se souvenait que l’ordre relatif Ă  l’enlĂšvement du requĂ©rant provenait du directeur du SISMi en personne, et oĂč M. Pignero rĂ©pondait par l’affirmative. L’article relatait Ă©galement que, d’aprĂšs l’enregistrement litigieux, M. Pignero avait rencontrĂ© deux fois le directeur du SISMi, M. Pollari, au sujet de l’enlĂšvement du requĂ©rant. Il n’estimait pas opportun de tout rĂ©vĂ©ler au parquet milanais afin de protĂ©ger le directeur du SISMi. Car si M. Pollari « sautait Â», le gouvernement et les relations avec les amĂ©ricains « sauteraient aussi Â».

Un autre article paru le 23 juillet 2006 dans le quotidien La Repubblica, s’intitulait « Abou Omar, tous les 007 savaient Â». Il y Ă©tait rapportĂ© qu’aprĂšs dix journĂ©es d’interrogatoires par les enquĂȘteurs, les premiĂšres admissions de responsabilitĂ© avaient Ă©tĂ© reçues. Les agents des services italiens avaient effectuĂ© des descentes sur les lieux, des filatures et avaient prĂ©parĂ© deux dossiers secrets contenant des photos, des noms et des plans pour aider la CIA. Ils Ă©taient au courant de l’accord avec les AmĂ©ricains pour la remise extraordinaire d’Abou Omar. Surtout, tous Ă©taient conscients qu’en Italie, cela Ă©tait illĂ©gal. Les Italiens avaient jouĂ© un rĂŽle dĂ©terminant, et pas seulement dans la prĂ©paration de l’opĂ©ration. M. Mancini avait avouĂ© avoir organisĂ©, sur ordre du colonel Pignero, les Ă©tudes prĂ©liminaires des lieux frĂ©quentĂ©s par Abou Omar, en vue de son enlĂšvement. Le projet avait Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© lors d’une rĂ©union Ă  Bologne au siĂšge rĂ©gional du SISMi, en novembre 2002. À cette rĂ©union avaient participĂ© les agents du SISMi S. Fedrico, L. Pillini, M. Iodice, M. Regondi, R. Di Troia. Selon un tĂ©moin, il y avait aussi deux autres agents. Lors de son interrogatoire, M. Di Troia confirma que M. Mancini lui avait dit que les AmĂ©ricains voulaient capturer Abou Omar. Plusieurs tĂ©moins avaient relatĂ© que M. Pillini s’était vantĂ© Ă  plusieurs reprises d’avoir participĂ© Ă  l’enlĂšvement d’Abou Omar : il avait logĂ© dans un hĂŽtel Ă  Milan les jours prĂ©cĂ©dant l’enlĂšvement de l’intĂ©ressĂ© (...), alors que six agents de la CIA chargĂ©s d’exĂ©cuter l’enlĂšvement logeaient dans un autre hĂŽtel.

66.  Le 15 juillet 2006, M. Pollari refusa de rĂ©pondre aux questions du parquet, arguant que les faits sur lesquels il Ă©tait interrogĂ© Ă©taient couverts par le secret d’État, et qu’en tout Ă©tat de cause, il ignorait tout de l’enlĂšvement litigieux.

67.  Le 18 juillet 2006, le parquet s’adressa au PdCM et au ministĂšre de la DĂ©fense pour leur demander de produire toute information et tout document en leur possession concernant l’enlĂšvement du requĂ©rant et la pratique des « transfĂšrements extrajudiciaires Â» (voir aussi les paragraphes 172-173 ci-dessous). Il demanda au PdCM si ces informations et documents Ă©taient couverts par le secret d’État, et le pria, dans l’affirmative, d’examiner l’opportunitĂ© de lever le secret.

68.  Par une note du 26 juillet 2006, le PdCM indiqua que les informations et les documents demandĂ©s Ă©taient couverts par le secret d’État et que les conditions pour une levĂ©e du secret n’étaient pas rĂ©unies.

69.  Le 30 septembre 2006, interrogĂ© au cours d’une audience ad hoc tenue en chambre du conseil devant le GIP aux fins de la production d’une preuve (incidente probatorio), M. Pironi confirma les dĂ©clarations dĂ©jĂ  recueillies par les enquĂȘteurs.

70.  Le 31 octobre 2006, le ministĂšre de la DĂ©fense confirma que certains documents avaient Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©s secrets d’État par le PdCM et ne pouvaient donc pas ĂȘtre produits. Dans les documents restants, les parties relevant du secret d’État avaient Ă©tĂ© effacĂ©es.

71.  En novembre 2006, M. Pollari fut relevĂ© de ses fonctions de directeur du SISMi.

4.  La clĂŽture de l’enquĂȘte et le renvoi en jugement des accusĂ©s

72.  Le 5 dĂ©cembre 2006, le parquet demanda le renvoi en jugement de trente-cinq personnes. Parmi elles se trouvaient vingt-six ressortissants amĂ©ricains (dont les anciens responsables de la CIA en poste Ă  Milan et en Italie, certains membres du personnel diplomatique et consulaire amĂ©ricain et l’ancien responsable militaire de la sĂ©curitĂ© de la base d’Aviano, M. Romano) et six ressortissants italiens (M. Pironi, et cinq agents du SISMi Ă  savoir N. Pollari, M. Mancini, R. Di Troia, L. Di Gregori, G. Ciorra) accusĂ©s d’avoir participĂ© Ă  la planification et Ă  la rĂ©alisation de l’enlĂšvement. M. Pignero Ă©tait entre-temps dĂ©cĂ©dĂ©. Trois autres accusĂ©s, R. Farina, P. Pompa et L. Seno, devaient rĂ©pondre de recel de malfaiteurs (favoreggiamento personale) pour avoir aidĂ© les auteurs du crime aprĂšs l’enlĂšvement, par exemple en leur prĂȘtant leurs propres tĂ©lĂ©phones afin de leur permettre de passer des coups de fils non surveillĂ©s et se mettre d’accord sur la version des faits Ă  fournir.

73.  Ă€ une date non prĂ©cisĂ©e en janvier 2007, sur demande dĂ©posĂ©e par le parquet, un juge du tribunal de Milan ordonna la saisie de la moitiĂ© d’une maison situĂ©e dans le PiĂ©mont appartenant Ă  M. Lady (l’autre moitiĂ© appartenant Ă  sa femme) afin de garantir les frais de justice et tout dommage-intĂ©rĂȘt pouvant ĂȘtre accordĂ© aux requĂ©rants en cas de condamnation.

74.  Le 16 fĂ©vrier 2007, l’affaire s’acheva pour deux des accusĂ©s (MM. Pironi et Farina) par la procĂ©dure spĂ©ciale d’application de la peine convenue entre les intĂ©ressĂ©s et le ministĂšre public (applicazione della pena su richiesta delle parti, article 444 du code de procĂ©dure pĂ©nale), Ă  savoir un an et neuf mois d’emprisonnement pour M. Pironi et six mois d’emprisonnement, convertis en amende de 6 800 EUR, pour M. Farina. Ce jugement devint dĂ©finitif.

75.  Par une dĂ©cision du mĂȘme jour, dĂ©posĂ©e le 20 fĂ©vrier 2007, le GIP dĂ©fĂ©ra les trente-trois autres accusĂ©s devant le tribunal de Milan. Vingt-six d’entre eux (tous les agents amĂ©ricains) ne se prĂ©sentĂšrent pas au procĂšs et furent jugĂ©s par contumace.

5.  Les recours concernant le conflit de compĂ©tence entre les pouvoirs de l’État dans la phase de l’enquĂȘte

a)  Les recours du PrĂ©sident du Conseil des ministres

76.  Les 14 fĂ©vrier et 14 mars 2007, le PdCM saisit la Cour constitutionnelle de deux recours, respectivement contre le parquet et contre le GIP de Milan, pour conflit de compĂ©tence entre les pouvoirs de l’État.

Dans le premier recours (no 2/2007), il se plaignait de l’utilisation et de la diffusion par le parquet de documents et de renseignements couverts par le secret d’État, de la mise sur Ă©coute des lignes tĂ©lĂ©phoniques du SISMi et d’avoir posĂ©, lors de l’audience du 30 septembre 2006, des questions concernant des faits relevant du secret d’État. Pour ces motifs, il demandait Ă  la Cour constitutionnelle d’annuler les actes de l’enquĂȘte concernĂ©s ainsi que la demande de renvoi en jugement.

77.  Dans le deuxiĂšme recours (no 3/2007), il se plaignait du dĂ©pĂŽt au dossier et de l’utilisation par le GIP d’actes, de documents et d’élĂ©ments de preuve couverts par le secret d’État. Il prĂ©cisait que le GIP en avait pris connaissance et que, sur le fondement de ces Ă©lĂ©ments, il avait dĂ©cidĂ© de renvoyer les accusĂ©s en jugement et d’entamer les dĂ©bats, ce qui aurait eu pour effet d’accroĂźtre encore la publicitĂ© des informations relevant du secret. Le PdCM demandait Ă  la Cour constitutionnelle d’annuler la dĂ©cision de renvoi en jugement du 16 fĂ©vrier 2007 (paragraphe 75 ci-dessus) et d’ordonner la restitution des documents contenant des informations secrĂštes.

78.  Le tribunal de Milan intervint dans la procĂ©dure en formant un recours incident. Il soutint que le PdCM avait mĂ©connu les attributions constitutionnelles du GIP en refusant de collaborer avec lui et de lui fournir les documents relatifs Ă  l’enlĂšvement d’Abou Omar et Ă  la pratique des « transfĂšrements extrajudiciaires Â» et nĂ©cessaires au dĂ©roulement de l’enquĂȘte.

79.  Par deux ordonnances du 18 avril 2007 (nos 124/2007 et 125/2007), la Cour constitutionnelle dĂ©clara recevables les deux recours du PdCM (voir aussi les paragraphes 99 et 101-107 ci-dessous).

b)  Les recours du parquet et du GIP de Milan

80.  Les 12 et 15 juin 2007 respectivement, le parquet et le GIP de Milan dĂ©posĂšrent des recours pour conflit de compĂ©tence contre le PdCM (no 6/2007 et 7/2007).

Dans son recours, le parquet de Milan priait la Cour constitutionnelle de conclure que le PdCM avait excĂ©dĂ© ses pouvoirs lorsque, par la note du 26 juillet 2006 (paragraphe 68 ci-dessus), il avait dĂ©clarĂ© secrets les documents et renseignements relatifs Ă  l’organisation et Ă  la rĂ©alisation de l’enlĂšvement. Il arguait tout d’abord que le secret d’État ne pouvait pas s’appliquer Ă  l’enlĂšvement, qui constituait un « trouble Ă  l’ordre constitutionnel Â» Ă©tant donnĂ© que les principes de l’État constitutionnel s’opposaient Ă  ce que l’on enlevĂąt des individus sur le territoire de la RĂ©publique pour les transfĂ©rer de force dans des pays tiers afin qu’ils y soient interrogĂ©s sous la menace ou l’usage de violences physiques et morales. Il soulignait Ă  cet Ă©gard que le secret avait Ă©tĂ© appliquĂ© de façon gĂ©nĂ©rale, rĂ©troactivement et sans motivation adĂ©quate.

81.  Par deux ordonnances du 26 septembre 2007, la Cour constitutionnelle dĂ©clara recevable le recours du parquet et irrecevable celui du GIP (voir aussi le paragraphe 99 ci-dessous).

D.  Les procĂšs devant le tribunal de Milan

1.  La suspension, la reprise du procĂšs et l’ouverture des dĂ©bats

82.  Entre-temps, lors de la premiĂšre audience, le 8 juin 2007, les requĂ©rants s’étaient constituĂ©s partie civile et avaient demandĂ© des dommages-intĂ©rĂȘts pour atteinte Ă  la libertĂ© personnelle, Ă  l’intĂ©gritĂ© physique et psychique et Ă  la vie privĂ©e et familiale. Les accusĂ©s avaient demandĂ© la suspension du procĂšs au motif que la procĂ©dure pour conflit de compĂ©tence Ă©tait encore pendante devant la Cour constitutionnelle. À la deuxiĂšme audience, le 18 juin 2007, le tribunal dĂ©cida de suspendre le procĂšs.

83.  Le 12 octobre 2007, la loi no 124 du 3 aoĂ»t 2007 (« loi no 124/2007 Â») sur la rĂ©forme des services de renseignement et du secret d’État entra en vigueur (paragraphes 153 et suivants ci-dessous).

84.  Par une ordonnance du 19 mars 2008, le tribunal rĂ©voqua l’ordonnance de suspension du procĂšs. Il s’exprima ainsi :

« Les questions susceptibles de se poser quant Ă  l’invaliditĂ© d’actes du procĂšs dĂ©jĂ  accomplis ou Ă  accomplir ou Ă  l’interdiction de les utiliser ne pourront ĂȘtre examinĂ©es qu’aprĂšs la dĂ©cision de la Cour constitutionnelle sur la nullitĂ© de ces actes ou sur l’interdiction de les utiliser ;

Aucune atteinte aux intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs protĂ©gĂ©s par le secret d’un document ou d’un acte ne peut dĂ©couler du dĂ©roulement des dĂ©bats concernant des actes et des documents dĂ©sormais connus et sur une grande partie desquels aucun secret n’a Ă©tĂ© imposĂ© ;

D’éventuelles questions liĂ©es aux exigences du secret pourront ĂȘtre rĂ©solues au cas par cas, en Ă©valuant la nĂ©cessitĂ©, le cas Ă©chĂ©ant, de maintenir la confidentialitĂ© sur le dĂ©roulement de l’instruction (...) ou en recourant Ă  la procĂ©dure prĂ©vue par l’article 202 du code de procĂ©dure pĂ©nale [secret d’État] (...) Â»

85.  Ă€ la demande du parquet, le juge ordonna le remplacement des documents partiellement secrets du dossier par les versions expurgĂ©es communiquĂ©es par le ministĂšre de la DĂ©fense.

86.  Le 16 avril 2008, l’arrĂȘtĂ© du PdCM no 90 du 8 avril 2008, prĂ©cisant ce qui pouvait relever du secret d’État, fut publiĂ© dans le Journal officiel.

87.  Ă€ l’audience du 14 mai 2008, le tribunal accueillit par ordonnance la demande du parquet tendant Ă  ce que des membres du SISMi fussent interrogĂ©s sur un certain nombre d’élĂ©ments, notamment sur les rapports entre la CIA et le SISMi, dans la mesure oĂč ces informations Ă©taient nĂ©cessaires pour Ă©tablir les responsabilitĂ©s individuelles quant aux faits litigieux. Il prĂ©cisa nĂ©anmoins qu’il se rĂ©servait d’exclure, lors de l’audition de ces personnes, toute question ayant trait Ă  un examen gĂ©nĂ©ral des relations entre le SISMi et la CIA.

2.  Le conflit de compĂ©tence dĂ©noncĂ© par le prĂ©sident du Conseil des ministres relativement aux ordonnances rendues par le tribunal de Milan le 19 mars et le 14 mai 2008

88.  Le 30 mai 2008, le PdCM saisit Ă  nouveau la Cour constitutionnelle (recours no 14/2008), allĂ©guant que le tribunal de Milan avait outrepassĂ© ses compĂ©tences et demandant l’annulation des deux ordonnances du 19 mars et du 14 mai 2008 (paragraphes 84 et 87 ci-dessus).

Il soutenait que, eu Ă©gard au fait que la procĂ©dure destinĂ©e Ă  trancher le conflit de compĂ©tence Ă©tait pendante devant la Cour constitutionnelle, le principe de coopĂ©ration loyale imposait au tribunal de ne pas admettre, acquĂ©rir, ou utiliser, notamment au cours des dĂ©bats, des actes, des documents ou d’autres Ă©lĂ©ments de preuve susceptibles de relever du secret d’État, afin d’éviter d’accroĂźtre la publicitĂ© de ces Ă©lĂ©ments.

Il priait Ă©galement la Cour de dĂ©clarer que le tribunal ne pourrait pas, en tout Ă©tat de cause, utiliser les informations nĂ©cessaires Ă  l’établissement des responsabilitĂ©s pĂ©nales individuelles, mĂȘme celles portant sur les rapports entre la CIA et le SISMi, car une telle utilisation Ă©tait selon lui de nature Ă  affirmer la primautĂ© du pouvoir judiciaire de sanctionner les auteurs d’infractions sur celui du PdCM de dĂ©clarer secrets certains Ă©lĂ©ments de preuve.

Par une ordonnance du 25 juin 2008 (no 230/2008), la Cour constitutionnelle dĂ©clara ce recours recevable (voir aussi les paragraphes 99 et 101-102 ci-dessous).

3.  La poursuite des dĂ©bats

89.  Lors de l’audience du 15 octobre 2008, le dĂ©fenseur de M. Mancini versa au dossier une note du 6 octobre 2008 dans laquelle le PdCM avait rappelĂ© aux agents de l’État leur devoir de ne pas divulguer au cours d’une procĂ©dure pĂ©nale des faits couverts par le secret d’État et leur obligation de l’informer de toute audition et de tout interrogatoire pouvant concerner de tels faits, notamment pour ce qui concernait « toute relation entre les services [de renseignement] italiens et Ă©trangers, y compris les contacts concernant ou pouvant concerner l’affaire dite « enlĂšvement d’Abou Omar Â».

90.  Au cours de la mĂȘme audience, pendant la dĂ©position d’un ancien membre du SISMi, le dĂ©fenseur de M. Pollari demanda au tĂ©moin s’il avait connaissance de l’existence d’ordres ou de directives de M. Pollari visant l’interdiction d’activitĂ©s illĂ©gales liĂ©es Ă  des « transfĂšrements extrajudiciaires Â». Invoquant le secret d’État, le tĂ©moin refusa de rĂ©pondre. Le dĂ©fenseur de M. Pollari pria le tribunal d’appliquer la procĂ©dure prĂ©vue Ă  l’article 202 du code de procĂ©dure pĂ©nale (ci-aprĂšs « le CPP Â») et de demander au PdCM de confirmer que les faits sur lesquels le tĂ©moin refusait de s’exprimer Ă©taient couverts par le secret d’État. Le ministĂšre public s’opposa Ă  cette demande et pria le tribunal de qualifier les faits de « troubles Ă  l’ordre constitutionnel Â», qualification excluant la possibilitĂ© d’invoquer l’existence d’un secret d’État. Selon lui, en effet, l’enlĂšvement s’inscrivant dans un cadre de violations systĂ©matiques des droits de l’homme, notamment de l’interdiction de la torture et des privations arbitraires de libertĂ©, il allait Ă  l’encontre des principes fondamentaux de la Constitution et des dispositions internationales en matiĂšre de droits de l’homme.

91.  Ă€ l’audience du 22 octobre 2008, le tribunal engagea la procĂ©dure prĂ©vue Ă  l’article 202 du CPP sur la question de savoir si « les directives et les ordres donnĂ©s par le gĂ©nĂ©ral Pollari (...) Ă  ses subordonnĂ©s afin de leur interdire le recours Ă  toute mesure illĂ©gale dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international et, notamment, en ce qui concerne les activitĂ©s dites de « restitution Â» Ă©taient couvertes par le secret Â», et il ordonna la poursuite des dĂ©bats.

92.  Au cours de l’audience, un autre ancien agent du SISMi, interrogĂ© sur les informations que M. Mancini lui avait ou non confiĂ©es quant Ă  son implication dans l’enlĂšvement du requĂ©rant, invoqua Ă©galement le secret d’État.

93.  Ă€ l’audience du 29 octobre 2008, le tribunal, appliquant l’article 202 du CPP, demanda au PdCM de confirmer que les faits sur lesquels les tĂ©moins refusaient de rĂ©pondre relevaient du secret d’État et suspendit l’audition de tous les agents du SISMi appelĂ©s Ă  tĂ©moigner.

94.  Les dĂ©bats se poursuivirent. À l’audience du 5 novembre 2008, le tribunal entendit le rapporteur de l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe sur les transfĂšrements illĂ©gaux de dĂ©tenus et les dĂ©tentions secrĂštes en Europe, M. Dick Marty (voir aussi paragraphes 178-179 ci-dessous), et le rapporteur de la commission temporaire du Parlement europĂ©en sur l’utilisation allĂ©guĂ©e de pays europĂ©ens par la CIA pour le transport et la dĂ©tention illĂ©gale de prisonniers, M. Claudio Fava (voir aussi le paragraphe 180 ci-dessous).

À l’audience du 12 novembre 2008, deux journalistes, dont M. Farina, furent entendus en tant que tĂ©moins.

95.  Par deux notes du 15 novembre 2008, le PdCM, rĂ©pondant Ă  la question du tribunal, confirma l’existence du secret d’État invoquĂ© par les anciens agents du SISMi Ă  l’audience du 22 octobre 2008. Il prĂ©cisa que le maintien du secret Ă©tait justifiĂ© par la nĂ©cessitĂ©, d’une part, de prĂ©server la crĂ©dibilitĂ© des services italiens dans leurs rapports avec leurs homologues Ă©trangers et, d’autre part, de sauvegarder les exigences de confidentialitĂ© relatives Ă  l’organisation interne des services. Concernant la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server les relations des services italiens avec leurs homologues Ă©trangers, il ajouta qu’une atteinte Ă  ces relations crĂ©erait le risque d’une restriction du flux d’informations vers les services italiens qui porterait atteinte Ă  leur capacitĂ© d’opĂ©rer. Enfin, il indiqua que l’autoritĂ© judiciaire Ă©tait libre de mener des investigations et de rendre un jugement Ă  l’égard de l’enlĂšvement, qui n’était pas, en soi, un fait couvert par le secret, Ă  l’exception des Ă©lĂ©ments de preuve ayant pour objet les relations susmentionnĂ©es.

96.  Ă€ l’audience du 3 dĂ©cembre 2008, le tribunal suspendit Ă  nouveau le procĂšs, dans l’attente de la dĂ©cision de la Cour Constitutionnelle.

4.  Le conflit de compĂ©tence soulevĂ© par le tribunal de Milan relativement aux lettres du prĂ©sident du Conseil des ministres du 15 novembre 2008

97.  Le 3 dĂ©cembre 2008, le tribunal de Milan saisit la Cour constitutionnelle d’un recours pour conflit de compĂ©tence dirigĂ© contre le PdCM (n20/2008). Soulignant que ce dernier avait expressĂ©ment indiquĂ© que l’enlĂšvement ne relevait pas du secret d’État, il pria la Cour de dĂ©clarer que le PdCM n’avait pas le pouvoir d’inclure dans le domaine d’application du secret les rapports entre les services italiens et Ă©trangers ayant trait Ă  la commission de cette infraction. Une telle dĂ©cision, dĂšs lors qu’elle avait pour effet d’empĂȘcher l’établissement des faits constitutifs de l’infraction, n’aurait Ă©tĂ© ni cohĂ©rente ni proportionnĂ©e. Il ajouta qu’en tout Ă©tat de cause, le secret ne pouvait pas ĂȘtre opposĂ© a posteriori par rapport Ă  des faits ou documents dĂ©jĂ  vĂ©rifiĂ©s, notamment au cours des investigations prĂ©liminaires.

98.  Par une ordonnance du 17 dĂ©cembre 2008, la Cour constitutionnelle dĂ©clara ce recours recevable.

E.  L’arrĂȘt no 106/2009 de la Cour constitutionnelle

99.  Par l’arrĂȘt no 106/2009 du 18 mars 2009, la Cour constitutionnelle joignit tous les recours pour conflit de compĂ©tence soulevĂ©s dans le cadre de la procĂ©dure concernant l’enlĂšvement du requĂ©rant. Elle dĂ©clara irrecevables le recours incident formĂ© par le GIP de Milan et le recours no 6/2007 du parquet de Milan, accueillit partiellement les recours nos 2/2007, 3/2007 (paragraphes 76-81 ci-dessus) et 14/2008 (paragraphe 88 ci-dessus) du PdCM et rejeta le recours no 20/2008 du GIP (paragraphes 97-98 ci-dessus).

100.  Dans son arrĂȘt, la Cour constitutionnelle rĂ©suma d’abord les principes rĂ©sultant de sa jurisprudence en matiĂšre de secret d’État. Elle affirma la prĂ©Ă©minence des intĂ©rĂȘts protĂ©gĂ©s par le secret d’État sur tout autre intĂ©rĂȘt constitutionnellement garanti et rappela que l’exĂ©cutif Ă©tait investi du pouvoir discrĂ©tionnaire d’apprĂ©cier la nĂ©cessitĂ© du secret aux fins de la protection de ces intĂ©rĂȘts, pouvoir « dont les seules limites rĂ©sid[ai]ent dans l’obligation d’adresser au Parlement les motifs essentiels sur lesquels reposent les dĂ©cisions et dans l’interdiction d’invoquer le secret d’État Ă  l’égard de faits constituant un trouble Ă  l’ordre constitutionnel (fatti eversivi dell’ordine costituzionale) Â». Elle prĂ©cisa que ce pouvoir Ă©tait soustrait Ă  tout contrĂŽle judiciaire, y compris le sien, et souligna qu’elle n’avait pas pour tĂąche d’apprĂ©cier, dans les procĂ©dures de conflit de compĂ©tence, les raisons du recours au secret d’État.

1.  Sur les recours du PrĂ©sident du Conseil des ministres (nos 2/2007, 3/2007 et 14/2008)

101.  La Cour constitutionnelle considĂ©ra que la perquisition du siĂšge du SISMi et la saisie sur place de documents, rĂ©alisĂ©es le 5 juillet 2006 en prĂ©sence d’agents du service (paragraphe 63 ci-dessus) alors que le secret d’État n’avait pas Ă©tĂ© invoquĂ©, Ă©taient des actes lĂ©gitimes et relevaient Ă  l’époque des mesures d’investigation ouvertes aux autoritĂ©s judiciaires. Elle jugea en revanche que, aprĂšs l’émission de la note du 26 juillet 2006 par laquelle certains faits et informations contenus dans les documents saisis avaient Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©s secrets et qu’en lieu et place de ces Ă©lĂ©ments, des documents ne faisant apparaĂźtre que les informations non couvertes par le secret avaient Ă©tĂ© communiquĂ©s, les autoritĂ©s judiciaires devaient remplacer les documents saisis par les documents communiquĂ©s afin d’éviter une divulgation ultĂ©rieure des contenus secrets portant atteinte aux exigences de la sĂ©curitĂ© nationale et aux intĂ©rĂȘts fondamentaux justifiant l’application du secret.

102.  La haute juridiction considĂ©ra par ailleurs que le refus du juge de procĂ©der de cette façon ne pouvait se justifier par la nature des faits faisant l’objet de l’enquĂȘte et du procĂšs. Elle reconnut l’illicĂ©itĂ© de la pratique des « transfĂšrements extrajudiciaires Â», mais jugea cependant qu’« un fait criminel individuel, mĂȘme grave, ne [pouvait] ĂȘtre qualifiĂ© de trouble Ă  l’ordre constitutionnel s’il n’[Ă©tait] pas susceptible de saper, en la dĂ©sarticulant, l’architecture d’ensemble des institutions dĂ©mocratiques Â». Elle conclut donc que, mĂȘme si l’enlĂšvement du requĂ©rant n’était pas couvert en soi par le secret d’État, l’application du secret d’État ne pouvait ĂȘtre exclue dans l’enquĂȘte sur les faits.

103.  Ainsi, selon la Cour constitutionnelle, le parquet et le GIP n’avaient pas compĂ©tence pour fonder, respectivement, la demande et la dĂ©cision de renvoi en jugement Ă  l’encontre des accusĂ©s sur les Ă©lĂ©ments versĂ©s au dossier Ă  l’issue de la perquisition du 5 juillet 2006.

104.  Relevant par ailleurs que l’existence du secret d’État sur les relations entre les services italiens et Ă©trangers Ă©tait connue tant du parquet que du GIP lorsqu’il avait Ă©tĂ© demandĂ© que soit tenue une audience ad hoc aux fins de la production en tant que preuve (incidente probatorio) des dĂ©clarations de M. Pironi, la haute juridiction estima que le parquet n’aurait pas dĂ» demander un tĂ©moignage ayant trait Ă  ces relations et que le GIP n’aurait pas dĂ» l’accepter.

105.  Quant aux actes de la procĂ©dure, la Cour constitutionnelle jugea que le tribunal avait aussi outrepassĂ© ses compĂ©tences lorsque, par une ordonnance du 14 mai 2008 (paragraphe 87 ci-dessus), il avait admis des tĂ©moignages relatifs Ă  l’enlĂšvement du requĂ©rant portant sur des aspects prĂ©cis des relations entre le SISMi et la CIA, en excluant seulement les informations relatives au cadre gĂ©nĂ©ral des relations entre les deux services.

106.  La haute juridiction rappela que la dĂ©claration par laquelle il Ă©tait jugĂ© qu’une autoritĂ© avait outrepassĂ© ses compĂ©tences entraĂźnait exclusivement l’invaliditĂ© des actes ou des parties des actes qui avaient portĂ© atteinte aux intĂ©rĂȘts en cause, et qu’il appartenait aux autoritĂ©s judiciaires devant lesquelles avait lieu le procĂšs d’apprĂ©cier les consĂ©quences de cette invaliditĂ© sur l’affaire, eu Ă©gard aux rĂšgles prĂ©voyant respectivement l’invaliditĂ© des actes dĂ©coulant d’actes nuls (article 185 Â§ 1 du CPP) et l’interdiction d’utiliser les preuves acquises en violation de la loi (article 191 du CPP). En d’autres termes, l’autoritĂ© judiciaire demeurait libre de mener l’enquĂȘte et de juger, sous rĂ©serve de respecter l’interdiction d’utiliser les informations couvertes par le secret. La Cour constitutionnelle souligna par ailleurs qu’en vertu de l’article 202 Â§ 1 du CPP, de l’article 41 de la loi no 124/2007 et de l’article 261 du CP, les agents de l’État, mĂȘme lorsqu’ils Ă©taient interrogĂ©s en qualitĂ© d’accusĂ©s, ne pouvaient pas divulguer des faits couverts par le secret d’État.

107.  Enfin, la Cour constitutionnelle rejeta les moyens restants du recours, qui concernaient les mesures d’investigation prises par le parquet, notamment l’écoute systĂ©matique des communications des agents du SISMi. Elle souligna nĂ©anmoins que toute information obtenue au sujet des relations entre les services italiens et Ă©trangers Ă©tait couverte par le secret d’État et, partant, inutilisable.

2.  Sur le recours du tribunal de Milan (no 20/2008)

108.  La Cour constitutionnelle considĂ©ra que les notes du prĂ©sident du Conseil des ministres, qui indiquaient de maniĂšre gĂ©nĂ©rale les matiĂšres couvertes par le secret d’État (30 juillet 1985), rappelaient les devoirs des agents de la RĂ©publique en matiĂšre de secret d’État notamment quant aux relations avec des États tiers (11 novembre 2005) et confirmaient l’existence du secret d’État quant aux informations et documents demandĂ©s par le parquet le 18 juillet 2006 (26 juillet 2006), s’inscrivaient dans une dĂ©marche cohĂ©rente selon laquelle les informations et les documents relatifs aux relations entre les services italiens et Ă©trangers ou Ă  l’organisation interne des services relevaient du secret d’État quand bien mĂȘme ils auraient concernĂ© l’enlĂšvement du requĂ©rant. Elle en dĂ©duisit que l’application du secret d’État Ă  ces Ă©lĂ©ments n’était pas postĂ©rieure aux activitĂ©s judiciaires, contrairement Ă  ce que prĂ©tendait le tribunal de Milan.

109.  Enfin, elle rappela qu’il ne lui appartenait pas d’apprĂ©cier les motifs de la dĂ©cision d’appliquer le secret d’État prise par le prĂ©sident du Conseil des ministres dans le cadre de son pouvoir discrĂ©tionnaire. Elle estima toutefois que des informations et des documents essentiels pour l’établissement des faits et des responsabilitĂ©s pĂ©nales dans l’affaire de l’enlĂšvement du requĂ©rant pouvaient ĂȘtre couverts par le secret d’État sans que celui-ci ne s’applique Ă  l’enlĂšvement en lui-mĂȘme. Elle s’appuya Ă  cet Ă©gard sur l’article 202 Â§ 6 du CPP, qui dispose que si le secret d’État est confirmĂ© et qu’il faut avoir connaissance des Ă©lĂ©ments couverts par le secret pour trancher l’affaire, le juge doit dĂ©clarer le non-lieu Ă  raison du secret d’État.

F.  La reprise des dĂ©bats et le jugement du tribunal de Milan

110.  Les dĂ©bats reprirent le 22 avril 2009. Par une ordonnance prononcĂ©e Ă  l’audience du 20 mai 2009, le tribunal de Milan dĂ©clara inutilisables tous les Ă©lĂ©ments de preuve prĂ©cĂ©demment admis qui avaient trait aux relations entre le SISMi et la CIA ou Ă  l’organisation interne du SISMi, y compris les ordres et directives donnĂ©s, et accueillit une demande du parquet visant Ă  exclure tout tĂ©moignage des agents du SISMi.

111.  Ă€ l’audience du 29 mai 2009, les accusĂ©s membres du SISMi, interrogĂ©s, opposĂšrent le secret d’État. Au cours des dĂ©bats qui se dĂ©roulĂšrent par la suite, le tribunal rejeta une question soulevĂ©e par le parquet quant Ă  la lĂ©gitimitĂ© constitutionnelle des dispositions lĂ©gislatives en matiĂšre de secret d’État.

112.  Le 4 novembre 2009 le tribunal de Milan rendit un arrĂȘt.

Tout d’abord, il reconstitua les faits sur la base des conclusions de l’enquĂȘte consignĂ©es dans les mĂ©moires prĂ©sentĂ©s par le ministĂšre public aux audiences des 23 et 30 septembre 2009.

Le tribunal estima que l’enlĂšvement du requĂ©rant constituait un fait Ă©tabli. Il considĂ©ra comme avĂ©rĂ© que, le 17 fĂ©vrier 2003, un « commando Â» composĂ© d’agents de la CIA et de M. Pironi, un membre du groupement opĂ©rationnel spĂ©cial de Milan, avait enlevĂ© l’intĂ©ressĂ© Ă  Milan, l’avait fait monter dans une camionnette, l’avait amenĂ© Ă  l’aĂ©roport d’Aviano, l’avait embarquĂ© dans un avion Lear Jet 35 qui avait dĂ©collĂ© Ă  18 h 20 pour la base de Ramstein et, finalement, l’avait mis Ă  bord d’un Jet Executive Gulfstream, qui avait dĂ©collĂ© Ă  20 h 30 Ă  destination du Caire.

Pendant le trajet, des coups de fils avaient été passés à M. Lady, chef de la CIA à Milan, à M. Romano, chef de la sécurité à Aviano, et au quartier général de la CIA aux Etats-Unis.

113.  Prenant en compte tous les Ă©lĂ©ments de preuve non couverts par le secret d’État, le tribunal Ă©tablit que :

(i)  l’« enlĂšvement Â» avait Ă©tĂ© voulu, programmĂ© et rĂ©alisĂ© par un groupe d’agents de la CIA, en exĂ©cution de ce qui avait Ă©tĂ© expressĂ©ment dĂ©cidĂ© au niveau politique par l’autoritĂ© compĂ©tente ;

(ii)  l’opĂ©ration avait Ă©tĂ© programmĂ©e et rĂ©alisĂ©e avec le soutien des responsables de la CIA Ă  Milan et Ă  Rome, avec la participation du commandant amĂ©ricain de la base aĂ©rienne d’Aviano et avec l’aide importante de M. Pironi ;

(iii)  l’enlĂšvement avait Ă©tĂ© effectuĂ© alors mĂȘme que la personne enlevĂ©e faisait l’objet, dans cette pĂ©riode, d’enquĂȘtes de la part de la Digos et du parquet, Ă  l’insu de ces autoritĂ©s italiennes et, avec la conviction qu’elles ne pourraient rien savoir des consĂ©quences de cet acte ;

(iv)  l’existence d’une autorisation d’enlever Abou Omar, donnĂ©e par de trĂšs hauts responsables de la CIA Ă  Milan (les accusĂ©s Castelli, Russomando, Medero, De Sousa et Lady), laissait prĂ©sumer que les autoritĂ©s italiennes avaient connaissance de l’opĂ©ration, voire en Ă©taient complices (mais il n’avait pas Ă©tĂ© possible d’approfondir les Ă©lĂ©ments de preuve existants Ă  cet Ă©gard, le secret d’État ayant Ă©tĂ© opposĂ©) ;

(v)  les identitĂ©s des membres du « groupe opĂ©rationnel Â» de la CIA avaient Ă©tĂ© correctement Ă©tablies ;

(vi)  la participation effective de tous les accusĂ©s de nationalitĂ© amĂ©ricaine avait Ă©tĂ© dĂ©terminante au niveau juridique, mĂȘme si certains d’entre eux s’étaient limitĂ©s Ă  accomplir des activitĂ©s prĂ©paratoires ;

(vii)  le fait que les accusĂ©s Ă©taient conscients de l’illĂ©gitimitĂ© de ce qu’ils allaient faire ne pouvait ĂȘtre mis en doute ;

(viii)  on ne pouvait pas non plus mettre en doute le fait que les « remises extraordinaires Â» constituaient une pratique sciemment utilisĂ©e par l’administration amĂ©ricaine et par ceux qui exĂ©cutaient sa volontĂ©.

114.  Le tribunal Ă©tablit Ă©galement que l’enlĂšvement du requĂ©rant avait sĂ©rieusement compromis l’enquĂȘte que le parquet menait sur les groupes islamistes (paragraphe 9 ci-dessus). En outre, de fausses informations avaient Ă©tĂ© diffusĂ©es dans le but de diriger les enquĂȘteurs sur une fausse piste. Ainsi, le 3 mars 2003, un agent amĂ©ricain de la CIA avait fait savoir Ă  la police italienne que le requĂ©rant s’était volontairement rendu dans les Balkans. L’information s’était rĂ©vĂ©lĂ©e par la suite mal fondĂ©e et diffusĂ©e Ă  dessein (voir aussi le paragraphe 31 ci-dessus).

Le SISMi avait en outre fait circuler la rumeur que le requĂ©rant Ă©tait parti volontairement Ă  l’étranger et avait simulĂ© son enlĂšvement. Les autoritĂ©s Ă©gyptiennes, lors de la publication dans la presse de l’information selon laquelle le requĂ©rant Ă©tait en Égypte, avaient soutenu que l’intĂ©ressĂ© s’était rendu volontairement dans ce pays (voir aussi le paragraphe 24 ci-dessus). Le tribunal de Milan fit aisĂ©ment le lien entre les fausses informations.

115.  Il ressort du jugement du 4 novembre 2009 que le secret d’État faisait obstacle Ă  l’utilisation des dĂ©clarations faites par les agents du SISMi en cours d’enquĂȘte.

116. En conclusion, le tribunal de Milan :

a)  condamna par contumace vingt-deux agents et hauts responsables de la CIA ainsi qu’un officier de l’armĂ©e amĂ©ricaine (le colonel J. Romano) Ă  une peine de cinq annĂ©es d’emprisonnement pour l’enlĂšvement du requĂ©rant et infligea Ă  M. Lady une peine de huit ans d’emprisonnement.

b)  prononça un non-lieu Ă  l’égard de trois autres ressortissants amĂ©ricains (B. Medero, J. Castelli et R.H. Russomando), les accusĂ©s bĂ©nĂ©ficiant de l’immunitĂ© diplomatique.

c)  reconnut M. Pompa et M. Seno coupables de recel de malfaiteurs et les condamna Ă  trois ans d’emprisonnement.

d)  prononça un non-lieu, du fait de l’application du secret d’État, Ă  l’égard de l’ancien directeur du SISMi et de son adjoint, MM. Pollari et Mancini, de mĂȘme qu’à Ă©gard trois anciens membres du SISMi (MM. Di Troia, Di Gregori et Ciorra).

117.  Le tribunal ordonna par ailleurs aux personnes condamnĂ©es de verser solidairement aux requĂ©rants, en rĂ©paration des atteintes aux droits de l’homme et des injustices qu’ils leur avaient fait subir, des dommages-intĂ©rĂȘts dont le montant devait ĂȘtre Ă©tabli dans le cadre d’un procĂšs civil. À titre provisoire, conformĂ©ment Ă  l’article 539 du CPP, le tribunal octroya au requĂ©rant une provision d’un million d’euros et Ă  la requĂ©rante 500 000 EUR. Pour parvenir Ă  chiffrer ces montants, le tribunal de Milan s’inspira de l’affaire de remise extraordinaire de Maher Arar, un ressortissant canadien dĂ©portĂ© en Syrie, dans laquelle les autoritĂ©s canadiennes avaient versĂ© une somme d’environ dix millions de dollars Ă  titre d’indemnisation.

118.  Quant au secret d’État, le tribunal formula les considĂ©rations suivantes :

« La dĂ©limitation du domaine d’application du secret d’État Ă©tablie par la Cour constitutionnelle et le silence des accusĂ©s qui en a dĂ©coulĂ© ont tirĂ© un « rideau noir Â» devant toutes les activitĂ©s des membres du SISMi relatives au fait/dĂ©lit de l’« enlĂšvement d’Abou Omar Â», de sorte qu’il est absolument impossible d’en apprĂ©cier la lĂ©galitĂ©. (...) L’existence d’une telle zone d’ombre et, surtout, l’ampleur de son Ă©tendue du point de vue des preuves, fait qu’il est impossible d’avoir connaissance de faits essentiels et qu’il s’impose de rendre une dĂ©cision de non-lieu au sens du nouvel article 202 Â§ 2 du CPP Â».

119.  Le jugement du tribunal de Milan du 4 novembre 2009 fut frappĂ© d’appel par les parties.

G.  La suite de la procĂ©dure Ă  l’égard des agents italiens du SISMi accusĂ©s d’enlĂšvement

1.  L’arrĂȘt de la cour d’appel de Milan du 15 dĂ©cembre 2010

120.  Dans le cadre de la procĂ©dure d’appel contre le jugement du tribunal de Milan du 4 novembre 2009, la cour d’appel, par des ordonnances des 22 et 26 octobre 2010, dĂ©cida d’exclure du dossier les procĂšs-verbaux des interrogatoires de quatre agents du SISMi (MM. Ciorra, Di Troia, Di Gregori et Mancini), au motif que leurs dĂ©clarations Ă©taient inutilisables.

121.  Par un arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010, la cour d’appel de Milan confirma le non-lieu Ă  l’égard de cinq accusĂ©s (MM Pollari, Ciorra, Di Troia, Di Gregori et Mancini ; voir aussi paragraphe 116 ci-dessus). Cet arrĂȘt fut attaquĂ© devant la Cour de cassation.

2.  L’arrĂȘt de la Cour de cassation du 19 septembre 2012, no 46340/12

122.  La Cour de cassation annula les ordonnances des 22 et 26 octobre 2010 dans lesquelles la cour d’appel avait dĂ©clarĂ© inutilisables les dĂ©clarations faites pendant l’interrogatoire par MM. Ciorra, Di Troia, Di Gregori et Mancini. La haute juridiction admit les preuves au dossier. Le point central de son raisonnement Ă©tait que le secret d’État ne pouvait pas ĂȘtre opposĂ© aux initiatives personnelles, Ă  savoir aux actions sortant de la fonction institutionnelle et non autorisĂ©es. La Cour de cassation releva que, le 11 novembre 2005, le prĂ©sident du Conseil des ministres avait dĂ©clarĂ© que le gouvernement et le SISMi Ă©taient Ă©trangers Ă  l’enlĂšvement du requĂ©rant, et que le directeur du SISMi, M. Pollari, avait pour sa part dit ne rien savoir de l’enlĂšvement (paragraphe 66 ci-dessus). Pour la haute juridiction, les conduites criminelles des agents accusĂ©s Ă©taient donc la consĂ©quence d’initiatives individuelles, non autorisĂ©es par la direction du SISMi et, comme telles, ne pouvaient pas ĂȘtre couvertes par le secret d’État, mĂȘme si elles concernaient les relations entre services italiens et services Ă©trangers.

La Cour de cassation explicita son raisonnement en observant plus particuliĂšrement que :

a)  le secret d’État n’avait pas Ă©tĂ© opposĂ© par les agents du SISMi pendant la phase des investigations prĂ©liminaires, ni pendant la perquisition du siĂšge du SISMi Ă  Rome, mais uniquement pendant les dĂ©bats ;

b)  la Cour constitutionnelle avait affirmĂ© dans son arrĂȘt 106/09 que l’enlĂšvement d’Abou Omar n’était, comme tel, pas couvert pas le secret d’État, ce dernier concernant uniquement les relations internationales et les « interna corporis Â» ;

c)  la loi ne prĂ©voyait pas une immunitĂ© subjective absolue et gĂ©nĂ©rale des membres des services de renseignement, vu que l’article 17 de la loi no 124/2007 disposait que les conduites criminelles de ceux-ci n’étaient pas punissables sous rĂ©serve que ces conduites aient Ă©tĂ© autorisĂ©es et soient indispensables au but institutionnel, mais Ă  l’exclusion des crimes contre la libertĂ© personnelle ;

d)  il dĂ©coulait de l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle de 2009 que le secret d’État ne couvrait pas les conduites individuelles se situant en dehors des fonctions institutionnelles et dĂ©coulant d’initiatives personnelles ;

e)  le PdCM avait toujours dĂ©clarĂ© que le gouvernement et le SISMi Ă©taient Ă©trangers Ă  l’enlĂšvement du requĂ©rant ;

f)  le secret d’État ne pouvait donc pas couvrir les Ă©lĂ©ments de preuve relatifs aux conduites criminelles individuelles ;

g)  Le secret d’État n’ayant pas Ă©tĂ© opposĂ© initialement, les preuves avaient Ă©tĂ© lĂ©galement recueillies pendant l’enquĂȘte. On ne pouvait pas imaginer qu’elles soient dĂ©truites postĂ©rieurement, sous peine de faire du secret d’État une vĂ©ritable garantie d’impunitĂ©. En outre, couvrir tardivement par le secret d’État des informations dĂ©jĂ  amplement divulguĂ©es n’avait pas de sens, et ce mĂȘme sous l’angle de la Convention europĂ©enne des droits de l’homme.

123.  En conclusion, la Cour de cassation annula l’arrĂȘt de la cour d’appel de Milan du 15 dĂ©cembre 2010 quant Ă  la dĂ©cision de non-lieu Ă  l’encontre des cinq agents des services secrets italiens (voir aussi paragraphe 121 ci-dessus), et renvoya l’affaire pour examen devant la cour d’appel de Milan.

3.  L’arrĂȘt de la cour d’appel de Milan du 12 fĂ©vrier 2013

124.  Par un arrĂȘt du 12 fĂ©vrier 2013, la cour d’appel de Milan conclut Ă  la culpabilitĂ© des cinq accusĂ©s. Elle Ă©tablit les faits suivants.

Le fait historique de l’enlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait avĂ©rĂ©, la dĂ©cision condamnant vingt-trois des AmĂ©ricains qui l’avaient organisĂ© et exĂ©cutĂ© Ă©tait dĂ©finitive, tout comme la condamnation de M. Pironi (voir aussi le paragraphe 74 ci-dessus et les paragraphes 140 et 143 ci-dessous), qui avait matĂ©riellement participĂ© Ă  l’exĂ©cution. Le requĂ©rant avait Ă©tĂ© victime d’une « remise extraordinaire Â» (voir aussi les paragraphes 172-175 ci-dessous) planifiĂ©e par les AmĂ©ricains.

M. Pollari, Ă  l’époque directeur du SISMi, avait reçu de J. Castelli, responsable de la CIA en Italie, une demande de collaborer Ă  l’opĂ©ration, et en particulier d’effectuer des activitĂ©s prĂ©paratoires. Une fois la demande acceptĂ©e, M. Pollari avait donnĂ© des directives au gĂ©nĂ©ral Pignero (dĂ©cĂ©dĂ© en 2006) et Ă  M. Mancini, qui Ă©tait responsable du SISMi pour l’Italie du nord.

Pour prĂ©parer l’enlĂšvement, MM. Di Gregori, Ciorra et Di Troia avaient Ă©tĂ© envoyĂ©s sur les lieux pour observer la situation. Tous les cinq savaient pertinemment qu’il ne s’agissait pas d’une opĂ©ration aux fins d’une enquĂȘte judiciaire, et ils savaient qu’il y avait dĂ©jĂ  une enquĂȘte de police en cours concernant le requĂ©rant. Ils savaient qu’ils participaient Ă  une opĂ©ration de « prĂ©lĂšvement Â» illĂ©gale. Il Ă©tait avĂ©rĂ© que le rĂ©sultat de leurs observations avait Ă©tĂ© transmis aux agents de la CIA. Ils avaient donc fourni une contribution active, et en tout cas ils n’avaient pas empĂȘchĂ© le fait criminel.

Eu Ă©gard aux indications de la Cour de cassation, la cour d’appel considĂ©ra que, dans son arrĂȘt de 2009, la Cour constitutionnelle avait dit que le secret d’État limitait le pouvoir judiciaire sur un document donnĂ©, Ă  partir du moment oĂč le secret a Ă©tĂ© opposĂ©. Or, le 11 novembre 2005, le PdCM avait affirmĂ© ne rien savoir de l’enlĂšvement, puis en juillet 2006, en octobre et en novembre 2008, le PdCM avait affirmĂ© que le secret d’État concernait les rapports avec les services Ă©trangers et les interna corporis mais pas l’existence mĂȘme de l’enlĂšvement.

Or, la dĂ©fense des accusĂ©s avait produit deux notes datĂ©es des 25 janvier et 1er fĂ©vrier 2013, qui indiquaient que le secret d’État concernait tous les comportements des agents du SISMi. Ces notes n’avaient pas Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es par le PdCM, seul titulaire du pouvoir d’opposer le secret d’État, mais par le directeur de l’Agence de la SĂ©curitĂ© (AISE). En outre, elles contredisaient les communications prĂ©cĂ©dentes du PdCM.

Par consĂ©quent, la cour d’appel dĂ©cida de verser au dossier les procĂšs-verbaux des interrogatoires des accusĂ©s remontant Ă  la phase de l’enquĂȘte et de tenir compte des dĂ©clarations faites Ă  l’époque. Elle estima en effet que l’opposition du secret d’État uniquement aprĂšs le dĂ©but des dĂ©bats, et sur des aspects beaucoup plus larges, devait passer pour un refus de rĂ©pondre. Pour la cour d’appel, il fallait donc isoler les parties des dĂ©clarations couvertes par le secret d’État dans le sens indiquĂ© par la Cour constitutionnelle en 2009 et ne pas en tenir compte.

Tous les accusĂ©s opposĂšrent le secret d’État, en raison duquel ils ne pouvaient pas se dĂ©fendre.

125.  En conclusion, la cour d’appel condamna MM. Di Troia, Di Gregori et Ciorra Ă  une peine de six ans d’emprisonnement, M. Mancini Ă  neuf ans d’emprisonnement et M. Pollari Ă  dix ans d’emprisonnement. Elle les condamna par ailleurs Ă  verser des dommages-intĂ©rĂȘts, dont le montant devait ĂȘtre dĂ©terminĂ© dans une procĂ©dure sĂ©parĂ©e.

4.  Le recours du prĂ©sident du Conseil des Ministres concernant le conflit de compĂ©tence entre les pouvoirs de l’État

126.  Entre-temps, le 11 fĂ©vrier 2013, le PdCM avait introduit devant la Cour constitutionnelle un nouveau recours pour conflit de compĂ©tence entre pouvoirs de l’État. Ce recours visait l’arrĂȘt de la Cour de cassation du 19 septembre 2012, plus prĂ©cisĂ©ment la partie concernant l’interprĂ©tation de l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle de 2009 en matiĂšre de secret d’État. Il visait Ă©galement la dĂ©cision procĂ©durale par laquelle la cour d’appel de Milan avait dĂ©cidĂ© de verser au dossier les procĂšs-verbaux d’interrogatoire des accusĂ©s et la note de l’AISE du 25 janvier 2013. Cette derniĂšre avait Ă©tĂ© adressĂ©e Ă  M. Mancini et Ă©nonçait que le PdCM avait notĂ© que le secret d’État s’étendait Ă  tous les aspects concernant les rapports entre services de renseignement nationaux et Ă©trangers, Ă  l’organisation interne du service ainsi qu’à son mode de fonctionnement, mĂȘme si ces aspects concernaient l’enlĂšvement en question.

127.  Le 3 juillet 2013, le PdCM introduisit un deuxiĂšme recours contre la cour d’appel de Milan, au motif que celle-ci n’avait, entre autres, pas suspendu le procĂšs.

5.  L’arrĂȘt 24/2014 de la Cour constitutionnelle

128.  Le 14 janvier 2014, la Cour constitutionnelle accueillit les recours pour conflit de compĂ©tence qui avaient Ă©tĂ© soulevĂ©s au motif que les juridictions en cause avaient empiĂ©tĂ© sur les attributions du PdCM.

Par consĂ©quent, elle dĂ©clara que la Cour de cassation n’aurait pas dĂ» annuler le non-lieu des cinq accusĂ©s ni les ordonnances des 22 et 26 octobre 2010 de la cour d’appel de Milan admettant les preuves litigieuses. En outre, elle estima que la cour d’appel n’aurait pas dĂ» condamner lesdits agents sur la base des procĂšs-verbaux de leurs interrogatoires.

La Cour constitutionnelle annula en consĂ©quence l’arrĂȘt de la Cour de cassation et l’arrĂȘt de la cour d’appel de Milan sur ces points, ajoutant que l’autoritĂ© judiciaire reprendrait la procĂ©dure et tirerait les consĂ©quences sur le plan de la procĂ©dure pĂ©nale.

129.  Pour parvenir Ă  ces conclusions, la Cour constitutionnelle rappela d’abord que selon les principes Ă©laborĂ©s dans sa jurisprudence, qui persistaient mĂȘme aprĂšs l’introduction de la nouvelle loi de 2007 (« loi no 124/2007 Â» ; voir aussi paragraphes 153-161 ci-dessus), le pouvoir d’opposer le secret d’État impliquait l’intĂ©rĂȘt supĂ©rieur de la sĂ©curitĂ© de l’État Ă  sa propre intĂ©gritĂ© et Ă  son indĂ©pendance. Elle ajouta que l’ingĂ©rence du secret d’État dans d’autres principes constitutionnels, y compris ceux relatifs au pouvoir judiciaire, Ă©tait inĂ©vitable. Selon la haute juridiction, le pouvoir d’opposer le secret d’État ne pouvait pas empĂȘcher un ministĂšre public de mener ses investigations sur des faits criminels ; toutefois, il pouvait inhiber le pouvoir de l’autoritĂ© judiciaire d’admettre des informations couvertes par le secret d’État. La Cour constitutionnelle dĂ©clara que, dans ce domaine, le PdCM disposait d’un grand pouvoir discrĂ©tionnaire d’apprĂ©ciation, qui ne pouvait pas ĂȘtre remis en question par les juges. Elle expliqua que lorsque, comme en l’espĂšce, des Ă©lĂ©ments de preuve Ă©taient couverts par le secret d’État, en l’absence d’autres Ă©lĂ©ments de preuves Ă  charge, il fallait prononcer un non-lieu au sens de l’article 41 de la loi no 124/2007 et de l’article 202 § 3 du CPP, ce qui Ă©tablissait clairement la primautĂ© de la sĂ©curitĂ© de l’État sur le besoin d’établir une « vĂ©ritĂ© judiciaire (accertamento giuridizionale)». Cela dit, le fait criminel (l’enlĂšvement du requĂ©rant) subsistait.

130.  La haute juridiction examina ensuite la thĂšse de la Cour de cassation selon laquelle le secret ne pouvait pas couvrir les conduites des agents du SISMi en l’espĂšce au motif que ces conduites Ă©taient extra-fonctionnelles et que les intĂ©ressĂ©s avaient agi Ă  titre personnel. Selon la Cour constitutionnelle, cette thĂšse ne pouvait pas ĂȘtre retenue. En effet, les agents avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s avec la circonstance aggravante de l’« abus de fonctions Â» et donc, implicitement, il avait Ă©tĂ© reconnu que leur conduite s’inscrivait dans le cadre de leurs fonctions. En outre, la Cour constitutionnelle rappela que l’article 18 de la loi no 124/2007 interdisait de couvrir par le secret d’État les conduites illicites. Lorsque la conduite criminelle n’avait pas Ă©tĂ© autorisĂ©e, ou sortait du cadre de l’autorisation, le PdCM Ă©tait tenu d’adopter les mesures nĂ©cessaires et d’en informer sans dĂ©lai l’autoritĂ© judiciaire. Vu qu’en l’espĂšce le PdCM n’avait pas dĂ©noncĂ© une telle situation, et qu’au contraire, il avait rĂ©itĂ©rĂ© l’existence du secret d’État, il fallait en dĂ©duire que la thĂšse de l’initiative personnelle n’était pas plausible.

131.  Par ailleurs, l’étendue objective du secret avait Ă©tĂ© en l’espĂšce tracĂ©e par la dĂ©cision prĂ©cĂ©dente de la Cour constitutionnelle (arrĂȘt no 106/2009 ; voir aussi paragraphes 99-109 ci-dessus). Il avait certes Ă©tĂ© dit que le secret ne portait pas sur le fait que le requĂ©rant avait Ă©tĂ© enlevĂ© ; cependant, il portait sur tout ce qui avait trait aux rapports avec les services de renseignement Ă©trangers et aux aspects organisationnels et opĂ©rationnels du SISMi, en particulier aux ordres et directives donnĂ©s par son directeur aux agents du service, mĂȘme s’ils Ă©taient liĂ©s Ă  l’enlĂšvement.

Pour la Cour constitutionnelle, on ne pouvait donc pas nier que le secret d’État – dont les limites ne pouvaient ĂȘtre dĂ©finies que par le seul pouvoir habilitĂ© Ă  l’appliquer - couvrait tout ce qui concernait l’enlĂšvement et le transfĂšrement d’Abou Omar (faits, informations, documents relatifs aux Ă©ventuelles directives, relations avec services Ă©trangers), Ă  condition que les actes commis par les agents du SISMi aient objectivement visĂ© Ă  protĂ©ger la sĂ©curitĂ© de l’État.

6.  L’arrĂȘt du 24 fĂ©vrier 2014, no 20447/14 de la Cour de cassation

132.  La procĂ©dure reprit devant la Cour de cassation, les cinq accusĂ©s ayant attaquĂ© l’arrĂȘt de la cour d’appel de Milan du 12 fĂ©vrier 2013 (paragraphes 124-125 ci-dessus).

133.  Dans un arrĂȘt du 24 fĂ©vrier 2014, la Cour de cassation dĂ©clara d’emblĂ©e qu’elle devait tenir compte de l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle.

Elle observa ensuite que, pendant des annĂ©es, les autoritĂ©s n’avaient pas « baissĂ© le rideau noir du secret Â», alors mĂȘme qu’elles savaient que les agents accusĂ©s Ă©taient en train de rĂ©vĂ©ler les faits. En outre, les informations litigieuses Ă©tant connues et divulguĂ©es au moment oĂč le secret d’État avait Ă©tĂ© opposĂ©, celui-ci ne se justifiait pas dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale. En outre, la Cour constitutionnelle dans son arrĂȘt no 106 du 18 mars 2009 (paragraphes 99 et suivants ci-dessus) n’avait pas dit que les preuves recueillies devaient ĂȘtre dĂ©truites rĂ©troactivement.

Compte tenu de ce contexte, l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle Ă©tait, pour la Cour de cassation, rĂ©solument novateur car il semblait Ă©liminer totalement la possibilitĂ© pour un juge de vĂ©rifier la lĂ©galitĂ©, l’étendue et le caractĂšre raisonnable du pouvoir d’opposer le secret d’État.

Quant aux deux notes produites par la dĂ©fense des accusĂ©s devant la cour d’appel, la Cour de cassation nota que :

a)  dans la note du 25 janvier 2013, le directeur de l’AISE communiquait l’avis du PdCM et confirmait le secret d’État tel qu’il avait Ă©tĂ© opposĂ© dans la procĂ©dure par les PdCM qui s’étaient succĂ©dĂ© ; et en mĂȘme temps confirmait que le gouvernement et le SISMi Ă©taient Ă©trangers aux Ă©vĂ©nements en question ;

b)  dans la note du 1er fĂ©vrier 2013, le directeur de l’AISE, en son nom propre, bien qu’il n’en avait pas le pouvoir, communiquait une nouvelle position : les conduites des accusĂ©s devaient ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme Ă©tant institutionnelles du SISMi dans la lutte contre le terrorisme islamique. Elles Ă©taient donc en opposition avec les dĂ©clarations du gouvernement et du SISMi selon lesquelles ils Ă©taient Ă©trangers Ă  l’enlĂšvement du requĂ©rant.

134.  En conclusion, la Cour de cassation annula la condamnation des accusĂ©s en faisant application du secret d’État.

H.  La suite de la procĂ©dure l’égard des agents italiens du SISMi accusĂ©s d’entrave Ă  l’enquĂȘte

135.  Par un arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010 (voir paragraphes 120-121 ci-dessus), la cour d’appel de Milan confirma les condamnations de MM. Seno et Pompa. Elle modifia les peines infligĂ©es Ă  ces derniers et les fixa Ă  deux ans et huit mois En outre, la cour d’appel annula leur condamnation aux dommages-intĂ©rĂȘts au bĂ©nĂ©fice des requĂ©rants (voir aussi paragraphe 116 ci-dessus).

136.  Le 19 septembre 2012 la Cour de cassation confirma l’arrĂȘt de la cour d’appel (l’arrĂȘt no 46340/12 ; voir aussi les paragraphes 122-123 ci-dessus).

I.  La suite de la procĂ©dure Ă  l’égard des agents amĂ©ricains

1.  Les agents condamnĂ©s en premiĂšre instance

137.  Par un arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010 (voir aussi paragraphes 120-121 et 135 ci-dessus), la cour d’appel de Milan confirma la condamnation des vingt-trois ressortissants amĂ©ricains. Elle modifia les peines et fixa celle de M. Lady Ă  neuf ans d’emprisonnement, et celles des autres accusĂ©s Ă  sept ans d’emprisonnement.

138.  La cour d’appel souscrivit Ă  l’établissement des faits et aux conclusions tirĂ©es des preuves par le tribunal de Milan. Elle rĂ©pondit Ă©galement aux arguments de la dĂ©fense suggĂ©rant que l’enlĂšvement dont se plaignait le requĂ©rant Ă©tait en rĂ©alitĂ© un fait volontaire. En particulier, la dĂ©fense contesta la crĂ©dibilitĂ© de Mme R., le seul tĂ©moin direct, soulignant qu’elle avait dit avoir vu un homme qui portait des vĂȘtements arabes, monter, sans crier, dans une camionnette, sans qu’il ait Ă©tĂ© fait usage de la violence. En outre, selon la dĂ©fense, le mari de Mme R., M. S.S., convoquĂ© plusieurs fois, avait fourni Ă  chaque occasion des versions diffĂ©rentes (voir aussi les paragraphes 29 et 32 ci-dessus). Sur ce point prĂ©cis, la cour d’appel s’exprima dans les termes suivants :

« Les diffĂ©rentes tentatives de faire passer l’éloignement d’Abou Omar pour un fait volontaire sont dĂ©pourvues de toute crĂ©dibilitĂ©, tant parce que les fausses rumeurs n’ont pas Ă©tĂ© confirmĂ©es que parce qu’il n’est pas possible de croire Ă  une hypothĂšse d’éloignement spontanĂ© (...) compte tenu des circonstances rappelĂ©es ce jour et relatĂ©es par le tĂ©moin oculaire [Mme R.]. Toute considĂ©ration relative Ă  un recours Ă©ventuel Ă  la violence Ă  ce moment prĂ©cis est dĂ©nuĂ©e de pertinence. (...)

La thĂšse avancĂ©e par la dĂ©fense, qui a mis en doute la crĂ©dibilitĂ© du tĂ©moin, ne peut pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme justifiĂ©e dĂšs lors que les dĂ©clarations [de Mme R.] coĂŻncident exactement avec ce qui a Ă©tĂ© rapportĂ© par Abou Omar Ă  sa femme ainsi qu’avec le rĂ©cit de M. Pironi, qui Ă©tait prĂ©sent. (...)

Le tribunal a considĂ©rĂ© Ă  juste titre que les dĂ©clarations de [Mme R.] Ă©taient crĂ©dibles, en l’absence d’élĂ©ments contraires, et le ministĂšre public les a utilisĂ©es comme point de dĂ©part pour les enquĂȘtes ultĂ©rieures sur les enregistrements tĂ©lĂ©phoniques.

À supposer que les choses se soient dĂ©roulĂ©es selon les modalitĂ©s dĂ©crites par [ Mme R.] , c’est-Ă -dire sans recours Ă  la violence, cela ne met pas en cause le fait qu’une personne a Ă©tĂ© enlevĂ©e contre sa volontĂ©. S’il est probable qu’Abou Omar n’ait pas rĂ©agi par des mots ou des gestes, cela ne signifie pas pour autant qu’il Ă©tait d’accord pour monter dans la camionnette. Il est Ă©vident que, se voyant soudainement encerclĂ© par plusieurs personnes, invitĂ©, d’un ton catĂ©gorique, Ă  monter dans une camionnette dont la porte Ă©tait ouverte et conscient qu’il ne pouvait compter sur l’aide de personne, ni d’ un ami ni d’un inconnu, il a dĂ©cidĂ© d’y rentrer sans opposition, certain que toute rĂ©sistance Ă©tait inutile. Cette reconstitution correspond Ă  ce que sa femme a rapportĂ© avoir appris Ă  l’occasion de ses conversations tĂ©lĂ©phoniques ultĂ©rieures avec lui. ( ...) Â»

139.  Dans les motifs de sa dĂ©cision, la cour d’appel s’exprima sur la question de l’indemnisation dans les termes suivants :

« Nul doute n’existe sur le droit de Nasr Osama MostafĂ  Hassan d’obtenir une indemnisation, pour avoir Ă©tĂ© victime de l’infraction visĂ©e Ă  l’article 605 du CP, et il ne semble pas nĂ©cessaire de s’étendre sur ce point.

En outre, il y a lieu de rĂ©pondre Ă©galement par l’affirmative Ă  la question de l’existence d’un droit Ă©gal et autonome dans le chef de son Ă©pouse Nabila Ghali. (...).

(...) Mme Nabila Ghali a certainement qualitĂ© pour introduire la demande d’indemnisation du dommage qu’elle a directement subi du fait de l’enlĂšvement de son mari. En effet, on ne peut douter que l’action dĂ©lictueuse a pesĂ© directement sur l’intangibilitĂ© du lien conjugal de la requĂ©rante, sur les droits qui dĂ©coulent de ce lien, ainsi que sur le droit Ă  son intĂ©gritĂ© psychologique et Ă  celle de son mari. (...)

Il faut ajouter que l’enlĂšvement a causĂ© un autre dommage moral, concernant, cette fois, iure prorio, le conjoint de la personne kidnappĂ©e, qui d’ailleurs peut Ă©galement dĂ©noncer la violation du droit Ă  l’intĂ©gritĂ© psychologique de son conjoint, dĂ©coulant de la rupture soudaine et violente du rapport conjugal.

La sĂ©paration forcĂ©e et clandestine des Ă©poux, provoquĂ©e par l’action dĂ©lictueuse, a incontestablement causĂ© Ă  chacun d’eux un autre type de souffrance psychique qui a durĂ© dans le temps dans le chef de l’épouse, qui a ignorĂ© pendant longtemps le sort de son mari et donc a doutĂ© qu’il soit encore vivant, avec les consĂ©quences, y compris sociales et Ă©conomiques, d’une telle perte ; dans le chef du kidnappĂ©, qui a Ă©tĂ© privĂ© de façon abrupte de son lien conjugal quotidien sans aucune certitude de pouvoir le reconstituer Ă  l’avenir et avec le souci de son Ă©pouse, dont il savait qu’elle ignorait ce qui lui Ă©tait arrivĂ©, et de la souffrance de celle-ci.

Les limitations à la liberté de mouvement de M. Abou Omar, qui ont duré longtemps, ont pesé en outre sur le droit de liberté et de mouvement de son noyau familial, considéré dans son ensemble.

Par consĂ©quent, il convient d’apprĂ©cier le dommage, pour lequel on estime que la preuve est ici obtenue, en relation avec le contexte humain et personnel auquel la victime et son conjoint ont Ă©tĂ© confrontĂ©s, compte tenu de leur souffrance et des troubles causĂ©s Ă  leur situation Ă©motionnelle ainsi que de l’atteinte Ă  leur dignitĂ© personnelle (...) »

140.  Par un arrĂȘt du 19 septembre 2012 (no 46340/12), la Cour de cassation confirma la condamnation (voir aussi les paragraphes 122-123 et 136 ci-dessus).

2.  Les agents ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un non-lieu en premiĂšre instance

141.  Les trois accusĂ©s amĂ©ricains ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un non-lieu en premiĂšre instance (paragraphe 116 ci-dessus) en raison de l’immunitĂ© diplomatique (B. Medero, J. Castelli et R.H. Russomando) firent l’objet d’une procĂ©dure d’appel sĂ©parĂ©e.

142.  Par un arrĂȘt du 1er fĂ©vrier 2013, la cour d’appel de Milan dĂ©clara les trois AmĂ©ricains coupables. Elle condamna J. Castelli, l’organisateur de l’enlĂšvement, Ă  sept ans d’emprisonnement et les deux autres accusĂ©s Ă  six ans d’emprisonnement. En outre, les trois AmĂ©ricains furent condamnĂ©s Ă  verser des dommages-intĂ©rĂȘts, dont le montant devait ĂȘtre dĂ©terminĂ© dans une procĂ©dure ultĂ©rieure.

La cour d’appel considĂ©ra que l’enlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait un fait avĂ©rĂ© tout comme la responsabilitĂ© des vingt-trois agents amĂ©ricains dĂ©jĂ  condamnĂ©s. Elle dĂ©clara que l’article 39 de la Convention de Vienne du 18 avril 1961 protĂ©geait les diplomates ayant quittĂ© le pays d’accrĂ©ditation seulement dans les limites autorisĂ©es par le droit international, Ă  savoir pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions en tant que membres de la mission diplomatique. Elle estima que les « remises extraordinaires Â» n’impliquaient pas la structure diplomatique mais la CIA. Pour la cour d’appel, enlever une personne et la torturer ne pouvaient pas faire partie de l’activitĂ© diplomatique, et l’enlĂšvement Ă  des fins de torture se heurtait au droit national et aux droits de l’homme. La cour d’appel observa que le requĂ©rant, transportĂ© en Égypte, État qui admet l’interrogatoire sous torture, avait Ă©tĂ© torturĂ©, selon les dĂ©clarations contenues dans son mĂ©moire, et que pareille finalitĂ© rendait l’enlĂšvement contraire au droit humanitaire, Ă  la Convention europĂ©enne des droits de l’homme, et aux conventions de l’ONU.

DĂšs lors, la cour d’appel conclut que la conduite criminelle des accusĂ©s ne pouvait pas ĂȘtre soustraite Ă  la juridiction des cours italiennes.

143.  Par un arrĂȘt du 11 mars 2014, la Cour de cassation confirma la condamnation des accusĂ©s. Elle rejeta, entre autres, leur thĂšse selon laquelle la pratique des transfĂšrements extrajudiciaires Ă©tait licite et mĂȘme « obligatoire Â» au sens de la loi amĂ©ricaine (Patriot Act), Ă  raison de l’état de guerre entre les États-Unis est les organisations terroristes internationales.

Pour la haute juridiction, la grĂące accordĂ©e entre-temps par le PrĂ©sident de la RĂ©publique Ă  M. Romano (paragraphe 148 ci-dessous), ne changeait pas l’apprĂ©ciation des responsabilitĂ©s de la CIA ; au contraire, elle confirmait la responsabilitĂ© pĂ©nale de l’intĂ©ressĂ©.

3.  Les dĂ©veloppements ultĂ©rieurs Ă  propos des ressortissants amĂ©ricains

144.  Ă€ ce jour, les requĂ©rants n’ont pas Ă©tĂ© indemnisĂ©s dans la mesure oĂč les provisions dĂ©cidĂ©es par les juridictions pĂ©nales n’ont pas Ă©tĂ© versĂ©es par les agents amĂ©ricains condamnĂ©s.

Pendant la procĂ©dure pĂ©nale, Ă  une date inconnue, la moitiĂ© de la villa, appartenant Ă  M. Lady, saisie en janvier 2007 afin de garantir, entre autres, les dommages-intĂ©rĂȘts pouvant ĂȘtre octroyĂ©s aux requĂ©rants (paragraphe 73 ci-dessus), fit l’objet d’une saisie immobiliĂšre par la banque qui avait accordĂ© un prĂȘt pour l’achat de la maison car les propriĂ©taires ne payaient plus les mensualitĂ©s. La villa fut par la suite vendue. Aucune fraction du produit de la vente ne fut rĂ©servĂ©e pour les requĂ©rants.

145.  Aucun organe gouvernemental italien ne demanda aux autoritĂ©s amĂ©ricaines l’extradition des ressortissants amĂ©ricains condamnĂ©s. Les mandats d’arrĂȘt europĂ©ens lancĂ©s contre eux pendant la procĂ©dure restent exĂ©cutoires (voir aussi les paragraphes 48-49 ci-dessus et le paragraphe 151 ci-dessous).

146.  Le 12 dĂ©cembre 2012, le ministre de la Justice alors en exercice dĂ©cida de lancer un mandat d’arrĂȘt international exclusivement contre M. Lady. Selon la presse, ce dernier fut arrĂȘtĂ© Ă  Panama en juillet 2013 et libĂ©rĂ© quelques jours plus tard. Le ministre de la Justice aurait signĂ©, Ă  l’époque, une demande de mise en dĂ©tention provisoire (domanda di fermo provvisorio) laquelle ouvrait un dĂ©lai de deux mois pour demander l’extradition.

147.  Ă€ une date non prĂ©cisĂ©e, B. Medero (condamnĂ©e Ă  six ans d’emprisonnement ; paragraphes 142-143 ci-dessus) et S. De Sousa (condamnĂ©e Ă  cinq ans d’emprisonnement ; paragraphes 116, 137 et 140 ci-dessus) prĂ©sentĂšrent une demande de grĂące au prĂ©sident de la RĂ©publique.

148.  En avril 2013, le prĂ©sident de la RĂ©publique accorda la grĂące au colonel Joseph Romano.

149.  Le 11 septembre 2013 M. Lady soumit Ă©galement une demande de grĂące au prĂ©sident de la RĂ©publique, dans laquelle il disait « regretter les Ă©vĂšnements de 2003 et [sa] participation Ă  toute activitĂ© qui pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme contraire aux lois italiennes Â».

150.  Le 23 dĂ©cembre 2015, le prĂ©sident de la RĂ©publique accorda la grĂące Ă  B. Medero, dont la peine a Ă©tĂ© annulĂ©e, et Ă  M. Lady, dont la peine fut ramenĂ©e de neuf ans (paragraphe 116 et 137 ci-dessus) Ă  sept ans d’emprisonnement. Le communiquĂ© de presse, publiĂ© Ă  cette occasion sur le site du prĂ©sident de la RĂ©publique indique que le chef de l’État a, avant toute autre considĂ©ration, pris en compte le fait que les États-Unis avaient, depuis la premiĂšre Ă©lection du PrĂ©sident Obama, interrompu la pratique des remises extraordinaires, pratique qui avait Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e par l’Italie et par l’Union europĂ©enne comme Ă©tant incompatible avec les principes fondamentaux d’un État de droit.

151.  Entre-temps, le 5 octobre 2015, S. De Sousa avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e au Portugal sur la base d’un mandat d’arrĂȘt europĂ©en Ă©mis par le procureur de Milan. Sur remise de son passeport, elle fut libĂ©rĂ©e le jour suivant. Le 12 janvier 2016, la cour d’appel de Lisbonne dĂ©cida de son extradition vers l’Italie.

Mme De Sousa interjeta appel de cette dĂ©cision devant la Cour suprĂȘme. À la date de l’adoption du prĂ©sent arrĂȘt, l’appel Ă©tait pendant.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La Constitution italienne

152.  La Constitution italienne ne mentionne pas le secret d’État. NĂ©anmoins, selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle, rĂ©capitulĂ©e dans l’arrĂȘt no 106/2009 (paragraphes 99-109 ci-dessus), l’encadrement constitutionnel en la matiĂšre est le suivant :

« 3 – (...) [le cadre lĂ©gal rĂ©gissant le secret d’État] rĂ©pond « Ă  l’intĂ©rĂȘt suprĂȘme de la sĂ©curitĂ© de l’État en tant que sujet de droit international, c’est-Ă -dire l’intĂ©rĂȘt [rĂ©sidant dans la protection] de l’intĂ©gritĂ© territoriale et de l’indĂ©pendance de l’État, voire de son existence mĂȘme Â» (arrĂȘts nos 82/1976, 86/1977 et 110/1998) (...).

Cet intĂ©rĂȘt, qui « existe et prime sur tout autre dans tous les États et sous n’importe quel rĂ©gime politique Â», se traduit dans la Constitution « par la formule solennelle de l’article 52, qui affirme le devoir sacrĂ© du citoyen de dĂ©fendre la Patrie Â» (arrĂȘts nos 82/1976 et 86/1977 prĂ©citĂ©s). Il faut, pour saisir la portĂ©e concrĂšte de la notion de secret d’État, se rĂ©fĂ©rer Ă  ce concept et le mettre « en relation avec les autres normes constitutionnelles fixant les Ă©lĂ©ments et les moments indispensables de notre État : notamment, l’indĂ©pendance nationale, les principes d’unitĂ© et d’indivisibilitĂ© de l’État (article 5) et la disposition qui, sous la formule de la « RĂ©publique dĂ©mocratique Â», en synthĂ©tise les caractĂ©ristiques essentielles (arrĂȘt no 86/1977).

(...) Partant, la matiĂšre du secret d’État « pose une question de rapport et d’interaction entre [les diffĂ©rents] principes constitutionnels Â», y inclus ceux « rĂ©gissant la fonction juridictionnelle Â». Â»

B.  Les dispositions lĂ©gales

1.  La rĂ©forme du secret d’État et les problĂšmes d’applicabilitĂ© ratione temporis

153.  PrĂ©cĂ©demment, le secret d’État Ă©tait rĂ©gi par la loi no 801 du 24 octobre 1977 sur l’institution et l’organisation des services de renseignement et de sĂ©curitĂ© et le secret d’État (« loi no 801/1977 Â»).

Cette loi a Ă©tĂ© abrogĂ©e par la loi rĂ©formant les services de renseignement et le secret d’État (« loi no 124/2007 Â» ou « loi de rĂ©forme Â», paragraphe 83 ci-dessus), entrĂ©e en vigueur le 12 octobre 2007 alors que la procĂ©dure pĂ©nale concernant l’enlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait en cours.

Bien que les rĂšgles de droit interne relatives Ă  l’application du secret d’État et Ă  son opposition au cours de la procĂ©dure pĂ©nale en question dans la prĂ©sente affaire figurent dans les deux lois, toute l’activitĂ© judiciaire postĂ©rieure Ă  la date de l’entrĂ©e en vigueur de la loi de rĂ©forme tombe sous l’empire de la loi no 124/2007 en vertu du principe tempus regit actum.

2.  L’objet du secret d’État et ses limites matĂ©rielles et temporelles

154.  L’article 12 Â§ 1 de la loi no 801/1977 Ă©tait ainsi libellĂ© :

 «  Sont couverts par le secret d’État tous les actes, documents, informations, procĂ©dĂ©s et autres Ă©lĂ©ments dont la diffusion est susceptible de porter atteinte Ă  l’intĂ©gritĂ© de l’État dĂ©mocratique, mĂȘme en relation avec des accords internationaux, Ă  la dĂ©fense de ses institutions crĂ©Ă©es par la Constitution, au libre exercice des fonctions des organes constitutionnels, Ă  l’indĂ©pendance de l’État par rapport aux autres États ainsi qu’aux relations avec eux et Ă  la prĂ©paration et la dĂ©fense militaire de l’État Â».

155.  L’article 39 § 1 de la loi no 124/2007 se lit ainsi :

«  Sont couverts par le secret d’État tous les actes, documents, informations, procĂ©dĂ©s et autres Ă©lĂ©ments dont la diffusion est susceptible de porter atteinte Ă  l’intĂ©gritĂ© de la RĂ©publique, mĂȘme en relation avec des accords internationaux, Ă  la dĂ©fense de ses institutions crĂ©Ă©es par la Constitution, Ă  l’indĂ©pendance de l’État par rapport aux autres États ainsi qu’aux relations avec eux et Ă  la prĂ©paration et la dĂ©fense militaire de l’État Â».

156.  L’article 12 Â§ 1 de la loi no 801/1977 excluait du champ d’application du secret d’État tout « fait constituant un trouble Ă  l’ordre constitutionnel Â».

Dans la loi de rĂ©forme, cette disposition a Ă©tĂ© maintenue, et certaines infractions telles que celles liĂ©es au terrorisme ou Ă  la mafia et aux Â« meurtres de masse Â» (strage) (article 39 Â§ 11 de la loi no 124/2007) s’ajoutent aux faits soustraits au secret d’État.

157.  Sous l’empire de l’ancienne loi no 801/1977, le prĂ©sident du Conseil des ministres avait indiquĂ©, dans la note no 2001.5/07 du 30 juillet 1985, une liste de domaines couverts par le secret d’État, parmi lesquels « les opĂ©rations et (...) les activitĂ©s de renseignement Â» des services spĂ©ciaux et leurs « relations avec les autoritĂ©s de renseignement des autres États Â».

158.  AprĂšs l’entrĂ©e en vigueur de la loi de rĂ©forme, le prĂ©sident du Conseil des ministres a adoptĂ©, le 8 avril 2008, un dĂ©cret Ă©numĂ©rant certains Ă©lĂ©ments susceptibles de relever du secret d’État. Parmi ces Ă©lĂ©ments figurent, entre autres, les informations portant sur « la coopĂ©ration internationale en matiĂšre de sĂ©curitĂ©, notamment en matiĂšre de lutte contre le terrorisme (...) Â» et les « relations avec les autoritĂ©s de renseignement des autres États Â».

Aux termes de l’article 4 dudit dĂ©cret, le secret d’État peut ĂȘtre appliquĂ© dans les limites prĂ©vues par l’article 39 § 11 de la loi no 124/2007 et 204 § 1 du CPP. Aux termes de ces dispositions, ne peuvent pas ĂȘtre couverts par le secret d’État des informations, documents ou Ă©lĂ©ments relatifs Ă  des faits de terrorisme, des faits constituant un trouble Ă  l’ordre constitutionnel ou des faits constitutifs des infractions de pillage, de « meurtre de masse Â», d’association de type mafieux et d’échange de vote Ă©lectoral politico-mafieux.

159.  L’article 39 Â§ 4 de la loi no 124/2007 prĂ©voit en outre que le secret d’État s’applique aux actes, documents ou Ă©lĂ©ments dĂ©clarĂ©s secrets sur ordre exprĂšs du prĂ©sident du Conseil des ministres et que, si possible, il fait l’objet d’une mention sur les documents auxquels il s’applique.

D’autre part, dans son arrĂȘt no 106/2009, la Cour constitutionnelle a soulignĂ© le caractĂšre objectif du secret d’État tel que dĂ©fini par la loi, et a jugĂ© que certains actes ou faits pouvaient prĂ©senter un contenu ou une forme tels que leur caractĂšre secret Ă©tait intrinsĂšque, indĂ©pendamment de toute dĂ©cision formelle des autoritĂ©s compĂ©tentes.

160.  Il y a par ailleurs en droit italien une distinction entre le secret d’État, d’une part, et, de l’autre, la classification de documents dans les catĂ©gories « trĂšs secret Â», « secret Â», « trĂšs confidentiel Â» et « confidentiel Â». La classification, qui est dĂ©finie par l’auteur du document, dĂ©termine exclusivement des restrictions Ă  l’accĂšs, dont l’étendue est fonction du niveau de classification, et qui ne peuvent jamais empĂȘcher les autoritĂ©s judiciaires d’en prendre connaissance.

161.  Avant la rĂ©forme, la loi ne prĂ©voyait aucune limite temporelle pour le secret d’État. La loi de rĂ©forme a fixĂ© Ă  quinze ans la durĂ©e maximale du secret d’État. Ce dĂ©lai peut ĂȘtre prorogĂ© jusqu’à un maximum de trente ans par le prĂ©sident du Conseil des ministres, qui en informe alors le ComitĂ© parlementaire pour la sĂ©curitĂ© de la RĂ©publique (Comitato parlamentare per la sicurezza della Repubblica, COPASIR) (article 39 §§ 7, 8, 9 et 10).

3.  L’autoritĂ© compĂ©tente pour l’application du secret d’État et la nature politique de son contrĂŽle

162.  Les dĂ©cisions en matiĂšre de secret d’État relĂšvent des attributions du pouvoir exĂ©cutif. Dans le systĂšme antĂ©rieur Ă  la loi de rĂ©forme, le pouvoir d’appliquer et d’opposer le secret d’État Ă©tait partagĂ© entre le prĂ©sident du Conseil des ministres et les ministĂšres de l’IntĂ©rieur et de la DĂ©fense. La loi de rĂ©forme a dĂ©volu ce pouvoir exclusivement au prĂ©sident du Conseil des ministres, qui est responsable de la direction et de la coordination des activitĂ©s de renseignement (article 1 § 1 a), b) et c)).

Le pouvoir d’appliquer le secret d’État Ă©chappe Ă  tout contrĂŽle juridictionnel. À ce propos, la Cour constitutionnelle, dans son arrĂȘt no 106/2009 (voir aussi paragraphes 99-109 ci-dessus), a rappelĂ© ceci :

« (...) le prĂ©sident du Conseil des ministres est investi en la matiĂšre d’un pouvoir trĂšs Ă©tendu, dont les seules limites sont l’obligation de communiquer au Parlement les motifs essentiels sur lesquels reposent les dĂ©cisions [d’appliquer le secret d’État] et l’interdiction [de l’invoquer] Ă  l’égard de faits constituant un trouble Ă  l’ordre constitutionnel (fatti eversivi dell’ordine costituzionale) (lois no 801 de 1977 et no 124 de 2007). En rĂ©alitĂ©, la « dĂ©termination des faits, actes, informations, etc... [dont la divulgation est susceptible de] menacer la sĂ©curitĂ© de l’État et qui doivent donc rester secrets Â» relĂšve [d’un pouvoir d’] apprĂ©ciation « amplement discrĂ©tionnaire Â» (...) (arrĂȘt no 86/1977). Dans ces circonstances, et Ă  l’exception des compĂ©tences exercĂ©es par [la Cour constitutionnelle] dans le cadre des conflits d’attribution, tout contrĂŽle juridictionnel sur l’opportunitĂ© et les modalitĂ©s d’imposition du secret d’État est exclu. De fait, « l’apprĂ©ciation de l’utilitĂ© et de la nĂ©cessitĂ© de certaines mesures aux fins d’assurer la sĂ©curitĂ© de l’État a un caractĂšre purement politique et, relevant des prĂ©rogatives des autoritĂ©s politiques, elle ne se prĂȘte pas Ă  un contrĂŽle par le juge Â» (arrĂȘt no 86/1977). Toute conclusion diffĂ©rente conduirait « Ă  l’élimination du secret en pratique Â» (arrĂȘt no 86/1977). Â»

Ainsi, la compĂ©tence de la Cour constitutionnelle se limite Ă  la question de savoir si, en appliquant ou en opposant le secret d’État, le prĂ©sident du Conseil des ministres a outrepassĂ© les pouvoirs que lui confĂšre la loi, mais elle ne peut pas s’étendre Ă  l’apprĂ©ciation au fond des motifs de la dĂ©cision.

163.  Cependant, le prĂ©sident du Conseil des ministres doit communiquer tout cas d’application, d’opposition et de confirmation de l’existence d’un secret d’État, notamment au cours d’un procĂšs pĂ©nal (article 202 du CPP, paragraphe 129 ci-dessus), et en indiquer les « motifs essentiels Â» Ă  un comitĂ© parlementaire (le « COPASIR Â»), composĂ© de cinq membres de la Chambre des dĂ©putĂ©s et de cinq membres du SĂ©nat de la RĂ©publique et prĂ©sidĂ© par un membre de l’opposition parlementaire. Si le COPASIR estime que l’opposition du secret d’État est dĂ©pourvue de fondement, il en informe les deux chambres du Parlement (article 41 Â§ 9 de la loi no 124/2007).

Le COPASIR peut obtenir des informations, des documents et des actes de toute autoritĂ© publique, y compris des services de renseignement, sauf ceux, couverts par le secret d’État, « dont la communication ou la transmission peut porter atteinte Ă  la sĂ©curitĂ© de la RĂ©publique, aux relations avec les États Ă©trangers, au dĂ©roulement d’opĂ©rations en cours, ou Ă  l’intĂ©gritĂ© d’informateurs, collaborateurs ou membres des services de renseignement Â». En cas de dĂ©saccord au sein du COPASIR, le prĂ©sident du Conseil des ministres tranche. Toutefois, il ne peut s’opposer Ă  une dĂ©cision unanime du COPASIR d’enquĂȘter sur la lĂ©gitimitĂ© de comportements des membres des services spĂ©ciaux (article 31 Â§Â§ 7, 8 et 9 de la loi no 124/2007).

Dans son rapport sur ses activitĂ©s de 2010, le COPASIR a fait Ă©tat d’une divergence de vues parmi ses membres quant Ă  la nature et l’étendue de son pouvoir de contrĂŽle :

« Selon certains de ses membres, le [COPASIR] doit limiter [ses activitĂ©s] Ă  la disposition de la loi en vertu de laquelle le prĂ©sident du Conseil des ministres indique les « motifs essentiels Â» ayant dĂ©terminĂ© sa dĂ©cision de confirmer le secret d’État. Il ne peut informer les chambres que des dĂ©cisions qu’il estime mal fondĂ©es. Selon cette approche, il exercerait un contrĂŽle « extĂ©rieur Â» et limitĂ© aux motifs essentiels, mais ne pourrait pas examiner au fond la dĂ©cision du prĂ©sident du Conseil [des ministres], seul responsable du recours au secret d’État.

Selon d’autres membres, en revanche, la mission de contrĂŽle que la loi confĂšre au [COPASIR] ne pourrait ĂȘtre dĂ»ment accomplie qu’à travers une pleine connaissance des motifs ayant fondĂ© la dĂ©cision du prĂ©sident du Conseil [des ministres] de confirmer le secret d’État. Le [COPASIR] aurait par consĂ©quent le droit de demander l’acquisition de tout Ă©lĂ©ment d’information sur les Ă©vĂ©nements faisant l’objet du secret d’État, sauf si les exigences de confidentialitĂ© prĂ©vues par la loi justifient un refus du prĂ©sident du Conseil [des ministres]. Â»

Le COPASIR a indiquĂ© qu’il n’y avait pas eu d’accord au sein de ses membres relativement Ă  la confirmation du secret d’État dans deux cas, dont la situation faisant l’objet de la prĂ©sente affaire.

4.  La protection du secret d’État, notamment dans le cadre du procĂšs pĂ©nal

164.  L’article 41 de la loi no 124/2007 interdit aux agents de l’État et aux personnes chargĂ©es d’un service public de divulguer tout fait couvert par le secret d’État. Notamment, dans le cadre d’un procĂšs pĂ©nal, cet article, de mĂȘme que l’article 202 du CPP dans sa version rĂ©sultant de l’article 40 Â§ 1 de la loi no 124/2007, leur impose de s’abstenir de dĂ©poser en tant que tĂ©moins sur de tels faits.

165.  En cas d’opposition du secret d’État par un tĂ©moin, l’article 202 du CPP prĂ©voit une procĂ©dure par laquelle l’autoritĂ© judiciaire concernĂ©e demande au prĂ©sident du Conseil des ministres la confirmation de l’existence du secret d’État. L’article 202 du CPP est ainsi libellĂ© :

« 1.  Les agents de l’État et les personnes chargĂ©es d’un service public sont tenus de s’abstenir de dĂ©poser en justice sur les faits couverts par le secret d’État.

2.  Si le tĂ©moin oppose le secret d’État, l’autoritĂ© judiciaire en informe le prĂ©sident du Conseil des ministres, aux fins de sa confirmation Ă©ventuelle, et suspend toute activitĂ© visant Ă  recueillir l’information relevant du secret d’État.

3.  Lorsque le secret est confirmĂ© et que la preuve est nĂ©cessaire pour trancher l’affaire, le juge dĂ©clare le non-lieu Ă  raison du secret d’État.

4.  Si, dans les trente jours suivant la notification de la requĂȘte, le prĂ©sident du Conseil des ministres ne confirme pas le secret d’État, l’autoritĂ© judiciaire recueille l’information et ordonne la poursuite du procĂšs.

5.  L’opposition du secret d’État confirmĂ©e par un acte motivĂ© du prĂ©sident du Conseil des ministres empĂȘche l’autoritĂ© judiciaire de recueillir et d’utiliser, mĂȘme indirectement, les informations couvertes par le secret d’État.

6.  L’autoritĂ© judiciaire peut continuer la procĂ©dure sur la base d’élĂ©ments autonomes et indĂ©pendants des actes, documents et Ă©lĂ©ments couverts par le secret d’État.

7.  Lorsque, Ă  la suite d’un conflit de compĂ©tence [entre le prĂ©sident du Conseil des ministres et l’autoritĂ© judiciaire], l’existence du secret d’État est exclue, le prĂ©sident du Conseil des ministres ne peut plus l’opposer par rapport aux mĂȘmes Ă©lĂ©ments. Dans le cas contraire, l’autoritĂ© judiciaire ne peut plus ni recueillir ni utiliser, directement ou indirectement, les actes et documents couverts par le secret d’État.

8.  Le secret d’État ne peut jamais ĂȘtre opposĂ© Ă  la Cour constitutionnelle. Celle-ci adopte les mesures nĂ©cessaires pour assurer le secret de la procĂ©dure. Â»

Dans son arrĂȘt no 106/2009, la Cour constitutionnelle a prĂ©cisĂ© que ces dispositions s’appliquaient Ă©galement Ă  la phase des investigations prĂ©liminaires.

166.  Selon le libellĂ© des articles 185 et 191 du CPP, « [l]’invaliditĂ© d’un acte nul s’étend aux actes qui en dĂ©coulent Â» et « [l]es preuves acquises en violation des interdictions prĂ©vues par la loi sont inutilisables Â».

167.  En ses parties pertinentes, l’article 204 du CPP, dans sa version issue de l’article 40 § 2 de la loi no 124/2007, est ainsi libellĂ© :

 « 1.  Les faits, informations et documents qui concernent des infractions constituant des troubles Ă  l’ordre constitutionnel ou des infractions prĂ©vues aux articles 285 Ă©meute visant Ă  porter atteinte Ă  la sĂ»retĂ© de l’État], 416-bis et 416-ter [association de type mafieux] et 422 [« meurtre de masse Â»] du code pĂ©nal  ne peuvent relever du secret d’État. Lorsque le secret d’État est invoquĂ©, la nature de l’infraction est dĂ©finie par le juge. Avant l’exercice de l’action publique, le juge des investigations prĂ©liminaires se prononce Ă  la demande des parties.

(...)

2.  La dĂ©cision de rejet de l’exception de secret est communiquĂ©e au prĂ©sident du Conseil des ministres. Â»

5.  La clause d’exonĂ©ration pour les conduites criminelles des membres des services de renseignement

168.  L’article 17 de la loi no 124/2007 contient une clause spĂ©ciale applicable Ă  la conduite des agents des services de renseignement :

1.  (...) n’est pas punissable l’agent des services de renseignement qui a commis une infraction pĂ©nale si sa conduite a Ă©tĂ© autorisĂ©e selon la loi (...) au motif que la conduite en question Ă©tait indispensable pour atteindre les buts institutionnels des services (..).

2.  Toutefois cette clause spĂ©ciale ne s’applique pas si la conduite criminelle de l’agent relĂšve d’infractions mettant en danger la vie ou l’intĂ©gritĂ© physique ou la libertĂ© personnelle (...) d’un ou plusieurs individus.

3.  (...)

4.  Ne peut ĂȘtre autorisĂ©e une conduite criminelle Ă  l’égard de laquelle il n’est pas possible d’opposer le secret d’État au sens de l’article 39 § 11. Font exception le crime d’association terroriste/d’atteinte Ă  l’ordre dĂ©mocratique et le crime d’association de malfaiteurs de type mafieux.

5.  (...)

6.  La clause spĂ©ciale d’exonĂ©ration s’applique si la conduite :

a)  relĂšve des activitĂ©s institutionnelles des services de renseignement et si l’opĂ©ration a Ă©tĂ© autorisĂ©e au sens de l’article 18 de cette loi et aux termes des dispositions sur l’organisation des services de renseignement ;

b)  est indispensable et proportionnĂ©e Ă  l’atteinte des objectifs de l’opĂ©ration, qui ne peuvent pas ĂȘtre autrement atteints ;

(...)

169.  L’article 18 de la loi no 124/2007 fixe la procĂ©dure pour autoriser des conduites criminelles, dans le respect des limites fixĂ©e par l’article 17 de cette loi. Il incombe au prĂ©sident du Conseil des ministres ou Ă  l’autoritĂ© dĂ©lĂ©guĂ©e de faire suite Ă  une demande Ă©crite d’autorisation et de dĂ©livrer l’autorisation en forme Ă©crite et motivĂ©e. L’autorisation est modifiable et rĂ©vocable par Ă©crit.

En cas d’extrĂȘme urgence, lorsqu’il n’est pas possible d’obtenir Ă  temps l’autorisation, le directeur des services de renseignement autorise la conduite sollicitĂ©e et en informe dans les 24 heures le prĂ©sident du Conseil de ministres. Ce dernier ratifie l’autorisation si les critĂšres fixĂ©s par l’article 17 ont Ă©tĂ© respectĂ©s.

Lorsqu’une conduite criminelle n’a pas Ă©tĂ© autorisĂ©e ou a dĂ©passĂ© les limites de l’autorisation, le prĂ©sident du Conseil des ministres adopte les mesures nĂ©cessaires et en informe sans dĂ©lai l’autoritĂ© judiciaire.

Les documents relatifs aux demandes d’autorisation sont conservĂ©s aux archives secrĂštes.

170.  Aux termes de l’article 19 de la loi no 124/2007, le directeur du service de renseignement concernĂ© ou un membre de celui-ci fait valoir l’existence de la clause spĂ©ciale vis-Ă -vis de l’autoritĂ© judiciaire qui a ouvert les poursuites pĂ©nales. Si l’autorisation a Ă©tĂ© dĂ©livrĂ©e, le prĂ©sident du Conseil des ministres en informe l’autoritĂ© judiciaire et fournit des motifs ; l’autoritĂ© judicaire prononce alors un non-lieu ou un acquittement. Le ComitĂ© instituĂ© au sein du Parlement en est Ă©galement informĂ©. Sans rĂ©ponse dans les dix jours, l’autorisation est rĂ©putĂ©e non dĂ©livrĂ©e.

III.  LE TRAITÉ SUR L’EXTRADITION CONCLU ENTRE L’ITALIE ET LES ÉTATS-UNIS

171.  Aux termes de l’article 4 du traitĂ© italo-amĂ©ricain sur l’extradition du 13 octobre 1983, modifiĂ© par un accord bilatĂ©ral du 3 mai 2006 et ratifiĂ© par la loi no 25 du 16 mars 2009, les deux États se sont engagĂ©s Ă  ne pas refuser d’extrader leurs propres ressortissants du fait de la nationalitĂ© de ceux-ci.

IV.  Ă‰LÉMENTS INTERNATIONAUX ET AUTRES DOCUMENTS PUBLICS PERTINENTS

A.  Le programme de la CIA pour DĂ©tenus de Haute Importance

172.  Ă€ la suite des attentats de septembre 2001 aux États-Unis, le gouvernement amĂ©ricain mit en Ɠuvre un programme d’interrogatoires et dĂ©tention Ă©laborĂ© pour des suspects terroristes. Le 17 septembre 2001, le prĂ©sident Bush signa un document attribuant de larges pouvoirs Ă  la CIA en particulier en matiĂšre de dĂ©tention de suspects terroristes et pour la crĂ©ation de centres de dĂ©tention au secret en dehors des États-Unis, avec la coopĂ©ration des gouvernements des pays concernĂ©s. Par la suite, la CIA mit en place un programme visant la dĂ©tention et l’interrogatoire de suspects terroristes Ă  l’étranger. Les autoritĂ©s amĂ©ricaines se rĂ©fĂšrent Ă  ce programme sous l’appellation de « High-Value Detainees Program Â» (HVD), soit le programme pour dĂ©tenus de haute importance, ou « Rendition Detention Interrogation Program Â» (RDI) Â», soit le programme de « remises extraordinaires Â», de « restitutions extraordinaires Â» ou de « transfĂšrements extrajudiciaires Â».

173.  Le mĂ©morandum de la CIA du 30 dĂ©cembre 2004 constitue le document de rĂ©fĂ©rence sur l’utilisation combinĂ©e par la CIA de diffĂ©rentes techniques d’interrogatoire. Le document « porte sur l’utilisation combinĂ©e de diffĂ©rentes techniques d’interrogatoire [dont le but] est de convaincre des dĂ©tenus de haute importance [High-Value Detainees] de donner en temps utile des informations sur les menaces et des renseignements sur le terrorisme (...) Un interrogatoire effectif se fonde sur le recours global, systĂ©matique et cumulatif Ă  des pressions tant physiques que psychologiques en vue d’influencer le comportement d’un dĂ©tenu de haute importance ou de venir Ă  bout des rĂ©sistances d’un dĂ©tenu. L’interrogatoire vise Ă  crĂ©er un Ă©tat d’impuissance acquise et de dĂ©pendance (...) Le processus d’interrogation peut ĂȘtre divisĂ© en trois phases distinctes : les conditions initiales, la transition vers l’interrogatoire et l’interrogatoire lui-mĂȘme ». Comme le dĂ©crit le mĂ©morandum, la phase des « conditions initiales » comprend « le choc de capture », « la remise Â» et « la rĂ©ception sur le Site noir Â». Le mĂ©morandum comporte notamment les passages suivants :

« La capture (...) contribue Ă  mettre le dĂ©tenu de haute importance dans un certain Ă©tat physique et psychologique avant le dĂ©but de l’interrogatoire (...)

1)  La remise

(...) Un examen mĂ©dical est menĂ© avant le vol. Pendant celui-ci, le dĂ©tenu est Ă©troitement enchaĂźnĂ© et privĂ© de la vue et de l’ouĂŻe au moyen de bandeaux, de cache‑oreilles et de cagoules (...) Â»

La partie consacrĂ©e Ă  la phase de l’« interrogatoire Â» comprend des chapitres intitulĂ©s « Conditions de dĂ©tention Â», « Techniques de conditionnement Â» et «Techniques correctives Â».

Des informations plus dĂ©taillĂ©es Ă  cet Ă©gard figurent dans les arrĂȘts Al Nashiri c. Pologne (no 28761/11, §§ 43-71, 24 juillet 2014) et Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne (no 7511/13, §§ 45-69, 24 juillet 2014).

174.  Dans une dĂ©claration du 5 dĂ©cembre 2005, Condoleezza Rice, alors SecrĂ©taire d’État des États-Unis, tout en excluant le recours Ă  des pratiques assimilables Ă  la torture dans la lutte contre le terrorisme international, a reconnu l’existence de prisons secrĂštes de la CIA en Europe et l’utilisation d’aĂ©roports europĂ©ens pour des transferts de « combattants ennemis Â». Elle a affirmĂ© qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de recourir aux « transfĂšrements extrajudiciaires Â» (extraordinary renditions, parfois dĂ©signĂ©s en français par l’expression « restitutions Â» ou « remises Â» extraordinaires) pour lutter contre le terrorisme, et estimĂ© que, lorsqu’un État ne pouvait pas emprisonner ou poursuivre en justice une personne soupçonnĂ©e de terrorisme, il pouvait « faire le choix souverain de coopĂ©rer dans le cadre d’une « restitution Â» Â». Selon elle, les transfĂšrements extrajudiciaires Ă©taient « lĂ©gitimes en droit international Â» et « rĂ©pond[ai]ent Ă  l’obligation de ces États de protĂ©ger leurs citoyens Â».

175.  Le 9 dĂ©cembre 2014, le SĂ©nat amĂ©ricain a publiĂ© un rapport de la commission sur le renseignement (Select Committee on Intelligence) concernant le programme de dĂ©tention et d’interrogation de la CIA.

Le Parlement europĂ©en a saluĂ© la publication de ce rapport dans sa RĂ©solution du 11 fĂ©vrier 2015 sur l’utilisation de la torture par la CIA. Il a notamment observĂ© que la commission du SĂ©nat amĂ©ricain avait rĂ©futĂ© les affirmations de la CIA selon lesquelles la torture avait permis d’obtenir des informations qui n’auraient pu ĂȘtre obtenues au moyen de techniques d’interrogatoire traditionnelles et non violentes. Par ailleurs, il a relevĂ© que le rapport en question mettait en lumiĂšre de nouveaux faits qui renforçaient les allĂ©gations selon lesquelles un certain nombre d’États membres de l’Union europĂ©enne, les administrations, les fonctionnaires ainsi que les agents de leurs services de sĂ©curitĂ© et de renseignement Ă©taient complices du programme secret de dĂ©tention et de restitutions extraordinaires de la CIA.

B.  Sources publiques faisant Ă©tat de prĂ©occupations concernant des violations des droits de l’homme dans le contexte des «remises extraordinaires»

176.  Pour un aperçu des nombreuses sources publiques faisant Ă©tat de prĂ©occupations concernant des violations des droit de l’homme dans le contexte des « remises extraordinaires Â» en 2002-2003, il convient de se rĂ©fĂ©rer Ă  l’arrĂȘt El-Masri c. ex-RĂ©publique de MacĂ©doine ([GC], no 39630/09, §§ 112-121 et 127, CEDH 2012), et aux arrĂȘts prĂ©citĂ©s Al Nashiri (§§ 214-224 et 230-232) et Husayn (Abu Zubaydah), (§§ 208-218 et 224-226).

C.  Rapports internationaux sur les « remises extraordinaires Â» pratiquĂ©es dans le cadre de la lutte contre le terrorisme

177.  Les allĂ©gations de « remises extraordinaires Â» en Europe et d’implication de gouvernements europĂ©ens dans ces opĂ©rations ont donnĂ© lieu Ă  plusieurs enquĂȘtes internationales (Al Nashiri et Husayn (Abu Zubaydah), prĂ©citĂ©s, §§ 241-286). Les rapports suivants Ă©voquent le cas du requĂ©rant.

1.  Le premier « rapport Marty Â» de l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe

178.  Ce rapport, publiĂ© le 12 juin 2006 et intitulĂ© « AllĂ©gations de dĂ©tentions secrĂštes et de transferts interĂ©tatiques illĂ©gaux de dĂ©tenus concernant des États membres du Conseil de l’Europe Â», mentionne, entre autres, le cas du requĂ©rant. On peut y lire ceci :

 « 231.  Le cas le plus troublant – parce que le mieux documentĂ© – est vraisemblablement celui de l’Italie. Comme nous l’avons dĂ©jĂ  mentionnĂ©, le Parquet et la police de Milan ont pu, grĂące Ă  une enquĂȘte qui tĂ©moigne d’une compĂ©tence et [d’une] indĂ©pendance remarquables, reconstruire jusque dans les dĂ©tails un cas de extraordinary rendition, celui de l’imam Abou Omar, enlevĂ© le 17 fĂ©vrier 2003 et remis aux autoritĂ©s Ă©gyptiennes. Le Parquet a identifiĂ© 25 auteurs de cette opĂ©ration montĂ©e par la CIA et Ă  l’encontre de 22 [il] a Ă©mis des mandats d’arrĂȘts. Le ministre de la Justice alors en charge a en rĂ©alitĂ© fait usage de ses compĂ©tences pour faire obstacle au travail de l’autoritĂ© judiciaire : non seulement il a tardĂ© Ă  transmettre les requĂȘtes d’assistance judiciaire aux autoritĂ©s amĂ©ricaines, mais il a catĂ©goriquement refusĂ© de leur transmettre les mandats d’arrĂȘt Ă©mis contre 22 citoyens amĂ©ricains. Mais il y a pire : le mĂȘme ministre de la Justice a accusĂ© les magistrats de Milan de s’en prendre aux chasseurs de terroristes, plutĂŽt qu’aux terroristes mĂȘmes. Le gouvernement italien n’a par ailleurs mĂȘme pas estimĂ© nĂ©cessaire de demander des explications aux autoritĂ©s amĂ©ricaines au sujet de l’opĂ©ration exĂ©cutĂ©e par des agents amĂ©ricains sur son propre territoire national, ni de se plaindre du fait que l’enlĂšvement d’Abou Omar a rĂ©duit Ă  nĂ©ant une importante opĂ©ration anti-terrorisme qui Ă©tait en cours de la part de la justice et de la police de Milan. Compte tenu de l’envergure de l’opĂ©ration qui a conduit Ă  l’enlĂšvement d’Abou Omar, il est difficile de croire – comme le gouvernement italien l’affirme – que les autoritĂ©s italiennes, Ă  un Ă©chelon ou Ă  un autre, n’aient pas eu connaissance, sinon participĂ© activement, Ă  cette rendition. L’attitude, pour le moins Ă©trange, du ministre de la Justice semble d’ailleurs plaider en ce sens. C’est d’ailleurs Ă  cette conclusion que semble arriver la justice italienne : comme nous venons de le mentionner ci-dessus (2.3.2.4), l’enquĂȘte en cours est en train de dĂ©montrer que des fonctionnaires italiens ont directement pris part Ă  l’enlĂšvement de Abou Omar et que les services de renseignement sont impliquĂ©s.

(...)

237.  Dans cette affaire, la justice et la police italiennes ont fait preuve [d’une] grande compĂ©tence et d’une remarquable indĂ©pendance, nonobstant les pressions politiques. Une compĂ©tence et une indĂ©pendance par ailleurs dĂ©jĂ  dĂ©montrĂ©es lors des tragiques annĂ©es ensanglantĂ©es par le terrorisme. Le parquet de Milan a Ă©tĂ© ainsi Ă  mĂȘme de reconstruire dans le dĂ©tail un cas manifeste de restitution ainsi qu’un exemple dĂ©plorable d’absence de coopĂ©ration internationale dans la lutte contre le terrorisme Â».

2.  Le deuxiĂšme « rapport Marty Â»

179.  Ce rapport, publiĂ© le 11 juin 2007, explique en dĂ©tail le dĂ©roulement de l’enquĂȘte concernant l’affaire « Abou Omar Â». On peut y lire ceci :

« 5.  Certains gouvernements europĂ©ens ont fait et continuent de faire obstacle Ă  la recherche de la vĂ©ritĂ© en invoquant la notion de « secret d’État ». Le secret est invoquĂ© pour ne pas fournir d’explications aux instances parlementaires ou pour empĂȘcher les autoritĂ©s judiciaires d’établir les faits et de poursuivre les responsables d’actes dĂ©lictueux. Ces critiques sont notamment valables envers l’Allemagne et l’Italie (...) En ce qui concerne l’Italie, il est frappant de constater que la doctrine du secret d’État est invoquĂ©e contre le procureur en charge de l’enquĂȘte de l’affaire Abou Omar avec des justifications qui sont presque identiques Ă  celles qui sont avancĂ©es par les autoritĂ©s de la FĂ©dĂ©ration de Russie pour rĂ©primer des scientifiques, des journalistes et des avocats, dont un bon nombre a Ă©tĂ© poursuivi et condamnĂ© pour des soi-disant activitĂ©s d’espionnage. La mĂȘme dĂ©marche a induit les autoritĂ©s de « l’ex-RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine Â» Ă  cacher la vĂ©ritĂ© et Ă  donner une version manifestement fausse concernant les agissements de ses propres agences nationales ainsi que de la CIA lorsqu’elles ont procĂ©dĂ© Ă  la dĂ©tention secrĂšte et Ă  la « restitution Â» de Khaled El-Masri.

6.  Un recours Ă  la doctrine du secret d’État, de telle maniĂšre Ă  ce qu’elle s’applique mĂȘme des annĂ©es aprĂšs les faits, apparaĂźt inacceptable dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique fondĂ©e sur le principe de la prĂ©Ă©minence du droit. Cela devient franchement choquant lorsque l’instance mĂȘme qui s’en prĂ©vaut cherche Ă  dĂ©finir la notion et la portĂ©e du secret, afin de se soustraire ainsi Ă  ses responsabilitĂ©s. L’invocation du secret d’État ne devrait pas ĂȘtre autorisĂ©e lorsqu’elle sert Ă  couvrir des violations des droits de l’homme et son recours devrait, en tous les cas, ĂȘtre soumis Ă  une procĂ©dure rigoureuse de contrĂŽle. (...)

322.  Dans mon [prĂ©cĂ©dent] rapport j’avais dĂ©jĂ  eu l’occasion de rendre hommage Ă  la compĂ©tence et Ă  la grande qualitĂ© du travail de magistrats et des services de police de Milan. Il est affligeant de voir aujourd’hui Ă  quel genre de traitement sont soumis des magistrats de la valeur de Armando Spataro et de Ferdinando Pomarici, des procureurs engagĂ©s depuis des annĂ©es, non sans de grands risques personnels, dans la rĂ©pression du terrorisme, une lutte qu’ils ont toujours menĂ©e avec efficacitĂ© et dans le strict respect des rĂšgles d’un État fondĂ© sur la primautĂ© du droit. On est arrivĂ© maintenant au point de dĂ©noncer ces magistrats pour violation du secret d’État ! Â»

3.  Le Rapport du Parlement europĂ©en

180.  Le 30 janvier 2007, le Parlement europĂ©en a publiĂ© un rapport intitulĂ© « Utilisation allĂ©guĂ©e de pays europĂ©ens par la CIA pour le transport et la dĂ©tention illĂ©gale de prisonniers Â». Dans ses passages concernant l’affaire du requĂ©rant, ce rapport se lit ainsi :

« Le Parlement europĂ©en,

(...)

50.  dĂ©plore que les reprĂ©sentants des gouvernements italiens, ancien et actuel, qui sont ou ont Ă©tĂ© responsables des services secrets italiens, aient dĂ©clinĂ© l’invitation Ă  se prĂ©senter devant la commission temporaire ;

51.  condamne la restitution extraordinaire par la CIA de l’ecclĂ©siastique Ă©gyptien Abou Omar, qui avait obtenu l’asile en Italie et a Ă©tĂ© enlevĂ© Ă  Milan le 17 fĂ©vrier 2003, pour ĂȘtre ensuite transfĂ©rĂ© Ă  la base militaire de l’OTAN d’Aviano en voiture, avant d’ĂȘtre transportĂ© par avion, via la base militaire de l’OTAN de Ramstein, en Allemagne, vers l’Égypte, oĂč il a Ă©tĂ© dĂ©tenu au secret et torturĂ© ;

52.  condamne le rĂŽle actif jouĂ© par un capitaine des carabinieri et par certains fonctionnaires du Service de renseignement et de sĂ©curitĂ© militaire italien (SISMI) dans l’enlĂšvement d’Abou Omar, comme le montrent l’enquĂȘte judiciaire et les preuves rĂ©unies par le procureur milanais Armando Spataro ;

53.  constate, en le dĂ©plorant, que le gĂ©nĂ©ral NicolĂČ Pollari, ancien directeur du SISMI, a dissimulĂ© la vĂ©ritĂ© lorsqu’il s’est prĂ©sentĂ© devant la commission temporaire le 6 mars 2006, dĂ©clarant que les agents italiens n’avaient jouĂ© aucun rĂŽle dans les enlĂšvements organisĂ©s par la CIA et que le SISMI ignorait le projet d’enlĂšvement d’Abou Omar ;

54.  estime trĂšs probable, au vu de l’implication du SISMI, que le gouvernement italien alors en fonction ait Ă©tĂ© au courant de la restitution extraordinaire d’Abou Omar sur son territoire ;

55.  remercie le procureur Spataro de son tĂ©moignage devant la commission temporaire, salue l’enquĂȘte efficace et indĂ©pendante qu’il a rĂ©alisĂ©e afin de faire la lumiĂšre sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar et souscrit pleinement Ă  ses conclusions et Ă  la dĂ©cision du GUP (juge des audiences prĂ©liminaires) de traduire en justice vingt-six citoyens amĂ©ricains, agents de la CIA, sept hauts responsables du SISMI, un carabiniere du Raggruppamento Operativo Speciale (ROS, groupe spĂ©cial d’opĂ©rations) et le directeur adjoint du quotidien "Libero"; se fĂ©licite de l’ouverture du procĂšs au tribunal de Milan ;

56.  regrette que l’enlĂšvement d’Abou Omar ait portĂ© prĂ©judice Ă  l’enquĂȘte que menait le procureur Spataro sur le rĂ©seau terroriste auquel Ă©tait liĂ© Abou Omar; rappelle que, si Abou Omar n’avait pas Ă©tĂ© illĂ©galement enlevĂ© et transportĂ© dans un autre pays, il aurait fait l’objet d’un jugement ordinaire et Ă©quitable en Italie ;

57.  prend acte de ce que le tĂ©moignage fourni par le gĂ©nĂ©ral Pollari est incompatible avec un certain nombre de documents trouvĂ©s dans les locaux du SISMI et saisis par le parquet milanais; considĂšre que ces documents montrent que le SISMI Ă©tait rĂ©guliĂšrement informĂ© par la CIA sur la dĂ©tention d’Abou Omar en Égypte ;

58.  regrette profondĂ©ment que la direction du SISMI ait systĂ©matiquement induit en erreur, parmi d’autres, le parquet milanais, dans le but de nuire Ă  l’enquĂȘte sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar; exprime la trĂšs vive prĂ©occupation que lui inspirent, d’une part, le fait que la direction du SISMI semblait bien travailler Ă  un programme parallĂšle et, d’autre part, l’absence de contrĂŽles internes et gouvernementaux appropriĂ©s; demande au gouvernement italien de remĂ©dier d’urgence Ă  cette situation en mettant en place des contrĂŽles parlementaires et gouvernementaux renforcĂ©s ;

59.  condamne les poursuites illĂ©gales Ă  l’encontre de journalistes italiens qui enquĂȘtaient sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar, la mise sur Ă©coutes de leurs conversations tĂ©lĂ©phoniques et la confiscation de leurs ordinateurs; souligne que les tĂ©moignages de ces journalistes ont Ă©tĂ© extrĂȘmement bĂ©nĂ©fiques au travail de la commission temporaire;

60.  critique la lenteur avec laquelle le gouvernement italien a dĂ©cidĂ© de dĂ©mettre de ses fonctions et de remplacer le gĂ©nĂ©ral Pollari ;

61.  regrette que des documents sur la coopĂ©ration italo-amĂ©ricaine dans la lutte contre le terrorisme, qui auraient permis d’avancer dans l’enquĂȘte sur la restitution extraordinaire d’Abou Omar, aient Ă©tĂ© classifiĂ©s par l’ancien gouvernement italien et que le gouvernement actuel ait confirmĂ© le statut classifiĂ© de ces documents ;

62.  prie instamment le ministre italien de la justice de donner suite dĂšs que possible aux demandes d’extradition des vingt-six citoyens amĂ©ricains susmentionnĂ©s afin qu’ils soient jugĂ©s en Italie Â».

D.  Documents juridiques internationaux

1.  La Convention de Vienne sur les relations consulaires, adoptĂ©e Ă  Vienne le 24 avril 1963 et entrĂ©e en vigueur le 19 mars 1967

181.  L’article 36 de la Convention de Vienne sur les relations consulaires, en ses passages pertinents en l’espĂšce, se lit ainsi :

Article 36

Communication avec les ressortissants de l’État d’envoi

« 1.  Afin que l’exercice des fonctions consulaires relatives aux ressortissants de l’État d’envoi soit facilitĂ© :

(...)

b.  Si l’intĂ©ressĂ© en fait la demande, les autoritĂ©s compĂ©tentes de l’État de rĂ©sidence doivent avertir sans retard le poste consulaire de l’État d’envoi lorsque, dans sa circonscription consulaire, un ressortissant de cet État est arrĂȘtĂ©, incarcĂ©rĂ© ou mis en Ă©tat de dĂ©tention prĂ©ventive ou toute autre forme de dĂ©tention. Toute communication adressĂ©e au poste consulaire par la personne arrĂȘtĂ©e, incarcĂ©rĂ©e ou mise en Ă©tat de dĂ©tention prĂ©ventive ou toute autre forme de dĂ©tention doit Ă©galement ĂȘtre transmise sans retard par lesdites autoritĂ©s. Celles-ci doivent sans retard informer l’intĂ©ressĂ© de ses droits aux termes du prĂ©sent alinĂ©a (...) Â»

2.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)

182.  Les dispositions pertinentes de ce pacte, adoptĂ© le 16 dĂ©cembre 1966 et entrĂ© en vigueur le 23 mars 1976, sont ainsi libellĂ©es :

Article 4

« (...)

2.  La disposition prĂ©cĂ©dente n’autorise aucune dĂ©rogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18.

(...) Â»

Article 7

« Nul ne sera soumis Ă  la torture ni Ă  des peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement Ă  une expĂ©rience mĂ©dicale ou scientifique. Â»

Article 9

« 1.  Tout individu a droit Ă  la libertĂ© et Ă  la sĂ©curitĂ© de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une dĂ©tention arbitraire. Nul ne peut ĂȘtre privĂ© de sa libertĂ©, si ce n’est pour des motifs et conformĂ©ment Ă  la procĂ©dure prĂ©vus par la loi.

2.  Tout individu arrĂȘtĂ© sera informĂ©, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court dĂ©lai, de toute accusation portĂ©e contre lui.

3.  Tout individu arrĂȘtĂ© ou dĂ©tenu du chef d’une infraction pĂ©nale sera traduit dans le plus court dĂ©lai devant un juge ou une autre autoritĂ© habilitĂ©e par la loi Ă  exercer des fonctions judiciaires, et devra ĂȘtre jugĂ© dans un dĂ©lai raisonnable ou libĂ©rĂ©. La dĂ©tention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas ĂȘtre de rĂšgle, mais la mise en libertĂ© peut ĂȘtre subordonnĂ©e Ă  des garanties assurant la comparution de l’intĂ©ressĂ© Ă  l’audience, Ă  tous les autres actes de la procĂ©dure et, le cas Ă©chĂ©ant, pour l’exĂ©cution du jugement.

4.  Quiconque se trouve privĂ© de sa libertĂ© par arrestation ou dĂ©tention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans dĂ©lai sur la lĂ©galitĂ© de sa dĂ©tention et ordonne sa libĂ©ration si la dĂ©tention est illĂ©gale.

5.  Tout individu victime d’arrestation ou de dĂ©tention illĂ©gale a droit Ă  rĂ©paration. Â»

3.  La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcĂ©es

183.  Les dispositions pertinentes en l’espĂšce de cette convention, adoptĂ©e le 20 dĂ©cembre 2006 et entrĂ©e en vigueur le 23 dĂ©cembre 2010 – et qui a Ă©tĂ© signĂ©e, mais non ratifiĂ©e, par l’État dĂ©fendeur –, sont les suivantes :

Article premier

« 1.  Nul ne sera soumis Ă  une disparition forcĂ©e.

2.  Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilitĂ© politique intĂ©rieure ou de tout autre Ă©tat d’exception, ne peut ĂȘtre invoquĂ©e pour justifier la disparition forcĂ©e. Â»

Article 2

« Aux fins de la prĂ©sente Convention, on entend par « disparition forcĂ©e Â» l’arrestation, la dĂ©tention, l’enlĂšvement ou toute autre forme de privation de libertĂ© par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du dĂ©ni de la reconnaissance de la privation de libertĂ© ou de la dissimulation du sort rĂ©servĂ© Ă  la personne disparue ou du lieu oĂč elle se trouve, la soustrayant Ă  la protection de la loi. Â»

Article 3

« Tout État partie prend les mesures appropriĂ©es pour enquĂȘter sur les agissements dĂ©finis Ă  l’article 2, qui sont l’Ɠuvre de personnes ou de groupes de personnes agissant sans l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, et pour traduire les responsables en justice. Â»

Article 4

« Tout État partie prend les mesures nĂ©cessaires pour que la disparition forcĂ©e constitue une infraction au regard de son droit pĂ©nal. Â»

4.  Le Manuel pour enquĂȘter efficacement sur la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants – le Protocole d’Istanbul, publiĂ© en 1999 par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme

184.  Le passage pertinent de ce manuel est ainsi libellĂ© :

« 80.  Les victimes prĂ©sumĂ©es de torture ou de mauvais traitements et leurs reprĂ©sentants lĂ©gaux sont informĂ©s de toute audition qui pourrait ĂȘtre organisĂ©e, ont la possibilitĂ© d’y assister et ont accĂšs Ă  toute information touchant l’enquĂȘte ; ils peuvent produire d’autres Ă©lĂ©ments de preuve. Â»

5.  Les articles sur la responsabilitĂ© de l’État pour fait internationalement illicite, adoptĂ©s par la Commission du droit international le 3 aoĂ»t 2001, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II

185.  Ces articles, en leurs passages pertinents, se lisent ainsi :

Article 7

ExcĂšs de pouvoir ou comportement contraire aux instructions

« Le comportement d’un organe de l’État ou d’une personne ou entitĂ© habilitĂ©e Ă  l’exercice de prĂ©rogatives de puissance publique est considĂ©rĂ© comme un fait de l’État d’aprĂšs le droit international si cet organe, cette personne ou cette entitĂ© agit en cette qualitĂ©, mĂȘme s’il outrepasse sa compĂ©tence ou contrevient Ă  ses instructions. Â»

Article 14

Extension dans le temps de la violation d’une obligation internationale

« 1.  La violation d’une obligation internationale par le fait de l’État n’ayant pas un caractĂšre continu a lieu au moment oĂč le fait se produit, mĂȘme si ses effets perdurent.

2.  La violation d’une obligation internationale par le fait de l’État ayant un caractĂšre continu s’étend sur toute la pĂ©riode durant laquelle le fait continue et reste non conforme Ă  l’obligation internationale.

3.  La violation d’une obligation internationale requĂ©rant de l’État qu’il prĂ©vienne un Ă©vĂ©nement donnĂ© a lieu au moment oĂč l’évĂ©nement survient et s’étend sur toute la pĂ©riode durant laquelle l’évĂ©nement continue et reste non conforme Ă  cette obligation. Â»

Article 15

Violation constituée par un fait composite

« 1.  La violation d’une obligation internationale par l’État Ă  raison d’une sĂ©rie d’actions ou d’omissions, dĂ©finie dans son ensemble comme illicite, a lieu quand se produit l’action ou l’omission qui, conjuguĂ©e aux autres actions ou omissions, suffit Ă  constituer le fait illicite.

2.  Dans un tel cas, la violation s’étend sur toute la pĂ©riode dĂ©butant avec la premiĂšre des actions ou omissions de la sĂ©rie et dure aussi longtemps que ces actions ou omissions se rĂ©pĂštent et restent non conformes Ă  ladite obligation internationale. Â»

Article 16

Aide ou assistance dans la commission du fait internationalement illicite

« L’État qui aide ou assiste un autre État dans la commission du fait internationalement illicite par ce dernier est internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas oĂč :

a)  Ledit État agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite ; et

b)  Le fait serait internationalement illicite s’il Ă©tait commis par cet État. Â»

6.  Le rapport soumis le 2 juillet 2002 Ă  l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies par le Rapporteur spĂ©cial de la Commission des droits de l’homme chargĂ© d’examiner les questions se rapportant Ă  la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants (A/57/173)

186.  Le passage pertinent de ce rapport se lit ainsi :

« 35.  Enfin, le Rapporteur spĂ©cial aimerait demander Ă  tous les États de veiller Ă  ce qu’en aucun cas les personnes qu’ils ont l’intention d’extrader, pour qu’elles rĂ©pondent du chef de terrorisme ou d’autres chefs, ne soient livrĂ©es, Ă  moins que le gouvernement du pays qui les reçoit ne garantisse de maniĂšre non Ă©quivoque aux autoritĂ©s qui extradent les intĂ©ressĂ©s que ceux-ci ne seront pas soumis Ă  la torture ou Ă  aucune autre forme de mauvais traitement lors de leur retour et qu’un dispositif a Ă©tĂ© mis en place afin de s’assurer qu’ils sont traitĂ©s dans le plein respect de la dignitĂ© humaine. Â»

7.  La RĂ©solution no 1433 (2005), LĂ©galitĂ© de la dĂ©tention de personnes par les États-Unis Ă  GuantĂĄnamo Bay, adoptĂ©e le 26 avril 2005 par l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe

187.  Cette rĂ©solution, en ses passages pertinents, est ainsi libellĂ©e :

« 7.  Sur la base d’une analyse approfondie des Ă©lĂ©ments juridiques et factuels produits par ces sources et d’autres sources fiables, l’AssemblĂ©e conclut que les circonstances entourant la dĂ©tention de personnes Ă  GuantĂĄnamo Bay par les États‑Unis prĂ©sentent des illĂ©galitĂ©s et ne se conforment pas au principe de l’État de droit, pour les motifs suivants :

(...)

vii.  en pratiquant la « restitution Â», c’est-Ă -dire le transfert de personnes vers d’autres pays, en dehors de toute procĂ©dure judiciaire, aux fins d’interrogatoire ou de dĂ©tention, les États-Unis ont autorisĂ© que les dĂ©tenus soient soumis, dans d’autres pays, Ă  la torture et Ă  des traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants, en violation de l’interdiction de non-refoulement (...) Â»

8.  La RĂ©solution no 1463 (2005), Disparitions forcĂ©es, adoptĂ©e le 3 octobre 2005 par l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe

188.  Les passages pertinents de cette rĂ©solution se lisent ainsi :

« 1.  Le terme de « disparition forcĂ©e Â» recouvre la privation de libertĂ©, le refus de reconnaĂźtre cette privation de libertĂ© ou de rĂ©vĂ©ler le sort rĂ©servĂ© Ă  la personne disparue et le lieu oĂč elle se trouve, et la soustraction de la personne Ă  la protection de la loi.

2.  L’AssemblĂ©e parlementaire condamne catĂ©goriquement la disparition forcĂ©e, qu’elle considĂšre comme une violation trĂšs grave des droits de l’homme, au mĂȘme titre que la torture et le meurtre, et elle constate avec prĂ©occupation que, mĂȘme en Europe, ce flĂ©au humanitaire continue de sĂ©vir. Â»

9.  La RĂ©solution 60/148 sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants, adoptĂ©e le 16 dĂ©cembre 2005 par l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies

189.  Les passages pertinents de cette rĂ©solution sont ainsi libellĂ©s :

« L’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale :

(...)

11.  Rappelle Ă  tous les États qu’une pĂ©riode prolongĂ©e de mise au secret ou de dĂ©tention dans des lieux secrets peut faciliter la pratique de la torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants et peut en soi constituer un tel traitement, et demande instamment Ă  tous les États de respecter les garanties concernant la libertĂ©, la sĂ©curitĂ© et la dignitĂ© de la personne. Â»

10.  L’Avis no 363/2005 sur les obligations lĂ©gales internationales des États membres du Conseil de l’Europe concernant les lieux de dĂ©tention secrets et le transport interĂ©tatique de prisonniers, adoptĂ© le 17 mars 2006 par la Commission europĂ©enne pour la dĂ©mocratie par le droit (Commission de Venise)

190.  Les passages pertinents de cet avis de la Commission de Venise se lisent comme suit :

« 30.  En ce qui concerne la terminologie utilisĂ©e pour dĂ©signer le transfert irrĂ©gulier et la dĂ©tention de prisonniers, la Commission de Venise note que le terme « restitution Â» est frĂ©quemment utilisĂ© dans le dĂ©bat public. Il ne s’agit pas d’un terme de droit international. Il s’emploie lorsqu’un État place une personne soupçonnĂ©e d’ĂȘtre impliquĂ©e dans une infraction grave (un acte terroriste par exemple) en dĂ©tention dans un autre État. Il dĂ©signe Ă©galement le transfert d’une telle personne en vue de sa dĂ©tention sur le territoire du premier État, ou dans un lieu relevant de sa compĂ©tence, ou dans un État tiers. La « remise Â» est donc un terme gĂ©nĂ©ral qui dĂ©signe plus le rĂ©sultat – la mise en dĂ©tention d’une personne suspectĂ©e – que les moyens. La lĂ©galitĂ© d’une « remise Â» dĂ©pendra de la lĂ©gislation des États concernĂ©s et des rĂšgles applicables du droit international, notamment le droit international des droits de l’homme. Cela Ă©tant, une « remise Â» particuliĂšre conforme au droit national d’un des États impliquĂ©s (qui n’interdit pas ou ne rĂ©glemente pas les activitĂ©s extraterritoriales des organes d’État) n’est pas forcĂ©ment conforme au droit interne des autres États concernĂ©s. En outre, une « remise Â» peut ĂȘtre contraire au droit international coutumier ou aux obligations coutumiĂšres ou rĂ©sultant des traitĂ©s qui incombent aux États participants dans le cadre du droit international des droits de l’homme et/ou du droit humanitaire international.

31.  Le terme « restitution extraordinaire Â» semble utilisĂ© lorsqu’il y a peu ou pas de doute que la mise en dĂ©tention d’une personne n’est pas conforme aux procĂ©dures juridiques qui s’appliquent dans l’État oĂč la personne se trouvait au moment de son arrestation.

(...)

159.  En ce qui concerne le transfert de prisonniers entre États

f)  Il n’existe que quatre maniĂšres lĂ©gales de transfĂ©rer un prisonnier Ă  des autoritĂ©s Ă©trangĂšres : la dĂ©portation, l’extradition, le transit et les transferts de personnes condamnĂ©es aux fins d’exĂ©cution de leur peine dans des autres pays. Les procĂ©dures d’extradition et de dĂ©portation doivent ĂȘtre dĂ©finies par le droit applicable, et les prisonniers doivent obtenir les garanties juridiques appropriĂ©es ainsi qu’un accĂšs aux autoritĂ©s compĂ©tentes. L’interdiction d’extrader ou d’expulser dans un pays oĂč il existe un risque de torture ou de mauvais traitement doit ĂȘtre respectĂ©e. Â»

11.  Le rapport du Rapporteur spĂ©cial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales dans la lutte antiterroriste, A/HCR/10/3, 4 fĂ©vrier 2009

191.  Dans son rapport, le Rapporteur spĂ©cial formule les considĂ©rations suivantes :

« 38.  (...) Le Rapporteur spĂ©cial s’inquiĂšte que des personnes soient dĂ©tenues pendant une longue pĂ©riode dans le seul objectif d’obtenir des renseignements ou pour des motifs vagues au nom de la prĂ©vention. Ces situations constituent une privation arbitraire de libertĂ©. L’existence de motifs justifiant une dĂ©tention prolongĂ©e devrait ĂȘtre dĂ©terminĂ©e par un tribunal indĂ©pendant et impartial. La dĂ©tention prolongĂ©e de personnes dĂ©clenche pour les autoritĂ©s l’obligation d’établir sans dĂ©lai si des soupçons de nature criminelle peuvent ĂȘtre confirmĂ©s et, dans l’affirmative, d’inculper le suspect et de le traduire en justice. (...)

51.  Il reste trĂšs prĂ©occupant pour le Rapporteur spĂ©cial que les États-Unis aient mis en place tout un systĂšme de restitutions extraordinaires, de dĂ©tention au secret prolongĂ©e et de pratiques qui violent l’interdiction de la torture et autres formes de mauvais traitements. Ce systĂšme, impliquant un rĂ©seau international d’échange de renseignements, a crĂ©Ă© une base d’information corrompue qui Ă©tait partagĂ©e systĂ©matiquement avec les partenaires dans la guerre contre la terreur par le biais de la coopĂ©ration en matiĂšre de renseignement, corrompant ainsi la culture institutionnelle des systĂšmes juridiques et institutionnels des États destinataires.

(...)

60.  Les obligations des États concernant les droits de l’homme, en particulier l’obligation d’assurer un recours utile, exigent que les dispositions juridiques en question ne conduisent pas Ă  Ă©carter a priori toute enquĂȘte, ou Ă  Ă©viter que des faits illicites soient mis au jour, en particulier quand des crimes internationaux ou des violations flagrantes des droits de l’homme sont rapportĂ©s (...) L’invocation Ă  titre gĂ©nĂ©ral du privilĂšge des secrets d’État pour justifier de vĂ©ritables politiques, comme le programme des États-Unis pour la dĂ©tention au secret, les interrogatoires et les restitutions ou la rĂšgle touchant les tiers en matiĂšre de renseignement (conformĂ©ment Ă  la politique (...) de « contrĂŽle de la source Â») (...) empĂȘche toute enquĂȘte effective et rend le droit Ă  un recours illusoire. Cela est incompatible avec l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et cela pourrait aussi reprĂ©senter une violation de l’obligation des États d’apporter une assistance judiciaire dans les enquĂȘtes sur les violations flagrantes des droits de l’homme et les violations graves du droit international humanitaire. Â»

12.  Les RĂ©solutions 9/11 et 12/12 sur le droit Ă  la vĂ©ritĂ©, adoptĂ©es les 18 septembre 2008 et 1er octobre 2009 par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies

192.  Le passage pertinent de ces rĂ©solutions se lit ainsi :

« (...) le ComitĂ© des droits de l’homme et le Groupe de travail sur les disparitions forcĂ©es ou involontaires (...) ont reconnu que les victimes de violations flagrantes des droits de l’homme et les membres de leur famille ont le droit de connaĂźtre la vĂ©ritĂ© au sujet des Ă©vĂ©nements qui se sont produits, et notamment de connaĂźtre l’identitĂ© des auteurs des faits qui ont donnĂ© lieu Ă  ces violations (...) Â»

13.  Lignes directrices adoptĂ©es par le ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe pour Ă©liminer l’impunitĂ© pour les violations graves des droits de l’homme, 30 mars 2011

193.  Ces lignes directrices traitent de la question de l’impunitĂ© pour des omissions ou actes gĂ©nĂ©rateurs de graves violations des droits de l’homme. Elles couvrent les obligations qui incombent aux États en application de la Convention, Ă  savoir prendre des mesures positives en ce qui concerne non seulement leurs agents, mais Ă©galement les acteurs non Ă©tatiques. Aux termes de ces lignes directrices, « (...) l’impunitĂ© est causĂ©e ou facilitĂ©e notamment par le manque de rĂ©action diligente des institutions ou des agents de l’État face Ă  de graves violations des droits de l’homme. (...) Les États ont le devoir de lutter contre l’impunitĂ© afin de rendre justice aux victimes, de dissuader la commission ultĂ©rieure de violations des droits de l’homme et de prĂ©server l’État de droit ainsi que la confiance de l’opinion publique dans le systĂšme judiciaire Â». Les lignes directrices dĂ©crivent notamment les mesures gĂ©nĂ©rales Ă  prendre par les États en vue de prĂ©venir l’impunitĂ©, consacrent l’obligation d’enquĂȘter et prĂ©cisent les garanties Ă  prĂ©voir pour les personnes privĂ©es de libertĂ©.

14.  Le « rapport Marty Â» de 2011 (Doc. 12714 de l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe, publiĂ© le 16 septembre 2011)

194.  Dans ce rapport, intitulĂ© « Les recours abusifs au secret d’État et Ă  la sĂ©curitĂ© nationale: obstacles au contrĂŽle parlementaire et judiciaire des violations des droits de l’homme Â», on peut lire ceci :

6.  La surveillance parlementaire des services de renseignement et de sĂ©curitĂ©, civils et militaires, est soit inexistante soit largement insuffisante dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. Les commissions parlementaires permanentes ou ad hoc crĂ©Ă©es dans plusieurs pays pour surveiller les activitĂ©s des services secrets souffrent d’un manque d’information, celle-ci Ă©tant contrĂŽlĂ©e exclusivement par l’exĂ©cutif lui-mĂȘme, le plus souvent, d’ailleurs, par un cercle trĂšs restreint de celui-ci.

7.  L’AssemblĂ©e salue le dĂ©veloppement de la coopĂ©ration entre les services secrets de diffĂ©rents pays, outil indispensable pour faire face aux manifestations les plus graves de la criminalitĂ© organisĂ©e et au terrorisme. Cette coopĂ©ration internationale doit cependant ĂȘtre accompagnĂ©e d’une collaboration Ă©quivalente entre les organes de surveillance. Il est inacceptable que des activitĂ©s concernant plusieurs pays Ă©chappent Ă  tout contrĂŽle du fait que dans chaque pays les services concernĂ©s invoquent la nĂ©cessitĂ© de protĂ©ger la future coopĂ©ration avec leurs partenaires Ă©trangers pour justifier le refus d’informer leurs organes de contrĂŽle respectifs.

EN DROIT

I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A.  L’exception du Gouvernement tirĂ©e du caractĂšre prĂ©maturĂ© de la requĂȘte et du non-Ă©puisement des voies de recours internes en matiĂšre pĂ©nale

1.  Le Gouvernement

195.  Le Gouvernement observe d’emblĂ©e que la requĂȘte a Ă©tĂ© introduite le 4 aoĂ»t 2009, alors que la procĂ©dure pĂ©nale portant sur l’enlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait pendante devant les juridictions nationales. Il relĂšve en particulier que la dĂ©cision du tribunal de Milan du 4 novembre 2009, tout comme les dĂ©cisions de la cour d’appel de Milan et de la Cour de cassation, n’avaient pas encore Ă©tĂ© prononcĂ©es. Le Gouvernement demande Ă  la Cour d’apprĂ©cier la situation au moment de l’introduction de la requĂȘte et de la rejeter pour non-Ă©puisement des voies de recours internes.

En bref, il estime que, lors de l’introduction de leur requĂȘte devant la Cour, les requĂ©rants n’avaient pas prĂ©alablement Ă©puisĂ© les voies de recours disponibles au niveau national, et ce au mĂ©pris de l’article 35 § 1 de la Convention.

2.  Les requĂ©rants

196.  Pour les requĂ©rants, l’obligation d’épuisement des voies de recours internes aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention n’est applicable que dans la mesure oĂč il existe, au niveau national, des recours permettant d’établir la violation de la Convention en question et d’offrir un redressement adĂ©quat Ă  la victime.

197.  Quant au caractĂšre prĂ©tendument prĂ©maturĂ© de la requĂȘte, les requĂ©rants indiquent que le caractĂšre inadĂ©quat de l’enquĂȘte au sens des articles 3 et 13 de la Convention avait, selon eux, dĂ©jĂ  Ă©tĂ© mis en Ă©vidence par la dĂ©cision du prĂ©sident du Conseil des ministres d’opposer le secret d’État et par l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle no 106/2009 du 18 mars 2009 se prononçant Ă  cet Ă©gard. DĂšs lors, indĂ©pendamment du fait qu’ils se sont bien prĂ©valus des recours existant en droit interne, les requĂ©rants estiment qu’ils n’étaient pas tenus d’attendre l’arrĂȘt de la Cour de cassation pour saisir la Cour. En effet, aucun recours n’était efficace contre l’usage du secret d’État, comme il ressort d’ailleurs des arrĂȘts prononcĂ©s par la Cour de cassation et par la cour d’appel de Milan.

3.  ApprĂ©ciation de la Cour

a)  Principes gĂ©nĂ©raux

198.  Aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour ne peut ĂȘtre saisie qu’aprĂšs l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international gĂ©nĂ©ralement reconnus, et dans un dĂ©lai de six mois Ă  partir de la date de la dĂ©cision interne dĂ©finitive.

La Cour a dĂ©jĂ  jugĂ©, dans certaines affaires introduites avant la fin de la procĂ©dure pĂ©nale concernant des mauvais traitements aux termes de l’article 3, que l’exception du gouvernement dĂ©fendeur tirĂ©e du caractĂšre prĂ©maturĂ© de la requĂȘte avait perdu sa raison d’ĂȘtre une fois la procĂ©dure pĂ©nale en question achevĂ©e (Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 119, 29 juillet 2010, renvoyant Ă  Samoylov c. Russie, no 64398/01, § 39, 2 octobre 2008 ; et Cestaro c. Italie, n6884/11, § 145, 7 avril 2015).

En outre, si, en principe, le requĂ©rant a l’obligation de tenter loyalement divers recours internes avant de saisir la Cour et si le respect de cette obligation s’apprĂ©cie Ă  la date d’introduction de la requĂȘte (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V), la Cour tolĂšre que le dernier Ă©chelon de ces recours soit atteint peu aprĂšs le dĂ©pĂŽt de la requĂȘte, mais avant qu’elle ne soit appelĂ©e Ă  se prononcer sur la recevabilitĂ© de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, §§ 57 et 87-92, CEDH 2011, Rafaa c. France, no 25393/10, § 33, 30 mai 2013 et Cestaro, prĂ©citĂ©, §§ 146 et 205-208 et les rĂ©fĂ©rences y mentionnĂ©es).

b)  Application de ces principes

199.  En l’espĂšce, la Cour note que le requĂ©rant allĂšgue avoir Ă©tĂ© victime d’une opĂ©ration de « remise extraordinaire Â», qui a commencĂ© avec son enlĂšvement Ă  Milan, le 17 fĂ©vrier 2003. L’autoritĂ© judiciaire, saisie d’une plainte de la requĂ©rante le 20 fĂ©vrier 2003, a ouvert une enquĂȘte sur la disparition du requĂ©rant. La Cour relĂšve ensuite qu’au moment de l’introduction de la requĂȘte – le 6 aoĂ»t 2009 – la procĂ©dure pĂ©nale portant sur la disparition du requĂ©rant, dans laquelle les intĂ©ressĂ©s se sont constituĂ©s partie civile, Ă©tait dĂ©jĂ  pendante depuis six ans et demi (paragraphe 30 ci-dessus). En outre, son dĂ©veloppement ultĂ©rieur dĂ©pendait, dans une large mesure, des dĂ©cisions du prĂ©sident du Conseil des ministres de faire usage du secret d’État, ainsi que de l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle no 106/2009 du 18 mars 2009, qui a conclu, en l’occurrence, que l’application du secret d’État Ă©tait lĂ©gitime (paragraphes 82-109 ci-dessus).

200.  Dans ces circonstances, la Cour ne saurait reprocher aux requĂ©rants de lui avoir adressĂ© leurs griefs dĂšs le 6 aoĂ»t 2009, sans attendre les dĂ©cisions prononcĂ©es ultĂ©rieurement par les juridictions nationales. Partant, il y a lieu de tolĂ©rer en l’espĂšce que la procĂ©dure litigieuse se soit terminĂ©e aprĂšs l’introduction de la requĂȘte, mais avant que la Cour ne soit appelĂ©e Ă  se prononcer sur la recevabilitĂ© de celle-ci.

201.  En consĂ©quence, cette exception ne peut ĂȘtre retenue.

B.  Le deuxiĂšme volet de l’exception du Gouvernement tirĂ©e du non-Ă©puisement des voies de recours internes en matiĂšre civile

1.  Le Gouvernement

202.  Au cours des plaidoiries, le Gouvernement a observĂ© que les requĂ©rants n’ont pas non plus Ă©puisĂ© les voies de recours en matiĂšre civile. Il a expliquĂ© qu’aprĂšs le jugement du tribunal de Milan du 4 novembre 2009 (voir aussi les paragraphes 112-117 ci-dessus), qui leur a accordĂ© des provisions, les requĂ©rants n’avaient pas entamĂ© une procĂ©dure aux fins d’obtenir le paiement des sommes en question, alors mĂȘme qu’une mesure conservatoire avait Ă©tĂ© imposĂ©e sur les biens d’un des condamnĂ©s en Italie.

Le Gouvernement a ajoutĂ© que les requĂ©rants n’avaient pas entamĂ© une procĂ©dure ultĂ©rieure en vue d’obtenir une dĂ©termination globale et dĂ©finitive des dommages-intĂ©rĂȘts au titre du prĂ©judice subi.

2.  Les requĂ©rants

203.  Les requĂ©rants ont rĂ©torquĂ© qu’ils n’avaient aucune chance en tant que partie civile d’obtenir le paiement des sommes accordĂ©es par les juridictions nationales ni d’engager une procĂ©dure en dommages-intĂ©rĂȘts. En effet, les accusĂ©s du SISMi auraient bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un non-lieu et leurs agissements auraient Ă©tĂ© couverts par le secret d’État. Les requĂ©rants ont reconnu que les agents de la CIA avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s, mais ont rappelĂ© que ceux-ci Ă©taient protĂ©gĂ©s par une immunitĂ© aux États-Unis, et Ă©taient donc inattaquables. Quant Ă  la mesure conservatoire Ă©voquĂ©e par le Gouvernement, les requĂ©rants ont prĂ©cisĂ© qu’il s’agissait d’une procĂ©dure d’exĂ©cution forcĂ©e, intentĂ©e en Italie par des crĂ©anciers Ă  l’encontre de M. Lady qui lui avaient prĂȘtĂ© une somme d’argent pour financer l’achat d’une maison, et que la confiscation de la maison en question a bĂ©nĂ©ficiĂ© uniquement auxdits crĂ©anciers, qui pouvaient se prĂ©valoir d’une crĂ©ance privilĂ©giĂ©e.

3.  ApprĂ©ciation de la Cour

a)  Principes gĂ©nĂ©raux

204.  La Cour renvoie, tout d’abord, aux principes gĂ©nĂ©raux relatifs Ă  la rĂšgle de l’épuisement des voies de recours internes qui ont Ă©tĂ© rĂ©sumĂ©s rĂ©cemment dans l’arrĂȘt Vučković et autres c. Serbie ((exceptions prĂ©liminaires) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). Elle rappelle, en particulier, que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit que l’épuisement des recours Ă  la fois relatifs aux violations incriminĂ©es, disponibles et adĂ©quats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en thĂ©orie qu’en pratique Ă  l’époque des faits, c’est-Ă -dire lorsqu’il est accessible, susceptible d’offrir au requĂ©rant le redressement de ses griefs et prĂ©sente des perspectives raisonnables de succĂšs (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1996‑IV, et Demopoulos et autres c. Turquie (dĂ©c.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010). Dans son apprĂ©ciation de l’effectivitĂ© de la voie de recours indiquĂ©e par le gouvernement dĂ©fendeur, la Cour doit donc prendre en compte la nature des griefs et les circonstances de l’affaire pour Ă©tablir si cette voie de recours fournissait au requĂ©rant un moyen adĂ©quat de redressement de la violation dĂ©noncĂ©e (Łatak c. Pologne (dĂ©c.), no 52070/08, 12 octobre 2010).

Enfin, il y a lieu de rappeler que l’obligation d’octroyer une rĂ©paration au niveau interne s’ajoute Ă  l’obligation de mener une enquĂȘte approfondie et effective visant Ă  l’identification et Ă  la sanction des responsables et ne se substitue pas Ă  elle ; les voies de recours exclusivement indemnitaires ne peuvent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme effectives sur le terrain de cette disposition (SapoĆŸkovs c. Lettonie, no 8550/03, §§ 54-55, 11 fĂ©vrier 2014)

b)  Application de ces principes

205.  En l’espĂšce, le principal argument avancĂ© par le Gouvernement concerne le fait que les requĂ©rants auraient omis d’introduire deux procĂ©dures, la premiĂšre en vue de faire exĂ©cuter le jugement des juridictions pĂ©nales leur accordant Ă  titre provisoire des dommages-intĂ©rĂȘts et la seconde pour demander aux juridictions civiles de fixer le montant dĂ©finitif de ces dommages-intĂ©rĂȘts (paragraphe 202 ci-dessus).

206.  Ă€ cet Ă©gard, la Cour note que, par son arrĂȘt du 4 novembre 2009, le tribunal de Milan a condamnĂ© vingt-trois citoyens amĂ©ricains (dont vingt-deux agents de la CIA et le colonel Romano) et deux citoyens italiens, M. Pompa et M. Seno, Ă  verser solidairement des dommages-intĂ©rĂȘts aux requĂ©rants, en rĂ©paration des atteintes aux droits de l’homme et des injustices qu’ils leur avaient fait subir. À titre provisoire, le tribunal a octroyĂ© une provision de 1 000 000 EUR au requĂ©rant et de 500 000 EUR Ă  la requĂ©rante (paragraphe-117 ci-dessus). Dans son arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010, la cour d’appel de Milan a annulĂ© la condamnation de MM. Pompa et Seno Ă  verser des dommages-intĂ©rĂȘts aux requĂ©rants, mais a confirmĂ© l’indemnitĂ© Ă  payer par les citoyens amĂ©ricains (paragraphe 135 ci-dessus). Quant aux agents du SISMi, ils n’ont pas Ă©tĂ© appelĂ©s Ă  indemniser les requĂ©rants, Ă©tant donnĂ© qu’ils ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’annulation de leur condamnation pĂ©nale en application du secret d’État (paragraphe 134 ci-dessous).

Il est Ă  noter que la Cour constitutionnelle, dans son arrĂȘt no  106/209 du 18 mars 2009, a soulignĂ© qu’en vertu des articles 202 § 6 du CPP, 41 de la loi no 124/2007 et 261 du CP, les agents de l’État ne pouvaient pas, mĂȘme lorsqu’ils Ă©taient interrogĂ©s en qualitĂ© d’accusĂ©, divulguer des faits couverts par le secret d’État (paragraphe 106 in fine ci-dessus). Ce principe devrait Ă©galement ĂȘtre opposable dans le cadre d’un Ă©ventuel procĂšs civil initiĂ© par les requĂ©rants contre les agents italiens en vue d’obtenir une compensation financiĂšre (voir aussi le paragraphe 107 ci-dessus).

207.  Il dĂ©coule de ce qui prĂ©cĂšde qu’aucun des agents italiens impliquĂ©s dans les faits litigieux ne pourrait, en rĂ©alitĂ©, ĂȘtre dĂ©clarĂ© responsable devant les juridictions civiles italiennes en raison du prĂ©judice subi par les requĂ©rants.

Les seules personnes lĂ©galement responsables Ă  qui les montants dĂ©jĂ  octroyĂ©s ou les dommages-intĂ©rĂȘts ultĂ©rieurement accordĂ©s pourraient ĂȘtre rĂ©clamĂ©s sont les vingt-six citoyens amĂ©ricains condamnĂ©s, qui ont quittĂ© l’Italie Ă  des dates non prĂ©cisĂ©es, probablement dĂ©but 2005, et qui depuis lors ont Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme « introuvables Â», puis « en fuite Â», par les autoritĂ©s italiennes (paragraphes 38-39 et 42-45 ci-dessus).

En dĂ©pit des demandes du ministĂšre public ou des autoritĂ©s judiciaires en ce sens, le ministre de la Justice a dĂ©cidĂ© de ne demander ni l’extradition de ces vingt-six personnes, ni la publication d’avis de recherche Ă  leur Ă©gard (paragraphes 46-48 et 145-146 ci-dessus). MĂȘme si les mandats d’arrĂȘt europĂ©ens dĂ©cernĂ©s contre ces individus sont en vigueur depuis au moins dĂ©but janvier 2006 (paragraphes 49 et 145 ci-dessus), seule une des personnes condamnĂ©es a Ă©tĂ© Ă  ce jour arrĂȘtĂ©e pour une courte pĂ©riode, la procĂ©dure d’extradition dirigĂ©e contre elle Ă©tant pendante Ă  la date de l’adoption du prĂ©sent arrĂȘt (paragraphe 151 ci-dessus).

Compte tenu de l’attitude adoptĂ©e par les autoritĂ©s exĂ©cutives italiennes Ă  l’égard des citoyens amĂ©ricains condamnĂ©s, la Cour considĂšre que ces organes ont considĂ©rablement compromis – voir rĂ©duit Ă  nĂ©ant – les chances des requĂ©rants d’obtenir un dĂ©dommagement des personnes responsables.

208.  Le Gouvernement a aussi suggĂ©rĂ© que la mesure conservatoire qui a frappĂ© les biens d’un des condamnĂ©s Ă©tait susceptible de permettre aux requĂ©rants de recevoir les provisions qui leur ont Ă©tĂ© accordĂ©es (paragraphe 202 ci-dessus).

Il est vrai qu’en janvier 2007, une moitiĂ© de la villa piĂ©montaise de M. Lady, le principal condamnĂ©, a Ă©tĂ© saisie par une mesure conservatoire initiĂ©e par le parquet de Milan (paragraphe 73 ci-dessus). NĂ©anmoins, comme le relĂšve le requĂ©rant, la propriĂ©tĂ© en question a finalement fait l’objet d’une saisie immobiliĂšre par un crĂ©ancier privilĂ©giĂ©, Ă  savoir la banque ayant accordĂ© un prĂȘt Ă  M. Lady et Ă  sa femme. Aucune fraction du produit de la vente n’a Ă©tĂ© rĂ©servĂ©e pour les requĂ©rants (paragraphes 73 et 144 ci-dessus).

En somme, le Gouvernement n’a pas soumis d’élĂ©ments ou d’arguments susceptibles de convaincre la Cour que les requĂ©rants disposaient d’une possibilitĂ© rĂ©elle d’obtenir des dommages-intĂ©rĂȘts.

209.  DĂšs lors, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

C.  L’exception tirĂ©e du non-respect du dĂ©lai de six mois

210.  Le Gouvernement soutient ensuite que, dĂšs lors qu’il n’y a pas eu d’épuisement des voies de recours internes, la requĂȘte est tardive.

211.  Les requĂ©rants s’opposent Ă  la thĂšse du Gouvernement.

212.  Dans la mesure oĂč l’exception de tardivetĂ© de la requĂȘte semble ĂȘtre, pour le Gouvernement, la consĂ©quence du non-Ă©puisement des voies de recours internes, la Cour rappelle qu’elle a rejetĂ© l’exception relative au non-Ă©puisement (paragraphes 199-201 ci-dessus).

213.  En tout Ă©tat de cause, la Cour note que s’il est vrai que l’enlĂšvement du requĂ©rant a eu lieu le 17 fĂ©vrier 2003 et que la prĂ©sente requĂȘte a Ă©tĂ© introduite le 6 aoĂ»t 2009, la procĂ©dure nationale – entamĂ©e suite aux faits dĂ©noncĂ©s par la requĂ©rante quelques jours aprĂšs l’enlĂšvement de son Ă©poux – portait sur la disparition du requĂ©rant et elle a donc interrompu le dĂ©lai de six mois qui avait commencĂ© Ă  courir le jour de l’enlĂšvement (voir, mutatis mutandis, El-Masri, prĂ©citĂ©, §§ 137-148).

214.  Par consĂ©quent, cette exception du Gouvernement doit ĂȘtre rejetĂ©e.

II.  Ă©tablissement des faits ET ApprĂ©ciation des PREUVES par la cour

A.  Observations des parties

1.  Le requĂ©rant

215.  Le requĂ©rant allĂšgue avoir Ă©tĂ© victime d’une opĂ©ration de remise extraordinaire menĂ©e par des agents de la CIA avec l’aide d’agents de l’État dĂ©fendeur. Il estime que les enquĂȘtes internationales et, surtout, les investigations engagĂ©es dans l’État dĂ©fendeur ont permis de mettre au jour quantitĂ© d’élĂ©ments accablants corroborant ses allĂ©gations. Il allĂšgue la violation de ses droits garantis par les articles 3, 5, 8 et 13 de la Convention Ă  raison d’actes commis par des agents de l’État dĂ©fendeur et par des agents Ă©trangers opĂ©rant sur le territoire et sous la juridiction de celui-ci.

216.  Le requĂ©rant demande Ă  la Cour de prendre en compte tous les Ă©lĂ©ments de preuve recueillis au cours de l’enquĂȘte diligentĂ©e au niveau national.

2.  Le Gouvernement

217.  Le Gouvernement admet que le requĂ©rant a Ă©tĂ© enlevĂ© Ă  Milan, par des agents Ă©trangers, avec l’aide d’un carabinier italien qui a agi Ă  titre individuel. Il reconnaĂźt que, selon les rĂ©sultats de l’enquĂȘte, le requĂ©rant a Ă©tĂ© transportĂ© de Milan jusqu’à la base militaire d’Aviano, et que, de lĂ , il a Ă©tĂ© acheminĂ© en avion Ă  Ramstein, puis en Égypte.

218.  Le Gouvernement conteste toutefois toute implication des autoritĂ©s italiennes. Il ajoute que les preuves recueillies Ă  l’encontre des agents du SISMi ont dĂ» ĂȘtre Ă©cartĂ©es en raison du secret d’État. Le Gouvernement estime que la Cour ne saurait en dĂ©cider autrement, aucun Ă©lĂ©ment de preuve couvert par le secret d’État ne pouvant entrer en ligne de compte.

B.  ApprĂ©ciation de la Cour

1.  Principes gĂ©nĂ©raux

219.  Dans les affaires oĂč il existe des versions divergentes des faits, la Cour se trouve inĂ©vitablement aux prises, lorsqu’il lui faut Ă©tablir les circonstances de la cause, avec les mĂȘmes difficultĂ©s que celles auxquelles toute juridiction de premiĂšre instance doit faire face. Elle rappelle que, pour l’apprĂ©ciation des Ă©lĂ©ments de preuve, elle retient le critĂšre de la preuve « au-delĂ  de tout doute raisonnable Â». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la dĂ©marche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critĂšre. Il lui incombe de statuer non pas sur la culpabilitĂ© en vertu du droit pĂ©nal ou sur la responsabilitĂ© civile, mais sur la responsabilitĂ© des États contractants au regard de la Convention.

La spĂ©cificitĂ© de la tĂąche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant Ă  reconnaĂźtre les droits fondamentaux consacrĂ©s par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procĂ©dure devant elle, il n’existe aucun obstacle procĂ©dural Ă  la recevabilitĂ© d’élĂ©ments de preuve ni de formules prĂ©dĂ©finies applicables Ă  leur apprĂ©ciation. Elle adopte les conclusions qui, Ă  son avis, se trouvent Ă©tayĂ©es par la libre apprĂ©ciation de l’ensemble des Ă©lĂ©ments de preuve, y compris les dĂ©ductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. ConformĂ©ment Ă  sa jurisprudence constante, la preuve peut rĂ©sulter d’un faisceau d’indices, ou de prĂ©somptions non rĂ©futĂ©es, suffisamment graves, prĂ©cis et concordants. En outre, le degrĂ© de conviction nĂ©cessaire pour parvenir Ă  une conclusion particuliĂšre et, Ă  cet Ă©gard, la rĂ©partition de la charge de la preuve sont intrinsĂšquement liĂ©s Ă  la spĂ©cificitĂ© des faits, Ă  la nature de l’allĂ©gation formulĂ©e et au droit conventionnel en jeu. La Cour est Ă©galement attentive Ă  la gravitĂ© d’un constat selon lequel un État contractant a violĂ© des droits fondamentaux (El Masri, prĂ©citĂ©, § 151, ainsi que les affaires qui y sont mentionnĂ©es, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, §§ 394-395 ainsi que les affaires qui y sont mentionnĂ©es).

220.  Par ailleurs, la Cour rappelle que la procĂ©dure prĂ©vue par la Convention ne se prĂȘte pas toujours Ă  une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe Ă  celui qui affirme). Elle renvoie Ă  sa jurisprudence relative aux articles 2 et 3 de la Convention selon laquelle, lorsque les Ă©vĂ©nements en cause sont connus exclusivement des autoritĂ©s, comme dans le cas des personnes soumises Ă  leur contrĂŽle en garde Ă  vue, tout dommage corporel ou dĂ©cĂšs survenu pendant cette pĂ©riode de dĂ©tention donne lieu Ă  de fortes prĂ©somptions de fait. La charge de la preuve pĂšse dans ce cas sur les autoritĂ©s, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant ĂȘtre dĂ©favorables au gouvernement dĂ©fendeur (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 85, CEDH 1999‑IV, El Masri, prĂ©citĂ©, § 152 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 396 ainsi que les affaires qui y sont mentionnĂ©es).

2.  Application de ces principes

a)  Sur la question de savoir si la Cour peut prendre en compte tous les Ă©lĂ©ments du dossier

221.  En premier lieu, la Cour est appelĂ©e Ă  se pencher sur l’argument du Gouvernement selon lequel elle doit limiter son apprĂ©ciation aux Ă©lĂ©ments du dossier qui ne sont pas couverts par le secret d’État. Les juridictions nationales ayant conclu qu’aucune responsabilitĂ© pĂ©nale ne pouvait ĂȘtre imputĂ©e aux agents italiens du SISMi en raison du secret d’État, la Cour serait tenue de se conformer Ă  cette conclusion.

222.  Quant Ă  la responsabilitĂ© pour les Ă©vĂšnements litigieux, la Cour relĂšve que les juridictions nationales ont Ă©tabli que l’opĂ©ration de remise extraordinaire Ă©tait imputable :

a)  Ă  vingt-six agents amĂ©ricains, tous condamnĂ©s Ă  des peines d’emprisonnement  et Ă  verser des provisions aux requĂ©rants ;

b)  Ă  six agents des services italiens (SISMi), dont un est dĂ©cĂ©dĂ© en cours de procĂ©dure, les cinq autres ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’annulation de leur condamnation du fait de l’application du secret d’État aux preuves qui les accablaient ;

c)  Ă  un carabinier, M. Pironi, condamnĂ© dans le cadre d’une procĂ©dure sĂ©parĂ©e (paragraphes 74, 112-116, 134, 137-140 et 142-143 ci-dessus).

223.  La Cour note ensuite que les aveux du carabinier Pironi ne sont pas couverts par le secret d’État. Celui-ci a dĂ©clarĂ© que « l’opĂ©ration Â» avait Ă©tĂ© concertĂ©e entre la CIA et le SISMi (paragraphes 56, 69 et 74 ci-dessus).

224.  Ensuite, il y a eu des tentatives de mettre l’enquĂȘte sur une fausse piste de la part tant de la CIA que du SISMi (paragraphes 31, 61 et 114 ci-dessus). Le journaliste qui a contribuĂ© Ă  la diffusion des fausses informations a Ă©tĂ© condamnĂ© pour recel de malfaiteurs dans une procĂ©dure sĂ©parĂ©e, dans le cadre de laquelle le secret d’État n’est pas entrĂ© en jeu (paragraphes 61 et 74 ci-dessus).

225.  Deux agents du SISMi (M. Seno et M. Pompa, condamnĂ©s pour recel de malfaiteurs) ont aidĂ© les accusĂ©s du SISMi Ă  se soustraire Ă  l’enquĂȘte (paragraphes 116 et 135-136 ci-dessus).

La Cour relĂšve aussi que certains agents du SISMi, accusĂ©s de complicitĂ© dans l’enlĂšvement du requĂ©rant (paragraphe 59 ci-dessus), ont dĂ©clarĂ© que le SISMi Ă©tait impliquĂ© dans l’opĂ©ration de remise extraordinaire. En outre, les Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques (paragraphe 60 ci-dessus) et l’enregistrement d’une conversation entre deux agents du SISMi (paragraphe 64 ci-dessus) ont confirmĂ© l’implication des agents italiens. Par ailleurs, des documents concernant l’enlĂšvement du requĂ©rant ont Ă©tĂ© saisis le 5 juillet 2006 au siĂšge du SISMi Ă  Rome (paragraphe 63 ci-dessus). Ces Ă©lĂ©ments de preuve ont servi de base Ă  la cour d’appel de Milan pour condamner les cinq agents du SISMi (arrĂȘt du 12 fĂ©vrier 2013, paragraphes 124-125 ci-dessus).

226.  Par ailleurs, la Cour note au passage que les informations ci-dessus ont Ă©tĂ© amplement diffusĂ©es dans la presse et sur internet avant que ne soit Ă©voquĂ© le secret d’État (paragraphe 65 ci-dessus). Le prĂ©sident du Conseil n’a Ă©voquĂ© celui-ci que le 26 juillet 2006 (paragraphe 68 ci-dessus).

227.  Au vu de ce qui prĂ©cĂšde, et rappelant que, dans le cadre de la procĂ©dure devant elle, il n’existe aucun obstacle procĂ©dural Ă  la recevabilitĂ© d’élĂ©ments de preuve et qu’elle adopte les conclusions qui, Ă  son avis, se trouvent Ă©tayĂ©es par la libre apprĂ©ciation de l’ensemble des Ă©lĂ©ments de preuve, y compris les dĂ©ductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties (El-Masri, prĂ©citĂ©, § 151, Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 394 et paragraphe 219 ci-dessus), la Cour va prendre en compte dans son apprĂ©ciation toutes les circonstances de l’espĂšce, telles qu’exposĂ©es par les requĂ©rants et complĂ©tĂ©es par les informations se trouvant dans le domaine public, ainsi que tous les Ă©lĂ©ments de preuve Ă  sa disposition, notamment les constatations des enquĂȘteurs et des juridictions italiennes.

b)  Sur l’existence de points litigieux entre les parties concernant les faits

228.  La Cour relĂšve d’emblĂ©e que, contrairement aux affaires prĂ©citĂ©es El-Masri, Husayn (Abu Zubaydah) et Al Nashiri, en l’espĂšce les faits de la cause ont fait l’objet d’une reconstitution par les juridictions nationales.

229.  De plus, les faits de la cause, tels qu’ils ont Ă©tĂ© exposĂ©s par le requĂ©rant, n’ont pas Ă©tĂ© contestĂ©s, en substance, par le Gouvernement.

Celui-ci n’a aucunement mis en cause la reconstitution des faits effectuĂ©e par les juridictions nationales et n’a prĂ©sentĂ© aucun argument relatif au rĂŽle et aux activitĂ©s de la CIA en Italie.

Tout particuliĂšrement, le Gouvernement a admis que le requĂ©rant avait Ă©tĂ© enlevĂ© Ă  Milan, par des agents Ă©trangers, avec l’aide d’un carabinier italien. Il a reconnu que, selon les rĂ©sultats de l’enquĂȘte, le requĂ©rant avait Ă©tĂ© acheminĂ© de Milan jusqu’à la base militaire d’Aviano, et que de lĂ , il avait Ă©tĂ© transportĂ© en avion Ă  destination de Ramstein, puis en Égypte. Cependant, le Gouvernement a exclu que ces faits soient imputables – directement ou indirectement – aux autoritĂ©s italiennes, soutenant que l’opĂ©ration avait Ă©tĂ© entiĂšrement organisĂ©e et exĂ©cutĂ©e par les agents de la CIA, avec l’aide d’un carabinier italien, qui avait agi Ă  titre individuel (paragraphe 239 ci-dessous).

230.  En consĂ©quence, le seul point en litige est celui de savoir si, au moment des faits, les autoritĂ©s italiennes savaient que le requĂ©rant Ă©tait victime d’une opĂ©ration de « remise extraordinaire Â» et si elles Ă©taient impliquĂ©es dans l’exĂ©cution de cette opĂ©ration.

c)  Sur la question de savoir s’il y eu remise extraordinaire

231.  Les faits de la cause tels qu’ils ont Ă©tĂ© reconstituĂ©s par les juridictions nationales peuvent se rĂ©sumer comme suit.

Le 20 février 2003, la requérante signala à un commissariat de police de Milan la disparition de son époux. Le 26 février 2003, une certaine Mme R., fut entendue par la police (paragraphes 28-29 ci-dessus).

En avril et mai 2004, les enquĂȘteurs interceptĂšrent des conversations tĂ©lĂ©phoniques entre la requĂ©rante et son Ă©poux, entendirent un tĂ©moin qui avait parlĂ© au tĂ©lĂ©phone avec ce dernier (paragraphe 33 ci-dessus), et se procurĂšrent le mĂ©morandum rĂ©digĂ© par le requĂ©rant (paragraphes 10-22 ci-dessus).

Les rĂ©sultats de l’enquĂȘte figurant dans les mĂ©moires prĂ©sentĂ©s par le ministĂšre public aux audiences des 23 et 30 septembre 2009 (paragraphe 112 ci-dessus), ainsi que l’établissement des faits par le tribunal de Milan et la cour d’appel de Milan (paragraphes 28-75, 82-87, 89-96, 112-118, 124-125 et 138-139 ci-dessus) confirment que le fait de l’enlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait Ă©tabli. Il ressortait clairement de ces Ă©lĂ©ments que, le 17 fĂ©vrier 2003, le requĂ©rant avait Ă©tĂ© enlevĂ© Ă  Milan par un « commando  Â» composĂ© d’agents de la CIA et de M. Pironi, un membre du groupement opĂ©rationnel spĂ©cial de Milan, qui avaient fait monter le requĂ©rant dans une camionnette, l’avaient amenĂ© Ă  l’aĂ©roport d’Aviano, embarquĂ© dans un avion Lear Jet 35, qui avait dĂ©collĂ© Ă  18 h 20 pour la base de Ramstein et, finalement, mis Ă  bord d’un Jet Executive Gulfstream, qui avait dĂ©collĂ© Ă  20 h 30 Ă  destination du Caire (paragraphe 112 ci-dessus).

GrĂące notamment Ă  une vĂ©rification des communications tĂ©lĂ©phoniques passĂ©es dans les zones pertinentes, les enquĂȘteurs purent repĂ©rer un certain nombre de cartes SIM tĂ©lĂ©phoniques potentiellement suspectes. Des vĂ©rifications des communications tĂ©lĂ©phoniques, le contrĂŽle croisĂ© des numĂ©ros appelĂ©s et appelants de ces cartes SIM, le contrĂŽle des cartes de crĂ©dit utilisĂ©es, des dĂ©placements en voiture de location ou en avion ou des sĂ©jours Ă  l’hĂŽtel permirent aux enquĂȘteurs de parvenir Ă  l’identification des utilisateurs rĂ©els des cartes tĂ©lĂ©phoniques. Une des cartes SIM en question fut retrouvĂ©e en Égypte dans les deux semaines qui suivirent l’enlĂšvement (paragraphes 36-37 ci-dessus).

232.  En conclusion, il ressort clairement du dossier, et le Gouvernement l’admet, que le requĂ©rant a Ă©tĂ© enlevĂ© en Italie, en prĂ©sence d’un carabinier italien. Le requĂ©rant relevait dĂšs lors de la juridiction de l’Italie et, au moment de l’enlĂšvement, un agent de l’État Ă©tait prĂ©sent. L’avion, qui a dĂ©collĂ© d’Aviano en direction de Ramstein en Allemagne, a survolĂ© l’espace aĂ©rien italien. Le Gouvernement n’a aucunement contestĂ© la reconstitution des faits par les juridictions nationales et n’a prĂ©sentĂ© aucun argument relatif au rĂŽle et aux activitĂ©s de la CIA en Italie.

233.  Les enquĂȘteurs et les magistrats italiens ont Ă©tabli qu’il Ă©tait « Ă©vident qu’une opĂ©ration telle que celle menĂ©e par les agents de la CIA Ă  Milan, selon un schĂ©ma « avalisĂ© » par le service [de renseignement] amĂ©ricain, ne pouvait avoir lieu sans que le service correspondant de l’État [territorial] en soit au moins informĂ© » (paragraphe 62 ci-dessus) et que « l’existence d’une autorisation d’enlever Abou Omar, donnĂ©e par de trĂšs hauts responsables de la CIA Ă  Milan (...), laissait prĂ©sumer que les autoritĂ©s italiennes avaient connaissance de l’opĂ©ration, voire en Ă©taient complices Â» (paragraphe 112 ci-dessus).

La Cour partage leurs conclusions.

234.  Sur la question de savoir s’il y eu remise extraordinaire, la Cour aussi attache de l’importance aux rapports et Ă  la jurisprudence pertinente d’organes internationaux et Ă©trangers qui, dĂ©jĂ  Ă  l’époque des faits, en 2002-2003, constituaient des sources fiables rendant compte de pratiques employĂ©es ou tolĂ©rĂ©es par les autoritĂ©s amĂ©ricaines et qui Ă©taient manifestement contraires aux principes de la Convention (paragraphes 172-173 ci-dessus, avec les rĂ©fĂ©rences aux documents dĂ©crivant les sources publiques pertinentes relatĂ©es dans les affaires El Masri, Al Nashiri et Husayn (Abu Zubaydah)).

235.  Au vu des Ă©lĂ©ments ci-dessus, la Cour tient pour Ă©tabli que les autoritĂ©s italiennes savaient que le requĂ©rant Ă©tait victime d’une opĂ©ration de « remise extraordinaire Â», qui a dĂ©butĂ© par l’enlĂšvement de l’intĂ©ressĂ© en Italie et s’est poursuivie par son transfert hors du territoire italien. Les allĂ©gations des requĂ©rants et les Ă©lĂ©ments du dossier sont suffisamment convaincants et Ă©tablis au-delĂ  de tout doute raisonnable.

III.  LA RESPONSABILITĂ© DES AUTORITĂ©S NATIONALES

A.  Observations des parties

1.  Le requĂ©rant

236 Le requĂ©rant soutient que la responsabilitĂ© de l’État dĂ©fendeur est engagĂ©e Ă  plusieurs titres, pour les raisons suivantes :

a)  les mauvais traitements qu’il dit avoir subis au moment de son enlĂšvement Ă  Milan ;

b)  la non-adoption par les autoritĂ©s de mesures propres Ă  lui Ă©viter d’ĂȘtre soumis Ă  des traitements contraires Ă  l’article 3 de la Convention lors de sa prise en charge par l’équipe de remise de la CIA ;

c)  la non-adoption par les autoritĂ©s de mesures propres Ă  empĂȘcher sa privation de libertĂ© arbitraire en Italie et son transfert en Égypte pour y ĂȘtre dĂ©tenu. Le requĂ©rant considĂšre que sa disparition prolongĂ©e pendant sa dĂ©tention ultĂ©rieure en Égypte est Ă©galement imputable au gouvernement italien ;

d)  les mauvais traitements qu’il allĂšgue avoir subis pendant sa dĂ©tention en Égypte, au motif que les autoritĂ©s italiennes l’auraient laissĂ©, en toute connaissance de cause, ĂȘtre enlevĂ© par des agents amĂ©ricains, puis Ă©gyptiens, alors mĂȘme qu’il existait des motifs sĂ©rieux de penser qu’il courait un risque rĂ©el d’ĂȘtre soumis Ă  des mauvais traitements.

237.  Le requĂ©rant observe Ă©galement que les autoritĂ©s italiennes l’ont laissĂ© aux mains des agents de la CIA dans le cadre d’une opĂ©ration qu’elles ne pouvaient pas ignorer et qui l’exposait Ă  un risque avĂ©rĂ© de torture. Il leur reproche d’avoir ainsi consenti Ă  son transfert en Égypte, alors qu’il bĂ©nĂ©ficiait d’un statut de rĂ©fugiĂ©.

2.  Le Gouvernement

238.  Le Gouvernement conteste toute implication des autoritĂ©s italiennes. Selon lui, les agents de la CIA ont agi Ă  leur insu en territoire italien. Il rappelle que le requĂ©rant a Ă©tĂ© immĂ©diatement Ă©loignĂ© du territoire italien le jour mĂȘme de l’enlĂšvement pour ĂȘtre transfĂ©rĂ© en Allemagne, puis en Égypte. Il explique que l’aĂ©roport duquel l’avion a dĂ©collĂ© est aux mains des forces amĂ©ricaines et n’a jamais Ă©tĂ© connu pour ĂȘtre un lieu de transit dans le cadre du programme amĂ©ricain de remises extraordinaires.

239.  L’issue de la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e au niveau national confirmerait d’ailleurs l’absence de responsabilitĂ© des autoritĂ©s italiennes. Le Gouvernement observe que cette procĂ©dure a conclu Ă  la responsabilitĂ© exclusive des agents amĂ©ricains et Ă  celle du carabinier M. Pironi, qui a agi Ă  titre individuel.

B.  Principes applicables pour Ă©valuer la responsabilitĂ© des autoritĂ©s italiennes

240.  La Cour relĂšve d’emblĂ©e que les griefs du requĂ©rant concernent des Ă©vĂšnements survenus sur le territoire italien puis Ă  l’étranger, en Allemagne et, finalement, en Égypte, dans des lieux de dĂ©tention inconnus, aprĂšs son transfert d’Italie (voir aussi Al Nashiri, prĂ©citĂ©, §§ 451-459).

1.  Sur la responsabilitĂ© de l’État concernant les Ă©vĂšnements qui ont lieu sur son territoire

241.   À cet Ă©gard, la Cour rappelle que la responsabilitĂ© de l’État dĂ©fendeur est engagĂ©e au regard de la Convention Ă  raison des actes commis sur son territoire par des agents d’un État Ă©tranger, avec l’approbation formelle ou tacite de ses autoritĂ©s (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no  48787/99, § 318, CEDH 2004‑VII : El Masri, prĂ©citĂ©, § 206  et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 452).

2.  Sur la responsabilitĂ© de l’État concernant les Ă©vĂšnements qui ont suivi l’enlĂšvement en Italie et le transfert Ă  l’étranger du requĂ©rant dans le cadre de l’opĂ©ration de « remise extraordinaire Â»

242.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la dĂ©cision d’un État contractant de renvoyer un fugitif – et a fortiori le renvoi lui-mĂȘme – peut soulever un problĂšme au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilitĂ© de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sĂ©rieux et avĂ©rĂ©s de croire que l’intĂ©ressĂ©, si on le renvoie vers le pays de destination, y courra un risque rĂ©el d’ĂȘtre soumis Ă  un traitement contraire Ă  cette disposition. (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 91, sĂ©rie A no 161, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 125-126, CEDH 2008, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005-I, El Masri, prĂ©citĂ©, § 212 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, §§ 453-454).

243.  Dans le contexte des affaires similaires relatives Ă  des opĂ©rations de « remise extraordinaire Â» El Masri, Al Nashiri et Husayn (Abu Zubaydah) (prĂ©citĂ©) la Cour a aussi soulignĂ© que, lorsqu’il est Ă©tabli que l’État qui renvoie savait, ou aurait dĂ» savoir, Ă  l’époque des faits que la personne renvoyĂ©e du territoire faisait l’objet d’une « remise extraordinaire » – notion qui dĂ©signe le « transfert extrajudiciaire d’une personne de la juridiction ou du territoire d’un État Ă  ceux d’un autre État, Ă  des fins de dĂ©tention et d’interrogatoire en dehors du systĂšme juridique ordinaire, la mesure impliquant un risque rĂ©el de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants » –, la possibilitĂ© d’une violation de l’article 3 est sĂ©rieuse et doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un Ă©lĂ©ment intrinsĂšque du transfert (El Masri, prĂ©citĂ©, § 218, Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 454, et Husayn (Abu Zubaydah, prĂ©citĂ©, § 451).

244.  En outre, l’État contractant mĂ©connaĂźtrait l’article 5 de la Convention s’il renvoyait un requĂ©rant, ou rendait possible ledit renvoi, vers un État oĂč l’intĂ©ressĂ© serait exposĂ© Ă  un risque rĂ©el de violation flagrante de cette disposition (Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 233, CEDH 2012 (extraits), El Masri, prĂ©citĂ©, § 239).

De mĂȘme, ce risque est inhĂ©rent lorsqu’un requĂ©rant a Ă©tĂ© soumis Ă  une « remise extraordinaire », mesure qui implique une dĂ©tention « en dehors du systĂšme juridique ordinaire Â» et qui « de par son mĂ©pris dĂ©libĂ©rĂ© des garanties du procĂšs Ă©quitable est totalement incompatible avec l’état de droit et les valeurs protĂ©gĂ©es par la Convention Â» (Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 454, et Husayn (Abu Zubaydah), prĂ©citĂ©, § 452).

245.  Si, pour Ă©tablir une telle responsabilitĂ©, on ne peut Ă©viter d’apprĂ©cier la situation dans le pays de destination Ă  l’aune des exigences de la Convention, il ne s’agit pas pour autant de constater ou prouver la responsabilitĂ© de ce pays, que ce soit au titre du droit international gĂ©nĂ©ral, au titre de la Convention ou autrement. Si une responsabilitĂ© se trouve ou peut se trouver engagĂ©e sur le terrain de la Convention, c’est celle de l’État contractant qui renvoie, du chef d’un acte qui a pour rĂ©sultat direct d’exposer quelqu’un Ă  des mauvais traitements prohibĂ©s ou les autres violations de la Convention (El Masri, prĂ©citĂ©, § 212, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 457, ainsi que les affaires qui y sont mentionnĂ©es).

246.  Pour dĂ©terminer l’existence de motifs sĂ©rieux et avĂ©rĂ©s de croire Ă  un risque rĂ©el de violations de la Convention, la Cour s’appuie sur l’ensemble des Ă©lĂ©ments qui lui sont fournis ou, au besoin, qu’elle se procure d’office. Elle doit examiner les consĂ©quences prĂ©visibles du renvoi du requĂ©rant dans le pays de destination, compte tenu de la situation gĂ©nĂ©rale dans ce pays et des circonstances propres au cas de l’intĂ©ressĂ©.

En contrĂŽlant l’existence de ce risque, il faut se rĂ©fĂ©rer par prioritĂ© aux faits dont l’État contractant en cause avait ou aurait dĂ» avoir connaissance au moment du renvoi, mais cela n’empĂȘche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultĂ©rieurs ; ils peuvent servir Ă  confirmer ou infirmer la maniĂšre dont la Partie contractante concernĂ©e a jugĂ© du bien‑fondĂ© des craintes d’un requĂ©rant (El Masri, prĂ©citĂ©, §§ 213-214, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 458 ainsi que les affaires qui y sont mentionnĂ©es).

3.  Conclusion

247.  Ă€ la lumiĂšre de ces principes, la Cour va examiner les griefs des requĂ©rants et la mesure dans laquelle les faits mis en cause sont imputables Ă  l’État italien.

IV.  SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR LE REQUÉRANT

248.  Le requĂ©rant allĂšgue la violation de l’article 3 de la Convention Ă  raison des traitements qu’il dit avoir subis dans le cadre de l’opĂ©ration de remise extraordinaire, Ă  compter de son enlĂšvement Ă  Milan et tout au long de la dĂ©tention qui s’en est ensuivie. Il reproche aux autoritĂ©s italiennes de ne pas avoir empĂȘchĂ© son enlĂšvement, alors qu’elles connaissaient le programme de la CIA et alors mĂȘme qu’il existait un risque avĂ©rĂ© de traitements contraires Ă  l’article 3. En outre, invoquant les articles 3 et 6 § 1 de la Convention, le requĂ©rant soutient que l’enquĂȘte menĂ©e par les autoritĂ©s nationales n’a pas Ă©tĂ© effective aux fins de ces dispositions. Il dĂ©nonce enfin l’absence d’une infraction de torture en droit national.

249.  L’article 3 de la Convention se lit ainsi :

« Nul ne peut ĂȘtre soumis Ă  la torture ni Ă  des peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants Â»

250.  Le Gouvernement combat la thĂšse du requĂ©rant.

251.  La Cour se penchera tout d’abord sur le grief du requĂ©rant relatif Ă  l’absence d’enquĂȘte effective au sujet de ses allĂ©gations de mauvais traitements (El Masri, prĂ©citĂ©, § 181 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 462).

A.  Le volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention

252.  Les deux requĂ©rants allĂšguent une violation de l’article 3 sous son volet procĂ©dural (paragraphe 311 ci-dessous). À cet Ă©gard, ils ont prĂ©sentĂ© les observations communes suivantes.

1.  Observations des parties

a)  Les requĂ©rants

253.  Les requĂ©rants estiment qu’en cas de violation de l’article 3 de la Convention il est indispensable au niveau national d’établir la vĂ©ritĂ©, d’identifier les responsables et de leur infliger des sanctions proportionnĂ©es Ă  la gravitĂ© des mauvais traitements perpĂ©trĂ©s. Or ils remarquent qu’en l’espĂšce, les autoritĂ©s nationales n’ont pas condamnĂ© les agents du SISMi, alors mĂȘme que les Ă©lĂ©ments de preuve les accablant Ă©taient rĂ©unis, ces preuves ayant dĂ» ĂȘtre Ă©cartĂ©es du dossier en raison du secret d’État.

254.  Pour les requĂ©rants, la dĂ©cision de l’exĂ©cutif d’opposer le secret d’État, alors que les Ă©lĂ©ments de preuve Ă©taient connus des enquĂȘteurs, des juridictions nationales, de la presse et du grand public, ne peut pas s’expliquer par la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server leur caractĂšre confidentiel et par le besoin de sauvegarder les intĂ©rĂȘts d’un État dĂ©mocratique. Les requĂ©rants observent que l’exĂ©cutif n’a entrepris aucune dĂ©marche visant Ă  Ă©liminer les sources d’information et a ainsi montrĂ© son acquiescement Ă  la divulgation de ces informations. Ils ajoutent que le secret d’État a Ă©tĂ© Ă©tendu Ă  tous les documents et Ă  tous les Ă©lĂ©ments de preuve, empĂȘchant de la sorte le juge national de sĂ©lectionner les Ă©lĂ©ments de preuve qui pouvaient relever de la sĂ©curitĂ© de l’État et ceux qui concernaient la conduite criminelle individuelle.

Selon les requĂ©rants, il est Ă©vident que la conduite de l’exĂ©cutif visait uniquement Ă  empĂȘcher la dĂ©couverte des responsabilitĂ©s pĂ©nales individuelles des fonctionnaires italiens. L’exĂ©cutif aurait en effet d’abord exprimĂ© sa volontĂ© de collaborer avec l’autoritĂ© judiciaire et aurait dĂ©clarĂ© ĂȘtre Ă©tranger Ă  l’opĂ©ration de remise extraordinaire. Par la suite, une fois les Ă©lĂ©ments mettant en cause la responsabilitĂ© du SISMi rĂ©unis, l’exĂ©cutif aurait refusĂ© de collaborer avec l’autoritĂ© judiciaire.

Les requĂ©rants concluent que le gouvernement italien a voulu assurer l’impunitĂ© des accusĂ©s, ce qui, pour eux, n’est pas acceptable au regard de la Convention.

255.  Les requĂ©rants observent ensuite que les vingt-six agents amĂ©ricains condamnĂ©s par contumace Ă  des peines d’emprisonnement n’ont jamais Ă©tĂ© visĂ©s par une demande d’extradition de la part du ministĂšre de la Justice italien. Il s’ensuit selon eux que les agents de la CIA en question circulent librement et que les autoritĂ©s italiennes n’ont pas fait les dĂ©marches nĂ©cessaires pour obtenir l’exĂ©cution des dĂ©cisions de condamnation.

256.  Pour les requĂ©rants, cela a eu pour consĂ©quence sur le plan financier qu’ils n’ont pu obtenir le paiement des provisions qui leur ont Ă©tĂ© accordĂ©es par les juridictions nationales. Les intĂ©ressĂ©s observent Ă  cet Ă©gard qu’il ne servirait Ă  rien d’intenter une procĂ©dure civile aux États-Unis, les ressortissants amĂ©ricains en question bĂ©nĂ©ficiant d’une immunitĂ©. Par ailleurs, ils soutiennent que l’Italie ne leur a jamais proposĂ© aucun dĂ©dommagement.

b)  Le Gouvernement

257.  Le Gouvernement estime que l’État a bien rempli l’obligation positive – qui dĂ©coule de l’article 3 de la Convention – de mener une enquĂȘte indĂ©pendante, impartiale et approfondie. Il affirme que les autoritĂ©s ont adoptĂ© toutes les mesures qui auraient permis l’identification et la condamnation des responsables de l’enlĂšvement du requĂ©rant Ă  une peine proportionnĂ©e Ă  l’infraction commise ainsi que l’indemnisation des victimes. Il rappelle Ă  cet Ă©gard que les juridictions nationales ont condamnĂ© Ă  des peines d’emprisonnement vingt-six agents amĂ©ricains et qu’elles ont octroyĂ© au requĂ©rant une provision d’un million d’euros et Ă  la requĂ©rante une provision d’un demi-million d’euros Ă  valoir sur le montant dĂ©finitif des dommages-intĂ©rĂȘts.

258.  Le Gouvernement estime dĂšs lors que le non-lieu prononcĂ© Ă  l’égard des agents italiens du SISMi (et, ultĂ©rieurement, l’annulation de leur condamnation) n’a pas nui Ă  l’effectivitĂ© de l’enquĂȘte et que l’application du secret d’État en l’occurrence Ă©tait lĂ©gitime et nĂ©cessaire. Cela serait d’ailleurs confirmĂ© par les arrĂȘts de la Cour constitutionnelle.

Le Gouvernement explique que la loi no 124/2007 n’a pas changĂ© substantiellement les rĂšgles prĂ©existantes en matiĂšre de secret d’État et qu’elle n’en a modifiĂ© ni la dĂ©finition ni l’objet. Le but serait le mĂȘme qu’auparavant, avec la seule exception que l’on parle maintenant de protection de la sĂ©curitĂ© nationale au lieu de protection de l’État dĂ©mocratique. Ces changements n’ont en tout cas pas eu d’impact sur l’effectivitĂ© de l’enquĂȘte, Ă  savoir sur la maniĂšre d’enquĂȘter, de recueillir et d’apprĂ©cier les Ă©lĂ©ments de preuve. La Cour constitutionnelle a indiquĂ© des principes auxquels l’autoritĂ© judiciaire a dĂ» se conformer. Il n’y a pas eu d’usage rĂ©troactif du secret d’État.

259.  Quant au fait que les autoritĂ©s nationales n’ont pas demandĂ© l’extradition des AmĂ©ricains condamnĂ©s, le Gouvernement observe que, conformĂ©ment Ă  la pratique du ministĂšre de la Justice, seuls les condamnĂ©s Ă  des peines sĂ©vĂšres, plus lourdes que celles infligĂ©es aux condamnĂ©s en l’espĂšce, font l’objet de demandes d’extradition. Autrement dit, en l’espĂšce, les dĂ©lais nĂ©cessaires pour demander l’extradition et mettre en Ɠuvre celle-ci auraient Ă©tĂ© trop longs par rapport Ă  la peine Ă  purger. Il aurait donc Ă©tĂ© inutile d’adresser les demandes d’extradition au gouvernement des États-Unis. Le Gouvernement conteste qu’en agissant de la sorte les autoritĂ©s aient essayĂ© de garantir l’impunitĂ© de facto des condamnĂ©s. Il explique qu’elles ont agi de maniĂšre transparente et lĂ©gitime, dans le respect des dispositions nationales en matiĂšre d’extradition. À cet Ă©gard, il observe que tous les condamnĂ©s ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de la loi no 241 du 31 juillet 2006 (indulto) qui prĂ©voyait une remise gĂ©nĂ©ralisĂ©e de trois ans sur les peines infligĂ©es pour les infractions commises avant le 2 mai 2006. Tous les AmĂ©ricains auraient donc bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une remise de peine de trois ans, ce qui aurait ramenĂ© leurs peines dĂ©finitives Ă  quatre ans, ce qui reste en dessous des limites fixĂ©es par le ministre de la Justice pour demander l’extradition.

Le Gouvernement explique que M. Lady a Ă©tĂ© condamnĂ© par l’arrĂȘt de la cour d’appel de Milan du 15 dĂ©cembre 2010 Ă  une peine de neuf ans de prison et que, le 12 dĂ©cembre 2012, le ministĂšre de la Justice a demandĂ© la dĂ©livrance d’un mandat d’arrĂȘt international. M. Lady ayant Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© au Panama, le ministre de la Justice aurait envoyĂ© une lettre demandant son extradition le 19 septembre 2013. Mais cette demande serait restĂ©e sans suite, les autoritĂ©s de ce pays ayant laissĂ© partir l’intĂ©ressĂ©, qui est rentrĂ© aux États-Unis.

Quant au colonel Joseph Romano, condamnĂ© Ă  cinq ans de prison, le Gouvernement relĂšve qu’il a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une grĂące prĂ©sidentielle, mesure qui constitue une dĂ©cision discrĂ©tionnaire et incontestable qui revient au PrĂ©sident de la RĂ©publique.

Le Gouvernement observe ensuite qu’il y a eu un ordre d’exĂ©cution des condamnations dĂ©livrĂ© par le Procureur gĂ©nĂ©ral de Milan, et qu’un mandat d’arrĂȘt international a Ă©tĂ© lancĂ© et a circulĂ© dans les pays de l’Union europĂ©enne grĂące au systĂšme d’information Schengen. Aucune action n’aurait Ă©tĂ© entreprise afin d’entraver ou d’empĂȘcher la recherche des AmĂ©ricains en vue de leur arrestation. Ces ordres d’arrestation seraient encore en vigueur. Pour le Gouvernement, ces mesures n’ont toutefois pas d’impact aussi longtemps que les agents condamnĂ©s restent en dehors de l’Europe.

260.  En tout cas, le droit des requĂ©rants d’obtenir la liquidation dĂ©finitive des dommages-intĂ©rĂȘts dans le cadre d’une procĂ©dure civile ultĂ©rieure serait intact. En effet, aux yeux du Gouvernement, la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre les personnes responsables des Ă©vĂ©nements a conclu notamment aux violations de la Convention dĂ©noncĂ©es par les requĂ©rants, puisque ceux-ci avaient prĂ©cisĂ© dans leur acte de constitution de partie civile qu’ils allĂ©guaient la violation de la libertĂ© personnelle, du droit Ă  l’intĂ©gritĂ© physique et psychique et Ă  la vie privĂ©e et familiale. À l’issue de cette procĂ©dure, les requĂ©rants ont obtenu la reconnaissance du droit Ă  rĂ©paration du prĂ©judice subi. DĂšs lors, pour le Gouvernement, l’enquĂȘte menĂ©e au niveau national rĂ©pond aux exigences de l’article 3 de la Convention.

2.  ApprĂ©ciation de la Cour

a)  RecevabilitĂ©

261.  Constatant que cette partie de la requĂȘte n’est pas manifestement mal fondĂ©e au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour la dĂ©clare recevable.

b)  Fond

i.  Principes gĂ©nĂ©raux

262.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu soutient de maniĂšre dĂ©fendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, ou en consĂ©quence d’actes commis par des agents Ă©trangers opĂ©rant avec l’acquiescence ou la connivence de l’État, un traitement contraire Ă  l’article 3, cette disposition, combinĂ©e avec le devoir gĂ©nĂ©ral imposĂ© Ă  l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaĂźtre Ă  toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertĂ©s dĂ©finis (...) [dans la] Convention Â», requiert, par implication, qu’il y ait une enquĂȘte officielle effective. Cette enquĂȘte doit pouvoir mener Ă  l’identification et, le cas Ă©chĂ©ant, Ă  la punition des responsables et Ă  l’établissement de la vĂ©ritĂ©. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction lĂ©gale gĂ©nĂ©rale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dĂ©gradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas Ă  des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunitĂ©, les droits des personnes soumises Ă  leur contrĂŽle (Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 485, ainsi que les affaires qui y sont mentionnĂ©es, et El-Masri, prĂ©citĂ©, § 182).

263.  Les principes pertinents concernant les Ă©lĂ©ments d’« une enquĂȘte officielle effective Â», que la Cour a rappelĂ©s rĂ©cemment dans son arrĂȘt en l’affaire Cestaro (prĂ©citĂ©), sont les suivants :

i)  D’abord, pour qu’une enquĂȘte soit effective et permette d’identifier et de poursuivre les responsables, elle doit ĂȘtre entamĂ©e et menĂ©e avec cĂ©lĂ©ritĂ©. En outre, l’issue de l’enquĂȘte et des poursuites pĂ©nales qu’elle dĂ©clenche, de mĂȘme que la sanction prononcĂ©e et les mesures disciplinaires prises, passent pour dĂ©terminantes. Elles sont essentielles si l’on veut prĂ©server l’effet dissuasif du systĂšme judiciaire en place et le rĂŽle qu’il est tenu d’exercer dans la prĂ©vention des atteintes Ă  l’interdiction des mauvais traitements ;

ii)  Lorsque l’investigation prĂ©liminaire a entraĂźnĂ© l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales, c’est l’ensemble de la procĂ©dure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impĂ©ratifs de l’interdiction posĂ©e par cette disposition. Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposĂ©es Ă  laisser impunies des atteintes Ă  l’intĂ©gritĂ© physique et morale des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhĂ©sion Ă  l’état de droit ainsi que pour prĂ©venir toute apparence de tolĂ©rance d’actes illĂ©gaux, ou de collusion dans leur perpĂ©tration ;

iii)  Quant Ă  la sanction pĂ©nale pour les responsables de mauvais traitements, la Cour rappelle qu’il ne lui incombe pas de se prononcer sur le degrĂ© de culpabilitĂ© de la personne en cause ou de dĂ©terminer la peine Ă  infliger, ces matiĂšres relevant de la compĂ©tence exclusive des tribunaux rĂ©pressifs internes. Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et conformĂ©ment au principe voulant que la Convention garantisse des droits non pas thĂ©oriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit s’assurer que l’État s’acquitte comme il se doit de l’obligation qui lui est faite de protĂ©ger les droits des personnes relevant de sa juridiction. Par consĂ©quent, la Cour doit conserver sa fonction de contrĂŽle et intervenir dans les cas oĂč il existe une disproportion manifeste entre la gravitĂ© de l’acte et la sanction infligĂ©e. Sinon, le devoir qu’ont les États de mener une enquĂȘte effective perdrait beaucoup de son sens ;

iv)  L’apprĂ©ciation du caractĂšre adĂ©quat de la sanction dĂ©pend donc des circonstances particuliĂšres de l’affaire donnĂ©e ;

v)  La Cour a Ă©galement jugĂ© que, en matiĂšre de torture ou de mauvais traitements infligĂ©s par des agents de l’État, l’action pĂ©nale ne devrait pas s’éteindre par l’effet de la prescription, de mĂȘme que l’amnistie et la grĂące ne devraient pas ĂȘtre tolĂ©rĂ©es dans ce domaine ;

vi)  Il en va de mĂȘme du sursis Ă  l’exĂ©cution de la peine et d’une remise de peine (Cestaro, prĂ©citĂ©, §§ 205-208, et les rĂ©fĂ©rences y mentionnĂ©es).

ii.  Application de ces principes

264.  Ă€ titre prĂ©liminaire, la Cour estime que eu Ă©gard Ă  la formulation des griefs du requĂ©rant (paragraphe 248 ci-dessus), il convient d’examiner la question de l’absence d’enquĂȘte effective sur les mauvais traitements allĂ©guĂ©s sous l’angle du volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention (Dembele c. Suisse, no 74010/11, § 33, 24 septembre 2013, avec les rĂ©fĂ©rences qui y figurent et Cestaro, prĂ©citĂ©, § 129).

265.  La Cour relĂšve que, contrairement aux affaires prĂ©citĂ©es El-Masri, Husayn (Abu Zubaydah) et Al Nashiri, les juridictions nationales en l’espĂšce ont menĂ© une enquĂȘte approfondie qui leur a permis de reconstituer les faits. Elle rend hommage au travail des juges nationaux qui ont tout mis en Ɠuvre pour tenter d’« Ă©tablir la vĂ©ritĂ© Â».

266.  Eu Ă©gard aux principes rĂ©sumĂ©s ci-dessus et, notamment, Ă  l’obligation qui incombe Ă  l’État d’identifier et, le cas Ă©chĂ©ant, de sanctionner de maniĂšre adĂ©quate les auteurs d’actes contraires Ă  l’article 3 de la Convention, la Cour estime que la prĂ©sente affaire soulĂšve essentiellement deux questions : l’annulation de la condamnation des agents italiens du SISMi et l’absence de dĂ©marches adĂ©quates pour donner exĂ©cution aux condamnations prononcĂ©es Ă  l’égard des agents amĂ©ricains.

267.  Ă€ l’inverse de ce qu’elle a jugĂ© dans d’autres affaires (voir, par exemple, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 142-147, CEDH 2004‑IV (extraits) ; Erdal Aslan c. Turquie, nos 25060/02 et 1705/03, §§ 76-77, 2 dĂ©cembre 2008 ; AbdĂŒlsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, §§ 57-59, 2 novembre 2004 et HĂŒseyin Şimşek c. Turquie, no 68881/01, §§ 68-70, 20 mai 2008), la Cour relĂšve que si les agents du SISMi ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’annulation de leur condamnation, ce n’est pas parce que l’enquĂȘte n’a pas Ă©tĂ© approfondie, qu’elle n’a pas abouti Ă  l’identification des responsables ou que la prescription de l’infraction a barrĂ© le chemin de la justice, ou pour toute autre raison tenant Ă  la nĂ©gligence des enquĂȘteurs ou des autoritĂ©s judiciaires. La Cour ne saurait reprocher non plus aux juridictions internes de ne pas avoir mesurĂ© la gravitĂ© des faits reprochĂ©s aux accusĂ©s (Saba c. Italie, no 36629/10, §§ 79-80, 1 juillet 2014 et Cestaro, prĂ©citĂ©, § 223) ou, pire, d’avoir utilisĂ© de facto les dispositions lĂ©gislatives et rĂ©pressives du droit national pour Ă©viter toute condamnation effective des policiers poursuivis (Zeynep Özcan c. Turquie, no 45906/99, § 43, 20 fĂ©vrier 2007). Les arrĂȘts d’appel et de cassation, en particulier, font preuve d’une fermetĂ© exemplaire et ne trouvent aucune justification aux Ă©vĂ©nements litigieux.

268.  Dans ce contexte, la Cour relĂšve que les Ă©lĂ©ments de preuve finalement Ă©cartĂ©s par les juridictions nationales au motif que la Cour constitutionnelle avait indiquĂ© qu’ils Ă©taient tous couverts par le secret d’État Ă©taient suffisants pour condamner les accusĂ©s. Cela ressort d’ailleurs de l’arrĂȘt de condamnation de la cour d’appel de Milan du 12 fĂ©vrier 2013 (paragraphe 124 ci-dessus).

La Cour relĂšve ensuite que les informations mettant en cause la responsabilitĂ© les agents du SISMi avaient Ă©tĂ© largement diffusĂ©es dans la presse et sur internet (paragraphe 65 ci-dessus); elle estime dĂšs lors qu’elles faisaient partie du domaine public. La Cour voit donc mal comment l’usage du secret d’État une fois les informations litigieuses divulguĂ©es pouvait servir le but de prĂ©server la confidentialitĂ© des faits.

Compte tenu de ces Ă©lĂ©ments, la Cour estime que la dĂ©cision du pouvoir exĂ©cutif d’appliquer le secret d’État Ă  des informations, qui Ă©taient dĂ©jĂ  amplement connues du public a eu pour effet d’éviter la condamnation des agents du SISMi.

269.  DĂšs lors, en dĂ©pit de la grande qualitĂ© du travail des enquĂȘteurs et des magistrats italiens, l’enquĂȘte n’a pas rĂ©pondu, sur ce point, aux exigences de la Convention.

270.  Quant aux agents amĂ©ricains condamnĂ©s, la Cour note que le Gouvernement a admis ne jamais avoir demandĂ© l’extradition des intĂ©ressĂ©s. Il a indiquĂ© avoir lancĂ© des mandats d’arrĂȘt europĂ©en et un seul mandat d’arrĂȘt international, en 2013, Ă  l’encontre de M. Lady, qui n’a toutefois pas abouti (paragraphes 146 et 259 ci-dessus).

271.  Par ailleurs, le prĂ©sident de la RĂ©publique a graciĂ© trois des condamnĂ©s (paragraphes 148 et 150 ci-dessus), dont M. Lady, qui avait Ă©copĂ© d’une sanction plus lourde en proportion de son degrĂ© de responsabilitĂ© dans l’opĂ©ration de remise extraordinaire.

272.  La Cour relĂšve, une fois encore, que malgrĂ© le travail des enquĂȘteurs et des magistrats italiens, qui a permis d’identifier les responsables et de prononcer des condamnations Ă  l’égard de ceux-ci, les condamnations litigieuses sont restĂ©es sans effet, et ce en raison de l’attitude de l’exĂ©cutif qui a exercĂ© son pouvoir d’opposer le secret d’État, ainsi que du prĂ©sident de la RĂ©publique. Ainsi que l’a relevĂ© la Cour de cassation dans son arrĂȘt du 24 fĂ©vrier 2014, les autoritĂ©s n’avaient pas « baissĂ© le rideau noir du secret, alors mĂȘme qu’elles savaient que les agents accusĂ©s Ă©taient en train de rĂ©vĂ©ler les faits Â» (paragraphe 133 ci-dessus).

En l’espĂšce, le principe lĂ©gitime du « secret d’État Â» a, de toute Ă©vidence, Ă©tĂ© appliquĂ© afin d’empĂȘcher les responsables de rĂ©pondre de leurs actes. En consĂ©quence, l’enquĂȘte, pourtant effective et profonde, et le procĂšs, qui a conduit Ă  l’identification des coupables et Ă  la condamnation de certains d’entre eux, n’ont pas abouti Ă  leur issue naturelle qui, en l’espĂšce, Ă©tait « la punition des responsables Â» (paragraphe 262 ci-dessus). En fin de compte, il y a donc eu impunitĂ©. Cela est encore plus dĂ©plorable dans une situation comme dans le cas d’espĂšce, qui concerne deux pays – l’Italie et les États-Unis – qui ont signĂ© un traitĂ© d’extradition dans lequel ils ont consenti Ă  extrader leurs ressortissants (paragraphe 171 ci-dessus). Étant donnĂ© que le sort d’une dĂ©cision de condamnation relĂšve du volet procĂ©dural de l’article 3 (paragraphe 263 ci-dessus), la Cour estime que l’enquĂȘte nationale n’a pas rĂ©pondu, sur ce point non plus, aux exigences de la Convention.

273.  Enfin, quant Ă  l’argument des requĂ©rants selon lequel la lĂ©gislation pĂ©nale italienne appliquĂ©e en l’espĂšce serait inadĂ©quate par rapport Ă  l’exigence de sanction des actes de torture allĂ©guĂ©s par le requĂ©rant, la Cour estime que l’absence de disposition spĂ©cifique dans le code pĂ©nal n’a pas eu d’impact sur l’impunitĂ© des responsables dans le cas en question, cette impunitĂ© dĂ©coulant de l’attitude des autoritĂ©s exĂ©cutives italiennes et du prĂ©sident de la RĂ©publique (paragraphes 145-150 ci-dessus ; voir Ă©galement, a contrario, Cestaro, prĂ©citĂ©, § 225).

274.  Compte tenu de ce qui prĂ©cĂšde, la Cour estime qu’il y a eu violation l’article 3 de la Convention, sous son volet procĂ©dural.

B.  Le volet matĂ©riel de l’article 3 de la Convention

275.  Le requĂ©rant allĂšgue avoir Ă©tĂ© victime de traitements contraires Ă  l’article 3 de la Convention dans le cadre de la remise extraordinaire dont il a fait l’objet.

276.  Le Gouvernement s’oppose Ă  cette thĂšse.

1.  Observations des parties

277.  Le requĂ©rant soutient que dans le cadre de sa remise extraordinaire il a fait l’objet de tortures psychologiques et physiques, Ă  compter de son enlĂšvement. Il renvoie Ă  son mĂ©morandum pour ce qui est de la description de ses conditions de captivitĂ©. Quant aux traitements subis pendant le transport de Milan Ă  la base militaire d’Aviano, le requĂ©rant dĂ©clare avoir Ă©tĂ© encapuchonnĂ©, attachĂ©, peut-ĂȘtre droguĂ©, avoir eu un malaise, et ne pas avoir Ă©tĂ© soignĂ©. Un traitement similaire lui aurait Ă©tĂ© rĂ©servĂ© dans les bases amĂ©ricaines et pendant les vols. Son enlĂšvement et son transfert en Égypte auraient eu lieu en dehors de tout cadre lĂ©gal et de toute supervision judiciaire

Le requĂ©rant reproche aux autoritĂ©s italiennes d’avoir consenti Ă  son enlĂšvement par la CIA, alors qu’elles ne pouvaient pas ignorer le risque avĂ©rĂ© de torture. Elles auraient ainsi consenti Ă  son transfert en Égypte, alors qu’il bĂ©nĂ©ficiait d’un statut de rĂ©fugiĂ© et qu’il y avait un risque avĂ©rĂ© de mauvais traitements et de disparition prolongĂ©e.

278.  Le Gouvernement rĂ©itĂšre la thĂšse selon laquelle les autoritĂ©s nationales ne sont pas impliquĂ©es dans l’opĂ©ration de remise extraordinaire. Il affirme qu’en tout Ă©tat de cause, le requĂ©rant n’a pas subi de mauvais traitements en Italie. Il ajoute que ni la signature ni la date du mĂ©morandum du requĂ©rant n’ont Ă©tĂ© authentifiĂ©es. Enfin, il estime qu’il n’existe aucun Ă©lĂ©ment Ă©tayant ses allĂ©gations quant aux traitements subis.

2.  ApprĂ©ciation de la Cour

a)  Sur la recevabilitĂ©

279.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour le dĂ©clare recevable.

b)  Sur le fond

i.  Principes gĂ©nĂ©raux

280.  L’article 3 de la Convention, la Cour l’a dit Ă  maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques. Il ne prĂ©voit pas d’exceptions, en quoi il contraste avec la majoritĂ© des clauses normatives de la Convention, et d’aprĂšs l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dĂ©rogation, mĂȘme en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV). La Cour a confirmĂ© que mĂȘme dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisĂ©, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants, quels que soient les agissements de la victime (El Masri, prĂ©citĂ©, § 195 ; Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 507).

281.  Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravitĂ©. L’apprĂ©ciation de ce minimum dĂ©pend de l’ensemble des donnĂ©es de la cause, notamment de la durĂ©e du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’ñge et de l’état de santĂ© de la victime (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, sĂ©rie A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX). Parmi les autres facteurs Ă  considĂ©rer figurent le but dans lequel le traitement a Ă©tĂ© infligĂ© ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspirĂ© (voir, entre autres, Aksoy c. Turquie, 18 dĂ©cembre 1996, § 64, Recueil 1996‑VI, Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 78, CEDH 2000‑XII, et Krastanov c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004 ; El Masri, prĂ©citĂ©, § 196 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 508).

282.  Pour dĂ©terminer si une forme donnĂ©e de mauvais traitements doit ĂȘtre qualifiĂ©e de torture, la Cour doit avoir Ă©gard Ă  la distinction que l’article 3 opĂšre entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dĂ©gradants. Cette distinction paraĂźt avoir Ă©tĂ© consacrĂ©e par la Convention pour marquer d’une spĂ©ciale infamie des traitements inhumains dĂ©libĂ©rĂ©s provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Aksoy, prĂ©citĂ©, § 62). Outre la gravitĂ© des traitements, la notion de torture suppose un Ă©lĂ©ment intentionnel, reconnu dans la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants des Nations unies, entrĂ©e en vigueur le 26 juin 1987, qui prĂ©cise que le terme de « torture Â» s’entend de l’infliction intentionnelle d’une douleur ou de souffrances aiguĂ«s aux fins notamment d’obtenir des renseignements, de punir ou d’intimider (article 1er) (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 85, CEDH 2000‑VII ; El Masri, prĂ©citĂ©, § 197 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 508).

283.  CombinĂ©e avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir Ă  toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertĂ©s consacrĂ©s par la Convention leur commande de prendre des mesures propres Ă  empĂȘcher que lesdites personnes ne soient soumises Ă  des tortures ou Ă  des traitements inhumains ou dĂ©gradants, mĂȘme administrĂ©s par des particuliers (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V). La responsabilitĂ© de l’État peut donc se trouver engagĂ©e lorsque les autoritĂ©s n’ont pas pris de mesures raisonnables pour empĂȘcher la matĂ©rialisation d’un risque de mauvais traitement dont elles avaient ou auraient dĂ» avoir connaissance (Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 115, CEDH 2000‑III ; El Masri, prĂ©citĂ©, § 198 ; Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 509).

ii.  Application de ces principes

284.  La Cour rappelle avoir conclu que des autoritĂ©s italiennes savaient que le requĂ©rant Ă©tait victime d’une opĂ©ration de « remise extraordinaire Â» (paragraphe 235 ci-dessus). Il reste Ă  dĂ©terminer si le traitement auquel le requĂ©rant a Ă©tĂ© soumis relĂšve de l’article 3 de la Convention et, dans l’affirmative, dans quelles mesure il doit ĂȘtre imputĂ© aux autoritĂ©s nationales.

285.  Concernant l’enlĂšvement du requĂ©rant en pleine rue Ă  Milan, la Cour relĂšve que les dĂ©clarations du tĂ©moin oculaire ayant relatĂ© l’enlĂšvement du requĂ©rant laissent planer un doute sur la question de savoir si des violences ont Ă©tĂ© commises sur la personne de l’intĂ©ressĂ©. NĂ©anmoins, la Cour partage l’apprĂ©ciation faite par la cour d’appel de Milan selon laquelle « [t]oute considĂ©ration relative Ă  un recours Ă©ventuel Ă  la violence Ă  ce moment prĂ©cis est dĂ©nuĂ©e de pertinence.». Comme relevĂ© par la cour d’appel de Milan, « Il est Ă©vident que, se voyant soudainement encerclĂ© par plusieurs personnes, invitĂ©, d’un ton catĂ©gorique, Ă  monter dans une camionnette dont la porte Ă©tait ouverte et conscient qu’il ne pouvait compter sur l’aide de personne (...), il a dĂ©cidĂ© d’y rentrer sans opposition, certain que toute rĂ©sistance Ă©tait inutile Â» (paragraphe 138 ci-dessus).

À cet Ă©gard, la Cour rappelle que l’article 3 ne vise pas exclusivement la douleur physique mais Ă©galement les souffrances morales qui dĂ©coulent de la crĂ©ation d’un Ă©tat d’angoisse et de stress par des moyens autres que des atteintes Ă  l’intĂ©gritĂ© physique (El Masri, prĂ©citĂ©, § 202 et Husayn (Abu Zubaydah), prĂ©citĂ©, § 510).

Il ne fait aucun doute que l’enlĂšvement du requĂ©rant, selon un protocole mis en place par la CIA pour les opĂ©rations de remise extraordinaire (paragraphe 160 ci-dessus, avec les rĂ©fĂ©rences aux documents dĂ©crivant les procĂ©dures utilisĂ©es par la CIA, telles qu’exposĂ©es dans les affaires Al Nashiri and Husayn (Abu Zubaydah)), impliquait l’usage combinĂ© de techniques qui n’ont pas manquĂ© de susciter chez l’intĂ©ressĂ© un sentiment de dĂ©tresse Ă©motionnelle et psychologique. Selon ces documents, l’enlĂšvement, en lui-mĂȘme, avait pour but d’« affecter la condition physique et psychologique d’un dĂ©tenu prĂ©alablement Ă  son premier interrogatoire Â» (Husayn (Abu Zubaydah), prĂ©citĂ©, § 61).

286.  La dĂ©tention qui s’en est ensuivie, y compris le transfert Ă  bord d’un avion vers une destination inconnue, effectuĂ©e toujours selon un protocole utilisĂ© par la CIA dans ce type d’opĂ©rations (paragraphes 11-12 et 172-173 ci-dessus, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 64), a certainement placĂ© le requĂ©rant en situation de totale vulnĂ©rabilitĂ©. Il a sans aucun doute vĂ©cu dans un Ă©tat d’angoisse permanent du fait de l’incertitude quant Ă  son sort futur.

287.  Dans ses dĂ©clarations adressĂ©es au parquet de Milan, le requĂ©rant a dĂ©crit prĂ©cisĂ©ment les conditions de son enlĂšvement et de sa dĂ©tention en Égypte ainsi que les traitements subis, en particulier les sĂ©ances d’interrogatoire violent (paragraphes 10-19 ci-dessus). Dans son jugement, le tribunal de Milan a pris acte de ces faits (paragraphes 112-113 ci-dessus). Il ressort par ailleurs d’un certificat mĂ©dical, soumis par le requĂ©rant et datĂ© du 9 juin 2007, que l’intĂ©ressĂ© souffrait de troubles post-traumatiques et prĂ©sentait encore Ă  ce moment des marques de lĂ©sions visibles (paragraphes 26-27 ci-dessus).

La Cour a dĂ©jĂ  jugĂ© que le traitement similaire rĂ©servĂ© Ă  un dĂ©tenu de haute importance, au sens du programme de « remise extraordinaire Â» de la CIA, devait ĂȘtre qualifiĂ© de torture au sens de l’article 3 de la Convention (El Masri, prĂ©citĂ©, § 211 ; Al Nashiri, prĂ©citĂ©, §§ 511-516 ; et Husayn (Abu Zubaydah, prĂ©citĂ©, §§ 504-511).

NĂ©anmoins, la Cour n’estime pas nĂ©cessaire d’examiner chaque aspect du traitement rĂ©servĂ© au requĂ©rant lors de son enlĂšvement, durant son transfert hors du territoire italien et pendant la dĂ©tention qui s’en est ensuivie, ni des conditions physiques dans lesquelles l’intĂ©ressĂ© a Ă©tĂ© dĂ©tenu. Prenant en compte les effets cumulatifs du traitement auquel il a Ă©tĂ© soumis – tel que dĂ©crit en dĂ©tail dans ses dĂ©clarations Ă©crites, confirmĂ©es par un certificat mĂ©dical et tenues pour crĂ©dibles par les juridictions italiennes –, la Cour les juge suffisants pour considĂ©rer que ce traitement a atteint le degrĂ© de gravitĂ© requis par l’article 3 (paragraphes 281-282 ci-dessus).

288.  La Cour estime qu’il n’est pas davantage nĂ©cessaire de dĂ©terminer si, Ă  l’époque, les autoritĂ©s italiennes savaient ou auraient dĂ» savoir que l’enlĂšvement du requĂ©rant Ă  Milan par la CIA et son transfert hors d’Italie avait spĂ©cifiquement pour but de le remettre aux autoritĂ©s Ă©gyptiennes, avec la probabilitĂ© inhĂ©rente qu’il subisse de rudes interrogatoires impliquant des actes de torture et qu’il soit dĂ©tenu au secret. Ainsi qu’il a Ă©tĂ© Ă©tabli par les juridictions italiennes, « l’existence d’une autorisation d’enlever Abou Omar, donnĂ©e par de trĂšs hauts responsables de la CIA Ă  Milan (...), laissait prĂ©sumer que les autoritĂ©s italiennes avaient connaissance de l’opĂ©ration, voire en Ă©taient complices Â» (paragraphe 113 ci-dessus). Il Ă©tait Ă  tout le moins prĂ©visible pour les autoritĂ©s italiennes, qui collaboraient avec les agents de la CIA, que l’enlĂšvement du requĂ©rant par la CIA soit le prĂ©lude Ă  de graves mauvais traitements prohibĂ©s par l’article 3, mĂȘme si la forme exacte des mauvais traitements infligĂ©s au requĂ©rant lors de l’étape ultime pouvait au dĂ©part ne pas ĂȘtre connue de ces autoritĂ©s.

À cet Ă©gard, la Cour note aussi au passage que le SISMi avait Ă©tĂ© informĂ©, au plus tard le 15 mai 2003, du fait que le requĂ©rant « se trouvait dĂ©tenu en Égypte et qu’il [avait Ă©tĂ©] soumis Ă  des interrogatoires par les services de renseignement Ă©gyptiens Â» peu aprĂšs son transfert d’Italie (paragraphe 63 ci-dessus).

Partant, Ă©tant donnĂ© que l’opĂ©ration de « remise extraordinaire Â» dans le cadre du programme pour dĂ©tenus de haute importance de la CIA Ă©tait connue des autoritĂ©s italiennes et que ces derniĂšres ont activement coopĂ©rĂ© avec la CIA lors de la phase initiale de l’opĂ©ration, Ă  savoir l’enlĂšvement du requĂ©rant et son transfert hors d’Italie, la Cour estime que les autoritĂ©s italiennes savaient, ou auraient dĂ» savoir, que cette opĂ©ration exposait le requĂ©rant Ă  un risque avĂ©rĂ© de traitement prohibĂ© par l’article 3.

Dans ces circonstances, l’éventualitĂ© d’une violation de l’article 3 Ă©tait particuliĂšrement Ă©levĂ©e et aurait dĂ» ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme intrinsĂšque au transfert (paragraphe 243 ci-dessus). En consĂ©quence, en laissant la CIA opĂ©rer le transfert du requĂ©rant hors de leur territoire, les autoritĂ©s italiennes l’ont exposĂ© Ă  un risque sĂ©rieux et prĂ©visible de mauvais traitements et de conditions de dĂ©tention contraires Ă  l’article 3 de la Convention. (paragraphe 242 ci-dessus et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 518).

289.  Aux termes des articles 1 et 3 de la Convention, les autoritĂ©s italiennes Ă©taient dĂšs lors tenues de prendre les mesures appropriĂ©es afin que le requĂ©rant, qui relevait de leur juridiction, ne soit pas soumis Ă  des actes de torture ou Ă  des traitements ou peines inhumains et dĂ©gradants. Or, tel ne fut pas le cas, et l’État dĂ©fendeur doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme directement responsable de la violation des droits du requĂ©rant de ce chef, ses agents s’étant abstenus de prendre les mesures qui auraient Ă©tĂ© nĂ©cessaires dans les circonstances de la cause pour empĂȘcher le traitement litigieux (El Masri, prĂ©citĂ©, § 211 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 517).

Il en Ă©tait d’autant plus ainsi que, comme le requĂ©rant l’a relevĂ©, il bĂ©nĂ©ficiait du statut de rĂ©fugiĂ© en Italie (paragraphes 8 et 277 ci-dessus).

Par ailleurs, le gouvernement italien n’a pas demandĂ© d’assurances propres Ă  Ă©viter que le requĂ©rant ne subisse de mauvais traitements et n’a ainsi pas dissipĂ© les doutes Ă  ce sujet (El Masri, prĂ©citĂ©, § 219). Les Ă©lĂ©ments apparus aprĂšs le transfert du requĂ©rant sont venus confirmer l’existence de ce risque (paragraphe 63 ci-dessus).

290.  Dans ces conditions, la Cour estime qu’en permettant aux autoritĂ©s amĂ©ricaines d’enlever le requĂ©rant sur le territoire italien dans le cadre du programme de « remises extraordinaires Â», les autoritĂ©s italiennes ont sciemment exposĂ© l’intĂ©ressĂ© Ă  un risque rĂ©el de traitements contraires Ă  l’article 3 de la Convention.

291.  DĂšs lors, il y a eu violation du volet matĂ©riel de l’article 3 de la Convention.

V.  SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR LE REQUÉRANT

292.  Le requĂ©rant se plaint d’avoir Ă©tĂ© privĂ© de sa libertĂ© et dĂ©tenu en dehors de tout cadre lĂ©gal, en violation de l’article 5 de la Convention.

Cette disposition se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit Ă  la libertĂ© et Ă  la sĂ»retĂ©. Nul ne peut ĂȘtre privĂ© de sa libertĂ©, sauf dans les cas suivants et selon les voies lĂ©gales :

a)  s’il est dĂ©tenu rĂ©guliĂšrement aprĂšs condamnation par un tribunal compĂ©tent ;

b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une dĂ©tention rĂ©guliĂšres pour insoumission Ă  une ordonnance rendue, conformĂ©ment Ă  la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exĂ©cution d’une obligation prescrite par la loi ;

c)  s’il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et dĂ©tenu en vue d’ĂȘtre conduit devant l’autoritĂ© judiciaire compĂ©tente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire Ă  la nĂ©cessitĂ© de l’empĂȘcher de commettre une infraction ou de s’enfuir aprĂšs l’accomplissement de celle-ci ;

d)  s’il s’agit de la dĂ©tention rĂ©guliĂšre d’un mineur, dĂ©cidĂ©e pour son Ă©ducation surveillĂ©e ou de sa dĂ©tention rĂ©guliĂšre, afin de le traduire devant l’autoritĂ© compĂ©tente ;

e)  s’il s’agit de la dĂ©tention rĂ©guliĂšre d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliĂ©nĂ©, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la dĂ©tention rĂ©guliĂšres d’une personne pour l’empĂȘcher de pĂ©nĂ©trer irrĂ©guliĂšrement dans le territoire, ou contre laquelle une procĂ©dure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2.  Toute personne arrĂȘtĂ©e doit ĂȘtre informĂ©e, dans le plus court dĂ©lai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portĂ©e contre elle.

3.  Toute personne arrĂȘtĂ©e ou dĂ©tenue, dans les conditions prĂ©vues au paragraphe 1 c) du prĂ©sent article, doit ĂȘtre aussitĂŽt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilitĂ© par la loi Ă  exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’ĂȘtre jugĂ©e dans un dĂ©lai raisonnable, ou libĂ©rĂ©e pendant la procĂ©dure. La mise en libertĂ© peut ĂȘtre subordonnĂ©e Ă  une garantie assurant la comparution de l’intĂ©ressĂ© Ă  l’audience.

4.  Toute personne privĂ©e de sa libertĂ© par arrestation ou dĂ©tention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue Ă  bref dĂ©lai sur la lĂ©galitĂ© de sa dĂ©tention et ordonne sa libĂ©ration si la dĂ©tention est illĂ©gale.

5.  Toute personne victime d’une arrestation ou d’une dĂ©tention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit Ă  rĂ©paration. Â»

A.  Observations des parties

1.  Le requĂ©rant

293.  Le requĂ©rant observe qu’il a Ă©tĂ© enlevĂ© et privĂ© de libertĂ© en Italie, puis transportĂ© en avion en Allemagne et en Égypte, en dehors de tout cadre lĂ©gal et de supervision judiciaire. Il considĂšre que sa disparition prolongĂ©e pendant sa dĂ©tention ultĂ©rieure en Égypte a Ă©galement emportĂ© violation de l’article 5 de la Convention. En outre, il soutient qu’il n’y a pas eu d’enquĂȘte effective relative Ă  ses allĂ©gations portant sur sa dĂ©tention en consĂ©quence d’une opĂ©ration menĂ©e conjointement par des agents italiens et des agents amĂ©ricains, compte tenu du non-lieu prononcĂ© Ă  l’égard des agents du SISMi (et, ultĂ©rieurement, l’annulation de leur condamnation) et du fait que le ministre de la Justice n’a jamais demandĂ© l’extradition des ressortissants amĂ©ricains condamnĂ©s.

2.  Le Gouvernement

294.  Le Gouvernement conteste ces thĂšses. Reprenant pour l’essentiel les arguments dĂ©veloppĂ©s sous l’angle de l’article 3, il observe qu’aucune responsabilitĂ© ne saurait ĂȘtre attribuĂ©e aux autoritĂ©s italiennes, compte tenu de ce que la procĂ©dure diligentĂ©e au niveau national a conclu Ă  la responsabilitĂ© exclusive des agents amĂ©ricains, et que le carabinier Pironi, condamnĂ© dans une autre procĂ©dure, a agi Ă  titre individuel.

B.  ApprĂ©ciation de la Cour

1.  RecevabilitĂ©

295.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour le dĂ©clare recevable.

2.  Fond

a)  Principes gĂ©nĂ©raux

296.  La Cour note d’emblĂ©e l’importance fondamentale des garanties figurant Ă  l’article 5 pour assurer aux individus dans une dĂ©mocratie le droit Ă  ne pas ĂȘtre soumis Ă  des dĂ©tentions arbitraires par les autoritĂ©s. C’est pour cette raison qu’elle ne cesse de souligner dans sa jurisprudence que toute privation de libertĂ© doit observer les normes de fond comme de procĂ©dure de la lĂ©gislation nationale mais Ă©galement se conformer au but mĂȘme de l’article 5 : protĂ©ger l’individu contre l’arbitraire (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 118, Recueil 1996‑V). Atteste de l’importance de la protection accordĂ©e Ă  l’individu contre l’arbitraire le fait que l’article 5 § 1 dresse la liste exhaustive des circonstances dans lesquelles un individu peut ĂȘtre lĂ©galement privĂ© de sa libertĂ©, Ă©tant bien entendu que ces circonstances appellent une interprĂ©tation Ă©troite puisqu’il s’agit d’exceptions Ă  une garantie fondamentale de la libertĂ© individuelle (El Masri, prĂ©citĂ©e, § 230 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©e, § 527).

297.  Il faut souligner aussi que les auteurs de la Convention ont renforcĂ© la protection de l’individu contre les privations arbitraires de sa libertĂ© en consacrant un ensemble de droits matĂ©riels conçus pour rĂ©duire au minimum le risque d’arbitraire, en prĂ©voyant que les actes de privation de libertĂ© doivent pouvoir ĂȘtre soumis Ă  un contrĂŽle juridictionnel indĂ©pendant et que la responsabilitĂ© des autoritĂ©s doit pouvoir ĂȘtre recherchĂ©e. Les exigences des paragraphes 3 et 4 de l’article 5, qui mettent l’accent sur l’aspect cĂ©lĂ©ritĂ© et sur le contrĂŽle juridictionnel, revĂȘtent une importance particuliĂšre Ă  cet Ă©gard. Une prompte intervention judiciaire peut conduire Ă  la dĂ©tection et Ă  la prĂ©vention de mesures propres Ă  mettre en pĂ©ril la vie de la personne concernĂ©e ou de sĂ©vices graves enfreignant les garanties fondamentales Ă©noncĂ©es aux articles 2 et 3 de la Convention (Aksoy, prĂ©citĂ©, § 76). Sont en jeu ici la protection de la libertĂ© physique des individus et la sĂ»retĂ© des personnes dans un contexte qui, en l’absence de garanties, pourrait saper la prĂ©Ă©minence du droit et rendre inaccessibles aux dĂ©tenus les formes les plus rudimentaires de protection juridique (El Masri, prĂ©citĂ©, § 231 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 528).

298.  Les enquĂȘtes concernant les infractions Ă  caractĂšre terroriste confrontent indubitablement les autoritĂ©s Ă  des problĂšmes particuliers. Cela ne signifie pas pour autant que les autoritĂ©s aient carte blanche, au regard de l’article 5, pour arrĂȘter et placer en garde Ă  vue des suspects, Ă  l’abri de tout contrĂŽle effectif par les tribunaux internes et, en derniĂšre instance, par les organes de contrĂŽle de la Convention, chaque fois qu’elles estiment qu’il y a infraction terroriste (El Masri, prĂ©citĂ©, § 232 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 529).

La Cour souligne Ă  ce propos que la dĂ©tention non reconnue d’un individu constitue une nĂ©gation totale de ces garanties et une violation extrĂȘmement grave de l’article 5. Lorsque les autoritĂ©s s’emparent d’un individu, elles doivent toujours ĂȘtre Ă  mĂȘme d’indiquer oĂč il se trouve. C’est pourquoi il faut considĂ©rer que l’article 5 leur fait obligation de prendre des mesures effectives pour pallier le risque d’une disparition et mener une enquĂȘte rapide et efficace lorsqu’elles sont saisies d’une plainte plausible selon laquelle une personne a Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ©e et n’a pas Ă©tĂ© revue depuis (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 123-124, Recueil 1998-III, El Masri, prĂ©citĂ©, § 233, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 529).

b)  Application de ces principes

299.  En l’espĂšce, il est avĂ©rĂ© que le 17 fĂ©vrier 2003, le requĂ©rant a Ă©tĂ© enlevĂ© sur le territoire italien par une Ă©quipe d’agents Ă©trangers, qu’il a Ă©tĂ© transportĂ© Ă  l’aĂ©roport d’Aviano le mĂȘme jour et que, aux mains d’une Ă©quipe de la CIA, il a Ă©tĂ© transportĂ© en Égypte, via la base de Ramstein. L’intĂ©ressĂ© a ainsi disparu et personne n’a eu de ses nouvelles avant fin avril 2004, une fois libĂ©rĂ© aprĂšs sa pĂ©riode de dĂ©tention au secret. Puis, entre mai 2004 et fĂ©vrier 2007, il a Ă©tĂ© dĂ©tenu par la police Ă©gyptienne, sans incrimination.

300.  Le caractĂšre illĂ©gal de la privation de libertĂ© du requĂ©rant a Ă©tĂ© constatĂ© par les juridictions nationales, lesquelles ont Ă©tabli que le requĂ©rant, dĂšs le premier instant, avait fait l’objet d’une dĂ©tention non reconnue, au mĂ©pris total des garanties consacrĂ©es par l’article 5 de la Convention, ce qui constitue une violation particuliĂšrement grave de son droit Ă  la libertĂ© et Ă  la sĂ»retĂ© garanti par cette disposition (paragraphes 10-21, 90, 113, 139 et 142 ci-dessus, et El Masri, prĂ©citĂ©, § 237).

301.  Par ailleurs, la dĂ©tention de personnes soupçonnĂ©es de terrorisme dans le cadre du programme de « remises extraordinaires Â» mis en place par les autoritĂ©s amĂ©ricaines a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© jugĂ©e arbitraire dans des affaires similaires (El Masri, prĂ©citĂ©, §§ 103,106, 113, 119, 123 et 239 ; Al Nashiri, prĂ©citĂ©, §§ 530-532 ; et Husayn (Abu Zubaydah), prĂ©citĂ©, §§ 524-526).

302.  Dans le cadre de l’examen du grief du requĂ©rant sous l’aspect matĂ©riel de l’article 3, la Cour a dĂ©jĂ  jugĂ© que l’Italie savait que le requĂ©rant avait Ă©tĂ© transfĂ©rĂ© hors de son territoire dans le cadre d’une « remise extraordinaire Â» et que les autoritĂ©s italiennes, en permettant Ă  la CIA d’enlever le requĂ©rant sur le territoire italien, l’ont sciemment exposĂ© Ă  un risque rĂ©el de traitements contraires Ă  l’article 3 (paragraphe 290 ci-dessus). Elle estime que ces conclusions sont Ă©galement valables dans le contexte du grief tirĂ© par le requĂ©rant de l’article 5 de la Convention et que la responsabilitĂ© de l’Italie est engagĂ©e eu Ă©gard tant Ă  son enlĂšvement qu’à l’ensemble de la dĂ©tention consĂ©cutive Ă  sa remise aux autoritĂ©s amĂ©ricaines (El‑Masri, prĂ©citĂ©, § 239 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 531).

303.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 de la Convention.

VI.  SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR LE REQUÉRANT

304.  Le requĂ©rant allĂšgue Ă©galement la violation de l’article 8 de la Convention, ainsi libellĂ© :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privĂ©e et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingĂ©rence d’une autoritĂ© publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, est nĂ©cessaire Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  la sĂ»retĂ© publique, au bien‑ĂȘtre Ă©conomique du pays, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention des infractions pĂ©nales, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, ou Ă  la protection des droits et libertĂ©s d’autrui. Â»

A.  Observations des parties

305.  Pour le requĂ©rant, l’épreuve qu’il a subie prĂ©sente un caractĂšre totalement arbitraire et constitue une violation grave de son droit au respect de sa vie privĂ©e et familiale garanti par l’article 8. Il affirme que, pendant plus d’un an, il a Ă©tĂ© dĂ©tenu Ă  l’isolement, en contact uniquement avec ceux qui le surveillaient et l’interrogeaient, et sĂ©parĂ© de sa famille, laquelle n’aurait eu aucune information sur son sort. Selon l’intĂ©ressĂ©, cette situation a eu un effet dĂ©vastateur sur son intĂ©gritĂ© physique et psychologique. En outre, il a Ă©tĂ© ensuite rĂ©incarcĂ©rĂ© sans incrimination dans le cadre de la loi anti-terroriste Ă©gyptienne (paragraphes 23-25 ci-dessus).

306.  Le Gouvernement conteste cette thĂšse, et rĂ©itĂšre qu’aucune responsabilitĂ© ne saurait ĂȘtre imputĂ©e aux autoritĂ©s italiennes.

B.  ApprĂ©ciation de la Cour

1.  RecevabilitĂ©

307.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour le dĂ©clare recevable.

2.  Fond

308.  La notion de « vie privĂ©e Â» est large et ne se prĂȘte pas Ă  une dĂ©finition exhaustive ; elle peut, selon les circonstances, englober l’intĂ©gritĂ© morale et physique de la personne. La Cour reconnaĂźt de plus que ces aspects de la notion s’étendent Ă  des situations de privation de libertĂ©. L’article 8 protĂšge Ă©galement le droit au dĂ©veloppement personnel et le droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres ĂȘtres humains et le monde extĂ©rieur. Nul ne doit ĂȘtre traitĂ© d’une maniĂšre impliquant une perte de dignitĂ©, la dignitĂ© et la libertĂ© de l’homme Ă©tant l’essence mĂȘme de la Convention Â». En outre, pour les membres d’une mĂȘme famille, ĂȘtre ensemble reprĂ©sente un Ă©lĂ©ment fondamental de la vie familiale. La Cour rappelle que l’article 8 tend pour l’essentiel Ă  prĂ©munir l’individu contre des ingĂ©rences arbitraires des pouvoirs publics (El Masri, prĂ©citĂ©, § 230 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, §§ 527-532, et les rĂ©fĂ©rences mentionnĂ©es dans ces deux arrĂȘts).

309.  Eu Ă©gard Ă  ses conclusions concernant la responsabilitĂ© de l’État dĂ©fendeur au regard des articles 3 et 5 de la Convention (paragraphes 290 et 302 ci-dessus), la Cour estime que les actions et omissions de celui-ci ont aussi engagĂ© sa responsabilitĂ© au titre de l’article 8 de la Convention. Au vu des faits Ă©tablis, elle considĂšre que l’ingĂ©rence dans l’exercice par le requĂ©rant de son droit au respect de sa vie privĂ©e et familiale n’était pas « prĂ©vue par la loi Â».

310.  DĂšs lors, elle conclut qu’il y a eu en l’espĂšce violation de l’article 8 de la Convention.

VII.  SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR LA REQUERANTE

A.  Observations des parties

311.  La requĂ©rante se prĂ©tend elle-mĂȘme victime d’un traitement inhumain et dĂ©gradant en raison de la disparition de son Ă©poux pendant la pĂ©riode oĂč il s’est trouvĂ© entre les mains des agents Ă©trangers impliquĂ©s dans l’opĂ©ration de remise extraordinaire. À cet Ă©gard, elle se fonde sur les considĂ©rations de la cour d’appel de Milan dans son arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010 (paragraphe 139 ci-dessus). Elle invite la Cour Ă  dire que la souffrance Ă©prouvĂ©e par elle engage la responsabilitĂ© de l’État dĂ©fendeur sur le terrain de l’article 3 de la Convention.

En outre, elle estime que l’enquĂȘte diligentĂ©e par les autoritĂ©s nationales n’était pas effective (voir aussi les paragraphes 253-256 ci-dessus).

312.  Le Gouvernement s’oppose Ă  cette thĂšse (voir aussi les paragraphes 257-260 ci-dessus).

B.  ApprĂ©ciation de la Cour

1.  RecevabilitĂ©

313.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour le dĂ©clare recevable.

2.  Fond

a)  Volet matĂ©riel

314.  Selon la jurisprudence de la Cour, la souffrance endurĂ©e par un individu Ă  la suite de la disparition ou perte d’un proche en raison d’une action des autoritĂ©s Ă©tatiques peut soulever un problĂšme sous l’angle de l’article 3. Par exemple, dans l’affaire Kurt c. Turquie la Cour a jugĂ© que la souffrance d’une mĂšre suite Ă  la disparition d’un fils avait atteint le seuil de gravitĂ© pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention (voir Kurt, prĂ©citĂ©, §§ 130-134).

L’affaire Kurt n’a cependant pas Ă©tabli un principe gĂ©nĂ©ral selon lequel tout membre de la famille d’un « disparu » serait par lĂ  mĂȘme victime d’un traitement contraire Ă  l’article 3. Le point de savoir si un membre de la famille est ainsi victime dĂ©pend de l’existence de facteurs particuliers confĂ©rant Ă  la souffrance du requĂ©rant une dimension et un caractĂšre distincts du dĂ©sarroi affectif que l’on peut considĂ©rer comme inĂ©vitable pour les proches d’une victime de violations graves des droits de l’homme. Parmi ces facteurs figureront la proximitĂ© du lien familial – dans ce contexte, un certain poids doit ĂȘtre attachĂ© au lien parent-enfant –, les circonstances particuliĂšres de la relation, la mesure dans laquelle un membre de la famille a Ă©tĂ© tĂ©moin des Ă©vĂ©nements en question, sa participation aux tentatives d’obtention de renseignements sur le disparu, et la maniĂšre dont les autoritĂ©s ont rĂ©agi Ă  ces demandes.

En outre, l’essence d’une telle violation ne rĂ©side pas tant dans le fait de la « disparition Â» du membre de la famille que dans les rĂ©actions et le comportement des autoritĂ©s face Ă  la situation qui leur a Ă©tĂ© signalĂ©e. C’est notamment au regard de ce dernier Ă©lĂ©ment qu’un proche peut se prĂ©tendre directement victime du comportement des autoritĂ©s (Çakıcı, prĂ©citĂ©, § 98 et ImakaĂŻeva c. Russie, no 7615/02, § 164, CEDH 2006 XIII (extraits)).

315.  En l’espĂšce, la requĂ©rante est l’épouse de la personne disparue. Au moment de l’enlĂšvement, le 17 fĂ©vrier 2003, elle vivait avec le requĂ©rant Ă  Milan. C’est elle qui a alertĂ© les autoritĂ©s de police Ă  propos de la disparition de son Ă©poux. La requĂ©rante n’a pu avoir des nouvelles de son Ă©poux que le 20 avril 2004, soit plus de quatorze mois aprĂšs l’enlĂšvement (paragraphes 10, 28 et 33 ci-dessus). L’intĂ©ressĂ©e est donc demeurĂ©e dans l’angoisse, car elle savait que son Ă©poux avait Ă©tĂ© privĂ© de libertĂ© et aucune information officielle sur le sort de celui-ci ne lui a Ă©tĂ© donnĂ©e.

316.  Certes, la police – la « Digos Â» - et le parquet de Milan ont rĂ©agi avec promptitude, notamment en ouvrant une enquĂȘte et en entendant des tĂ©moins (paragraphes 28-30 ci-dessus). NĂ©anmoins, ils ont Ă©tĂ© dans un premier temps trompĂ©s sur le lieu oĂč se trouvait le requĂ©rant et sur son sort par les agents de la CIA. Ces derniers ont dĂ©clarĂ© aux agents de la Digos que le requĂ©rant se trouverait dans le Balkans (paragraphes 31 et 114 ci-dessus). Comme la Cour l’a dĂ©jĂ  notĂ© ci-dessus, il est Ă©vident que les services italiens de sĂ©curitĂ© – SISMi – ont Ă©tĂ© dĂšs le dĂ©but informĂ©s du fait que le requĂ©rant se trouvait dĂ©tenu en Égypte et qu’il Ă©tait soumis Ă  des interrogatoires par les services de renseignement Ă©gyptiens. En dĂ©pit de cela, ils ont dissimulĂ© cette information Ă  la police et au ministĂšre public. Le document pertinent a Ă©tĂ© mis au jour, au plus tard en juillet 2005, Ă  la suite de la perquisition du siĂšge du SISMi Ă  Rome ordonnĂ©e par le parquet (paragraphes 63, 114 et 288 ci-dessus). En raison de cette manipulation intentionnelle d’une information cruciale portant sur l’enlĂšvement du requĂ©rant et des tactiques d’obstruction du SISMi, qui agissait en coopĂ©ration avec ses homologues de la CIA, la requĂ©rante n’a pu obtenir pendant une longue pĂ©riode aucune explication sur qu’il Ă©tait advenu de son mari.

317.  Comme les juridictions italiennes l’ont reconnu, la requĂ©rante, en raison de la disparition de son mari, a subi un dommage moral important du fait notamment de la rupture soudaine de sa relation conjugale et de l’atteinte Ă  son intĂ©gritĂ© psychologique et Ă  celle de son mari. La conduite injustifiĂ©e des autoritĂ©s italiennes et la souffrance qui en a dĂ©coulĂ© dans le chef de la requĂ©rante ont Ă©tĂ© considĂ©rĂ©es suffisamment sĂ©rieuses par les juridictions italiennes pour qu’elles octroient Ă  l’intĂ©ressĂ©e une provision Ă  hauteur de 500 000 EUR (paragraphe 139 ci-dessous). En dĂ©pit du fait que, pour les raisons expliquĂ©es ci-dessus (paragraphes 206-208 et 269-273 ci-dessus), les jugements n’ont pas Ă©tĂ© suivis d’effet et que les dommages-intĂ©rĂȘts n’ont pas Ă©tĂ© versĂ©s, l’apprĂ©ciation par les juridictions italiennes reste valide dans le contexte du grief examinĂ©. En effet, la Cour partage leur apprĂ©ciation.

Pour la Cour, l’incertitude, les doutes et l’apprĂ©hension Ă©prouvĂ©s par la requĂ©rante pendant une pĂ©riode prolongĂ©e et continue lui ont causĂ© une souffrance mentale grave et de l’angoisse. Eu Ă©gard Ă  sa conclusion d’aprĂšs laquelle non seulement la disparition du requĂ©rant mais aussi le fait que la requĂ©rante a Ă©tĂ© privĂ©e de nouvelles concernant le sort de son Ă©poux pendant une pĂ©riode prolongĂ©e sont imputables aux autoritĂ©s nationales, la Cour estime que la requĂ©rante a subi un traitement prohibĂ© par l’article 3.

b)  Volet procĂ©dural

318.  Quant au volet procĂ©dural de l’article 3, en examinant les griefs soulevĂ©s par le requĂ©rant Ă  ce titre, la Cour a dĂ©jĂ  conclu que l’enquĂȘte qui a Ă©tĂ© menĂ©e dans cette affaire, pourtant effective et profonde, et le procĂšs, qui a conduit Ă  l’identification des coupables et Ă  la condamnation de certains d’entre eux, n’ont pas abouti Ă  leur issue naturelle qui, en l’espĂšce, Ă©tait « la punition des responsables Â» (paragraphe 272 ci-dessus).

319.  La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion pour ce qui est du grief soulevĂ© par la requĂ©rante.

320.  Partant, il y a eu violation du volet matĂ©riel et du volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention dans le chef de la requĂ©rante.

VIII.  SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR LA REQUERANTE

A.  Observations des parties

321.  La requĂ©rante allĂšgue que l’épreuve qu’elle a subie constitue une violation de sa vie privĂ©e et familiale, au sens de l’article 8 de la Convention. Elle souligne que pendant plus d’un an, elle est demeurĂ©e sans nouvelles de son Ă©poux et dans l’angoisse. Elle ajoute que les vicissitudes, objet de la requĂȘte, ont gravement nui Ă  la vie familiale.

322.  Le Gouvernement s’oppose Ă  cette thĂšse et rĂ©itĂšre que les Ă©vĂšnements litigieux ne sont pas imputables aux autoritĂ©s italiennes et que rien ne peut ĂȘtre reprochĂ© Ă  celles-ci.

B.  ApprĂ©ciation de la Cour

1.  RecevabilitĂ©

323.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour le dĂ©clare recevable.

2.  Fond

324.  La Cour rappelle avoir conclu que la responsabilitĂ© de l’État dĂ©fendeur est engagĂ©e au titre de l’article 8 en ce qui concerne la disparition du requĂ©rant et que l’ingĂ©rence dans la vie privĂ©e et familiale de l’intĂ©ressĂ© n’était pas prĂ©vue par la loi (paragraphe 309 ci-dessus).

325.  Elle estime que la disparition du requĂ©rant, imputable aux autoritĂ©s italiennes, s’analyse Ă©galement en une ingĂ©rence dans la vie privĂ©e et familiale de la requĂ©rante. Cette ingĂ©rence n’était pas prĂ©vue par la loi.

326.  DĂšs lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef de la requĂ©rante.

IX.  SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR LES REQUERANTS

327.  Les requĂ©rants se plaignent Ă©galement de n’avoir disposĂ©, pour faire valoir leurs droits rĂ©sultant respectivement des articles 3, 5, 8 et 3, 8 de la Convention, d’aucun recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention, qui se lit ainsi:

« Toute personne dont les droits et libertĂ©s reconnus dans la (...) Convention ont Ă©tĂ© violĂ©s, a droit Ă  l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors mĂȘme que la violation aurait Ă©tĂ© commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. Â»

A.  Observations des parties

1.  Les requĂ©rants

328.  Au-delĂ  de leur grief fondĂ© sur le volet procĂ©dural de l’article 3 ou sur les articles 5 et 8 de la Convention, les requĂ©rants, sous l’angle de l’article 1, font grief aux autoritĂ©s d’ĂȘtre restĂ©es en dĂ©faut de demander l’arrestation et l’extradition des condamnĂ©s. En outre, ils se plaignent que les juridictions pĂ©nales aient dĂ» prononcer un non-lieu Ă  l’encontre des agents du SISMi, Ă  la suite de l’application du secret d’État. Les requĂ©rants allĂšguent qu’ils n’ont disposĂ© d’aucun recours pour contester ces dĂ©cisions, qui ont assurĂ© l’impunitĂ© aux agents italiens du SISMi et aux agents amĂ©ricains et qui, en outre, ont eu pour effet de les priver de toute possibilitĂ© concrĂšte d’obtenir le paiement des dommages-intĂ©rĂȘts qui leur ont Ă©tĂ© octroyĂ©s au niveau national.

2.  Le Gouvernement

329.  Le Gouvernement s’oppose Ă  cette thĂšse. Il rĂ©itĂšre que l’enquĂȘte diligentĂ©e par les juridictions nationales doit passer pour effective au sens de la Convention, que les agents amĂ©ricains ont Ă©tĂ© condamnĂ©s et que le secret d’État a Ă©tĂ© opposĂ© Ă  juste titre concernant les agents italiens. Les juridictions ont accordĂ© aux requĂ©rants des provisions sur les dommages-intĂ©rĂȘts et, mĂȘme de ce point de vue, on ne peut rien reprocher aux autoritĂ©s nationales.

B.  ApprĂ©ciation de la Cour

1.  RecevabilitĂ©

330.  La Cour relĂšve que cette partie de la requĂȘte est liĂ©e Ă  celle examinĂ©e sous l’angle du volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention (paragraphes 252-274 et 318-320 ci-dessus). Elle doit partant ĂȘtre dĂ©clarĂ© recevable.

2.  Fond

a)  Principes gĂ©nĂ©raux

331.  La Cour rappelle que l’article 13 garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prĂ©valoir des droits et libertĂ©s de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrĂ©s. Cette disposition a donc pour consĂ©quence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compĂ©tente Ă  connaĂźtre du contenu du grief fondĂ© sur la Convention et Ă  offrir le redressement appropriĂ©, mĂȘme si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’apprĂ©ciation quant Ă  la maniĂšre de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portĂ©e de l’obligation dĂ©coulant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requĂ©rant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigĂ© par l’article 13 doit ĂȘtre « effectif Â» en pratique comme en droit, en ce sens particuliĂšrement que son exercice ne doit pas ĂȘtre entravĂ© de maniĂšre injustifiĂ©e par des actes ou omissions des autoritĂ©s de l’État dĂ©fendeur. Lorsqu’un individu formule une allĂ©gation dĂ©fendable de mauvais traitements subis aux mains d’agents de l’État, la notion de « recours effectif Â», au sens de l’article 13, implique, outre le versement d’une indemnitĂ© lĂ  oĂč il Ă©chet, des investigations approfondies et effectives propres Ă  conduire Ă  l’identification et Ă  la punition des responsables et comportant un accĂšs effectif du plaignant Ă  la procĂ©dure d’enquĂȘte (Aksoy, prĂ©citĂ©, §§ 95 et 98 ; El Masri, prĂ©citĂ©, § 255, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 546 et les rĂ©fĂ©rences mentionnĂ©es).

332.  La Cour rappelle en outre que les exigences de l’article 13 vont au-delĂ  de l’obligation que les articles 3 et 5 font Ă  un État contractant de mener une enquĂȘte effective sur la disparition d’une personne dont il est dĂ©montrĂ© qu’il la dĂ©tient et du bien-ĂȘtre de laquelle il est en consĂ©quence responsable (Kurt, prĂ©citĂ©, § 140 ; El Masri, prĂ©citĂ©, § 256 ; et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 548).

333.  Pour la Cour, compte tenu de la nature irrĂ©versible du dommage susceptible d’ĂȘtre causĂ© en cas de matĂ©rialisation du risque de mauvais traitements et vu l’importance qu’elle attache Ă  l’article 3, la notion de recours effectif au sens de l’article 13 requiert un examen indĂ©pendant et rigoureux de tout grief selon lequel il existe des motifs sĂ©rieux de croire Ă  l’existence d’un risque rĂ©el de traitements contraires Ă  l’article 3 (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 50, CEDH 2000-VIII). Cet examen ne doit pas tenir compte de ce que l’intĂ©ressĂ© a pu faire pour justifier une expulsion ni de la menace pour la sĂ©curitĂ© nationale Ă©ventuellement perçue par l’État qui expulse (Chahal, prĂ©citĂ©, § 151 ; El Masri, prĂ©citĂ©, § 257 ; et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 549).

b)  Application de ces principes

334.  La Cour a Ă©tabli que l’enquĂȘte menĂ©e par les autoritĂ©s nationales – la police, le parquet et les juridictions – qui portait sur les allĂ©gations, prĂ©sentĂ©es par les requĂ©rants, relatives Ă  des atteintes Ă  leur libertĂ© personnelle, Ă  leur intĂ©gritĂ© physique et psychique et Ă  leur vie privĂ©e et familiale a Ă©tĂ© privĂ©e de toute effectivitĂ© du fait de l’application du secret d’État par l’exĂ©cutif (paragraphes 272-274 ci-dessus). Elle a dĂ©jĂ  conclu que la responsabilitĂ© de l’État dĂ©fendeur Ă©tait engagĂ©e Ă  raison des violations des droits des requĂ©rants rĂ©sultant des articles 3, 5 et 8 de la Convention constatĂ©es par elle (paragraphes 274, 291, 303, 310, 320 et 326 ci-dessus). Les griefs prĂ©sentĂ©s par les intĂ©ressĂ©s sous l’angle de ces dispositions Ă©taient donc « dĂ©fendables Â» aux fins de l’article 13.

En consĂ©quence, les requĂ©rants auraient dĂ» ĂȘtre en mesure, aux fins de l’article 13, d’exercer des recours concrets et effectifs aptes Ă  mener Ă  l’identification et Ă  la punition des responsables, Ă  l’établissement de la vĂ©ritĂ© et Ă  l’octroi d’une rĂ©paration.

335.  Pour les raisons exposĂ©es aux paragraphes 264-274 ci-dessus, on ne saurait considĂ©rer que la procĂ©dure pĂ©nale a eu, en fin de compte, un caractĂšre effectif au sens de l’article 13, quant aux griefs prĂ©sentĂ©s par le requĂ©rant sous l’angle des articles 3, 5 et 8 de la Convention (voir El Masri, prĂ©citĂ©, § 259 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 550).

336.  Ainsi que le Gouvernement le reconnaĂźt lui-mĂȘme, il n’était pas possible d’utiliser les preuves couvertes par le secret d’État et il n’était pas utile de demander l’extradition des agents amĂ©ricains condamnĂ©s (paragraphes 258-259 ci-dessus).

Quant aux consĂ©quences sur le plan civil, comme elle l’a indiquĂ© aux paragraphes 206-208 ci-dessus, la Cour a conclu qu’il Ă©tait en pratique exclu, dans les circonstances de l’espĂšce, que les requĂ©rants aient la possibilitĂ© d’obtenir des dommages-intĂ©rĂȘts.

337.  En somme, la Cour est amenĂ©e Ă  conclure qu’il y a eu violation de l’article 13 combinĂ© avec les articles 3, 5 et 8 de la Convention dans le chef du requĂ©rant, et violation de l’article 13 combinĂ© avec les articles 3 et 8 de la Convention dans le chef de la requĂ©rante.

X.  SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION ALLÉGUÉE PAR LES REQUÉRANTS

338.  Les requĂ©rants se plaignent que la procĂ©dure diligentĂ©e par les autoritĂ©s italiennes n’a pas Ă©tĂ© Ă©quitable en raison de l’application du secret d’État et du non-lieu prononcĂ© Ă  l’égard des agents du SISMi. Ils soulignent que la possibilitĂ© d’obtenir des dommages-intĂ©rĂȘts a Ă©tĂ© ainsi rĂ©duite Ă  nĂ©ant.

339.  Le Gouvernement s’oppose Ă  cette thĂšse.

340.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour le dĂ©clare recevable.

341.  La Cour estime cependant que ce grief se confond avec celui que les requĂ©rants tirent du volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention, dans la mesure oĂč il ne concerne qu’un aspect spĂ©cifique du dĂ©roulement d’une procĂ©dure qui, pour elle, ne rĂ©pond pas au critĂšre d’effectivitĂ© au sens de la Convention (paragraphes 264-274 ci-dessus).

342.  En conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner ce grief sĂ©parĂ©ment sous l’angle de l’article 6.

XI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

343.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. Â»

344.  Les requĂ©rants, qui disposaient d’un dĂ©lai Ă©chĂ©ant le 13 juin 2012 pour prĂ©senter leurs demandes de satisfaction Ă©quitable, ont soumis celles-ci le 13 juin 2012.

A.  Dommage

345.  Les requĂ©rants soutiennent qu’à la suite de la dĂ©cision de l’exĂ©cutif d’opposer le secret d’État Ă  l’égard des agents italiens du SISMi et de la position de la Cour constitutionnelle Ă  ce sujet, ils ont Ă©tĂ© privĂ©s de la possibilitĂ© d’intenter une action en dommages-intĂ©rĂȘts. Ils prĂ©cisent Ă  cet Ă©gard que les agents amĂ©ricains bĂ©nĂ©ficient aux États-Unis d’une immunitĂ©. Quant aux agents italiens, le secret d’État opposĂ© par l’exĂ©cutif empĂȘcherait toute action civile ou pĂ©nale.

346.  Soulignant l’énorme souffrance qu’ils ont endurĂ©e et les rĂ©percussions que celle-ci a eues sur le plan physique et psychique, les requĂ©rants estiment avoir subi un prĂ©judice trĂšs grave, ce qui serait d’ailleurs confirmĂ© par les montants des provisions que les juridictions nationales leur ont accordĂ©s (paragraphes 117 et 139 ci-dessus), soit 1 000 000 euros (EUR) pour le requĂ©rant et 500 000 EUR pour la requĂ©rante. Devant la Cour, le requĂ©rant rĂ©clame 10 000 000 EUR et la requĂ©rante 5 000 000 EUR.

347.  Le Gouvernement s’oppose aux demandes des requĂ©rants. Il soutient que les demandes de satisfaction Ă©quitable n’ont pas Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es dans les dĂ©lais et ne peuvent dĂšs lors pas ĂȘtre prises en compte par la Cour. Il ajoute que les requĂ©rants n’ont pas prĂ©cisĂ© si les sommes en questions sont rĂ©clamĂ©es au titre du dommage matĂ©riel ou moral. Pour lui, les demandes des intĂ©ressĂ©s ne sont pas Ă©tayĂ©es et, en tout cas, leurs prĂ©tentions sont exorbitantes.

348.  La Cour relĂšve que les requĂ©rants n’ont pas prĂ©cisĂ© leurs prĂ©tentions ; ils se sont juste rĂ©fĂ©rĂ©s Ă  l’énorme souffrance Ă  laquelle ils ont Ă©tĂ© confrontĂ©s et aux sĂ©quelles physiques et psychiques qu’ils ont subies. Selon la Cour, en l’espĂšce il n’y a donc que le prĂ©judice moral qui entre en ligne de compte.

À cet Ă©gard, elle considĂšre que les requĂ©rants ont subi un prĂ©judice moral certain du fait des violations constatĂ©es. Compte tenu des circonstances de l’affaire et, notamment, de ce que les provisions octroyĂ©es par les juridictions nationales ne leur ont pas Ă©tĂ© versĂ©es, la Cour, statuant en Ă©quitĂ©, estime qu’il y a lieu d’octroyer au requĂ©rant 70 000 EUR et Ă  la requĂ©rante 15 000 EUR Ă  ce titre, plus tout montant dĂ» Ă  titre d’impĂŽt.

B.  Frais et dĂ©pens

349.  Les requĂ©rants demandent chacun 100 653 EUR, dont 89 470 EUR Ă  titre d’honoraires, pour les frais et dĂ©pens engagĂ©s devant la Cour.

350.  Le Gouvernement s’oppose aux demandes des requĂ©rants et observe que les montants rĂ©clamĂ©s sont exorbitants.

351.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requĂ©rant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dĂ©pens que dans la mesure oĂč se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©, leur nĂ©cessitĂ© et le caractĂšre raisonnable de leur taux. En l’espĂšce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 30 000 EUR au titre des frais et dĂ©pens pour la procĂ©dure devant la Cour et l’accorde conjointement aux requĂ©rants.

C.  IntĂ©rĂȘts moratoires

352.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂȘt de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Rejette les exceptions soulevĂ©es par le Gouvernement ;

 

2.  DĂ©clare la requĂȘte recevable ;

 

3.  Dit qu’il y a eu violation des volets matĂ©riel et procĂ©dural de l’article 3 de la Convention dans le chef du requĂ©rant ;

 

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 de la Convention Ă  raison de la pĂ©riode globale de dĂ©tention du requĂ©rant ;

 

5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef du requĂ©rant ;

 

6.  Dit qu’il y a eu violation des volets matĂ©riel et procĂ©dural de l’article 3 de la Convention dans le chef de la requĂ©rante ;

 

7.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef de la requĂ©rante ;

 

8.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combinĂ© avec les articles 3, 5 et 8 de la Convention dans le chef du requĂ©rant et violation de l’article 13 combinĂ© avec les articles 3 et 8 de la Convention dans le chef de la requĂ©rante ;

 

9.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner sĂ©parĂ©ment le grief tirĂ© de l’article 6 de la Convention ;

 

10.  Dit

a)  que l’État dĂ©fendeur doit verser aux requĂ©rants, dans les trois mois Ă  compter du jour oĂč l’arrĂȘt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă  l’article 44 Â§ 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i)  70 000 EUR (soixante-dix mille euros) au requĂ©rant, plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» Ă  titre d’impĂŽt, pour dommage moral ;

ii)  15 000 EUR (quinze mille euros) Ă  la requĂ©rante, plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» Ă  titre d’impĂŽt, pour dommage moral ;

iii)  30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» par les requĂ©rants Ă  titre d’impĂŽt, pour frais et dĂ©pens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ces montants seront Ă  majorer d’un intĂ©rĂȘt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

 

11.  Rejette la demande de satisfaction Ă©quitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 23 fĂ©vrier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du rĂšglement de la Cour.

Françoise Elens-Passos                                                         George Nicolaou
       GreffiÚre                                                                              Président

 

Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă  l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.