QUATRIĂME SECTION
AFFAIRE NASR ET GHALI
c. ITALIE
(RequĂȘte
no 44883/09)
23 février 2016
En lâaffaire Nasr et Ghali c. Italie,
La Cour européenne
des droits de lâhomme (quatriĂšme section), siĂ©geant en une chambre composĂ©e
de :
         George Nicolaou, président,
         Guido Raimondi,
         PÀivi
HirvelÀ,
         Ledi
Bianku,
         Nona
Tsotsoria,
         Paul Mahoney,
         Krzysztof Wojtyczek,
juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffiÚre de section,
AprĂšs en avoir
délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2016,
Rend lâarrĂȘt que
voici, adopté à cette date :
1. Ă
lâorigine de lâaffaire se trouve une requĂȘte (no 44883/09) dirigĂ©e contre
la RĂ©publique italienne par deux ressortissants Ă©gyptiens,
M. Osama Mustafa Nasr et Mme Nabila
Ghali (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 6 août 2009 en
vertu de lâarticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lâhomme et
des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les
requérants ont été représentés par Me L. Bauccio,
avocat à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été
représenté par son agent, Mme E. Spatafora.
3. Les
requérants se plaignent de diverses violations fondées sur les articles 3, 5,
6, 8 et 13 de la Convention, dans le cadre de lâopĂ©ration de remise secrĂšte
dont le requĂ©rant a prĂ©tendument fait lâobjet. LâintĂ©ressĂ© allĂšgue avoir Ă©tĂ©
enlevé en Italie par des agents italiens et des agents étrangers, avoir été
transportĂ© Ă la base militaire amĂ©ricaine dâAviano en
Italie et puis à la base militaire américaine de Ramstein
en Allemagne, pour y ĂȘtre remis Ă des agents de la Central Intelligence Agency
(ci-aprÚs « la CIA ») qui
lâauraient ensuite embarquĂ© sur un vol spĂ©cial Ă destination de lâĂgypte, oĂč il
aurait été détenu au secret et aurait subi des tortures et des mauvais traitements.
4. Le
22 novembre 2011, la requĂȘte a Ă©tĂ© communiquĂ©e au Gouvernement. Le 3 mars 2015,
la Cour a posé aux parties des questions complémentaires.
5. Une
audience sâest dĂ©roulĂ©e en public au Palais des droits de lâhomme, Ă
Strasbourg, le 23 juin 2015 (article 59 § 3 du rÚglement).
Ont
comparu :
â pour le Gouvernement
Mme P. Accardo,                                                               Â
co-agente ;
M. G.
Mauro Pellegrini,                                                           co-agent ;
Mme R. Incutti, ministĂšre de la
Justice,
MM. M. Giannuzzi, Avocat général,
 A.
Di Taranto, ministĂšre de
la Justice                                        conseillers.
â pour les requĂ©rants
MM. L.
Bauccio,
avocat, Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â conseil,
         C. Scambia, avocat,
         L.
Favero,
avocat,                                                              conseillers.
La Cour a entendu
en leurs déclarations Mme Incutti, M. Giannuzzi et Me Bauccio.
I. LES CIRCONSTANCES DE LâESPĂCE
6. Le requérant, né en 1963, et
la requérante, née en 1968, sont un couple marié.
7. Les faits de la cause, tels
quâils ont Ă©tĂ© exposĂ©s par les parties, peuvent se rĂ©sumer comme suit.
A. Le
contexte
8. Le
requérant, connu également sous le nom de « Abou Omar », vivait en
Italie depuis 1998 et Ă©tait devenu imam dâune mosquĂ©e de Latina. Membre du
groupe Jamaâa al-Islamiya,
un mouvement islamiste considéré comme terroriste par le gouvernement égyptien,
il demanda le statut de réfugié politique. Le 22 février 2001, les
autorités italiennes firent droit à sa demande.
En juillet 2000, le requérant déménagea à Milan, et,
le 6 octobre 2001, il épousa la requérante à la mosquée de la rue Quaranta, selon le rite islamique.
9. Soupçonné
notamment dâassociation de malfaiteurs aux fins de la commission dâactes
violents de terrorisme international, infraction prĂ©vue Ă lâarticle 270 bis du code pĂ©nal (ci-aprĂšs
« le CP »), il fit lâobjet dâinvestigations prĂ©liminaires menĂ©es par
le parquet de Milan sur ses relations avec des réseaux fondamentalistes.
Ces investigations aboutirent
Ă la dĂ©livrance dâune ordonnance de mise en dĂ©tention provisoire, Ă©mise le
26 juin 2005 par le juge des investigations préliminaires (« le
GIP ») de Milan.
Il ressort du
dossier que le requérant fut condamné le 6 décembre 2013 par le tribunal
de Milan pour appartenance Ă une organisation terroriste. LâintĂ©ressĂ© interjeta
appel de sa condamnation.
B. LâenlĂšvement
du requĂ©rant, son transfert en Ăgypte, la dĂ©tention au secret en Ăgypte et les
conditions de sa détention
1. LâenlĂšvement
du requĂ©rant et son transfert en Ăgypte
10. Selon
ses propres dĂ©clarations â adressĂ©es par Ă©crit au parquet de Milan en 2004 â,
le requérant fut intercepté le 17 février 2003 vers midi par un inconnu habillé
en civil (plus tard identifié comme étant M. Pironi ;
paragraphes 29, 58, 69, 72 et-74 ci-dessous) alors quâil marchait dans la rue Guerzoni Ă Milan pour se rendre Ă la mosquĂ©e situĂ©e
boulevard Jenner. Se faisant passer pour un policier, lâinconnu lui aurait
demandĂ© sa piĂšce dâidentitĂ© et son titre de sĂ©jour et aurait feint de contrĂŽler
son identité par téléphone portable. Soudain,
le requérant aurait été agressé par des inconnus, qui se seraient saisi de lui
et lâauraient poussĂ© violemment dans une fourgonnette blanche garĂ©e Ă
proximité. Il aurait alors été sévÚrement frappé à coups de pied et de poing,
immobilisĂ©, ligotĂ© aux mains et aux pieds et couvert dâune cagoule par deux
hommes ĂągĂ©s dâune trentaine dâannĂ©es. Le vĂ©hicule aurait ensuite dĂ©marrĂ© Ă
grande vitesse. Pendant le trajet, le requĂ©rant aurait Ă©tĂ© pris dâun fort
malaise, se serait évanoui et aurait été ranimé.
11. Environ
quatre heures plus tard, le vĂ©hicule se serait arrĂȘtĂ© Ă un endroit (identifiĂ©
par la suite comme étant la base des Forces aériennes américaines en Europe, United States Air Forces in Europe,
USAFE dâAviano oĂč le requĂ©rant aurait Ă©tĂ©
embarquĂ© dans un avion. AprĂšs un voyage dâenviron une heure, lâavion aurait
atterri dans un aéroport identifié par la suite comme étant la base militaire
américaine de Ramstein en Allemagne (paragraphes
38-39 et 112-113 ci-dessous) Le requérant aurait été transporté pieds et poings
liĂ©s dans une salle de cet aĂ©roport, oĂč il aurait Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ© puis rhabillĂ©
avec dâautres vĂȘtements. On lui aurait Ă©galement enlevĂ© quelques instants le
bandeau qui lui couvrait les yeux pour le prendre en photo.
12. Il
aurait ensuite Ă©tĂ© embarquĂ© dans un avion militaire Ă destination de lâaĂ©roport
civil du Caire. Pendant le transfert, il aurait été ligoté à une chaise. On lui
aurait placé un casque diffusant de la musique classique sur les oreilles, de maniÚre
Ă lâempĂȘcher dâentendre ce qui se passait autour de lui. Il aurait Ă©tĂ©
maltraitĂ© Ă plusieurs reprises et nâaurait reçu de soins mĂ©dicaux quâaprĂšs une
forte crise respiratoire causée par les traitements subis.
2. La
dĂ©tention au secret et les interrogatoires en Ăgypte
a) La
premiÚre période de détention (17-18 février 2003 au 19 avril 2004)
13. Le
requĂ©rant relate dans ses dĂ©clarations que, une fois arrivĂ© Ă lâaĂ©roport du Caire,
il fut ligoté avec une bande adhésive serrée autour des pieds et des mains.
Deux personnes lâauraient aidĂ© Ă descendre de lâavion et une personne parlant
lâarabe avec un accent Ă©gyptien lui aurait dit de monter dans une camionnette.
14. Le
requérant aurait été emmené au quartier général des services nationaux de
renseignement et interrogé par trois officiers égyptiens sur ses activités en
Italie, sa famille et ses voyages Ă lâĂ©tranger. Par la suite, une personne
Ă©gyptienne de haut rang lâaurait interrogĂ© et lui aurait proposĂ© un retour
immédiat en Italie en échange de sa collaboration avec les services de
renseignement. Le requérant aurait décliné cette proposition.
15. Le
18 février 2003 dans la matinée, le requérant aurait été mis dans une cellule
dâenviron deux mĂštres carrĂ©s sans fenĂȘtre, sans toilettes, sans eau, sans
lumiĂšre et insuffisamment aĂ©rĂ©e, extrĂȘmement froide en hiver et trĂšs chaude en
été. Pendant toute la durée de sa détention dans cette cellule, tout contact
avec lâextĂ©rieur lui aurait Ă©tĂ© interdit.
16. Pendant
cette période, le requérant aurait été conduit réguliÚrement dans une salle
dâinterrogatoire oĂč il aurait Ă©tĂ© soumis Ă des violences physiques et psychiques
destinées à lui extorquer des informations, notamment sur ses relations
supposées avec des réseaux de terrorisme islamiste en Italie. Lors de son
premier interrogatoire, il aurait Ă©tĂ© dĂ©vĂȘtu et contraint de rester debout sur
un pied â lâautre pied et les mains Ă©tant ligotĂ©s ensemble â de sorte quâil
serait tombé plusieurs fois par terre, sous les moqueries des hommes en
uniforme qui étaient présents. Par la suite, il aurait été battu, soumis à des
chocs Ă©lectriques et menacĂ© de violences sexuelles sâil ne rĂ©pondait pas aux
questions qui lui étaient posées.
17. Le
14 septembre 2003, il aurait été transféré dans un autre lieu de détention
aprĂšs avoir Ă©tĂ© contraint de signer des dĂ©clarations attestant quâil nâavait
aucun objet sur lui au moment de son arrivĂ©e et quâil nâavait subi aucun
mauvais traitement pendant sa détention.
18. Il
aurait alors Ă©tĂ© dĂ©tenu dans une cellule en sous-sol dâenviron
trois mÚtres carrés, sans lumiÚre, sans ouverture, sans installations
sanitaires et sans eau courante, dans laquelle il disposait seulement dâune
couverture trÚs sale et malodorante. Il aurait été nourri exclusivement avec du
pain rassis et de lâeau. Il nâaurait pas eu accĂšs Ă des toilettes et aurait
donc Ă©tĂ© obligĂ© de dĂ©fĂ©quer et dâuriner dans la cellule. Il nâaurait pu prendre
de douche que tous les quatre mois et on ne lui aurait jamais taillé la barbe
ni coupĂ© les cheveux pendant toute sa dĂ©tention. Il nâaurait pu avoir aucun
contact avec lâextĂ©rieur. On aurait refusĂ© de lui donner un Coran et de lui
indiquer la direction de la Mecque, vers laquelle les musulmans doivent se
tourner pour prier. Il devait se prĂ©senter debout face au mur lorsquâun gardien
ouvrait la cellule â ce qui selon lui pouvait arriver Ă tout moment â sous
peine dâĂȘtre battu, parfois avec une matraque Ă©lectrique. Lorsquâils
sâadressaient Ă lui, les gardiens lâappelaient soit par le numĂ©ro de sa
cellule, soit par des noms de femme ou dâorganes gĂ©nitaux. De temps en temps,
on lâaurait conduit prĂšs des salles dâinterrogatoire pour lui faire entendre
les cris de douleur dâautres dĂ©tenus.
19. Le
requérant explique que, deux fois par jour, un gardien venait le chercher pour
lâemmener Ă la salle dâinterrogatoire, ligotĂ© et aveuglĂ© par un bandeau sur les
yeux. Ă chaque interrogatoire, un agent lâaurait dĂ©shabillĂ© puis aurait invitĂ©
les autres agents Ă toucher ses parties intimes pour lâhumilier. Le requĂ©rant
dit avoir Ă©tĂ© souvent suspendu par les pieds ou ligotĂ© Ă une porte en fer ou Ă
un grillage en bois, dans différentes positions. RéguliÚrement, les agents
lâauraient battu pendant des heures et lui auraient infligĂ© des Ă©lectrochocs au
moyen dâĂ©lectrodes mouillĂ©es apposĂ©es sur sa tĂȘte, son thorax et ses organes
gĂ©nitaux. Dâautres fois, il aurait Ă©tĂ© soumis Ă la torture appelĂ©e « martaba »
(matelas), qui consiste Ă immobiliser la victime sur un matelas mouillĂ© puis Ă
envoyer des décharges électriques dans le matelas. Enfin, il aurait subi des
violences sexuelles Ă deux reprises.
20. Ă
partir du mois de mars 2004, au lieu de lui poser des questions, les agents
égyptiens auraient fait répéter au requérant une fausse version des événements,
quâil aurait dĂ» confirmer devant le procureur. Notamment, il aurait dĂ» affirmer
avoir quittĂ© lâItalie de son propre chef et avoir rejoint lâĂgypte par ses
propres moyens, avoir remis son passeport italien aux autorités égyptiennes
parce quâil ne souhaitait pas rentrer en Italie et nâavoir subi de leur part
aucun mauvais traitement.
21. Le
requĂ©rant serait restĂ© dĂ©tenu au secret jusquâau 19 avril 2004. Ă cette date,
il fut libĂ©rĂ©, selon lui parce quâil avait fait des dĂ©clarations conformes aux
instructions quâil avait reçues et Ă la condition de ne pas quitter Alexandrie
et de ne parler Ă personne des traitements quâil avait subis lors de sa
détention.
22. En
dĂ©pit de lâindication qui lui aurait Ă©tĂ© faite de ne parler Ă personne des
traitements quâil avait subis, le requĂ©rant tĂ©lĂ©phona Ă sa femme dĂšs sa remise
en liberté afin de la rassurer sur son sort. Il prit contact également avec
dâautres personnes auxquelles il dĂ©crivit son enlĂšvement et sa dĂ©tention (voir
aussi paragraphes 33 et 35 ci-dessous).
b) La
deuxiĂšme pĂ©riode (date non prĂ©cisĂ©e en mai 2004 â 12 fĂ©vrier 2007)
23. Ă
une date non précisée, environ vingt jours aprÚs sa remise en liberté, le
requĂ©rant fut arrĂȘtĂ© par la police Ă©gyptienne. Il fut dĂ©tenu dans diffĂ©rents
Ă©tablissements, notamment les prisons dâIstiqbal et
de Tora, et placĂ© Ă lâisolement pendant de longues pĂ©riodes. Sa dĂ©tention, de
nature administrative, avait pour base légale la législation anti-terroriste
égyptienne. Il fut remis en liberté le 12 février 2007 (voir aussi les
paragraphes 34-35 ci-dessous), sans ĂȘtre incriminĂ©.
24. Entre-temps, le
5 novembre 2006, la dĂ©tention du requĂ©rant en Ăgypte avait
Ă©tĂ© confirmĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Ahmed Omar, assistant du ministre de lâIntĂ©rieur
Ă©gyptien, lors dâune interview menĂ©e par le journal « Al Ahram Weekly » : le gĂ©nĂ©ral avait dĂ©clarĂ© Ă cette
occasion que le requĂ©rant Ă©tait dĂ©tenu pour des raisons de sĂ©curitĂ©, et quâil
sâĂ©tait rendu spontanĂ©ment en
Ăgypte.
25. Pendant
cette période, les autorités égyptiennes ne répondirent pas aux magistrats
italiens qui, dans le cadre de lâenquĂȘte menĂ©e par le parquet de Milan sur
lâenlĂšvement du requĂ©rant (voir aussi les paragraphes 30-72 ci-dessous),
demandaient Ă pouvoir lâinterroger et Ă obtenir des prĂ©cisions sur son arrivĂ©e
en Ăgypte et sur les raisons de sa dĂ©tention. Elles refusĂšrent au requĂ©rant la
possibilité de se rendre en Italie.
FrappĂ© dâune
interdiction de quitter le territoire égyptien, le requérant, depuis sa remise
en liberté, vit à Alexandrie.
3. SĂ©quelles physiques et psychologiques de traitements subi par
le requérant
26. Les
traitements subis par le requérant lui auraient laissé de graves séquelles
physiques, notamment une baisse de lâaudition, des difficultĂ©s pour se dĂ©placer,
des rhumatismes, des problĂšmes dâincontinence, ainsi quâune perte de poids
importante. LâintĂ©ressĂ© fait aussi Ă©tat dâimportantes sĂ©quelles psychologiques,
notamment dâun Ă©tat de dĂ©pression et de stress post-traumatique aigu.
27. Un
certificat médical daté du 9 juin 2007, établi par un médecin psychiatre,
atteste que le requérant souffrait de troubles post-traumatiques. Ce médecin
préconisait par ailleurs une consultation avec un médecin légiste afin de faire
constater les marques de lĂ©sions encore visibles sur le corps de lâintĂ©ressĂ©.
C. LâenquĂȘte
menée par le parquet de Milan
1. La
premiĂšre phase de lâenquĂȘte : lâidentification des agents amĂ©ricains
soupçonnĂ©s dâavoir pris part Ă lâenlĂšvement et les ordonnances de mise en
détention provisoire les concernant.
28. Le
20 février 2003, la requérante signala à un commissariat de police de Milan la
disparition de son Ă©poux.
29. Suite
à un appel à témoins, une certaine Mme R., membre de la communauté
Ă©gyptienne, se fit connaĂźtre.
Le 26 février
2003, elle fut entendue par la police. Elle déclara que le 17 février
2003, peu avant midi, alors quâelle passait avec ses enfants dans la rue Guerzoni pour rentrer chez elle, elle avait vu une
camionnette blanche garĂ©e sur le cĂŽtĂ© gauche de la chaussĂ©e et, sur lâautre
cÎté, appuyé contre un mur, un homme portant une longue barbe et des habits
traditionnels arabes prĂšs duquel se trouvaient deux autres hommes, Ă lâaspect
occidental, dont lâun (ndr :
M. Pironi, carabinier) Ă©tait en train de parler dans
un téléphone portable. Ils avaient fait monter le requérant à bord de la
camionnette. AprĂšs sâĂȘtre entretenue
quelques instants avec les bĂ©nĂ©voles dâune association avec lesquels ses
enfants jouaient, Mme R. se serait remise en route. Elle aurait
alors entendu un grand bruit qui lâaurait fait se retourner et aurait vu la
camionnette blanche démarrer à toute vitesse tandis que les trois hommes
nâĂ©taient plus dans la rue.
30. Ă
une date non précisée, vraisemblablement vers la fin du mois de février 2003,
le parquet de Milan ouvrit une enquĂȘte contre X pour enlĂšvement au sens de
lâarticle 605 du code pĂ©nal. Le dĂ©partement de la police chargĂ© des opĂ©rations
spéciales et du terrorisme (Divisione Investigazioni Generali e Operazioni
Speciali - Digos) de Milan fut saisi de
lâenquĂȘte. Les autoritĂ©s dâenquĂȘte ordonnĂšrent la mise en place dâĂ©coutes
tĂ©lĂ©phoniques et de contrĂŽles sur lâutilisation de tĂ©lĂ©phones portables dans la
zone oĂč les faits sâĂ©taient supposĂ©ment dĂ©roulĂ©s.
31. Le
3 mars 2003, les autoritĂ©s amĂ©ricaines (par lâintermĂ©diaire de R. H. Russomando, agent de la CIA Ă Rome), communiquĂšrent aux
agents de la Digos quâAbou Omar se trouverait dans
les Balkans. La nouvelle se serait par la suite révélée fausse et trompeuse
(voir aussi paragraphe 114 ci-dessous).
32. Le
4 mars 2003, Mme R. fut entendue par le parquet et
confirma son témoignage du 26 février 2003.
Ultérieurement, au cours
de lâenquĂȘte, le mari de R dĂ©clara que sa femme sâĂ©tait abstenue de dire quâelle avait vu les personnes ayant
fait monter le requérant dans la camionnette user de violence et entendu des
cris Ă lâaide.
Par la suite,
plusieurs autres témoins furent entendus.
33. Plus dâun an plus tard,
entre le 20 avril 2004 et le 7 mai 2004, les enquĂȘteurs procĂ©dĂšrent Ă
lâĂ©coute des conversations tĂ©lĂ©phoniques entre le requĂ©rant et son Ă©pouse. Durant cette pĂ©riode, des
conversations téléphoniques entre le requérant, la requérante et leur ami
égyptien, un certain M. M. R., furent interceptées. Le
requĂ©rant relatait son enlĂšvement, sa dĂ©portation en Ăgypte, les tortures
subies et disait se trouver à Alexandrie depuis le 19 avril 2004, date de sa libération.
En particulier, le
20 avril 2004, les enquĂȘteurs enregistrĂšrent une conversation tĂ©lĂ©phonique
entre la requérante et le requérant. Ce dernier appelait depuis Alexandrie.
AprĂšs avoir rassurĂ© son Ă©pouse sur son Ă©tat de santĂ©, il lui expliqua quâil
avait Ă©tĂ© enlevĂ© et quâil ne pouvait pas quitter lâĂgypte. Il lui demanda de
lui envoyer deux cents euros (EUR), de prévenir ses amis musulmans et de ne pas
contacter la presse.
34. Le
13 mai 2004, une conversation téléphonique entre la requérante et des
membres de sa famille rĂ©vĂ©lĂšrent que le requĂ©rant venait dâĂȘtre de nouveau
arrĂȘtĂ© par la police Ă©gyptienne. Il resta en dĂ©tention jusquâau 12 fĂ©vrier
2007.
AprÚs sa libération
en avril 2004 le requérant avait envoyé un mémoire au parquet de Milan dans
lequel il décrivait son enlÚvement et les tortures subies (voir aussi le
paragraphe 10 ci-dessus).
35. Le
15 juin 2004, M. E.M.R., ressortissant égyptien résidant à Milan, fut entendu
en tant que témoin car il avait eu des conversations téléphoniques avec le
requérant. Celui-ci lui avait relaté les circonstances de son enlÚvement et de
son transfert en Ăgypte Ă bord dâavions militaires amĂ©ricains et lui avait dit
avoir refusĂ© une proposition du ministre de lâIntĂ©rieur Ă©gyptien de collaborer
avec les services de renseignement.
36. Le
24 février 2005, la Digos remit au parquet un
rapport sur les investigations quâelle avait menĂ©es. GrĂące notamment Ă une vĂ©rification
des communications téléphoniques passées dans les zones pertinentes, les
enquĂȘteurs avaient repĂ©rĂ© un certain nombre de cartes SIM tĂ©lĂ©phoniques
potentiellement suspectes. Ces cartes avaient été connectées à plusieurs
reprises pour de courtes durées malgré la proximité entre les usagers
respectifs ; elles avaient été activées dans les mois précédant
lâenlĂšvement et avaient cessĂ© de fonctionner dans les jours suivants ; et
elles avaient été enregistrées sous de faux noms. En outre, les utilisateurs de
certaines dâentre elles sâĂ©taient par la suite dirigĂ©s vers la base aĂ©rienne dâAviano et, pendant le trajet, ces cartes avaient Ă©tĂ©
utilisées pour appeler le chef de la CIA à Milan (M. Robert Seldon Lady), le chef de la sécurité américaine de la base
dâAviano (le lieutenant-colonel Joseph Romano), ainsi
que des numĂ©ros de lâĂtat de Virginie, aux Ătats‑Unis, oĂč la CIA a son
siĂšge. Enfin, lâune de ces cartes avait Ă©tĂ© repĂ©rĂ©e dans la zone du Caire au
cours des deux semaines suivantes.
37. Le
contrÎle croisé des numéros appelés et appelants sur ces cartes SIM, des
déplacements de leurs utilisateurs dans les périodes précédant et suivant
lâenlĂšvement, de lâutilisation de cartes de crĂ©dit, des sĂ©jours Ă lâhĂŽtel et
des dĂ©placements en avion ou en voiture de location avait permis aux enquĂȘteurs
de confirmer certaines hypothÚses formées à partir des témoignages recueillis
et de parvenir Ă lâidentification des utilisateurs rĂ©els des cartes
téléphoniques.
38. Lâensemble
des Ă©lĂ©ments rĂ©unis par lâenquĂȘte de police confirmaient la version du
requĂ©rant quant Ă son enlĂšvement et Ă son transfert Ă la base amĂ©ricaine dâAviano puis au Caire. Le 17 fĂ©vrier 2003, vers
16 h 30, le vĂ©hicule Ă©tait arrivĂ© Ă la base des USAFE dâAviano oĂč le requĂ©rant avait Ă©tĂ© embarquĂ© dans un avion.
AprĂšs un voyage dâenviron une heure, lâavion avait atterri Ă la base de lâUSAFE
Ă Ramstein (Allemagne).
Il fut Ă©galement
établi que dix-neuf ressortissants américains étaient impliqués dans les faits,
dont des membres du personnel diplomatique et consulaire des Ătats-Unis en
Italie. Les enquĂȘteurs indiquaient notamment dans leur rapport que le
responsable de la CIA Ă Milan de lâĂ©poque, M. Lady, avait jouĂ© un rĂŽle clĂ©
dans lâaffaire.
39. Par
ailleurs, des contrÎles sur le trafic aérien réalisés à partir de quatre
sources différentes avaient confirmé que, le 17 février 2003, un
avion avait dĂ©collĂ© Ă 18 h 30 dâAviano Ă
destination de Ramstein et un autre avion avait
décollé à 20 h 30 de Ramstein à destination
du Caire. Lâavion qui avait fait le trajet Ramstein-Le
Caire appartenait à la société américaine Richmore
Aviation et avait déjà été loué plusieurs fois par la CIA auparavant.
40. Le
23 mars 2005, le parquet demanda au GIP dâordonner la mise en dĂ©tention
provisoire de dix-neuf ressortissants amĂ©ricains soupçonnĂ©s dâavoir participĂ© Ă
la planification ou Ă lâexĂ©cution de lâenlĂšvement, y compris M. Lady.
41. Par
une ordonnance du 22 juin 2005, le GIP accueillit la demande pour treize
des suspects et la rejeta pour le surplus.
42. Le
23 juin 2005, au cours dâune perquisition menĂ©e au domicile de M. Lady,
les enquĂȘteurs trouvĂšrent des photos du requĂ©rant prises
dans la rue Guerzoni. Ils saisirent Ă©galement les
traces Ă©lectroniques dâune recherche sur internet de trajet en voiture de la
rue Guerzoni Ă la base dâAviano,
ainsi que des billets dâavion et des rĂ©servations hĂŽteliĂšres pour un sĂ©jour au
Caire du 24 février au 4 mars 2003.
43. Le
26 juin 2005, la requĂ©rante, de retour dâĂgypte, fut Ă nouveau entendue par le
parquet.
44. Par
un décret du 5 juillet 2005, le GIP déclara que les accusés frappés par
lâordonnance de mise en dĂ©tention provisoire Ă©taient introuvables (irreperibili) et
ordonna la notification des actes de la procĂ©dure Ă lâavocat commis dâoffice.
45. Le
parquet ayant attaquĂ© lâordonnance du 22 juin 2005 (paragraphe 41 ci-dessus), une chambre du tribunal de Milan
chargée de réexaminer les mesures de précaution la réforma et, par ordonnance
du 20 juillet 2005, ordonna la mise en dĂ©tention provisoire de lâensemble des
accusés.
46. Le
27 septembre 2005, faisant suite Ă une nouvelle demande du parquet,
le GIP de Milan ordonna la mise en détention provisoire de trois autres
ressortissants américains.
47. Ă
une date non précisée, les vingt-deux accusés américains furent déclarés
« en fuite » (latitanti).
48. Les
7 novembre et 22 dĂ©cembre 2005, le procureur chargĂ© de lâenquĂȘte pria le
Procureur gĂ©nĂ©ral de Milan de demander au ministĂšre de la Justice, dâune part,
de solliciter auprĂšs des autoritĂ©s amĂ©ricaines lâextradition des accusĂ©s sur la
base dâun accord bilatĂ©ral avec les Ătats‑Unis
et, dâautre part, dâinviter Interpol Ă diffuser un avis de recherche Ă leur
Ă©gard.
49. Les
5 et 9 janvier 2006 respectivement, la chambre chargée de réexaminer les
mesures de prĂ©caution et le GIP dĂ©livrĂšrent des mandats dâarrĂȘt europĂ©ens pour
les vingt-deux accusés.
50. Le
12 avril 2006, le ministre de la Justice indiqua au parquet quâil
avait dĂ©cidĂ© de ne pas demander lâextradition ni la publication dâun avis de
recherche international des vingt-deux accusés américains.
51. Par
la suite, quatre autres américains furent mis en cause par les déclarations
dâun agent italien des services de renseignement (voir aussi paragraphe 59
ci-dessous).
2. Les
informations provenant des services de renseignement italiens
52. Dans lâintervalle, par un courrier du 1er juillet 2005,
le parquet avait demandé aux directeurs du service du renseignement civil (Servizio per le informazioni
e la sicurezza democratica
â SISDe) et du service du renseignement militaire
(Servizio per le informazioni
e la sicurezza militare â SISMi) dâindiquer si, en vertu des accords existants,
la CIA était tenue de communiquer aux autorités italiennes les noms de ses
agents opĂ©rant sur le territoire national et, dans lâaffirmative, si la
présence des accusés avait été signalée à ce titre.
53. Ă
une date inconnue, le gĂ©nĂ©ral NicolĂČ Pollari, directeur du SISMi,
adressa au parquet une lettre dans laquelle il lâassurait de la pleine
coopération de son service, tout en soulignant que certaines des questions
posĂ©es pouvaient concerner des informations relevant du secret dâĂtat. Par une
deuxiÚme lettre du 26 juillet 2005, le SISMi répondit
par la négative à la premiÚre question mais confirma la présence en Italie de
M. Lady et de Mme Medero. Le
directeur du SISDe, le général Mario Mori, communiqua
la mĂȘme rĂ©ponse dans une lettre du 22 juillet 2005.
54. Par
une lettre du 5 novembre 2005, le parquet demanda au SISMi
et au SISDe si certains des ressortissants américains
en cause Ă©taient membres du personnel diplomatique ou consulaire des
Ătats-Unis, sâil y avait eu des Ă©changes verbaux ou Ă©crits entre le SISMi et la CIA au sujet de lâenlĂšvement du requĂ©rant et,
dans lâaffirmative, quelle en Ă©tait la teneur.
55. Par
une note confidentielle du 11 novembre 2005, le président du Conseil des
ministres (ci-dessous « le PdCM »),
lâautoritĂ© compĂ©tente en matiĂšre de secrets dâĂtat, indiqua avoir autorisĂ© la
transmission des informations demandées sous réserve que leur divulgation ne
portĂąt pas prĂ©judice Ă lâordre constitutionnel. Il ajouta que lâautorisation
avait été donnée « eu égard à la pleine conviction (...) que le
gouvernement et le SISMi sont absolument Ă©trangers Ă
tout aspect relatif Ă lâenlĂšvement de M. Osama Mustafa Nasr
alias Abou Omar » et que
« ni le gouvernement ni le service nâ[avaient]
jamais reçu dâinformation relative Ă lâimplication de quiconque dans les faits
dĂ©noncĂ©s, Ă lâexception de celles reçues par lâautoritĂ© judiciaire ou par la
presse ». Il rappela par ailleurs quâil Ă©tait de son devoir institutionnel
de sauvegarder la confidentialité ou le secret de tout document ou
renseignement susceptibles de porter atteinte aux intĂ©rĂȘts protĂ©gĂ©s par
lâarticle 12 de la loi no 801 du 24 octobre 1977 (voir aussi le
paragraphe 156 ci-dessous), notamment quant aux relations avec des Ătats tiers.
56. Dans
une lettre du 19 décembre 2005, le directeur du SISMi
indiqua que son service nâavait entretenu aucune relation avec la CIA ni
Ă©changĂ© avec elle aucun document au sujet de lâenlĂšvement du requĂ©rant. Il
prĂ©cisa Ă©galement que deux des personnes visĂ©es par lâenquĂȘte avait Ă©tĂ©
accréditées en tant que membres du personnel diplomatique américain en Italie.
3. La
deuxiĂšme phase de lâenquĂȘte : lâimplication de ressortissants italiens,
parmi lesquels des agents de lâĂtat
57. La
deuxiĂšme phase de lâenquĂȘte se concentra sur la possible responsabilitĂ©
dâagents du SISMi dans lâopĂ©ration ainsi que sur le
rÎle des quatre autres ressortissants américains (voir aussi le paragraphe 51
ci-dessus).
58. Lâexamen
des relevĂ©s dâappels tĂ©lĂ©phoniques avait permis de conclure que M. Pironi, Ă lâĂ©poque marĂ©chal du groupement opĂ©rationnel
spécial (Raggruppamento Operativo Speciale) de
carabiniers, avait Ă©tĂ© prĂ©sent sur la scĂšne de lâenlĂšvement et quâil avait eu
des contacts fréquents avec M. Lady. Le 14 avril 2006, M. Pironi, interrogé par le ministÚre public de Milan, avoua
ĂȘtre la personne qui, le jour de lâenlĂšvement, avait interceptĂ© le requĂ©rant
pour lui demander de sâidentifier. Il dĂ©clara avoir agi Ă lâinitiative de
M. Lady, qui lui avait prĂ©sentĂ© lâenlĂšvement comme une action conjointe de
la CIA et du SISMi.
59. Entre
mai et juillet 2006, les enquĂȘteurs interrogĂšrent plusieurs agents du SISMi. Ceux-ci dĂ©clarĂšrent avoir reçu pour instruction de
coopérer avec les autorités judiciaires, les faits sur lesquels portaient
lâenquĂȘte nâĂ©tant pas couverts par le secret dâĂtat.
Deux anciens
membres du service furent notamment interrogés à plusieurs reprises en tant que
tĂ©moins. Le colonel S. DâAmbrosio, ancien directeur du SISMi Ă Milan, dĂ©clara
quâau cours de lâautomne 2002, M. Lady lui avait confiĂ© que la CIA et le SISMi Ă©taient en train de prĂ©parer le
« prĂ©lĂšvement » de M. Nasr. M. DâAmbrosio
avait pris contact à ce sujet avec son supérieur direct, M. Marco Mancini.
Quelques jours plus tard, M. DâAmbrosio fut relevĂ© de ses fonctions. Ă la
suite de ces dĂ©clarations, dâautres agents amĂ©ricains furent mis en cause
(paragraphe 51 ci-dessus).
Le colonel Sergio Fedrico, ancien responsable du SISMi
à Trieste, territorialement compétent pour la région dans laquelle se trouve la
base dâAviano, dĂ©clara quâen fĂ©vrier 2002, il avait
refusé une proposition de M. Mancini de prendre part à des activités
« non orthodoxes » du SISMi. Il ajouta que,
selon les dires dâautres agents de la structure de Trieste, son successeur, M.
L. Pillini sâĂ©tait vantĂ© dâavoir jouĂ© un rĂŽle
opĂ©rationnel dans lâenlĂšvement du requĂ©rant. Ces propos furent confirmĂ©s
successivement par deux agents du SISMi de Trieste
qui en avaient été les témoins directs. M. Fedrico
fut également relevé de ses fonctions en décembre 2002.
60. Les
lignes tĂ©lĂ©phoniques de plusieurs personnes â dont M. Mancini et M. Pillini â ayant Ă©tĂ© placĂ©es sur Ă©coute, les enquĂȘteurs
eurent accĂšs aux conversations tenues notamment entre M. Mancini et le
colonel G. Pignero, son ancien supérieur, dont la
teneur laissait entendre que les deux hommes Ă©taient au courant de lâintention
de la CIA dâenlever le requĂ©rant et dâune Ă©ventuelle participation du SISMi Ă la planification de lâopĂ©ration. Cette derniĂšre
hypothÚse était corroborée par la présence simultanée dans deux hÎtels de
Milan, dans les semaines prĂ©cĂ©dant lâenlĂšvement, dâagents du SISMi et de la CIA. Les Ă©coutes rĂ©vĂ©lĂšrent aussi que
M. Mancini notamment avait tentĂ© dâamener les fonctionnaires impliquĂ©s
dans lâaffaire Ă fournir au parquet une version des faits concordante excluant
tout rĂŽle des services de renseignement italiens dans lâopĂ©ration.
61. Par
ailleurs, les Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques dâun autre membre du SISMi,
M. Pio Pompa, révélÚrent que celui-ci
sâentretenait quotidiennement avec un journaliste, M. Renato Farina,
qui lâinformait des progrĂšs de lâenquĂȘte dont il avait connaissance grĂące Ă son
rĂŽle de chroniqueur judiciaire. Ă la demande dâagents du SISMi,
M. Farina aurait, en outre, essayĂ© dâaiguiller les enquĂȘteurs sur de fausses
pistes.
62. Par
une ordonnance du 3 juillet 2006, le GIP de Milan, Ă la demande du parquet,
révoqua les ordonnances adoptées le 22 juin et le 20 juillet 2005 (paragraphe
45 ci-dessus) et ordonna la mise en
détention provisoire de vingt-huit accusés, dont les deux hauts fonctionnaires
du SISMi, MM Mancini
et Pignero.
Dans lâordonnance,
le GIP déclara notamment ceci :
« [I]l est
Ă©vident quâune opĂ©ration telle que celle menĂ©e par les agents de la CIA Ă
Milan, selon un schéma « avalisé » par le service [de renseignement]
amĂ©ricain, ne pouvait avoir lieu sans que le service correspondant de lâĂtat
[territorial] en soit au moins informé ».
63. Le
5 juillet 2006, le siĂšge du SISMi Ă Rome fit lâobjet dâune perquisition ordonnĂ©e par le
parquet. Plusieurs documents concernant lâenlĂšvement du requĂ©rant furent
saisis.
Ainsi, le parquet
saisit un document du SISMi datant du 15 mai
2003, dont il ressortait que la CIA avait informé le SISMi
quâAbou Omar se trouvait dĂ©tenu en Ăgypte et quâil Ă©tait soumis Ă des
interrogatoires par les services de renseignement Ă©gyptiens.
En outre, un grand
nombre de documents tĂ©moignant de lâattention et de la prĂ©occupation avec
lesquelles le SISMi suivait lâĂ©volution des
investigations, notamment en en ce qui concernait son implication, et les reçus
des sommes payĂ©es Ă M. Farina pour son activitĂ© dâinformation furent Ă©galement
saisis (voir aussi le paragraphe 61 ci-dessus).
64. Lâenregistrement
dâune conversation entre M. Mancini et M. Pignero,
effectuĂ© par le premier Ă lâinsu du deuxiĂšme, et ensuite remis aux enquĂȘteurs,
rĂ©vĂ©la que M. Pignero avait reçu du directeur du SISMi, M. Pollari, lâordre
dâorganiser lâenlĂšvement du requĂ©rant. InterrogĂ© les
11 et 13 juillet 2006, M. Pignero
reconnut sa propre voix.
65. Ces
informations furent amplement diffusées dans la presse.
Ă titre dâexemple,
le quotidien La Repubblica publia le
21 juillet 2006, un article titré « Pollari
ordonna lâenlĂšvement : voici lâenregistrement qui lâaccable ». Cet
article relatait le contenu de la conversation enregistrée par M. Mancini,
citĂ©e ci-dessus. En particulier, il relatait le passage oĂč M. Mancini
demandait Ă M. Pignero sâil se souvenait que lâordre
relatif Ă lâenlĂšvement du requĂ©rant provenait du directeur du SISMi en personne, et oĂč M. Pignero
rĂ©pondait par lâaffirmative. Lâarticle relatait Ă©galement que, dâaprĂšs
lâenregistrement litigieux, M. Pignero avait
rencontrĂ© deux fois le directeur du SISMi, M. Pollari, au sujet de lâenlĂšvement du requĂ©rant. Il
nâestimait pas opportun de tout rĂ©vĂ©ler au parquet milanais afin de protĂ©ger le
directeur du SISMi. Car si M. Pollari
« sautait », le gouvernement et les relations avec les américains « sauteraient
aussi ».
Un autre article
paru le 23 juillet 2006 dans le quotidien La
Repubblica, sâintitulait « Abou Omar, tous les 007 savaient ». Il
y Ă©tait rapportĂ© quâaprĂšs dix journĂ©es dâinterrogatoires par les enquĂȘteurs,
les premiÚres admissions de responsabilité avaient été reçues. Les agents des
services italiens avaient effectué des descentes sur les lieux, des filatures
et avaient préparé deux dossiers secrets contenant des photos, des noms et
des plans pour aider la CIA. Ils Ă©taient au courant de lâaccord avec les
AmĂ©ricains pour la remise extraordinaire dâAbou Omar. Surtout, tous Ă©taient
conscients quâen Italie, cela Ă©tait illĂ©gal. Les Italiens avaient jouĂ© un rĂŽle
dĂ©terminant, et pas seulement dans la prĂ©paration de lâopĂ©ration. M. Mancini avait
avoué avoir organisé, sur ordre du colonel Pignero,
les études préliminaires des lieux fréquentés par Abou Omar, en vue de son
enlĂšvement. Le projet avait Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© lors dâune rĂ©union Ă Bologne au siĂšge
régional du SISMi, en novembre 2002. à cette réunion
avaient participé les agents du SISMi S. Fedrico, L. Pillini, M. Iodice, M. Regondi, R. Di Troia. Selon un témoin, il y avait aussi deux autres
agents. Lors de son interrogatoire, M. Di Troia
confirma que M. Mancini lui avait dit que les Américains voulaient capturer
Abou Omar. Plusieurs témoins avaient relaté que M. Pillini
sâĂ©tait vantĂ© Ă plusieurs reprises dâavoir participĂ© Ă lâenlĂšvement dâAbou
Omar : il avait logé dans un hÎtel à Milan les jours précédant
lâenlĂšvement de lâintĂ©ressĂ© (...), alors que six agents de la CIA chargĂ©s
dâexĂ©cuter lâenlĂšvement logeaient dans un autre hĂŽtel.
66. Le
15 juillet 2006, M. Pollari refusa de répondre aux
questions du parquet, arguant que les faits sur lesquels il était interrogé
Ă©taient couverts par le secret dâĂtat, et quâen tout Ă©tat de cause, il ignorait
tout de lâenlĂšvement litigieux.
67. Le
18 juillet 2006, le parquet
sâadressa au PdCM et au ministĂšre de la DĂ©fense pour
leur demander de produire toute information et tout document en leur possession
concernant lâenlĂšvement du requĂ©rant et la pratique des « transfĂšrements
extrajudiciaires » (voir aussi les paragraphes 172-173 ci-dessous). Il
demanda au PdCM si ces informations et documents
Ă©taient couverts par le secret dâĂtat, et le pria, dans lâaffirmative,
dâexaminer lâopportunitĂ© de lever le secret.
68. Par
une note du 26 juillet 2006, le PdCM indiqua que les
informations et les documents demandĂ©s Ă©taient couverts par le secret dâĂtat et
que les conditions pour une levée du
secret nâĂ©taient pas rĂ©unies.
69. Le
30 septembre 2006, interrogĂ© au cours dâune audience ad hoc tenue en chambre du conseil devant le GIP aux fins de la
production dâune preuve (incidente probatorio), M. Pironi confirma les dĂ©clarations dĂ©jĂ
recueillies par les enquĂȘteurs.
70. Le
31 octobre 2006, le ministĂšre de la DĂ©fense confirma que certains
documents avaient Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©s secrets dâĂtat par le PdCM
et ne pouvaient donc pas ĂȘtre produits. Dans les documents restants, les
parties relevant du secret dâĂtat avaient Ă©tĂ© effacĂ©es.
71. En
novembre 2006, M. Pollari fut relevé de ses fonctions
de directeur du SISMi.
4. La
clĂŽture de lâenquĂȘte et le renvoi en jugement des accusĂ©s
72. Le
5 décembre 2006, le parquet demanda le renvoi en jugement de trente-cinq
personnes. Parmi elles se trouvaient vingt-six ressortissants américains (dont
les anciens responsables de la CIA en poste Ă Milan et en Italie, certains
membres du personnel diplomatique et consulaire amĂ©ricain et lâancien
responsable militaire de la sĂ©curitĂ© de la base dâAviano,
M. Romano) et six ressortissants
italiens (M. Pironi, et cinq agents du SISMi Ă savoir N. Pollari, M.
Mancini, R. Di Troia, L. Di Gregori,
G. Ciorra) accusĂ©s dâavoir participĂ© Ă la
planification et Ă la rĂ©alisation de lâenlĂšvement. M. Pignero
était entre-temps décédé. Trois autres accusés, R. Farina, P. Pompa et L. Seno, devaient répondre de recel de malfaiteurs (favoreggiamento personale) pour avoir aidé les auteurs
du crime aprĂšs lâenlĂšvement, par exemple en leur prĂȘtant leurs propres
téléphones afin de leur permettre de passer des coups de fils non surveillés et
se mettre dâaccord sur la version des faits Ă fournir.
73. Ă une
date non précisée en janvier 2007, sur demande déposée par le parquet, un juge
du tribunal de Milan ordonna la saisie de la moitiĂ© dâune maison situĂ©e dans le
PiĂ©mont appartenant Ă M. Lady (lâautre moitiĂ© appartenant Ă sa femme) afin de
garantir les frais de justice et tout dommage-intĂ©rĂȘt pouvant ĂȘtre accordĂ© aux
requérants en cas de condamnation.
74. Le
16 fĂ©vrier 2007, lâaffaire sâacheva pour deux des accusĂ©s (MM. Pironi et Farina) par la procĂ©dure spĂ©ciale dâapplication
de la peine convenue entre les intéressés et le ministÚre public (applicazione della pena su richiesta delle parti,
article 444 du code de procédure pénale), à savoir un an et neuf mois
dâemprisonnement pour M. Pironi et six mois
dâemprisonnement, convertis en amende de 6 800 EUR, pour M. Farina. Ce jugement devint dĂ©finitif.
75. Par
une dĂ©cision du mĂȘme jour, dĂ©posĂ©e le 20 fĂ©vrier 2007, le GIP dĂ©fĂ©ra
les trente-trois autres accusĂ©s devant le tribunal de Milan. Vingt-six dâentre
eux (tous les agents américains) ne se présentÚrent pas au procÚs et furent
jugés par contumace.
5. Les
recours concernant le conflit de compĂ©tence entre les pouvoirs de lâĂtat dans
la phase de lâenquĂȘte
a) Les
recours du Président du Conseil des ministres
76. Les
14 février et 14 mars 2007, le PdCM saisit la
Cour constitutionnelle de deux recours, respectivement contre le parquet et
contre le GIP de Milan, pour conflit de compétence entre les pouvoirs de
lâĂtat.
Dans le premier
recours (no 2/2007), il se plaignait de lâutilisation et de la
diffusion par le parquet de documents et de renseignements couverts par le
secret dâĂtat, de la mise sur Ă©coute des lignes tĂ©lĂ©phoniques du SISMi et dâavoir posĂ©, lors de lâaudience du 30 septembre
2006, des questions concernant des faits relevant du secret dâĂtat. Pour ces
motifs, il demandait Ă la Cour constitutionnelle dâannuler les actes de
lâenquĂȘte concernĂ©s ainsi que la demande de renvoi en jugement.
77. Dans
le deuxiÚme recours (no 3/2007), il se plaignait du dépÎt au dossier
et de lâutilisation par le GIP dâactes, de documents et dâĂ©lĂ©ments de preuve
couverts par le secret dâĂtat. Il prĂ©cisait que le GIP en avait pris
connaissance et que, sur le fondement de ces éléments, il avait décidé de
renvoyer les accusĂ©s en jugement et dâentamer les dĂ©bats, ce qui aurait eu pour
effet dâaccroĂźtre encore la publicitĂ© des informations relevant du secret. Le PdCM demandait Ă la Cour constitutionnelle dâannuler la
décision de renvoi en jugement du 16 février 2007 (paragraphe 75 ci-dessus) et
dâordonner la restitution des documents contenant des informations secrĂštes.
78. Le
tribunal de Milan intervint dans la procédure en formant un recours incident.
Il soutint que le PdCM avait méconnu les attributions
constitutionnelles du GIP en refusant de collaborer avec lui et de lui fournir
les documents relatifs Ă lâenlĂšvement dâAbou Omar et Ă la pratique des
« transfÚrements extrajudiciaires » et nécessaires au déroulement de
lâenquĂȘte.
79. Par
deux ordonnances du 18 avril 2007 (nos
124/2007 et 125/2007),
la Cour constitutionnelle déclara recevables les deux recours du PdCM (voir aussi les paragraphes 99 et 101-107 ci-dessous).
b) Les
recours du parquet et du GIP de Milan
80. Les
12 et 15 juin 2007 respectivement, le parquet et le GIP de Milan
déposÚrent des recours pour conflit de compétence contre le PdCM
(no 6/2007 et 7/2007).
Dans son recours,
le parquet de Milan priait la Cour constitutionnelle de conclure que le PdCM avait excédé ses pouvoirs lorsque, par la note du
26 juillet 2006 (paragraphe 68 ci-dessus), il avait déclaré secrets les
documents et renseignements relatifs Ă lâorganisation et Ă la rĂ©alisation de
lâenlĂšvement. Il arguait tout dâabord que le secret dâĂtat ne pouvait pas
sâappliquer Ă lâenlĂšvement, qui constituait un « trouble Ă lâordre
constitutionnel » Ă©tant donnĂ© que les principes de lâĂtat constitutionnel
sâopposaient Ă ce que lâon enlevĂąt des individus sur le territoire de la
RĂ©publique pour les transfĂ©rer de force dans des pays tiers afin quâils y
soient interrogĂ©s sous la menace ou lâusage de violences physiques et morales.
Il soulignait à cet égard que le secret avait été appliqué de façon générale,
rétroactivement et sans motivation adéquate.
81. Par
deux ordonnances du 26 septembre 2007, la Cour constitutionnelle déclara
recevable le recours du parquet et irrecevable celui du GIP (voir aussi le
paragraphe 99 ci-dessous).
D. Les
procĂšs devant le tribunal de Milan
1. La
suspension, la reprise du procĂšs et lâouverture des dĂ©bats
82. Entre-temps,
lors de la premiĂšre audience, le 8 juin 2007, les requĂ©rants sâĂ©taient
constituĂ©s partie civile et avaient demandĂ© des dommages-intĂ©rĂȘts pour atteinte
Ă la libertĂ© personnelle, Ă lâintĂ©gritĂ© physique et psychique et Ă la vie
privée et familiale. Les accusés avaient demandé la suspension du procÚs au
motif que la procédure pour conflit de compétence était encore pendante devant
la Cour constitutionnelle. Ă la deuxiĂšme audience, le 18 juin 2007, le
tribunal décida de suspendre le procÚs.
83. Le
12 octobre 2007, la loi no 124 du 3 août 2007 (« loi
no 124/2007 ») sur la réforme des services de
renseignement et du secret dâĂtat entra en vigueur (paragraphes 153 et
suivants ci-dessous).
84. Par
une ordonnance du 19 mars 2008, le tribunal rĂ©voqua lâordonnance de suspension
du procĂšs. Il sâexprima ainsi :
« Les questions
susceptibles de se poser quant Ă lâinvaliditĂ© dâactes du procĂšs dĂ©jĂ accomplis
ou Ă accomplir ou Ă lâinterdiction de les utiliser ne pourront ĂȘtre examinĂ©es
quâaprĂšs la dĂ©cision de la Cour constitutionnelle sur la nullitĂ© de ces actes
ou sur lâinterdiction de les utiliser ;
Aucune atteinte aux
intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs protĂ©gĂ©s par le secret dâun document ou dâun acte ne peut
découler du déroulement des débats concernant des actes et des documents
dĂ©sormais connus et sur une grande partie desquels aucun secret nâa Ă©tĂ©
imposé ;
DâĂ©ventuelles
questions liĂ©es aux exigences du secret pourront ĂȘtre rĂ©solues au cas par cas,
en évaluant la nécessité, le cas échéant, de maintenir la confidentialité sur
le dĂ©roulement de lâinstruction (...) ou en recourant Ă la procĂ©dure prĂ©vue par
lâarticle 202 du code de procĂ©dure pĂ©nale [secret
dâĂtat] (...) »
85. Ă
la demande du parquet, le juge ordonna le remplacement des documents
partiellement secrets du dossier par les versions expurgées communiquées par le
ministĂšre de la DĂ©fense.
86. Le
16 avril 2008, lâarrĂȘtĂ© du PdCM no 90 du 8
avril 2008, prĂ©cisant ce qui pouvait relever du secret dâĂtat, fut publiĂ© dans
le Journal officiel.
87. Ă
lâaudience du 14 mai 2008, le tribunal accueillit par ordonnance la demande du
parquet tendant Ă ce que des membres du SISMi fussent
interrogĂ©s sur un certain nombre dâĂ©lĂ©ments, notamment sur les rapports entre
la CIA et le SISMi, dans la mesure oĂč ces
informations étaient nécessaires pour établir les responsabilités individuelles
quant aux faits litigieux. Il prĂ©cisa nĂ©anmoins quâil se rĂ©servait dâexclure,
lors de lâaudition de ces personnes, toute question ayant trait Ă un examen
général des relations entre le SISMi et la CIA.
2. Le
conflit de compétence dénoncé par le président du Conseil des ministres
relativement aux ordonnances rendues par le tribunal de Milan le 19 mars et le
14 mai 2008
88. Le
30 mai 2008, le PdCM saisit Ă nouveau la Cour
constitutionnelle (recours no 14/2008), alléguant que le tribunal de
Milan avait outrepassĂ© ses compĂ©tences et demandant lâannulation des deux
ordonnances du 19 mars et du 14 mai 2008 (paragraphes 84 et 87
ci-dessus).
Il soutenait que,
eu égard au fait que la procédure destinée à trancher le conflit de compétence
était pendante devant la Cour constitutionnelle, le principe de coopération loyale
imposait au tribunal de ne pas admettre, acquérir, ou utiliser, notamment au
cours des dĂ©bats, des actes, des documents ou dâautres Ă©lĂ©ments de preuve
susceptibles de relever du secret dâĂtat, afin dâĂ©viter dâaccroĂźtre la
publicité de ces éléments.
Il priait Ă©galement
la Cour de déclarer que le tribunal ne pourrait pas, en tout état de cause,
utiliser les informations nĂ©cessaires Ă lâĂ©tablissement des responsabilitĂ©s
pĂ©nales individuelles, mĂȘme celles portant sur les rapports entre la CIA et le SISMi, car une telle utilisation Ă©tait selon lui de nature
à affirmer la primauté du pouvoir judiciaire de sanctionner les auteurs
dâinfractions sur celui du PdCM de dĂ©clarer secrets
certains éléments de preuve.
Par une ordonnance du 25
juin 2008 (no 230/2008), la Cour constitutionnelle déclara
ce recours recevable (voir aussi les paragraphes 99 et 101-102 ci-dessous).
89. Lors de lâaudience du 15 octobre 2008, le dĂ©fenseur de M. Mancini
versa au dossier une note du 6 octobre 2008 dans laquelle le PdCM avait rappelĂ© aux agents de lâĂtat leur devoir de ne
pas divulguer au cours dâune procĂ©dure pĂ©nale des faits couverts par le secret
dâĂtat et leur obligation de lâinformer de toute audition et de tout
interrogatoire pouvant concerner de tels faits, notamment pour ce qui
concernait « toute relation entre les services [de renseignement] italiens
et Ă©trangers, y compris les contacts concernant ou pouvant concerner lâaffaire
dite « enlĂšvement dâAbou Omar ».
90. Au
cours de la mĂȘme audience, pendant la dĂ©position dâun ancien membre du SISMi, le dĂ©fenseur de M. Pollari
demanda au tĂ©moin sâil avait connaissance de lâexistence dâordres ou de
directives de M. Pollari visant lâinterdiction
dâactivitĂ©s illĂ©gales liĂ©es Ă des « transfĂšrements
extrajudiciaires ». Invoquant le secret dâĂtat, le tĂ©moin refusa de
répondre. Le défenseur de M. Pollari pria le tribunal
dâappliquer la procĂ©dure prĂ©vue Ă lâarticle 202 du code de procĂ©dure pĂ©nale
(ci-aprÚs « le CPP ») et de demander au PdCM
de confirmer que les faits sur lesquels le tĂ©moin refusait de sâexprimer
Ă©taient couverts par le secret dâĂtat. Le ministĂšre public sâopposa Ă cette
demande et pria le tribunal de qualifier les faits de « troubles Ă lâordre
constitutionnel », qualification excluant la possibilitĂ© dâinvoquer
lâexistence dâun secret dâĂtat. Selon lui, en effet, lâenlĂšvement sâinscrivant
dans un cadre de violations systĂ©matiques des droits de lâhomme, notamment de
lâinterdiction de la torture et des privations arbitraires de libertĂ©, il
allait Ă lâencontre des principes fondamentaux de la Constitution et des
dispositions internationales en matiĂšre de droits de lâhomme.
91. Ă
lâaudience du 22 octobre 2008, le tribunal engagea la procĂ©dure
prĂ©vue Ă lâarticle 202 du CPP sur la question de savoir si « les
directives et les ordres donnés par le général Pollari
(...) à ses subordonnés afin de leur interdire le recours à toute mesure
illégale dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international et,
notamment, en ce qui concerne les activités dites de
« restitution » étaient couvertes par le secret », et il
ordonna la poursuite des débats.
92. Au
cours de lâaudience, un autre ancien agent du SISMi,
interrogĂ© sur les informations que M. Mancini lui avait ou non confiĂ©es quant Ă
son implication dans lâenlĂšvement du requĂ©rant, invoqua Ă©galement le secret
dâĂtat.
93. Ă
lâaudience du 29 octobre 2008, le tribunal, appliquant lâarticle 202 du
CPP, demanda au PdCM de confirmer que les faits sur
lesquels les tĂ©moins refusaient de rĂ©pondre relevaient du secret dâĂtat et
suspendit lâaudition de tous les agents du SISMi
appelés à témoigner.
94. Les
dĂ©bats se poursuivirent. Ă lâaudience du 5 novembre 2008, le tribunal entendit
le rapporteur de lâAssemblĂ©e parlementaire du Conseil de lâEurope sur les
transfÚrements illégaux de détenus et les détentions secrÚtes en Europe, M.
Dick Marty (voir aussi paragraphes 178-179 ci-dessous), et le rapporteur de la
commission temporaire du Parlement europĂ©en sur lâutilisation allĂ©guĂ©e de pays
européens par la CIA pour le transport et la détention illégale de prisonniers,
M. Claudio Fava (voir aussi le paragraphe 180
ci-dessous).
Ă lâaudience du 12
novembre 2008, deux journalistes, dont M. Farina, furent entendus en tant que
témoins.
95. Par
deux notes du 15 novembre 2008, le PdCM, rĂ©pondant Ă
la question du tribunal, confirma lâexistence du secret dâĂtat invoquĂ© par les
anciens agents du SISMi Ă lâaudience du 22 octobre
2008. Il précisa que le maintien du secret était justifié par la nécessité,
dâune part, de prĂ©server la crĂ©dibilitĂ© des services italiens dans leurs
rapports avec leurs homologues Ă©trangers et, dâautre part, de sauvegarder les
exigences de confidentialitĂ© relatives Ă lâorganisation interne des services.
Concernant la nécessité de préserver les relations des services italiens avec
leurs homologues Ă©trangers, il ajouta quâune atteinte Ă ces relations crĂ©erait
le risque dâune restriction du flux dâinformations vers les services italiens
qui porterait atteinte Ă leur capacitĂ© dâopĂ©rer. Enfin, il indiqua que
lâautoritĂ© judiciaire Ă©tait libre de mener des investigations et de rendre un
jugement Ă lâĂ©gard de lâenlĂšvement, qui nâĂ©tait pas, en soi, un fait couvert
par le secret, Ă lâexception des Ă©lĂ©ments de preuve ayant pour objet les
relations susmentionnées.
96. Ă
lâaudience du 3 dĂ©cembre 2008, le tribunal suspendit Ă nouveau le procĂšs,
dans lâattente de la dĂ©cision de la Cour Constitutionnelle.
4. Le
conflit de compétence soulevé par le tribunal de Milan relativement aux lettres
du président du Conseil des ministres du 15 novembre 2008
97. Le
3 dĂ©cembre 2008, le tribunal de Milan saisit la Cour constitutionnelle dâun
recours pour conflit de compétence dirigé contre le PdCM
(no 20/2008). Soulignant que ce dernier avait expressément
indiquĂ© que lâenlĂšvement ne relevait pas du secret dâĂtat, il pria la Cour de
dĂ©clarer que le PdCM nâavait pas le pouvoir dâinclure
dans le domaine dâapplication du secret les rapports entre les services
italiens et Ă©trangers ayant trait Ă la commission de cette infraction. Une
telle dĂ©cision, dĂšs lors quâelle avait pour effet dâempĂȘcher lâĂ©tablissement
des faits constitutifs de lâinfraction, nâaurait Ă©tĂ© ni cohĂ©rente ni
proportionnĂ©e. Il ajouta quâen tout Ă©tat de cause, le secret ne pouvait pas
ĂȘtre opposĂ© a posteriori par
rapport à des faits ou documents déjà vérifiés, notamment au cours des
investigations préliminaires.
98. Par
une ordonnance
du 17 décembre 2008, la Cour constitutionnelle déclara ce recours
recevable.
E. LâarrĂȘt
no 106/2009 de la Cour constitutionnelle
99. Par
lâarrĂȘt no 106/2009
du 18 mars 2009, la Cour constitutionnelle joignit tous les recours pour
conflit de compétence soulevés dans le cadre de la procédure concernant
lâenlĂšvement du requĂ©rant. Elle dĂ©clara irrecevables le recours incident formĂ©
par le GIP de Milan et le recours no 6/2007 du parquet de
Milan, accueillit partiellement les recours nos 2/2007, 3/2007
(paragraphes 76-81 ci-dessus) et 14/2008 (paragraphe 88 ci-dessus) du PdCM et rejeta le recours no 20/2008 du GIP
(paragraphes 97-98 ci-dessus).
100. Dans
son arrĂȘt, la Cour constitutionnelle rĂ©suma dâabord les principes rĂ©sultant de
sa jurisprudence en matiĂšre de secret dâĂtat. Elle affirma la
prĂ©Ă©minence des intĂ©rĂȘts protĂ©gĂ©s par le secret dâĂtat sur tout autre intĂ©rĂȘt
constitutionnellement garanti et rappela que lâexĂ©cutif Ă©tait investi du
pouvoir discrĂ©tionnaire dâapprĂ©cier la nĂ©cessitĂ© du secret aux fins de la
protection de ces intĂ©rĂȘts, pouvoir « dont les seules limites rĂ©sid[ai]ent dans lâobligation
dâadresser au Parlement les motifs essentiels sur lesquels reposent les
dĂ©cisions et dans lâinterdiction dâinvoquer le secret dâĂtat Ă lâĂ©gard de faits
constituant un trouble Ă lâordre constitutionnel (fatti eversivi dellâordine
costituzionale) ». Elle précisa que
ce pouvoir Ă©tait soustrait Ă tout contrĂŽle judiciaire, y compris le sien, et
souligna quâelle nâavait pas pour tĂąche dâapprĂ©cier, dans les procĂ©dures de
conflit de compĂ©tence, les raisons du recours au secret dâĂtat.
1. Sur
les recours du Président du Conseil des ministres (nos 2/2007,
3/2007 et 14/2008)
101. La
Cour constitutionnelle considéra que la perquisition du siÚge du SISMi et la saisie sur place de documents, réalisées le 5
juillet 2006 en prĂ©sence dâagents du service (paragraphe 63 ci-dessus) alors
que le secret dâĂtat nâavait pas Ă©tĂ© invoquĂ©, Ă©taient des actes lĂ©gitimes et
relevaient Ă lâĂ©poque des mesures dâinvestigation ouvertes aux autoritĂ©s
judiciaires. Elle
jugea en revanche que, aprĂšs lâĂ©mission de la note du 26 juillet 2006 par
laquelle certains faits et informations contenus dans les documents saisis
avaient Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©s secrets et quâen lieu et place de ces Ă©lĂ©ments, des
documents ne faisant apparaĂźtre que les informations non couvertes par le
secret avaient été communiqués, les autorités judiciaires devaient remplacer
les documents saisis par les documents communiquĂ©s afin dâĂ©viter une
divulgation ultérieure des contenus secrets portant atteinte aux exigences de
la sĂ©curitĂ© nationale et aux intĂ©rĂȘts fondamentaux justifiant lâapplication du
secret.
102. La
haute juridiction considéra par ailleurs que le refus du juge de procéder de
cette façon ne pouvait se justifier par la nature des faits faisant lâobjet de
lâenquĂȘte et du procĂšs. Elle reconnut lâillicĂ©itĂ© de la pratique des
« transfÚrements extrajudiciaires », mais jugea cependant
quâ« un fait criminel individuel, mĂȘme grave, ne [pouvait] ĂȘtre qualifiĂ©
de trouble Ă lâordre constitutionnel sâil nâ[Ă©tait]
pas susceptible de saper, en la dĂ©sarticulant, lâarchitecture dâensemble des
institutions dĂ©mocratiques ». Elle conclut donc que, mĂȘme si lâenlĂšvement
du requĂ©rant nâĂ©tait pas couvert en soi par le secret dâĂtat, lâapplication du
secret dâĂtat ne pouvait ĂȘtre exclue dans lâenquĂȘte sur les faits.
103. Ainsi,
selon la Cour constitutionnelle, le parquet et le GIP nâavaient pas compĂ©tence
pour fonder, respectivement, la demande et la dĂ©cision de renvoi en jugement Ă
lâencontre des accusĂ©s sur les Ă©lĂ©ments versĂ©s au dossier Ă lâissue de la
perquisition du 5 juillet 2006.
104. Relevant
par ailleurs que lâexistence du secret dâĂtat sur les relations entre les
services italiens et Ă©trangers Ă©tait connue tant du parquet que du GIP
lorsquâil avait Ă©tĂ© demandĂ© que soit tenue une audience ad hoc aux
fins de la production en tant que preuve (incidente probatorio) des déclarations de M. Pironi,
la haute juridiction estima que le parquet nâaurait pas dĂ» demander un
tĂ©moignage ayant trait Ă ces relations et que le GIP nâaurait pas dĂ»
lâaccepter.
105. Quant
aux actes de la procédure, la Cour constitutionnelle jugea que le tribunal
avait aussi outrepassé ses compétences lorsque, par une ordonnance du 14 mai 2008
(paragraphe 87 ci-dessus), il avait admis des tĂ©moignages relatifs Ă
lâenlĂšvement du requĂ©rant portant sur des aspects prĂ©cis des relations entre le
SISMi et la CIA, en excluant seulement les
informations relatives au cadre général des relations entre les deux services.
106. La haute juridiction rappela que la déclaration par laquelle il
Ă©tait jugĂ© quâune autoritĂ© avait outrepassĂ© ses compĂ©tences entraĂźnait
exclusivement lâinvaliditĂ© des actes ou des parties des actes qui avaient portĂ©
atteinte aux intĂ©rĂȘts en cause, et quâil appartenait aux autoritĂ©s judiciaires
devant lesquelles avait lieu le procĂšs dâapprĂ©cier les consĂ©quences de cette
invaliditĂ© sur lâaffaire, eu Ă©gard aux rĂšgles prĂ©voyant respectivement
lâinvaliditĂ© des actes dĂ©coulant dâactes nuls
(article 185 § 1 du CPP) et lâinterdiction dâutiliser les
preuves acquises en violation de la loi (article 191 du CPP). En
dâautres termes, lâautoritĂ© judiciaire demeurait libre de mener lâenquĂȘte et de
juger, sous rĂ©serve de respecter lâinterdiction dâutiliser les informations
couvertes par le secret. La Cour constitutionnelle souligna par ailleurs quâen
vertu de lâarticle 202 § 1 du CPP, de lâarticle 41 de la
loi no 124/2007 et de lâarticle 261 du CP, les agents
de lâĂtat, mĂȘme lorsquâils Ă©taient interrogĂ©s en qualitĂ© dâaccusĂ©s, ne
pouvaient pas divulguer des faits couverts par le secret dâĂtat.
107. Enfin,
la Cour constitutionnelle rejeta les moyens restants du recours, qui
concernaient les mesures dâinvestigation prises par le parquet, notamment
lâĂ©coute systĂ©matique des communications des agents du SISMi.
Elle souligna néanmoins que toute information obtenue au sujet des relations
entre les services italiens et Ă©trangers Ă©tait couverte par le secret dâĂtat
et, partant, inutilisable.
2. Sur
le recours du tribunal de Milan (no 20/2008)
108. La Cour constitutionnelle considéra que les notes du président du
Conseil des ministres, qui indiquaient de maniÚre générale les matiÚres couvertes
par le secret dâĂtat (30 juillet 1985), rappelaient les devoirs des agents de
la RĂ©publique en matiĂšre de secret dâĂtat notamment quant aux relations avec
des Ătats tiers (11 novembre 2005) et confirmaient lâexistence du secret dâĂtat
quant aux informations et documents demandés par le parquet le
18 juillet 2006 (26 juillet 2006), sâinscrivaient dans une dĂ©marche
cohérente selon laquelle les informations et les documents relatifs aux
relations entre les services italiens et Ă©trangers ou Ă lâorganisation interne
des services relevaient du secret dâĂtat quand bien mĂȘme ils auraient concernĂ©
lâenlĂšvement du requĂ©rant. Elle en dĂ©duisit que lâapplication du secret
dâĂtat Ă ces Ă©lĂ©ments nâĂ©tait pas postĂ©rieure aux activitĂ©s judiciaires,
contrairement à ce que prétendait le tribunal de Milan.
109. Enfin,
elle rappela quâil ne lui appartenait pas dâapprĂ©cier les motifs de la dĂ©cision
dâappliquer le secret dâĂtat prise par le prĂ©sident du Conseil des ministres dans
le cadre de son pouvoir discrétionnaire. Elle estima toutefois que des
informations et des documents essentiels pour lâĂ©tablissement des faits et des
responsabilitĂ©s pĂ©nales dans lâaffaire de lâenlĂšvement du requĂ©rant pouvaient
ĂȘtre couverts par le secret dâĂtat sans que celui-ci ne sâapplique Ă
lâenlĂšvement en lui-mĂȘme. Elle sâappuya Ă cet Ă©gard sur lâarticle
202 § 6 du CPP, qui dispose que si le secret dâĂtat est confirmĂ© et
quâil faut avoir connaissance des Ă©lĂ©ments couverts par le secret pour trancher
lâaffaire, le juge doit dĂ©clarer le non-lieu Ă raison du secret dâĂtat.
F. La
reprise des débats et le jugement du tribunal de Milan
110. Les
dĂ©bats reprirent le 22 avril 2009. Par une ordonnance prononcĂ©e Ă lâaudience du
20 mai 2009, le tribunal de Milan déclara inutilisables tous les éléments de
preuve prĂ©cĂ©demment admis qui avaient trait aux relations entre le SISMi et la CIA ou Ă lâorganisation interne du SISMi, y compris les ordres et directives donnĂ©s, et
accueillit une demande du parquet visant à exclure tout témoignage des agents
du SISMi.
111. Ă
lâaudience du 29 mai 2009, les accusĂ©s membres du SISMi,
interrogĂ©s, opposĂšrent le secret dâĂtat. Au cours des dĂ©bats qui se dĂ©roulĂšrent
par la suite, le tribunal rejeta une question soulevĂ©e par le parquet quant Ă
la légitimité constitutionnelle des dispositions législatives en matiÚre de
secret dâĂtat.
112. Le
4 novembre 2009 le tribunal de Milan rendit un arrĂȘt.
Tout dâabord, il
reconstitua les faits sur la base des conclusions de lâenquĂȘte consignĂ©es dans
les mémoires présentés par le ministÚre public aux audiences des 23 et 30
septembre 2009.
Le tribunal estima
que lâenlĂšvement du requĂ©rant constituait un fait Ă©tabli. Il considĂ©ra comme
avĂ©rĂ© que, le 17 fĂ©vrier 2003, un « commando » composĂ© dâagents de la
CIA et de M. Pironi, un membre du groupement
opĂ©rationnel spĂ©cial de Milan, avait enlevĂ© lâintĂ©ressĂ© Ă Milan, lâavait fait
monter dans une camionnette, lâavait amenĂ© Ă lâaĂ©roport dâAviano,
lâavait embarquĂ© dans un avion Lear Jet 35 qui avait dĂ©collĂ© Ă 18 h 20 pour la
base de Ramstein et, finalement, lâavait mis Ă bord
dâun Jet Executive Gulfstream,
qui avait décollé à 20 h 30 à destination du Caire.
Pendant le trajet,
des coups de fils avaient été passés à M. Lady, chef de la CIA à Milan, à M.
Romano, chef de la sécurité à Aviano, et au quartier
général de la CIA aux Etats-Unis.
113. Prenant
en compte tous les Ă©lĂ©ments de preuve non couverts par le secret dâĂtat,
le tribunal Ă©tablit que :
(i) lâ« enlĂšvement »
avait Ă©tĂ© voulu, programmĂ© et rĂ©alisĂ© par un groupe dâagents de la CIA, en
exécution de ce qui avait été expressément décidé au niveau politique par
lâautoritĂ© compĂ©tente ;
(ii) lâopĂ©ration
avait Ă©tĂ© programmĂ©e et rĂ©alisĂ©e avec le soutien des responsables de la CIA Ă
Milan et à Rome, avec la participation du commandant américain de la base
aĂ©rienne dâAviano et avec lâaide importante de M. Pironi ;
(iii) lâenlĂšvement
avait Ă©tĂ© effectuĂ© alors mĂȘme que la personne enlevĂ©e faisait lâobjet, dans
cette pĂ©riode, dâenquĂȘtes de la part de la Digos et
du parquet, Ă lâinsu de ces autoritĂ©s italiennes et, avec la conviction
quâelles ne pourraient rien savoir des consĂ©quences de cet acte ;
(iv) lâexistence
dâune autorisation dâenlever Abou Omar, donnĂ©e par de trĂšs hauts responsables
de la CIA à Milan (les accusés Castelli, Russomando, Medero, De Sousa et
Lady), laissait présumer que les autorités italiennes avaient connaissance de
lâopĂ©ration, voire en Ă©taient complices (mais il nâavait pas Ă©tĂ© possible
dâapprofondir les Ă©lĂ©ments de preuve existants Ă cet Ă©gard, le secret dâĂtat
ayant été opposé) ;
(v) les
identités des membres du « groupe opérationnel » de la CIA avaient
été correctement établies ;
(vi) la
participation effective de tous les accusés de nationalité américaine avait été
dĂ©terminante au niveau juridique, mĂȘme si certains dâentre eux sâĂ©taient
limités à accomplir des activités préparatoires ;
(vii) le
fait que les accusĂ©s Ă©taient conscients de lâillĂ©gitimitĂ© de ce quâils allaient
faire ne pouvait ĂȘtre mis en doute ;
(viii) on
ne pouvait pas non plus mettre en doute le fait que les « remises
extraordinaires » constituaient une pratique sciemment utilisée par
lâadministration amĂ©ricaine et par ceux qui exĂ©cutaient sa volontĂ©.
114. Le
tribunal Ă©tablit Ă©galement que lâenlĂšvement du requĂ©rant avait sĂ©rieusement
compromis lâenquĂȘte que le parquet menait sur les groupes islamistes
(paragraphe 9 ci-dessus). En outre, de fausses informations avaient été
diffusĂ©es dans le but de diriger les enquĂȘteurs sur une fausse piste. Ainsi, le
3 mars 2003, un agent américain de la CIA avait fait savoir à la police
italienne que le requĂ©rant sâĂ©tait volontairement rendu dans les Balkans.
Lâinformation sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ©e par la suite mal fondĂ©e et diffusĂ©e Ă dessein
(voir aussi le paragraphe 31 ci-dessus).
Le SISMi avait en outre fait circuler la rumeur que le
requĂ©rant Ă©tait parti volontairement Ă lâĂ©tranger et avait simulĂ© son
enlÚvement. Les autorités égyptiennes, lors de la publication dans la presse de
lâinformation selon laquelle le requĂ©rant Ă©tait en Ăgypte, avaient soutenu que
lâintĂ©ressĂ© sâĂ©tait rendu volontairement dans ce pays (voir aussi le paragraphe
24 ci-dessus). Le tribunal de Milan fit aisément le lien entre les fausses
informations.
115. Il
ressort du jugement du 4 novembre 2009 que le secret dâĂtat faisait obstacle Ă
lâutilisation des dĂ©clarations faites par les agents du SISMi
en cours dâenquĂȘte.
116. En
conclusion, le tribunal de Milan :
a) condamna
par contumace vingt-deux agents et hauts responsables de la CIA ainsi quâun
officier de lâarmĂ©e amĂ©ricaine (le colonel J. Romano) Ă une peine de cinq
annĂ©es dâemprisonnement pour lâenlĂšvement du requĂ©rant et infligea Ă M. Lady
une peine de huit ans dâemprisonnement.
b) prononça
un non-lieu Ă lâĂ©gard de trois autres ressortissants amĂ©ricains (B. Medero, J. Castelli et R.H. Russomando), les accusĂ©s bĂ©nĂ©ficiant de lâimmunitĂ© diplomatique.
c) reconnut
M. Pompa et M. Seno coupables de recel de malfaiteurs
et les condamna Ă trois ans dâemprisonnement.
d) prononça
un non-lieu, du fait de lâapplication du secret dâĂtat, Ă lâĂ©gard de lâancien
directeur du SISMi et de son adjoint, MM. Pollari et Mancini, de mĂȘme quâĂ Ă©gard trois anciens
membres du SISMi (MM. Di Troia,
Di Gregori et Ciorra).
117. Le
tribunal ordonna par ailleurs aux personnes condamnées de verser solidairement
aux requĂ©rants, en rĂ©paration des atteintes aux droits de lâhomme et des
injustices quâils leur avaient fait subir, des dommages-intĂ©rĂȘts dont le
montant devait ĂȘtre Ă©tabli dans le cadre dâun procĂšs civil. Ă titre provisoire,
conformĂ©ment Ă lâarticle 539 du CPP, le tribunal octroya au requĂ©rant une provision dâun million dâeuros et Ă la requĂ©rante
500 000 EUR. Pour parvenir Ă chiffrer ces montants, le tribunal de
Milan sâinspira de lâaffaire de remise extraordinaire de Maher Arar, un
ressortissant canadien déporté en Syrie, dans laquelle les autorités
canadiennes avaient versĂ© une somme dâenviron dix millions de dollars Ă
titre dâindemnisation.
118. Quant
au secret dâĂtat, le tribunal formula les considĂ©rations
suivantes :
« La
dĂ©limitation du domaine dâapplication du secret dâĂtat Ă©tablie par la Cour
constitutionnelle et le silence des accusés qui en a découlé ont tiré un
« rideau noir » devant toutes les activitĂ©s des membres du SISMi relatives au fait/dĂ©lit de lâ« enlĂšvement dâAbou
Omar », de sorte quâil est absolument impossible dâen apprĂ©cier la
lĂ©galitĂ©. (...) Lâexistence dâune telle zone dâombre et, surtout, lâampleur de
son Ă©tendue du point de vue des preuves, fait quâil est impossible dâavoir
connaissance de faits essentiels et quâil sâimpose de rendre une dĂ©cision de
non-lieu au sens du nouvel article 202 § 2 du CPP ».
119. Le
jugement du tribunal de Milan du 4 novembre 2009 fut frappĂ© dâappel par les
parties.
G. La
suite de la procĂ©dure Ă lâĂ©gard des agents italiens du SISMi
accusĂ©s dâenlĂšvement
1. LâarrĂȘt
de la cour dâappel de Milan du 15 dĂ©cembre 2010
120. Dans
le cadre de la procĂ©dure dâappel contre le jugement du tribunal de Milan du 4
novembre 2009, la cour dâappel, par des ordonnances des 22 et 26 octobre
2010, dĂ©cida dâexclure du dossier les procĂšs-verbaux des interrogatoires de
quatre agents du SISMi (MM. Ciorra,
Di Troia, Di Gregori
et Mancini), au motif que leurs déclarations étaient inutilisables.
121. Par
un arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010, la cour dâappel de Milan confirma le non-lieu Ă
lâĂ©gard de cinq accusĂ©s (MM Pollari, Ciorra, Di Troia, Di Gregori et Mancini ; voir aussi paragraphe 116
ci-dessus). Cet arrĂȘt fut attaquĂ© devant la Cour de cassation.
2. LâarrĂȘt
de la Cour de cassation du 19 septembre 2012, no 46340/12
122. La
Cour de cassation annula les ordonnances des 22 et 26 octobre 2010 dans
lesquelles la cour dâappel avait dĂ©clarĂ© inutilisables les dĂ©clarations faites
pendant lâinterrogatoire par MM. Ciorra, Di Troia, Di Gregori et
Mancini. La haute juridiction admit les preuves au dossier. Le point central de
son raisonnement Ă©tait que le secret dâĂtat ne pouvait pas ĂȘtre opposĂ© aux
initiatives personnelles, Ă savoir aux actions sortant de la fonction
institutionnelle et non autorisées. La Cour de cassation releva que, le 11
novembre 2005, le président du Conseil des ministres avait déclaré que le
gouvernement et le SISMi Ă©taient Ă©trangers Ă
lâenlĂšvement du requĂ©rant, et que le directeur du SISMi,
M. Pollari, avait pour sa part dit ne rien savoir de
lâenlĂšvement (paragraphe 66 ci-dessus). Pour la haute juridiction, les
conduites criminelles des agents accusés étaient donc la conséquence
dâinitiatives individuelles, non autorisĂ©es par la direction du SISMi et, comme telles, ne pouvaient pas ĂȘtre couvertes par
le secret dâĂtat, mĂȘme si elles concernaient les relations
entre services italiens et services Ă©trangers.
La Cour de
cassation explicita son raisonnement en observant plus particuliĂšrement que :
a) le
secret dâĂtat nâavait pas Ă©tĂ© opposĂ© par les agents du SISMi
pendant la phase des investigations préliminaires, ni pendant la perquisition
du siĂšge du SISMi Ă Rome, mais uniquement pendant les
débats ;
b) la
Cour constitutionnelle avait affirmĂ© dans son arrĂȘt 106/09
que lâenlĂšvement dâAbou Omar nâĂ©tait, comme tel, pas couvert pas le secret
dâĂtat, ce dernier concernant uniquement les relations internationales et les
« interna corporis » ;
c) la
loi ne prévoyait pas une immunité subjective absolue et générale des membres
des services de renseignement, vu que lâarticle 17 de la loi no 124/2007
disposait que les conduites criminelles de ceux-ci nâĂ©taient pas punissables
sous réserve que ces conduites aient été autorisées et soient indispensables au
but institutionnel, mais Ă lâexclusion des crimes contre la libertĂ©
personnelle ;
d) il
dĂ©coulait de lâarrĂȘt de la Cour constitutionnelle de 2009 que le secret dâĂtat
ne couvrait pas les conduites individuelles se situant en dehors des fonctions
institutionnelles et dĂ©coulant dâinitiatives personnelles ;
e) le PdCM avait toujours dĂ©clarĂ© que le gouvernement et le SISMi Ă©taient Ă©trangers Ă lâenlĂšvement du requĂ©rant ;
f) le
secret dâĂtat ne pouvait donc pas couvrir les Ă©lĂ©ments de preuve relatifs aux
conduites criminelles individuelles ;
g) Le
secret dâĂtat nâayant pas Ă©tĂ© opposĂ© initialement, les preuves avaient Ă©tĂ©
lĂ©galement recueillies pendant lâenquĂȘte. On ne pouvait pas imaginer quâelles
soient dĂ©truites postĂ©rieurement, sous peine de faire du secret dâĂtat une
vĂ©ritable garantie dâimpunitĂ©. En outre, couvrir tardivement par le secret
dâĂtat des informations dĂ©jĂ amplement divulguĂ©es nâavait pas de sens, et ce
mĂȘme sous lâangle de la Convention europĂ©enne des droits de lâhomme.
123. En
conclusion, la Cour de cassation annula lâarrĂȘt de la cour dâappel de Milan du
15 dĂ©cembre 2010 quant Ă la dĂ©cision de non-lieu Ă lâencontre des cinq
agents des services secrets italiens (voir aussi paragraphe 121 ci-dessus), et
renvoya lâaffaire pour examen devant la cour dâappel de Milan.
3. LâarrĂȘt
de la cour dâappel de Milan du 12 fĂ©vrier 2013
124. Par
un arrĂȘt du 12 fĂ©vrier 2013, la cour dâappel de Milan conclut Ă la culpabilitĂ©
des cinq accusés. Elle établit les faits suivants.
Le fait historique
de lâenlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait avĂ©rĂ©, la dĂ©cision condamnant vingt-trois
des AmĂ©ricains qui lâavaient organisĂ© et exĂ©cutĂ© Ă©tait dĂ©finitive, tout comme
la condamnation de M. Pironi (voir aussi le
paragraphe 74 ci-dessus et les paragraphes 140 et 143 ci-dessous), qui avait
matĂ©riellement participĂ© Ă lâexĂ©cution. Le requĂ©rant avait Ă©tĂ© victime dâune
« remise extraordinaire » (voir aussi les paragraphes 172-175
ci-dessous) planifiée par les Américains.
M. Pollari, Ă lâĂ©poque directeur du SISMi, avait reçu de J. Castelli,
responsable de la CIA en Italie, une demande de collaborer Ă lâopĂ©ration, et en
particulier dâeffectuer des activitĂ©s prĂ©paratoires. Une fois la demande
acceptée, M. Pollari avait donné des directives au
général Pignero (décédé en 2006) et à M. Mancini, qui
Ă©tait responsable du SISMi pour lâItalie du nord.
Pour préparer
lâenlĂšvement, MM. Di Gregori, Ciorra
et Di Troia avaient été envoyés sur les lieux pour
observer la situation. Tous les cinq savaient pertinemment quâil ne sâagissait
pas dâune opĂ©ration aux fins dâune enquĂȘte judiciaire, et ils savaient quâil y
avait dĂ©jĂ une enquĂȘte de police en cours concernant le requĂ©rant. Ils savaient
quâils participaient Ă une opĂ©ration de « prĂ©lĂšvement » illĂ©gale. Il
était avéré que le résultat de leurs observations avait été transmis aux agents
de la CIA. Ils avaient donc fourni une contribution active, et en tout cas ils
nâavaient pas empĂȘchĂ© le fait criminel.
Eu Ă©gard aux
indications de la Cour de cassation, la cour dâappel considĂ©ra que, dans son
arrĂȘt de 2009, la Cour constitutionnelle avait dit que le secret dâĂtat
limitait le pouvoir judiciaire sur un document donnĂ©, Ă partir du moment oĂč le
secret a été opposé. Or, le 11 novembre 2005, le PdCM
avait affirmĂ© ne rien savoir de lâenlĂšvement, puis en juillet 2006, en octobre
et en novembre 2008, le PdCM avait affirmé que le
secret dâĂtat concernait les rapports avec les services Ă©trangers et les interna corporis mais
pas lâexistence mĂȘme de lâenlĂšvement.
Or, la défense des
accusés avait produit deux notes datées des 25 janvier et 1er
fĂ©vrier 2013, qui indiquaient que le secret dâĂtat concernait tous les
comportements des agents du SISMi. Ces notes
nâavaient pas Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es par le PdCM, seul
titulaire du pouvoir dâopposer le secret dâĂtat, mais par le directeur de
lâAgence de la SĂ©curitĂ© (AISE). En outre, elles contredisaient les
communications précédentes du PdCM.
Par conséquent, la
cour dâappel dĂ©cida de verser au dossier les procĂšs-verbaux des interrogatoires
des accusĂ©s remontant Ă la phase de lâenquĂȘte et de tenir compte des
dĂ©clarations faites Ă lâĂ©poque. Elle estima en effet que lâopposition du secret
dâĂtat uniquement aprĂšs le dĂ©but des dĂ©bats, et sur des aspects beaucoup plus
larges, devait passer pour un refus de rĂ©pondre. Pour la cour dâappel, il
fallait donc isoler les parties des dĂ©clarations couvertes par le secret dâĂtat
dans le sens indiqué par la Cour constitutionnelle en 2009 et ne pas en tenir
compte.
Tous les accusés
opposĂšrent le secret dâĂtat, en raison duquel ils ne pouvaient pas se dĂ©fendre.
125. En
conclusion, la cour dâappel condamna MM. Di Troia,
Di Gregori et Ciorra Ă
une peine de six ans dâemprisonnement, M. Mancini Ă neuf ans dâemprisonnement
et M. Pollari Ă dix ans dâemprisonnement. Elle
les condamna par ailleurs Ă verser des dommages-intĂ©rĂȘts, dont le montant
devait ĂȘtre dĂ©terminĂ© dans une procĂ©dure sĂ©parĂ©e.
4. Le
recours du président du Conseil des Ministres concernant le conflit de
compĂ©tence entre les pouvoirs de lâĂtat
126. Entre-temps,
le 11 février 2013, le PdCM avait introduit devant la
Cour constitutionnelle un nouveau recours pour conflit de compétence entre
pouvoirs de lâĂtat. Ce recours visait lâarrĂȘt de la Cour de cassation du
19 septembre 2012, plus prĂ©cisĂ©ment la partie concernant lâinterprĂ©tation
de lâarrĂȘt de la Cour constitutionnelle de 2009 en matiĂšre de secret dâĂtat.
Il visait Ă©galement la dĂ©cision procĂ©durale par laquelle la cour dâappel de
Milan avait dĂ©cidĂ© de verser au dossier les procĂšs-verbaux dâinterrogatoire des
accusĂ©s et la note de lâAISE du 25 janvier 2013. Cette derniĂšre avait Ă©tĂ©
adressée à M. Mancini et énonçait que le PdCM avait
notĂ© que le secret dâĂtat sâĂ©tendait Ă tous les aspects concernant les rapports
entre services de renseignement nationaux et Ă©trangers, Ă lâorganisation
interne du service ainsi quâĂ son mode de fonctionnement, mĂȘme si ces aspects
concernaient lâenlĂšvement en question.
127. Le
3 juillet 2013, le PdCM introduisit un deuxiĂšme
recours contre la cour dâappel de Milan, au motif que celle-ci nâavait, entre
autres, pas suspendu le procĂšs.
5. LâarrĂȘt
24/2014 de la Cour constitutionnelle
128. Le
14 janvier 2014, la Cour constitutionnelle accueillit les recours pour conflit
de compétence qui avaient été soulevés au motif que les juridictions en cause
avaient empiété sur les attributions du PdCM.
Par conséquent,
elle dĂ©clara que la Cour de cassation nâaurait pas dĂ» annuler le non-lieu des
cinq accusĂ©s ni les ordonnances des 22 et 26 octobre 2010 de la cour dâappel de
Milan admettant les preuves litigieuses. En outre, elle estima que la cour
dâappel nâaurait pas dĂ» condamner lesdits agents sur la base des procĂšs-verbaux
de leurs interrogatoires.
La Cour
constitutionnelle annula en consĂ©quence lâarrĂȘt de la Cour de cassation et
lâarrĂȘt de la cour dâappel de Milan sur ces points, ajoutant que lâautoritĂ©
judiciaire reprendrait la procédure et tirerait les conséquences sur le plan de
la procédure pénale.
129. Pour
parvenir Ă ces conclusions, la Cour constitutionnelle rappela dâabord que selon
les principes Ă©laborĂ©s dans sa jurisprudence, qui persistaient mĂȘme aprĂšs
lâintroduction de la nouvelle loi de 2007 (« loi no 124/2007 » ;
voir aussi paragraphes 153-161 ci-dessus), le pouvoir dâopposer le secret
dâĂtat impliquait lâintĂ©rĂȘt supĂ©rieur de la sĂ©curitĂ© de lâĂtat Ă sa propre intĂ©gritĂ© et Ă son indĂ©pendance. Elle ajouta
que lâingĂ©rence du secret dâĂtat dans dâautres principes constitutionnels, y
compris ceux relatifs au pouvoir judiciaire, était inévitable. Selon la haute
juridiction, le pouvoir dâopposer le secret dâĂtat ne pouvait pas empĂȘcher un
ministĂšre public de mener ses investigations sur des faits criminels ;
toutefois, il pouvait inhiber le pouvoir de lâautoritĂ© judiciaire dâadmettre
des informations couvertes par le secret dâĂtat. La Cour constitutionnelle
dĂ©clara que, dans ce domaine, le PdCM disposait dâun
grand pouvoir discrĂ©tionnaire dâapprĂ©ciation, qui ne pouvait pas ĂȘtre remis en
question par les juges. Elle expliqua que lorsque, comme en lâespĂšce, des
Ă©lĂ©ments de preuve Ă©taient couverts par le secret dâĂtat, en lâabsence dâautres
éléments de preuves à charge, il fallait prononcer un non-lieu au sens de
lâarticle 41 de la loi no 124/2007 et de lâarticle 202 § 3 du
CPP, ce qui Ă©tablissait clairement la primautĂ© de la sĂ©curitĂ© de lâĂtat sur le
besoin dâĂ©tablir une « vĂ©ritĂ© judiciaire (accertamento giuridizionale)». Cela dit, le fait
criminel (lâenlĂšvement du requĂ©rant) subsistait.
130. La
haute juridiction examina ensuite la thĂšse de la Cour de cassation selon
laquelle le secret ne pouvait pas couvrir les conduites des agents du SISMi en lâespĂšce au motif que ces conduites Ă©taient
extra-fonctionnelles et que les intéressés avaient agi à titre personnel. Selon
la Cour constitutionnelle, cette thĂšse ne pouvait pas ĂȘtre retenue. En effet,
les agents avaient été condamnés avec la circonstance aggravante de
lâ« abus de fonctions » et donc, implicitement, il avait Ă©tĂ© reconnu
que leur conduite sâinscrivait dans le cadre de leurs fonctions. En outre, la
Cour constitutionnelle rappela que lâarticle 18 de la loi no 124/2007
interdisait de couvrir par le secret dâĂtat les conduites illicites. Lorsque la
conduite criminelle nâavait pas Ă©tĂ© autorisĂ©e, ou sortait du cadre de
lâautorisation, le PdCM Ă©tait tenu dâadopter les
mesures nĂ©cessaires et dâen informer sans dĂ©lai lâautoritĂ© judiciaire. Vu quâen
lâespĂšce le PdCM nâavait pas dĂ©noncĂ© une telle
situation, et quâau contraire, il avait rĂ©itĂ©rĂ© lâexistence du secret dâĂtat,
il fallait en dĂ©duire que la thĂšse de lâinitiative personnelle nâĂ©tait pas
plausible.
131. Par
ailleurs, lâĂ©tendue objective du secret avait Ă©tĂ© en lâespĂšce tracĂ©e par la
dĂ©cision prĂ©cĂ©dente de la Cour constitutionnelle (arrĂȘt no 106/2009 ;
voir aussi paragraphes 99-109 ci-dessus). Il avait certes été dit que le secret
ne portait pas sur le fait que le requérant avait été enlevé ; cependant,
il portait sur tout ce qui avait trait aux rapports avec les services de
renseignement étrangers et aux aspects organisationnels et opérationnels du SISMi, en particulier aux ordres et directives donnés par
son directeur aux agents du service, mĂȘme sâils Ă©taient liĂ©s Ă lâenlĂšvement.
Pour la Cour
constitutionnelle, on ne pouvait donc pas nier que le secret dâĂtat â dont les
limites ne pouvaient ĂȘtre dĂ©finies que par le seul pouvoir habilitĂ© Ă
lâappliquer - couvrait tout ce qui concernait lâenlĂšvement et le transfĂšrement
dâAbou Omar (faits, informations, documents relatifs aux Ă©ventuelles
directives, relations avec services Ă©trangers), Ă condition que les actes
commis par les agents du SISMi aient objectivement
visĂ© Ă protĂ©ger la sĂ©curitĂ© de lâĂtat.
6. LâarrĂȘt
du 24 février 2014, no 20447/14 de la Cour de cassation
132. La
procédure reprit devant la Cour de cassation, les cinq accusés ayant attaqué
lâarrĂȘt de la cour dâappel de Milan du 12 fĂ©vrier 2013 (paragraphes 124-125
ci-dessus).
133. Dans
un arrĂȘt du 24 fĂ©vrier 2014, la Cour de cassation dĂ©clara dâemblĂ©e quâelle
devait tenir compte de lâarrĂȘt de la Cour constitutionnelle.
Elle observa
ensuite que, pendant des annĂ©es, les autoritĂ©s nâavaient pas « baissĂ© le
rideau noir du secret », alors mĂȘme quâelles savaient que les agents
accusés étaient en train de révéler les faits. En outre, les informations
litigieuses Ă©tant connues et divulguĂ©es au moment oĂč le secret dâĂtat avait Ă©tĂ©
opposé, celui-ci ne se justifiait pas dans le cadre de la procédure pénale. En
outre, la Cour constitutionnelle dans son arrĂȘt no
106 du 18 mars 2009 (paragraphes 99 et suivants ci-dessus) nâavait pas dit
que les preuves recueillies devaient ĂȘtre dĂ©truites rĂ©troactivement.
Compte tenu de ce
contexte, lâarrĂȘt de la Cour constitutionnelle Ă©tait, pour la Cour de
cassation, résolument novateur car il semblait
éliminer totalement la possibilité pour un juge de vérifier la légalité,
lâĂ©tendue et le caractĂšre raisonnable du pouvoir dâopposer le secret dâĂtat.
Quant aux deux
notes produites par la dĂ©fense des accusĂ©s devant la cour dâappel, la Cour de
cassation nota que :
a) dans
la note du 25 janvier 2013, le directeur de lâAISE communiquait lâavis du PdCM et confirmait le secret dâĂtat tel quâil avait
été opposé dans la procédure par les PdCM qui
sâĂ©taient succĂ©dĂ© ; et en mĂȘme temps confirmait que le gouvernement et le SISMi Ă©taient Ă©trangers aux Ă©vĂ©nements en question ;
b) dans
la note du 1er fĂ©vrier 2013, le directeur de lâAISE, en son nom
propre, bien quâil nâen avait pas le pouvoir, communiquait une nouvelle
position : les conduites des accusĂ©s devaient ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme Ă©tant
institutionnelles du SISMi dans la lutte contre le
terrorisme islamique. Elles étaient donc en opposition avec les déclarations du
gouvernement et du SISMi selon lesquelles ils Ă©taient
Ă©trangers Ă lâenlĂšvement du requĂ©rant.
134. En
conclusion, la Cour de cassation annula la condamnation des accusés en faisant
application du secret dâĂtat.
H. La
suite de la procĂ©dure lâĂ©gard des agents italiens du SISMi
accusĂ©s dâentrave Ă lâenquĂȘte
135. Par
un arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010 (voir paragraphes 120-121 ci-dessus), la cour
dâappel de Milan confirma les condamnations de MM. Seno
et Pompa. Elle modifia les peines infligĂ©es Ă ces derniers et les fixa Ă
deux ans et huit mois En outre, la cour dâappel annula leur condamnation
aux dommages-intĂ©rĂȘts au bĂ©nĂ©fice des requĂ©rants (voir aussi
paragraphe 116 ci-dessus).
136. Le
19 septembre 2012 la Cour de cassation confirma lâarrĂȘt de la cour dâappel
(lâarrĂȘt no 46340/12 ; voir aussi les paragraphes 122-123
ci-dessus).
I. La
suite de la procĂ©dure Ă lâĂ©gard des agents amĂ©ricains
1. Les
agents condamnés en premiÚre instance
137. Par
un arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010 (voir aussi paragraphes 120-121 et 135 ci-dessus),
la cour dâappel de Milan confirma la condamnation des vingt-trois
ressortissants américains. Elle modifia les peines et fixa celle de M.
Lady Ă neuf ans dâemprisonnement, et celles des autres accusĂ©s Ă
sept ans dâemprisonnement.
138. La
cour dâappel souscrivit Ă lâĂ©tablissement des faits et aux conclusions tirĂ©es
des preuves par le tribunal de Milan. Elle répondit également aux arguments de
la dĂ©fense suggĂ©rant que lâenlĂšvement dont se plaignait le requĂ©rant Ă©tait en
réalité un fait volontaire. En particulier, la défense contesta la crédibilité
de Mme R., le seul tĂ©moin direct, soulignant quâelle avait dit avoir
vu un homme qui portait des vĂȘtements arabes, monter, sans crier, dans une
camionnette, sans quâil ait Ă©tĂ© fait usage de la violence. En outre, selon la
défense, le mari de Mme R., M. S.S., convoqué plusieurs fois, avait
fourni à chaque occasion des versions différentes (voir aussi les paragraphes
29 et 32 ci-dessus). Sur ce point prĂ©cis, la cour dâappel sâexprima dans les
termes suivants :
« Les
diffĂ©rentes tentatives de faire passer lâĂ©loignement dâAbou Omar pour un fait
volontaire sont dépourvues de toute crédibilité, tant parce que les fausses
rumeurs nâont pas Ă©tĂ© confirmĂ©es que parce quâil nâest pas possible de croire Ă
une hypothĂšse dâĂ©loignement spontanĂ© (...) compte tenu des circonstances
rappelées ce jour et relatées par le témoin oculaire [Mme R.]. Toute
considération relative à un recours éventuel à la violence à ce moment précis
est dénuée de pertinence. (...)
La thÚse avancée par
la dĂ©fense, qui a mis en doute la crĂ©dibilitĂ© du tĂ©moin, ne peut pas ĂȘtre
considérée comme justifiée dÚs lors que les déclarations [de Mme R.]
coïncident exactement avec ce qui a été rapporté par Abou Omar à sa femme ainsi
quâavec le rĂ©cit de M. Pironi, qui Ă©tait prĂ©sent.
(...)
Le tribunal a
considéré à juste titre que les déclarations de [Mme R.] étaient
crĂ©dibles, en lâabsence dâĂ©lĂ©ments contraires, et le ministĂšre public les a
utilisĂ©es comme point de dĂ©part pour les enquĂȘtes ultĂ©rieures sur les
enregistrements téléphoniques.
Ă supposer que les
choses se soient déroulées selon les modalités décrites par [
Mme R.] , câest-Ă -dire sans recours Ă la violence, cela
ne met pas en cause le fait quâune personne a Ă©tĂ© enlevĂ©e contre sa volontĂ©.
Sâil est probable quâAbou Omar nâait pas rĂ©agi par des mots ou des gestes, cela
ne signifie pas pour autant quâil Ă©tait dâaccord pour monter dans la camionnette.
Il est évident que, se voyant soudainement encerclé par plusieurs personnes,
invitĂ©, dâun ton catĂ©gorique, Ă monter dans une camionnette dont la porte Ă©tait
ouverte et conscient quâil ne pouvait compter sur lâaide de personne, ni dâ un
ami ni dâun inconnu, il a dĂ©cidĂ© dây rentrer sans opposition, certain que toute
résistance était inutile. Cette reconstitution correspond à ce que sa femme a
rapportĂ© avoir appris Ă lâoccasion de ses conversations tĂ©lĂ©phoniques
ultérieures avec lui. ( ...) »
139. Dans
les motifs de sa dĂ©cision, la cour dâappel sâexprima sur la question de
lâindemnisation dans les termes suivants :
« Nul doute
nâexiste sur le droit de Nasr Osama MostafĂ Hassan dâobtenir une indemnisation, pour avoir Ă©tĂ©
victime de lâinfraction visĂ©e Ă lâarticle 605 du CP, et il ne semble pas
nĂ©cessaire de sâĂ©tendre sur ce point.
En outre, il y a
lieu de rĂ©pondre Ă©galement par lâaffirmative Ă la question de lâexistence dâun
droit Ă©gal et autonome dans le chef de son Ă©pouse Nabila Ghali. (...).
(...) Mme
Nabila Ghali a certainement qualitĂ© pour introduire la demande dâindemnisation
du dommage quâelle a directement subi du fait de lâenlĂšvement de son mari. En
effet, on ne peut douter que lâaction dĂ©lictueuse a pesĂ© directement sur
lâintangibilitĂ© du lien conjugal de la requĂ©rante, sur les droits qui dĂ©coulent
de ce lien, ainsi que sur le droit à son intégrité psychologique et à celle de
son mari. (...)
Il faut ajouter que
lâenlĂšvement a causĂ© un autre dommage moral, concernant, cette fois, iure prorio, le
conjoint de la personne kidnappĂ©e, qui dâailleurs peut Ă©galement dĂ©noncer la
violation du droit Ă lâintĂ©gritĂ© psychologique de son conjoint, dĂ©coulant de la
rupture soudaine et violente du rapport conjugal.
La
sĂ©paration forcĂ©e et clandestine des Ă©poux, provoquĂ©e par lâaction dĂ©lictueuse,
a incontestablement causĂ© Ă chacun dâeux un autre type de souffrance psychique
qui a durĂ© dans le temps dans le chef de lâĂ©pouse, qui a ignorĂ© pendant
longtemps le sort de son mari et donc a doutĂ© quâil soit encore vivant, avec
les consĂ©quences, y compris sociales et Ă©conomiques, dâune telle perte ;
dans le chef du kidnappé, qui a été privé de façon abrupte de son lien conjugal
quotidien sans aucune certitude de pouvoir le reconstituer Ă lâavenir et avec
le souci de son Ă©pouse, dont il savait quâelle ignorait ce qui lui Ă©tait
arrivé, et de la souffrance de celle-ci.
Les limitations Ă la
liberté de mouvement de M. Abou Omar, qui ont duré longtemps, ont pesé en outre
sur le droit de liberté et de mouvement de son noyau familial, considéré dans
son ensemble.
Par conséquent, il
convient dâapprĂ©cier le dommage, pour lequel on estime que la preuve est ici
obtenue, en relation avec le contexte humain et personnel auquel la victime et
son conjoint ont été confrontés, compte tenu de leur souffrance et des troubles
causĂ©s Ă leur situation Ă©motionnelle ainsi que de lâatteinte Ă leur dignitĂ©
personnelle (...) »
140. Par
un arrĂȘt du 19 septembre 2012 (no 46340/12), la Cour de cassation confirma
la condamnation (voir aussi les paragraphes 122-123 et 136 ci-dessus).
2. Les
agents ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun non-lieu en premiĂšre instance
141. Les
trois accusĂ©s amĂ©ricains ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun non-lieu en premiĂšre instance (paragraphe
116 ci-dessus) en raison de lâimmunitĂ© diplomatique (B. Medero,
J. Castelli et R.H. Russomando)
firent lâobjet dâune procĂ©dure dâappel sĂ©parĂ©e.
142. Par
un arrĂȘt du 1er fĂ©vrier 2013, la cour dâappel de Milan dĂ©clara les trois
Américains coupables. Elle condamna J. Castelli,
lâorganisateur de lâenlĂšvement, Ă sept ans dâemprisonnement et les deux autres
accusĂ©s Ă six ans dâemprisonnement. En outre, les trois AmĂ©ricains furent
condamnĂ©s Ă verser des dommages-intĂ©rĂȘts, dont le montant devait ĂȘtre dĂ©terminĂ©
dans une procédure ultérieure.
La cour dâappel
considĂ©ra que lâenlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait un fait avĂ©rĂ© tout comme la
responsabilité des vingt-trois agents américains déjà condamnés. Elle déclara
que lâarticle 39 de la Convention de Vienne du 18 avril 1961 protĂ©geait
les diplomates ayant quittĂ© le pays dâaccrĂ©ditation seulement dans les limites
autorisées par le droit international, à savoir pour les actes accomplis dans
lâexercice de leurs fonctions en tant que membres de la mission diplomatique.
Elle estima que les « remises extraordinaires » nâimpliquaient pas la
structure diplomatique mais la CIA. Pour la cour dâappel, enlever une personne
et la torturer ne pouvaient pas faire partie de lâactivitĂ© diplomatique, et
lâenlĂšvement Ă des fins de torture se heurtait au droit national et aux droits
de lâhomme. La cour dâappel observa que le requĂ©rant, transportĂ© en Ăgypte,
Ătat qui admet lâinterrogatoire sous torture, avait Ă©tĂ© torturĂ©, selon les
déclarations contenues dans son mémoire, et que pareille finalité rendait
lâenlĂšvement contraire au droit humanitaire, Ă la Convention europĂ©enne des
droits de lâhomme, et aux conventions de lâONU.
DĂšs lors, la cour
dâappel conclut que la conduite criminelle des accusĂ©s ne pouvait pas ĂȘtre
soustraite Ă la juridiction des cours italiennes.
143. Par
un arrĂȘt du 11 mars 2014, la Cour de cassation confirma la condamnation des
accusés. Elle rejeta, entre autres, leur thÚse selon laquelle la pratique des
transfĂšrements extrajudiciaires Ă©tait licite et mĂȘme « obligatoire »
au sens de la loi amĂ©ricaine (Patriot Act), Ă raison de lâĂ©tat de guerre entre les Ătats-Unis
est les organisations terroristes internationales.
Pour la haute
juridiction, la grĂące accordĂ©e entre-temps par le PrĂ©sident de la RĂ©publique Ă
M. Romano (paragraphe 148 ci-dessous), ne changeait pas lâapprĂ©ciation des
responsabilités de la CIA ; au contraire, elle confirmait la
responsabilitĂ© pĂ©nale de lâintĂ©ressĂ©.
3. Les
développements ultérieurs à propos des ressortissants américains
144. Ă
ce jour, les requĂ©rants nâont pas Ă©tĂ© indemnisĂ©s dans la mesure oĂč les
provisions dĂ©cidĂ©es par les juridictions pĂ©nales nâont pas Ă©tĂ© versĂ©es par les
agents américains condamnés.
Pendant la procédure
pénale, à une date inconnue, la moitié de la villa, appartenant à M. Lady,
saisie en janvier 2007 afin de garantir, entre autres, les dommages-intĂ©rĂȘts
pouvant ĂȘtre octroyĂ©s aux requĂ©rants (paragraphe 73 ci-dessus), fit lâobjet
dâune saisie immobiliĂšre par la banque qui avait accordĂ© un prĂȘt pour lâachat
de la maison car les propriétaires ne payaient plus les mensualités. La villa
fut par la suite vendue. Aucune fraction du produit de la vente ne fut réservée
pour les requérants.
145. Aucun organe
gouvernemental italien ne demanda aux autoritĂ©s amĂ©ricaines lâextradition des
ressortissants amĂ©ricains condamnĂ©s. Les mandats dâarrĂȘt europĂ©ens lancĂ©s
contre eux pendant la procédure restent exécutoires (voir aussi les paragraphes
48-49 ci-dessus et le paragraphe 151 ci-dessous).
146. Le
12 décembre 2012, le ministre de la Justice alors en
exercice dĂ©cida de lancer un mandat dâarrĂȘt international exclusivement contre
M. Lady. Selon la presse, ce dernier fut arrĂȘtĂ© Ă Panama en juillet 2013
et libĂ©rĂ© quelques jours plus tard. Le ministre de la Justice aurait signĂ©, Ă
lâĂ©poque, une demande de mise en dĂ©tention provisoire (domanda di fermo provvisorio)
laquelle ouvrait un dĂ©lai de deux mois pour demander lâextradition.
147. Ă
une date non précisée, B. Medero (condamnée à six ans
dâemprisonnement ; paragraphes 142-143 ci-dessus) et S. De Sousa
(condamnĂ©e Ă cinq ans dâemprisonnement ; paragraphes 116, 137 et 140
ci-dessus) présentÚrent une demande de grùce au président de la République.
148. En avril 2013, le
président de la République accorda la grùce au colonel Joseph Romano.
149. Le 11 septembre 2013 M.
Lady soumit également une demande de grùce au président de la République, dans
laquelle il disait « regretter les évÚnements de 2003 et [sa]
participation Ă toute activitĂ© qui pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme contraire aux
lois italiennes ».
150. Le 23 décembre 2015, le
président de la République accorda la grùce à B. Medero, dont la peine a été annulée, et à M.
Lady, dont la peine fut ramenĂ©e de neuf ans (paragraphe 116 et 137 ci-dessus) Ă
sept ans dâemprisonnement. Le communiquĂ© de presse, publiĂ© Ă cette occasion sur
le site du prĂ©sident de la RĂ©publique indique que le chef de lâĂtat a, avant
toute autre considĂ©ration, pris en compte le fait que les Ătats-Unis avaient,
depuis la premiÚre élection du Président Obama, interrompu la pratique des
remises extraordinaires, pratique qui avait Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e par lâItalie et par
lâUnion europĂ©enne comme Ă©tant incompatible avec les principes fondamentaux
dâun Ătat de droit.
151. Entre-temps, le 5
octobre 2015, S. De Sousa avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e au Portugal sur la base dâun mandat
dâarrĂȘt europĂ©en Ă©mis par le procureur de Milan. Sur remise de son passeport, elle
fut libĂ©rĂ©e le jour suivant. Le 12 janvier 2016, la cour dâappel de
Lisbonne dĂ©cida de son extradition vers lâItalie.
Mme De Sousa interjeta appel de cette décision devant la Cour
suprĂȘme. Ă la date de lâadoption du prĂ©sent arrĂȘt, lâappel Ă©tait pendant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution italienne
152. La
Constitution italienne ne mentionne pas le secret dâĂtat. NĂ©anmoins, selon la
jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle, rĂ©capitulĂ©e dans lâarrĂȘt no
106/2009 (paragraphes 99-109 ci-dessus), lâencadrement constitutionnel en
la matiĂšre est le suivant :
« 3 â (...) [le
cadre lĂ©gal rĂ©gissant le secret dâĂtat] rĂ©pond « Ă lâintĂ©rĂȘt suprĂȘme de la
sĂ©curitĂ© de lâĂtat en tant que sujet de droit international, câest-Ă -dire
lâintĂ©rĂȘt [rĂ©sidant dans la protection] de lâintĂ©gritĂ© territoriale et de
lâindĂ©pendance de lâĂtat, voire de son existence mĂȘme » (arrĂȘts nos
82/1976, 86/1977
et 110/1998)
(...).
Cet intĂ©rĂȘt, qui
« existe et prime sur tout autre dans tous les Ătats et sous nâimporte
quel régime politique », se traduit dans la Constitution « par la
formule solennelle de lâarticle 52, qui affirme le devoir sacrĂ© du citoyen de
dĂ©fendre la Patrie » (arrĂȘts nos 82/1976
et 86/1977
précités). Il faut, pour saisir la portée concrÚte de la notion de secret
dâĂtat, se rĂ©fĂ©rer Ă ce concept et le mettre « en relation avec les autres
normes constitutionnelles fixant les éléments et les moments indispensables de
notre Ătat : notamment, lâindĂ©pendance nationale, les principes dâunitĂ© et
dâindivisibilitĂ© de lâĂtat (article 5) et la disposition qui, sous la formule
de la « République démocratique », en synthétise les caractéristiques
essentielles (arrĂȘt
no 86/1977).
(...) Partant, la
matiĂšre du secret dâĂtat « pose une question de rapport et dâinteraction
entre [les différents] principes constitutionnels », y inclus ceux
« régissant la fonction juridictionnelle ». »
B. Les dispositions légales
1. La
rĂ©forme du secret dâĂtat et les problĂšmes dâapplicabilitĂ© ratione temporis
153. Précédemment,
le secret dâĂtat Ă©tait rĂ©gi par la loi no 801 du
24 octobre 1977 sur lâinstitution et lâorganisation des services de
renseignement et de sĂ©curitĂ© et le secret dâĂtat (« loi no 801/1977 »).
Cette loi a été
abrogĂ©e par la loi rĂ©formant les services de renseignement et le secret dâĂtat
(« loi no 124/2007 » ou « loi de réforme »,
paragraphe 83 ci-dessus), entrée en vigueur le 12 octobre 2007 alors que la
procĂ©dure pĂ©nale concernant lâenlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait en cours.
Bien que les rĂšgles
de droit interne relatives Ă lâapplication du secret dâĂtat et Ă son opposition
au cours de la procédure pénale en question dans la présente affaire figurent
dans les deux lois, toute lâactivitĂ© judiciaire postĂ©rieure Ă la date de
lâentrĂ©e en vigueur de la loi de rĂ©forme tombe sous lâempire de la loi no
124/2007 en vertu du principe tempus regit actum.
2. Lâobjet
du secret dâĂtat et ses limites matĂ©rielles et temporelles
154. Lâarticle
12 § 1 de la loi no 801/1977 était ainsi libellé :
 « Sont couverts par le secret dâĂtat tous
les actes, documents, informations, procédés et autres éléments dont la
diffusion est susceptible de porter atteinte Ă lâintĂ©gritĂ© de lâĂtat
dĂ©mocratique, mĂȘme en relation avec des accords internationaux, Ă la dĂ©fense de
ses institutions créées par la Constitution, au libre exercice des fonctions
des organes constitutionnels, Ă lâindĂ©pendance de lâĂtat par rapport aux autres
Ătats ainsi quâaux relations avec eux et Ă la prĂ©paration et la dĂ©fense
militaire de lâĂtat ».
155. Lâarticle
39 § 1 de la loi no 124/2007 se lit ainsi :
« Sont
couverts par le secret dâĂtat tous les actes, documents, informations, procĂ©dĂ©s
et autres Ă©lĂ©ments dont la diffusion est susceptible de porter atteinte Ă
lâintĂ©gritĂ© de la RĂ©publique, mĂȘme en relation avec des accords internationaux,
Ă la dĂ©fense de ses institutions crĂ©Ă©es par la Constitution, Ă lâindĂ©pendance
de lâĂtat par rapport aux autres Ătats ainsi quâaux relations avec eux et Ă la
prĂ©paration et la dĂ©fense militaire de lâĂtat ».
156. Lâarticle 12 § 1 de la loi no 801/1977
excluait du champ dâapplication du secret dâĂtat tout « fait constituant
un trouble Ă lâordre constitutionnel ».
Dans la loi de
réforme, cette disposition a été maintenue, et certaines infractions telles que
celles liées au terrorisme ou à la mafia et aux « meurtres de
masse » (strage)
(article 39 § 11 de la loi no 124/2007) sâajoutent aux faits soustraits au secret dâĂtat.
157. Sous
lâempire de lâancienne loi no 801/1977, le prĂ©sident du Conseil des
ministres avait indiqué, dans la note no 2001.5/07 du
30 juillet 1985, une liste de domaines couverts par le secret dâĂtat,
parmi lesquels « les opérations et (...) les activités de
renseignement » des services spéciaux et leurs « relations avec les
autoritĂ©s de renseignement des autres Ătats ».
158. AprĂšs lâentrĂ©e en
vigueur de la loi de réforme, le président du Conseil des ministres a adopté,
le 8 avril 2008, un décret énumérant certains éléments susceptibles
de relever du secret dâĂtat. Parmi ces Ă©lĂ©ments figurent, entre autres, les
informations portant sur « la coopération internationale en matiÚre de
sécurité, notamment en matiÚre de lutte contre le terrorisme (...) »
et les « relations avec les autorités de renseignement des autres
Ătats ».
Aux termes de lâarticle 4 dudit dĂ©cret, le secret dâĂtat peut ĂȘtre appliquĂ©
dans les limites prĂ©vues par lâarticle 39 § 11 de la loi no
124/2007 et 204 § 1 du CPP. Aux termes de ces dispositions, ne peuvent pas ĂȘtre
couverts par le secret dâĂtat des informations, documents ou Ă©lĂ©ments relatifs
Ă des faits de terrorisme, des faits constituant un trouble Ă lâordre
constitutionnel ou des faits constitutifs des infractions de pillage, de
« meurtre de masse », dâassociation de type mafieux et dâĂ©change de
vote Ă©lectoral politico-mafieux.
159. Lâarticle
39 § 4 de la loi no 124/2007 prévoit en outre que le
secret dâĂtat sâapplique aux actes, documents ou Ă©lĂ©ments dĂ©clarĂ©s secrets sur ordre exprĂšs du prĂ©sident du Conseil
des ministres et que, si possible, il fait lâobjet dâune mention sur les
documents auxquels il sâapplique.
Dâautre part, dans
son arrĂȘt no
106/2009, la Cour constitutionnelle a souligné le caractÚre objectif du
secret dâĂtat tel que dĂ©fini par la loi, et a jugĂ© que certains actes ou faits
pouvaient présenter un contenu ou une forme tels que leur caractÚre secret
était intrinsÚque, indépendamment de toute décision formelle des autorités
compétentes.
160. Il
y a par ailleurs en droit italien une distinction entre le secret dâĂtat, dâune
part, et, de lâautre, la classification de documents dans les catĂ©gories
« trÚs secret », « secret », « trÚs
confidentiel » et « confidentiel ». La classification, qui est
dĂ©finie par lâauteur du document, dĂ©termine exclusivement des restrictions Ă
lâaccĂšs, dont lâĂ©tendue est fonction du niveau de classification, et qui ne
peuvent jamais empĂȘcher les autoritĂ©s judiciaires dâen prendre connaissance.
161. Avant
la rĂ©forme, la loi ne prĂ©voyait aucune limite temporelle pour le secret dâĂtat.
La loi de rĂ©forme a fixĂ© Ă quinze ans la durĂ©e maximale du secret dâĂtat. Ce
dĂ©lai peut ĂȘtre prorogĂ© jusquâĂ un maximum de trente ans par le prĂ©sident du
Conseil des ministres, qui en informe alors le Comité parlementaire pour la
sécurité de la République (Comitato parlamentare per la sicurezza della Repubblica, COPASIR) (article 39 §§ 7, 8, 9 et
10).
3. LâautoritĂ©
compĂ©tente pour lâapplication du secret dâĂtat et la nature politique de son
contrĂŽle
162. Les
dĂ©cisions en matiĂšre de secret dâĂtat relĂšvent des attributions du pouvoir
exĂ©cutif. Dans le systĂšme antĂ©rieur Ă la loi de rĂ©forme, le pouvoir dâappliquer
et dâopposer le secret dâĂtat Ă©tait partagĂ© entre le prĂ©sident du Conseil des
ministres et les ministĂšres de lâIntĂ©rieur et de la DĂ©fense. La loi de rĂ©forme
a dévolu ce pouvoir exclusivement au président du Conseil des ministres, qui
est responsable de la direction et de la coordination des activités de
renseignement (article 1 § 1 a), b) et c)).
Le pouvoir
dâappliquer le secret dâĂtat Ă©chappe Ă tout contrĂŽle juridictionnel. Ă ce
propos, la Cour constitutionnelle, dans son arrĂȘt no 106/2009 (voir
aussi paragraphes 99-109 ci-dessus), a rappelé ceci :
« (...) le
prĂ©sident du Conseil des ministres est investi en la matiĂšre dâun pouvoir trĂšs
Ă©tendu, dont les seules limites sont lâobligation de communiquer au Parlement
les motifs essentiels sur lesquels reposent les dĂ©cisions [dâappliquer le
secret dâĂtat] et lâinterdiction [de lâinvoquer] Ă lâĂ©gard de faits constituant
un trouble Ă lâordre constitutionnel (fatti eversivi dellâordine costituzionale) (lois no 801 de 1977 et
no 124 de 2007). En réalité, la « détermination des faits,
actes, informations, etc... [dont la divulgation est
susceptible de] menacer la sĂ©curitĂ© de lâĂtat et qui doivent donc rester
secrets » relĂšve [dâun pouvoir dâ] apprĂ©ciation « amplement
discrĂ©tionnaire » (...) (arrĂȘt no 86/1977). Dans ces
circonstances, et Ă lâexception des compĂ©tences exercĂ©es par [la Cour
constitutionnelle] dans le cadre des conflits dâattribution, tout contrĂŽle
juridictionnel sur lâopportunitĂ© et les modalitĂ©s dâimposition du secret dâĂtat
est exclu. De fait, « lâapprĂ©ciation de lâutilitĂ© et de la nĂ©cessitĂ© de
certaines mesures aux fins dâassurer la sĂ©curitĂ© de lâĂtat a un caractĂšre
purement politique et, relevant des prérogatives des autorités politiques, elle
ne se prĂȘte pas Ă un contrĂŽle par le juge » (arrĂȘt no 86/1977).
Toute conclusion diffĂ©rente conduirait « Ă lâĂ©limination du secret en
pratique » (arrĂȘt no 86/1977). »
Ainsi, la
compétence de la Cour constitutionnelle se limite à la question de savoir si,
en appliquant ou en opposant le secret dâĂtat, le prĂ©sident du Conseil des ministres
a outrepassé les pouvoirs que lui confÚre la loi, mais elle ne peut pas
sâĂ©tendre Ă lâapprĂ©ciation au fond des motifs de la dĂ©cision.
163. Cependant,
le prĂ©sident du Conseil des ministres doit communiquer tout cas dâapplication,
dâopposition et de confirmation de lâexistence dâun secret dâĂtat, notamment au
cours dâun procĂšs pĂ©nal (article 202 du CPP, paragraphe 129 ci-dessus), et en
indiquer les « motifs essentiels » à un comité parlementaire (le
« COPASIR »), composé de cinq membres de la Chambre des députés et de
cinq membres du SĂ©nat de la RĂ©publique et prĂ©sidĂ© par un membre de lâopposition
parlementaire. Si le COPASIR estime que lâopposition du secret dâĂtat est
dépourvue de fondement, il en informe les deux chambres du Parlement (article
41 § 9 de la loi no 124/2007).
Le COPASIR peut
obtenir des informations, des documents et des actes de toute autorité
publique, y compris des services de renseignement, sauf ceux, couverts par le
secret dâĂtat, « dont la communication ou la transmission peut porter
atteinte Ă la sĂ©curitĂ© de la RĂ©publique, aux relations avec les Ătats
Ă©trangers, au dĂ©roulement dâopĂ©rations en cours, ou Ă lâintĂ©gritĂ©
dâinformateurs, collaborateurs ou membres des services de renseignement ».
En cas de désaccord au sein du COPASIR, le président du Conseil des ministres
tranche. Toutefois, il ne peut sâopposer Ă une dĂ©cision unanime du COPASIR
dâenquĂȘter sur la lĂ©gitimitĂ© de comportements des membres des services spĂ©ciaux
(article 31 §§ 7, 8
et 9 de la loi no 124/2007).
Dans son rapport sur ses activitĂ©s de 2010, le COPASIR a fait Ă©tat dâune
divergence de vues parmi ses membres quant Ă la nature et lâĂ©tendue de son
pouvoir de contrĂŽle :
« Selon certains de ses membres, le [COPASIR] doit limiter [ses
activités] à la disposition de la loi en vertu de laquelle le président du
Conseil des ministres indique les « motifs essentiels » ayant
dĂ©terminĂ© sa dĂ©cision de confirmer le secret dâĂtat. Il ne peut informer les
chambres que des dĂ©cisions quâil estime mal fondĂ©es. Selon cette approche, il
exercerait un contrÎle « extérieur » et limité aux motifs essentiels,
mais ne pourrait pas examiner au fond la décision du président du Conseil [des
ministres], seul responsable du recours au secret dâĂtat.
Selon dâautres membres, en revanche, la mission de contrĂŽle que la loi
confĂšre au [COPASIR] ne pourrait ĂȘtre dĂ»ment accomplie quâĂ travers une pleine
connaissance des motifs ayant fondé la décision du président du Conseil [des
ministres] de confirmer le secret dâĂtat. Le [COPASIR] aurait par consĂ©quent le
droit de demander lâacquisition de tout Ă©lĂ©ment dâinformation sur les
Ă©vĂ©nements faisant lâobjet du secret dâĂtat, sauf si les exigences de
confidentialité prévues par la loi justifient un refus du président du Conseil
[des ministres]. »
Le COPASIR a
indiquĂ© quâil nây avait pas eu dâaccord au sein de ses membres relativement Ă
la confirmation du secret dâĂtat dans deux cas, dont la situation faisant
lâobjet de la prĂ©sente affaire.
4. La
protection du secret dâĂtat, notamment dans le cadre du procĂšs pĂ©nal
164. Lâarticle
41 de la loi no 124/2007 interdit aux agents de lâĂtat et aux personnes chargĂ©es dâun service public de divulguer
tout fait couvert par le secret dâĂtat. Notamment, dans le cadre dâun procĂšs
pĂ©nal, cet article, de mĂȘme
que lâarticle 202 du CPP dans sa version rĂ©sultant de
lâarticle 40 § 1 de la loi no 124/2007, leur impose de sâabstenir de dĂ©poser en tant que
témoins sur de tels faits.
165. En
cas dâopposition du secret dâĂtat par un tĂ©moin, lâarticle 202 du CPP
prĂ©voit une procĂ©dure par laquelle lâautoritĂ© judiciaire concernĂ©e demande au
prĂ©sident du Conseil des ministres la confirmation de lâexistence du secret
dâĂtat. Lâarticle 202 du CPP est ainsi libellĂ© :
« 1. Les agents de lâĂtat et les personnes chargĂ©es
dâun service public sont tenus de sâabstenir de dĂ©poser en justice sur les
faits couverts par le secret dâĂtat.
2. Si le
tĂ©moin oppose le secret dâĂtat, lâautoritĂ© judiciaire en informe le prĂ©sident
du Conseil des ministres, aux fins de sa confirmation Ă©ventuelle, et suspend
toute activitĂ© visant Ă recueillir lâinformation relevant du secret dâĂtat.
3. Lorsque
le secret est confirmĂ© et que la preuve est nĂ©cessaire pour trancher lâaffaire,
le juge dĂ©clare le non-lieu Ă raison du secret dâĂtat.
4. Si,
dans les trente jours suivant la notification de la requĂȘte, le prĂ©sident du
Conseil des ministres ne confirme pas le secret dâĂtat, lâautoritĂ© judiciaire
recueille lâinformation et ordonne la poursuite du procĂšs.
5. Lâopposition
du secret dâĂtat confirmĂ©e par un acte motivĂ© du prĂ©sident du Conseil des
ministres empĂȘche lâautoritĂ© judiciaire de recueillir et dâutiliser, mĂȘme
indirectement, les informations couvertes par le secret dâĂtat.
6. LâautoritĂ©
judiciaire peut continuer la procĂ©dure sur la base dâĂ©lĂ©ments autonomes et
indĂ©pendants des actes, documents et Ă©lĂ©ments couverts par le secret dâĂtat.
7. Lorsque,
Ă la suite dâun conflit de compĂ©tence [entre le prĂ©sident du Conseil des
ministres et lâautoritĂ© judiciaire], lâexistence du secret dâĂtat est exclue,
le prĂ©sident du Conseil des ministres ne peut plus lâopposer par rapport aux
mĂȘmes Ă©lĂ©ments. Dans le cas contraire, lâautoritĂ© judiciaire ne peut plus ni
recueillir ni utiliser, directement ou indirectement, les actes et documents
couverts par le secret dâĂtat.
8. Le
secret dâĂtat ne peut jamais ĂȘtre opposĂ© Ă la Cour constitutionnelle. Celle-ci
adopte les mesures nécessaires pour assurer le secret de la procédure. »
Dans son arrĂȘt no
106/2009, la Cour constitutionnelle a précisé que ces dispositions
sâappliquaient Ă©galement Ă la phase des investigations prĂ©liminaires.
166. Selon
le libellĂ© des articles 185 et 191 du CPP, « [l]âinvaliditĂ© dâun acte nul
sâĂ©tend aux actes qui en dĂ©coulent » et « [l]es preuves acquises en
violation des interdictions prévues par la loi sont inutilisables ».
167. En
ses parties pertinentes, lâarticle 204 du CPP, dans sa version issue de
lâarticle 40 § 2 de la loi no 124/2007, est ainsi
libellé :
 « 1. Les
faits, informations et documents qui concernent des infractions constituant des
troubles Ă lâordre constitutionnel ou des infractions prĂ©vues aux articles 285
Ă©meute visant Ă porter atteinte Ă la sĂ»retĂ© de lâĂtat], 416-bis et 416-ter [association de type mafieux] et 422 [« meurtre de
masse »] du code pĂ©nal ne peuvent relever du secret dâĂtat. Lorsque
le secret dâĂtat est invoquĂ©, la nature de lâinfraction est dĂ©finie par le
juge. Avant lâexercice de lâaction publique, le juge des investigations
préliminaires se prononce à la demande des parties.
(...)
2. La
dĂ©cision de rejet de lâexception de secret est communiquĂ©e au prĂ©sident du
Conseil des ministres. »
5. La
clause dâexonĂ©ration pour les conduites criminelles des membres des services de
renseignement
168. Lâarticle
17 de la loi no 124/2007 contient une clause spĂ©ciale applicable Ă
la conduite des agents des services de renseignement :
1. (...)
nâest pas punissable lâagent des services de renseignement qui a commis une
infraction pénale si sa conduite a été autorisée selon la loi (...) au motif
que la conduite en question Ă©tait indispensable pour atteindre les buts
institutionnels des services (..).
2. Toutefois
cette clause spĂ©ciale ne sâapplique pas si la conduite criminelle de lâagent
relĂšve dâinfractions mettant en danger la vie ou lâintĂ©gritĂ© physique ou la
libertĂ© personnelle (...) dâun ou plusieurs individus.
3. (...)
4. Ne peut ĂȘtre autorisĂ©e une conduite criminelle Ă lâĂ©gard de laquelle
il nâest pas possible dâopposer le secret dâĂtat au sens de lâarticle 39 § 11.
Font exception le crime dâassociation terroriste/dâatteinte Ă lâordre
dĂ©mocratique et le crime dâassociation de malfaiteurs de type mafieux.
5. (...)
6. La clause spĂ©ciale dâexonĂ©ration sâapplique si la
conduite :
a) relÚve des activités institutionnelles des services de
renseignement et si lâopĂ©ration a Ă©tĂ© autorisĂ©e au sens de lâarticle 18 de
cette loi et aux termes des dispositions sur lâorganisation des services de
renseignement ;
b) est indispensable et proportionnĂ©e Ă lâatteinte des objectifs
de lâopĂ©ration, qui ne peuvent pas ĂȘtre autrement atteints ;
(...)
169. Lâarticle
18 de la loi no 124/2007 fixe la procédure pour autoriser des conduites
criminelles, dans le respect des limites fixĂ©e par lâarticle 17 de cette loi.
Il incombe au prĂ©sident du Conseil des ministres ou Ă lâautoritĂ© dĂ©lĂ©guĂ©e de
faire suite Ă une demande Ă©crite dâautorisation et de dĂ©livrer lâautorisation
en forme Ă©crite et motivĂ©e. Lâautorisation est modifiable et rĂ©vocable par
Ă©crit.
En cas dâextrĂȘme
urgence, lorsquâil nâest pas possible dâobtenir Ă temps lâautorisation, le
directeur des services de renseignement autorise la conduite sollicitée et en informe
dans les 24 heures le président du Conseil de ministres. Ce dernier ratifie
lâautorisation si les critĂšres fixĂ©s par lâarticle 17 ont Ă©tĂ© respectĂ©s.
Lorsquâune conduite
criminelle nâa pas Ă©tĂ© autorisĂ©e ou a dĂ©passĂ© les limites de lâautorisation, le
président du Conseil des ministres adopte les mesures nécessaires et en informe
sans dĂ©lai lâautoritĂ© judiciaire.
Les documents
relatifs aux demandes dâautorisation sont conservĂ©s aux archives secrĂštes.
170. Aux
termes de lâarticle 19 de la loi no 124/2007, le directeur du
service de renseignement concerné ou un membre de celui-ci fait valoir
lâexistence de la clause spĂ©ciale vis-Ă -vis de lâautoritĂ© judiciaire qui a
ouvert les poursuites pĂ©nales. Si lâautorisation a Ă©tĂ© dĂ©livrĂ©e, le prĂ©sident
du Conseil des ministres en informe lâautoritĂ© judiciaire et fournit des
motifs ; lâautoritĂ© judicaire prononce alors un non-lieu ou un
acquittement. Le Comité institué au sein du Parlement en est également informé.
Sans rĂ©ponse dans les dix jours, lâautorisation est rĂ©putĂ©e non dĂ©livrĂ©e.
III. LE TRAITĂ SUR
LâEXTRADITION CONCLU ENTRE LâITALIE ET LES ĂTATS-UNIS
171. Aux
termes de lâarticle 4 du traitĂ© italo-amĂ©ricain sur lâextradition du 13 octobre
1983, modifié par un accord bilatéral du 3 mai 2006 et ratifié par la loi no
25 du 16 mars 2009, les deux Ătats se sont engagĂ©s Ă ne pas refuser dâextrader leurs propres
ressortissants du fait de la nationalité de ceux-ci.
IV. ĂLĂMENTS INTERNATIONAUX ET
AUTRES DOCUMENTS PUBLICS PERTINENTS
A. Le programme de la CIA pour DĂ©tenus de Haute
Importance
172. Ă
la suite des attentats de septembre 2001 aux Ătats-Unis, le gouvernement
amĂ©ricain mit en Ćuvre un programme dâinterrogatoires et dĂ©tention Ă©laborĂ© pour
des suspects terroristes. Le 17 septembre 2001, le président Bush signa un
document attribuant de larges pouvoirs Ă la CIA en particulier en matiĂšre de
détention de suspects terroristes et pour la création de centres de détention
au secret en dehors des Ătats-Unis, avec la coopĂ©ration des gouvernements des
pays concernés. Par la suite, la CIA mit en place un programme visant la
dĂ©tention et lâinterrogatoire de suspects terroristes Ă lâĂ©tranger. Les
autoritĂ©s amĂ©ricaines se rĂ©fĂšrent Ă ce programme sous lâappellation de « High-Value Detainees
Program » (HVD), soit le programme pour détenus de haute importance,
ou « Rendition Detention
Interrogation Program » (RDI) », soit le programme de
« remises extraordinaires », de « restitutions
extraordinaires » ou de « transfÚrements extrajudiciaires ».
173. Le mémorandum de la CIA
du 30 dĂ©cembre 2004 constitue le document de rĂ©fĂ©rence sur lâutilisation
combinĂ©e par la CIA de diffĂ©rentes techniques dâinterrogatoire. Le document «
porte sur lâutilisation combinĂ©e de diffĂ©rentes techniques dâinterrogatoire
[dont le but] est de convaincre des détenus de haute importance [High-Value Detainees]
de donner en temps utile des informations sur les menaces et des renseignements
sur le terrorisme (...) Un interrogatoire effectif se fonde sur le recours
global, systématique et cumulatif à des pressions tant physiques que
psychologiques en vue dâinfluencer le comportement dâun dĂ©tenu de haute
importance ou de venir Ă bout des rĂ©sistances dâun dĂ©tenu. Lâinterrogatoire
vise Ă crĂ©er un Ă©tat dâimpuissance acquise et de dĂ©pendance (...) Le processus
dâinterrogation peut ĂȘtre divisĂ© en trois phases distinctes : les conditions
initiales, la transition vers lâinterrogatoire et lâinterrogatoire lui-mĂȘme ».
Comme le décrit le mémorandum, la phase des « conditions initiales » comprend «
le choc de capture », « la remise » et « la réception sur le
Site noir ». Le mémorandum comporte notamment les passages suivants :
« La capture (...) contribue à mettre le détenu de haute importance
dans un certain état physique et psychologique avant le début de
lâinterrogatoire (...)
1) La remise
(...) Un examen médical est mené avant le vol. Pendant celui-ci, le
dĂ©tenu est Ă©troitement enchaĂźnĂ© et privĂ© de la vue et de lâouĂŻe au moyen de
bandeaux, de cache‑oreilles et de cagoules (...) »
La partie consacrĂ©e Ă la phase de lâ« interrogatoire »
comprend des chapitres intitulés « Conditions de détention »,
« Techniques de conditionnement » et «Techniques correctives ».
Des informations plus dĂ©taillĂ©es Ă cet Ă©gard figurent dans les arrĂȘts Al Nashiri c. Pologne (no
28761/11, §§ 43-71, 24 juillet 2014) et Husayn
(Abu Zubaydah) c. Pologne (no 7511/13,
§§ 45-69, 24 juillet 2014).
174. Dans
une dĂ©claration du 5 dĂ©cembre 2005, Condoleezza Rice, alors SecrĂ©taire dâĂtat des Ătats-Unis, tout en
excluant le recours Ă des pratiques assimilables Ă la torture dans la lutte
contre le terrorisme international, a reconnu lâexistence de prisons secrĂštes de
la CIA en Europe et lâutilisation dâaĂ©roports europĂ©ens pour des transferts de
« combattants ennemis ». Elle a affirmĂ© quâil Ă©tait nĂ©cessaire de
recourir aux « transfÚrements extrajudiciaires » (extraordinary
renditions,
parfois dĂ©signĂ©s en français par lâexpression « restitutions »
ou « remises » extraordinaires) pour lutter contre le terrorisme, et
estimĂ© que, lorsquâun Ătat ne pouvait pas emprisonner ou poursuivre en justice
une personne soupçonnée de terrorisme, il pouvait « faire le choix souverain
de coopĂ©rer dans le cadre dâune « restitution » ». Selon elle,
les transfÚrements extrajudiciaires étaient « légitimes en droit
international » et « rĂ©pond[ai]ent Ă lâobligation de ces Ătats de protĂ©ger leurs
citoyens ».
175. Le
9 décembre 2014, le Sénat américain a publié un rapport de la commission sur le
renseignement (Select Committee
on Intelligence) concernant le programme de dĂ©tention et dâinterrogation de
la CIA.
Le Parlement
européen a salué la publication de ce rapport dans sa Résolution du 11 février
2015 sur lâutilisation de la torture par la CIA. Il a notamment observĂ© que la
commission du Sénat américain avait réfuté les affirmations de la CIA selon
lesquelles la torture avait permis dâobtenir des informations qui nâauraient pu
ĂȘtre obtenues au moyen de techniques dâinterrogatoire traditionnelles et non
violentes. Par ailleurs, il a relevé que le rapport en question mettait en
lumiÚre de nouveaux faits qui renforçaient les allégations selon lesquelles un
certain nombre dâĂtats membres de lâUnion europĂ©enne, les administrations, les
fonctionnaires ainsi que les agents de leurs services de sécurité et de
renseignement étaient complices du programme secret de détention et de
restitutions extraordinaires de la CIA.
B. Sources publiques faisant état de préoccupations
concernant des violations des droits de lâhomme dans le contexte des «remises
extraordinaires»
176. Pour
un aperçu des nombreuses sources publiques faisant état de préoccupations concernant
des violations des droit de lâhomme dans le contexte des « remises
extraordinaires » en 2002-2003, il convient de se rĂ©fĂ©rer Ă lâarrĂȘt El-Masri c. ex-RĂ©publique de MacĂ©doine
([GC], no 39630/09, §§ 112-121 et 127, CEDH 2012), et aux
arrĂȘts prĂ©citĂ©s Al Nashiri (§§ 214-224
et 230-232) et Husayn (Abu Zubaydah), (§§ 208-218
et 224-226).
C. Rapports internationaux sur les « remises
extraordinaires » pratiquées dans le cadre de la lutte contre le
terrorisme
177. Les
allĂ©gations de « remises extraordinaires » en Europe et dâimplication
de gouvernements européens dans ces opérations ont donné lieu à plusieurs
enquĂȘtes internationales (Al Nashiri et Husayn
(Abu Zubaydah), précités, §§ 241-286). Les rapports suivants
évoquent le cas du requérant.
1. Le
premier « rapport Marty » de lâAssemblĂ©e parlementaire du Conseil de
lâEurope
178. Ce
rapport, publié le 12 juin 2006 et intitulé « Allégations de détentions
secrÚtes et de transferts interétatiques illégaux de détenus concernant des
Ătats membres du Conseil de lâEurope », mentionne, entre autres, le cas du
requérant. On peut y lire ceci :
 « 231. Le cas le
plus troublant â parce que le mieux documentĂ© â est vraisemblablement celui de
lâItalie. Comme nous lâavons dĂ©jĂ mentionnĂ©, le Parquet et la police de Milan
ont pu, grĂące Ă une enquĂȘte qui tĂ©moigne dâune compĂ©tence et [dâune]
indépendance remarquables, reconstruire jusque dans les détails un cas de extraordinary rendition,
celui de lâimam Abou Omar, enlevĂ© le 17 fĂ©vrier 2003 et remis aux autoritĂ©s
égyptiennes. Le Parquet a identifié 25 auteurs de cette opération montée par la
CIA et Ă lâencontre de 22 [il] a Ă©mis des mandats dâarrĂȘts. Le ministre de la
Justice alors en charge a en réalité fait usage de ses compétences pour faire
obstacle au travail de lâautoritĂ© judiciaire : non seulement il a tardĂ© Ă
transmettre les requĂȘtes dâassistance judiciaire aux autoritĂ©s amĂ©ricaines,
mais il a catĂ©goriquement refusĂ© de leur transmettre les mandats dâarrĂȘt Ă©mis
contre 22 citoyens amĂ©ricains. Mais il y a pire : le mĂȘme ministre de la
Justice a accusĂ© les magistrats de Milan de sâen prendre aux chasseurs de
terroristes, plutĂŽt quâaux terroristes mĂȘmes. Le gouvernement italien nâa par
ailleurs mĂȘme pas estimĂ© nĂ©cessaire de demander des explications aux autoritĂ©s
amĂ©ricaines au sujet de lâopĂ©ration exĂ©cutĂ©e par des agents amĂ©ricains sur son
propre territoire national, ni de se plaindre du fait que lâenlĂšvement dâAbou
Omar a réduit à néant une importante opération anti-terrorisme qui était en
cours de la part de la justice et de la police de Milan. Compte tenu de
lâenvergure de lâopĂ©ration qui a conduit Ă lâenlĂšvement dâAbou Omar, il est
difficile de croire â comme le gouvernement italien lâaffirme â que les
autoritĂ©s italiennes, Ă un Ă©chelon ou Ă un autre, nâaient pas eu connaissance,
sinon participé activement, à cette rendition.
Lâattitude, pour le moins Ă©trange, du ministre de la Justice semble dâailleurs
plaider en ce sens. Câest dâailleurs Ă cette conclusion que semble arriver la
justice italienne : comme nous venons de le mentionner ci-dessus
(2.3.2.4), lâenquĂȘte en cours est en train de dĂ©montrer que des fonctionnaires
italiens ont directement pris part Ă lâenlĂšvement de Abou Omar et que les
services de renseignement sont impliqués.
(...)
237. Dans cette affaire, la justice et la police italiennes
ont fait preuve [dâune] grande compĂ©tence et dâune remarquable indĂ©pendance,
nonobstant les pressions politiques. Une compétence et une indépendance par ailleurs déjà démontrées lors des tragiques
annĂ©es ensanglantĂ©es par le terrorisme. Le parquet de Milan a Ă©tĂ© ainsi Ă mĂȘme
de reconstruire dans le dĂ©tail un cas manifeste de restitution ainsi quâun
exemple dĂ©plorable dâabsence de coopĂ©ration internationale dans la lutte contre
le terrorisme ».
2. Le
deuxiÚme « rapport Marty »
179. Ce
rapport, publiĂ© le 11 juin 2007, explique en dĂ©tail le dĂ©roulement de lâenquĂȘte concernant
lâaffaire « Abou Omar ». On peut y lire ceci :
« 5. Certains gouvernements européens
ont fait et continuent de faire obstacle à la recherche de la vérité en
invoquant la notion de « secret dâĂtat ». Le secret est invoquĂ© pour ne pas
fournir dâexplications aux instances parlementaires ou pour empĂȘcher les
autoritĂ©s judiciaires dâĂ©tablir les faits et de poursuivre les responsables
dâactes dĂ©lictueux. Ces critiques sont notamment valables
envers lâAllemagne et lâItalie (...) En ce qui concerne lâItalie, il est
frappant de constater que la doctrine du secret dâĂtat est invoquĂ©e contre le
procureur en charge de lâenquĂȘte de lâaffaire Abou Omar avec des justifications
qui sont presque identiques à celles qui sont avancées par les autorités de la
Fédération de Russie pour réprimer des scientifiques, des journalistes et des
avocats, dont un bon nombre a été poursuivi et condamné pour des soi-disant
activitĂ©s dâespionnage. La mĂȘme dĂ©marche a induit les autoritĂ©s de
« lâex-RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine » Ă cacher la vĂ©ritĂ© et Ă
donner une version manifestement fausse concernant les agissements de ses
propres agences nationales ainsi que de la CIA lorsquâelles ont procĂ©dĂ© Ă la
détention secrÚte et à la « restitution » de Khaled El-Masri.
6. Un recours Ă la doctrine du secret dâĂtat, de telle
maniĂšre Ă ce quâelle sâapplique mĂȘme des annĂ©es aprĂšs les faits, apparaĂźt
inacceptable dans une société démocratique fondée sur le principe de la
prĂ©Ă©minence du droit. Cela devient franchement choquant lorsque lâinstance mĂȘme
qui sâen prĂ©vaut cherche Ă dĂ©finir la notion et la portĂ©e du secret, afin de se
soustraire ainsi Ă ses responsabilitĂ©s. Lâinvocation du secret dâĂtat ne
devrait pas ĂȘtre autorisĂ©e lorsquâelle sert Ă couvrir des violations des droits
de lâhomme et son recours devrait, en tous les cas, ĂȘtre soumis Ă une procĂ©dure
rigoureuse de contrĂŽle. (...)
322. Dans mon [prĂ©cĂ©dent] rapport jâavais dĂ©jĂ eu lâoccasion
de rendre hommage à la compétence et à la grande qualité du travail de
magistrats et des services de police de Milan. Il est affligeant de voir
aujourdâhui Ă quel genre de traitement sont soumis des magistrats de la valeur
de Armando Spataro et de Ferdinando Pomarici, des procureurs engagés depuis des années, non
sans de grands risques personnels, dans la répression du terrorisme, une lutte
quâils ont toujours menĂ©e avec efficacitĂ© et dans le strict respect des rĂšgles
dâun Ătat fondĂ© sur la primautĂ© du droit. On est arrivĂ© maintenant au point de
dĂ©noncer ces magistrats pour violation du secret dâĂtat ! »
3. Le
Rapport du Parlement européen
180. Le 30 janvier 2007, le
Parlement européen a publié un rapport intitulé « Utilisation alléguée de
pays européens par la CIA pour le transport et la détention illégale de
prisonniers ». Dans ses passages concernant lâaffaire du requĂ©rant, ce
rapport se lit ainsi :
« Le Parlement européen,
(...)
50. déplore que les représentants des gouvernements italiens,
ancien et actuel, qui sont ou ont été responsables des services secrets
italiens, aient dĂ©clinĂ© lâinvitation Ă se prĂ©senter devant la commission
temporaire ;
51. condamne la restitution extraordinaire par la CIA de
lâecclĂ©siastique Ă©gyptien Abou Omar, qui avait obtenu lâasile en Italie et a
Ă©tĂ© enlevĂ© Ă Milan le 17 fĂ©vrier 2003, pour ĂȘtre ensuite transfĂ©rĂ© Ă la base
militaire de lâOTAN dâAviano en voiture, avant dâĂȘtre
transportĂ© par avion, via la base militaire de lâOTAN de Ramstein,
en Allemagne, vers lâĂgypte, oĂč il a Ă©tĂ© dĂ©tenu au secret et torturĂ© ;
52. condamne le rÎle actif joué par un capitaine des carabinieri et par certains
fonctionnaires du Service de renseignement et de sécurité militaire italien
(SISMI) dans lâenlĂšvement dâAbou Omar, comme le montrent lâenquĂȘte judiciaire
et les preuves réunies par le procureur milanais Armando Spataro ;
53. constate, en le dĂ©plorant, que le gĂ©nĂ©ral NicolĂČ Pollari, ancien directeur
du SISMI, a dissimulĂ© la vĂ©ritĂ© lorsquâil sâest prĂ©sentĂ© devant la commission
temporaire le 6 mars 2006, dĂ©clarant que les agents italiens nâavaient jouĂ©
aucun rÎle dans les enlÚvements organisés par la CIA et que le SISMI ignorait
le projet dâenlĂšvement dâAbou Omar ;
54. estime trĂšs probable, au vu de lâimplication du SISMI,
que le gouvernement italien alors en fonction ait été au courant de la
restitution extraordinaire dâAbou Omar sur son territoire ;
55. remercie le procureur Spataro de son témoignage devant la commission temporaire,
salue lâenquĂȘte efficace et indĂ©pendante quâil a rĂ©alisĂ©e afin de faire la
lumiĂšre sur la restitution extraordinaire dâAbou Omar et souscrit pleinement Ă
ses conclusions et à la décision du GUP (juge des audiences préliminaires) de
traduire en justice vingt-six citoyens américains, agents de la CIA, sept hauts
responsables du SISMI, un carabiniere du Raggruppamento Operativo Speciale (ROS, groupe spĂ©cial dâopĂ©rations)
et le directeur adjoint du quotidien "Libero"; se félicite de
lâouverture du procĂšs au tribunal de Milan ;
56. regrette que lâenlĂšvement dâAbou Omar ait portĂ© prĂ©judice
Ă lâenquĂȘte que menait le procureur Spataro sur le
réseau terroriste auquel était lié Abou Omar; rappelle
que, si Abou Omar nâavait pas Ă©tĂ© illĂ©galement enlevĂ© et transportĂ© dans un
autre pays, il aurait fait lâobjet dâun jugement ordinaire et Ă©quitable en
Italie ;
57. prend acte de ce que le témoignage fourni par le général Pollari est incompatible avec un certain nombre de
documents trouvés dans les locaux du SISMI et saisis par le parquet milanais; considÚre que ces documents montrent que le SISMI
Ă©tait rĂ©guliĂšrement informĂ© par la CIA sur la dĂ©tention dâAbou Omar en Ăgypte ;
58. regrette profondément que la
direction du SISMI ait systĂ©matiquement induit en erreur, parmi dâautres, le
parquet milanais, dans le but de nuire Ă lâenquĂȘte sur la restitution
extraordinaire dâAbou Omar; exprime la trĂšs vive prĂ©occupation que lui inspirent,
dâune part, le fait que la direction du SISMI semblait bien travailler Ă un
programme parallĂšle et, dâautre part, lâabsence de contrĂŽles internes et
gouvernementaux appropriés; demande au gouvernement italien de remédier
dâurgence Ă cette situation en mettant en place des contrĂŽles parlementaires et
gouvernementaux renforcés ;
59. condamne les poursuites illĂ©gales Ă lâencontre de
journalistes italiens qui enquĂȘtaient sur la restitution extraordinaire dâAbou
Omar, la mise sur écoutes de leurs conversations téléphoniques et la
confiscation de leurs ordinateurs; souligne que les
tĂ©moignages de ces journalistes ont Ă©tĂ© extrĂȘmement bĂ©nĂ©fiques au travail de la
commission temporaire;
60. critique la lenteur avec laquelle le gouvernement italien
a décidé de démettre de ses fonctions et de remplacer le général Pollari ;
61. regrette que des documents sur la coopération
italo-américaine dans la lutte contre le terrorisme, qui auraient permis
dâavancer dans lâenquĂȘte sur la restitution extraordinaire dâAbou Omar, aient
Ă©tĂ© classifiĂ©s par lâancien gouvernement italien et que le gouvernement actuel
ait confirmé le statut classifié de ces documents ;
62. prie instamment le ministre
italien de la justice de donner suite dĂšs que possible aux demandes dâextradition
des vingt-six citoyens amĂ©ricains susmentionnĂ©s afin quâils soient jugĂ©s en
Italie ».
D. Documents juridiques internationaux
1. La
Convention de Vienne sur les relations consulaires, adoptée à Vienne le 24
avril 1963 et entrée en vigueur le 19 mars 1967
181. Lâarticle
36 de la Convention de Vienne sur les relations consulaires, en ses passages
pertinents en lâespĂšce, se lit ainsi :
Communication avec les ressortissants de lâĂtat dâenvoi
« 1. Afin que lâexercice des fonctions consulaires
relatives aux ressortissants de lâĂtat dâenvoi soit facilitĂ© :
(...)
b. Si
lâintĂ©ressĂ© en fait la demande, les autoritĂ©s compĂ©tentes de lâĂtat de
rĂ©sidence doivent avertir sans retard le poste consulaire de lâĂtat dâenvoi
lorsque, dans sa circonscription consulaire, un ressortissant de cet Ătat est
arrĂȘtĂ©, incarcĂ©rĂ© ou mis en Ă©tat de dĂ©tention prĂ©ventive ou toute autre forme
de détention. Toute communication adressée au poste consulaire par la personne
arrĂȘtĂ©e, incarcĂ©rĂ©e ou mise en Ă©tat de dĂ©tention prĂ©ventive ou toute autre
forme de dĂ©tention doit Ă©galement ĂȘtre transmise sans retard par lesdites
autoritĂ©s. Celles-ci doivent sans retard informer lâintĂ©ressĂ© de ses droits aux
termes du présent alinéa (...) »
2. Le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)
182. Les
dispositions pertinentes de ce pacte, adopté le 16 décembre 1966 et entré en
vigueur le 23 mars 1976, sont ainsi libellées :
« (...)
2. La
disposition prĂ©cĂ©dente nâautorise aucune dĂ©rogation aux articles 6, 7, 8 (par.
1 et 2), 11, 15, 16 et 18.
(...) »
« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre
une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou
scientifique. »
« 1. Tout individu a droit à la liberté et à la
sĂ©curitĂ© de sa personne. Nul ne peut faire lâobjet dâune arrestation ou dâune
dĂ©tention arbitraire. Nul ne peut ĂȘtre privĂ© de sa libertĂ©, si ce nâest pour
des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi.
2. Tout
individu arrĂȘtĂ© sera informĂ©, au moment de son arrestation, des raisons de
cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation
portée contre lui.
3. Tout
individu arrĂȘtĂ© ou dĂ©tenu du chef dâune infraction pĂ©nale sera traduit dans le
plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer
des fonctions judiciaires, et devra ĂȘtre jugĂ© dans un dĂ©lai raisonnable ou
libéré. La détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit
pas ĂȘtre de rĂšgle, mais la mise en libertĂ© peut ĂȘtre subordonnĂ©e Ă des
garanties assurant la comparution de lâintĂ©ressĂ© Ă lâaudience, Ă tous les
autres actes de la procĂ©dure et, le cas Ă©chĂ©ant, pour lâexĂ©cution du jugement.
4. Quiconque
se trouve privé de sa liberté par arrestation ou détention a le droit
dâintroduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans dĂ©lai
sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est
illégale.
5. Tout
individu victime dâarrestation ou de dĂ©tention illĂ©gale a droit Ă
réparation. »
3. La
Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les
disparitions forcées
183. Les
dispositions pertinentes en lâespĂšce de cette convention, adoptĂ©e le 20
dĂ©cembre 2006 et entrĂ©e en vigueur le 23 dĂ©cembre 2010 â et qui a Ă©tĂ© signĂ©e,
mais non ratifiĂ©e, par lâĂtat dĂ©fendeur â, sont les suivantes :
« 1. Nul
ne sera soumis à une disparition forcée.
2. Aucune
circonstance exceptionnelle, quelle quâelle soit, quâil sâagisse de lâĂ©tat de
guerre ou de menace de guerre, dâinstabilitĂ© politique intĂ©rieure ou de tout
autre Ă©tat dâexception, ne peut ĂȘtre invoquĂ©e pour justifier la disparition
forcée. »
« Aux
fins de la présente Convention, on entend par « disparition forcée »
lâarrestation, la dĂ©tention, lâenlĂšvement ou toute autre forme de privation de
libertĂ© par des agents de lâĂtat ou par des personnes ou des groupes de
personnes qui agissent avec lâautorisation, lâappui ou lâacquiescement de
lâĂtat, suivi du dĂ©ni de la reconnaissance de la privation de libertĂ© ou de la
dissimulation du sort rĂ©servĂ© Ă la personne disparue ou du lieu oĂč elle se
trouve, la soustrayant à la protection de la loi. »
« Tout Ătat
partie prend les mesures appropriĂ©es pour enquĂȘter sur les agissements dĂ©finis
Ă lâarticle 2, qui sont lâĆuvre de personnes ou de groupes de personnes
agissant sans lâautorisation, lâappui ou lâacquiescement de lâĂtat, et pour
traduire les responsables en justice. »
« Tout Ătat
partie prend les mesures nécessaires pour que la disparition forcée constitue une
infraction au regard de son droit pénal. »
4. Le
Manuel pour enquĂȘter efficacement sur la torture et autres peines et
traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants â le Protocole dâIstanbul, publiĂ©
en 1999 par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de lâhomme
184. Le
passage pertinent de ce manuel est ainsi libellé :
« 80. Les victimes présumées de torture ou de mauvais
traitements et leurs représentants légaux sont informés de toute audition qui
pourrait ĂȘtre organisĂ©e, ont la possibilitĂ© dây assister et ont accĂšs Ă toute
information touchant lâenquĂȘte ; ils peuvent produire dâautres Ă©lĂ©ments de
preuve. »
5. Les
articles sur la responsabilitĂ© de lâĂtat pour fait internationalement illicite,
adoptés par la Commission du droit international le 3 août 2001, Annuaire de la
Commission du droit international, 2001, vol. II
185. Ces
articles, en leurs passages pertinents, se lisent ainsi :
ExcĂšs de pouvoir ou comportement
contraire aux instructions
« Le comportement dâun organe de lâĂtat ou dâune
personne ou entitĂ© habilitĂ©e Ă lâexercice de prĂ©rogatives de puissance publique
est considĂ©rĂ© comme un fait de lâĂtat dâaprĂšs le droit international si cet
organe, cette personne ou cette entitĂ© agit en cette qualitĂ©, mĂȘme sâil
outrepasse sa compétence ou contrevient à ses instructions. »
Extension dans le temps de la
violation dâune obligation internationale
« 1. La
violation dâune obligation internationale par le fait de lâĂtat nâayant pas un
caractĂšre continu a lieu au moment oĂč le fait se produit, mĂȘme si ses effets
perdurent.
2. La violation dâune obligation
internationale par le fait de lâĂtat ayant un caractĂšre continu sâĂ©tend sur
toute la pĂ©riode durant laquelle le fait continue et reste non conforme Ă
lâobligation internationale.
3. La violation dâune obligation
internationale requĂ©rant de lâĂtat quâil prĂ©vienne un Ă©vĂ©nement donnĂ© a lieu au
moment oĂč lâĂ©vĂ©nement survient et sâĂ©tend sur toute la pĂ©riode durant laquelle
lâĂ©vĂ©nement continue et reste non conforme Ă cette obligation. »
Violation constituée par un fait
composite
« 1. La
violation dâune obligation internationale par lâĂtat Ă raison dâune sĂ©rie
dâactions ou dâomissions, dĂ©finie dans son ensemble comme illicite, a lieu
quand se produit lâaction ou lâomission qui, conjuguĂ©e aux autres actions ou
omissions, suffit Ă constituer le fait illicite.
2. Dans un tel cas, la violation sâĂ©tend sur
toute la période débutant avec la premiÚre des actions ou omissions de la série
et dure aussi longtemps que ces actions ou omissions se répÚtent et restent non
conformes à ladite obligation internationale. »
Aide ou assistance dans la
commission du fait internationalement illicite
« LâĂtat qui aide ou assiste un autre Ătat dans la
commission du fait internationalement illicite par ce dernier est
internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas oĂč :
a) Ledit Ătat agit ainsi en connaissance des
circonstances du fait internationalement illicite ; et
b) Le fait serait internationalement illicite
sâil Ă©tait commis par cet Ătat. »
6. Le
rapport soumis le 2 juillet 2002 Ă lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies par
le Rapporteur spĂ©cial de la Commission des droits de lâhomme chargĂ© dâexaminer
les questions se rapportant Ă la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants (A/57/173)
186. Le
passage pertinent de ce rapport se lit ainsi :
« 35. Enfin,
le Rapporteur spĂ©cial aimerait demander Ă tous les Ătats de veiller Ă ce quâen
aucun cas les personnes quâils ont lâintention dâextrader, pour quâelles
rĂ©pondent du chef de terrorisme ou dâautres chefs, ne soient livrĂ©es, Ă moins
que le gouvernement du pays qui les reçoit ne garantisse de maniÚre non
équivoque aux autorités qui extradent les intéressés que ceux-ci ne seront pas
soumis Ă la torture ou Ă aucune autre forme de mauvais traitement lors de leur
retour et quâun dispositif a Ă©tĂ© mis en place afin de sâassurer quâils sont
traités dans le plein respect de la dignité humaine. »
7. La
Résolution no 1433 (2005), Légalité de la détention de personnes par
les Ătats-Unis Ă GuantĂĄnamo Bay, adoptĂ©e le 26 avril 2005 par lâAssemblĂ©e
parlementaire du Conseil de lâEurope
187. Cette
résolution, en ses passages pertinents, est ainsi libellée :
« 7. Sur la base dâune analyse
approfondie des éléments juridiques et factuels produits par ces sources et
dâautres sources fiables, lâAssemblĂ©e conclut que les circonstances entourant
la détention de personnes à Guantånamo Bay par les
Ătats‑Unis prĂ©sentent des illĂ©galitĂ©s et ne se conforment pas au principe
de lâĂtat de droit, pour les motifs suivants :
(...)
vii. en pratiquant la « restitution »,
câest-Ă -dire le transfert de personnes vers dâautres pays, en dehors de toute
procĂ©dure judiciaire, aux fins dâinterrogatoire ou de dĂ©tention, les Ătats-Unis
ont autorisĂ© que les dĂ©tenus soient soumis, dans dâautres pays, Ă la torture et
à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, en violation de
lâinterdiction de non-refoulement (...) »
8. La
RĂ©solution no 1463 (2005), Disparitions forcĂ©es, adoptĂ©e le 3 octobre 2005 par lâAssemblĂ©e parlementaire du
Conseil de lâEurope
188. Les
passages pertinents de cette résolution se lisent ainsi :
« 1. Le terme de « disparition forcée »
recouvre la privation de liberté, le refus de reconnaßtre cette privation de
libertĂ© ou de rĂ©vĂ©ler le sort rĂ©servĂ© Ă la personne disparue et le lieu oĂč elle
se trouve, et la soustraction de la personne Ă la protection de la loi.
2. LâAssemblĂ©e
parlementaire condamne catĂ©goriquement la disparition forcĂ©e, quâelle considĂšre
comme une violation trĂšs grave des droits de lâhomme, au mĂȘme titre que la
torture et le meurtre, et elle constate avec prĂ©occupation que, mĂȘme en Europe,
ce fléau humanitaire continue de sévir. »
9. La
RĂ©solution 60/148 sur la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dĂ©gradants, adoptĂ©e le 16 dĂ©cembre 2005 par lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale
des Nations unies
189. Les
passages pertinents de cette résolution sont ainsi libellés :
« LâAssemblĂ©e
générale :
(...)
11. Rappelle
Ă tous les Ătats quâune pĂ©riode prolongĂ©e de mise au secret ou de dĂ©tention
dans des lieux secrets peut faciliter la pratique de la torture et dâautres
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et peut en soi constituer
un tel traitement, et demande instamment Ă tous les Ătats de respecter les garanties concernant la libertĂ©, la
sécurité et la dignité de la personne. »
10. LâAvis
no 363/2005 sur les obligations lĂ©gales internationales des Ătats
membres du Conseil de lâEurope concernant les lieux de dĂ©tention secrets et le
transport interétatique de prisonniers, adopté le 17 mars 2006 par la
Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
190. Les
passages pertinents de cet avis de la Commission de Venise se lisent comme
suit :
« 30. En ce qui concerne la terminologie
utilisée pour désigner le transfert irrégulier et la détention de prisonniers,
la Commission de Venise note que le terme « restitution » est
frĂ©quemment utilisĂ© dans le dĂ©bat public. Il ne sâagit pas dâun terme de droit
international. Il sâemploie lorsquâun Ătat place une personne soupçonnĂ©e dâĂȘtre
impliquée dans une infraction grave (un acte terroriste par exemple) en
dĂ©tention dans un autre Ătat. Il dĂ©signe Ă©galement le transfert dâune telle
personne en vue de sa dĂ©tention sur le territoire du premier Ătat, ou dans un
lieu relevant de sa compĂ©tence, ou dans un Ătat tiers. La « remise »
est donc un terme gĂ©nĂ©ral qui dĂ©signe plus le rĂ©sultat â la mise en dĂ©tention
dâune personne suspectĂ©e â que les moyens. La lĂ©galitĂ© dâune « remise »
dĂ©pendra de la lĂ©gislation des Ătats concernĂ©s et des rĂšgles applicables du
droit international, notamment le droit international des droits de lâhomme.
Cela étant, une « remise » particuliÚre conforme au droit national
dâun des Ătats impliquĂ©s (qui nâinterdit pas ou ne rĂ©glemente pas les activitĂ©s
extraterritoriales des organes dâĂtat) nâest pas forcĂ©ment conforme au droit
interne des autres Ătats concernĂ©s. En outre, une « remise » peut
ĂȘtre contraire au droit international coutumier ou aux
obligations coutumiĂšres ou rĂ©sultant des traitĂ©s qui incombent aux Ătats
participants dans le cadre du droit international des droits de lâhomme et/ou
du droit humanitaire international.
31. Le terme « restitution extraordinaire » semble utilisé
lorsquâil y a peu ou pas de doute que la mise en dĂ©tention dâune personne nâest
pas conforme aux procĂ©dures juridiques qui sâappliquent dans lâĂtat oĂč la
personne se trouvait au moment de son arrestation.
(...)
159. En ce qui concerne le transfert de prisonniers entre
Ătats
f) Il nâexiste que quatre maniĂšres lĂ©gales de transfĂ©rer un
prisonnier Ă des autoritĂ©s Ă©trangĂšres : la dĂ©portation, lâextradition, le
transit et les transferts de personnes condamnĂ©es aux fins dâexĂ©cution de leur
peine dans des autres pays. Les procĂ©dures dâextradition et de dĂ©portation
doivent ĂȘtre dĂ©finies par le droit applicable, et les prisonniers doivent
obtenir les garanties juridiques appropriĂ©es ainsi quâun accĂšs aux autoritĂ©s
compĂ©tentes. Lâinterdiction dâextrader ou dâexpulser dans un pays oĂč il existe
un risque de torture ou de mauvais traitement doit ĂȘtre respectĂ©e. »
11. Le
rapport du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la
protection des droits de lâhomme et des libertĂ©s fondamentales dans la lutte
antiterroriste, A/HCR/10/3, 4 février 2009
191. Dans
son rapport, le Rapporteur spécial formule les considérations suivantes :
« 38. (...) Le Rapporteur spĂ©cial sâinquiĂšte que des
personnes soient détenues pendant une longue période dans le seul objectif
dâobtenir des renseignements ou pour des motifs vagues au nom de la prĂ©vention.
Ces situations constituent une privation arbitraire de libertĂ©. Lâexistence de
motifs justifiant une dĂ©tention prolongĂ©e devrait ĂȘtre dĂ©terminĂ©e par un
tribunal indépendant et impartial. La détention prolongée de personnes
dĂ©clenche pour les autoritĂ©s lâobligation dâĂ©tablir sans dĂ©lai si des soupçons
de nature criminelle peuvent ĂȘtre confirmĂ©s et, dans lâaffirmative, dâinculper
le suspect et de le traduire en justice. (...)
51. Il
reste trĂšs prĂ©occupant pour le Rapporteur spĂ©cial que les Ătats-Unis aient mis
en place tout un systÚme de restitutions extraordinaires, de détention au
secret prolongĂ©e et de pratiques qui violent lâinterdiction de la torture et
autres formes de mauvais traitements. Ce systÚme, impliquant un réseau
international dâĂ©change de renseignements, a crĂ©Ă© une base dâinformation
corrompue qui était partagée systématiquement avec les partenaires dans la
guerre contre la terreur par le biais de la coopération en matiÚre de
renseignement, corrompant ainsi la culture institutionnelle des systĂšmes
juridiques et institutionnels des Ătats destinataires.
(...)
60. Les
obligations des Ătats concernant les droits de lâhomme, en particulier lâobligation
dâassurer un recours utile, exigent que les dispositions juridiques en question
ne conduisent pas Ă Ă©carter a priori
toute enquĂȘte, ou Ă Ă©viter que des faits illicites soient mis au jour, en
particulier quand des crimes internationaux ou des violations flagrantes des
droits de lâhomme sont rapportĂ©s (...) Lâinvocation Ă titre gĂ©nĂ©ral du
privilĂšge des secrets dâĂtat pour justifier de vĂ©ritables politiques, comme le
programme des Ătats-Unis pour la dĂ©tention au secret, les interrogatoires et
les restitutions ou la rĂšgle touchant
les tiers en matiÚre de renseignement (conformément à la politique (...) de
« contrĂŽle de la source ») (...) empĂȘche toute enquĂȘte effective et
rend le droit Ă un recours illusoire. Cela est incompatible avec lâarticle 2 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques, et cela pourrait aussi
reprĂ©senter une violation de lâobligation des Ătats dâapporter une assistance
judiciaire dans les enquĂȘtes sur les violations flagrantes des droits de
lâhomme et les violations graves du droit international humanitaire. »
12. Les
Résolutions 9/11 et 12/12 sur le droit à la vérité, adoptées les
18 septembre 2008 et 1er octobre 2009 par le Conseil des droits
de lâhomme des Nations unies
192. Le
passage pertinent de ces résolutions se lit ainsi :
« (...) le Comité des droits de
lâhomme et le Groupe de travail sur les disparitions forcĂ©es ou involontaires
(...) ont reconnu que les victimes de violations flagrantes des droits de
lâhomme et les membres de leur famille ont le droit de connaĂźtre la vĂ©ritĂ© au
sujet des Ă©vĂ©nements qui se sont produits, et notamment de connaĂźtre lâidentitĂ©
des auteurs des faits qui ont donné lieu à ces violations (...) »
13. Lignes directrices adoptées par le
ComitĂ© des Ministres du Conseil de lâEurope pour Ă©liminer lâimpunitĂ© pour les
violations graves des droits de lâhomme, 30 mars 2011
193. Ces
lignes directrices traitent de la question de lâimpunitĂ© pour des omissions ou
actes gĂ©nĂ©rateurs de graves violations des droits de lâhomme. Elles couvrent
les obligations qui incombent aux Ătats en application de la Convention, Ă
savoir prendre des mesures positives en ce qui concerne non seulement leurs
agents, mais Ă©galement les acteurs non Ă©tatiques. Aux termes de ces lignes
directrices, « (...) lâimpunitĂ© est causĂ©e ou facilitĂ©e notamment par le
manque de rĂ©action diligente des institutions ou des agents de lâĂtat face Ă de
graves violations des droits de lâhomme. (...) Les Ătats ont le devoir de lutter
contre lâimpunitĂ© afin de rendre justice aux victimes, de dissuader la
commission ultĂ©rieure de violations des droits de lâhomme et de prĂ©server
lâĂtat de droit ainsi que la confiance de lâopinion publique dans le systĂšme
judiciaire ». Les lignes directrices décrivent notamment les mesures
gĂ©nĂ©rales Ă prendre par les Ătats en vue de prĂ©venir lâimpunitĂ©, consacrent
lâobligation dâenquĂȘter et prĂ©cisent les garanties Ă prĂ©voir pour les personnes
privées de liberté.
14. Le « rapport Marty » de
2011 (Doc. 12714 de lâAssemblĂ©e parlementaire du Conseil de lâEurope, publiĂ© le
16 septembre 2011)
194. Dans
ce rapport, intitulé « Les recours abusifs
au secret dâĂtat et Ă la sĂ©curitĂ© nationale:
obstacles au contrĂŽle parlementaire et judiciaire des violations des droits de
lâhomme », on peut lire
ceci :
6. La surveillance parlementaire des services de
renseignement et de sécurité, civils et militaires, est soit inexistante soit
largement insuffisante dans de nombreux Ătats membres du Conseil de lâEurope.
Les commissions parlementaires permanentes ou ad hoc créées dans plusieurs pays
pour surveiller les activitĂ©s des services secrets souffrent dâun manque
dâinformation, celle-ci Ă©tant contrĂŽlĂ©e exclusivement par lâexĂ©cutif lui-mĂȘme,
le plus souvent, dâailleurs, par un cercle trĂšs restreint de celui-ci.
7. LâAssemblĂ©e salue le dĂ©veloppement de la coopĂ©ration entre
les services secrets de différents pays, outil indispensable pour faire face
aux manifestations les plus graves de la criminalité organisée et au
terrorisme. Cette coopĂ©ration internationale doit cependant ĂȘtre accompagnĂ©e
dâune collaboration Ă©quivalente entre les organes de surveillance. Il est
inacceptable que des activités concernant plusieurs pays échappent à tout
contrÎle du fait que dans chaque pays les services concernés invoquent la
nécessité de protéger la future coopération avec leurs partenaires étrangers
pour justifier le refus dâinformer leurs organes de contrĂŽle respectifs.
I. SUR LES EXCEPTIONS
PRĂLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Lâexception du Gouvernement tirĂ©e du caractĂšre
prĂ©maturĂ© de la requĂȘte et du non-Ă©puisement des voies de recours internes en
matiÚre pénale
195. Le
Gouvernement observe dâemblĂ©e que la requĂȘte a Ă©tĂ© introduite le 4 aoĂ»t 2009,
alors que la procĂ©dure pĂ©nale portant sur lâenlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait
pendante devant les juridictions nationales. Il relĂšve en particulier que la
décision du tribunal de Milan du 4 novembre 2009, tout comme les décisions de la
cour dâappel de Milan et de la Cour de cassation, nâavaient pas encore Ă©tĂ©
prononcĂ©es. Le Gouvernement demande Ă la Cour dâapprĂ©cier la situation au
moment de lâintroduction de la requĂȘte et de la rejeter pour non-Ă©puisement des
voies de recours internes.
En bref, il estime
que, lors de lâintroduction de leur requĂȘte devant la Cour, les requĂ©rants
nâavaient pas prĂ©alablement Ă©puisĂ© les voies de recours disponibles au niveau
national, et ce au mĂ©pris de lâarticle 35 § 1 de la Convention.
196. Pour
les requĂ©rants, lâobligation dâĂ©puisement des voies de recours internes aux
termes de lâarticle 35 § 1 de la Convention nâest applicable que dans la mesure
oĂč il existe, au niveau national, des recours permettant dâĂ©tablir la violation
de la Convention en question et dâoffrir un redressement adĂ©quat Ă la victime.
197. Quant
au caractĂšre prĂ©tendument prĂ©maturĂ© de la requĂȘte, les requĂ©rants indiquent
que le caractĂšre inadĂ©quat de lâenquĂȘte au sens des articles 3 et 13 de la
Convention avait, selon eux, déjà été mis en évidence par la décision du
prĂ©sident du Conseil des ministres dâopposer le secret dâĂtat et par lâarrĂȘt de la Cour
constitutionnelle no 106/2009 du 18 mars 2009 se prononçant Ă
cet Ă©gard. DĂšs lors, indĂ©pendamment du fait quâils se sont bien prĂ©valus des
recours existant en droit interne, les requĂ©rants estiment quâils nâĂ©taient pas
tenus dâattendre lâarrĂȘt de la Cour de cassation pour saisir la Cour. En effet,
aucun recours nâĂ©tait efficace contre lâusage du secret dâĂtat, comme il
ressort dâailleurs des arrĂȘts prononcĂ©s par la Cour de cassation et par la cour
dâappel de Milan.
198. Aux
termes de lâarticle 35 § 1 de la Convention, la Cour ne peut ĂȘtre saisie
quâaprĂšs lâĂ©puisement des voies de recours internes, tel quâil est entendu
selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un
délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive.
La Cour a dĂ©jĂ
jugé, dans certaines affaires introduites avant la fin de la procédure pénale
concernant des mauvais traitements aux termes de lâarticle 3, que
lâexception du gouvernement dĂ©fendeur tirĂ©e du caractĂšre prĂ©maturĂ© de la
requĂȘte avait perdu sa raison dâĂȘtre une fois la procĂ©dure pĂ©nale en question
achevée (Kopylov
c. Russie, no 3933/04, § 119, 29 juillet 2010,
renvoyant Ă Samoylov
c. Russie, no
64398/01, § 39, 2 octobre 2008 ; et Cestaro c. Italie, no 6884/11, § 145, 7 avril 2015).
En
outre, si, en principe, le requĂ©rant a lâobligation de tenter loyalement divers
recours internes avant de saisir la Cour et si le respect de cette obligation sâapprĂ©cie Ă la date
dâintroduction de la requĂȘte (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V),
la Cour tolĂšre que le dernier Ă©chelon de ces recours soit atteint peu aprĂšs le
dĂ©pĂŽt de la requĂȘte, mais avant quâelle ne soit appelĂ©e Ă se prononcer sur la
recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c.
Portugal, no 23205/08, §§ 57 et 87-92, CEDH 2011, Rafaa c. France, no 25393/10, § 33, 30 mai 2013 et Cestaro, précité, §§ 146 et 205-208
et les références y mentionnées).
b) Application
de ces principes
199. En
lâespĂšce, la Cour note que le requĂ©rant allĂšgue avoir Ă©tĂ© victime dâune
opération de « remise extraordinaire », qui a commencé avec son
enlĂšvement Ă Milan, le 17 fĂ©vrier 2003. LâautoritĂ© judiciaire, saisie dâune
plainte de la requĂ©rante le 20 fĂ©vrier 2003, a ouvert une enquĂȘte sur la
disparition du requĂ©rant. La Cour relĂšve ensuite quâau moment de lâintroduction
de la requĂȘte â le 6 aoĂ»t 2009 â la procĂ©dure pĂ©nale portant sur la disparition
du requérant, dans laquelle les intéressés se sont constitués partie civile,
était déjà pendante depuis six ans et demi (paragraphe 30 ci-dessus). En outre,
son développement ultérieur dépendait, dans une large mesure, des décisions du
prĂ©sident du Conseil des ministres de faire usage du secret dâĂtat, ainsi que
de lâarrĂȘt de la
Cour constitutionnelle no 106/2009 du 18 mars 2009, qui a conclu, en
lâoccurrence, que lâapplication du secret dâĂtat Ă©tait lĂ©gitime (paragraphes
82-109 ci-dessus).
200. Dans
ces circonstances, la Cour ne saurait reprocher aux requérants de lui avoir
adressé leurs griefs dÚs le 6 août 2009, sans attendre les décisions prononcées
ultérieurement par les juridictions nationales. Partant, il y a lieu de tolérer
en lâespĂšce que la procĂ©dure litigieuse se soit terminĂ©e aprĂšs lâintroduction
de la requĂȘte, mais avant que la Cour ne soit appelĂ©e Ă se prononcer sur la
recevabilité de celle-ci.
201. En
consĂ©quence, cette exception ne peut ĂȘtre retenue.
B. Le deuxiĂšme volet de lâexception du
Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes en matiÚre
civile
202. Au
cours des plaidoiries, le Gouvernement a observĂ© que les requĂ©rants nâont pas
non plus Ă©puisĂ© les voies de recours en matiĂšre civile. Il a expliquĂ© quâaprĂšs
le jugement du tribunal de Milan du 4 novembre 2009 (voir aussi les paragraphes
112-117 ci-dessus), qui leur a accordĂ© des provisions, les requĂ©rants nâavaient
pas entamĂ© une procĂ©dure aux fins dâobtenir le paiement des sommes en question,
alors mĂȘme quâune mesure conservatoire avait Ă©tĂ© imposĂ©e sur les biens dâun des
condamnés en Italie.
Le Gouvernement a
ajoutĂ© que les requĂ©rants nâavaient pas entamĂ© une procĂ©dure ultĂ©rieure en vue
dâobtenir une dĂ©termination globale et dĂ©finitive des dommages-intĂ©rĂȘts au
titre du préjudice subi.
203. Les
requĂ©rants ont rĂ©torquĂ© quâils nâavaient aucune chance en tant que partie
civile dâobtenir le paiement des sommes accordĂ©es par les juridictions
nationales ni dâengager une procĂ©dure en dommages-intĂ©rĂȘts. En effet, les
accusĂ©s du SISMi auraient bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun non-lieu et
leurs agissements auraient Ă©tĂ© couverts par le secret dâĂtat. Les requĂ©rants
ont reconnu que les agents de la CIA avaient été condamnés, mais ont rappelé
que ceux-ci Ă©taient protĂ©gĂ©s par une immunitĂ© aux Ătats-Unis, et Ă©taient donc
inattaquables. Quant à la mesure conservatoire évoquée par le Gouvernement, les
requĂ©rants ont prĂ©cisĂ© quâil sâagissait dâune procĂ©dure dâexĂ©cution forcĂ©e,
intentĂ©e en Italie par des crĂ©anciers Ă lâencontre de M. Lady qui lui avaient
prĂȘtĂ© une somme dâargent pour financer lâachat dâune maison, et que la
confiscation de la maison en question a bénéficié uniquement auxdits
crĂ©anciers, qui pouvaient se prĂ©valoir dâune crĂ©ance privilĂ©giĂ©e.
204. La
Cour renvoie, tout dâabord, aux principes gĂ©nĂ©raux relatifs Ă la rĂšgle de
lâĂ©puisement des voies de recours internes qui ont Ă©tĂ© rĂ©sumĂ©s rĂ©cemment dans
lâarrĂȘt Vučković et autres c. Serbie ((exceptions
préliminaires) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars
2014). Elle rappelle, en particulier, que lâarticle 35 § 1 de la
Convention ne prescrit que lâĂ©puisement des recours Ă la fois relatifs aux
violations incriminées, disponibles et adéquats. Un recours
est effectif lorsquâil est disponible tant en thĂ©orie quâen pratique Ă lâĂ©poque
des faits, câest-Ă -dire lorsquâil est accessible, susceptible dâoffrir au
requérant le redressement de ses griefs et présente des perspectives
raisonnables de succĂšs (Akdivar et autres c. Turquie,
16 septembre 1996, § 68, Recueil des
arrĂȘts et dĂ©cisions 1996‑IV, et Demopoulos et
autres c. Turquie (déc.)
[GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04,
19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010). Dans son apprĂ©ciation de lâeffectivitĂ©
de la voie de recours indiquée par le gouvernement défendeur, la Cour doit donc
prendre en compte la nature des griefs et les circonstances de lâaffaire pour
établir si cette voie de recours fournissait au requérant un moyen adéquat de
redressement de la violation dĂ©noncĂ©e (Łatak
c. Pologne (déc.), no 52070/08,
12 octobre 2010).
Enfin, il y a lieu de rappeler que lâobligation
dâoctroyer une rĂ©paration au niveau interne sâajoute Ă lâobligation de mener
une enquĂȘte approfondie et effective visant Ă lâidentification et Ă la sanction
des responsables et ne se substitue pas Ă elle ; les voies de recours
exclusivement indemnitaires ne peuvent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme effectives
sur le terrain de cette disposition (SapoĆŸkovs c. Lettonie,
no 8550/03, §§ 54-55, 11 février 2014)
b) Application
de ces principes
205. En
lâespĂšce, le principal argument avancĂ© par le Gouvernement concerne le fait que
les requĂ©rants auraient omis dâintroduire deux procĂ©dures, la premiĂšre en
vue de faire exĂ©cuter le jugement des juridictions pĂ©nales leur accordant Ă
titre provisoire des dommages-intĂ©rĂȘts et la seconde pour demander aux
juridictions civiles de fixer le montant dĂ©finitif de ces dommages-intĂ©rĂȘts (paragraphe 202
ci-dessus).
206. Ă cet Ă©gard, la Cour
note que, par son arrĂȘt du 4 novembre 2009, le tribunal de Milan a condamnĂ©
vingt-trois citoyens américains (dont vingt-deux agents de la CIA et le colonel
Romano) et deux citoyens italiens, M. Pompa et M. Seno,
Ă verser solidairement des dommages-intĂ©rĂȘts aux requĂ©rants, en rĂ©paration des
atteintes aux droits de lâhomme et des injustices quâils leur avaient fait
subir. à titre provisoire, le tribunal a octroyé une provision de
1 000 000 EUR au requérant et de 500 000 EUR à la
requĂ©rante (paragraphe-117 ci-dessus). Dans son arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010,
la cour dâappel de Milan a annulĂ© la condamnation de MM. Pompa et Seno Ă verser des dommages-intĂ©rĂȘts aux requĂ©rants, mais a
confirmĂ© lâindemnitĂ© Ă payer par les citoyens amĂ©ricains (paragraphe 135
ci-dessus). Quant aux agents
du SISMi, ils nâont pas Ă©tĂ© appelĂ©s Ă indemniser les
requĂ©rants, Ă©tant donnĂ© quâils ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâannulation de leur
condamnation pĂ©nale en application du secret dâĂtat (paragraphe 134
ci-dessous).
Il est Ă noter que
la Cour constitutionnelle, dans son arrĂȘt no 106/209 du 18 mars 2009, a soulignĂ© quâen vertu
des articles 202 § 6 du CPP, 41 de la loi no 124/2007 et
261 du CP, les agents de lâĂtat ne pouvaient pas, mĂȘme lorsquâils Ă©taient
interrogĂ©s en qualitĂ© dâaccusĂ©, divulguer des faits couverts par le secret
dâĂtat (paragraphe 106 in fine ci-dessus).
Ce principe devrait Ă©galement ĂȘtre opposable dans le cadre dâun Ă©ventuel procĂšs
civil initiĂ© par les requĂ©rants contre les agents italiens en vue dâobtenir une
compensation financiĂšre (voir aussi le paragraphe 107 ci-dessus).
207. Il
dĂ©coule de ce qui prĂ©cĂšde quâaucun des agents italiens impliquĂ©s dans les faits
litigieux ne pourrait, en rĂ©alitĂ©, ĂȘtre dĂ©clarĂ© responsable devant les
juridictions civiles italiennes en raison du préjudice subi par les requérants.
Les seules
personnes légalement responsables à qui les montants déjà octroyés ou les
dommages-intĂ©rĂȘts ultĂ©rieurement accordĂ©s pourraient ĂȘtre rĂ©clamĂ©s sont les
vingt-six citoyens amĂ©ricains condamnĂ©s, qui ont quittĂ© lâItalie Ă des dates
non précisées, probablement début 2005, et qui depuis lors ont été considérés
comme « introuvables », puis « en fuite », par les
autorités italiennes (paragraphes 38-39 et 42-45 ci-dessus).
En dépit des
demandes du ministÚre public ou des autorités judiciaires en ce sens, le
ministre de la Justice a dĂ©cidĂ© de ne demander ni lâextradition de ces vingt-six
personnes, ni la publication dâavis de recherche Ă leur Ă©gard (paragraphes
46-48 et 145-146 ci-dessus). MĂȘme si les mandats dâarrĂȘt europĂ©ens dĂ©cernĂ©s
contre ces individus sont en vigueur depuis au moins début janvier 2006
(paragraphes 49 et 145 ci-dessus), seule une des personnes condamnĂ©es a Ă©tĂ© Ă
ce jour arrĂȘtĂ©e pour une courte pĂ©riode, la procĂ©dure dâextradition dirigĂ©e
contre elle Ă©tant pendante Ă la date de lâadoption du prĂ©sent arrĂȘt (paragraphe
151 ci-dessus).
Compte tenu de
lâattitude adoptĂ©e par les autoritĂ©s exĂ©cutives italiennes Ă lâĂ©gard des
citoyens américains condamnés, la Cour considÚre que ces organes ont
considĂ©rablement compromis â voir rĂ©duit Ă nĂ©ant â les chances des requĂ©rants
dâobtenir un dĂ©dommagement des personnes responsables.
208. Le Gouvernement a aussi
suggĂ©rĂ© que la mesure conservatoire qui a frappĂ© les biens dâun des condamnĂ©s
était susceptible de permettre aux requérants de recevoir les provisions qui
leur ont été accordées (paragraphe 202 ci-dessus).
Il est vrai quâen janvier 2007, une moitiĂ© de la villa piĂ©montaise de
M. Lady, le principal condamné, a été saisie par une mesure conservatoire
initiée par le parquet de Milan (paragraphe 73 ci-dessus). Néanmoins, comme le
relĂšve le requĂ©rant, la propriĂ©tĂ© en question a finalement fait lâobjet dâune
saisie immobiliÚre par un créancier privilégié, à savoir la banque ayant
accordĂ© un prĂȘt Ă M. Lady et Ă sa femme. Aucune fraction du produit de la
vente nâa Ă©tĂ© rĂ©servĂ©e pour les requĂ©rants (paragraphes 73 et 144 ci-dessus).
En somme, le Gouvernement
nâa pas soumis dâĂ©lĂ©ments ou dâarguments susceptibles de convaincre la Cour que
les requĂ©rants disposaient dâune possibilitĂ© rĂ©elle dâobtenir des
dommages-intĂ©rĂȘts.
209. DĂšs
lors, la Cour rejette lâexception du Gouvernement.
C. Lâexception tirĂ©e du non-respect du dĂ©lai de six mois
210. Le
Gouvernement soutient ensuite que, dĂšs lors quâil nây a pas eu dâĂ©puisement des
voies de recours internes, la requĂȘte est tardive.
211. Les
requĂ©rants sâopposent Ă la thĂšse du Gouvernement.
212. Dans la
mesure oĂč lâexception de tardivetĂ© de la requĂȘte semble ĂȘtre, pour le
Gouvernement, la conséquence du non-épuisement des voies de recours internes,
la Cour rappelle quâelle a rejetĂ© lâexception relative au non-Ă©puisement
(paragraphes 199-201 ci-dessus).
213. En tout Ă©tat
de cause, la Cour note que sâil est vrai que lâenlĂšvement du requĂ©rant a eu
lieu le 17 fĂ©vrier 2003 et que la prĂ©sente requĂȘte a Ă©tĂ© introduite le 6 aoĂ»t
2009, la procĂ©dure nationale â entamĂ©e suite aux faits dĂ©noncĂ©s par la
requĂ©rante quelques jours aprĂšs lâenlĂšvement de son Ă©poux â portait sur la
disparition du requérant et elle a donc interrompu le délai de six mois qui
avait commencĂ© Ă courir le jour de lâenlĂšvement (voir, mutatis mutandis, El-Masri,
précité, §§ 137-148).
214. Par
consĂ©quent, cette exception du Gouvernement doit ĂȘtre rejetĂ©e.
II. établissement des faits ET Appréciation des PREUVES par la cour
A. Observations des parties
215. Le requérant
allĂšgue avoir Ă©tĂ© victime dâune opĂ©ration de remise extraordinaire menĂ©e par
des agents de la CIA avec lâaide dâagents de lâĂtat dĂ©fendeur. Il estime que
les enquĂȘtes internationales et, surtout, les investigations engagĂ©es dans
lâĂtat dĂ©fendeur ont permis de mettre au jour quantitĂ© dâĂ©lĂ©ments accablants
corroborant ses allégations. Il allÚgue la violation de ses droits garantis par
les articles 3, 5, 8 et 13 de la Convention Ă raison dâactes commis par des
agents de lâĂtat dĂ©fendeur et par des agents Ă©trangers opĂ©rant sur le
territoire et sous la juridiction de celui-ci.
216. Le requérant demande à la Cour de prendre en compte tous les
Ă©lĂ©ments de preuve recueillis au cours de lâenquĂȘte diligentĂ©e au niveau
national.
217. Le
Gouvernement admet que le requérant a été enlevé à Milan, par des agents étrangers,
avec lâaide dâun carabinier italien qui
a agi Ă titre individuel. Il
reconnaĂźt que, selon les rĂ©sultats de lâenquĂȘte, le requĂ©rant a Ă©tĂ© transportĂ©
de Milan jusquâĂ la base militaire dâAviano, et que,
de là , il a été acheminé en avion à Ramstein, puis en
Ăgypte.
218. Le
Gouvernement conteste toutefois toute implication des autorités italiennes. Il
ajoute que les preuves recueillies Ă
lâencontre des agents du SISMi ont dĂ» ĂȘtre Ă©cartĂ©es
en raison du secret dâĂtat. Le Gouvernement estime que la Cour ne saurait en
dĂ©cider autrement, aucun Ă©lĂ©ment de preuve couvert par le secret dâĂtat ne
pouvant entrer en ligne de compte.
B. Appréciation de la Cour
219. Dans
les affaires oĂč il existe des versions divergentes des faits, la Cour se trouve
inĂ©vitablement aux prises, lorsquâil lui faut Ă©tablir les circonstances de la
cause, avec les mĂȘmes difficultĂ©s que celles auxquelles toute juridiction de premiĂšre
instance doit faire face. Elle rappelle que, pour lâapprĂ©ciation des Ă©lĂ©ments
de preuve, elle retient le critÚre de la preuve « au-delà de tout doute
raisonnable ». Elle nâa toutefois jamais eu pour dessein dâemprunter la
démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critÚre. Il lui
incombe de statuer non pas sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la
responsabilitĂ© civile, mais sur la responsabilitĂ© des Ătats contractants au
regard de la Convention.
La spécificité de
la tĂąche que lui attribue lâarticle 19 de la Convention â assurer le
respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant Ă
reconnaĂźtre les droits fondamentaux consacrĂ©s par cet instrument â conditionne
sa façon dâaborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procĂ©dure
devant elle, il nâexiste aucun obstacle procĂ©dural Ă la recevabilitĂ© dâĂ©lĂ©ments
de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. Elle
adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation
de lâensemble des Ă©lĂ©ments de preuve, y compris les dĂ©ductions quâelle peut
tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa
jurisprudence constante, la preuve peut rĂ©sulter dâun faisceau dâindices, ou de
présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En
outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion
particuliÚre et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont
intrinsĂšquement liĂ©s Ă la spĂ©cificitĂ© des faits, Ă la nature de lâallĂ©gation
formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la
gravitĂ© dâun constat selon lequel un Ătat contractant a violĂ© des droits
fondamentaux (El Masri,
précité, § 151, ainsi que les affaires qui y sont
mentionnées, et Al Nashiri, précité,
§§ 394-395 ainsi que les affaires qui y sont mentionnées).
220. Par
ailleurs, la Cour rappelle que la procédure prévue par la Convention ne se
prĂȘte pas toujours Ă une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio
(la preuve incombe Ă celui qui affirme). Elle renvoie Ă sa jurisprudence
relative aux articles 2 et 3 de la Convention selon laquelle, lorsque les
événements en cause sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas
des personnes soumises Ă leur contrĂŽle en garde Ă vue, tout dommage corporel ou
décÚs survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes
présomptions de fait. La charge de la preuve pÚse dans ce cas sur les
autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante.
En lâabsence dâune telle explication, la Cour est en droit de tirer des
conclusions pouvant ĂȘtre dĂ©favorables au gouvernement dĂ©fendeur (Salman c. Turquie [GC], no
21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, Ăakıcı c.
Turquie [GC], no 23657/94, § 85, CEDH 1999‑IV, El Masri,
précité, § 152 et Al Nashiri,
précité, § 396 ainsi que les affaires qui y sont
mentionnées).
2. Application de ces principes
a) Sur
la question de savoir si la Cour peut prendre en compte tous les éléments du
dossier
221. En
premier lieu, la Cour est appelĂ©e Ă se pencher sur lâargument du Gouvernement
selon lequel elle doit limiter son appréciation aux éléments du dossier qui ne sont
pas couverts par le secret dâĂtat. Les juridictions nationales ayant conclu
quâaucune responsabilitĂ© pĂ©nale ne pouvait ĂȘtre imputĂ©e aux agents italiens du SISMi en raison du secret dâĂtat, la Cour serait tenue de
se conformer Ă cette conclusion.
222. Quant
à la responsabilité pour les évÚnements litigieux, la Cour relÚve que les
juridictions nationales ont Ă©tabli que lâopĂ©ration de remise extraordinaire
Ă©tait imputable :
a) Ă
vingt-six agents amĂ©ricains, tous condamnĂ©s Ă des peines dâemprisonnement et Ă verser des provisions aux requĂ©rants ;
b) Ă six
agents des services italiens (SISMi), dont un est
dĂ©cĂ©dĂ© en cours de procĂ©dure, les cinq autres ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâannulation
de leur condamnation du fait de lâapplication du secret dâĂtat aux preuves qui
les accablaient ;
c) Ă un
carabinier, M. Pironi, condamnĂ© dans le cadre dâune
procédure séparée (paragraphes 74, 112-116, 134, 137-140 et 142-143 ci-dessus).
223. La
Cour note ensuite que les aveux du carabinier Pironi
ne sont pas couverts par le secret dâĂtat. Celui-ci a dĂ©clarĂ© que
« lâopĂ©ration » avait Ă©tĂ© concertĂ©e entre la CIA et le SISMi (paragraphes 56, 69 et 74 ci-dessus).
224. Ensuite,
il y a eu des tentatives de mettre lâenquĂȘte sur une fausse piste de la part
tant de la CIA que du SISMi (paragraphes 31, 61 et
114 ci-dessus). Le journaliste qui a contribué à la diffusion des fausses
informations a été condamné pour recel de malfaiteurs dans une procédure
sĂ©parĂ©e, dans le cadre de laquelle le secret dâĂtat nâest pas entrĂ© en jeu
(paragraphes 61 et 74 ci-dessus).
225. Deux
agents du SISMi (M. Seno et
M. Pompa, condamnĂ©s pour recel de malfaiteurs) ont aidĂ© les accusĂ©s du SISMi Ă se soustraire Ă lâenquĂȘte (paragraphes 116 et
135-136 ci-dessus).
La Cour relĂšve
aussi que certains agents du SISMi, accusés de
complicitĂ© dans lâenlĂšvement du requĂ©rant (paragraphe 59 ci-dessus), ont
dĂ©clarĂ© que le SISMi Ă©tait impliquĂ© dans lâopĂ©ration
de remise extraordinaire. En outre, les écoutes téléphoniques (paragraphe 60
ci-dessus) et lâenregistrement dâune conversation entre deux agents du SISMi (paragraphe 64 ci-dessus) ont confirmĂ© lâimplication
des agents italiens. Par ailleurs, des documents concernant lâenlĂšvement du
requérant ont été saisis le 5 juillet 2006 au siÚge du SISMi
à Rome (paragraphe 63 ci-dessus). Ces éléments de preuve ont servi de base à la
cour dâappel de Milan pour condamner les cinq agents du SISMi
(arrĂȘt du 12 fĂ©vrier 2013, paragraphes 124-125 ci-dessus).
226. Par
ailleurs, la Cour note au passage que les informations ci-dessus ont été
amplement diffusées dans la presse et sur internet avant que ne soit évoqué le
secret dâĂtat (paragraphe 65 ci-dessus). Le prĂ©sident du Conseil nâa Ă©voquĂ©
celui-ci que le 26 juillet 2006 (paragraphe 68 ci-dessus).
227. Au vu de
ce qui précÚde, et rappelant que, dans le cadre de la procédure devant elle, il
nâexiste aucun obstacle procĂ©dural Ă la recevabilitĂ© dâĂ©lĂ©ments de preuve et
quâelle adopte les conclusions qui, Ă son avis, se trouvent Ă©tayĂ©es par la
libre apprĂ©ciation de lâensemble des Ă©lĂ©ments de preuve, y compris les
dĂ©ductions quâelle peut tirer des faits et des observations des parties (El-Masri,
précité, § 151, Al Nashiri,
précité, § 394 et paragraphe 219 ci-dessus), la Cour va prendre en compte
dans son apprĂ©ciation toutes les circonstances de lâespĂšce, telles quâexposĂ©es
par les requérants et complétées par les informations se trouvant dans le
domaine public, ainsi que tous les éléments de preuve à sa disposition, notamment les constatations des
enquĂȘteurs et des juridictions italiennes.
b) Sur lâexistence de points litigieux entre les
parties concernant les faits
228. La
Cour relĂšve dâemblĂ©e que, contrairement aux affaires prĂ©citĂ©es El-Masri, Husayn
(Abu Zubaydah) et Al Nashiri,
en lâespĂšce les faits de la cause ont fait lâobjet dâune reconstitution par les
juridictions nationales.
229. De
plus, les faits de la cause, tels quâils ont Ă©tĂ© exposĂ©s par le requĂ©rant,
nâont pas Ă©tĂ© contestĂ©s, en substance, par le Gouvernement.
Celui-ci nâa
aucunement mis en cause la reconstitution des faits effectuée par les juridictions
nationales et nâa prĂ©sentĂ© aucun argument relatif au rĂŽle et aux activitĂ©s de
la CIA en Italie.
Tout
particuliĂšrement, le Gouvernement a admis que le requĂ©rant avait Ă©tĂ© enlevĂ© Ă
Milan, par des agents Ă©trangers, avec lâaide dâun carabinier italien. Il a
reconnu que, selon les rĂ©sultats de lâenquĂȘte, le requĂ©rant avait Ă©tĂ© acheminĂ©
de Milan jusquâĂ la base militaire dâAviano, et que
de là , il avait été transporté en avion à destination de Ramstein,
puis en Ăgypte. Cependant, le Gouvernement a exclu que ces faits soient
imputables â directement ou indirectement â aux autoritĂ©s italiennes, soutenant
que lâopĂ©ration avait Ă©tĂ© entiĂšrement organisĂ©e et exĂ©cutĂ©e par les agents de
la CIA, avec lâaide dâun carabinier italien, qui avait agi Ă titre individuel (paragraphe 239 ci-dessous).
230. En
conséquence, le seul point en litige est celui de savoir si, au moment des
faits, les autoritĂ©s italiennes savaient que le requĂ©rant Ă©tait victime dâune
opération de « remise extraordinaire » et si elles étaient impliquées
dans lâexĂ©cution de cette opĂ©ration.
c) Sur
la question de savoir sâil y eu remise extraordinaire
231. Les
faits de la cause tels quâils ont Ă©tĂ© reconstituĂ©s par les juridictions
nationales peuvent se résumer comme suit.
Le 20 février 2003,
la requérante signala à un commissariat de police de Milan la disparition
de son époux. Le 26 février 2003, une certaine Mme R., fut entendue
par la police (paragraphes 28-29 ci-dessus).
En avril et mai
2004, les enquĂȘteurs interceptĂšrent des conversations tĂ©lĂ©phoniques entre la
requérante et son époux, entendirent un témoin qui avait parlé au téléphone
avec ce dernier (paragraphe 33 ci-dessus), et se procurÚrent le mémorandum
rédigé par le requérant (paragraphes 10-22 ci-dessus).
Les résultats de
lâenquĂȘte figurant dans les mĂ©moires prĂ©sentĂ©s par le ministĂšre public aux
audiences des 23 et 30 septembre 2009 (paragraphe 112 ci-dessus),
ainsi que lâĂ©tablissement des faits par le tribunal de Milan et la cour dâappel
de Milan (paragraphes 28-75, 82-87, 89-96, 112-118, 124-125 et 138-139
ci-dessus) confirment que le fait de lâenlĂšvement du requĂ©rant Ă©tait Ă©tabli. Il ressortait clairement de ces Ă©lĂ©ments que, le 17 fĂ©vrier
2003, le requérant avait été enlevé à Milan par un « commando »
composĂ© dâagents de la CIA et de M. Pironi, un
membre du groupement opérationnel spécial de Milan, qui avaient fait monter le
requĂ©rant dans une camionnette, lâavaient amenĂ© Ă lâaĂ©roport dâAviano, embarquĂ© dans un avion Lear Jet 35, qui avait dĂ©collĂ©
Ă 18 h 20 pour la base de Ramstein et, finalement,
mis Ă bord dâun Jet Executive Gulfstream,
qui avait décollé à 20 h 30 à destination du Caire (paragraphe 112 ci-dessus).
GrĂące notamment Ă
une vérification des communications téléphoniques passées dans les zones
pertinentes, les enquĂȘteurs purent repĂ©rer un certain nombre de cartes SIM
téléphoniques potentiellement suspectes. Des vérifications des communications
téléphoniques, le contrÎle croisé des numéros appelés et appelants de ces
cartes SIM, le contrÎle des cartes de crédit utilisées, des déplacements en
voiture de location ou en avion ou des sĂ©jours Ă lâhĂŽtel permirent aux
enquĂȘteurs de parvenir Ă lâidentification des utilisateurs rĂ©els des cartes
tĂ©lĂ©phoniques. Une des cartes SIM en question fut retrouvĂ©e en Ăgypte dans les
deux semaines qui suivirent lâenlĂšvement (paragraphes 36-37 ci-dessus).
232. En conclusion, il
ressort clairement du dossier, et le Gouvernement lâadmet, que le requĂ©rant a
Ă©tĂ© enlevĂ© en Italie, en prĂ©sence dâun carabinier italien. Le requĂ©rant
relevait dĂšs lors de la juridiction de lâItalie et, au moment de lâenlĂšvement,
un agent de lâĂtat Ă©tait prĂ©sent. Lâavion, qui a dĂ©collĂ© dâAviano
en direction de Ramstein en Allemagne, a survolé
lâespace aĂ©rien italien. Le Gouvernement nâa aucunement contestĂ© la
reconstitution des faits par les juridictions nationales et nâa prĂ©sentĂ© aucun
argument relatif au rÎle et aux activités de la CIA en Italie.
233. Les enquĂȘteurs et les magistrats italiens ont Ă©tabli quâil Ă©tait
« Ă©vident quâune opĂ©ration telle que celle menĂ©e par les agents de la CIA
à Milan, selon un schéma « avalisé » par le service [de renseignement]
amĂ©ricain, ne pouvait avoir lieu sans que le service correspondant de lâĂtat
[territorial] en soit au moins informé » (paragraphe 62 ci-dessus) et que
« lâexistence dâune autorisation dâenlever Abou Omar, donnĂ©e par de trĂšs
hauts responsables de la CIA à Milan (...), laissait présumer que les autorités
italiennes avaient connaissance de lâopĂ©ration, voire en Ă©taient
complices » (paragraphe 112 ci-dessus).
La Cour partage
leurs conclusions.
234. Sur la question de savoir sâil y eu remise extraordinaire, la Cour
aussi attache de lâimportance aux rapports et Ă la jurisprudence pertinente
dâorganes internationaux et Ă©trangers qui, dĂ©jĂ Ă lâĂ©poque des faits, en
2002-2003, constituaient des sources fiables rendant compte de pratiques
employées ou tolérées par les autorités américaines et qui étaient
manifestement contraires aux principes de la Convention
(paragraphes 172-173 ci-dessus, avec les références aux documents
décrivant les sources publiques pertinentes relatées dans les affaires El Masri, Al Nashiri et Husayn
(Abu Zubaydah)).
235. Au
vu des éléments ci-dessus, la Cour tient pour établi que les autorités
italiennes savaient que le requĂ©rant Ă©tait victime dâune opĂ©ration de
« remise extraordinaire », qui a dĂ©butĂ© par lâenlĂšvement de
lâintĂ©ressĂ© en Italie et sâest poursuivie par son transfert hors du territoire
italien. Les allégations des requérants et les éléments du dossier sont
suffisamment convaincants et Ă©tablis au-delĂ de tout doute raisonnable.
III. LA RESPONSABILITĂ© DES AUTORITĂ©S
NATIONALES
A. Observations des parties
236. Le requérant soutient que la
responsabilitĂ© de lâĂtat dĂ©fendeur est engagĂ©e Ă plusieurs titres, pour
les raisons suivantes :
a) les
mauvais traitements quâil dit avoir subis au moment de son enlĂšvement Ă
Milan ;
b) la
non-adoption par les autoritĂ©s de mesures propres Ă lui Ă©viter dâĂȘtre soumis Ă
des traitements contraires Ă lâarticle 3 de la Convention lors de sa prise en
charge par lâĂ©quipe de remise de la CIA ;
c) la
non-adoption par les autoritĂ©s de mesures propres Ă empĂȘcher sa privation de
libertĂ© arbitraire en Italie et son transfert en Ăgypte pour y ĂȘtre dĂ©tenu. Le
requérant considÚre que sa disparition prolongée pendant sa détention
ultĂ©rieure en Ăgypte est Ă©galement imputable au gouvernement italien ;
d) les
mauvais traitements quâil allĂšgue avoir subis pendant sa dĂ©tention en Ăgypte,
au motif que les autoritĂ©s italiennes lâauraient laissĂ©, en toute connaissance
de cause, ĂȘtre enlevĂ© par des agents amĂ©ricains, puis Ă©gyptiens, alors mĂȘme
quâil existait des motifs sĂ©rieux de penser quâil courait un risque rĂ©el dâĂȘtre
soumis Ă des mauvais traitements.
237. Le
requĂ©rant observe Ă©galement que les autoritĂ©s italiennes lâont laissĂ© aux mains
des agents de la CIA dans le cadre dâune opĂ©ration quâelles ne pouvaient pas
ignorer et qui lâexposait Ă un risque avĂ©rĂ© de torture. Il leur reproche
dâavoir ainsi consenti Ă son transfert en Ăgypte, alors quâil bĂ©nĂ©ficiait dâun
statut de réfugié.
238. Le Gouvernement conteste
toute implication des autorités italiennes. Selon lui, les agents de la CIA ont
agi à leur insu en territoire italien. Il rappelle que le requérant a été
immĂ©diatement Ă©loignĂ© du territoire italien le jour mĂȘme de lâenlĂšvement pour
ĂȘtre transfĂ©rĂ© en Allemagne, puis en Ăgypte. Il explique que lâaĂ©roport duquel
lâavion a dĂ©collĂ© est aux mains des forces amĂ©ricaines et nâa jamais Ă©tĂ© connu
pour ĂȘtre un lieu de transit dans le cadre du programme amĂ©ricain de remises
extraordinaires.
239. Lâissue
de la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e au niveau national confirmerait dâailleurs
lâabsence de responsabilitĂ© des autoritĂ©s italiennes. Le Gouvernement observe
que cette procédure a conclu à la responsabilité exclusive des agents américains
et Ă celle du carabinier M. Pironi, qui a agi Ă titre
individuel.
B. Principes applicables pour Ă©valuer la
responsabilité des autorités italiennes
240. La
Cour relĂšve dâemblĂ©e que les griefs du requĂ©rant concernent des Ă©vĂšnements
survenus sur le territoire italien puis Ă lâĂ©tranger, en Allemagne et,
finalement, en Ăgypte, dans des
lieux de dĂ©tention inconnus, aprĂšs son transfert dâItalie (voir aussi Al
Nashiri, précité, §§ 451-459).
1. Sur
la responsabilitĂ© de lâĂtat concernant les Ă©vĂšnements qui ont lieu sur son
territoire
241.
Ă cet Ă©gard, la Cour rappelle que la responsabilitĂ© de lâĂtat dĂ©fendeur est
engagée au regard de la Convention à raison des actes commis sur son territoire
par des agents dâun Ătat Ă©tranger, avec lâapprobation formelle ou tacite de ses
autoritĂ©s (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99,
§ 318, CEDH 2004‑VII : El Masri, prĂ©citĂ©, § 206 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 452).
2. Sur
la responsabilitĂ© de lâĂtat concernant les Ă©vĂšnements qui ont suivi
lâenlĂšvement en Italie et le transfert Ă lâĂ©tranger du requĂ©rant dans le cadre
de lâopĂ©ration de « remise extraordinaire »
242. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la
dĂ©cision dâun Ătat contractant de renvoyer un fugitif â et a fortiori le renvoi
lui-mĂȘme â peut soulever un problĂšme au regard de
lâarticle 3, et donc engager la responsabilitĂ© de lâĂtat en cause au titre de
la Convention, lorsquâil y a des motifs sĂ©rieux et avĂ©rĂ©s de croire que
lâintĂ©ressĂ©, si on le renvoie vers le pays de destination, y courra un risque
rĂ©el dâĂȘtre soumis Ă un traitement contraire Ă cette disposition. (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 91,
série A no 161,
Saadi c. Italie [GC], no
37201/06, §§ 125-126, CEDH 2008, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005-I, El Masri, précité,
§ 212 et Al Nashiri,
précité, §§ 453-454).
243. Dans le contexte des
affaires similaires relatives à des opérations de « remise
extraordinaire » El Masri, Al Nashiri et Husayn (Abu Zubaydah) (précité) la
Cour a aussi soulignĂ© que, lorsquâil est Ă©tabli que lâĂtat qui renvoie savait,
ou aurait dĂ» savoir, Ă lâĂ©poque des faits que la personne renvoyĂ©e du
territoire faisait lâobjet dâune « remise extraordinaire » â notion qui dĂ©signe
le « transfert extrajudiciaire dâune personne de la juridiction ou du
territoire dâun Ătat Ă ceux dâun autre Ătat, Ă des fins de dĂ©tention et
dâinterrogatoire en dehors du systĂšme juridique ordinaire, la mesure impliquant
un risque réel de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants »
â, la possibilitĂ© dâune violation de lâarticle 3 est sĂ©rieuse et doit ĂȘtre
considérée comme un élément intrinsÚque du transfert (El Masri, précité, § 218, Al Nashiri, précité, § 454, et Husayn (Abu Zubaydah, précité, § 451).
244. En outre, lâĂtat
contractant mĂ©connaĂźtrait lâarticle 5 de la Convention sâil renvoyait un
requĂ©rant, ou rendait possible ledit renvoi, vers un Ătat oĂč lâintĂ©ressĂ© serait
exposé à un risque réel de violation flagrante de cette disposition (Othman
(Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 233, CEDH 2012
(extraits), El Masri, précité, §
239).
De mĂȘme, ce risque est inhĂ©rent lorsquâun requĂ©rant a Ă©tĂ© soumis Ă une
« remise extraordinaire », mesure qui implique une détention « en
dehors du systÚme juridique ordinaire » et qui « de par son mépris
délibéré des garanties du procÚs équitable est totalement incompatible avec
lâĂ©tat de droit et les valeurs protĂ©gĂ©es par la Convention » (Al Nashiri,
précité, § 454, et Husayn (Abu Zubaydah),
précité, § 452).
245. Si, pour Ă©tablir une telle
responsabilitĂ©, on ne peut Ă©viter dâapprĂ©cier la situation dans le pays de
destination Ă lâaune des exigences de la Convention, il ne sâagit pas pour
autant de constater ou prouver la responsabilité de ce pays, que ce soit au
titre du droit international général, au titre de la Convention ou autrement.
Si une responsabilité se trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la
Convention, câest celle de lâĂtat contractant qui renvoie, du chef dâun acte
qui a pour rĂ©sultat direct dâexposer quelquâun Ă des mauvais traitements
prohibés ou les autres violations de la Convention (El Masri, précité, § 212, et Al Nashiri, précité,
§ 457, ainsi que les affaires qui y sont
mentionnées).
246. Pour dĂ©terminer lâexistence de motifs sĂ©rieux et avĂ©rĂ©s de
croire Ă un risque rĂ©el de violations de la Convention, la Cour sâappuie sur
lâensemble des Ă©lĂ©ments qui lui sont fournis ou, au besoin, quâelle se procure
dâoffice. Elle doit examiner les consĂ©quences prĂ©visibles du renvoi du requĂ©rant dans
le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et
des circonstances propres au cas de lâintĂ©ressĂ©.
En
contrĂŽlant lâexistence de ce risque, il faut se rĂ©fĂ©rer par prioritĂ© aux faits
dont lâĂtat contractant en cause avait ou aurait dĂ» avoir connaissance au
moment du renvoi, mais cela nâempĂȘche pas la Cour de tenir compte de
renseignements ultérieurs ; ils peuvent servir à confirmer ou infirmer la
maniĂšre dont la Partie contractante concernĂ©e a jugĂ© du bien‑fondĂ© des
craintes dâun requĂ©rant (El Masri, prĂ©citĂ©, §§ 213-214, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 458 ainsi que les affaires qui y sont mentionnĂ©es).
247. Ă la
lumiÚre de ces principes, la Cour va examiner les griefs des requérants et la
mesure dans laquelle les faits mis en cause sont imputables Ă lâĂtat italien.
IV. SUR LA VIOLATION DE LâARTICLE 3 DE LA CONVENTION ALLĂGUĂE PAR LE REQUĂRANT
248. Le
requĂ©rant allĂšgue la violation de lâarticle 3 de la Convention Ă raison des traitements
quâil dit avoir subis dans le cadre de lâopĂ©ration de remise extraordinaire, Ă
compter de son enlĂšvement Ă Milan et tout au long de la dĂ©tention qui sâen est
ensuivie. Il reproche aux autoritĂ©s italiennes de ne pas avoir empĂȘchĂ© son
enlĂšvement, alors quâelles connaissaient le programme de la CIA et alors mĂȘme
quâil existait un risque avĂ©rĂ© de traitements contraires Ă lâarticle 3. En
outre, invoquant les articles 3 et 6 § 1 de la Convention, le requérant
soutient que lâenquĂȘte menĂ©e par les autoritĂ©s nationales nâa pas Ă©tĂ© effective
aux fins de ces dispositions. Il dĂ©nonce enfin lâabsence dâune infraction de
torture en droit national.
249. Lâarticle
3 de la Convention se lit ainsi :
« Nul ne peut ĂȘtre
soumis Ă la torture ni Ă des peines ou traitements inhumains ou
dégradants »
250. Le
Gouvernement combat la thÚse du requérant.
251. La
Cour se penchera tout dâabord sur le grief du requĂ©rant relatif Ă lâabsence
dâenquĂȘte effective au sujet de ses allĂ©gations de mauvais traitements (El Masri, prĂ©citĂ©, § 181 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 462).
A. Le volet procĂ©dural de lâarticle 3 de la
Convention
252. Les
deux requĂ©rants allĂšguent une violation de lâarticle 3 sous son volet
procédural (paragraphe 311 ci-dessous). à cet égard, ils ont présenté les
observations communes suivantes.
253. Les
requĂ©rants estiment quâen cas de violation
de lâarticle 3 de la Convention il est indispensable au niveau national
dâĂ©tablir la vĂ©ritĂ©, dâidentifier les responsables et de leur infliger des
sanctions proportionnées à la gravité des mauvais traitements perpétrés. Or ils
remarquent quâen lâespĂšce, les
autoritĂ©s nationales nâont pas condamnĂ© les agents du SISMi,
alors mĂȘme que les Ă©lĂ©ments de preuve les accablant Ă©taient rĂ©unis, ces preuves
ayant dĂ» ĂȘtre Ă©cartĂ©es du dossier en raison du secret dâĂtat.
254. Pour
les requĂ©rants, la dĂ©cision de lâexĂ©cutif dâopposer le secret dâĂtat, alors que
les Ă©lĂ©ments de preuve Ă©taient connus des enquĂȘteurs, des juridictions
nationales, de la presse et du grand public, ne peut pas sâexpliquer par la
nécessité de préserver leur caractÚre confidentiel et par le besoin de
sauvegarder les intĂ©rĂȘts dâun Ătat dĂ©mocratique. Les requĂ©rants observent que
lâexĂ©cutif nâa entrepris aucune dĂ©marche visant Ă Ă©liminer les sources
dâinformation et a ainsi montrĂ© son acquiescement Ă la divulgation de ces
informations. Ils ajoutent que le secret dâĂtat a Ă©tĂ© Ă©tendu Ă tous
les documents et Ă tous les Ă©lĂ©ments de preuve, empĂȘchant de la sorte le
juge national de sélectionner les éléments de preuve qui pouvaient relever de
la sĂ©curitĂ© de lâĂtat et ceux qui concernaient la conduite criminelle
individuelle.
Selon les
requĂ©rants, il est Ă©vident que la conduite de lâexĂ©cutif visait uniquement Ă
empĂȘcher la dĂ©couverte des responsabilitĂ©s pĂ©nales individuelles des
fonctionnaires italiens. LâexĂ©cutif aurait en effet dâabord exprimĂ© sa volontĂ©
de collaborer avec lâautoritĂ© judiciaire et aurait dĂ©clarĂ© ĂȘtre Ă©tranger Ă
lâopĂ©ration de remise extraordinaire. Par la suite, une fois les Ă©lĂ©ments
mettant en cause la responsabilité du SISMi réunis,
lâexĂ©cutif aurait refusĂ© de collaborer avec lâautoritĂ© judiciaire.
Les requérants
concluent que le gouvernement italien a voulu assurer lâimpunitĂ© des accusĂ©s,
ce qui, pour eux, nâest pas acceptable au regard de la Convention.
255. Les
requérants observent ensuite que les vingt-six agents américains condamnés par
contumace Ă des peines dâemprisonnement nâont jamais Ă©tĂ© visĂ©s par une demande
dâextradition de la part du ministĂšre de la Justice italien. Il sâensuit selon
eux que les agents de la CIA en question circulent librement et que les
autoritĂ©s italiennes nâont pas fait les dĂ©marches nĂ©cessaires pour obtenir
lâexĂ©cution des dĂ©cisions de condamnation.
256. Pour
les requĂ©rants, cela a eu pour consĂ©quence sur le plan financier quâils nâont
pu obtenir le paiement des provisions qui leur ont été accordées par les
juridictions nationales. Les intĂ©ressĂ©s observent Ă cet Ă©gard quâil ne
servirait Ă rien dâintenter une procĂ©dure civile aux Ătats-Unis, les
ressortissants amĂ©ricains en question bĂ©nĂ©ficiant dâune immunitĂ©. Par ailleurs,
ils soutiennent que lâItalie ne leur a jamais proposĂ© aucun dĂ©dommagement.
257. Le
Gouvernement estime que lâĂtat a bien rempli lâobligation positive â qui dĂ©coule
de lâarticle 3 de la Convention â de mener une enquĂȘte indĂ©pendante, impartiale
et approfondie. Il affirme que les autorités ont adopté toutes les mesures qui
auraient permis lâidentification et la condamnation des responsables de
lâenlĂšvement du requĂ©rant Ă une peine proportionnĂ©e Ă lâinfraction commise
ainsi que lâindemnisation des victimes. Il rappelle Ă cet Ă©gard que les
juridictions nationales ont condamnĂ© Ă des peines dâemprisonnement vingt-six
agents amĂ©ricains et quâelles ont octroyĂ© au requĂ©rant une provision dâun
million dâeuros et Ă la requĂ©rante une provision dâun demi-million dâeuros Ă
valoir sur le montant dĂ©finitif des dommages-intĂ©rĂȘts.
258. Le
Gouvernement estime dĂšs lors que le non-lieu prononcĂ© Ă lâĂ©gard des agents
italiens du SISMi (et, ultĂ©rieurement, lâannulation
de leur condamnation) nâa pas nui Ă lâeffectivitĂ© de lâenquĂȘte et que
lâapplication du secret dâĂtat en lâoccurrence Ă©tait lĂ©gitime et nĂ©cessaire.
Cela serait dâailleurs confirmĂ© par les arrĂȘts de la Cour constitutionnelle.
Le Gouvernement
explique que la loi no 124/2007 nâa pas changĂ© substantiellement les
rĂšgles prĂ©existantes en matiĂšre de secret dâĂtat et quâelle nâen a
modifiĂ© ni la dĂ©finition ni lâobjet. Le but serait le mĂȘme quâauparavant, avec
la seule exception que lâon parle maintenant de protection de la sĂ©curitĂ©
nationale au lieu de protection de lâĂtat dĂ©mocratique. Ces changements nâont en
tout cas pas eu dâimpact sur lâeffectivitĂ© de lâenquĂȘte, Ă savoir sur la
maniĂšre dâenquĂȘter, de recueillir et dâapprĂ©cier les Ă©lĂ©ments de preuve. La
Cour constitutionnelle a indiquĂ© des principes auxquels lâautoritĂ© judiciaire a
dĂ» se conformer. Il nây a pas eu dâusage rĂ©troactif du secret dâĂtat.
259. Quant
au fait que les autoritĂ©s nationales nâont pas demandĂ© lâextradition des
Américains condamnés, le Gouvernement observe que, conformément à la pratique
du ministÚre de la Justice, seuls les condamnés à des peines sévÚres, plus
lourdes que celles infligĂ©es aux condamnĂ©s en lâespĂšce, font lâobjet de
demandes dâextradition. Autrement dit, en lâespĂšce, les dĂ©lais nĂ©cessaires pour
demander lâextradition et mettre en Ćuvre celle-ci auraient Ă©tĂ© trop longs par
rapport Ă la peine Ă purger. Il aurait donc Ă©tĂ© inutile dâadresser les demandes
dâextradition au gouvernement des Ătats-Unis. Le Gouvernement conteste quâen
agissant de la sorte les autoritĂ©s aient essayĂ© de garantir lâimpunitĂ© de facto des condamnĂ©s. Il explique
quâelles ont agi de maniĂšre transparente et lĂ©gitime, dans le respect des
dispositions nationales en matiĂšre dâextradition. Ă cet Ă©gard, il observe que
tous les condamnés ont bénéficié de la loi no 241 du 31 juillet 2006
(indulto)
qui prévoyait une remise généralisée de trois ans sur les peines infligées pour
les infractions commises avant le 2 mai 2006. Tous les Américains auraient donc
bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune remise de peine de trois ans, ce qui aurait ramenĂ© leurs peines
définitives à quatre ans, ce qui reste en dessous des limites fixées par le
ministre de la Justice pour demander lâextradition.
Le Gouvernement
explique que M. Lady a été condamné
par lâarrĂȘt de la cour dâappel de Milan du 15 dĂ©cembre 2010 Ă une peine de neuf ans de prison et que, le 12 dĂ©cembre 2012,
le ministĂšre de la Justice a demandĂ© la dĂ©livrance dâun mandat dâarrĂȘt
international. M. Lady ayant Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© au Panama, le ministre de la
Justice aurait envoyé une lettre demandant son extradition le 19 septembre
2013. Mais cette demande serait restée sans suite, les autorités de ce pays
ayant laissĂ© partir lâintĂ©ressĂ©, qui est rentrĂ© aux Ătats-Unis.
Quant au colonel
Joseph Romano, condamnĂ© Ă cinq ans de prison, le Gouvernement relĂšve quâil a
bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune grĂące prĂ©sidentielle, mesure qui constitue une dĂ©cision
discrétionnaire et incontestable qui revient au Président de la République.
Le Gouvernement
observe ensuite quâil y a eu un ordre dâexĂ©cution des condamnations dĂ©livrĂ© par
le Procureur gĂ©nĂ©ral de Milan, et quâun mandat dâarrĂȘt international a Ă©tĂ©
lancĂ© et a circulĂ© dans les pays de lâUnion europĂ©enne grĂące au systĂšme
dâinformation Schengen. Aucune action nâaurait Ă©tĂ© entreprise afin dâentraver
ou dâempĂȘcher la recherche des AmĂ©ricains en vue de leur arrestation. Ces
ordres dâarrestation seraient encore en vigueur. Pour le Gouvernement, ces
mesures nâont toutefois pas dâimpact aussi longtemps que les agents condamnĂ©s
restent en dehors de lâEurope.
260. En tout cas, le droit
des requĂ©rants dâobtenir la liquidation dĂ©finitive des dommages-intĂ©rĂȘts dans
le cadre dâune procĂ©dure civile ultĂ©rieure serait intact. En effet, aux yeux du
Gouvernement, la procédure pénale diligentée contre les personnes responsables
des événements a conclu notamment aux violations de la Convention dénoncées par
les requérants, puisque ceux-ci avaient précisé dans leur acte de constitution
de partie civile quâils allĂ©guaient la violation de la libertĂ© personnelle, du
droit Ă lâintĂ©gritĂ© physique et psychique et Ă la vie privĂ©e et familiale. Ă
lâissue de cette procĂ©dure, les requĂ©rants ont obtenu la reconnaissance du
droit Ă rĂ©paration du prĂ©judice subi. DĂšs lors, pour le Gouvernement, lâenquĂȘte
menĂ©e au niveau national rĂ©pond aux exigences de lâarticle 3 de la Convention.
261. Constatant
que cette partie de la requĂȘte nâest pas manifestement mal fondĂ©e au sens de
lâarticle 35 § 3 de la Convention et quâelle ne se heurte Ă aucun autre motif
dâirrecevabilitĂ©, la Cour la dĂ©clare recevable.
i. Principes généraux
262. La Cour rappelle que, lorsquâun individu soutient de maniĂšre
dĂ©fendable avoir subi, aux mains de la police ou dâautres services comparables
de lâĂtat, ou en consĂ©quence dâactes commis par des agents Ă©trangers opĂ©rant
avec lâacquiescence ou la connivence de lâĂtat, un traitement contraire Ă
lâarticle 3, cette disposition, combinĂ©e avec le devoir gĂ©nĂ©ral imposĂ© Ă lâĂtat
par lâarticle 1 de la Convention de « reconnaĂźtre Ă toute personne
relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la]
Convention », requiert, par implication, quâil y ait une enquĂȘte
officielle effective. Cette enquĂȘte doit pouvoir mener Ă
lâidentification et, le cas Ă©chĂ©ant, Ă la punition des responsables et Ă
lâĂ©tablissement de la vĂ©ritĂ©. Sâil nâen allait pas ainsi, nonobstant son
importance fondamentale, lâinterdiction lĂ©gale gĂ©nĂ©rale de la torture et des
peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace
en pratique, et il serait possible dans certains cas Ă des agents de lâĂtat de
fouler aux pieds, en jouissant dâune quasi-impunitĂ©, les droits des personnes
soumises à leur contrÎle (Al Nashiri, précité, § 485, ainsi
que les affaires qui y sont mentionnées, et El-Masri, précité, § 182).
263. Les
principes pertinents concernant les Ă©lĂ©ments dâ« une enquĂȘte officielle
effective », que la Cour a rappelĂ©s rĂ©cemment dans son arrĂȘt en lâaffaire Cestaro (prĂ©citĂ©), sont les suivants :
i) Dâabord,
pour quâune enquĂȘte soit effective et permette dâidentifier et de poursuivre
les responsables, elle doit ĂȘtre entamĂ©e et menĂ©e avec cĂ©lĂ©ritĂ©. En outre,
lâissue de lâenquĂȘte et des poursuites pĂ©nales quâelle dĂ©clenche, de mĂȘme que
la sanction prononcée et les mesures disciplinaires prises, passent pour
dĂ©terminantes. Elles sont essentielles si lâon veut prĂ©server lâeffet dissuasif
du systĂšme judiciaire en place et le rĂŽle quâil est tenu dâexercer dans la
prĂ©vention des atteintes Ă lâinterdiction des mauvais traitements ;
ii) Lorsque
lâinvestigation prĂ©liminaire a entraĂźnĂ© lâouverture de poursuites devant les
juridictions nationales, câest lâensemble de la procĂ©dure, y compris la phase
de jugement, qui doit satisfaire aux impĂ©ratifs de lâinterdiction posĂ©e par
cette disposition. Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en
aucun cas se montrer disposĂ©es Ă laisser impunies des atteintes Ă lâintĂ©gritĂ©
physique et morale des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la
confiance du public et assurer son adhĂ©sion Ă lâĂ©tat de droit ainsi que pour
prĂ©venir toute apparence de tolĂ©rance dâactes illĂ©gaux, ou de collusion dans
leur perpétration ;
iii) Quant
à la sanction pénale pour les responsables de mauvais traitements, la Cour
rappelle quâil ne lui incombe pas de se prononcer sur le degrĂ© de culpabilitĂ©
de la personne en cause ou de déterminer la peine à infliger, ces matiÚres
relevant de la compétence exclusive des tribunaux répressifs internes.
Toutefois, en vertu de lâarticle 19 de la Convention et conformĂ©ment au
principe voulant que la Convention garantisse des droits non pas théoriques ou
illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit sâassurer que lâĂtat
sâacquitte comme il se doit de lâobligation qui lui est faite de protĂ©ger les droits
des personnes relevant de sa juridiction. Par conséquent, la Cour doit
conserver sa fonction de contrĂŽle et intervenir dans les cas oĂč il existe une
disproportion manifeste entre la gravitĂ© de lâacte et la sanction infligĂ©e.
Sinon, le devoir quâont les Ătats de mener une enquĂȘte effective perdrait
beaucoup de son sens ;
iv) LâapprĂ©ciation
du caractÚre adéquat de la sanction dépend donc des circonstances particuliÚres
de lâaffaire donnĂ©e ;
v) La
Cour a également jugé que, en matiÚre de torture ou de mauvais traitements
infligĂ©s par des agents de lâĂtat, lâaction pĂ©nale ne devrait pas sâĂ©teindre
par lâeffet de la prescription, de mĂȘme que lâamnistie et la grĂące ne devraient
pas ĂȘtre tolĂ©rĂ©es dans ce domaine ;
vi) Il
en va de mĂȘme du sursis Ă lâexĂ©cution de la peine et dâune remise de peine (Cestaro, prĂ©citĂ©, §§ 205-208, et les
références y mentionnées).
ii. Application de ces principes
264. Ă
titre préliminaire, la Cour estime que eu égard à la formulation des griefs du
requĂ©rant (paragraphe 248 ci-dessus), il convient dâexaminer la question de
lâabsence dâenquĂȘte effective sur les mauvais traitements allĂ©guĂ©s sous lâangle
du volet procĂ©dural de lâarticle 3 de la Convention (Dembele c. Suisse, no 74010/11, § 33, 24 septembre 2013,
avec les références qui y figurent et Cestaro, précité,
§ 129).
265. La
Cour relÚve que, contrairement aux affaires précitées El-Masri, Husayn (Abu Zubaydah) et Al
Nashiri, les juridictions nationales en lâespĂšce
ont menĂ© une enquĂȘte approfondie qui leur a permis de reconstituer les faits.
Elle rend hommage au travail des juges nationaux qui ont tout mis en Ćuvre pour
tenter dâ« Ă©tablir la vĂ©ritĂ© ».
266. Eu Ă©gard aux
principes rĂ©sumĂ©s ci-dessus et, notamment, Ă lâobligation qui incombe Ă lâĂtat
dâidentifier et, le cas Ă©chĂ©ant, de sanctionner de maniĂšre adĂ©quate les auteurs
dâactes contraires Ă lâarticle 3 de la Convention, la Cour estime que la prĂ©sente
affaire soulĂšve essentiellement deux questions : lâannulation de la
condamnation des agents italiens du SISMi et lâabsence de dĂ©marches adĂ©quates
pour donner exĂ©cution aux condamnations prononcĂ©es Ă lâĂ©gard des agents
américains.
267. Ă lâinverse de ce quâelle a jugĂ© dans dâautres affaires (voir, par exemple, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 142-147, CEDH
2004‑IV (extraits) ; Erdal Aslan c. Turquie,
nos 25060/02 et 1705/03, §§ 76-77, 2 dĂ©cembre 2008 ; AbdĂŒlsamet Yaman c. Turquie, no
32446/96, §§ 57-59, 2 novembre 2004
et HĂŒseyin Şimşek c. Turquie, no 68881/01, §§ 68-70, 20 mai
2008), la Cour relĂšve que si les agents du SISMi ont
bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâannulation de leur condamnation, ce nâest pas parce que lâenquĂȘte
nâa pas Ă©tĂ© approfondie, quâelle nâa pas abouti Ă lâidentification des
responsables ou que la prescription de lâinfraction a barrĂ© le chemin de la
justice, ou pour toute autre raison tenant Ă la nĂ©gligence des enquĂȘteurs ou
des autorités judiciaires. La Cour ne saurait reprocher non plus aux juridictions internes de ne pas
avoir mesurĂ© la gravitĂ© des faits reprochĂ©s aux accusĂ©s (Saba c. Italie, no 36629/10, §§ 79-80, 1 juillet 2014 et Cestaro, prĂ©citĂ©, § 223) ou, pire, dâavoir utilisĂ© de facto les dispositions lĂ©gislatives et
répressives du droit national pour éviter toute condamnation effective des
policiers poursuivis (Zeynep Ăzcan c. Turquie, no
45906/99, § 43, 20 fĂ©vrier 2007). Les arrĂȘts dâappel et de cassation, en particulier, font preuve dâune fermetĂ©
exemplaire et ne trouvent aucune justification aux événements litigieux.
268. Dans
ce contexte, la Cour relÚve que les éléments de preuve finalement écartés par les
juridictions nationales au motif que la Cour constitutionnelle avait indiqué
quâils Ă©taient tous couverts par le secret dâĂtat Ă©taient suffisants pour
condamner les accusĂ©s. Cela ressort dâailleurs de lâarrĂȘt de condamnation de la
cour dâappel de Milan du 12 fĂ©vrier 2013 (paragraphe 124 ci-dessus).
La Cour relĂšve
ensuite que les informations mettant en cause la responsabilité les agents du SISMi avaient été largement diffusées dans la presse et sur
internet (paragraphe 65 ci-dessus); elle estime dĂšs
lors quâelles faisaient partie du domaine public. La Cour voit donc mal comment
lâusage du secret dâĂtat une fois les informations litigieuses divulguĂ©es
pouvait servir le but de préserver la confidentialité des faits.
Compte tenu de ces
Ă©lĂ©ments, la Cour estime que la dĂ©cision du pouvoir exĂ©cutif dâappliquer le
secret dâĂtat Ă des informations, qui Ă©taient dĂ©jĂ amplement connues du public
a eu pour effet dâĂ©viter la condamnation des agents du SISMi.
269. DĂšs
lors, en dĂ©pit de la grande qualitĂ© du travail des enquĂȘteurs et des magistrats
italiens, lâenquĂȘte nâa pas rĂ©pondu, sur ce point, aux exigences de la
Convention.
270. Quant
aux agents américains condamnés, la Cour note que le Gouvernement a admis ne
jamais avoir demandĂ© lâextradition des intĂ©ressĂ©s. Il a indiquĂ© avoir lancĂ© des
mandats dâarrĂȘt europĂ©en et un seul mandat dâarrĂȘt international, en 2013, Ă
lâencontre de M. Lady, qui nâa toutefois pas abouti (paragraphes 146 et 259
ci-dessus).
271. Par
ailleurs, le président de la République a gracié trois des condamnés
(paragraphes 148 et 150 ci-dessus), dont M. Lady, qui avait Ă©copĂ© dâune
sanction plus lourde en proportion de son degré de responsabilité dans
lâopĂ©ration de remise extraordinaire.
272. La
Cour relĂšve, une fois encore, que malgrĂ© le travail des enquĂȘteurs et des
magistrats italiens, qui a permis dâidentifier les responsables et de prononcer
des condamnations Ă lâĂ©gard de ceux-ci, les condamnations litigieuses sont
restĂ©es sans effet, et ce en raison de lâattitude de lâexĂ©cutif qui a exercĂ©
son pouvoir dâopposer le secret dâĂtat, ainsi que du prĂ©sident de la
RĂ©publique. Ainsi que lâa relevĂ© la Cour de cassation dans son arrĂȘt du 24
fĂ©vrier 2014, les autoritĂ©s nâavaient pas « baissĂ© le rideau noir du
secret, alors mĂȘme quâelles savaient que les agents accusĂ©s Ă©taient en train de
révéler les faits » (paragraphe 133 ci-dessus).
En lâespĂšce, le
principe lĂ©gitime du « secret dâĂtat » a, de toute Ă©vidence, Ă©tĂ©
appliquĂ© afin dâempĂȘcher les responsables de rĂ©pondre de leurs actes. En
consĂ©quence, lâenquĂȘte, pourtant effective et profonde, et le procĂšs, qui a
conduit Ă lâidentification des coupables et Ă la condamnation de certains
dâentre eux, nâont pas abouti Ă leur issue naturelle qui, en lâespĂšce, Ă©tait
« la punition des responsables » (paragraphe 262 ci-dessus). En fin
de compte, il y a donc eu impunité. Cela est encore plus déplorable dans une
situation comme dans le cas dâespĂšce, qui concerne deux pays â lâItalie et les
Ătats-Unis â qui ont signĂ© un traitĂ© dâextradition dans lequel ils ont consenti
Ă extrader leurs ressortissants (paragraphe 171 ci-dessus). Ătant donnĂ© que le
sort dâune dĂ©cision de condamnation relĂšve du volet procĂ©dural de lâarticle 3
(paragraphe 263 ci-dessus), la Cour estime que lâenquĂȘte nationale nâa pas
répondu, sur ce point non plus, aux exigences de la Convention.
273. Enfin, quant Ă lâargument des requĂ©rants selon lequel la
lĂ©gislation pĂ©nale italienne appliquĂ©e en lâespĂšce serait inadĂ©quate par
rapport Ă lâexigence de sanction des actes de torture allĂ©guĂ©s par le
requĂ©rant, la Cour estime que lâabsence de disposition spĂ©cifique dans le code
pĂ©nal nâa pas eu dâimpact sur lâimpunitĂ© des responsables dans le cas en
question, cette impunitĂ© dĂ©coulant de lâattitude des autoritĂ©s exĂ©cutives
italiennes et du président de la République (paragraphes 145-150
ci-dessus ; voir Ă©galement, a
contrario, Cestaro, précité, § 225).
274. Compte tenu
de ce qui prĂ©cĂšde, la Cour estime quâil y a eu violation lâarticle 3 de la
Convention, sous son volet procédural.
B. Le volet matériel
de lâarticle 3 de la Convention
275. Le
requĂ©rant allĂšgue avoir Ă©tĂ© victime de traitements contraires Ă lâarticle 3 de
la Convention dans le cadre de la remise extraordinaire dont il a fait lâobjet.
276. Le
Gouvernement sâoppose Ă cette thĂšse.
277. Le
requérant soutient que dans le cadre de sa remise extraordinaire il a fait
lâobjet de tortures psychologiques et physiques, Ă compter de son enlĂšvement.
Il renvoie à son mémorandum pour ce qui est de la description de ses conditions
de captivité. Quant aux traitements subis pendant le transport de Milan à la
base militaire dâAviano, le requĂ©rant dĂ©clare avoir
Ă©tĂ© encapuchonnĂ©, attachĂ©, peut-ĂȘtre droguĂ©, avoir eu un malaise, et ne pas
avoir été soigné. Un traitement similaire lui aurait été réservé dans les bases américaines et pendant les vols. Son enlÚvement et son transfert en
Ăgypte auraient eu lieu en dehors de tout cadre lĂ©gal et de toute supervision
judiciaire
Le requérant
reproche aux autoritĂ©s italiennes dâavoir consenti Ă son enlĂšvement par la CIA,
alors quâelles ne pouvaient pas ignorer le risque
avĂ©rĂ© de torture. Elles auraient ainsi consenti Ă son transfert en Ăgypte,
alors quâil bĂ©nĂ©ficiait dâun statut de rĂ©fugiĂ© et quâil y avait un risque avĂ©rĂ©
de mauvais traitements et de disparition prolongée.
278. Le
Gouvernement réitÚre la thÚse selon laquelle les autorités nationales ne sont
pas impliquĂ©es dans lâopĂ©ration de remise extraordinaire. Il affirme quâen tout
Ă©tat de cause, le requĂ©rant nâa pas subi de mauvais traitements en Italie. Il
ajoute que ni la signature ni la date du mĂ©morandum du requĂ©rant nâont Ă©tĂ©
authentifiĂ©es. Enfin, il estime quâil nâexiste aucun Ă©lĂ©ment Ă©tayant ses
allégations quant aux traitements subis.
279. Constatant
que ce grief nâest pas manifestement mal fondĂ© au sens de lâarticle 35 § 3 de
la Convention et quâil ne se heurte Ă aucun autre motif dâirrecevabilitĂ©, la
Cour le déclare recevable.
i. Principes généraux
280. Lâarticle
3 de la Convention, la Cour lâa dit Ă maintes reprises, consacre lâune des
valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il ne prévoit pas
dâexceptions, en quoi il contraste avec la majoritĂ© des clauses normatives de
la Convention, et dâaprĂšs lâarticle 15 § 2, il ne souffre nulle dĂ©rogation,
mĂȘme en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95,
§ 119, CEDH 2000‑IV). La Cour a confirmĂ© que mĂȘme dans les circonstances
les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé,
la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements
inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime (El Masri,
précité, § 195 ; Al Nashiri, précité, § 507).
281. Pour
tomber sous le coup de lâarticle 3, un mauvais traitement doit atteindre un
minimum de gravitĂ©. LâapprĂ©ciation de ce minimum dĂ©pend de lâensemble des
données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets
physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de lâĂąge et de lâĂ©tat de
santé de la victime (Irlande c.
Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no
54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX). Parmi les autres facteurs Ă
considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que
lâintention ou la motivation qui lâont inspirĂ© (voir, entre autres, Aksoy c. Turquie, 18 dĂ©cembre 1996, § 64, Recueil 1996‑VI, Egmez c. Chypre, no 30873/96, §
78, CEDH 2000‑XII, et Krastanov c. Bulgarie,
no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004 ; El Masri, précité, § 196 et Al Nashiri, précité,
§ 508).
282. Pour
dĂ©terminer si une forme donnĂ©e de mauvais traitements doit ĂȘtre qualifiĂ©e de
torture, la Cour doit avoir Ă©gard Ă la distinction que lâarticle 3 opĂšre
entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Cette
distinction paraĂźt avoir Ă©tĂ© consacrĂ©e par la Convention pour marquer dâune
spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves
et cruelles souffrances (Aksoy,
précité, § 62). Outre la gravité des traitements, la notion
de torture suppose un élément intentionnel, reconnu dans la Convention contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants des
Nations unies, entrée en vigueur le 26 juin 1987, qui précise que le terme de
« torture » sâentend de lâinfliction intentionnelle dâune douleur ou
de souffrances aiguĂ«s aux fins notamment dâobtenir des renseignements, de punir
ou dâintimider (article 1er) (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 85, CEDH 2000‑VII ;
El Masri,
précité, § 197 et Al Nashiri,
précité, § 508).
283. Combinée
avec lâarticle 3, lâobligation que lâarticle 1 de la Convention impose aux
Hautes Parties contractantes de garantir Ă toute personne relevant de leur
juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de
prendre des mesures propres Ă empĂȘcher que lesdites personnes ne soient
soumises Ă des tortures ou Ă des traitements inhumains ou dĂ©gradants, mĂȘme
administrés par des particuliers (Z et
autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V).
La responsabilitĂ© de lâĂtat peut donc se trouver engagĂ©e lorsque les autoritĂ©s
nâont pas pris de mesures raisonnables pour empĂȘcher la matĂ©rialisation dâun
risque de mauvais traitement dont elles avaient ou auraient dĂ» avoir
connaissance (Mahmut Kaya c. Turquie,
no 22535/93, § 115, CEDH 2000‑III ; El Masri, prĂ©citĂ©, § 198 ; Al Nashiri,
précité, § 509).
ii. Application de ces principes
284. La Cour
rappelle avoir conclu que des autorités italiennes savaient que le requérant
Ă©tait victime dâune opĂ©ration de « remise extraordinaire »
(paragraphe 235 ci-dessus). Il reste à déterminer si le traitement auquel le
requĂ©rant a Ă©tĂ© soumis relĂšve de lâarticle 3 de la Convention et, dans
lâaffirmative, dans quelles mesure il doit ĂȘtre imputĂ© aux autoritĂ©s
nationales.
285. Concernant
lâenlĂšvement du requĂ©rant en pleine rue Ă Milan, la Cour relĂšve que les
dĂ©clarations du tĂ©moin oculaire ayant relatĂ© lâenlĂšvement du requĂ©rant laissent
planer un doute sur la question de savoir si des violences ont été commises sur
la personne de lâintĂ©ressĂ©. NĂ©anmoins, la Cour partage lâapprĂ©ciation faite par
la cour dâappel de Milan selon laquelle « [t]oute
considération relative à un recours éventuel à la violence à ce moment précis
est dĂ©nuĂ©e de pertinence.». Comme relevĂ© par la cour dâappel de Milan,
« Il est évident que, se voyant soudainement encerclé par plusieurs
personnes, invitĂ©, dâun ton catĂ©gorique, Ă monter dans une camionnette dont la
porte Ă©tait ouverte et conscient quâil ne pouvait compter sur lâaide de
personne (...), il a dĂ©cidĂ© dây rentrer sans opposition, certain que toute
résistance était inutile » (paragraphe 138 ci-dessus).
Ă cet Ă©gard, la
Cour rappelle que lâarticle 3 ne vise pas exclusivement la douleur physique
mais Ă©galement les souffrances morales qui dĂ©coulent de la crĂ©ation dâun Ă©tat
dâangoisse et de stress par des moyens autres que des atteintes Ă lâintĂ©gritĂ©
physique (El Masri,
précité, § 202 et Husayn (Abu Zubaydah), précité, § 510).
Il ne fait aucun doute
que lâenlĂšvement du requĂ©rant, selon un protocole mis en place par la CIA pour
les opérations de remise extraordinaire (paragraphe 160 ci-dessus, avec les
références aux documents décrivant les procédures utilisées par la CIA, telles
quâexposĂ©es dans les affaires Al Nashiri and Husayn
(Abu Zubaydah)), impliquait lâusage combinĂ© de
techniques qui nâont pas manquĂ© de susciter chez lâintĂ©ressĂ© un sentiment de
dĂ©tresse Ă©motionnelle et psychologique. Selon ces documents, lâenlĂšvement, en
lui-mĂȘme, avait pour but dâ« affecter la condition physique et
psychologique dâun dĂ©tenu prĂ©alablement Ă son premier interrogatoire » (Husayn (Abu Zubaydah),
précité, § 61).
286. La détention
qui sâen est ensuivie, y compris le transfert Ă bord dâun avion vers une
destination inconnue, effectuée toujours selon un protocole utilisé par la CIA
dans ce type dâopĂ©rations (paragraphes 11-12 et 172-173 ci-dessus, et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 64), a
certainement placé le requérant en situation de totale vulnérabilité. Il a sans
aucun doute vĂ©cu dans un Ă©tat dâangoisse permanent du fait de lâincertitude
quant Ă son sort futur.
287. Dans ses
déclarations adressées au parquet de Milan, le requérant a décrit précisément
les conditions de son enlĂšvement et de sa dĂ©tention en Ăgypte ainsi que les
traitements subis, en particulier les sĂ©ances dâinterrogatoire violent
(paragraphes 10-19 ci-dessus). Dans son jugement, le tribunal de Milan a pris
acte de ces faits (paragraphes 112-113 ci-dessus). Il ressort par ailleurs dâun
certificat médical, soumis par le requérant et daté du 9 juin 2007, que
lâintĂ©ressĂ© souffrait de troubles post-traumatiques et prĂ©sentait encore Ă ce
moment des marques de lésions visibles (paragraphes 26-27 ci-dessus).
La
Cour a déjà jugé que le traitement similaire réservé à un détenu de haute
importance, au sens du programme de « remise extraordinaire » de la
CIA, devait ĂȘtre qualifiĂ© de torture au sens de lâarticle 3 de la Convention (El Masri, prĂ©citĂ©, § 211 ; Al Nashiri, prĂ©citĂ©, §§ 511-516 ;
et Husayn (Abu Zubaydah, précité, §§
504-511).
NĂ©anmoins,
la Cour nâestime pas nĂ©cessaire dâexaminer chaque aspect du traitement rĂ©servĂ©
au requérant lors de son enlÚvement, durant son transfert hors du territoire
italien et pendant la dĂ©tention qui sâen est ensuivie, ni des conditions
physiques dans lesquelles lâintĂ©ressĂ© a Ă©tĂ© dĂ©tenu. Prenant en compte les
effets cumulatifs du traitement auquel il a Ă©tĂ© soumis â tel que dĂ©crit en
détail dans ses déclarations écrites, confirmées par un certificat médical et
tenues pour crĂ©dibles par les juridictions italiennes â, la Cour les juge
suffisants pour considérer que ce traitement a atteint le degré de gravité
requis par lâarticle 3 (paragraphes 281-282 ci-dessus).
288. La Cour
estime quâil nâest pas davantage nĂ©cessaire de dĂ©terminer si, Ă lâĂ©poque, les
autoritĂ©s italiennes savaient ou auraient dĂ» savoir que lâenlĂšvement du
requĂ©rant Ă Milan par la CIA et son transfert hors dâItalie avait
spécifiquement pour but de le remettre aux autorités égyptiennes, avec la
probabilitĂ© inhĂ©rente quâil subisse de rudes interrogatoires impliquant des
actes de torture et quâil soit dĂ©tenu au secret. Ainsi quâil a Ă©tĂ© Ă©tabli par
les juridictions italiennes, « lâexistence dâune autorisation dâenlever
Abou Omar, donnée par de trÚs hauts responsables de la CIA à Milan (...),
laissait présumer que les autorités italiennes avaient connaissance de
lâopĂ©ration, voire en Ă©taient complices » (paragraphe 113 ci-dessus). Il
était à tout le moins prévisible pour les autorités italiennes, qui
collaboraient avec les agents de la CIA, que lâenlĂšvement du requĂ©rant par la
CIA soit le prĂ©lude Ă de graves mauvais traitements prohibĂ©s par lâarticle 3,
mĂȘme si la forme exacte des mauvais traitements infligĂ©s au requĂ©rant lors de
lâĂ©tape ultime pouvait au dĂ©part ne pas ĂȘtre connue de ces autoritĂ©s.
Ă
cet égard, la Cour note aussi au passage que le SISMi avait été informé, au
plus tard le 15 mai 2003, du fait que le requérant « se trouvait détenu en
Ăgypte et quâil [avait Ă©tĂ©] soumis Ă des interrogatoires par les services de
renseignement Ă©gyptiens » peu aprĂšs son transfert dâItalie (paragraphe 63
ci-dessus).
Partant,
Ă©tant donnĂ© que lâopĂ©ration de « remise extraordinaire » dans le
cadre du programme pour détenus de haute importance de la CIA était connue des
autorités italiennes et que ces derniÚres ont activement coopéré avec la CIA
lors de la phase initiale de lâopĂ©ration, Ă savoir lâenlĂšvement du requĂ©rant et
son transfert hors dâItalie, la Cour estime que les autoritĂ©s italiennes
savaient, ou auraient dû savoir, que cette opération exposait le requérant à un
risque avĂ©rĂ© de traitement prohibĂ© par lâarticle 3.
Dans ces
circonstances, lâĂ©ventualitĂ© dâune violation de lâarticle 3 Ă©tait
particuliĂšrement Ă©levĂ©e et aurait dĂ» ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme intrinsĂšque au
transfert (paragraphe 243 ci-dessus). En conséquence, en laissant la CIA opérer
le transfert du requérant hors de leur territoire, les autorités italiennes
lâont exposĂ© Ă un risque sĂ©rieux et prĂ©visible de mauvais traitements et de
conditions de dĂ©tention contraires Ă lâarticle 3 de la Convention. (paragraphe 242 ci-dessus et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 518).
289. Aux termes des articles 1 et
3 de la Convention, les autorités italiennes étaient dÚs lors tenues de prendre
les mesures appropriées afin que le requérant, qui relevait de leur
juridiction, ne soit pas soumis Ă des actes de torture ou Ă des traitements ou
peines inhumains et dĂ©gradants. Or, tel ne fut pas le cas, et lâĂtat dĂ©fendeur
doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme directement responsable de la violation des droits du
requĂ©rant de ce chef, ses agents sâĂ©tant abstenus de prendre les mesures qui
auraient Ă©tĂ© nĂ©cessaires dans les circonstances de la cause pour empĂȘcher le
traitement litigieux (El Masri, précité, § 211 et Al
Nashiri, précité, § 517).
Il en Ă©tait
dâautant plus ainsi que, comme le requĂ©rant lâa relevĂ©, il bĂ©nĂ©ficiait du
statut de réfugié en Italie (paragraphes 8 et 277 ci-dessus).
Par ailleurs, le
gouvernement italien nâa pas demandĂ© dâassurances propres Ă Ă©viter que le
requĂ©rant ne subisse de mauvais traitements et nâa ainsi pas dissipĂ© les doutes
Ă ce sujet (El Masri,
précité, § 219). Les éléments apparus aprÚs le transfert du requérant sont
venus confirmer lâexistence de ce risque (paragraphe 63 ci-dessus).
290. Dans
ces conditions, la Cour estime quâen permettant aux autoritĂ©s amĂ©ricaines
dâenlever le requĂ©rant sur le territoire italien dans le cadre du programme de
« remises extraordinaires », les autorités italiennes ont sciemment
exposĂ© lâintĂ©ressĂ© Ă un risque rĂ©el de traitements contraires Ă lâarticle 3 de
la Convention.
291. DĂšs
lors, il y a eu violation du volet matĂ©riel de lâarticle 3 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION DE LâARTICLE 5 DE LA
CONVENTION ALLĂGUĂE PAR LE REQUĂRANT
292. Le
requĂ©rant se plaint dâavoir Ă©tĂ© privĂ© de sa libertĂ© et dĂ©tenu en dehors de tout
cadre lĂ©gal, en violation de lâarticle 5 de la Convention.
Cette disposition
se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la
sĂ»retĂ©. Nul ne peut ĂȘtre privĂ© de sa libertĂ©, sauf dans les cas suivants et
selon les voies légales :
a) sâil
est détenu réguliÚrement aprÚs condamnation par un tribunal compétent ;
b) sâil a
fait lâobjet dâune arrestation ou dâune dĂ©tention rĂ©guliĂšres pour insoumission
à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de
garantir lâexĂ©cution dâune obligation prescrite par la loi ;
c) sâil a
Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et dĂ©tenu en vue dâĂȘtre conduit devant lâautoritĂ© judiciaire
compĂ©tente, lorsquâil y a des raisons plausibles de soupçonner quâil a commis
une infraction ou quâil y a des motifs raisonnables de croire Ă la nĂ©cessitĂ© de
lâempĂȘcher de commettre une infraction ou de sâenfuir aprĂšs lâaccomplissement
de celle-ci ;
d) sâil
sâagit de la dĂ©tention rĂ©guliĂšre dâun mineur, dĂ©cidĂ©e pour son Ă©ducation
surveillĂ©e ou de sa dĂ©tention rĂ©guliĂšre, afin de le traduire devant lâautoritĂ©
compétente ;
e) sâil
sâagit de la dĂ©tention rĂ©guliĂšre dâune personne susceptible de propager une
maladie contagieuse, dâun aliĂ©nĂ©, dâun alcoolique, dâun toxicomane ou dâun
vagabond ;
f) sâil
sâagit de lâarrestation ou de la dĂ©tention rĂ©guliĂšres dâune personne pour
lâempĂȘcher de pĂ©nĂ©trer irrĂ©guliĂšrement dans le territoire, ou contre laquelle
une procĂ©dure dâexpulsion ou dâextradition est en cours.
2. Toute
personne arrĂȘtĂ©e doit ĂȘtre informĂ©e, dans le plus court dĂ©lai et dans une
langue quâelle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation
portée contre elle.
3. Toute
personne arrĂȘtĂ©e ou dĂ©tenue, dans les conditions prĂ©vues au
paragraphe 1 c) du prĂ©sent article, doit ĂȘtre aussitĂŽt traduite
devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des
fonctions judiciaires et a le droit dâĂȘtre jugĂ©e dans un dĂ©lai raisonnable, ou
libĂ©rĂ©e pendant la procĂ©dure. La mise en libertĂ© peut ĂȘtre subordonnĂ©e Ă une
garantie assurant la comparution de lâintĂ©ressĂ© Ă lâaudience.
4. Toute
personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit
dâintroduire un recours devant un tribunal, afin quâil statue Ă bref dĂ©lai sur
la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est
illégale.
5. Toute
personne victime dâune arrestation ou dâune dĂ©tention dans des conditions
contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
A. Observations des parties
293. Le
requĂ©rant observe quâil a Ă©tĂ© enlevĂ© et privĂ© de libertĂ© en Italie, puis transportĂ©
en avion en Allemagne et en Ăgypte, en dehors de tout cadre lĂ©gal et de
supervision judiciaire. Il considÚre que sa disparition prolongée pendant sa
dĂ©tention ultĂ©rieure en Ăgypte a Ă©galement emportĂ© violation de lâarticle 5 de
la Convention. En outre, il soutient quâil nây a pas eu dâenquĂȘte effective
relative Ă ses allĂ©gations portant sur sa dĂ©tention en consĂ©quence dâune
opération menée conjointement par des agents italiens et des agents américains,
compte tenu du non-lieu prononcĂ© Ă lâĂ©gard des agents du SISMi
(et, ultĂ©rieurement, lâannulation de leur condamnation) et du fait que le
ministre de la Justice nâa jamais demandĂ© lâextradition des ressortissants
américains condamnés.
294. Le
Gouvernement conteste ces thĂšses. Reprenant pour lâessentiel les arguments
dĂ©veloppĂ©s sous lâangle de lâarticle 3, il observe quâaucune responsabilitĂ© ne
saurait ĂȘtre attribuĂ©e aux autoritĂ©s italiennes, compte tenu de ce que la
procédure diligentée au niveau national a conclu à la responsabilité exclusive
des agents américains, et que le carabinier Pironi,
condamné dans une autre procédure, a agi à titre individuel.
B. Appréciation de la Cour
295. Constatant
que ce grief nâest pas manifestement mal fondĂ© au sens de lâarticle 35 § 3 de
la Convention et quâil ne se heurte Ă aucun autre motif dâirrecevabilitĂ©, la
Cour le déclare recevable.
296. La
Cour note dâemblĂ©e lâimportance fondamentale des garanties figurant Ă lâarticle
5 pour assurer aux individus dans une dĂ©mocratie le droit Ă ne pas ĂȘtre soumis
Ă des dĂ©tentions arbitraires par les autoritĂ©s. Câest pour cette raison quâelle
ne cesse de souligner dans sa jurisprudence que toute privation de liberté doit
observer les normes de fond comme de procédure de la législation nationale mais
Ă©galement se conformer au but mĂȘme de lâarticle 5 : protĂ©ger lâindividu
contre lâarbitraire (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, §
118, Recueil 1996‑V). Atteste
de lâimportance de la protection accordĂ©e Ă lâindividu contre lâarbitraire le
fait que lâarticle 5 § 1 dresse la liste exhaustive des circonstances dans
lesquelles un individu peut ĂȘtre lĂ©galement privĂ© de sa libertĂ©, Ă©tant bien entendu
que ces circonstances appellent une interprĂ©tation Ă©troite puisquâil sâagit
dâexceptions Ă une garantie fondamentale de la libertĂ© individuelle (El Masri,
précitée, § 230 et Al Nashiri,
précitée, § 527).
297. Il
faut souligner aussi que les auteurs de la Convention ont renforcé la
protection de lâindividu contre les privations arbitraires de sa libertĂ© en
consacrant un ensemble de droits matériels conçus pour réduire au minimum le
risque dâarbitraire, en prĂ©voyant que les actes de privation de libertĂ© doivent
pouvoir ĂȘtre soumis Ă un contrĂŽle juridictionnel indĂ©pendant et que la
responsabilitĂ© des autoritĂ©s doit pouvoir ĂȘtre recherchĂ©e. Les exigences des
paragraphes 3 et 4 de lâarticle 5, qui mettent lâaccent sur lâaspect cĂ©lĂ©ritĂ©
et sur le contrĂŽle juridictionnel, revĂȘtent une importance particuliĂšre Ă cet
égard. Une prompte intervention judiciaire peut conduire à la détection et à la
prévention de mesures propres à mettre en péril la vie de la personne concernée
ou de sévices graves enfreignant les garanties fondamentales énoncées aux
articles 2 et 3 de la Convention (Aksoy, précité, § 76). Sont en jeu ici la protection de la
liberté physique des individus et la sûreté des personnes dans un contexte qui,
en lâabsence de garanties, pourrait saper la prĂ©Ă©minence du droit et rendre
inaccessibles aux détenus les formes les plus rudimentaires de protection
juridique (El Masri,
précité, § 231 et Al Nashiri, précité, § 528).
298. Les
enquĂȘtes concernant les infractions Ă caractĂšre terroriste confrontent
indubitablement les autorités à des problÚmes particuliers. Cela ne signifie
pas pour autant que les autoritĂ©s aient carte blanche, au regard de lâarticle
5, pour arrĂȘter et placer en garde Ă vue des suspects, Ă lâabri de tout
contrĂŽle effectif par les tribunaux internes et, en derniĂšre instance, par les
organes de contrĂŽle de la Convention, chaque fois quâelles estiment quâil y a
infraction terroriste (El Masri, précité, § 232 et Al Nashiri,
précité, § 529).
La Cour souligne Ă
ce propos que la dĂ©tention non reconnue dâun individu constitue une nĂ©gation
totale de ces garanties et une violation extrĂȘmement grave de lâarticle 5.
Lorsque les autoritĂ©s sâemparent dâun individu, elles doivent toujours ĂȘtre Ă
mĂȘme dâindiquer oĂč il se trouve. Câest pourquoi il faut considĂ©rer que
lâarticle 5 leur fait obligation de prendre des mesures effectives pour pallier
le risque dâune disparition et mener une enquĂȘte rapide et efficace
lorsquâelles sont saisies dâune plainte plausible selon laquelle une personne a
Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ©e et nâa pas Ă©tĂ© revue depuis (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 123-124, Recueil 1998-III, El Masri, prĂ©citĂ©, § 233, et Al
Nashiri, précité, § 529).
b) Application
de ces principes
299. En
lâespĂšce, il est avĂ©rĂ© que le 17 fĂ©vrier 2003, le requĂ©rant a Ă©tĂ© enlevĂ© sur le
territoire italien par une Ă©quipe dâagents Ă©trangers, quâil a Ă©tĂ© transportĂ© Ă
lâaĂ©roport dâAviano le mĂȘme jour et que, aux mains
dâune Ă©quipe de la CIA, il a Ă©tĂ© transportĂ© en Ăgypte, via la base de Ramstein. LâintĂ©ressĂ© a ainsi disparu et personne nâa eu de
ses nouvelles avant fin avril 2004, une fois libéré aprÚs sa période de
détention au secret. Puis, entre mai 2004 et février 2007, il a été détenu par
la police Ă©gyptienne, sans incrimination.
300. Le caractÚre illégal de la privation de liberté du requérant a été
constaté par les juridictions nationales, lesquelles ont établi que le
requĂ©rant, dĂšs le premier instant, avait fait lâobjet dâune dĂ©tention non
reconnue, au mĂ©pris total des garanties consacrĂ©es par lâarticle 5 de la
Convention, ce qui constitue une violation particuliĂšrement grave de son droit
à la liberté et à la sûreté garanti par cette disposition (paragraphes 10-21,
90, 113, 139 et 142 ci-dessus, et El Masri, précité, § 237).
301. Par
ailleurs, la détention de personnes soupçonnées de terrorisme dans le cadre du
programme de « remises extraordinaires » mis en place par les autorités
américaines a déjà été jugée arbitraire dans des affaires similaires (El Masri, précité, §§ 103,106,
113, 119, 123 et 239 ; Al Nashiri, précité, §§ 530-532 ; et Husayn (Abu Zubaydah), précité, §§ 524-526).
302. Dans
le cadre de lâexamen du grief du requĂ©rant sous lâaspect matĂ©riel de lâarticle
3, la Cour a dĂ©jĂ jugĂ© que lâItalie savait que le requĂ©rant avait Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©
hors de son territoire dans le cadre dâune « remise extraordinaire »
et que les autoritĂ©s italiennes, en permettant Ă la CIA dâenlever le requĂ©rant
sur le territoire italien, lâont sciemment exposĂ© Ă un risque rĂ©el de
traitements contraires Ă lâarticle 3 (paragraphe 290 ci-dessus). Elle
estime que ces conclusions sont Ă©galement valables dans le contexte du grief
tirĂ© par le requĂ©rant de lâarticle 5 de la Convention et que la responsabilitĂ©
de lâItalie est engagĂ©e eu Ă©gard tant Ă son enlĂšvement quâĂ lâensemble de la
dĂ©tention consĂ©cutive Ă sa remise aux autoritĂ©s amĂ©ricaines (El‑Masri,
précité, § 239 et Al Nashiri,
précité, § 531).
303. Partant,
il y a eu violation de lâarticle 5 de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION DE
LâARTICLE 8 DE LA CONVENTION ALLĂGUĂE PAR LE REQUĂRANT
304. Le requĂ©rant allĂšgue Ă©galement la violation de lâarticle 8
de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie
privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne
peut y avoir ingĂ©rence dâune autoritĂ© publique dans lâexercice de ce droit que
pour autant que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et quâelle constitue une
mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, Ă la sĂ»retĂ© publique, au bien‑ĂȘtre Ă©conomique du pays, Ă la
dĂ©fense de lâordre et Ă la prĂ©vention des infractions pĂ©nales, Ă la protection
de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés
dâautrui. »
A. Observations des parties
305. Pour
le requĂ©rant, lâĂ©preuve quâil a subie prĂ©sente un caractĂšre totalement
arbitraire et constitue une violation grave de son droit au respect de sa vie
privĂ©e et familiale garanti par lâarticle 8. Il affirme que, pendant plus dâun
an, il a Ă©tĂ© dĂ©tenu Ă lâisolement, en contact uniquement avec ceux qui le
surveillaient et lâinterrogeaient, et sĂ©parĂ© de sa famille, laquelle nâaurait
eu aucune information sur son sort. Selon lâintĂ©ressĂ©, cette situation a eu un
effet dévastateur sur son intégrité physique et psychologique. En outre, il a
été ensuite réincarcéré sans incrimination dans le cadre de la loi
anti-terroriste Ă©gyptienne (paragraphes 23-25 ci-dessus).
306. Le
Gouvernement conteste cette thĂšse, et rĂ©itĂšre quâaucune responsabilitĂ© ne
saurait ĂȘtre imputĂ©e aux autoritĂ©s italiennes.
B. Appréciation de la Cour
307. Constatant
que ce grief nâest pas manifestement mal fondĂ© au sens de lâarticle 35 § 3 de
la Convention et quâil ne se heurte Ă aucun autre motif dâirrecevabilitĂ©, la Cour
le déclare recevable.
308. La
notion de « vie privĂ©e » est large et ne se prĂȘte pas Ă une
définition exhaustive ; elle peut, selon les circonstances, englober
lâintĂ©gritĂ© morale et physique de la personne. La Cour reconnaĂźt de plus que
ces aspects de la notion sâĂ©tendent Ă des situations de privation de libertĂ©.
Lâarticle 8 protĂšge Ă©galement le droit au dĂ©veloppement personnel et le droit
dâĂ©tablir et dâentretenir des rapports avec dâautres ĂȘtres humains et le monde extĂ©rieur.
Nul ne doit ĂȘtre traitĂ© dâune maniĂšre impliquant une perte de dignitĂ©, la
dignitĂ© et la libertĂ© de lâhomme Ă©tant lâessence mĂȘme de la Convention ».
En outre, pour les membres dâune mĂȘme famille, ĂȘtre ensemble reprĂ©sente un
Ă©lĂ©ment fondamental de la vie familiale. La Cour rappelle que lâarticle 8 tend
pour lâessentiel Ă prĂ©munir lâindividu contre des ingĂ©rences arbitraires des
pouvoirs publics (El Masri, précité,
§ 230 et Al Nashiri, précité, §§
527-532, et les rĂ©fĂ©rences mentionnĂ©es dans ces deux arrĂȘts).
309. Eu
Ă©gard Ă ses conclusions concernant la responsabilitĂ© de lâĂtat dĂ©fendeur au
regard des articles 3 et 5 de la Convention (paragraphes 290 et 302 ci-dessus),
la Cour estime que les actions et omissions de celui-ci ont aussi engagé sa
responsabilitĂ© au titre de lâarticle 8 de la Convention. Au vu des faits
Ă©tablis, elle considĂšre que lâingĂ©rence dans lâexercice par le requĂ©rant de son
droit au respect de sa vie privĂ©e et familiale nâĂ©tait pas « prĂ©vue par la
loi ».
310. DĂšs
lors, elle conclut quâil y a eu en lâespĂšce violation de lâarticle 8 de la
Convention.
VII. SUR LA VIOLATION DE
LâARTICLE 3 DE LA CONVENTION ALLĂGUĂE PAR LA REQUERANTE
A. Observations des parties
311. La
requĂ©rante se prĂ©tend elle-mĂȘme victime dâun traitement inhumain et dĂ©gradant
en raison de la disparition de son Ă©poux pendant la pĂ©riode oĂč il sâest trouvĂ©
entre les mains des agents Ă©trangers impliquĂ©s dans lâopĂ©ration de remise
extraordinaire. à cet égard, elle se fonde sur les considérations de la cour
dâappel de Milan dans son arrĂȘt du 15 dĂ©cembre 2010 (paragraphe 139
ci-dessus). Elle invite la Cour à dire que la souffrance éprouvée par elle
engage la responsabilitĂ© de lâĂtat dĂ©fendeur sur le terrain de lâarticle 3
de la Convention.
En outre, elle
estime que lâenquĂȘte diligentĂ©e par les autoritĂ©s nationales nâĂ©tait pas
effective (voir aussi les paragraphes 253-256 ci-dessus).
312. Le
Gouvernement sâoppose Ă cette thĂšse (voir aussi les paragraphes 257-260
ci-dessus).
B. Appréciation de la Cour
313. Constatant
que ce grief nâest pas manifestement mal fondĂ© au sens de lâarticle 35 § 3 de la
Convention et quâil ne se heurte Ă aucun autre motif dâirrecevabilitĂ©, la Cour
le déclare recevable.
314. Selon
la jurisprudence de la Cour, la souffrance endurée par un individu à la suite
de la disparition ou perte dâun proche en raison dâune action des autoritĂ©s
Ă©tatiques peut soulever un problĂšme sous lâangle de lâarticle 3. Par exemple, dans lâaffaire Kurt c. Turquie la Cour a jugĂ©
que la souffrance dâune mĂšre suite Ă la disparition dâun fils avait atteint
le seuil de gravitĂ© pour tomber sous le coup de lâarticle 3 de la
Convention (voir Kurt, précité,
§§ 130-134).
Lâaffaire Kurt nâa cependant pas Ă©tabli un
principe gĂ©nĂ©ral selon lequel tout membre de la famille dâun « disparu » serait
par lĂ mĂȘme victime dâun traitement contraire Ă lâarticle 3. Le point de savoir
si un membre de la famille est ainsi victime dĂ©pend de lâexistence de facteurs
particuliers conférant à la souffrance du requérant une dimension et un
caractĂšre distincts du dĂ©sarroi affectif que lâon peut considĂ©rer comme
inĂ©vitable pour les proches dâune victime de violations graves des droits de
lâhomme. Parmi ces facteurs figureront la proximitĂ© du lien familial â dans ce
contexte, un certain poids doit ĂȘtre attachĂ© au lien parent-enfant â, les
circonstances particuliĂšres de la relation, la mesure dans laquelle un membre
de la famille a été témoin des événements en question, sa participation aux
tentatives dâobtention de renseignements sur le disparu, et la maniĂšre dont les
autorités ont réagi à ces demandes.
En outre, lâessence
dâune telle violation ne rĂ©side pas tant dans le fait de la
« disparition » du membre de la famille que dans les réactions et le
comportement des autoritĂ©s face Ă la situation qui leur a Ă©tĂ© signalĂ©e. Câest
notamment au regard de ce dernier Ă©lĂ©ment quâun proche peut se prĂ©tendre
directement victime du comportement des autoritĂ©s (Ăakıcı, prĂ©citĂ©, § 98 et ImakaĂŻeva c. Russie, no 7615/02, § 164, CEDH 2006 XIII
(extraits)).
315. En
lâespĂšce, la requĂ©rante est lâĂ©pouse de la personne
disparue. Au moment de lâenlĂšvement, le 17 fĂ©vrier 2003, elle vivait avec le
requĂ©rant Ă Milan. Câest elle qui a alertĂ© les autoritĂ©s de police Ă propos de
la disparition de son Ă©poux. La requĂ©rante nâa pu avoir des nouvelles de son
Ă©poux que le 20 avril 2004, soit plus de quatorze mois aprĂšs lâenlĂšvement
(paragraphes 10, 28 et 33 ci-dessus). LâintĂ©ressĂ©e est donc demeurĂ©e dans
lâangoisse, car elle savait que son Ă©poux avait Ă©tĂ© privĂ© de libertĂ© et aucune information
officielle sur le sort de celui-ci ne lui a été donnée.
316. Certes,
la police â la « Digos » - et le parquet de
Milan ont rĂ©agi avec promptitude, notamment en ouvrant une enquĂȘte et en
entendant des témoins (paragraphes 28-30 ci-dessus). Néanmoins, ils ont été
dans un premier temps trompĂ©s sur le lieu oĂč se trouvait le requĂ©rant et sur
son sort par les agents de la CIA. Ces derniers ont déclaré aux agents de la Digos que le requérant se trouverait dans le Balkans (paragraphes
31 et 114 ci-dessus). Comme la Cour lâa dĂ©jĂ notĂ© ci-dessus, il est Ă©vident que
les services italiens de sĂ©curitĂ© â SISMi â ont Ă©tĂ©
dĂšs le dĂ©but informĂ©s du fait que le requĂ©rant se trouvait dĂ©tenu en Ăgypte et
quâil Ă©tait soumis Ă des interrogatoires par les services de renseignement
égyptiens. En dépit de cela, ils ont dissimulé cette information à la police et
au ministÚre public. Le document pertinent a été mis au jour, au plus tard en
juillet 2005, Ă la suite de la perquisition du siĂšge du SISMi
à Rome ordonnée par le parquet (paragraphes 63, 114 et 288 ci-dessus). En
raison de cette manipulation intentionnelle dâune information cruciale portant
sur lâenlĂšvement du requĂ©rant et des tactiques dâobstruction du SISMi, qui agissait en coopĂ©ration avec ses homologues de
la CIA, la requĂ©rante nâa pu obtenir pendant une longue pĂ©riode aucune
explication sur quâil Ă©tait advenu de son mari.
317. Comme
les juridictions italiennes lâont reconnu, la requĂ©rante, en raison de la
disparition de son mari, a subi un dommage moral important du fait notamment de
la rupture soudaine de sa relation conjugale et de lâatteinte Ă son intĂ©gritĂ©
psychologique et à celle de son mari. La conduite injustifiée des autorités
italiennes et la souffrance qui en a découlé dans le chef de la requérante ont
été considérées suffisamment sérieuses par les juridictions italiennes pour
quâelles octroient Ă lâintĂ©ressĂ©e une provision Ă hauteur de 500 000 EUR
(paragraphe 139 ci-dessous). En dépit du fait que, pour les raisons
expliquées ci-dessus (paragraphes 206-208 et 269-273 ci-dessus), les
jugements nâont pas Ă©tĂ© suivis dâeffet et que les dommages-intĂ©rĂȘts nâont pas
Ă©tĂ© versĂ©s, lâapprĂ©ciation par les juridictions italiennes reste valide dans le
contexte du grief examiné. En effet, la Cour partage leur appréciation.
Pour la Cour,
lâincertitude, les doutes et lâapprĂ©hension Ă©prouvĂ©s par la requĂ©rante pendant
une période prolongée et continue lui ont causé une souffrance mentale grave et
de lâangoisse. Eu Ă©gard Ă sa conclusion dâaprĂšs laquelle non seulement la
disparition du requérant mais aussi le fait que la requérante a été privée de
nouvelles concernant le sort de son époux pendant une période prolongée sont
imputables aux autorités nationales, la Cour estime que la requérante a subi un
traitement prohibĂ© par lâarticle 3.
318. Quant
au volet procĂ©dural de lâarticle 3, en examinant les griefs soulevĂ©s par le
requĂ©rant Ă ce titre, la Cour a dĂ©jĂ conclu que lâenquĂȘte qui a Ă©tĂ© menĂ©e dans
cette affaire, pourtant effective et profonde, et le procĂšs, qui a conduit Ă
lâidentification des coupables et Ă la condamnation de certains dâentre eux,
nâont pas abouti Ă leur issue naturelle qui, en lâespĂšce, Ă©tait « la
punition des responsables » (paragraphe 272 ci-dessus).
319. La
Cour ne voit aucune raison de sâĂ©carter de cette conclusion pour ce qui est du
grief soulevé par la requérante.
320. Partant,
il y a eu violation du volet matĂ©riel et du volet procĂ©dural de lâarticle 3 de
la Convention dans le chef de la requérante.
VIII. SUR LA VIOLATION DE
LâARTICLE 8 DE LA CONVENTION ALLĂGUĂE PAR LA REQUERANTE
A. Observations des parties
321. La
requĂ©rante allĂšgue que lâĂ©preuve quâelle a subie constitue une violation de sa
vie privĂ©e et familiale, au sens de lâarticle 8 de la Convention. Elle souligne
que pendant plus dâun an, elle est demeurĂ©e sans nouvelles de son Ă©poux et dans
lâangoisse. Elle ajoute que les vicissitudes, objet de la requĂȘte, ont
gravement nui Ă la vie familiale.
322. Le
Gouvernement sâoppose Ă cette thĂšse et rĂ©itĂšre que les Ă©vĂšnements litigieux ne
sont pas imputables aux autoritĂ©s italiennes et que rien ne peut ĂȘtre reprochĂ©
Ă celles-ci.
B. Appréciation de la Cour
323. Constatant
que ce grief nâest pas manifestement mal fondĂ© au sens de lâarticle 35 § 3 de
la Convention et quâil ne se heurte Ă aucun autre motif dâirrecevabilitĂ©, la
Cour le déclare recevable.
324. La
Cour rappelle avoir conclu que la responsabilitĂ© de lâĂtat dĂ©fendeur est
engagĂ©e au titre de lâarticle 8 en ce qui concerne la disparition du requĂ©rant
et que lâingĂ©rence dans la vie privĂ©e et familiale de lâintĂ©ressĂ© nâĂ©tait pas
prévue par la loi (paragraphe 309 ci-dessus).
325. Elle
estime que la disparition du requérant, imputable aux autorités italiennes,
sâanalyse Ă©galement en une ingĂ©rence dans la vie privĂ©e et familiale de la
requĂ©rante. Cette ingĂ©rence nâĂ©tait pas prĂ©vue par la loi.
326. DĂšs
lors, il y a eu violation de lâarticle 8 de la Convention dans le chef de la
requérante.
IX. SUR LA VIOLATION DE
LâARTICLE 13 DE LA CONVENTION ALLĂGUĂE PAR LES REQUERANTS
327. Les
requĂ©rants se plaignent Ă©galement de nâavoir disposĂ©, pour faire valoir leurs
droits résultant respectivement des articles 3, 5, 8 et 3, 8 de la Convention,
dâaucun recours effectif au sens de lâarticle 13 de la Convention, qui se lit
ainsi:
« Toute
personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été
violĂ©s, a droit Ă lâoctroi dâun recours effectif devant une instance nationale,
alors mĂȘme que la violation aurait Ă©tĂ© commise par des personnes agissant dans
lâexercice de leurs fonctions officielles. »
A. Observations des parties
328. Au-delĂ
de leur grief fondĂ© sur le volet procĂ©dural de lâarticle 3 ou sur les
articles 5 et 8 de la Convention, les requĂ©rants, sous lâangle de lâarticle 1,
font grief aux autoritĂ©s dâĂȘtre restĂ©es en dĂ©faut de demander lâarrestation et
lâextradition des condamnĂ©s. En outre, ils se plaignent que les juridictions
pĂ©nales aient dĂ» prononcer un non-lieu Ă lâencontre des agents du SISMi, Ă la suite de lâapplication du secret dâĂtat. Les
requĂ©rants allĂšguent quâils nâont disposĂ© dâaucun recours pour contester ces
dĂ©cisions, qui ont assurĂ© lâimpunitĂ© aux agents italiens du SISMi
et aux agents américains et qui, en outre, ont eu pour effet de les priver de
toute possibilitĂ© concrĂšte dâobtenir le paiement des dommages-intĂ©rĂȘts qui leur
ont été octroyés au niveau national.
329. Le
Gouvernement sâoppose Ă cette thĂšse. Il rĂ©itĂšre que lâenquĂȘte diligentĂ©e par
les juridictions nationales doit passer pour effective au sens de la
Convention, que les agents amĂ©ricains ont Ă©tĂ© condamnĂ©s et que le secret dâĂtat
a été opposé à juste titre concernant les agents italiens. Les juridictions ont
accordĂ© aux requĂ©rants des provisions sur les dommages-intĂ©rĂȘts et, mĂȘme de ce
point de vue, on ne peut rien reprocher aux autorités nationales.
B. Appréciation de la Cour
330. La
Cour relĂšve que cette partie de la requĂȘte est liĂ©e Ă celle examinĂ©e sous
lâangle du volet procĂ©dural de lâarticle 3 de la Convention (paragraphes
252-274 et 318-320 ci-dessus). Elle doit partant ĂȘtre dĂ©clarĂ© recevable.
331. La
Cour rappelle que lâarticle 13 garantit lâexistence en droit interne dâun
recours permettant de sây prĂ©valoir des droits et libertĂ©s de la Convention,
tels quâils peuvent sây trouver consacrĂ©s. Cette disposition a donc pour
consĂ©quence dâexiger un recours interne habilitant lâinstance nationale
compétente à connaßtre du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir
le redressement appropriĂ©, mĂȘme si les Ătats contractants jouissent dâune
certaine marge dâapprĂ©ciation quant Ă la maniĂšre de se conformer aux
obligations que leur fait cette disposition. La portĂ©e de lâobligation
dĂ©coulant de lâarticle 13 varie en fonction de la nature du grief que le
requĂ©rant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigĂ© par lâarticle 13
doit ĂȘtre « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens
particuliĂšrement que son exercice ne doit pas ĂȘtre entravĂ© de maniĂšre
injustifiĂ©e par des actes ou omissions des autoritĂ©s de lâĂtat dĂ©fendeur.
Lorsquâun individu formule une allĂ©gation dĂ©fendable de mauvais traitements
subis aux mains dâagents de lâĂtat, la notion de « recours
effectif », au sens de lâarticle 13, implique, outre le versement dâune
indemnitĂ© lĂ oĂč il Ă©chet, des investigations
approfondies et effectives propres Ă conduire Ă lâidentification et Ă la
punition des responsables et comportant un accĂšs effectif du plaignant Ă la
procĂ©dure dâenquĂȘte (Aksoy,
précité, §§ 95 et 98 ; El Masri, précité, § 255, et Al Nashiri, précité, § 546 et les références mentionnées).
332. La
Cour rappelle en outre que les exigences de lâarticle 13 vont au-delĂ de
lâobligation que les articles 3 et 5 font Ă un Ătat contractant de mener une
enquĂȘte effective sur la disparition dâune personne dont il est dĂ©montrĂ© quâil
la dĂ©tient et du bien-ĂȘtre de laquelle il est en consĂ©quence responsable (Kurt, prĂ©citĂ©, § 140 ; El Masri, prĂ©citĂ©, §
256 ; et Al Nashiri, précité, § 548).
333. Pour
la Cour, compte tenu de la nature irrĂ©versible du dommage susceptible dâĂȘtre
causé en cas de matérialisation du risque de mauvais traitements et vu
lâimportance quâelle attache Ă lâarticle 3, la notion de recours effectif au
sens de lâarticle 13 requiert un examen indĂ©pendant et rigoureux de tout grief
selon lequel il existe des motifs sĂ©rieux de croire Ă lâexistence dâun risque
rĂ©el de traitements contraires Ă lâarticle 3 (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 50, CEDH 2000-VIII).
Cet examen ne doit pas tenir compte de ce que lâintĂ©ressĂ© a pu faire pour
justifier une expulsion ni de la menace pour la sécurité nationale
Ă©ventuellement perçue par lâĂtat qui expulse (Chahal, prĂ©citĂ©, § 151 ; El Masri, prĂ©citĂ©, §
257 ; et Al Nashiri, précité, § 549).
b) Application
de ces principes
334. La
Cour a Ă©tabli que lâenquĂȘte menĂ©e par les autoritĂ©s nationales â la police, le
parquet et les juridictions â qui portait sur les allĂ©gations, prĂ©sentĂ©es par
les requérants, relatives à des atteintes à leur liberté personnelle, à leur
intégrité physique et psychique et à leur vie privée et familiale a été privée
de toute effectivitĂ© du fait de lâapplication du secret dâĂtat par lâexĂ©cutif
(paragraphes 272-274 ci-dessus). Elle a déjà conclu que la responsabilité de
lâĂtat dĂ©fendeur Ă©tait engagĂ©e Ă raison des violations des droits des
requérants résultant des articles 3, 5 et 8 de la Convention constatées par
elle (paragraphes 274, 291, 303, 310, 320 et 326 ci-dessus). Les griefs
prĂ©sentĂ©s par les intĂ©ressĂ©s sous lâangle de ces dispositions Ă©taient donc « dĂ©fendables »
aux fins de lâarticle 13.
En conséquence, les
requĂ©rants auraient dĂ» ĂȘtre en mesure, aux fins de lâarticle 13, dâexercer des
recours concrets et effectifs aptes Ă mener Ă lâidentification et Ă la punition
des responsables, Ă lâĂ©tablissement de la vĂ©ritĂ© et Ă lâoctroi dâune
réparation.
335. Pour
les raisons exposées aux paragraphes 264-274 ci-dessus, on ne saurait
considérer que la procédure pénale a eu, en fin de compte, un caractÚre
effectif au sens de lâarticle 13, quant aux griefs prĂ©sentĂ©s par le requĂ©rant
sous lâangle des articles 3, 5 et 8 de la Convention (voir El Masri, prĂ©citĂ©, § 259 et Al Nashiri, prĂ©citĂ©, § 550).
336. Ainsi
que le Gouvernement le reconnaĂźt lui-mĂȘme, il nâĂ©tait pas possible dâutiliser
les preuves couvertes par le secret dâĂtat et il nâĂ©tait pas utile de demander
lâextradition des agents amĂ©ricains condamnĂ©s (paragraphes 258-259 ci-dessus).
Quant aux
consĂ©quences sur le plan civil, comme elle lâa indiquĂ© aux paragraphes 206-208
ci-dessus, la Cour a conclu quâil Ă©tait en pratique exclu, dans les
circonstances de lâespĂšce, que les requĂ©rants aient la possibilitĂ© dâobtenir
des dommages-intĂ©rĂȘts.
337. En somme, la Cour est amenée
Ă conclure quâil y a eu violation de lâarticle 13 combinĂ© avec les articles 3,
5 et 8 de la Convention dans le chef du requĂ©rant, et violation de lâarticle 13
combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention dans le chef de la
requérante.
X. SUR LA VIOLATION DE
LâARTICLE 6 DE LA CONVENTION ALLĂGUĂE PAR LES REQUĂRANTS
338. Les
requérants se plaignent que la procédure diligentée par les autorités
italiennes nâa pas Ă©tĂ© Ă©quitable en raison de lâapplication du secret dâĂtat et
du non-lieu prononcĂ© Ă lâĂ©gard des agents du SISMi.
Ils soulignent que la possibilitĂ© dâobtenir des dommages-intĂ©rĂȘts a Ă©tĂ© ainsi
réduite à néant.
339. Le
Gouvernement sâoppose Ă cette thĂšse.
340. Constatant
que ce grief nâest pas manifestement mal fondĂ© au sens de lâarticle 35 § 3 de
la Convention et quâil ne se heurte Ă aucun autre motif dâirrecevabilitĂ©, la
Cour le déclare recevable.
341. La
Cour estime cependant que ce grief se confond avec celui que les requérants
tirent du volet procĂ©dural de lâarticle 3 de la Convention, dans la mesure oĂč
il ne concerne quâun aspect spĂ©cifique du dĂ©roulement dâune procĂ©dure qui, pour
elle, ne rĂ©pond pas au critĂšre dâeffectivitĂ© au sens de la Convention
(paragraphes 264-274 ci-dessus).
342. En
conclusion, la Cour estime quâil nây a pas lieu dâexaminer ce grief sĂ©parĂ©ment
sous lâangle de lâarticle 6.
XI. SUR LâAPPLICATION DE
LâARTICLE 41 DE LA CONVENTION
343. Aux
termes de lâarticle 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare
quâil y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit
interne de la Haute Partie contractante ne permet dâeffacer quâimparfaitement
les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă la partie lĂ©sĂ©e, sâil y
a lieu, une satisfaction équitable. »
344. Les
requĂ©rants, qui disposaient dâun dĂ©lai Ă©chĂ©ant le 13 juin 2012 pour prĂ©senter
leurs demandes de satisfaction Ă©quitable, ont soumis celles-ci le 13 juin 2012.
A. Dommage
345. Les
requĂ©rants soutiennent quâĂ la suite de la dĂ©cision de lâexĂ©cutif dâopposer le
secret dâĂtat Ă lâĂ©gard des agents italiens du SISMi
et de la position de la Cour constitutionnelle à ce sujet, ils ont été privés
de la possibilitĂ© dâintenter une action en dommages-intĂ©rĂȘts. Ils prĂ©cisent Ă
cet Ă©gard que les agents amĂ©ricains bĂ©nĂ©ficient aux Ătats-Unis dâune immunitĂ©.
Quant aux agents italiens, le secret dâĂtat opposĂ© par lâexĂ©cutif empĂȘcherait
toute action civile ou pénale.
346. Soulignant
lâĂ©norme souffrance quâils ont endurĂ©e et les rĂ©percussions que celle-ci a eues
sur le plan physique et psychique, les requérants estiment avoir subi un préjudice
trĂšs grave, ce qui serait dâailleurs confirmĂ© par les montants des provisions
que les juridictions nationales leur ont accordés (paragraphes 117 et 139
ci-dessus), soit 1 000 000 euros (EUR) pour le requérant et 500 000 EUR pour la requérante. Devant la
Cour, le requérant réclame 10 000 000 EUR et la requérante
5 000 000 EUR.
347. Le
Gouvernement sâoppose aux demandes des requĂ©rants. Il soutient que les demandes
de satisfaction Ă©quitable nâont pas Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es dans les dĂ©lais et ne peuvent
dĂšs lors pas ĂȘtre prises en compte par la Cour. Il ajoute que les requĂ©rants
nâont pas prĂ©cisĂ© si les sommes en questions sont rĂ©clamĂ©es au titre du dommage
matériel ou moral. Pour lui, les demandes des intéressés ne sont pas étayées
et, en tout cas, leurs prétentions sont exorbitantes.
348. La
Cour relĂšve que les requĂ©rants nâont pas prĂ©cisĂ© leurs prĂ©tentions ;
ils se sont juste rĂ©fĂ©rĂ©s Ă lâĂ©norme souffrance Ă laquelle ils ont Ă©tĂ©
confrontĂ©s et aux sĂ©quelles physiques et psychiques quâils ont subies. Selon la
Cour, en lâespĂšce il nây a donc que le prĂ©judice moral qui entre en ligne de
compte.
Ă cet Ă©gard, elle considĂšre
que les requérants ont subi un préjudice moral certain du fait des violations
constatĂ©es. Compte tenu des circonstances de lâaffaire et, notamment, de ce que
les provisions octroyées par les juridictions nationales ne leur ont pas été
versĂ©es, la Cour, statuant en Ă©quitĂ©, estime quâil y a lieu dâoctroyer au
requérant 70 000 EUR et à la requérante 15 000 EUR à ce titre,
plus tout montant dĂ» Ă titre dâimpĂŽt.
B. Frais et dépens
349. Les
requérants demandent chacun 100 653 EUR, dont 89 470 EUR à titre
dâhonoraires, pour les frais et dĂ©pens engagĂ©s devant la Cour.
350. Le
Gouvernement sâoppose aux demandes des requĂ©rants et observe que les montants
réclamés sont exorbitants.
351. Selon
la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dĂ©pens que dans la mesure oĂč se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©, leur
nĂ©cessitĂ© et le caractĂšre raisonnable de leur taux. En lâespĂšce, compte tenu
des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime
raisonnable la somme de 30 000 EUR au titre des frais et dépens pour la
procĂ©dure devant la Cour et lâaccorde conjointement aux requĂ©rants.
C. IntĂ©rĂȘts moratoires
352. La
Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires sur le taux
dâintĂ©rĂȘt de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne
majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă LâUNANIMITĂ,
1. Rejette les exceptions soulevées par le
Gouvernement ;
2. DĂ©clare la requĂȘte recevable ;
3. Dit quâil y a eu violation des volets
matĂ©riel et procĂ©dural de lâarticle 3 de la Convention dans le chef du
requérant ;
4. Dit quâil y a eu violation de lâarticle
5 de la Convention à raison de la période globale de détention du
requérant ;
5. Dit quâil y a eu violation de lâarticle
8 de la Convention dans le chef du requérant ;
6. Dit quâil y a eu violation des volets
matĂ©riel et procĂ©dural de lâarticle 3 de la Convention dans le chef de la
requérante ;
7. Dit quâil y a eu violation de lâarticle 8
de la Convention dans le chef de la requérante ;
8. Dit quâil y a eu violation de lâarticle
13 de la Convention combiné avec les articles 3, 5 et 8 de la Convention
dans le chef du requĂ©rant et violation de lâarticle 13 combinĂ© avec les
articles 3 et 8 de la Convention dans le chef de la requérante ;
9. Dit quâil nây a pas lieu dâexaminer
sĂ©parĂ©ment le grief tirĂ© de lâarticle 6 de la Convention ;
10. Dit
a) que
lâĂtat dĂ©fendeur doit verser aux requĂ©rants, dans les trois mois Ă compter du
jour oĂč lâarrĂȘt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă
lâarticle 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) 70 000 EUR (soixante-dix mille euros) au requérant, plus
tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» Ă titre dâimpĂŽt, pour dommage moral ;
ii) 15 000 EUR (quinze mille euros) à la requérante, plus
tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» Ă titre dâimpĂŽt, pour dommage moral ;
iii) 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant
pouvant ĂȘtre dĂ» par les
requĂ©rants Ă titre dâimpĂŽt, pour frais et dĂ©pens ;
b) quâĂ
compter de lâexpiration dudit dĂ©lai et jusquâau versement, ces montants seront
Ă majorer dâun intĂ©rĂȘt simple Ă un taux Ă©gal Ă celui de la facilitĂ© de prĂȘt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
11. Rejette la demande de satisfaction
Ă©quitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 23 février 2016, en application de
lâarticle 77 §§ 2 et 3 du rĂšglement de la Cour.
Françoise Elens-Passos                                                        George Nicolaou
      GreffiÚre                                                                             Président
Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies
Ă lâarticle 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.