Corte europea dei diritti dell’uomo
(Quarta Sezione)
7 aprile
2015
AFFAIRE CESTARO
c. ITALIE
(Requête
n° 6884/11)
ARRÊT
STRASBOURG
Cet arrêt deviendra définitif
dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il
peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cestaro c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en
une chambre composée de :
Päivi Hirvelä, présidente,
Guido Raimondi,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Nona Tsotsoria,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mars 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire
se trouve une requête (no 6884/11) dirigée contre la République
italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Arnaldo Cestaro
(« le requérant »), a saisi la Cour le 28 janvier 2011 en vertu de
l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été
représenté devant la Cour par Mes Nicolò Paoletti et Natalia
Paoletti, avocats à Rome, Me Joachim Lau, avocat à Florence, et Me Dario
Rossi, avocat à Gênes.
Le Gouvernement italien a été représenté par son agente, Mme Ersiliagrazia
Spatafora, et par sa coagente, Mme Paola Accardo.
3. Le requérant allègue que
la nuit du 21 au 22 juillet 2001, à la fin du sommet dit du
« G8 » de Gênes, il se trouvait dans un lieu d’hébergement de nuit, à
savoir l’école Diaz-Pertini.
Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été
victime de violences et de sévices qui peuvent selon lui être
qualifiés de torture lors de l’irruption des forces de l’ordre dans l’école
Diaz-Pertini.
Invoquant ensuite les articles 3, 6 et 13 de la
Convention, il soutient que les
responsables de ces actes n’ont pas été sanctionnés de manière adéquate en
raison, notamment, de la prescription au cours de la procédure pénale de la
plupart des délits reprochés, de la remise des peines dont certains condamnés
auraient bénéficié et de l’absence de sanctions disciplinaires à l’encontre de
ces mêmes personnes. Il ajoute en particulier que l’État, en s’abstenant
d’inscrire en délit tout acte de torture et de prévoir une peine adéquate pour
un tel délit, n’a pas adopté les mesures nécessaires pour prévenir puis
sanctionner les violences et les autres mauvais traitements dont il se plaint.
4. Le 18 décembre 2012, la
requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Tant
les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la
recevabilité ainsi que sur le fond de l’affaire.
Des commentaires conjoints ont été reçus du Parti
radical non violent transnational et transparti, de l’association
« Non c’è pace senza giustizia » et des
Radicaux italiens (anciennement Parti radical italien) que la vice‑présidente de la section avait autorisés à
intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article
44 § 3 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE
L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en
1939 et réside à Rome.
A. Le contexte dans lequel s’est tenu le G8 de Gênes
7. Les 19, 20 et 21 juillet
2001 se déroula à Gênes, sous la présidence italienne, le vingt-septième sommet
du G8.
8. En vue de ce sommet, de
nombreuses organisations non gouvernementales avaient constitué un groupe de
coordination nommé Genoa Social Forum (« GSF »), dans le but
d’organiser à Gênes, à la même période, un sommet altermondialiste (voir le
Rapport final de l’enquête parlementaire d’information sur les faits survenus
lors du G8 de Gênes (« Rapport final de l’enquête parlementaire »),
pp. 7-18).
9. Depuis la réunion de
l’Organisation mondiale du commerce tenue à Seattle en novembre 1999, pareilles
manifestations du mouvement altermondialiste se déroulent lors des sommets
interétatiques ou lors des réunions d’institutions internationales concernant
les divers aspects de la gouvernance globale. Elles s’accompagnent parfois
d’actes de vandalisme et d’accrochages avec la police (ibidem).
10. La loi no 349
du 8 juin 2000 (« la loi no 349/2000 ») avait confié l’organisation
des réunions préliminaires et du sommet final des chefs d’État et de
gouvernement prévu pour juillet 2001 à une structure plénipotentiaire créée au
sein de la présidence du Conseil des ministres. Plusieurs réunions
rassemblèrent les représentants du GSF, le chef de la structure
plénipotentiaire, le préfet de Gênes, le Ministre de l’Intérieur, le Ministre
des Affaires étrangères et des représentants des institutions locales (Rapport
final de l’enquête parlementaire, pp. 18-21).
11. Un important dispositif
de sécurité fut mis en place par les autorités italiennes (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no
23458/02, § 12, CEDH 2011). La loi no 349/2000 autorisait le préfet de Gênes à
recourir au personnel des forces armées. En outre, une « zone rouge »
avait été délimitée dans le centre historique de la ville concerné par les
réunions du G8, dans laquelle seuls les riverains et les personnes qui devaient
y travailler pouvaient pénétrer. L’accès au port avait été interdit et
l’aéroport fermé au trafic. La zone rouge était enclavée dans une zone jaune
qui, à son tour, était entourée d’une zone blanche (zone normale).
12. D’après
les informations rassemblées par la préfecture de police de Gênes jusqu’en juillet 2001 (Rapport final de l’enquête
parlementaire, p. 23), les divers groupes attendus dans le cadre des
manifestations pouvaient, en fonction de leur dangerosité, être rapportés à
divers blocs : le « bloc rose », non dangereux ; le
« bloc jaune » et le « bloc bleu », considérés comme
comprenant des auteurs potentiels d’actes de vandalisme, de blocages de rues et
de rails, et d’affrontements avec la police ; et, enfin, le « bloc
noir », dont faisaient partie plusieurs groupes anarchistes et, plus
généralement, des manifestants qui, agissant cagoulés, masqués et vêtus de
noir, auraient à l’occasion d’autres sommets systématiquement commis des
saccages (« les black blocks »).
13. Le 19 juillet 2001, deux
manifestations se déroulèrent pendant la journée sans aucun incident. Des
désordres se produisirent dans la soirée (Rapport final de l’enquête
parlementaire, p. 25).
14. Le 20 juillet, plusieurs
manifestations étaient annoncées dans diverses zones de la ville et des
rassemblements étaient prévus sur certaines places (« piazze tematiche ») (Rapport
final de l’enquête parlementaire, pp. 25-27).
15. Le matin du 20 juillet,
les black blocks provoquèrent de
nombreux incidents et des accrochages avec les forces de l’ordre, et
saccagèrent des banques et des supermarchés (Giuliani et Gaggio, précité, § 17). La prison de Marassi fut
attaquée et divers commissariats de police furent l’objet d’actes de vandalisme
(Giuliani et Gaggio, précité, § 134,
et Rapport final de l’enquête parlementaire, p. 26).
16. Les black blocks
provoquèrent le même type d’incidents lors du passage dans la rue Tolemaide du
cortège des Tute Bianche, un groupe
susceptible d’être rangé dans le « bloc jaune ». Ce cortège fut
ensuite la cible d’engins lacrymogènes lancés par une unité de carabiniers, qui
avancèrent en faisant usage de leurs matraques ou de bâtons non réglementaires.
Certains manifestants se dispersèrent, d’autres réagirent à l’assaut en lançant
vers les forces de l’ordre des objets contondants ; les véhicules des
forces de l’ordre, à leur tour, parcoururent à vive allure les lieux des
accrochages, défonçant les barricades placées par les manifestants et
repoussant ceux-ci. Les accrochages entre manifestants et forces de l’ordre se
poursuivirent dans les alentours (Giuliani
et Gaggio, précité, §§ 17-20, 126-127 et 136).
17. Des heurts similaires se
produisirent vers 15 heures, place Manin (Rapport final de l’enquête
parlementaire, p. 26).
18. Vers 17h20, au cours d’un
accrochage place Alimonda, Carlo Giuliani, un jeune manifestant, fut
atteint par un coup de feu provenant d’une jeep de carabiniers qui tentaient
d’échapper à des manifestants (Giuliani
et Gaggio, précité, §§ 21-25).
19. Le 21 juillet, la
manifestation finale des altermondialistes eut lieu ; environ 100 000
personnes y participèrent (Giuliani et
Gaggio, précité, § 114).
20. Les saccages et les
dévastations commencèrent le matin et se poursuivirent dans la ville tout au
long de la journée. Au début de l’après-midi, la tête du cortège rencontra sur
son parcours un groupe d’une centaine de personnes qui se tenaient face aux
forces de l’ordre. De nouveaux accrochages éclatèrent, avec projection de gaz
lacrymogène et charges des forces de l’ordre, auxquels le cortège fut mêlé
(Rapport final de l’enquête parlementaire, pp. 27-28).
21. Au cours des deux jours
d’incidents, plusieurs centaines de manifestants et de membres des forces de
l’ordre furent blessés ou intoxiqués par les gaz lacrymogènes. Des quartiers
entiers de la ville de Gênes furent dévastés.
B. La constitution d’unités spéciales de forces de l’ordre afin d’arrêter
les black blocks
22. Le
matin du 21 juillet 2001, le chef de la police ordonna au préfet A., chef
adjoint de la police et chef de la structure plénipotentiaire, de confier la
direction d’une perquisition de l’école Paul Klee à M.G., chef du service
central opérationnel de la police criminelle (« SCO ») (voir l’arrêt
no 1530/2010 de la cour d’appel de Gênes du 18 mai 2010
(« l’arrêt d’appel »), p. 194). Une vingtaine de personnes
furent arrêtées à l’issue de cette opération, mais elles furent immédiatement
remises en liberté sur ordre du parquet ou du juge des investigations
préliminaires (arrêt d’appel, p. 196).
23. Il
ressort des déclarations du préfet A. devant le tribunal de Gênes que l’ordre
du chef de la police s’expliquait par sa volonté de passer à une ligne de
conduite plus « incisive » devant aboutir à des arrestations afin
d’effacer l’impression que la police était restée sans réaction devant les
saccages et les dévastations commis dans la ville. Le chef de
la police aurait souhaité la constitution de grandes patrouilles mixtes,
placées sous la direction de fonctionnaires des unités mobiles et du SCO et
coordonnées par des fonctionnaires ayant sa confiance, et ce dans le but
d’arrêter les black blocks (voir le jugement no 4252/08 du tribunal
de Gênes, rendu le 13 novembre 2008 et déposé le 11 février 2009
(« le jugement de première instance »), p. 243 ; voir aussi
l’arrêt no
38085/12 de la Cour de cassation du 5 juillet 2012, déposé le 2 octobre 2012
(« l’arrêt de la Cour de cassation »), pp. 121‑122).
24. Le
21 juillet, à 19 h 30, M.G. ordonna à M.M., chef de la division des enquêtes
générales et des opérations spéciales (DIGOS) de Gênes, de mettre à disposition
des agents de son unité afin que fussent formées, avec d’autres agents de
l’unité mobile de Gênes et du SCO, les patrouilles mixtes (Rapport final de
l’enquête parlementaire, p. 29).
C. Les faits ayant précédé l’irruption de la police dans les écoles
Diaz‑Pertini et Diaz-Pascoli
25. La municipalité de Gênes
avait mis à la disposition du GSF, entre autres, les locaux de deux écoles
adjacentes, situées dans la rue Cesare Battisti, pour qu’un centre multimédia
pût y être installé. En particulier, l’école Diaz-Pascoli
(« Pascoli ») abritait une unité de presse et des bureaux provisoires
d’avocats ; l’école Diaz-Pertini abritait quant à elle un point d’accès à
Internet. À la suite des orages qui s’étaient abattus sur la ville et qui
avaient rendu impraticables certaines zones de camping, la municipalité avait
autorisé l’utilisation de l’école Diaz-Pertini comme lieu d’hébergement de nuit
pour les manifestants.
26. Les 20 et 21 juillet, des
habitants du quartier signalèrent aux forces de l’ordre que des jeunes habillés
en noir étaient entrés dans l’école Diaz-Pertini et qu’ils avaient pris du
matériel dans le chantier qui y était ouvert en raison de travaux en cours.
27. Au début de la soirée du
21 juillet, l’une des patrouilles mixtes transita dans la rue Cesare Battisti,
provoquant une réaction verbale enflammée de la part de dizaines de personnes
qui se trouvaient devant les deux écoles. Une bouteille vide fut lancée en
direction des véhicules de police (jugement de première instance, pp. 244-249,
et arrêt de la Cour de cassation, p. 122).
28. De retour à la préfecture
de police, les fonctionnaires de police qui dirigeaient la patrouille
relatèrent les faits lors d’une réunion tenue par les plus hauts fonctionnaires
des forces de l’ordre (notamment le préfet A., le préfet L.B., le préfet de
police C. et M.G.).
29. Après
avoir pris contact avec le responsable du GSF auquel l’école Diaz-Pertini avait
été confiée, ils décidèrent de procéder à une perquisition pour recueillir des
éléments de preuve et, éventuellement, arrêter les membres des black blocks
responsables des saccages Après avoir écarté l’hypothèse d’un assaut de
l’école au gaz lacrymogène, ils retinrent les modalités suivantes : une
unité de la police, constituée majoritairement d’agents appartenant à une
division spécialisée dans les opérations antiémeute et ayant suivi une
formation ad hoc (le « VII Nucleo antisommossa »,
constitué au sein de l’unité mobile de Rome) devait « sécuriser » le
bâtiment ; une autre unité devait procéder à la perquisition ; enfin,
une unité de carabiniers devait entourer le bâtiment afin d’empêcher la fuite
des suspects. Le chef de la police fut également informé de l’opération
(jugement de première instance, pp. 226 et 249-252, et Rapport final de
l’enquête parlementaire, pp. 29-31).
30. En fin de soirée, un
grand nombre d’agents des forces de l’ordre, issus de divers unités et
services, quittèrent la préfecture de police de Gênes et se dirigèrent vers la
rue Cesare Battisti (Rapport final de l’enquête parlementaire, idem). D’après l’arrêt de la Cour de
cassation, le nombre total de participants à l’opération s’élevait à
« environ 500 agents de police et carabiniers, ces derniers étant chargés
seulement d’encercler le bâtiment ». L’arrêt d’appel (p. 204) souligne que
ce nombre n’a jamais été déterminé avec exactitude.
D. L’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini
31. Vers minuit, une fois
arrivés à proximité des deux écoles, les membres du VII Nucleo antisommossa, munis de casques, boucliers et matraques
de type tonfa, ainsi que d’autres
agents équipés à l’identique commencèrent à avancer au pas de course. Un
journaliste et un conseiller municipal, qui se trouvaient à l’extérieur des
bâtiments des deux écoles, furent attaqués à coups de pied et de matraque
(jugement de première instance, pp. 253-261).
32. Certains occupants de
l’école Diaz-Pertini qui se trouvaient à l’extérieur regagnèrent alors le
bâtiment et en fermèrent la grille et les portes d’entrée, essayant de les
bloquer avec des bancs de l’école et des planches de bois. Les agents de police
s’amassèrent devant la grille qu’ils forcèrent avec un engin blindé après avoir
tenté en vain de l’enfoncer à coups d’épaule. Enfin, l’unité de police décrite
ci-dessus enfonça les portes d’entrée (ibidem).
33. Les agents se répartirent
dans les étages du bâtiment, partiellement plongés dans le noir. Avec, pour la
plupart d’entre eux, le visage masqué par un foulard, ils commencèrent à
frapper les occupants à coups de poing, de pied et de matraque, en criant et en
menaçant les victimes. Des groupes d’agents s’acharnèrent même sur des
occupants qui étaient assis ou allongés par terre.
Certains des occupants, réveillés par le bruit de l’assaut, furent frappés
alors qu’ils se trouvaient encore dans leur sac de couchage ; d’autres le
furent alors qu’ils se tenaient les bras levés en signe de capitulation ou
qu’ils montraient leurs papiers d’identité. Certains occupants essayèrent de
s’enfuir et de se cacher dans les toilettes ou dans des débarras du bâtiment,
mais ils furent rattrapés, battus, parfois tirés hors de leurs cachettes par
les cheveux (jugement de première instance, pp. 263-280, et arrêt d’appel, pp. 205-212).
34. Le requérant, âgé de
soixante-deux ans à l’époque des faits, se trouvait au rez-de-chaussée.
Réveillé par le bruit, il s’était, à l’arrivée de la police, assis dos contre
le mur à côté d’un groupe d’occupants et avait les bras en l’air (jugement de
première instance, pp. 263-265 et 313). Il fut frappé surtout sur la tête, les
bras et les jambes, les coups portés causant de multiples fractures :
fractures du cubitus droit, du styloïde droit, de la fibule droite et de plusieurs
côtes. D’après les déclarations de l’intéressé devant le tribunal de Gênes, le
personnel sanitaire entré dans l’école après la fin des violences l’avait pris
en charge en dernier, malgré ses appels au secours.
35. Le requérant fut opéré à
l’hôpital Galliera de Gênes, où il demeura quatre jours, puis, quelques années
plus tard, à l’hôpital Careggi de Florence. Il se vit reconnaître une
incapacité temporaire de travail supérieure à quarante jours. Il a gardé des
blessures décrites ci-dessus une faiblesse permanente du bras droit et de la
jambe droite (jugement de première instance, pp. XVII et 345).
E. L’irruption de la police dans l’école Pascoli
36. Peu après l’irruption
dans l’école Diaz-Pertini, une unité d’agents fit irruption dans l’école
Pascoli, où des journalistes étaient en train de filmer ce qui se passait tant
à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’école Diaz-Pertini. Une station radio
relatait ces événements en direct.
37. À
l’arrivée des agents, les journalistes furent forcés de mettre fin aux prises
de vue et à l’émission de radio. Des cassettes qui
contenaient les reportages filmés pendant les trois jours du sommet furent
saisies et les disques durs des ordinateurs des avocats du GSF furent gravement
endommagés (jugement de première instance, pp. 300-310).
F. Les événements qui suivirent l’irruption dans les écoles
Diaz-Pertini et Pascoli
38. Après l’irruption dans
l’école Diaz-Pertini, les forces de l’ordre vidèrent les sacs à dos et les
autres bagages des occupants, sans chercher à en identifier les propriétaires
respectifs ni à expliquer la nature de l’opération en cours. Elles réunirent
une partie des objets ainsi collectés dans un drapeau noir qui se trouvait dans
la salle de gymnastique de l’école. Au cours de cette opération, certains
occupants furent emmenés dans cette même salle et contraints de s’asseoir ou de
s’allonger par terre (jugement de première instance, pp. 285-300).
39. Les quatre-vingt-treize
occupants de l’école furent arrêtés et accusés d’association de malfaiteurs
visant au saccage et à la dévastation.
40. Ils furent pour la
plupart conduits dans des hôpitaux de la ville. Certains d’entre d’eux furent
transférés immédiatement dans la caserne de Bolzaneto.
41. Dans la nuit du 21 au 22
juillet, le chef de l’unité de presse de la police italienne, interviewé à
proximité des écoles, déclara que, au cours de la perquisition, la police avait
trouvé des vêtements et cagoules noirs similaires à ceux utilisés par les black blocks. Il ajouta que les nombreuses taches de
sang dans le bâtiment s’expliquaient par les blessures que la plupart des
occupants de l’école Diaz-Pertini se
seraient faites au cours des accrochages de la journée (jugement de première
instance, pp. 170-172).
42. Le lendemain, à la
préfecture de police de Gênes, la
police montra à la presse les objets saisis lors de la perquisition, dont deux
cocktails Molotov. La tenue d’un agent, qui avait participé à l’irruption dans
l’école Diaz-Pertini, fut également montrée ; elle présentait une
déchirure nette qui pouvait avoir été causée par un coup de couteau (ibidem).
43. Les poursuites engagées
contre les occupants des chefs d’association de malfaiteurs visant au saccage
et à la dévastation, de résistance aggravée aux forces de l’ordre et de port
abusif d’armes ont abouti à l’acquittement des intéressés.
G. La procédure pénale engagée contre des
membres des forces de l’ordre pour l’irruption dans les écoles Diaz-Pertini et
Pascoli
44. Le parquet de Gênes ouvrit
une enquête en vue d’établir les éléments sur lesquels s’était fondée la
décision de faire irruption dans l’école Diaz-Pertini, et d’éclaircir les
modalités d’exécution de l’opération, l’agression au couteau qui aurait été
perpétrée contre l’un des agents et la découverte des cocktails Molotov, ainsi
que les événements qui avaient eu lieu dans l’école Pascoli.
45. En décembre 2004, après
environ trois ans d’investigations, vingt-huit personnes parmi les
fonctionnaires, cadres et agents des forces de l’ordre furent renvoyées en
jugement. Par la suite, deux autres procédures, concernant trois autres agents,
furent jointes à la première.
46. Le requérant s’était
constitué partie civile à l’audience préliminaire du 3 juillet 2004. Au total,
le parties civiles, dont des dizaines d’occupants italiens et étrangers des
deux écoles ainsi que des syndicats et d’autres associations non
gouvernementales, étaient au nombre de cent dix-neuf.
47. Cette procédure porta sur
les événements de l’école Diaz-Pertini, lieu d’hébergement du requérant
(paragraphes 31-34 ci-dessus), et sur ceux de l’école Pascoli (paragraphes 36
et 37 ci-dessus). Elle comporta l’audition de plus de trois cents personnes parmi
les accusés et les témoins (dont beaucoup d’étrangers), deux expertises et
l’examen d’un abondant matériel audio-visuel.
1. Sur les événements de l’école Diaz-Pertini
48. Les chefs d’accusation
retenus relativement aux événements de l’école Diaz-Pertini furent les
suivants : faux intellectuel, calomnie simple et aggravée, abus d’autorité
publique (notamment du fait de l’arrestation illégale des occupants), lésions
corporelles simples et aggravées ainsi que port abusif d’armes de guerre.
a) Le
jugement de première instance
49. Par le jugement no
4252/08 du 13 novembre 2008, déposé le 11 février 2009, le tribunal de
Gênes déclara douze des accusés coupables de délits de faux (un accusé), de
calomnie simple (deux accusés) et de calomnie aggravée (un accusé), de lésions
corporelles simples et aggravées (dix accusés) ainsi que de port abusif d’armes
de guerre (deux accusés). Le tribunal les condamna à des peines comprises
entre deux et quatre ans d’emprisonnement, à l’interdiction d’exercer des
fonctions publiques pendant toute la durée de la peine principale ainsi que,
solidairement avec le ministère de l’Intérieur, au paiement des frais et dépens
et au versement de dommages-intérêts aux parties civiles, auxquelles le
tribunal accorda une provision pouvant aller de 2 500 à 50 000
euros (EUR).
Le requérant, en particulier, se vit accorder une provision de
35 000 EUR, qui fut versée en juillet 2009 à la suite d’une
saisie-arrêt.
50. Lors de la détermination
des peines principales, le tribunal prit en compte, en tant que circonstances
atténuantes, le fait que les auteurs des délits avaient un casier judiciaire
vierge et qu’ils avaient agi en état de stress et de fatigue. Un condamné bénéficia
de la suspension conditionnelle de la peine et de la non-mention dans le casier
judiciaire. Par ailleurs, en application de la loi no 241 du 29
juillet 2006 établissant les conditions à remplir pour l’octroi d’une remise
générale des peines (indulto), dix des
condamnés bénéficièrent d’une remise totale de leur peine principale et l’un
d’eux, condamné à quatre ans d’emprisonnement, bénéficia d’une remise de peine
de trois ans.
51. Dans les motifs du
jugement (373 pages sur 527 au total), le tribunal écarta, tout d’abord, la
thèse selon laquelle l’opération aurait été organisée dès l’origine comme une
expédition punitive contre les manifestants. Il dit admettre que les forces de
l’ordre pouvaient croire, à la lumière des événements qui avaient précédé
l’irruption (en particulier, les indications des habitants du quartier et
l’agression contre la patrouille dans l’après-midi du 21 juillet – paragraphes
26-27 ci-dessus), que l’école Diaz-Pertini hébergeait aussi des black blocks. Il
estima cependant que les événements litigieux constituaient une violation
claire à la fois de la loi, « de la dignité humaine et du respect de la
personne » (di ogni principio di
umanità e di rispetto delle persone). En effet, selon lui, même en présence
de black blocks, les forces de l’ordre n’étaient autorisées à utiliser la force
que dans la mesure où l’emploi de celle-ci aurait été nécessaire pour vaincre
la résistance violente des occupants, et ce sous réserve de respecter un
rapport de proportionnalité entre la résistance rencontrée et les moyens
utilisés. Or, souligna le tribunal, ni le requérant ni, par exemple, une
autre occupante qui était de petite stature n’auraient pu accomplir des actes
de résistance tels qu’ils auraient justifié les coups qui leur avaient été
assenés et qui avaient causé ecchymoses et fractures.
52. Le tribunal souligna
également que le parquet n’avait pas demandé le renvoi en jugement des auteurs
matériels des violences, compte tenu de la difficulté de procéder à leur
identification, et que la police n’avait pas coopéré efficacement. Il nota à
cet égard que des photos anciennes des fonctionnaires accusés avaient été
fournies au parquet et que sept ans avaient été nécessaires pour identifier un
agent particulièrement violent – filmé au cours de l’irruption –, alors que sa
coiffure le rendait aisément reconnaissable.
53. Dans son appréciation de
la responsabilité individuelle des accusés, le tribunal estima que, compte tenu
des circonstances de l’affaire, les auteurs matériels avaient agi avec la
conviction que leurs supérieurs toléraient les actes qui avaient été les leurs.
Il précisa que le fait que certains fonctionnaires et cadres, présents sur les
lieux dès le début de l’opération, n’avaient pas immédiatement empêché la
poursuite des violences avait contribué aux agissements des agents du VII Nucleo antisommossa et des autres
membres des forces de l’ordre. Dès lors, aux yeux du tribunal, seuls ces
fonctionnaires et cadres pouvaient être jugés coupables de complicité de délit
de lésions.
54. Le tribunal se pencha
ensuite sur la thèse du parquet selon laquelle les forces de l’ordre avaient
fabriqué de fausses preuves et relaté des événements fallacieux dans le but de
justifier, a posteriori, à la fois la
perquisition et les violences.
55. En ce
qui concernait, notamment, le comportement des occupants avant l’irruption de
la police, le tribunal observa que les enregistrements vidéo versés au dossier
ne montraient pas de jets d’objets de grande dimension depuis le bâtiment mais
que l’on pouvait considérer, d’après les déclarations d’un témoin et d’après
l’attitude des agents, filmés avec leurs boucliers levés au-dessus de leur
tête, que quelques petits objets (pièces de monnaie, boulons, etc.) avaient
vraisemblablement été lancés sur les agents pendant qu’il essayaient d’enfoncer
la porte d’entrée de l’école.
56. Quant à l’agression au couteau
prétendument subie par un agent, le tribunal, au vu des résultats de
l’expertise réalisée sur la tenue de cet agent et des éléments dont il
disposait, exposa qu’il ne pouvait ni conclure que cette agression avait
réellement eu lieu ni en exclure la possibilité.
57. En outre, le tribunal
nota que les deux cocktails Molotov montrés à la presse le 22 juillet avaient
été trouvés par la police dans la ville au cours de l’après-midi du 21 juillet et
apportés ensuite, à l’initiative du préfet de police adjoint de Gênes, dans la
cour de l’école vers la fin de la perquisition, et qu’ils s’étaient pour finir
retrouvés, dans des circonstances peu claires, parmi les objets collectés qui
avaient été rassemblés dans le gymnase.
58. Enfin, le tribunal estima
que le procès-verbal de l’opération contenait une description trompeuse des
faits, car il faisait état d’une résistance violente de la part de l’ensemble
des occupants et ne mentionnait guère que la plupart de ceux-ci avaient été
blessés par les forces de l’ordre.
b) L’arrêt
d’appel
59. Saisie par les accusés,
par le parquet près le tribunal de Gênes, par le procureur général, par le
ministère de l’Intérieur (responsable civil) et par la plupart des victimes,
dont le requérant, la cour d’appel de Gênes, par son arrêt no
1530/10 du 18 mai 2010, déposé le 31 juillet 2010, réforma partiellement le
jugement entrepris.
60. Elle déclara les accusés
coupables des délits de faux (dix-sept accusés), de lésions aggravées (neuf
accusés) et de port abusif d’armes de guerre (un accusé). Elle les condamna à
des peines comprises entre trois ans et huit mois et cinq ans d’emprisonnement,
et à l’interdiction prononcée pour cinq ans d’exercer des fonctions publiques. En application de la loi no 241
du 29 juillet 2006, tous les condamnés bénéficièrent d’une remise de peine de
trois ans.
61. Le délai de prescription
des délits de calomnie aggravée (quatorze accusés), d’abus d’autorité
publique du fait de l’arrestation illégale des occupants de l’école
Diaz-Pertini (douze accusés) et de lésions simples (neuf accusés) étant échu,
la cour d’appel prononça un non-lieu pour ceux-ci. Un non-lieu fut également
prononcé en raison de circonstances atténuantes en faveur du chef du VII Nucleo antisommossa, condamné en
première instance pour lésions aggravées. Enfin, la cour d’appel acquitta une
personne accusée des délits de calomnie simple et de port abusif d’arme de
guerre, et une autre personne accusée du délit de calomnie simple.
62. Les condamnations au
versement de dommages-intérêts ainsi qu’aux frais et dépens, rendues en
première instance, furent essentiellement confirmées, avec extension des
obligations civiles aux accusés qui avaient été condamnés pour la première fois
en deuxième instance.
63. Dans les motifs de
l’arrêt (120 pages sur 313 au total), la cour d’appel précisa tout d’abord que,
même si les soupçons relatifs à la présence des armes utilisées par les black
blocks lors de saccages pouvaient justifier, en principe, la perquisition des
écoles, les indices permettant de conclure que tous les occupants des deux
écoles étaient armés et pouvaient être considérés comme appartenant aux black
blocks étaient néanmoins très faibles.
64. La cour d’appel indiqua
ensuite que plusieurs éléments démontraient que l’opération ne visait nullement
à l’identification des black blocks et qu’elle était
d’une tout autre nature.
65. En premier lieu, les plus
hauts responsables de la police auraient, dès la planification de la
« perquisition », prévu que les premières lignes des forces de
l’ordre seraient constituées du VII
Nucleo antisommossa et d’autres agents lourdement armés ; aucune
consigne, notamment concernant l’utilisation de la force contre les occupants,
n’aurait été donnée à ces unités, leur seule tâche étant de
« sécuriser » (mettere in sicurezza) le bâtiment.
66. En deuxième lieu, même
des personnes qui se trouvaient à l’extérieur de l’école Diaz-Pertini et qui
n’avaient pas montré le moindre signe de résistance auraient été immédiatement
attaquées par les forces de l’ordre.
67. En troisième lieu, les
forces de l’ordre auraient donné l’assaut en défonçant les portes sans avoir
essayé ni de parlementer avec les occupants en leur expliquant qu’une
« perquisition inoffensive » devait avoir lieu, ni de se faire ouvrir
pacifiquement la porte, légitimement fermée par ceux-ci selon la cour d’appel.
Une fois dans le bâtiment, les agents auraient systématiquement frappé les
occupants d’une façon cruelle et sadique, y compris au moyen de matraques
non réglementaires. Selon la cour d’appel, les traces de sang visibles sur les
photos prises au cours de l’inspection des lieux étaient fraîches et ne
pouvaient être que le résultat de ces violences, contrairement à « la
thèse honteuse » (« vergognosa
tesi ») selon laquelle elles provenaient des blessures survenues lors
des accrochages des jours précédents.
68. À la lumière de ces
éléments, la cour d’appel estima que le but de toute l’opération était de
procéder à de nombreuses arrestations, même en l’absence de finalité d’ordre
judiciaire, l’essentiel étant que celles-ci parviennent à restaurer auprès des
médias l’image d’une police perçue comme impuissante. Les plus hauts
fonctionnaires des forces de l’ordre auraient donc rassemblé autour du VII Nucleo antisommossa une unité
lourdement armée, équipée de matraques de type tonfa dont les coups pouvaient être mortels, et lui auraient donné
pour unique consigne de neutraliser les occupants de l’école Diaz-Pertini, en
stigmatisant ceux-ci comme étant de dangereux casseurs, auteurs des saccages
des jours précédents. La conduite violente et coordonnée de tous les agents
ayant participé à l’opération aurait été la conséquence naturelle de ces
indications.
69. Ainsi, d’après la cour
d’appel, au moins tous les fonctionnaires en chef et les cadres du VII Nucleo antisommossa étaient
coupables des lésions infligées aux occupants. Quant aux responsables de la
police de rang plus élevé, la cour d’appel précisa que la décision de ne pas
demander leur renvoi en jugement empêchait d’apprécier leur responsabilité au
pénal.
70. De plus, selon la cour
d’appel, une fois prise la décision d’investir l’établissement et de procéder
aux arrestations, les forces de l’ordre avaient tenté de justifier leur
intervention a posteriori.
71. À cet
égard, la cour d’appel nota, d’une part, que, au cours de l’enquête, on avait
attribué aux occupants des délits qu’ils n’avaient pas commis : en effet,
selon elle, il ne ressortait aucunement de l’instruction ni que les occupants
eussent résisté aux forces de l’ordre ni qu’ils eussent lancé des objets sur
elles tandis qu’elles stationnaient dans la cour de l’école, les boucliers de
quelques agents étant levés vraisemblablement par simple précaution ; et
surtout, compte tenu de l’ensemble des circonstances, l’agression au couteau
prétendument subie par un agent au cours de l’irruption se serait révélée comme
étant une « impudente mise en scène ».
72. La cour d’appel releva
d’autre part que les plus hauts fonctionnaires des forces de l’ordre, présents
sur les lieux, avaient convenu de placer les deux cocktails Molotov, trouvés
ailleurs au cours de l’après-midi, parmi les objets recueillis lors de la
perquisition, et ce dans le but de justifier la décision d’effectuer la
perquisition et d’arrêter les occupants de l’école. Pour la cour d’appel, cette
arrestation, dépourvue de toute base factuelle et juridique, avait donc été illégale.
73. Dans la détermination des
peines à infliger, la cour d’appel estima que, exception faite du chef du VII Nucleo antisommossa qui avait essayé
de limiter les violences et avait, finalement, avoué les délits au cours des
débats, aucune circonstance
atténuante ne pouvait être retenue pour les autres accusés. S’appuyant
notamment sur les déclarations du requérant, la cour d’appel souligna que les
agents des forces de l’ordre s’étaient transformés en « matraqueurs
violents », indifférents à toute vulnérabilité physique liée au sexe et à
l’âge ainsi qu’à tout signe de capitulation, même de la part de personnes que
le bruit de l’assaut venait de réveiller brusquement. Elle indiqua que, à cela,
les agents avaient ajouté injures et menaces. Ce faisant, ils auraient jeté sur
l’Italie le discrédit de l’opinion publique internationale. De surcroît, une
fois les violences perpétrées, les forces de l’ordre auraient avancé toute une
série de circonstances à la charge des occupants, inventées de toutes pièces.
Le caractère systématique et coordonné des violences de la part des
policiers ainsi que lesdites tentatives de les justifier a posteriori dénotaient, aux yeux de la cour d’appel, un
comportement conscient et concerté plutôt qu’un état de stress et de fatigue.
74. Cependant, tenant compte
du fait que toute l’opération en cause avait pour origine la directive du chef
de la police de procéder à des arrestations et que les accusés avaient dès lors
clairement agi sous cette pression psychologique, la cour d’appel détermina les
peines en prenant en compte le minimum prévu par la loi pénale pour chacun des
délits en question.
c) L’arrêt
de la Cour de cassation
75. Les accusés, le procureur général près la cour d’appel de
Gênes, le ministère de l’Intérieur (responsable civil) et certaines des
victimes se pourvurent en cassation contre l’arrêt d’appel ; le requérant
et d’autres victimes se constituèrent parties dans la procédure.
76. Par l’arrêt no 38085/12 du 5 juillet 2012, déposé le 2 octobre
2012, la Cour de cassation confirma pour l’essentiel l’arrêt entrepris, déclarant
toutefois prescrit le délit de lésions aggravées pour lequel dix accusés et
neuf accusés avaient été condamnés respectivement en première et en deuxième
instance (paragraphe 49 et 60 ci-dessus).
77. Dans les motifs de son arrêt (71 pages sur 186 au total), la
Cour de cassation se pencha tout d’abord sur l’exception de constitutionnalité
de l’article 157 du code pénal, en matière de prescription des infractions
pénales, soulevée par le procureur général sur le terrain de l’article 3 de la
Convention et, par ricochet, de l’article 117, premier alinéa, de la
Constitution. Elle observa que – comme les décisions de première et de deuxième
instance l’auraient constaté et comme, d’ailleurs, cela n’aurait jamais été
contesté – « les violences perpétrées par la police au cours de leur
irruption dans l’école Diaz-Pertini [avaient] été d’une gravité
inhabituelle ». La « gravité absolue » aurait tenu à ce que ces
violences généralisées, commises dans tous les locaux de l’école, s’étaient
déchaînées contre des personnes à l’évidence désarmées, endormies ou assises
les mains en l’air ; il s’agissait donc de « violences injustifiées
et, comme l’aurait souligné à juste titre par le procureur général, [exercées
dans] un but punitif, un but de représailles, visant à provoquer l’humiliation
et la souffrance physique et morale des victimes ». Ces violences, d’après
la Cour de cassation, pouvaient relever de la « torture » aux termes
de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants ou bien des « traitements inhumains ou
dégradants » aux termes de l’article 3 de la Convention.
78. La Cour de cassation
releva que, en l’absence d’une infraction pénale ad hoc dans l’ordre juridique italien, les violences en cause
avaient été poursuivies au titre des délits de lésions corporelles simples ou
aggravées, lesquels, en application de l’article 157 du code pénal, avaient
fait l’objet d’un non-lieu pour cause de prescription au cours de la procédure.
Elle nota que c’était la raison pour laquelle le procureur
général avait dénoncé la contradiction entre la réglementation de la
prescription des infractions pénales prévue par l’article 157 du code pénal –
dans la mesure où cette disposition ne compterait pas les mauvais traitements
aux termes de l’article 3 de la Convention parmi les délits
imprescriptibles – et l’article 3 de la Convention qui, selon une jurisprudence
bien établie de la Cour, entraînerait l’obligation de sanctionner de façon
adéquate les mauvais traitements et ferait dès lors obstacle à la prescription
des délits ou de l’action pénale en la matière.
La Cour de cassation estima, cependant, qu’un changement des règles de la
prescription, tel qu’envisagé par le procureur général, échappait aux pouvoirs
de la Cour constitutionnelle, au motif que, selon l’article 25 de la
Constitution italienne, seule la loi pouvait établir les infractions et les
sanctions pénales.
79. S’agissant des
condamnations pour délits de lésions corporelles, la Cour de cassation, après
avoir rappelé les faits ayant précédé l’irruption litigieuse de la police
(paragraphes 25-30 ci-dessus), estima logique la constatation de la cour
d’appel selon laquelle la directive du chef de la police de procéder à des
arrestations aurait entraîné, dès l’origine, la « militarisation » de
l’opération de perquisition que la police était censée réaliser dans l’école.
Pour la Cour de cassation, le nombre très élevé d’agents, le défaut d’instructions
quant aux alternatives à un assaut au gaz lacrymogène contre l’école
(paragraphe 29 ci-dessus) et l’absence de toute directive concernant
l’utilisation de la force contre les occupants montraient, parmi d’autres
éléments, que cette opération n’avait pas été conçue comme une perquisition
inoffensive. Ces modalités opérationnelles auraient entraîné le passage à tabac
de presque tous les occupants de l’école, d’où la confirmation de la
responsabilité, entre autres, des fonctionnaires à la tête du VII Nucleo antisommossa. D’abord,
ceux-ci n’auraient fourni aucune indication sur la manière de
« sécuriser » le bâtiment et n’auraient jamais informé les agents de
la possible présence de personnes inoffensives ; en outre, ils
n’auraient pas empêché l’agression contre des personnes qui se trouvaient à
l’extérieur du bâtiment, l’irruption violente dans l’école et l’assaut contre
les occupants du lieu. En conclusion, comme la cour d’appel l’aurait jugé à
raison, ces fonctionnaires auraient été conscients que la violence était
concomitante de ce type d’opération.
La Cour de cassation nota que, cependant, même les délits de lésions
corporelles aggravées avaient été prescrits le 3 août 2010 par le jeu des
délais, des critères de calcul et des interruptions procédurales prévues par
les articles 157 et suivants du code pénal, tels que modifiés par la loi no 251 du 5 décembre 2005.
80. La Cour de cassation
confirma, en outre, les conclusions de l’arrêt d’appel quant aux délits de
faux, de calomnie et de port abusif d’armes de guerre commis, dans le cadre
d’une « opération scélérate de mystification », pour justifier a posteriori les violences perpétrées
dans l’école et l’arrestation des occupants. Elle releva, d’une part, que les
occupants de l’école n’avaient pas opposé de résistance, ni avant l’enfoncement
de la porte d’entrée ni à l’intérieur des locaux, et, d’autre part, que les
occupants n’étaient pas en possession de cocktails Molotov, ceux-ci ayant été
introduits dans l’école par la police depuis l’extérieur. Aussi la Cour de
cassation conclut-elle au caractère fallacieux des rapports de police qui
attestaient le contraire et au caractère calomnieux de l’accusation
d’association de malfaiteurs formulée contre les occupants. Quant aux
conclusions de l’arrêt d’appel concernant l’agression au couteau prétendument
subie par un agent, la Cour de cassation se limita à préciser la peine
prononcée contre deux agents condamnés de ce fait pour faux (trois ans et cinq
mois, comme indiqué dans la motivation de l’arrêt d’appel, au lieu de trois ans
et huit mois, comme indiqué dans le dispositif). Enfin, elle prononça une peine
de trois ans et trois mois contre un condamné pour délit de faux, du fait de la
prescription du délit de lésions corporelles aggravées et de l’inapplicabilité
en découlant du critère de calcul prévu par l’article 81 du code pénal en
raison du caractère continu des délits.
2. Sur les événements de l’école Pascoli
81. Les chefs d’accusation retenus
pour les événements de l’école Pascoli furent, notamment, les délits de
perquisition arbitraire et de dommages matériels.
82. Par le jugement no
4252/08 (paragraphe 49 ci-dessus), le tribunal de Gênes estima que l’irruption
des agents de police dans l’école Pascoli était la conséquence d’une erreur
dans l’identification du bâtiment à perquisitionner. Il jugea en outre qu’il
n’y avait pas de preuves certaines permettant de conclure que les accusés
avaient effectivement commis dans l’école Pascoli les dégâts dénoncés.
83. Par l’arrêt no
1530/10 (paragraphe 59 ci-dessus), la cour d’appel de Gênes estima, en
revanche, qu’il n’y avait pas d’erreur ou de malentendu à l’origine de l’irruption
de la police dans l’école Pascoli. Selon la cour d’appel, les forces de l’ordre
avaient voulu supprimer toute preuve filmée de l’irruption qui se déroulait
dans l’école voisine Diaz-Pertini et elles avaient endommagé volontairement les
ordinateurs des avocats. La cour d’appel prononça toutefois un non-lieu à
l’égard du fonctionnaire de police accusé pour cause de prescription des délits
litigieux.
84. Par l’arrêt no 38085/12 (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour de
cassation confirma cette décision. Elle souligna que la cour d’appel
avait pleinement justifié ses conclusions en relevant que, dans l’école
Pascoli, la police avait accompli une perquisition arbitraire, visant à la
recherche et à la destruction du matériel audiovisuel et de toute autre
documentation concernant les événements de l’école Diaz-Pertini.
H. L’enquête parlementaire d’information
85. Le 2 août 2001, les présidents
de la Chambre des députés et du Sénat décidèrent qu’une enquête d’information (indagine conoscitiva) sur les faits
survenus lors du G8 de Gênes serait menée par les commissions des Affaires
constitutionnelles des deux chambres du Parlement. À cette fin, il fut créé une
commission composée de dix-huit députés et de dix-huit sénateurs.
86. Le 20 septembre 2001, la
commission déposa un rapport contenant les conclusions de sa majorité, intitulé
« Rapport final de l’enquête parlementaire sur les faits survenus lors du
G8 de Gênes ». D’après ce rapport, la perquisition dans l’école
Diaz-Pertini « appar[aissait] comme étant
peut-être l’exemple le plus significatif de carences organisationnelles et de
dysfonctionnements opérationnels ».
II. LE DROIT ET LA
PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les dispositions pénales pertinentes
87. L’article 39 du code
pénal (CP) distingue les infractions pénales suivant deux catégories : les
délits (delitti) et les
contraventions (contravvenzioni).
1. Les chefs d’inculpation retenus relativement aux événements
de l’école Diaz-Pertini et les dispositions pertinentes aux fins de la
détermination des peines
88. D’après l’article 323 du
CP, l’officier public ou la personne chargée d’un service public qui, dans
l’accomplissement de ses fonctions ou de son service, de manière intentionnelle
et en violation de dispositions légales ou réglementaires, se procure ou
procure à d’autres un avantage patrimonial injuste ou cause à autrui un
préjudice injuste (délit d’abus d’autorité publique) est puni d’une peine
d’emprisonnement de six mois à trois ans.
89. Selon l’article 368 §§ 1
et 2 du CP, toute personne qui, par le biais d’une dénonciation adressée soit à
l’autorité judiciaire soit à toute autre autorité ayant le devoir de saisir
l’autorité judiciaire, accuse une personne d’avoir commis un délit tout en
sachant que celle-ci est innocente ou fabrique des indices à la charge de
celle-ci est puni d’une peine d’emprisonnement de deux à six ans. La peine est
augmentée si le délit qui constitue l’objet de la dénonciation calomnieuse est
puni d’au moins six ans d’emprisonnement.
90. Aux termes
de l’article 479 du CP, l’officier public ou l’individu chargé d’un service
public qui, en recevant ou en produisant un document dans l’exercice de ses
fonctions, atteste à tort l’existence matérielle des faits exposés comme ayant
été accomplis par lui-même ou comme s’étant passés en sa présence ou qui altère
autrement la présentation des faits dont le document vise à établir la preuve (faux intellectuel
en écritures) est puni d’une peine d’emprisonnement d’un an à six ans ou, si le
document a fait foi jusqu’à inscription de faux, de trois à dix ans.
91. L’article 582 du CP
établit que toute personne qui cause à autrui une lésion ayant entraîné une
infirmité physique ou mentale est punie de trois mois à dix ans d’emprisonnement.
Aux termes de l’article 583 du CP, la lésion est considérée comme
« grave » et est punie d’une peine d’emprisonnement de trois à sept
ans si elle entraîne, notamment, une infirmité ou une incapacité temporaire
supérieure à quarante jours.
Selon l’article 585 du CP, ces peines sont augmentées, en particulier,
jusqu’à un tiers en présence des circonstances aggravantes envisagées par
l’article 577 du CP (par exemple si le délit est commis avec préméditation ou
dans une des circonstances aggravantes prévues par l’article 61, nos 1
et 4 (paragraphe 93 ci-après)).
92. Selon l’article 2 de la
loi no 895 du 2 octobre 1967, la détention illégale d’armes ou
d’explosifs est punie d’une peine d’emprisonnement d’un an à huit ans ainsi que
d’une amende.
L’article 4 de la même loi sanctionne le port d’armes ou d’explosifs dans
un lieu public ou ouvert au public d’une peine d’emprisonnement de deux à huit
ans, en sus d’une amende ; ces peines sont augmentées, entre autres, si le
délit est commis par deux ou plusieurs personnes ou s’il est commis la nuit
dans un lieu habité.
93. Le CP prévoit comme
circonstances aggravantes communes, entre autres, la commission du délit pour
des motifs futiles ou abjects (article 61 § 1), la commission du
délit pour cacher un autre délit (article 61 § 2), la commission de sévices ou
d’actes cruels à l’encontre d’une personne (article 61 § 4) et, enfin, la
commission du délit d’abus de pouvoir inhérents à l’exercice d’une fonction
publique ou de violation des devoirs inhérents à l’exercice d’une fonction
publique.
L’article 62 énumère les circonstances atténuantes communes.
Aux termes de l’article 62-bis
du CP, dans la détermination de la peine, le juge peut prendre en considération
toute circonstance qui n’est pas visée expressément par l’article 62 et qui
peut justifier la diminution de la peine.
94. En cas de condamnation
dans la même décision du chef de plusieurs délits, les peines d’emprisonnement
se cumulent tout comme les amendes prévues pour les divers délits (articles 71,
73 et 74 du CP). Toutefois, la peine d’emprisonnement ainsi calculée ne peut
pas dépasser, globalement, le quintuple de la peine la plus lourde dont est
passible un de ces délits et, en tout état de cause, elle ne peut pas dépasser
trente ans (article 78 § 1 du CP).
95. Si plusieurs délits sont
commis par le biais de plusieurs actions ou omissions en lien avec le même
projet délictuel, le juge doit infliger la peine prévue pour le délit le plus
grave, augmentée jusqu’au triple et toujours dans la limite des plafonds
indiqués, notamment, par l’article 78 (article 81 du CP).
2. La prescription des infractions pénales
96. La
prescription constitue l’un des motifs d’extinction des infractions pénales
(Chapitre I du Titre VI du Livre I du CP). Sa réglementation a été modifiée par
la loi no 251 du 5 décembre
2005 et par le décret-loi no 92 du 23 mai 2008.
97. D’après
l’article 157 § 1 du CP, l’infraction pénale est prescrite après l’écoulement
d’un laps de temps équivalent à la durée de la peine maximale prévue par la loi
et pour autant que ce laps de temps ne soit pas inférieur à six ans pour les
délits et à quatre ans pour les contraventions.
98. Les
deuxième, troisième et quatrième paragraphes de l’article 157 fixent les
critères de calcul du délai de prescription ; le cinquième paragraphe
prévoit un délai de prescription de trois ans pour une infraction pénale si
celle-ci n’est punie ni par la détention ni par une peine pécuniaire. Le
sixième paragraphe double les délais de prescription, calculés à l’aune des
paragraphes précédents, pour certains délits (dont l’association de malfaiteurs
de type mafieux, la traite d’êtres humains, l’enlèvement, le trafic de drogue).
Aux termes du huitième paragraphe du même article, les délits sanctionnés par
la peine d’emprisonnement à perpétuité sont imprescriptibles.
99. L’accusé
peut toujours renoncer expressément à la prescription (article 157 § 7 du CP).
100. L’article
158 § 1 du CP dispose que le délai de prescription
court à partir de la commission de l’infraction pénale.
101. D’après
l’article 160 du CP, le délai de prescription est prorogé en cas
d’interruptions de nature procédurale, parmi lesquelles figure le jugement de
condamnation. Selon le deuxième paragraphe de l’article 161, exception
faite de certains délits qui ne sont pas pertinents en l’espèce, lesdites
interruptions ne peuvent pas prolonger le délai – calculé à l’aune de l’article
157 – de plus d’un quart et, dans certains cas, de plus de la moitié (dans
certains cas de récidive), de plus de deux tiers (dans le cas de récidive
réitérée) ou de plus du double (si l’auteur de l’infraction est un délinquant
habituel).
B. La loi no 241 du 29 juillet 2006 (octroi d’une
remise de peine)
102. La loi no
241 du 29 juillet 2006 établit les conditions de l’octroi d’une remise générale
des peines (indulto). Elle contient
un seul article qui, dans sa partie pertinente en l’espèce, se lit comme
suit :
« 1. Pour tous les délits commis jusqu’au 2 mai 2006,
il est octroyé une remise de peine de trois ans maximum s’agissant d’une peine
d’emprisonnement et de 10 000 euros maximum s’agissant d’une peine
pécuniaire seule ou en conjonction avec une peine d’emprisonnement (...) »
C. L’action civile en lien avec une infraction pénale
103. D’après les articles 75
et 76 du code de procédure pénale, toute personne ayant subi un préjudice
résultant d’une infraction pénale peut introduire une action civile devant les
juridictions civiles ou devant les juridictions pénales.
104. Devant les juridictions
pénales, l’action civile est introduite par la voie de la constitution de
partie civile dans la procédure pénale.
D. Rapport sur l’administration de la justice pour l’année 2013
105. Le Rapport sur
l’administration de la justice pour l’année 2013 du premier président de la
Cour de cassation, présenté le 24 janvier 2014 lors de l’ouverture de l’année
judiciaire, se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce (page 29,
traduction du greffe) :
Depuis
1989, [...] l’Italie a ratifié la Convention des Nations unies contre la
torture, s’engageant [ainsi] à introduire dans notre système juridique cette
infraction pénale très grave, et établissant son imprescriptibilité ainsi que
l’inapplicabilité de mesures comme l’amnistie et la grâce. Vingt-cinq ans après
rien n’a été fait, de sorte que les actes de torture qui sont commis en Italie
tombent inévitablement sous l’empire de la prescription, faute d’une loi
sanctionnant la torture en tant que telle par l’infliction de peines adéquates
proportionnées à la gravité des faits. »
E. Proposition de loi visant à l’introduction du délit de torture dans
l’ordre juridique italien
106. Le 5 mars
2014, le Sénat italien a approuvé une proposition de loi (no S-849,
qui fusionne les projets nos S-10, S-362, S-388, S-395, S-849 et
S-874) visant à l’introduction du délit de torture dans l’ordre juridique
italien. Cette proposition a été transmise par la suite à la Chambre des
députés pour approbation.
III. ÉLÉMENTS PERTINENTS
DE DROIT INTERNATIONAL
A. Déclaration universelle des droits de l’homme
107. L’article 5 de la Déclaration universelle des droits de
l’homme du 10 décembre 1948 dispose :
« Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
B. Pacte international relatif aux droits civils et politiques
108. L’article 7
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre
1966, entré en vigueur le 23 mars 1976 et ratifié par l’Italie le 15 septembre
1978, dispose :
« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de
soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou
scientifique. »
C. Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants
109. Les
articles pertinents en l’espèce de la Convention contre la torture et autres
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984,
entrée en vigueur le 26 juin 1987 et ratifiée par l’Italie le 12 janvier 1989,
sont ainsi libellés :
Article 1
« 1. Aux fins de la présente Convention,
le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des
souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à
une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des
renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce
personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire
pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne,
ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle
soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un
agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel
ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas
à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes,
inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles.
2. Cet
article est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi
nationale qui contient ou peut contenir des dispositions de portée plus
large. »
Article 2
« 1. Tout État partie
prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures
efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout
territoire sous sa juridiction.
2. Aucune
circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de
guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout
autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture.
3. L’ordre
d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier
la torture. »
Article 4
« 1. Tout État partie
veille à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard
de son droit pénal. Il en est de même de la tentative de pratiquer la torture
ou de tout acte commis par n’importe quelle personne qui constitue une
complicité ou une participation à l’acte de torture.
2. Tout
État partie rend ces infractions passibles de
peines appropriées qui prennent en considération leur gravité. »
Article 5
« 1. Tout État partie
prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître
des infractions visées à l’article 4 dans les cas suivants :
a) Quand
l’infraction a été commise sur tout territoire sous la juridiction dudit État ou à bord d’aéronefs ou de navires immatriculés
dans cet État ;
b) Quand
l’auteur présumé de l’infraction est un ressortissant dudit État ;
c) Quand
la victime est un ressortissant dudit État et que
ce dernier le juge approprié.
2. Tout
État partie prend également les mesures
nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites
infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout
territoire sous sa juridiction et où ledit État ne
l’extrade pas conformément à l’article 8 vers l’un des États
visés au paragraphe 1 du présent article.
3. La
présente Convention n’écarte aucune compétence pénale exercée conformément aux
lois nationales. »
Article 10
1. Tout
État partie veille à ce que l’enseignement et
l’information concernant l’interdiction de la torture fassent partie intégrante
de la formation du personnel civil ou militaire chargé de l’application des
lois, du personnel médical, des agents de la fonction publique et des autres
personnes qui peuvent intervenir dans la garde, l’interrogatoire ou le
traitement de tout individu arrêté, détenu ou emprisonné de quelque façon que
ce soit.
2. Tout
État partie incorpore ladite interdiction aux
règles ou instructions édictées en ce qui concerne les obligations et les
attributions de telles personnes.
Article 11
Tout État partie exerce une surveillance
systématique sur les règles, instructions, méthodes et pratiques
d’interrogatoire et sur les dispositions concernant la garde et le traitement
des personnes arrêtées, détenues ou emprisonnées de quelque façon que ce soit
sur tout territoire sous sa juridiction, en vue d’éviter tout cas de torture.
Article 12
« Tout État partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction. »
Article 13
« Tout État partie assure à toute personne qui prétend avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit de porter plainte devant les autorités compétentes dudit État qui procéderont immédiatement et impartialement à l’examen de sa cause. Des mesures seront prises pour assurer la protection du plaignant et des témoins contre tout mauvais traitement ou toute intimidation en raison de la plainte déposée ou de toute déposition faite. »
Article 14
« 1. Tout État partie garantit, dans son système
juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et
d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens
nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. En cas de mort de la
victime résultant d’un acte de torture, les ayants cause de celle-ci ont droit
à indemnisation.
2. Le
présent article n’exclut aucun droit à indemnisation qu’aurait la victime ou
toute autre personne en vertu des lois nationales. »
Article 16
« 1. Tout État partie s’engage à interdire dans tout territoire sous sa juridiction d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture telle qu’elle est définie à l’article premier lorsque de tels actes sont commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. En particulier, les obligations énoncées aux articles 10, 11, 12 et 13 sont applicables cables moyennant le remplacement de la mention de la torture par la mention d’autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
2. Les
dispositions de la présente Convention sont sans préjudice des dispositions de
tout autre instrument international ou de la loi nationale qui interdisent les
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou qui ont trait à
l’extradition ou à l’expulsion. »
D. Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
110. Les
articles pertinents en l’espèce de la Déclaration sur la protection de toutes
les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le
9 décembre 1975, sont ainsi libellés :
Article 4
« Tout
État, conformément aux dispositions de la présente Déclaration, prend des
mesures effectives pour empêcher que la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants ne soient pratiqués dans sa juridiction. »
Article 7
« Tout
État veille à ce que tous les actes de torture, tels qu’ils sont définis à
l’article premier, soient des délits au regard de sa législation pénale. Les
mêmes dispositions doivent s’appliquer aux actes qui constituent une
participation, une complicité ou une incitation à la torture ou une tentative
de pratiquer la torture. »
Article 10
« Si
une enquête effectuée conformément à l’article 8 ou à l’article 9 établit qu’un
acte de torture, tel qu’il est défini à l’article premier, a été manifestement
commis, une procédure pénale est instituée, conformément à la législation
nationale, contre le ou les auteurs présumés de l’acte. Si une allégation
concernant d’autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants est considérée comme fondée, le ou les auteurs présumés font l’objet
de procédures pénales ou disciplinaires ou d’autres procédures
appropriées. »
Article 11
« Quand il est établi qu’un acte de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ont été commis par un agent de la fonction publique ou à son instigation, la victime a droit à réparation et à indemnisation, conformément à la législation nationale. »
E. Principes de base de
l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les
responsables de l’application des lois
111. Adoptés le
7 septembre 1990 par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du
crime et le traitement des délinquants, ces principes disposent, en leurs
parties pertinentes en l’espèce :
« (...)
3. La
mise au point et l’utilisation d’armes non meurtrières neutralisantes devraient
faire l’objet d’une évaluation attentive afin de réduire au minimum les risques
à l’égard des tiers et l’utilisation de telles armes devrait être soumise à un
contrôle strict.
4. Les
responsables de l’application des lois, dans l’accomplissement de leurs
fonctions, auront recours autant que possible à des moyens non violents avant
de faire usage de la force ou d’armes à feu. Ils ne peuvent faire usage de la
force ou d’armes à feu que si les autres moyens restent sans effet ou ne
permettent pas d’escompter le résultat désiré.
5. Lorsque
l’usage légitime de la force ou des armes à feu est inévitable, les
responsables de l’application des lois :
a) En
useront avec modération et leur action sera proportionnelle à la gravité de
l’infraction et à l’objectif légitime à atteindre ;
b) S’efforceront
de ne causer que le minimum de dommages et d’atteintes à l’intégrité physique
et de respecter et de préserver la vie humaine ;
c) Veilleront
à ce qu’une assistance et des secours médicaux soient fournis aussi rapidement
que possible à toute personne blessée ou autrement affectée;
d) Veilleront
à ce que la famille ou des proches de la personne blessée ou autrement affectée
soient avertis le plus rapidement possible.
(...)
7. Les
Gouvernements feront en sorte que l’usage arbitraire ou abusif de la force ou
des armes à feu par les responsables de l’application des lois soit puni comme
une infraction pénale, en application de la législation nationale.
8. Aucune
circonstance exceptionnelle, comme l’instabilité de la situation politique
intérieure ou un état d’urgence, ne peut être invoquée pour justifier une
dérogation à ces Principes de base.
(...)
24. Les
pouvoirs publics et les autorités de police doivent faire en sorte que les
supérieurs hiérarchiques soient tenus pour responsables si, sachant ou étant
censés savoir que des agents chargés de l’application des lois placés sous
leurs ordres ont ou ont eu recours à l’emploi illicite de la force ou des armes
à feu, ils n’ont pas pris toutes les mesures en leur pouvoir pour empêcher,
faire cesser ou signaler cet abus. »
F. Observations du Comité des droits de l’homme des Nations unies
112. Les Observations finales
du Comité des droits de l’homme des Nations unies concernant l’Italie, publiées
le 18 août 1998 (UN Doc. CCPR/C/79/Add.94), se lisent comme suit en
leurs parties pertinentes en l’espèce :
« 13. Le Comité demeure préoccupé par l’insuffisance
des sanctions à l’encontre des membres de la police et du personnel
pénitentiaire qui abusent de leur pouvoir. Il recommande de suivre avec la
vigilance requise le résultat des plaintes déposées contre des membres des
Carabinieri et du personnel pénitentiaire.
(...)
19. Le
Comité note que des obstacles continuent de retarder l’adoption des textes de
lois suivants : incorporation dans le Code pénal du délit de torture au sens où
il est défini en droit international (article 7 [du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques] (...) »
G. Actes du Comité des Nations unies contre la Torture
113. Les Observations conclusives
du Comité des Nations unies contre la torture (« CAT ») publiées le 1er
janvier 1995 (UN Doc. A/50/44(SUPP)), se lisent ainsi en ce qui concerne
l’Italie :
« 157. Le Comité recommande ce qui suit à l’État
partie :
(...)
d) Vérifier
que les plaintes faisant état de mauvais traitements et d’actes de torture
soient promptement l’objet d’une enquête efficace, et imposer aux responsables
éventuels une peine appropriée, qui sera effectivement exécutée (...). »
114. Les Observations
conclusives du CAT publiées le 1er janvier 1999 (A/54/44(SUPP)), se
lisent ainsi en ce qui concerne l’Italie :
« 141. Le Comité note avec satisfaction :
a) Que
l’introduction dans le droit interne d’une caractérisation du crime de torture
est à l’étude, de même que l’existence d’un fonds spécial à l’intention des
victimes d’actes de cette nature (...).
(...)
145.
Le Comité recommande :
a) Que le législateur italien qualifie de crime au
regard du droit interne tout acte répondant à la définition de la torture
donnée à l’article premier de la Convention, et qu’il prenne les dispositions
voulues pour instituer des moyens de réparation appropriés pour les victimes de
la torture (...) »
115. Les Conclusions et
recommandations du CAT concernant l’Italie, publiées le 16 juillet 2007 (UN
Doc. CAT/C/ITA/CO/4), se lisent ainsi :
« 5. Bien que l’État partie affirme que
tous les actes pouvant être qualifiés de «torture» au sens de
l’article premier de la Convention sont punissables en vertu du Code pénal
italien et tout en prenant note du projet de loi (proposition de loi
sénatoriale no 1216) qui a été approuvé
par la Chambre des députés et est actuellement en attende d’examen par le
Sénat, le Comité demeure préoccupé par le fait que l’État partie n’a pas encore
incorporé en droit interne le crime de torture tel qu’il est défini à l’article
premier de la Convention (articles 1 et 4). (...)
Le
Comité réitère sa précédente recommandation (A/54/44, par. 145 a)) tendant à ce
que l’État partie entreprenne d’incorporer le crime de torture dans son droit
interne et adopte une définition de la torture couvrant tous les éléments
contenus dans l’article premier de la Convention. L’État partie devrait aussi
veiller à ce que ces infractions soient sanctionnées par des peines appropriées
qui prennent en considération leur gravité, comme le prévoit le paragraphe 2 de
l’article 4 de la Convention. »
H. Rapports du Comité européen pour la
prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants et réponses du gouvernement italien
116. Le rapport du CPT au
gouvernement italien sur la visite qu’il a effectuée en Italie du 21 novembre au 3 décembre 2004 (CPT/Inf
(2006) 16 du 27 avril 2006) se lit ainsi dans sa partie pertinente en
l’espèce :
« 11. Le CPT a suivi, et ce depuis de nombreuses
années, le cheminement au Parlement du projet de texte visant à l’introduction
du délit de torture dans le Code pénal. Ces efforts connurent leur apogée le 22
avril 2004, avec la discussion, en séance plénière, d’un nouvel article 613
bis. Toutefois,
ce projet de texte fit l’objet d’un amendement de dernière minute (l’adjonction
de la notion de violences ou de menaces “répétées”), qui
restreignit de manière excessive la notion de torture envisagée au préalable.
Il fut convenu d’un nouveau texte, ne reprenant pas cette limitation, au sein
de la Commission de la Justice du Parlement le 9 mars 2005. Depuis lors, le
processus législatif est bloqué.
Le CPT espère vivement que les autorités italiennes persévéreront dans
leurs efforts visant à l’introduction dans le Code pénal du délit de torture.
(...)
14. Le
CPT a engagé, dès 2001, un dialogue avec les autorités italiennes concernant
les événements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes (du
20 au 22 juillet 2001). Les autorités italiennes ont continué d’informer le
Comité sur les suites réservées aux allégations de mauvais traitements
formulées à l’encontre des forces de l’ordre. Dans ce cadre, les autorités ont
fourni, à l’occasion de la visite, une liste des poursuites judiciaires et
disciplinaires en cours.
Le CPT souhaite être tenu régulièrement
informé de l’évolution des poursuites judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En
outre, il souhaite recevoir des informations
détaillées sur les mesures prises par les autorités italiennes visant à éviter
le renouvellement d’épisodes similaires dans le futur (par exemple, au niveau
de la gestion des opérations de maintien de l’ordre d’envergure, au niveau de
la formation du personnel d’encadrement et d’exécution, et au niveau des
systèmes de contrôle et d’inspection). »
117. La réponse publiée à la
demande du gouvernement italien (CPT/Inf (2006) du 27 avril 2006), est libellée
comme suit :
« With specific regard to the insertion and the formal definition of
the crime of torture in the Italian Criminal Code, the absence of
such crime in the Criminal Code does not mean in any case that in Italy torture
exists. If, on the one hand, torture does not exist because this is a practice
far from our mentality, on the other hand some sections of the Criminal Code
severely punish such behavior, even though the term "torture" as such
is not included in the Code itself. Moreover, we are considering the possibility,
in relation to the adjustment of our legal system to the Statute of the
International Criminal Court, to insert the crime of torture in our system,
through a wider and more comprehensive definition if compared to the relevant
international Conventions. However, the substance will not change; with or
without the word "torture" in the Criminal Code. Art.32 of Bill No.
6050 (2005), as introduced at the Senate level, envisages inter alia that:
“Anybody who harms an individual under his/her control or custody with serious
sufferings, both physical and psychological, is convicted to detention penalty
of up to ten years (...)
(...)
«As to the so-called “Genoa
events”, the judicial proceedings refer and concern three different episodes:
(...)
iii. As
to the criminal proceeding following the events occurred at the
“Diaz primary school premises”, the last hearing took place on 11 January
2006. The outcome of the cited hearing is awaited.
The cited indications underline that such conduct does not lack of punishment.
In fact, despite the lack of the nomen of torture in the Italian relevant code,
several provisions are applied when such conduct is
reported.
In light of Article 11 of
Presidential Decree No.737/1981, no disciplinary measures have been applied so
far to the Police staff who are subject of criminal proceedings in connection
with the cited events, due to the fact that, even if
sanctions were imposed, these would necessarily have to be suspended. The
reasoning behind this provision is self-evident: to avoid any interference with
the criminal action for events that are still being evaluated by the Judicial
Authority both in terms of the detection and historical
reconstruction of facts and of defence safeguards. A disciplinary evaluation of
individual behaviour will therefore follow the conclusion of the relevant
criminal cases without a possibility to invoke any statute of limitations. It should be noted in particular that, after 2001, thanks to
various initiatives taken by the Department of Public Security at the Interior
Ministry also in the training field, no remarks have been made with regard to
the policing of major events. Moreover, also on the occasion
of ordinary events which are important in terms of public order
management such as sport events a substantial decrease has been registered in
the episodes requesting the use of force or deterrence measures. »
118. Le rapport du CPT au Gouvernement italien sur la visite qu’il a effectuée en Italie
du 14 au 26 septembre 2008 (CPT/Inf (2010) 12 du
20 avril 2010) se lit ainsi dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 11. Depuis
2001, le CPT est engagé dans un dialogue avec les autorités italiennes en ce
qui concerne les évènements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et
à Gênes (du 20 au 22 juillet 2001).
Le Comité a pris note des informations fournies par
les autorités italiennes lors de la visite s’agissant des procédures
judiciaires en cours relatives aux évènements susmentionnés ; il souhaite
être informé, en temps utile, des résultats des procédures en question.
12. S’agissant de la mise en œuvre du
projet de longue date visant à l’introduction du crime de torture dans le code
pénal, le CPT a noté que seuls des progrès minimes avaient été faits depuis la
visite de 2004. Le Comité encourage les autorités italiennes à redoubler
d’efforts afin d’introduire, aussi rapidement que possible, l’incrimination de
torture dans le code pénal, conformément aux obligations internationales de l’Italie. »
119. La réponse publiée à la demande du gouvernement italien (CPT/Inf (2010)
13 du 20 April 2010) se lit comme suit :
« 20. As to the
criminal code, it is worth recalling Article 606 and other provisions,
contained in the same section of the criminal code, safeguard the individual
against illegal arrest, as undue restriction of personal liberty, abuse of
office against detainees and prisoners, illegal inspections and personal
searches.
21. These safeguards
are supplemented by provisions under Article 581 (battery), Article 582 (bodily
injury), Article 610 (duress, in cases where violence or threat being not
considered as a different crime) and Article 612 (threat) of the criminal code.
Even more so, the provisions under Article 575 (homicide) and
Article 605 (kidnapping), to which general aggravating circumstances apply,
regarding brutality and cruelty against individuals and the fact of having
committed these crimes by abusing of power and violating the duties of a public
office or public service, respectively (Article 61, paragraph 1, number 4 and 9
of the criminal code). »
120. Le rapport du CPT au
gouvernement italien sur la visite qu’il a effectuée en Italie du 13 au 25 mai 2012 (CPT/Inf (2013)
32 du 19 novembre 2013) se lit ainsi dans sa partie
pertinente en l’espèce :
« Avant d’exposer les conclusions de la délégation, le CPT
constate avec préoccupation qu’après plus de vingt ans de discussions au
Parlement et l’élaboration de neuf projets de loi, le code pénal italien
ne contient toujours pas de disposition sanctionnant expressément le crime de
torture.
Le
Comité prie instamment les autorités italiennes de redoubler d’efforts pour
introduire dans les plus brefs délais le crime de torture dans le code pénal,
conformément aux obligations internationales de longue date de l’Italie. En
outre, afin d’accroître la force de dissuasion relativement à de tels actes,
les mesures nécessaires devraient être prises pour garantir que le délit de
torture ne fasse jamais l’objet d’une prescription. »
121. La réponse
publiée à la demande du Gouvernement italien (CPT/Inf
(2013) 33 du 19 novembre 2013) est libellée comme suit :
« 5. As far as the
crime of torture is concerned, besides recalling our previous information, we
would like to reiterate as follows: Article 606 and other provisions, contained
in the same section of the criminal code, safeguard the individual against
illegal arrest, as undue restriction of personal liberty, abuse of office
against detainees and prisoners, illegal inspections and personal searches. These safeguards are supplemented by provisions under Article 581
(battery), Article 582 (bodily injury), Article 610 (duress, in cases where
violence or threat are not considered as a different crime) and Article 612
(threat) of the criminal code. Even more so, the
provision under Article 575 (homicide) and Article 605 (kidnapping), to which
general aggravating circumstances apply, regarding brutality and cruelty
against individuals and the fact of having committed these crimes by abusing of
power and violating the duties of a public office or public service,
respectively (Article 61, paragraph 1, number 4 and 9 of the criminal code).
The code of criminal procedure contains principles aiming at
safeguarding the moral liberty of individuals: its Article 64, paragraph 2, and
Article 188 set out that, “during interrogation and while collecting evidence,
methods or techniques to influence the liberty of self-determination or to alter
the ability to remember and to value facts cannot be used, not even with the
consent of the person involved” (paragraph 6).
(...)
13. As regards the advocated
introduction into the Italian criminal system of the offence of torture, many
have been the legislative proposals already formulated, however not yet
approved by Parliament. According to one of such proposals,
the offence takes place whenever there is a repetition of the criminal conduct
over time (in its judgment no. 30780 of 27 July 2012, the Court of Cassation
proposed a broad interpretation of the ill-treatment offence set forth in Art.
572 of the Criminal Code), so that if the violence has been exhausted in one
sole action, the factual situation would not be included in the provision of the
new legal instrument. »
EN DROIT
I. OBSERVATIONS
PRÉLIMINAIRES
122. Le Gouvernement excipe
de la tardiveté de la demande d’intervention du Parti
radical non violent transnational et transparti, de l’association
« Non c’è pace senza giustizia »
et des Radicaux italiens (anciennement
« Parti radical italien »), arguant qu’elle a
été soumise à la Cour le 21 juin 2013, à savoir plus de douze semaines après la
date à laquelle la requête aurait été portée à sa connaissance, soit le
21 décembre 2012 (paragraphes 4 et 5 ci-dessus). Il invoque à ce
propos l’article 44 § 3 du règlement, aux termes duquel les demandes
d’autorisation aux fins de la tierce intervention « doivent être (...)
soumises par écrit dans l’une des langues officielles (...) au plus tard douze
semaines après que la requête a été portée à la connaissance de la Partie
contractante défenderesse ».
123. Le Gouvernement indique
ensuite que les interventions de tierces parties doivent avoir pour but d’accroître
la connaissance de la Cour par l’apport de nouvelles informations ou
d’arguments juridiques supplémentaires à l’égard des principes généraux
pertinents pour l’issue de l’affaire. Or, en l’espèce, les tiers intervenants
se seraient bornés à proposer des réformes législatives en Italie et à
stigmatiser l’absence de criminalisation de la torture, ce qui ne correspond
pas, selon le Gouvernement, au rôle attendu d’un amicus curiae devant la Cour.
124. Pour ces raisons, le Gouvernement
soutient que les observations des tiers intervenants ne devraient pas être
versées au dossier ou devraient au moins être ignorées par la Cour. Il ajoute
que, en tout état de cause, ces observations sont dénuées de tout fondement en
l’espèce, au motif que l’absence du crime de torture en droit italien n’a pas,
selon lui, empêché l’identification et la punition des agents des forces de
l’ordre impliqués dans les événements de l’école Diaz-Pertini ni le
dédommagement du requérant.
125. Le requérant n’a pas
formulé d’observations à cet égard.
126. En ce qui concerne le
premier volet des observations préliminaires du Gouvernement, la Cour se borne
à rappeler qu’aux termes de l’article 44 § 3 in fine du règlement, « [l]e président de la chambre peut, à
titre exceptionnel, fixer un autre délai » que celui de douze semaines
indiqué dans la première partie de ce même article.
127. Pour le reste, la Cour se
bornera à prendre en compte les commentaires des tiers intervenants qui
seraient pertinents dans le cadre de l’examen des griefs du requérant.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA
CONVENTION
128. Le requérant soutient
que, lors de l’irruption des forces de l’ordre dans l’école Diaz-Pertini, il a
été victime de violences et de sévices qu’il qualifie d’actes de
torture.
Il soutient aussi que la sanction des
responsables des actes qu’il dénonce a été inadéquate en raison, notamment, de
la prescription, au cours de la procédure pénale, de la plupart des délits
reprochés, des réductions de peine dont certains condamnés auraient bénéficié
et de l’absence de sanctions disciplinaires à l’égard de ces mêmes personnes.
Il soutient, en particulier, que, en s’abstenant d’inscrire en délit tout acte
de torture et de prévoir une peine adéquate pour un tel délit, l’État n’a pas
adopté les mesures nécessaires pour prévenir les violences et les autres
mauvais traitements dont lui-même se dit victime.
Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul
ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants. »
129. En
ce qui concerne les prétendues défaillances de l’enquête découlant, notamment,
de la prescription des délits et de l’absence du délit de torture dans l’ordre
juridique italien, le requérant invoque également les articles 6 § 1 (délai
raisonnable de la procédure) et 13 de la Convention, pris séparément et en
combinaison avec l’article 3.
Eu égard à la formulation des griefs du requérant, la Cour estime qu’il convient d’examiner la question de l’absence d’une enquête effective sur les mauvais traitements allégués uniquement sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention (Dembele c. Suisse, no 74010/11, § 33, 24 septembre 2013, avec les références qui y figurent).
130. Le Gouvernement combat
la thèse du requérant.
A. Sur la recevabilité
1. L’exception du Gouvernement tirée de la perte de la qualité
de victime
a) Thèses
des parties
i. Le Gouvernement
131. Le Gouvernement estime
que, à la lumière d’une jurisprudence bien établie (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Dalban c. Roumanie [GC], no
28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, Labita
c. Italie [GC], no 26772/95, § 142, CEDH 2000‑IV, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no
22978/05, §§ 115-116, CEDH 2010), la requête devrait être rejetée en raison de
la perte, selon lui, de la qualité de victime du requérant.
En effet, aux yeux du Gouvernement, la procédure pénale diligentée contre
les personnes responsables des événements de l’école Diaz-Pertini a établi,
notamment, les violations de l’article 3 de la Convention dénoncées par le
requérant. À l’issue de cette procédure, le requérant, qui s’était constitué
partie civile, aurait obtenu la reconnaissance du droit à réparation du
préjudice subi et se serait vu verser, en 2009, en exécution du jugement de
première instance, le montant de 35 000 EUR à titre de provision sur les
dommages-intérêts (paragraphe 49 ci-dessus).
Dès lors, aux yeux du Gouvernement, les autorités internes ont pleinement
reconnu, explicitement et en substance, les violations dénoncées par le
requérant et les auraient redressées.
132. De surcroît, la
déclaration de prescription de certains des délits dans le cadre de la
procédure pénale en question n’aurait pas privé le requérant de la possibilité
d’entamer une procédure civile ultérieure aux fins d’obtenir la liquidation
globale et définitive des dommages-intérêts pour le préjudice subi.
133. À l’appui de ses
arguments, le Gouvernement se réfère également à l’affaire Palazzolo c. Italie ([déc.], no 32328/09, §§ 86,
103-104, 24 septembre 2014) pour préciser que la Cour ne peut pas
connaître de griefs qui n’ont pas été soulevés au niveau national et qu’elle
n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes pour juger en
tant que quatrième instance le fond de l’affaire.
ii. Le
requérant
134. S’appuyant, notamment,
sur les arrêts Gäfgen (précité,
§§ 116 et suivants), Darraj c.
France (no 34588/07, §§
45-48, 4 novembre 2010) et Dembele (précité, § 62), le requérant indique que, en cas de
violation de l’article 3 de la Convention, il est indispensable, pour garantir
une réparation adéquate au niveau national et ainsi faire perdre à l’intéressé
la qualité de victime, d’identifier les responsables et de leur infliger des
sanctions proportionnées à la gravité des mauvais traitements perpétrés.
135. Il soutient qu’en
l’espèce les autorités nationales n’ont reconnu aucune violation de l’article
3, que les responsables des mauvais traitements litigieux sont restés en
substance impunis en raison, notamment, de la prescription des délits dont ils
étaient accusés et qu’ils n’ont fait l’objet d’aucune mesure disciplinaire.
Il est d’avis que, dans ces conditions, le dédommagement qu’il a obtenu en
tant que partie civile à la procédure pénale concernant les événements de
l’école Diaz-Pertini ne suffit pas à réparer de manière adéquate les violations
de l’article 3 dont il se dit victime. Dès lors, il estime que l’argument du
Gouvernement lui reprochant de ne pas avoir entamé une procédure civile
ultérieure pour obtenir la liquidation globale et définitive des
dommages-intérêts au titre du préjudice subi ne peut être retenu.
b) Appréciation
de la Cour
136. La Cour
relève que la question centrale qui se pose quant à la perte de la
qualité de victime du requérant est étroitement liée à la substance du volet
procédural du grief tiré de l’article 3 de la Convention. En conséquence,
elle décide de joindre cette exception au fond (Vladimir Romanov c.
Russie, no 41461/02, §§ 71-90, 24 juillet 2008, Kopylov
c. Russie, no 3933/04, § 121, 29 juillet 2010, et Darraj, précité, §
28).
137. S’agissant du fait, relevé
par le Gouvernement, que le requérant n’a pas entamé une procédure civile
ultérieure en dédommagement ainsi que de la réplique du requérant à ce propos,
la Cour considère que cette circonstance se prête à être examinée dans le cadre
de l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours
internes (paragraphes 149 et suivants ci-dessous).
2. L’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies
de recours internes
a) Thèses
des parties
i. Le Gouvernement
138. Le
Gouvernement relève d’abord que la requête a été introduite en janvier 2011,
avant que la procédure pénale portant sur les faits survenus à l’école
Diaz-Pertini fût terminée. Il précise à cet égard que le requérant a saisi la
Cour après l’arrêt d’appel du 18 mai 2010, déposé au greffe le 31 juillet
2010 (paragraphe 59 ci-dessus), mais avant l’arrêt de la Cour de cassation du 5 juillet
2012, déposé au greffe le 2 octobre 2012 (paragraphe 76 ci-dessus).
139. Ensuite, le Gouvernement répète que, après avoir obtenu une provision sur les dommages-intérêts en 2009, dans le cadre de la procédure pénale (paragraphe 49 ci-dessus), le requérant n’a pas entamé une procédure civile ultérieure aux fins de la détermination globale et définitive des dommages-intérêts au titre du préjudice subi du fait des mauvais traitements en cause.
140. En
somme, lors de l’introduction de sa requête devant la Cour, le requérant
n’aurait pas préalablement épuisé les voies de recours pénales et civiles
disponibles au niveau national, et ce, d’après le Gouvernement, au mépris de
l’article 35 § 1 de la Convention.
ii. Le
requérant
141. Pour
le requérant, l’obligation d’épuisement des voies de recours internes aux
termes de l’article 35 § 1 de la Convention n’est applicable que dans la mesure
où il existe, au niveau national, des recours permettant d’établir la violation
de la Convention en question et d’offrir un redressement adéquat à la victime.
142. En
l’espèce, il allègue que les violences et les mauvais traitements qui auraient
été perpétrés par la police lors de leur irruption dans l’école Diaz-Pertini et
dont il aurait été victime n’ont jamais été véritablement contestés dans le
cadre de la procédure pénale (voir, en particulier, l’arrêt de la Cour de
cassation, paragraphe 77 ci-dessus). Il estime que c’est en raison de
défaillances du système juridique italien que cette procédure pénale, à
laquelle il a été partie civile, n’a pas abouti à une sanction adéquate des
responsables de ces mauvais traitements.
143. Compte
tenu de ce qui précède, le requérant considère qu’une procédure civile
ultérieure, visant à la liquidation globale et définitive des dommages-intérêts
au titre du préjudice souffert, ne peut être considérée comme une voie de
recours effective susceptible de redresser les violations de l’article 3 de la
Convention dont il aurait été victime.
144. Quant au caractère prétendument prématuré de la requête découlant
du fait qu’elle a été introduite avant l’arrêt de la Cour de cassation, le
requérant indique que l’arrêt d’appel (paragraphe 61 ci-dessus) avait déjà
déclarés prescrits la plupart des délits au titre desquels les responsables des
actes litigieux auraient été poursuivis, et que, pour les délits qui n’avaient
pas été prescrits, il avait fait application, en faveur des intéressés, de la
réduction de peine prévue par la loi no 241 de 2006. Dès
lors, le caractère inadéquat de l’enquête à l’aune de l’article 3 de la
Convention ayant, selon lui, déjà été mis en évidence par l’arrêt d’appel, le
requérant estime qu’il n’était pas tenu d’attendre l’arrêt de la Cour de
cassation pour saisir la Cour.
b) Appréciation
de la Cour
145. En ce qui concerne le
premier volet de l’exception du Gouvernement, la Cour a
déjà jugé, dans certaines affaires introduites avant la fin de la procédure
pénale concernant des mauvais traitements aux termes de l’article 3, que
l’exception du Gouvernement défendeur tirée du caractère prématuré de la
requête avait perdu sa raison d’être une fois la procédure pénale en question
achevée (Kopylov, précité, § 119, s’appuyant sur Samoylov c. Russie, no 64398/01,
§ 39, 2 octobre 2008).
146. En outre, si, en principe, le requérant a
l’obligation de tenter loyalement divers recours internes avant de saisir la
Cour et si le respect de cette obligation s’apprécie à la date d’introduction
de la requête (Baumann c. France,
no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V), la Cour tolère que le dernier
échelon de ces recours soit atteint peu après le dépôt de la requête, mais
avant qu’elle ne soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (Ringeisen
c. Autriche, 16 juillet 1971, § 91, série A no 13, E.K. c. Turquie (déc.), no 28496/95, 28 novembre 2000, Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08,
§§ 57 et 87-92, CEDH 2011, et Rafaa
c. France, no 25393/10, § 33, 30 mai 2013).
147. En l’espèce, la Cour
note que le requérant allègue avoir été violemment agressé par les forces de
l’ordre lors
de leur irruption dans l’école Diaz-Pertini , en
juillet 2001 (paragraphes 34-35 ci-dessus).
Elle relève ensuite que la procédure
pénale engagée contre les forces de l’ordre relativement aux événements
survenus à l’école Diaz-Pertini, dans laquelle le requérant s’est constitué
partie civile en juillet 2004 (paragraphe 46 ci-dessus), a abouti, en
février 2009, au dépôt du jugement de première instance (paragraphe 49
ci-dessus) et, en juillet 2010, au dépôt de l’arrêt d’appel (paragraphe 59
ci-dessus).
148. Dans
ces circonstances, la Cour ne saurait reprocher au requérant de lui avoir
adressé ses griefs portant sur la violation de l’article 3 de la Convention en
janvier 2011, près de dix ans après les événements survenus à l’école
Diaz-Pertini, sans avoir attendu l’arrêt de la Cour de cassation déposé
au greffe le 2 octobre 2012 (paragraphe 76 ci-dessus).
En conséquence, cette partie de l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes ne peut être retenue.
149. En ce qui concerne le
deuxième volet de l’exception du Gouvernement, tirée du fait que le requérant
n’a pas entamé une procédure civile ultérieure en dommages-intérêts, la Cour
renvoie, tout d’abord, aux principes généraux relatifs à
la règle de l’épuisement des voies de recours internes qui ont été résumés
récemment dans l’arrêt Vučković
et autres c. Serbie ([GC], nos 17153/11 et autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).
150. Elle rappelle, en
particulier, que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit que
l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées,
disponibles et adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant
en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsqu’il est
accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et
présente des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie,
16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV,
et Demopoulos
et autres c. Turquie (déc.)
[GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04,
19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010).
151. La
Cour rappelle également qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des recours
internes en tenant dûment compte du contexte : le mécanisme de
sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues
d’instaurer. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 § 1 doit s’appliquer
avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies
de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne
revêt pas un caractère absolu ; pour en contrôler le respect, il faut
avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour
doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans
lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des
requérants (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres, précitée, § 69, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 77, CEDH 1999‑V,
Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, et Reshetnyak c. Russie, no 56027/10, § 58, 8 janvier 2013).
152. Dans
son appréciation de l’effectivité de la voie de recours indiquée par le
Gouvernement défendeur, la Cour doit donc prendre en compte la nature des
griefs et les circonstances de l’affaire pour établir si cette voie de recours
fournissait au requérant un moyen adéquat de redressement de la violation
dénoncée (Reshetnyak c. Russie,
précité, § 71, concernant le caractère inadéquat d’un recours indemnitaire en
cas de violation continue de l’article 3 à raison des conditions de détention
et, en particulier, à l’aggravation de l’état de santé du détenu ;
comparer également avec De Souza
Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 82-83, CEDH 2012, où la Cour a rappelé que l’exigence d’un recours de plein droit suspensif contre
l’expulsion de l’intéressé dépendait de la nature de la violation de la
Convention ou de ses Protocoles qu’aurait entraînée l’expulsion).
153. En l’espèce, la Cour observe que, comme sur le terrain de la perte de la qualité de victime (paragraphes 131-135 ci-dessus), les thèses des parties divergent radicalement quant à l’étendue des obligations découlant de l’article 3 de la Convention et aux moyens nécessaires et suffisants pour redresser les violations en cause.
Eu égard à sa décision de joindre au fond la question de la perte de la
qualité de victime, la Cour estime qu’il doit en aller de même quant au
deuxième volet de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes.
3. Autres motifs d’irrecevabilité
154. Constatant que ce grief n’est
pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et
qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare
recevable.
B. Sur le fond
1. Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention
a) Thèses
des parties
i. Le
requérant
155. Le
requérant allègue que, lors de l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini,
il a été injurié et frappé à coups de pied et de matraque surtout sur la tête,
les bras et les jambes, qui ont occasionné des blessures nécessitant une
hospitalisation de quatre jours à Gênes et, notamment, une opération au cubitus
droit.
À sa sortie de l’hôpital, il
présentait une incapacité de travail supérieure à quarante jours.
Il précise qu’il a gardé de
cette agression une faiblesse permanente du bras droit et de la jambe droite.
Pièces à l’appui, il souligne qu’en 2003 il a nécessité une nouvelle opération
au cubitus droit car la fracture ne se serait pas consolidée et que, en 2010,
une nouvelle opération lui avait été recommandée pour cause de pseudarthrose de
cet os.
156. Le
requérant ajoute que, lors de l’irruption de la police, il avait, comme
plusieurs autres occupants, levé les mains en l’air en signe de soumission et
que cela n’avait pas empêché les policiers, armés de matraques, de frapper
toutes les personnes présentes sur les lieux.
Il exprime l’étonnement et la
panique qu’il avait éprouvés au cours de ces événements, car, en tant que
citoyen ayant un casier judiciaire vierge, il aurait considéré que la police
était censée protéger les citoyens des violences d’autrui et il ne croyait pas
celle-ci capable d’infliger des violences à des personnes inoffensives.
157. S’appuyant sur la reconstitution des faits figurant dans les
décisions de première instance et d’appel, il expose, de manière plus générale,
que l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini avait été caractérisée
dès le départ par une violence extrême et injustifiée par rapport aux prétendus
actes de résistance des occupants : selon lui, les policiers avaient
attaqué d’abord des personnes clairement inoffensives se trouvant à l’extérieur
de l’école, puis tous les occupants de celle-ci, en dépit des signes de
soumission de leur part, et qu’ils s’étaient acharnés même sur des personnes
déjà blessées. En outre, au lieu des matraques ordinaires, les agents
auraient largement utilisé les matraques du type tonfa, dont les coups pouvaient, selon lui, aisément entraîner des
fractures, voire la mort. De surcroît, après cette explosion de violence,
selon le requérant gratuite et indiscriminée, la police aurait arrêté
illégalement les occupants de l’école Diaz-Pertini et aurait commis toute une
série de délits pour essayer de justifier, a
posteriori, ses agissements.
158. Par ailleurs, le
requérant allègue avoir été contraint de rester dans des positions humiliantes.
Il se plaint aussi de ne pas avoir pu prendre contact
avec un avocat ou une personne de confiance. Enfin,
il dénonce l’absence de soins adéquats en temps utile et la présence
d’agents des forces de l’ordre pendant son examen médical.
159. Eu
égard à ce qui précède, le requérant estime avoir été victime d’actes de
torture au sens de l’article 3 de la Convention.
ii. Le
Gouvernement
160. Le
Gouvernement assure qu’il ne souhaite pas « minimiser ou sous-évaluer la
gravité des épisodes » qui se sont produits dans l’école Diaz-Pertini dans
la nuit du 21 au 22 juillet 2001. Il reconnaît qu’il s’agit d’actes « très
graves et déplorables commis par des agents de police, constitutifs de
plusieurs infractions pénales, auxquels les juridictions italiennes ont
rapidement réagi afin de rétablir le respect de la primauté du droit que ces
événements avaient bafoué ».
161. En
gage de la « complète reconnaissance par l’Italie des violations des
droits perpétrées », le Gouvernent affirme souscrire « au jugement
des juridictions nationales, qui ont très durement stigmatisé le comportement
des agents de police » lors de l’irruption dans l’école Diaz-Pertini.
162. Il
considère néanmoins que les événements en question, parmi lesquels les mauvais
traitements dénoncés par le requérant, ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une
pratique répandue de la police italienne. À ses yeux, ils constituent en effet
un épisode malheureux, isolé et exceptionnel qui devrait se lire dans le
contexte très tendu du G8 de Gênes et de l’exigence tout à fait particulière de
protection de l’ordre public découlant de la présence de milliers de
manifestants en provenance de l’Europe entière et dans celui des nombreux
incidents et accrochages qui se seraient produits pendant les manifestations.
Le Gouvernement conclut que, au
demeurant, depuis plusieurs années, la formation des forces de l’ordre
italiennes met davantage l’accent sur la sensibilisation des agents au respect
des droits de l’homme, au moyen, notamment, de la diffusion des textes et des
lignes directrices internationales en la matière.
iii. Les tiers intervenants
163. Les
tiers intervenants rappellent les conclusions de l’arrêt d’appel (paragraphes
64 et 68 ci-dessus) selon lesquelles l’irruption dans l’école Diaz-Pertini
aurait eu pour but moins de rechercher des éléments de preuve et d’identifier
les auteurs des saccages de la journée du 21 juillet 2001 que de procéder à des
arrestations nombreuses et indiscriminées. Ils appuient également les
affirmations de la Cour de cassation selon lesquelles les violences perpétrées
par la police dans l’école en question auraient été d’une gravité absolue parce
que commises de manière généralisée dans tous les locaux de l’école et contre
des personnes à l’évidence désarmées, endormies ou assises les mains en l’air
(paragraphes 77 et 79 ci-dessus).
b) Appréciation
de la Cour
i. Sur
la preuve des mauvais traitements allégués
164. La Cour rappelle que,
comme il ressort de sa jurisprudence bien établie (voir, parmi beaucoup
d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93,
§ 100, CEDH 2000-VII, et Gäfgen,
précité, § 92), en cas d’allégations de violation de
l’article 3 de la Convention, elle doit, pour apprécier les preuves, se livrer
à un examen particulièrement approfondi. Lorsque des procédures internes
ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle
des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur
la base des preuves recueillies par elles.
En effet, même si dans ce type d’affaires elle est
disposée à examiner d’un œil plus critique les conclusions des juridictions
nationales (El-Masri c. l’ex-République
yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 155, CEDH 2012), il lui faut néanmoins
d’habitude disposer d’éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des
constatations auxquelles celles-ci sont parvenues (voir, parmi beaucoup
d’autres, Vladimir
Romanov, précité, § 59, 24 juillet 2008, Georgiy Bykov c. Russie, no
24271/03, § 51, 14 octobre 2010, Gäfgen,
précité, § 93, Darraj, précité, § 37, Alberti c.
Italie, no 15397/11, § 41,
24 juin 2014, Saba c. Italie, no 36629/10, § 69, 1er juillet 2014, et
Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 47, 22 juillet 2014).
165. En l’espèce, la Cour
note que le jugement de première instance et l’arrêt d’appel (paragraphes 33 et
73 ci-dessus), auxquels se réfère l’arrêt de la Cour de cassation (paragraphe
77 ci-dessus), exposent que, une fois entrés dans l’école Diaz-Pertini, les
agents ont frappé presque tous les occupants, même ceux qui étaient assis ou
allongés par terre, à coups de poing, de pied et de matraque, en criant et en
menaçant les occupants.
Le jugement de première
instance relate qu’à l’arrivée de la police le requérant était assis dos contre
le mur, à côté d’un groupe d’occupants, et avait les bras en l’air ; qu’il
a reçu des coups surtout sur la tête, les bras et les jambes, qui lui ont causé
de multiples fractures du cubitus droit, de la fibule droite et de plusieurs
côtes ; que ces blessures ont entraîné une hospitalisation de quatre
jours, une incapacité temporaire supérieure à quarante jours et une faiblesse
permanente du bras droit et de la jambe droite (paragraphes 34-35 ci-dessus).
166. Les allégations du
requérant concernant l’agression dont il a été victime et les séquelles que
celle-ci a entraînées ont ainsi été confirmées dans les décisions judiciaires
internes.
167. Au demeurant, le
Gouvernement a déclaré souscrire, en général, « au jugement des
juridictions nationales, qui ont très durement stigmatisé le comportement des
agents de police » lors de leur irruption dans l’école Diaz-Pertini.
168. Dès lors, et compte tenu
également du caractère systématique et généralisé de l’agression physique et
verbale dont les occupants de l’école Diaz-Pertini ont fait l’objet (Dedovski et autres c. Russie (no
7178/03, §§ 77-79, CEDH 2008), la Cour juge établies tant l’agression
physique et verbale dont le requérant se plaint que les séquelles que celle-ci
a entraînées.
169. Dans ces conditions,
elle estime que le grief tiré de la violation de l’article 3 est suffisamment
caractérisé et qu’il n’y a pas lieu de se pencher sur la question de la preuve
des autres allégations du requérant (positions humiliantes, impossibilité de prendre contact avec un avocat et/ou une
personne de confiance, absence de soins adéquats en temps utile,
présence d’agents des forces de l’ordre pendant l’examen médical).
ii. Sur
la qualification juridique des traitements avérés
170. Eu
égard aux critères découlant de sa jurisprudence bien établie (voir, parmi
beaucoup d’autres, Selmouni, précité, § 104, Labita, précité, § 120,
İlhan c. Turquie
[GC], no 22277/93, § 84, CEDH 2000‑VII, Batı et autres c. Turquie, nos
33097/96 et 57834/00, §§ 118-119, CEDH 2004-IV, Gäfgen, précité, § 88, El-Masri,
précité, § 196, Alberti, précité, § 40, et Saba, précité, §§ 71-72), la Cour
estime qu’on ne saurait sérieusement douter que les mauvais traitements
en cause tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention. Le
Gouvernement, du reste, ne le conteste pas. Reste à savoir s’ils doivent être
qualifiés de torture, comme le prétend le requérant.
α) Aperçu de la
jurisprudence en matière de « torture »
171. En
principe, pour déterminer si une forme donnée de mauvais traitement doit être
qualifiée de torture, la Cour doit avoir égard à la distinction que l’article 3
opère entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Ainsi
que la Cour l’a déjà relevé, cette distinction paraît avoir été consacrée par
la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains
délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Batı et autres, précité, § 116, Gäfgen, précité, § 90, avec les arrêts
qui y sont cités, et El-Masri,
précité, § 197). Le caractère aigu des souffrances est « relatif par
essence ; il dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la
durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du
sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. » (Selmouni, précité, § 100, et Batı et autres, précité,
§ 120).
Outre la gravité des traitements, la « torture » implique une
volonté délibérée, ainsi que le reconnaît la Convention des
Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants, entrée en vigueur le 26 juin 1987 à l’égard de
l’Italie (paragraphe 109 ci-dessus), qui définit la « torture » comme
tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës sont
intentionnellement infligées à une personne aux fins, notamment, d’obtenir
d’elle des renseignements, de la punir ou de l’intimider (İlhan, précité, § 85, Gäfgen, § 90, et El-Masri, précité, § 197).
172. Dans
certaines affaires, les faits de la cause ont amené la Cour à estimer que les
mauvais traitements en question devaient bien être qualifiés de
« torture » après avoir appliqué conjointement les deux critères
susmentionnés, à savoir la gravité des souffrances et la volonté délibérée
(voir, par exemple, Aksoy c. Turquie,
18 décembre 1996, §§ 63-64, Recueil 1996‑VI :
le requérant avait été soumis à la « pendaison palestinienne » pour
qu’il avoue et qu’il livre des informations ; Batı et autres, précité, §§ 110, 122-124 : les requérants
avaient été privés de sommeil et soumis à la « pendaison
palestinienne », à des jets d’eau, à des coups répétés et au supplice de
la falaka pendant plusieurs jours,
pour qu’ils avouent leur appartenance à un parti politique ; Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96,
§§ 19-20, 2 novembre 2004 : le requérant avait été soumis à la
« pendaison palestinienne », à des jets d’eau et à des électrochocs
pendant plusieurs jours pour qu’il passe aux aveux ; Polonskiy c. Russie, no 30033/05, § 124, 19 mars 2009 : le requérant avait été frappé plusieurs fois et à divers
endroits du corps, et soumis à des électrochocs pour qu’il avoue un
délit – il convient de remarquer que la Cour a conclu à la
« torture » même en l’absence de séquelles physiques de longue
durée ; Kopylov, précité, §§ 125-126 : pour qu’il avouât un délit, le
requérant avait été suspendu au moyen d’une corde avec les mains liées dans le
dos, matraqué, tabassé et soumis, pendant quatre mois environ, à plusieurs
autres sévices, ce qui a entraîné des séquelles graves et irréversibles ; El-Masri, précité,
§§ 205-211 : le requérant avait été roué de coups, déshabillé de
force et soumis à l’administration de force d’un suppositoire, puis enchaîné et
encapuchonné avant d’être traîné de force jusqu’à un avion, où il avait été
jeté à terre, attaché et mis de force sous sédatifs ; selon la Cour,
l’ensemble de ces traitements, perpétrés dans le cadre d’une « remise
extraordinaire », visait à obtenir des
renseignements de l’intéressé, à le punir ou à l’intimider).
173. Dans
certaines affaires, la Cour, dans son raisonnement, a fondé le constat de
« torture » moins sur le caractère intentionnel des mauvais
traitements que sur le fait qu’ils avaient « provoqué des douleurs et des
souffrances aiguës » et qu’ils revêtaient « un caractère
particulièrement grave et cruel » (voir, par exemple, Selmouni, précité, §§ 101-105, et Erdal Aslan c. Turquie, nos
25060/02 et 1705/03, § 73, 2 décembre 2008).
174. Dans
d’autres arrêts, elle a attribué un poids particulier au caractère gratuit des
violences commises à l’égard du requérant, détenu, pour parvenir à un constat
de « torture ». Par exemple, dans l’affaire Vladimir Romanov (précitée, §§ 66-70), elle a souligné que le
requérant avait été frappé à coups de matraque après qu’il eut obtempéré à
l’ordre de quitter sa cellule et alors même qu’il était tombé à terre :
les violences en question avaient donc valeur de « représailles ». De
même, dans l’affaire Dedovski et autres
(précitée), la Cour a pris en compte le potentiel de violence existant dans un
établissement pénitentiaire et le fait qu’une désobéissance des détenus pouvait
dégénérer rapidement en une mutinerie nécessitant ainsi l’intervention des forces
de l’ordre (Dedovski et autres, §
81), la Cour n’a discerné « aucune nécessité qui [eût] justifié l’usage de
matraques en caoutchouc contre les requérants. Au contraire, les actions des
agents (...) étaient manifestement disproportionnées aux transgressions
imputées aux requérants », qui dans le cadre d’une fouille avaient refusé
de quitter la cellule ou d’écarter les bras et les jambes, et elles les a, de
surcroît, jugées « inutiles à la réalisation des objectifs des
agents », car « ce n’était pas en frappant un détenu avec une
matraque que les agents [seraient parvenus] au résultat désiré, à savoir
faciliter la fouille » (idem, §
83). La Cour a considéré que les mauvais traitements avaient ainsi
clairement le caractère de « représailles » ou de « châtiment
corporel » (idem, §§ 83 et 85)
et que, dans le contexte, l’utilisation de la force était dépourvue de base
légale (idem, § 82).
175. Dans certaines affaires
concernant des violences commises par des agents de police lors d’arrestations,
la Cour s’est penchée également sur la question de savoir si les mauvais
traitements litigieux étaient constitutifs de « torture » au sens de
l’article 3 de la Convention. Toutefois, elle n’a pas conclu
dans ce sens, eu égard au fait que le but des policiers n’avait pas été
d’arracher des aveux au requérant et eu égard à la courte durée des violences
commises dans un contexte particulièrement tendu (Krastanov c. Bulgarie, no 50222/99, § 53,
30 septembre 2004 : coups donnés au requérant en raison d’une erreur
sur la personne commise lors d’une opération de police visant à l’arrestation
d’un délinquant dangereux), ainsi que compte tenu des doutes sur la gravité des
souffrances entraînées par les mauvais traitements en question et de l’absence
de séquelles de longue durée (Egmez c.
Chypre, no 30873/96, §§ 76 et 78-79, CEDH 2000‑XII ).
176. Enfin, dans l’affaire Gäfgen
(précitée), la Cour a pris en compte : a) la durée du mauvais
traitement infligé au requérant, à savoir environ dix minutes (Gäfgen, précité,§ 102) ;
b) les effets physiques ou mentaux que ce traitement avait eus sur
le requérant ; la Cour a estimé que les menaces de mauvais traitements
avaient provoqué chez celui-ci une peur, une angoisse et des souffrances mentales
considérables, mais pas de séquelles à long terme (idem, § 103) ; c) la question de savoir si ce
mauvais traitement était intentionnel ou non ; la Cour a jugé que les
menaces n’avaient pas été un acte spontané, mais qu’elles avaient été
préméditées et conçues de manière délibérée et intentionnelle (idem, § 104) ;
d) le but que le mauvais traitement poursuivait et le contexte dans
lequel il avait été infligé ; la Cour a souligné que les policiers avaient
menacé le requérant de mauvais traitements dans le but de lui extorquer des
informations sur le lieu où se trouvait un enfant kidnappé et qu’ils croyaient
encore en vie, mais en grave danger (idem,
§§ 105-106). Ainsi, la Cour, tout en prenant en compte
« la motivation qui inspirait le comportement des policiers et l’idée
qu’ils [avaient] agi dans le souci de sauver la vie d’un enfant » (idem, § 107), a jugé que la méthode d’interrogatoire à laquelle le requérant avait été
soumis dans les circonstances de la présente affaire avait été suffisamment
grave pour être qualifiée de traitement inhumain prohibé par l’article 3, mais
qu’elle n’avait pas eu le niveau de cruauté requis pour atteindre le seuil de
la torture (idem, § 108).
ß) Application
en l’espèce
177. Dans la présente affaire, la Cour ne saurait ignorer que, d’après
la Cour de cassation, les violences de l’école Diaz-Pertini, dont le requérant
a été victime, avaient été perpétrées dans « un but punitif, un but de
représailles, visant à provoquer l’humiliation et la souffrance physique et
morale des victimes », et qu’elles pouvaient relever de la
« torture » aux termes de l’article 1 de la Convention contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (paragraphe
77 ci-dessus).
178. Ensuite,
il ressort du dossier que le requérant a été agressé par des agents à coups de
pied et de matraque du type tonfa,
considérée comme potentiellement meurtrière par l’arrêt d’appel (paragraphe 68
ci-dessus), et qu’il a été frappé à maintes reprises à plusieurs endroits du
corps.
Les coups donnés
au requérant lui ont causé de multiples fractures (du cubitus droit, du
styloïde droit, de la fibule droite et de plusieurs côtes) qui ont entraîné une
hospitalisation de quatre jours, une incapacité temporaire supérieure à
quarante jours, une opération chirurgicale lors de ladite hospitalisation ainsi
qu’une opération chirurgicale quelques années plus tard ; le requérant en
a gardé une faiblesse permanente du bras droit et de la jambe droite
(paragraphes 34-35 et 155 ci-dessus). Les séquelles physiques des mauvais
traitements subis par le requérant sont donc importantes.
Les sentiments
de peur et d’angoisse suscités chez le requérant ne sauraient, eux non plus,
être sous-estimés. S’étant abrité dans un asile de nuit, le requérant a été
réveillé par le bruit causé par l’irruption de la police. En plus des coups
subis, il a vu plusieurs agents des forces de l’ordre frapper d’autres
occupants sans aucune raison apparente.
Dans ce contexte, il convient également de rappeler les conclusions
auxquelles sont parvenues les juridictions internes dans le cadre de la
procédure pénale et auxquelles le Gouvernement a déclaré souscrire en
général : selon le jugement de première instance, la conduite de la police
à l’intérieur de l’école Diaz-Pertini a constitué une violation claire à la
fois de la loi, « de la dignité humaine et du respect de la personne »
(paragraphe 51 ci-dessus) ; d’après l’arrêt d’appel, les agents ont frappé
systématiquement les occupants d’une façon cruelle et sadique, agissant comme
des « matraqueurs violents » (paragraphes 67 et 73 ci-dessus) ;
la Cour de cassation parle de violences « d’une gravité
inhabituelle » et « absolue » (paragraphe 77 ci-dessus).
Dans ses observations
devant la Cour, le Gouvernement lui-même a qualifié les agissements de la
police dans l’école Diaz-Pertini d’actes « très graves et
déplorables ».
179. En
somme, on ne saurait nier que les mauvais traitements commis à l’égard du
requérant ont « provoqué des douleurs et des souffrances aiguës » et
qu’ils revêtaient « un caractère particulièrement grave et cruel » (Selmouni, précité, § 105, et Erdal Aslan, précité, § 73).
180. La
Cour note également l’absence de tout lien de causalité entre la conduite du
requérant et l’utilisation de la force par les agents de police.
En effet, le
jugement de première instance, tout en admettant que quelques actes de
résistance isolés avaient vraisemblablement été commis par des occupants de
l’école Diaz-Pertini, évoque le cas du requérant – qui avait déjà un certain
âge en juillet 2001 – pour souligner le caractère absolument disproportionné
entre la violence de la police et les actes de résistance des occupants
(paragraphe 51 ci-dessus). D’ailleurs, ainsi qu’il ressort de ce même jugement,
la posture du requérant, assis dos contre le mur et les bras en l’air
(paragraphe 34 ci-dessus) lors de l’arrivée de la police, exclut toute
résistance de sa part à l’égard de la police.
De manière
encore plus nette, l’arrêt d’appel expose qu’aucune preuve n’a été fournie
quant aux prétendus actes de résistance de la part de certains des occupants,
avant ou après l’irruption de la police (paragraphe 71 ci-dessus). En outre,
selon cet arrêt, les agents de police étaient restés indifférents à toute
condition de vulnérabilité physique liée au sexe et à l’âge, et à tout signe de
capitulation, même de la part de personnes que le bruit de l’irruption venait
de réveiller (paragraphe 67 et 73 ci-dessus).
L’arrêt de la
Cour de cassation confirme l’absence de résistance de la part des occupants
(paragraphe 80 ci-dessus).
181. Dès
lors, la présente affaire se distingue des affaires où l’utilisation (disproportionnée)
de la force par des agents de police était à mettre en relation avec des actes
de résistance physique ou des tentatives de fuite (parmi
les cas d’arrestation d’un suspect, voir, par exemple, Egmez, précité, §§ 13, 76 et 78, et Rehbock c. Slovénie, no 29462/95,
§§ 71-78, CEDH 2000‑XII ; parmi les cas de contrôles d’identité, voir, par exemple, Sarigiannis
c. Italie, no 14569/05, §§ 59-62, 5 avril 2011, et Dembele, précité, §§ 43-47 ; pour
des cas de violences perpétrées en garde à vue, voir Rivas c. France, no 59584/00,
§§ 40-41, 1er avril 2004, et Darraj, précité, §§ 38-44).
182. Les mauvais traitements
en cause en l’espèce ont donc été infligés au requérant de manière totalement gratuite
et, à l’instar de ceux relatés dans les affaires Vladimir Romanov (précitée, § 68) et Dedovski et autres (précitée, §§ 83-85),
ils ne sauraient passer pour être un moyen utilisé de
manière proportionnée par les autorités pour atteindre le but visé.
À ce propos, il y a lieu de rappeler que l’irruption dans l’école Diaz-Pertini était censée être une perquisition : la police aurait dû entrer dans l’école, où le requérant et les autres occupants s’étaient abrités légitimement, pour rechercher des éléments de preuve pouvant conduire à l’identification des membres des black blocks, auteurs des saccages dans la ville, et, le cas échéant, à leur arrestation (paragraphe 29 ci-dessus).
Or, au-delà de toute considération sur les indices concernant la présence de
black blocks dans l’école Diaz-Pertini le soir du 21 juillet (paragraphes 51 et
63 ci-dessus), les modalités opérationnelles suivies in concreto ne sont pas cohérentes avec le but déclaré par les
autorités : la police a fait irruption en enfonçant la grille et les
portes d’entrée de l’école, a passé à tabac presque tous les occupants et a
ramassé leurs effets personnels, sans même chercher à en identifier les
propriétaires respectifs. Ces circonstances, du reste, comptent parmi les
raisons pour lesquelles, dans sa décision, confirmée par la Cour de cassation,
la cour d’appel a estimé illégale, et donc constitutive du délit d’abus de
fonction publique, l’arrestation des occupants de l’école Diaz-Pertini
(paragraphes 33-34, 38-39, 72 ci-dessus).
183. L’opération
litigieuse devait être conduite par une formation constituée majoritairement
d’agents appartenant à une division spécialisée dans les opérations
« anti-émeute » (paragraphe 29 ci-dessus). Cette formation,
selon les explications des autorités, devait « sécuriser »
le bâtiment, c’est-à-dire accomplir une tâche qui s’apparente, selon la
cour d’appel de Gênes, moins à une obligation de moyens qu’à une obligation de
résultat (paragraphes 29, 65 et 79 ci-dessus). Il ne ressort pas des décisions
internes que des directives concernant l’utilisation de la force avaient été
fournies aux agents (paragraphes 65, 68 et 79 ci-dessus). La police a attaqué
immédiatement des personnes clairement inoffensives à l’extérieur de l’école
(paragraphes 31 et 66 ci-dessus). À aucun moment, elle n’a essayé de
parlementer avec les personnes qui s’étaient abritées légitimement dans ce
bâtiment ni de se faire ouvrir les portes que ces personnes avaient
légitimement fermées, préférant d’emblée les enfoncer (paragraphes 32 et 67
ci-dessus). Enfin, elle a systématiquement passé à tabac l’ensemble des
occupants dans tous les locaux du bâtiment (paragraphes 33 et 67 ci-dessus).
Dès lors, on
ne saurait méconnaître le caractère intentionnel et prémédité des mauvais
traitements dont le requérant, notamment, a été victime.
184. Pour
apprécier le contexte dans lequel s’est produite l’agression du requérant et,
notamment, l’élément intentionnel, la Cour ne peut pas non plus négliger les
tentatives de la police de cacher ces événements ou de les justifier sur le
fondement de circonstances fallacieuses.
D’une part,
comme l’ont souligné la cour d’appel et la Cour de cassation, en faisant
irruption dans l’école Pascoli, la police voulait effacer toute preuve filmée
de l’irruption qui se déroulait dans l’école Diaz-Pertini (paragraphe 83-84
ci-dessus). En outre, il y a lieu de rappeler les déclarations du chef de
l’unité de presse de la police dans la nuit du 21 au 22 juillet, selon
lesquelles les nombreuses taches de sang, au sol, sur les murs et sur les
radiateurs du bâtiment, s’expliquaient par les blessures que la plupart des
occupants se seraient faites au cours des accrochages de la journée (paragraphe
41 ci-dessus, et paragraphe 67 ci-dessus pour l’appréciation de la cour d’appel
à ce propos).
D’autre part,
l’arrêt d’appel indique que la résistance des occupants, l’agression au couteau
subie par un agent et la découverte dans l’école Diaz-Pertini de deux cocktails
Molotov étaient autant de mensonges, constitutifs des délits de calomnie et
faux, qui visaient à justifier, a
posteriori, l’irruption et les violences commises (paragraphes 70-73
ci-dessus). Il s’agissait, selon la Cour de cassation, d’une « opération
scélérate de mystification » (paragraphe 80 ci-dessus).
185. Dans
ces conditions, la Cour ne peut souscrire à la thèse implicitement avancée par
le Gouvernement, à savoir que la gravité des mauvais traitements perpétrés lors
de l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini devrait être relativisée
eu égard au contexte très tendu découlant des nombreux accrochages s’étant
produits pendant les manifestations et des exigences tout à fait particulières
de protection de l’ordre public.
186. Certes, lorsqu’elle se prononce sur les mauvais traitements commis
par des agents de police s’acquittant de certaines tâches objectivement
difficiles et qui présentent des risques pour la sécurité des agents eux-mêmes
ou pour celle d’autrui, la Cour tient compte du contexte tendu et de la forte
tension émotionnelle (voir, par exemple, respectivement, Egmez, précité, §§ 11-13 et 78 : arrestation en flagrant délit
d’un trafiquant de drogue, qui avait opposé une résistance et essayé de prendre
la fuite, dans la zone tampon qui sépare la partie du territoire sous le
contrôle de la République turque de Chypre du Nord de la
partie du territoire placé sous l’autorité du gouvernement de Chypre ; et Gäfgen, précité, §§ 107-108 :
menaces de torture dans le but d’extorquer au requérant des informations sur le
lieu où se trouvait un enfant kidnappé que les investigateurs croyaient encore
vie, mais en grave danger).
187. En
l’espèce, si la juridiction de première instance a reconnu que les accusés
avaient agi « en condition de stress et fatigue » lors de l’irruption
dans l’école Diaz-Pertini (paragraphe 50 ci-dessus), la cour d’appel comme la
Cour de cassation n’ont pas retenu cette circonstance atténuante (paragraphe 73
ci-dessus).
188. Or il incombe à la Cour
de statuer non pas sur la culpabilité en vertu du droit
pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États
contractants au regard de la Convention (El-Masri,
précité, § 151). En ce qui concerne, en particulier, l’article 3 de la
Convention, la Cour a dit maintes fois que cette disposition consacre l’une des
valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. L’article 3 ne prévoit pas
d’exceptions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de
la Convention, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même
en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni, précité, § 95, Labita,
précité, § 119, Gäfgen, précité, §
87, et El-Masri, précité, § 195). La
Cour a confirmé que même dans les circonstances les plus difficiles, telles que
la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en
termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants,
quels que soient les agissements de la victime (Labita, Gäfgen et El-Masri, précités, idem).
189. Dès lors, et sans
vouloir ainsi mésestimer la difficulté de la mission de la police dans les
sociétés contemporaines et l’imprévisibilité du comportement humain (voir, mutatis mutandis, Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99,
§ 61, 23 février 2006), elle souligne, en
l’espèce, les éléments suivants :
– l’irruption
de la police dans l’école Diaz-Pertini a eu lieu dans la nuit du 21 au
22 juillet, alors que les accrochages et les saccages qui
s’étaient produits au cours du sommet du G8 avaient pris fin et que rien de
similaire ne se passait dans cette école ou ses alentours ;
– même à supposer
que des casseurs avaient trouvé refuge
dans l’école, il ne ressort guère du dossier que ses occupants avaient eu, lors
de l’arrivée de la police, un comportement susceptible de mettre quiconque en
danger et, notamment, les policiers qui, en grand nombre et bien armés
(paragraphe 30 ci-dessus), participaient à cette opération : certains des
occupants, il faut le rappeler, s’étaient bornés à fermer la grille et les
portes d’entrée de l’école, comme ils en avaient le droit, et il n’y avait pas
eu de véritables actes de résistance (paragraphes 71 et 80 ci-dessus) ;
– il ressort du dossier que les
autorités ont eu suffisamment de temps pour bien organiser l’opération de
« perquisition » (paragraphes 27-30 ci-dessus) ; en revanche, il
ne ressort pas du dossier que les policiers ont dû réagir dans l’urgence à des
développements imprévus qui seraient survenus au cours de cette opération
(voir, a contrario, Tzekov, précité, §§ 61-62) ;
– la perquisition
d’une autre école et l’arrestation d’une vingtaine de ses occupants, même si
dépourvues de toute utilité sur le plan judiciaire, avaient eu lieu dans
l’après-midi du 21 juillet apparemment sans aucune violence de la part de la
police (paragraphe 22 ci-dessus).
Compte tenu de
ce qui précède, les tensions qui, comme le prétend le Gouvernement, auraient
présidé à l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini peuvent
s’expliquer moins par des raisons objectives que par la décision de procéder à
des arrestations médiatisées et par l’adoption de modalités opérationnelles non
conformes aux exigences de la protection des valeurs qui découlent de l’article
3 de la Convention ainsi que du droit international pertinent (paragraphes
107-111 ci-dessus).
190. En conclusion, eu égard à l’ensemble des
circonstances exposées ci-dessus, la Cour estime que les mauvais traitements
subis par le requérant lors de l’irruption de la police dans l’école
Diaz-Pertini doivent être qualifiés de « torture » au sens de
l’article 3 de la Convention.
2. Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention
a) Thèses
des parties
i. Le
requérant
191. Le
requérant expose qu’à l’issue d’une longue procédure pénale les juridictions
italiennes ont reconnu la gravité des mauvais traitements dont il a été victime
lors de l’irruption de la police dans l’école Diaz-Pertini, mais qu’elles n’ont
pas infligé des peines adéquates aux responsables desdits traitements. Après
avoir rappelé les chefs d’accusation retenus relativement aux événements de
l’école Diaz-Pertini, à savoir, notamment, les délits de faux intellectuel, de
calomnie, d’abus d’autorité publique et de lésions corporelles (simple et
aggravées), il indique que la plupart de ces délits ont été frappés de
prescription au cours de la procédure pénale.
192. Il ajoute que les peines
infligées pour les délits non prescrits, qu’il considère comme dérisoires par
rapport à la gravité des faits, ont fait l’objet d’une remise de peine en
application de la loi no 241 du 29 juillet 2006.
193. Il allègue en outre que
les responsables des événements de l’école Diaz-Pertini n’ont pas été frappés
par des mesures disciplinaires et qu’ils ont même obtenu des promotions.
194. Dès lors, s’appuyant
notamment sur les arrêts Tzekov
(précité, §§ 52-66, 69-73), Samoylov
(précité, §§ 31-33) et Polonskiy
(précité, §§ 106-117), le requérant reproche à l’État de ne pas avoir rempli
ses obligations découlant de l’article 3 de la Convention, à savoir, selon lui,
celles de conduire une enquête effective sur les actes de torture dont il a été
victime, d’identifier les auteurs de ces actes et de les sanctionner de manière
adéquate.
195. Il
précise que les Hautes Parties contractantes doivent mettre en place un cadre
juridique conforme à la protection des droits reconnus par la Convention et ses
Protocoles, et reproche à cet égard à l’État italien de ne pas avoir inscrit en délit tout acte de torture et tout
traitement inhumain et dégradant, ce qui est à ses yeux contraire, au
demeurant, aux engagements pris par l’Italie en 1989 lors de la ratification de
la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants (paragraphe 109 ci-dessus).
Ainsi, il allègue que
l’État n’a pas adopté les mesures nécessaires pour prévenir les actes de
torture dont il aurait été victime et pour les sanctionner de manière adéquate.
Enfin, selon le
requérant, cette lacune a été mise en évidence en dernier ressort par le CPT dans son rapport au Gouvernement italien sur la visite qu’il a effectuée en
Italie du 13 au 25 mai 2012 (paragraphe 120 ci-dessus).
ii.
Le Gouvernement
196. Le Gouvernement estime que
l’État a bien rempli l’obligation positive – qui découlerait de l’article 3 de
la Convention – de mener une enquête indépendante, impartiale et approfondie.
Il affirme que les autorités ont adopté toutes les mesures qui, comme
l’exigerait la jurisprudence de la Cour (Gäfgen,
précité, §§ 115-116, avec les références qui y figurent), auraient permis
l’identification et la condamnation des responsables des mauvais traitements
litigieux à une peine proportionnée aux délits commis ainsi que l’indemnisation
de la victime.
Le Gouvernement rappelle à cet égard que le
jugement de première instance a prononcé la condamnation au pénal de plusieurs
accusés et qu’il a en outre reconnu le droit des parties civiles à un
dédommagement et ordonné le versement d’une provision à ce titre. Il indique
également que l’arrêt d’appel, qui a conclu à la prescription de certains
délits, a néanmoins aggravé les sanctions à charge des accusés, condamnant une
bonne partie de ceux qui avaient été acquittés en première instance et infligeant
notamment des peines allant jusqu’à cinq années d’emprisonnement du chef de
lésions corporelles aggravées. Il indique enfin que la Cour de cassation a
confirmé l’arrêt d’appel, notamment l’obligation d’indemniser les parties
civiles et de leur rembourser les frais et dépens qu’elles avaient exposés.
Il estime dès lors que la prescription de certains
délits dont les responsables des événements de l’école Diaz-Pertini ont
bénéficié n’a pas nui à l’effectivité de l’enquête et ne préjugeait en rien du
droit du requérant d’obtenir la liquidation définitive des dommages-intérêts
dans le cadre d’une procédure civile ultérieure.
197. Par ailleurs, le
Gouvernement considère que le grief du requérant
porte, essentiellement, sur l’absence du délit de « torture » dans
l’ordre juridique italien.
À cet égard, il expose que l’article 3 de la
Convention n’oblige pas les Hautes Parties contractantes à prévoir, dans leur
système juridique, un délit ad hoc et
que, dès lors, elles sont libres de poursuivre les mauvais traitements
interdits par l’article 3 au moyen de leur législation, la nature et la mesure
des peines n’étant, selon lui, non plus fixées par des normes internationales,
mais étant laissées à l’appréciation souveraine des autorités nationales.
198. En l’espèce, le
Gouvernement est d’avis que les responsables des mauvais traitements dont se
plaint le requérant ont bien été poursuivis au titre des divers délits inscrits
dans la législation pénale italienne (notamment le délit de lésions
personnelles aggravées) (paragraphes 48 et 91 ci-dessus), ce qui, selon lui,
n’a pas empêché les juridictions nationales d’évaluer les mauvais traitements
en question dans le cadre des graves événements de l’école Diaz-Pertini.
De surcroît, les juridictions nationales se
seraient appuyées également sur la définition de la « torture »
donnée par la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 (paragraphes 77 et 109
ci-dessus).
199. En tout état de cause,
le Gouvernement informe la Cour que plusieurs propositions de loi, visant à
l’introduction du délit de torture dans l’ordre juridique italien, sont à
l’examen par le Parlement et que la procédure d’approbation de ces propositions
se trouve déjà à un stade avancé (paragraphe 106 ci-dessus).
Il précise que des peines allant jusqu’à douze ans
de prison sont envisagées en cas de mauvais traitements commis par des
fonctionnaires ou des officiers publics et que la peine à perpétuité peut être
infligée lorsque les mauvais traitements en question ont causé le décès de la
victime.
iii. Les
tiers intervenants
200. Les tiers intervenants
exposent tout d’abord que, depuis presque vingt ans, le Comité des droits de
l’homme des Nations unies, le CAT et le CPT ne cessent de stigmatiser, dans
leurs domaines respectifs de compétence, l’absence du délit de torture dans
l’ordre juridique italien et de recommander aux autorités l’introduction d’une
disposition pénale ad hoc, prévoyant des peines qui soient non
seulement appropriées à la gravité de ce crime mais également effectivement
exécutées (paragraphes 112-116, 118, 120).
201. Ils
indiquent que la « réaction type » du Gouvernement à ces
recommandations réitérées, qu’il aurait manifestée également dans la présente
affaire, peut se résumer comme suit : d’abord, le Gouvernement mettrait en
avant les divers projets de loi visant à l’introduction du délit de torture qui
se sont succédé au fil des années sans jamais aboutir ; ensuite, il
arguerait que les actes de torture, tout comme les traitements inhumains et
dégradants, tombent sous le coup d’autres dispositions du code pénal (CP) et
qu’ils sont dès lors déjà poursuivis et sanctionnés de manière adéquate dans
l’ordre juridique italien (paragraphes 115, 117, 119 et 121 ci-dessus) ;
enfin, il soutiendrait qu’en réalité le délit de torture existe déjà dans
l’ordre juridique italien en vertu de l’effet direct de la Convention contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
202. Au-delà des
contradictions logiques apparaissant à leurs yeux entre les trois catégories
d’argumentations habituellement exposées par le Gouvernement et des doutes sur
l’applicabilité des dispositions pénales invoquées aux actes de torture morale,
les tiers intervenants contestent, en particulier, la thèse selon laquelle les
divers délits déjà inscrits dans le CP permettraient une sanction adéquate et
effective des actes de torture quels qu’ils soient. Ils objectent à cet égard
que les peines maximales prévues pour les délits en question par le CP sont en
général légères et que les juridictions pénales ont de plus tendance à infliger
le minimum de la sanction établie par la loi.
Pour les tiers intervenants, ce qu’ils considèrent
comme une fragmentation de la qualification juridique des actes de torture au
titre d’un ou plusieurs délits de « droit commun » et la légèreté, à
leurs yeux, des peines prévues pour chacun de ces délits entraîneraient en
outre l’application de délais de prescription trop courts par rapport au temps
nécessaire pour mener des investigations approfondies et aboutir à une
condamnation définitive à l’issue de la procédure pénale. De surcroît, ils
estiment que les responsables d’actes qu’on qualifierait de
« torture » au regard du droit international peuvent bénéficier, en
l’absence d’un délit correspondant en droit interne, et donc de toute
condamnation à ce titre, d’une amnistie, d’une remise des peines, d’un sursis à
l’exécution des peines et de diverses autres mesures qui affaiblissent, à leur
avis, l’effectivité de la sanction pénale.
En somme, les tortionnaires pourraient se sentir
libres d’agir avec la conviction de jouir d’une impunité quasi absolue.
203. Les tiers intervenants
concluent que, dans ces conditions, l’Italie viole les obligations qui
découleraient non seulement de la Convention contre la torture et autres peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, mais également de l’article 3
de la Convention.
À ce propos, ils attirent l’attention de la Cour sur les principes qu’elle
aurait énoncés dans l’arrêt Gäfgen
(précité), à son paragraphe 121, au sujet de l’évaluation du caractère
« effectif » de l’enquête que les autorités doivent mener en cas
d’allégations de mauvais traitements : ils soulignent, en particulier, que
l’issue de l’enquête et des poursuites pénales qu’elle déclenche, y compris la
sanction prononcée, est déterminante. Se référant ensuite à l’arrêt Siliadin c. France (no
73316/01, §§ 89 et 112, CEDH 2005‑VII), ils considèrent, de manière plus
générale, que la protection des droits de l’homme reconnus par la Convention
peut entraîner l’obligation d’inscrire en délit, au niveau national, les
pratiques visées par l’article 3 de la Convention et celle de sanctionner de
manière adéquate les atteintes à ces mêmes droits.
b) Appréciation
de la Cour
i. Principes
généraux
204. La Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi,
aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un
traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir
général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître
à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis
(...) [dans la ] Convention », requiert, par
implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête
doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale,
l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible
dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant
d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (voir, parmi
maints autres arrêts, Assenov et autres
c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil
1998‑VIII, Labita, précité,
§ 131, Krastanov, précité, § 57, Vladimir Romanov, précité, § 81, Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 60, 8 avril 2008, Georgiy Bykov, précité, § 60, El-Masri, précité, §§ 182 et 185 ainsi
que les autres références qui y figurent, Dembele,
précité, § 62, Alberti, précité, §
62, Saba, précité, § 76, et Dimitrov et autres c. Bulgarie, no 77938/11, § 135, 1er juillet 2014).
205. D’abord, pour qu’une
enquête soit effective et permette d’identifier et de poursuivre les
responsables, elle doit être entamée et menée avec célérité (Gäfgen, précité, § 121, ainsi que les
autres références qui y figurent).
En outre, l’issue de l’enquête et des poursuites
pénales qu’elle déclenche de même que la sanction prononcée et les mesures
disciplinaires prises passent pour déterminantes. Elles sont essentielles si
l’on veut préserver l’effet dissuasif du système judiciaire en place et le rôle
qu’il est tenu d’exercer dans la prévention des atteintes à l’interdiction des
mauvais traitements (Çamdereli
c. Turquie, no 28433/02, § 38, 17 juillet 2008, Gäfgen, § 121, Saba, précité, § 76 ; sur le terrain de l’article 2, voir
aussi Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie,
no 7888/03, §§ 60 et suivants, 20 décembre 2007).
206. Lorsque l’investigation
préliminaire a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions
nationales, c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement,
qui doit satisfaire aux impératifs de l’interdiction posée par cette disposition.
Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer
disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des
personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et
assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence
de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (voir,
sur le terrain de l’article 2, Öneryıldız
c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004‑XII).
La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et
dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle
conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas porté devant elles à
l’examen scrupuleux que demande l’article 3, de manière à préserver la force de
dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle qui
revient à ce dernier dans le respect de l’interdiction de la torture (Okkali c. Turquie, no 52067/99,
§§ 65-66, 17 octobre 2006, Ali et
Ayşe Duran, précité, §§
61-62, Zeynep Özcan c. Turquie, no
45906/99, § 42, 20 février 2007, et Dimitrov
et autres, précité, §§ 142-143).
207. Quant à la sanction
pénale pour les responsables de mauvais traitements, la Cour rappelle qu’il ne
lui incombe pas de se prononcer sur le degré de culpabilité de la personne en
cause (voir, sous l’angle de l’article 2, Öneryıldız,
précité, § 116, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98
et 43579/98, § 147, CEDH 2005‑VII) ou de déterminer la peine à infliger,
ces matières relevant de la compétence exclusive des tribunaux répressifs
internes. Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et conformément
au principe voulant que la Convention garantisse des droits non pas théoriques
ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit s’assurer que l’État
s’acquitte comme il se doit de l’obligation qui lui est faite de protéger les
droits des personnes relevant de sa juridiction. Par conséquent, la Cour
« doit conserver sa fonction de contrôle et intervenir dans les cas où il
existe une disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et la sanction
infligée. Sinon, le devoir qu’ont les États de mener une enquête effective
perdrait beaucoup de son sens » (voir, dans ces termes exacts, Gäfgen, précité, § 123 ; voir
également Ali et Ayşe Duran, précité, § 66, et Saba,
précité, § 77 ; voir, enfin, sur le terrain de l’article 2, Nikolova et Velitchkova, précité, § 62).
208. L’appréciation du
caractère adéquat de la sanction dépend donc des circonstances particulières de
l’affaire donnée (İlhan,
précité, § 92).
La Cour a également jugé que, en matière de torture ou de mauvais
traitements infligés par des agents de l’Etat, l’action pénale ne devrait pas
s’éteindre par l’effet de la prescription, de même que l’amnistie et la grâce
ne devraient pas être tolérées dans ce domaine. Au demeurant, l’application de la
prescription devrait être compatible avec les exigences de la Convention. Il
est dès lors difficile d’accepter des délais de prescriptions inflexibles ne
souffrant aucune exception (Mocanu et
autres c. Roumanie [GC] nos 10865/09,
45886/07 et 32431/08, § 326 CEDH 2014 (extraits)) et les affaires qui y sont
citées.
Il en va de même du sursis à l’exécution de la peine (Okkali, précité, §§ 74-78, Gäfgen,
précité, § 124, Zeynep Özcan,
précité, § 43 ; voir aussi, mutatis
mutandis, Nikolova et Velitchkova,
précité, § 62) et d’une remise de peine (Abdülsamet
Yaman, précité, § 55, et Müdet
Kömürcü, §§ 29-30).
209. Pour qu’une enquête soit
effective en pratique, la condition préalable est que l’État ait promulgué des
dispositions de droit pénal réprimant les pratiques contraires à l’article 3 (Gäfgen, précité, § 117). En effet, l’absence d’une législation pénale suffisante pour
prévenir et réprimer effectivement les auteurs d’actes contraires à l’article 3
peut empêcher les autorités de poursuivre les atteintes à cette valeur
fondamentale des sociétés démocratiques, d’en évaluer la gravité, de prononcer
des peines adéquates et d’exclure l’application de toute mesure susceptible
d’affaiblir excessivement la sanction, au détriment de son effet préventif et
dissuasif (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 149, 153 et
166, CEDH 2003‑XII, Tzekov,
précité, 71, Çamdereli, précité, §
38 ; sur le terrain de l’article 4, voir, mutatis mutandis, Siliadin c.
France, no 73316/01, §§ 89, 112 et 148, CEDH 2005‑VII).
210. En ce qui concerne les
mesures disciplinaires, la Cour a dit à maintes reprises que, lorsque des agents
de l’État sont inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements, il
importe qu’ils soient suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le
procès et en soient démis en cas de condamnation (voir, parmi beaucoup
d’autres, les arrêts précités Abdülsamet
Yaman, § 55, Nikolova et Velitchkova,
§ 63, Ali et Ayşe Duran, § 64, Erdal Aslan, §§ 74 et 76, Çamdereli,
§ 38, Gäfgen, § 125, et Saba, § 78).
211. En outre, la victime
doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre,
à l’enquête (Dedovski et autres,
précité, § 92, et El-Masri, précité,
§ 185, avec les autres références qui y figurent).
212. Enfin, outre mener une
enquête approfondie et effective, l’État doit accorder au requérant une
indemnité, le cas échéant, ou à tout le moins la possibilité de solliciter et
d’obtenir réparation du préjudice que les mauvais traitements en question lui
ont causé (Gäfgen, précité, § 118,
avec les autres références qui y figurent).
ii. Application
en l’espèce
213. Eu
égard aux principes résumés ci-dessus et, notamment, à l’obligation qui incombe
à l’État d’identifier et, le cas échéant, de sanctionner de manière adéquate
les auteurs d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, la Cour estime
que la présente affaire soulève trois types de problème.
α) Absence
d’identification des auteurs matériels des mauvais traitements en cause
214. Les policiers qui ont
agressé le requérant dans l’école Diaz-Pertini et l’ont matériellement soumis à
des actes de torture n’ont jamais été identifiés (paragraphe 52 ci-dessus). Ils
n’ont donc même pas été l’objet d’une enquête et sont demeurés, tout
simplement, impunis.
215. Certes, l’obligation
d’enquête découlant de l’article 3 est plutôt une obligation de moyens que de
résultat (Kopylov,
précité, § 132, Samoylov, précité, §
31, et Batı et autres, précité, § 134),
dans la mesure où l’enquête peut se solder par un échec malgré tous les moyens
et les efforts dûment déployés par les autorités.
216. Il n’en reste pas moins qu’en l’espèce, selon le jugement de première instance, l’absence d’identification des auteurs matériels des mauvais traitements litigieux découle de la difficulté objective du parquet de procéder à des identifications certaines et du défaut de coopération de la police au cours des investigations préliminaires (paragraphe 52 ci-dessus).
La Cour regrette que la police italienne ait pu
refuser impunément d’apporter aux autorités compétentes la coopération
nécessaire à l’identification des agents susceptibles d’être impliqués dans des
actes de torture.
217. En outre, il ressort des
décisions internes que le nombre exact des agents ayant participé à l’opération
est resté inconnu (paragraphe 30 ci-dessus) et que les policiers, dont au moins
ceux qui étaient en tête du groupe portaient des casques de protection, ont
fait irruption dans l’école en ayant, pour la plupart d’entre eux, le visage
masqué par un foulard (paragraphe 29 et 33 ci-dessus).
Aux yeux de la Cour, ces deux circonstances, qui procèdent des phases de
planification et de réalisation de l’irruption policière dans l’école
Diaz-Pertini, constituent déjà des obstacles non négligeables à toute tentative
d’enquête efficace sur les événements en question.
La Cour rappelle, notamment, avoir déjà jugé, sous l’angle de l’article 3
de la Convention, que l’impossibilité d’identifier les membres des forces de
l’ordre, auteurs présumés d’actes contraires à la Convention, était contraire à
celle-ci. De même, elle a déjà souligné que, lorsque les autorités nationales
compétentes déploient des policiers au visage masqué pour maintenir l’ordre
public ou effectuer une arrestation, ces agents sont tenus d’arborer un signe
distinctif – par exemple un numéro de matricule – qui, tout en préservant leur
anonymat, permette de les identifier en vue de leur audition au cas où la
conduite de l’opération serait contestée ultérieurement (Ataykaya, précité, § 53, ainsi
que les références qui y figurent).
ß) Prescription
des délits et remise partielle des peines
218. Pour l’irruption dans
l’école Diaz-Pertini, pour les violences qui y ont été commises et pour les
tentatives de cacher ou justifier celles-ci, des hauts dirigeants, des cadres
et un certain nombre d’agents de police ont été poursuivis et renvoyés en
jugement pour plusieurs délits. Il en a été de même pour les faits qui se sont
produits à l’école Pascoli (paragraphes 45 et 47 ci-dessus).
219. Néanmoins, pour ce qui
est des événements ayant eu lieu à l’école Diaz-Pertini, les délits de
calomnie, d’abus d’autorité publique (notamment en raison de l’arrestation
illégale des occupants), de lésions simples ainsi que, à l’égard d’un accusé,
de lésions aggravées ont été prescrits avant la décision d’appel (paragraphe 61
ci-dessus). Le délit de lésions aggravées, pour lequel dix et neuf accusés
avaient été condamnés respectivement en première et en deuxième instance
(paragraphes 49 et 60 ci-dessus), a été déclaré prescrit par la Cour de
cassation (paragraphes 76 et 79 ci-dessus).
Pour ce qui est des événements ayant eu lieu à l’école Pascoli, les délits
qui y ont été commis dans le but d’effacer les preuves de l’irruption et des
violences perpétrées dans l’école Diaz-Pertini ont également été prescrits
avant la décision d’appel (paragraphe 83 ci-dessus).
220. Seules des condamnations
à des peines comprises entre trois ans et trois mois et quatre ans
d’emprisonnement, en plus de l’interdiction d’exercer pour une durée de cinq
ans des fonctions publiques, ont donc été prononcées pour faux intellectuel
(dix-sept accusés) et port abusif d’armes de guerre (un accusé) (paragraphe 60
ci-dessus).
221. En somme, à l’issue de
la procédure pénale, personne n’a été condamné en raison des mauvais traitements
perpétrés dans l’école Diaz-Pertini à l’encontre, notamment, du requérant, les
délits de lésions simples et aggravées ayant été frappés de prescription. En
effet, les condamnations confirmées par la Cour de cassation concernent plutôt
les tentatives de justification de ces mauvais traitements et l’absence de base
factuelle et juridique pour l’arrestation des occupants de l’école Diaz-Pertini
(paragraphes 76, 79 et 80 ci-dessus).
De surcroît, en application de la loi no 241 du 29 juillet
2006, établissant les conditions à remplir pour l’octroi d’une remise générale
de peine (indulto), les peines
ont été réduites de trois ans (paragraphes 50 et 60 ci-dessus). Il s’ensuit que
les condamnés devront purger, au pire, des peines comprises entre trois mois et
un an d’emprisonnement.
222. Eu égard à ce qui
précède, la Cour estime que la
réaction des autorités n’a pas été adéquate compte tenu de la gravité des
faits. Ce qui, par conséquent, la rend incompatible avec les obligations procédurales
découlant de l’article 3 de la Convention.
223. À l’inverse de ce
qu’elle a jugé dans d’autres affaires (voir, par exemple, Batı et autres, précité, §§ 142-147, Erdal Aslan, précité, §§ 76-77, Abdülsamet
Yaman, précité, §§ 57-59, et Hüseyin
Şimşek, précité, §§ 68-70), la Cour considère que ce résultat
n’est pas imputable aux atermoiements ou à la négligence du parquet ou des
juridictions nationales.
En effet, si, à première vue, le requérant semble attribuer la prescription
des délits à la durée excessive de la procédure, il n’a aucunement étayé cette
allégation par une description, fût-elle sommaire, du déroulement de la
procédure et de retards qui auraient été injustifiés au cours de l’enquête ou
des débats. Aucun retard ne ressort non plus du dossier.
Bien qu’il ait fallu plus de dix ans après les
événements de l’école Diaz-Pertini pour qu’une décision définitive soit rendue,
la Cour ne saurait ignorer que le parquet a dû faire face à des obstacles non
négligeables au cours de l’enquête (paragraphes 44, 45 et 52 ci-dessus) et que
les juridictions de jugement ont dû diligenter une procédure pénale très
complexe, à l’égard de dizaines d’accusés et d’une centaine de parties civiles
italiennes et étrangères (paragraphes 46-47 ci-dessus), afin d’établir, dans le
respect des garanties du procès équitable, les responsabilités individuelles
d’un épisode de violence policière que le Gouvernement défendeur a lui-même
qualifié d’exceptionnel.
224. La Cour ne saurait
reprocher non plus aux juridictions internes de ne pas avoir mesuré la gravité
des faits reprochés aux accusés (Saba,
précité, §§ 79-80 ; voir aussi, mutatis
mutandis, Gäfgen, précité, § 124) ou, pire, d’avoir
utilisé de facto les dispositions législatives
et répressives du droit national pour éviter toute condamnation effective des
policiers poursuivis (Zeynep Özcan,
précité, § 43).
Les arrêts d’appel et de cassation, en particulier, font preuve d’une
fermeté exemplaire et ne trouvent aucune justification aux graves événements de
l’école Diaz-Pertini.
Dans ce contexte, les raisons qui ont amené la
cour d’appel à déterminer les peines sur la base du minimum prévu par la loi
pour chacun des délits en question (à savoir le fait que toute l’opération avait
pour origine la directive du chef de la police de procéder à des arrestations
et que les accusés avaient dès lors agi sous cette pression psychologique –
paragraphe 74 ci-dessus) ne semblent pas comparables à celles que la Cour a
dénoncées dans d’autres affaires (voir, par exemple, Ali et Ayşe Duran,
précité, § 68, où les auteurs d’actes contraires à l’article 3 de la Convention
avaient bénéficié d’une réduction de peine en raison de leur prétendue
collaboration au cours de l’enquête et des débats, alors qu’en réalité ils
s’étaient toujours bornés à réfuter toute accusation ; voir aussi Zeynep Özcan, précité, § 43, où les
juridictions de jugement avaient reconnu aux accusés des circonstances
atténuantes compte tenu de leur comportement au procès alors qu’en réalité les
intéressés n’avaient jamais assisté aux audiences).
225. La Cour considère dès
lors que c’est la législation pénale italienne appliquée en l’espèce
(paragraphes 88-102 ci-dessus) qui s’est
révélée à la fois inadéquate par rapport à l’exigence de sanction des actes de
torture en question et dépourvue de l’effet dissuasif nécessaire pour prévenir
d’autres violations similaires de l’article 3 à l’avenir (Çamdereli, précité, § 38).
Du reste, dans l’arrêt Alikaj et autres c. Italie (no 47357/08, § 108, 29 mars
2011), la Cour, après avoir affirmé que « les démarches entreprises par les autorités chargées de l’enquête
préliminaire (...) puis par les juges du fond pendant le procès ne [prêtaient]
pas à controverse », a également estimé que
« l’application de la prescription relève sans conteste de la catégorie de
« mesures » inadmissibles selon la jurisprudence de la Cour
concernant l’article 2 de la Convention dans son volet procédural, puisqu’elle
a eu pour effet d’empêcher une condamnation ».
226. La Cour devra revenir ultérieurement (paragraphes 244 et suivants ci-dessous) sur ces conclusions, qui sont confortées, notamment, par les observations du premier président de la Cour de cassation italienne (paragraphe 105 ci-dessus) et par celles des tiers intervenants (paragraphes 200-203 ci-dessus).
γ) Doutes sur les mesures disciplinaires adoptées à
l’égard des responsables des mauvais traitements en cause.
227. Il ne ressort
pas du dossier que les responsables des actes de torture subis par le requérant
et des autres délits liés à ceux-ci ont été suspendus de leurs fonctions
pendant la procédure pénale. La Cour ne dispose pas non plus d’informations sur
l’évolution de leur carrière au cours de la procédure pénale et sur les
démarches entreprises sur le plan disciplinaire après leur condamnation
définitive, informations qui sont également nécessaires aux fins de l’examen du
respect de l’article 3 de la Convention (paragraphe 210 ci-dessus).
228. Par ailleurs, elle prend
acte du silence du Gouvernement à cet égard en dépit de la demande de
renseignements expressément formulée lors de la communication de l’affaire.
iii. Qualité
de victime et épuisement des voies de recours internes (en particulier :
action en dommages-intérêts)
229. Eu égard aux constats
qui précèdent, la Cour estime que les différentes mesures prises par les
autorités internes n’ont pas pleinement satisfait à la condition d’une enquête
approfondie et effective, telle qu’établie par sa jurisprudence. Cette
circonstance est déterminante aux fins de l’exception que le Gouvernement tire
de la perte de la qualité de victime du requérant au motif, en particulier, que
les juridictions ont déjà reconnu la violation en cause dans le cadre de la
procédure pénale et qu’elles ont accordé une réparation à l’intéressé
(paragraphe 131 ci-dessus).
230. En effet, comme la
Grande Chambre l’a rappelé dans l’arrêt Gäfgen (précité, § 116), « en cas de mauvais traitement délibéré
infligé par des agents de l’État au mépris de l’article 3, la Cour estime de
manière constante que », en sus de la reconnaissance de la violation,
« deux mesures s’imposent pour que la réparation soit suffisante »
pour priver le requérant de sa qualité de victime. « Premièrement, les
autorités de l’État doivent mener une enquête approfondie et effective pouvant
conduire à l’identification et à la punition des responsables (voir, entre
autres, Krastanov, précité, § 48, Çamdereli, [précité] §§ 28-29 (...), et Vladimir
Romanov, précité, §§ 79 et 81). Deuxièmement, le requérant doit, le cas
échéant, percevoir une compensation (Vladimir
Romanov, précité, § 79, et, mutatis
mutandis, Aksoy, précité, § 98,
et Abdülsamet Yaman, [précité], § 53
(...) (ces deux arrêts dans le contexte de l’article 13)) ou, du moins, avoir
la possibilité de demander et d’obtenir une indemnité pour le préjudice que lui
a causé le mauvais traitement ».
231. La Cour a dit à maintes
reprises que l’octroi d’une indemnité à la victime ne suffit pas à réparer la
violation de l’article 3. En effet, si les autorités
pouvaient se borner à réagir en cas de mauvais traitement délibéré infligé par
des agents de l’État en accordant une simple indemnité, sans s’employer à
poursuivre et punir les responsables, les agents de l’État pourraient dans
certains cas enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle
pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale absolue de la torture
et des traitements inhumains ou dégradants serait dépourvue d’effet utile en
dépit de son importance fondamentale (voir, parmi beaucoup d’autres, Camdereli, précité, § 29, Vladimir Romanov, précité, § 78, Gäfgen,
précité, § 119 ; voir aussi,
mutatis mutandis, Krastanov,
précité, § 60 ; sur le terrain de l’article 2, voir Nikolova et Velichkova, précité, § 55, et les références qui y
figurent ; voir, en dernier ressort, Petrović
c. Serbie, no 40485/08,
§ 80, 15 juillet 2014).
C’est pourquoi la possibilité pour le requérant de demander et d’obtenir
une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement ou bien
le versement, comme dans la présente affaire, par les autorités d’une certaine
somme à titre de provision constituent seulement une partie des mesures
nécessaires (Camdereli, précité, §
30, Vladimir Romanov, précité, § 79,
et Nikolova et Velichkova, précité, §
56).
232. En ce
qui concerne le deuxième volet de l’exception de non-épuisement des voies de
recours internes, tiré du fait que le requérant n’a pas introduit une procédure
civile ultérieure en dommages-intérêts (paragraphe 139 ci-dessus), la Cour
rappelle qu’elle a rejeté à maintes reprises des exceptions similaires, après
avoir observé que la procédure en dommages-intérêts ne visait pas la punition
des responsables des actes contraires aux articles 2 ou 3 de la Convention et
en réaffirmant que, pour des violations de ce type, la réaction des autorités
ne peut se limiter au dédommagement de la victime (voir, parmi beaucoup
d’autres, Yaşa c. Turquie,
2 septembre 1998, §§ 70-74, Recueil 1998‑VI,
Oğur c. Turquie [GC], no
21594/93, §§ 66-67, CEDH 1999‑III, Issaïeva
et autres c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§
146-149, 24 février 2005, Estamirov et
autres c. Russie, no 60272/00, §§ 76-77, 12 octobre 2006, Beganović c. Croatie, no
46423/06, §§ 54-57, 25 juin 2009, et
Fadime
et Turan Karabulut c. Turquie, no 23872/04, §§ 13-15, 27 mai 2010).
En d’autres termes, dès lors que, en cas de traitements contraires à
l’article 3 de la Convention, l’obligation d’octroyer une réparation au niveau
interne s’ajoute à l’obligation de mener une enquête
approfondie et effective visant à l’identification et à la sanction des responsables
et ne se substitue pas à elle, les voies de recours exclusivement indemnitaires
ne peuvent pas être considérées comme effectives sur le terrain de cette
disposition (Sapožkovs c. Lettonie,
no 8550/03, §§ 54-55, 11 février 2014).
233. La Cour rappelle que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une
autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu, précité, §§ 40-43,
Karakó c. Hongrie, no
39311/05, § 14, 28 avril 2009, et Jasinskis c.
Lettonie, no 45744/08, §§ 50-55,
21 décembre 2010).
234. Elle observe qu’en
l’espèce, le requérant s’est bien prévalu de la voie de recours civile en se
constituant partie civile dans la procédure pénale en juillet 2004 dans le but d’obtenir la réparation du préjudice souffert
(paragraphes 46 ci-dessus ; voir également Calvelli et
Ciglio, no 32967/96, § 62,
CEDH 2002-I). Il a ainsi participé à la
procédure pénale à tous les degrés de juridiction (paragraphes 59 et 75
ci-dessus) et jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation déposé au greffe le
2 octobre 2012.
Dans ces circonstances, prétendre qu’aux fins du respect de la règle de
l’épuisement des voies de recours internes, le requérant aurait dû entamer une
procédure civile ultérieure constituerait un fardeau excessif pour la victime
d’une violation de l’article 3 (voir, mutatis
mutandis, Saba, précité, § 47).
235. Se fondant sur sa jurisprudence et
sur les constats formulés en l’espèce relativement aux défaillances de
l’enquête concernant les mauvais traitements dont le requérant a été victime,
la Cour ne peut que rejeter les deux exceptions préliminaires du Gouvernement
défendeur qu’elle a jointes au fond.
iv. Conclusion
236. La Cour conclut à la
violation de l’article 3 de la Convention – à cause de mauvais traitements
subis par le requérant qui doivent être qualifiés de « torture » au
sens de cette disposition - dans ses volets tant matériel que procédural. Dans
ces circonstances, elle estime qu’il échet de rejeter tant l’exception
préliminaire du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime
(paragraphes 131 et suivants ci-dessus) que l’exception préliminaire tirée du
non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 139-140 ci-dessus).
III. SUR
L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
237. Aux termes de l’article
41 de la Convention,
« Si la
Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si
le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
238. Dans ses parties pertinentes
en l’espèce, l’article 46 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se
conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont
parties.
2. L’arrêt
définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille
l’exécution (...). »
A. Indication de mesures générales
1. Principes généraux
239. La Cour
rappelle que tout arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur
l’obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention de mettre un
terme à la violation et d’en effacer les conséquences, de manière à rétablir
autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si le droit
national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les
conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la
partie lésée, s’il y a lieu, la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable
d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement
à verser aux intéressés les sommes allouées au titre de satisfaction équitable,
mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures
générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre
juridique interne (Del Rio Prada
c. Espagne [GC], no 42750/09, § 137, CEDH 2013, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98,
§ 47, CEDH 2004‑I, Assanidzé
c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 198, CEDH 2004‑II, et Ilaşcu
et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99,
§ 487, CEDH 2004-VII).
240. La Cour rappelle en outre que ses arrêts ont un caractère
déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général, c’est au premier chef à l’État
en cause qu’il appartient de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres,
les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son
obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces
moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la
Cour (voir, entre autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98
et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, Brumărescu c. Roumanie
(satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I, et Öcalan
c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV).
Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt
traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée
par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits
et libertés garantis (Papamichalopoulos
et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no
330‑B).
241. Cependant,
exceptionnellement, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au
titre de l’article 46, la Cour peut chercher à indiquer le type de mesures à
prendre pour mettre un terme à la situation structurelle qu’elle a constatée.
Dans ce contexte, elle peut formuler plusieurs options dont le choix et
l’accomplissement restent à la discrétion de l’État concerné (voir, par
exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194,
CEDH 2004‑V). Parfois, lorsque la nature même de la violation constatée
n’offre pas réellement de choix parmi différents types de mesures susceptibles
d’y remédier, la Cour peut décider de n’indiquer qu’une seule mesure (voir, par
exemple, Del Rio Prada, précité, § 138, Assanidzé, précité, §§ 202 et 203, Alexanian c. Russie, no 46468/06,
§ 240, 22 décembre 2008, Fatullayev
c. Azerbaïdjan, no 40984/07,
§§ 176 et 177, 22 avril 2010, et Oleksandr Volkov c. Ukraine,
no 21722/11, § 208, 9 janvier 2013).
2. Application de ces principes en l’espèce
242. En l’espèce, la Cour
observe que les autorités italiennes ont poursuivi les responsables des mauvais
traitements litigieux du chef de plusieurs délits déjà inscrits dans la
législation pénale italienne.
Toutefois, dans le cadre de son analyse concernant le respect des
obligations procédurales découlant de l’article 3 de la Convention, la Cour a
jugé que la réaction des autorités n’a pas été adéquate (paragraphes 219-222
ci-dessus). Ayant écarté toute négligence ou complaisance du parquet ou
des juridictions de jugement, elle a conclu que c’est la législation pénale
italienne appliquée en l’espèce qui « s’est révélée à la fois inadéquate
par rapport à l’exigence de sanction des actes de torture en question et
dépourvue de l’effet dissuasif nécessaire pour prévenir d’autres violations
similaires de l’article 3 à l’avenir » (paragraphes 223-225 ci-dessus).
Le caractère structurel du problème semble ainsi indéniable. D’ailleurs, eu égard aux principes posés par sa jurisprudence
concernant le volet procédural de l’article 3 (paragraphes 204-211 ci-dessus)
et aux motifs qui l’ont amenée en l’espèce à juger disproportionnée la sanction
infligée, la Cour estime que ce problème se pose non seulement pour la
répression des actes de torture mais aussi pour les autres mauvais traitements
interdits par l’article 3 : en l’absence d’un traitement approprié de tous
les mauvais traitements interdits par l’article 3 dans le cadre de la
législation pénale italienne, la prescription (telle que réglée par le CP,
paragraphes 96-101 ci-dessus) de même que la remise des peines (dans le cas de
la promulgation d’autres lois similaires à la loi no 241 du 2006,
paragraphe 102 ci-dessus) peuvent empêcher en pratique toute punition non
seulement des responsables d’actes de « torture » mais aussi des
auteurs de « traitements inhumains » et « dégradants » en
vertu de cette même disposition, malgré tous les efforts déployés par les
autorités de poursuites et les juridictions de jugement.
243. En ce qui concerne les
mesures à prendre pour remédier à ce problème, la Cour rappelle, tout d’abord,
que les obligations positives qui incombent à l’État sur le terrain de
l’article 3 peuvent comporter le devoir de mettre en place un cadre juridique
adapté, notamment par le biais de dispositions pénales efficaces (paragraphe
209 ci-dessus).
244. Comme dans l’arrêt Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 82, CEDH 2013, elle observe, en outre,
que cette obligation découle, au moins en partie, aussi d’autres dispositions
internationales telles que, notamment, l’article 4 de la Convention contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
(paragraphe 109 ci-dessus). Comme le soulignent le requérant (paragraphe 195
ci-dessus) et les tiers intervenants (paragraphes 200 et suivants ci-dessus),
les observations et les recommandations du Comité des droits de l’homme des
Nations unies, du CAT et du CPT vont dans le même sens (paragraphes 112-116,
118 et 120 ci-dessus).
245. La compétence de la Cour
se limite, néanmoins, à assurer le respect des obligations découlant de
l’article 3 de la Convention et, en particulier, à aider l’État défendeur à
trouver les solutions appropriées au problème structurel identifié, à savoir
l’inadéquation de la législation italienne. Il appartient en effet, en
premier lieu, à l’Etat défendeur de choisir les moyens à utiliser pour
s’aquitter de son obligation sur le terrain de l’article 46 de la Convention
(paragraphe 240 ci-dessus).
246. Dans ce cadre, elle
estime nécessaire que l’ordre juridique italien se munisse des outils juridiques
aptes à sanctionner de manière adéquate les responsables d’actes de torture ou
d’autres mauvais traitements au regard de l’article 3 et à empêcher que ceux-ci
puissent bénéficier de mesures en contradiction avec la jurisprudence de la
Cour.
B. Dommage
247. Le requérant réclame
180 000 euros (EUR) pour le préjudice corporel causé par l’agression
physique dont il a été victime (fractures du cubitus droit, du styloïde droit,
de la fibule droite et de plusieurs côtes ; séquelles ultérieures ;
faiblesse permanente du bras droit et de la jambe droite), qu’il qualifie de
préjudice matériel.
Il réclame également 120 000 EUR pour la souffrance et la peur qu’il
aurait ressenties lors de l’agression et pour les séquelles psychologiques ultérieures,
qu’il qualifie de préjudice moral.
248. Le Gouvernement conteste
ces prétentions et estime qu’elles vont à l’encontre du but déclaré de la
requête, qui est selon lui la dénonciation des défaillances de la législation pénale
italienne en cas d’atteinte à l’article 3 de la Convention.
Il ajoute que le requérant a déjà obtenu une indemnité au niveau national,
qui serait d’un montant de 35 000 EUR, et qu’il aurait dû se prévaloir
ultérieurement des voies de recours internes pour obtenir la liquidation
globale et définitive du dédommagement.
249. À titre subsidiaire, il
estime que les prétentions du requérant sont disproportionnées eu égard aux critères
appliqués au niveau national pour la détermination globale du préjudice
corporel et moral.
250. La Cour estime que le
préjudice corporel ne saurait être considéré comme un préjudice matériel.
251. Elle considère que le
requérant a subi un préjudice moral certain du fait des violations constatées.
Compte tenu des circonstances de l’affaire et, notamment, du dédommagement déjà
obtenu au niveau national par le requérant, la Cour, statuant en équité, estime
qu’il y a lieu d’octroyer à l’intéressé 45 000 EUR à ce titre.
C. Frais et dépens
252. Le requérant n’ayant
formulé aucune demande pour des frais et dépens, la Cour estime qu’il n’y a pas
lieu de lui accorder une somme à ce titre.
D. Intérêts moratoires
253 La Cour juge approprié
de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité
de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond
l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de
victime, et la rejette ;
2. Joint
au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement
des voies de recours internes, dans la mesure où elle concerne l’absence
d’introduction d’une action civile ultérieure en sus de la constitution de
partie civile, et la rejette ;
3. Déclare, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de
la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu
violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
5. Dit qu’il y a eu
violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois
mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif, conformément à
l’article 44 § 2 de la Convention, 45 000 EUR
(quarante-cinq mille euros) plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au
versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui
de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable
pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande
de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 avril 2015, en application
de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise
Elens-Passos Päivi
Hirvelä
Greffière Présidente