Corte europea dei
diritti dell’uomo (Grande Chambre), 24 marzo 2011
AFFAIRE GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE
(Requête no 23458/02)
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches
de forme.
En l’affaire Giuliani et Gaggio c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en
une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,
Christos Rozakis,
Françoise Tulkens,
Ireneu Cabral Barreto,
Boštjan M. Zupančič,
Nina Vajić,
Elisabeth Steiner,
Alvina Gyulumyan,
Renate Jaeger,
David Thór Björgvinsson,
Ineta Ziemele,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Ledi Bianku,
Nona Tsotsoria,
Zdravka Kalaydjieva,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29
septembre 2010 et le 16 février 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière
date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une
requête (no 23458/02) dirigée contre la République italienne et dont
trois ressortissants de cet Etat, M. Giuliano Giuliani,
Mme Adelaide Gaggio
(épouse Giuliani) et Mme Elena Giuliani (« les requérants »), ont saisi la Cour
le 18 juin 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par
Mes N. Paoletti et G. Pisapia, avocats à Rome. Le gouvernement
italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme
E. Spatafora, et par son coagent,
M. N. Lettieri.
3. Les requérants se plaignaient du décès
de leur fils et frère, Carlo Giuliani, qu’ils
estimaient être dû à un recours excessif à la force. Ils alléguaient en outre
que l’Etat défendeur n’avait pas pris les dispositions législatives,
administratives et réglementaires nécessaires pour réduire autant que possible
les conséquences néfastes de l’usage de la force, que l’organisation et la
planification des opérations de police n’avaient pas été conformes à
l’obligation de protéger la vie et que l’enquête sur les circonstances du décès
de leur proche n’avait pas été efficace.
4. La requête a été attribuée à la
quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 6 février
2007, après une audience ayant porté à la fois sur les questions de
recevabilité et sur celles de fond (article 54 § 3 du règlement), elle a été
déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont
le nom suit : Sir Nicolas Bratza, Josep Casadevall, Giovanni Bonello, Kristaq Traja, Vladimiro Zagrebelsky, Stanislav Pavlovschi,
Lech Garlicki, ainsi que de Lawrence Early, greffier de section.
5. Le 25 août 2009, une chambre de la
quatrième section, composée de Sir Nicolas Bratza,
Josep Casadevall, Lech Garlicki,
Giovanni Bonello, Vladimiro
Zagrebelsky, Ljiljana Mijović,
Ján Šikuta, juges, et de Lawrence
Early, greffier de section, a rendu un arrêt dans
lequel elle a conclu : à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de
l’article 2 de la Convention en son volet matériel pour ce qui était de l’usage
excessif de la force ; par cinq voix contre deux, qu’il n’y avait pas eu
violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel pour ce
qui était des obligations positives de protéger la vie ; par quatre voix contre
trois, qu’il y avait eu violation de l’article 2 de la Convention en son
volet procédural ; à l’unanimité, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner
l’affaire sous l’angle des articles 3, 6 et 13 de la Convention ; à
l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 38 de la Convention.
Elle a également octroyé, pour dommage moral, 15 000 euros (EUR) pour
chacun aux requérants Giuliano Giuliani et Adelaide Gaggio, et 10 000
EUR à la requérante Elena Giuliani.
6. Le 24 novembre 2009, le Gouvernement et
les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en
vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 1er
mars 2010, un collège de la Grande Chambre a fait droit à ces demandes.
7. La composition de la Grande Chambre a
été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du
règlement.
8. Tant les requérants que le Gouvernement
ont déposé des observations écrites complémentaires
(article 59 § 1 du règlement).
9. Le 27 septembre 2010, les juges
(titulaires et suppléants) désignés pour siéger dans la présente affaire ont
visionné les CD-Rom soumis par les parties le 28 juin et le 9 juillet 2010
(paragraphe 139 ci-dessous).
10. Une audience s’est déroulée en public
au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 septembre 2010 (article 59
§ 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. N. Lettieri, co-agent,
Mme P. Accardo, co-agente,
M. G. Albenzio, avocat de l’Etat ;
– pour les requérants
M. N. Paoletti,
Mme G. Paoletti,
Mme N. Paoletti, conseils
Mme C. Sartori, conseillère.
La Cour les a entendus en leurs déclarations.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Les requérants sont nés respectivement
en 1938, en 1944 et en 1972 ; ils résident à Gênes et à Milan. Ils sont
respectivement le père, la mère et la sœur de Carlo Giuliani,
qui fut mortellement blessé par balle lors des manifestations en marge du
« G8 » ayant eu lieu à Gênes en juillet 2001.
A. Le contexte dans lequel s’est tenu le
G8 à Gênes et les faits ayant précédé le décès de Carlo Giuliani
12. Les 19, 20 et 21 juillet 2001 se
déroula à Gênes le sommet dit du « G8 ». De nombreuses manifestations
« antimondialistes » furent organisées dans la ville et un important
dispositif de sécurité fut mis en place par les autorités italiennes. En vertu
de l’article 4 § 1 de la loi no 149 du 8 juin 2000, le préfet de
Gênes était autorisé à recourir au personnel militaire des forces armées pour
les exigences de sûreté publique liées au déroulement du sommet. En outre, une
« zone rouge » avait été délimitée à l’aide d’un filet métallique
dans la partie de la ville (le centre historique) concernée par les réunions du
G8. De la sorte, seuls les riverains et les personnes qui devaient y travailler
pouvaient y accéder. L’accès au port avait été interdit et l’aéroport fermé au
trafic. La zone rouge était enclavée dans une zone jaune qui, à son tour, était
entourée d’une zone blanche (zone normale).
13. L’ordre de service du 19 juillet 2001
fut émis par le commandant des forces de l’ordre la veille du décès de Carlo Giuliani. Il résume ainsi les priorités des forces de
l’ordre : mettre en place à l’intérieur de la zone rouge une ligne de
défense permettant de repousser rapidement toute tentative d’intrusion ;
mettre en place dans la zone jaune une ligne de défense pour pouvoir faire face
à toute action, compte tenu de la position des manifestants en différents
endroits ainsi que des actions provenant d’éléments plus extrémistes ;
prendre des mesures d’ordre public sur les axes touchés par les manifestations,
eu égard au danger d’agressions favorisé par les effets de masse.
14. Les parties s’accordent sur le fait
que l’ordre de service du 19 juillet 2001 a modifié les plans établis jusque-là
quant à la manière de déployer les ressources et les moyens disponibles, afin
de permettre aux forces de l’ordre de contrer efficacement toute tentative
d’intrusion dans la zone rouge de personnes participant à la manifestation dite
des « Tute Bianche »
(les combinaisons blanches), annoncée et autorisée pour le lendemain.
15. Les requérants soutiennent que l’ordre
de service du 19 juillet a attribué à un peloton de carabiniers impliqué dans
le décès de Carlo Giuliani une fonction dynamique
alors qu’auparavant il était censé être statique. Le Gouvernement a indiqué que
les instructions contenues dans les ordres de service ont été transmises
oralement aux officiers présents sur le terrain.
16. Un système de communication radio
avait été mis en place, avec une centrale opérationnelle située auprès de la questura (bureaux de la police) de Gênes, qui était
en contact avec les forces présentes sur le terrain. Les carabiniers et les
policiers ne pouvaient pas communiquer directement entre eux par radio ;
ils ne pouvaient joindre que la centrale opérationnelle.
17. Le matin du 20 juillet, des groupes de
manifestants particulièrement agressifs, cagoulés et masqués (les « Black
Bloc ») provoquèrent de nombreux incidents et accrochages avec les
forces de l’ordre. Le cortège des Tute Bianche devait partir du stade Carlini.
Il s’agissait d’une manifestation regroupant plusieurs organisations : des
représentants du mouvement « no global », des centres sociaux,
des jeunes communistes du Parti « Rifondazione
comunista ». Ils croyaient en la
contestation non violente (désobéissance civile) mais avaient annoncé un objectif
politique : tenter de franchir la limite de la zone rouge. Le 19 juillet
2001, le chef du bureau de la police (questore)
de Gênes avait interdit au cortège des Tute
Bianche de pénétrer dans cette zone ou dans celle
adjacente et avait déployé les forces de l’ordre de manière à arrêter le
cortège au niveau de la place Verdi. Le cortège pouvait donc défiler entre le
stade Carlini et toute la longueur de la rue Tolemaide, jusqu’à la place Verdi, soit bien au-delà du
croisement entre cette rue et le boulevard Torino, où – comme il sera indiqué
ensuite – des affrontements eurent lieu.
18. Vers 13 h 30, le cortège se mit en
route et avança lentement vers l’ouest. Dans le secteur de la rue Tolemaide, il y avait des traces de désordres survenus
précédemment. Un groupe de contact composé de politiciens et un groupe de
journalistes munis de caméras ou d’appareils photo marchaient en tête du
cortège. Ce dernier ralentit et marqua plusieurs arrêts. Dans la zone de la rue
Tolemaide, des incidents opposèrent des personnes
masquées et cagoulées aux forces de l’ordre. Le cortège atteignit le tunnel de
la voie ferrée, au croisement du boulevard Torino. Soudain, des engins
lacrymogènes furent lancés sur le cortège par des carabiniers placés sous les
ordres de M. Mondelli. Les carabiniers avancèrent en
faisant usage de leurs matraques. Le cortège fut repoussé vers l’est jusqu’au
croisement avec la rue d’Invrea.
19. Les manifestants se divisèrent :
certains se dirigèrent vers la mer, d’autres se réfugièrent d’abord rue d’Invrea puis dans le secteur de la place Alimonda.
Certains des manifestants réagirent à l’assaut en lançant vers les forces de
l’ordre des objets contondants, tels que des bouteilles en verre ou des
conteneurs à déchets. Des blindés de carabiniers parcoururent à vive allure la
rue Casaregis et la rue d’Invrea,
défonçant les barricades placées par les manifestants et provoquant
l’éloignement des manifestants présents sur les lieux. A 15 h 22, la centrale
opérationnelle ordonna à M. Mondelli de se déplacer
et de laisser passer le cortège.
20. Certains manifestants organisèrent une
riposte violente. Des accrochages avec les forces de l’ordre eurent lieu. Vers
15 h 40, un groupe de manifestants attaqua un fourgon blindé des carabiniers et
l’incendia.
B. Le
décès de Carlo Giuliani
21. Vers 17 heures, la présence d’un
groupe de manifestants semblant très agressifs fut remarquée par le bataillon Sicilia, composé d’une cinquantaine de carabiniers postés
près de la place Alimonda. Deux jeeps Defender
stationnaient près d’eux. Le fonctionnaire de police Lauro
ordonna de charger les manifestants. A pied et suivis par les jeeps, les
carabiniers exécutèrent cet ordre. Les manifestants parvinrent à repousser la
charge, et les carabiniers furent contraints de se replier de manière
désordonnée à proximité de la place Alimonda. Les
images prises par hélicoptère à 17 h 23 montrent les manifestants qui avancent
le long de la rue Caffa en courant après les forces
de l’ordre.
22. Compte tenu du retrait des
carabiniers, les jeeps essayèrent de quitter les lieux en marche arrière. L’une
d’elles parvint à s’éloigner, alors que l’autre resta bloquée par un conteneur
à déchets renversé. Soudain, plusieurs manifestants armés de pierres, de bâtons
et de barres de fer l’entourèrent. Les vitres latérales arrière et la lunette
arrière de la jeep furent brisées. Les manifestants insultèrent et menacèrent
les occupants de la jeep et lancèrent des pierres et un extincteur vers le
véhicule.
23. A bord de la jeep se trouvaient trois
carabiniers : Filippo Cavataio
(« F.C. »), le chauffeur, Mario Placanica
(« M.P. ») et Dario Raffone
(« D.R. »). M.P., intoxiqué par les grenades lacrymogènes qu’il avait
lancées durant la journée, avait été autorisé par le capitaine Cappello, commandant d’une compagnie de carabiniers, à
monter dans la jeep pour s’éloigner du lieu des affrontements. Accroupi à
l’arrière de la jeep, blessé, paniqué, il se protégeait (selon les déclarations
du manifestant Predonzani) d’un côté avec un
bouclier. Tout en hurlant aux manifestants de s’en aller « sinon il les
tuerait », M.P. dégaina son pistolet Beretta 9 mm, le pointa en direction
de la lunette arrière brisée du véhicule et, après quelques dizaines de
secondes, tira deux coups de feu.
24. L’un de ces coups de feu atteignit Carlo
Giuliani, un manifestant cagoulé, au visage, sous
l’œil gauche. Il était proche de l’arrière de la jeep et venait de ramasser et
de soulever un extincteur vide. Il s’effondra à proximité de la roue arrière
gauche du véhicule.
25. Peu après, F.C. réussit à redémarrer
la jeep et, dans le but de se dégager, fit marche arrière, roulant ainsi sur le
corps de Carlo Giuliani. Il passa ensuite la première
vitesse et roula une deuxième fois sur le corps en quittant les lieux. La jeep
se dirigea alors vers la place Tommaseo.
26. Après « quelques mètres »,
le maréchal des carabiniers Amatori monta à bord de
la jeep et se mit au volant, « le chauffeur étant en état de choc ».
Le carabinier Rando monta également dans le véhicule.
27. Des forces de police qui stationnaient
de l’autre côté de la place Alimonda intervinrent et
dispersèrent les manifestants. Elles furent rejointes par des carabiniers. A 17
h 27, un policier présent sur les lieux appela la centrale opérationnelle pour
demander une ambulance. Par la suite, un médecin arrivé sur place constata le
décès de Carlo Giuliani.
28. Le ministère de l’Intérieur (ministero dell’Interno)
a affirmé qu’il était impossible d’indiquer le nombre précis de carabiniers et
de policiers présents sur les lieux au moment du décès de Carlo Giuliani ; il y avait approximativement cinquante
carabiniers, à une distance de 150 mètres de la jeep. En outre, à 200 mètres, à
hauteur de la place Tommaseo, il y avait un groupe de
policiers.
29. S’appuyant, entre autres, sur les
témoignages livrés par des membres des forces de l’ordre au cours d’un procès
parallèle (le « procès des 25 », voir les paragraphes 121-138
ci-dessous), les requérants indiquent notamment qu’à la place Alimonda les carabiniers avaient pu enlever leurs masques à
gaz, manger et se reposer. Dans ce « contexte calme », le capitaine Cappello avait ordonné à M.P. et à D.R. de monter à bord de
l’une des deux jeeps. Il estimait que ces deux carabiniers étaient
psychologiquement « à plat » (« a terra ») et ne
remplissaient plus les conditions physiques pour être en service. Considérant
en outre que M.P. devait cesser de lancer des engins lacrymogènes, il lui avait
enlevé son lance-lacrymogènes ainsi que la besace contenant les engins.
30. Se référant aux photographies prises
peu avant le tir mortel, les requérants soulignent que l’arme était tenue
horizontalement et vers le bas. Ils renvoient en outre aux déclarations du
lieutenant-colonel Truglio (paragraphe 43
ci-dessous), qui a affirmé s’être trouvé à une dizaine de mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep. A quelques
dizaines de mètres de la jeep se trouvaient les carabiniers (une centaine). Les
policiers étaient au bout de la rue Caffa, vers la
place Tommaseo. Les requérants rappellent que les
photographies versées au dossier de l’enquête montrent clairement la présence
de carabiniers non loin de la jeep.
C. L’enquête menée par les autorités
nationales
1. Les premiers actes d’enquête
31. Une douille fut découverte à quelques
mètres du corps de Carlo Giuliani. Aucune balle ne
fut trouvée. A côté du corps furent récupérés, entre autres, un extincteur et
une pierre souillée de sang. Ces objets furent saisis par la police. Il ressort
du dossier que le parquet confia à la police trente-six actes
d’enquête. La jeep ayant abrité M.P., l’arme et l’équipement de ce dernier
restèrent entre les mains des carabiniers ; ils firent par la suite
l’objet d’une saisie judiciaire. Une douille fut retrouvée à l’intérieur de la jeep.
32. Le soir du 20 juillet 2001, la brigade
mobile de la police de Gênes entendit deux policiers, MM. Martino et Fiorillo. Le 21 juillet 2001, le capitaine Cappello, responsable de la compagnie ECHO, relata les
événements de la veille et indiqua les noms des carabiniers qui s’étaient
trouvés à bord de la jeep. Il déclara ne pas avoir entendu de coups de feu,
probablement à cause de l’oreillette de la radio, du casque et du masque à gaz,
qui limitaient son audition.
2. La mise en examen de M.P. et de F.C.
33. Dans la nuit du 20 au 21 juillet 2001,
M.P. et F.C. furent identifiés et entendus par le parquet de Gênes en tant que
personnes soupçonnées d’homicide volontaire. Ces interrogatoires eurent lieu
dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes.
a) Les premières déclarations de M.P.
34. M.P. était un carabinier auxiliaire,
affecté au bataillon no 12 « Sicilia »
et intégré à la compagnie ECHO, constituée pour les besoins du G8. Avec quatre
autres compagnies venues d’autres régions d’Italie, la compagnie ECHO faisait
partie du CCIR, placé sous les ordres du lieutenant-colonel Truglio.
La compagnie ECHO était sous les ordres du capitaine Cappello
et de ses adjoints Mirante et Zappia,
et sous la direction et la coordination de M. Lauro,
un fonctionnaire de la police (vice questore)
de Rome. Chacune des cinq compagnies était divisée en quatre pelotons de
cinquante hommes chacun. Le commandant de toutes les compagnies était le
colonel Leso.
35. Né le 13 août 1980 et entré en service
le 16 septembre 2000, M.P. était âgé, à l’époque des faits, de vingt ans et
onze mois. Il était grenadier et avait été affecté au lancer d’engins
lacrymogènes. Il déclara que pendant les opérations de maintien et de
rétablissement de l’ordre public, il était censé se déplacer à pied avec son
peloton. Après avoir lancé plusieurs engins lacrymogènes, il avait eu les yeux
et le visage brûlés et avait demandé au capitaine Cappello
l’autorisation de monter à bord d’une jeep. Peu après, un autre carabinier
(D.R.), blessé, l’avait rejoint.
36. M.P. affirma avoir eu très peur, à
cause de tout ce qu’il avait vu lancer pendant la journée, et avoir craint
notamment que les manifestants ne lancent des cocktails Molotov. Il expliqua
que sa peur avait été accrue lorsqu’il avait été blessé à la jambe par un objet
métallique et à la tête par une pierre. Il avait perçu la présence d’agresseurs
en raison des jets de pierres et avait pensé que « des centaines de
manifestants encerclaient la jeep », même s’il ajouta qu’« au moment
des tirs il n’y avait personne en vue ». Il précisa avoir été « en
proie à la panique ». A un moment donné, il avait réalisé que sa main
avait empoigné son pistolet ; il avait sorti sa main, armée, par la
lunette arrière de la jeep et après environ une minute il avait tiré deux coups
de feu. Il soutint ne pas s’être aperçu de la présence de Carlo Giuliani derrière la jeep, ni avant ni après avoir tiré.
b) Les déclarations de F.C.
37. F.C., le chauffeur de la jeep, né le 3
septembre 1977, était en service depuis vingt-deux mois. A l’époque des faits,
il était âgé de vingt-trois ans et dix mois. Il déclara qu’il s’était trouvé
dans une ruelle à proximité de la place Alimonda et
qu’il avait cherché à revenir vers la place en marche arrière parce que le
peloton reculait sous la poussée des manifestants. Sa route avait toutefois été
bloquée par un conteneur à déchets, et le moteur avait calé. Il avait concentré
ses efforts sur la manière de dégager la jeep, tandis que ses compagnons à bord
du véhicule hurlaient. De ce fait, il n’avait pas entendu les détonations.
Enfin, il déclara : « Je n’ai pas remarqué de personne à terre parce
que je portais un masque, qui ne me laissait qu’un champ de vision partiel
(...), et aussi parce que la vision latérale, dans la voiture, n’est pas
optimale. J’ai fait marche arrière et je n’ai perçu aucune résistance ; en
fait, j’ai perçu un soubresaut de la roue sur la gauche, et j’ai pensé à un tas
de détritus parce que le conteneur à déchets avait été renversé. Je n’avais
qu’une idée en tête, celle de m’éloigner de ce désastre ».
c) Les déclarations de D.R.
38. D.R., né le 25 janvier 1982,
effectuait son service militaire depuis le 16 mars 2001. A l’époque des
faits, il était âgé de dix-neuf ans et six mois. Il déclara qu’il avait été
touché au visage et au dos par des pierres lancées par des manifestants et
qu’il avait commencé à saigner. Il avait essayé de se protéger en se couvrant
le visage, et M.P. avait tenté à son tour de l’abriter en faisant rempart de
son corps. A ce moment-là, il n’avait plus rien vu, mais il avait entendu les
hurlements et le bruit des coups et des objets qui entraient dans l’habitacle
de la jeep. Il avait entendu M.P. hurler aux agresseurs d’arrêter et de s’en
aller, puis deux détonations.
d) Les deuxièmes déclarations de M.P.
39. Le 11 septembre 2001, M.P., interrogé
par le parquet, confirma ses déclarations du 20 juillet 2001 et ajouta avoir
hurlé aux manifestants « allez vous-en ou je vous tue ! ».
3. Les autres déclarations recueillies
pendant l’enquête
a) Les déclarations faites par d’autres
carabiniers
40. Le maréchal Amatori,
qui se trouvait dans l’autre jeep présente place Alimonda,
déclara avoir vu que la jeep à bord de laquelle se trouvait M.P. était
immobilisée par un conteneur à déchets et qu’elle était entourée par de
nombreux manifestants, « certainement plus de vingt ». Ces derniers
lançaient des projectiles sur la jeep. Il avait notamment vu un manifestant
lancer un extincteur contre la lunette arrière. Il avait entendu les
détonations et vu Carlo Giuliani s’effondrer. La jeep
était ensuite passée deux fois sur le corps de Carlo Giuliani.
Une fois que la jeep avait réussi à quitter la place Alimonda,
il s’était approché de celle-ci et avait vu que le chauffeur était descendu de
la voiture et demandait de l’aide, visiblement agité. Il avait alors pris la
place du chauffeur et avait remarqué que M.P. avait un pistolet en main ;
il lui avait ordonné de remettre le cran de sûreté. Il avait immédiatement
pensé qu’il s’agissait de l’arme qui venait de tirer, mais il n’en avait pas
discuté avec M.P., qui était blessé et saignait de la tête. Le chauffeur lui
dit qu’il avait entendu les détonations pendant qu’il manœuvrait la jeep. Il ne
recueillit aucune explication quant aux circonstances ayant entouré la décision
de tirer et ne posa aucune question à ce sujet.
41. Le carabinier Rando
avait rejoint la jeep à pied. Il déclara avoir vu l’arme sortie de sa gaine et
avoir demandé à M.P. s’il avait tiré. Celui-ci avait répondu par l’affirmative,
sans préciser s’il avait tiré en l’air ou en direction d’un manifestant donné.
M.P. répétait sans cesse « ils voulaient me tuer, je ne veux pas
mourir ».
42. Le 11 septembre 2001, le parquet
entendit le capitaine Cappello, commandant de
la compagnie ECHO (paragraphe 34 ci-dessus). Celui-ci déclara qu’il avait
autorisé M.P. à monter dans la jeep et qu’il avait récupéré le
lance-lacrymogènes de ce dernier car il était en difficulté. Il précisa
ultérieurement (au « procès des 25 », audience du 20 septembre 2005)
que M.P. était physiquement inapte à poursuivre son service en raison de
problèmes psychologiques et de tension nerveuse. M. Cappello
s’était ensuite dirigé avec ses hommes – une cinquantaine – vers l’angle de
la place Alimonda et de la rue Caffa.
Il avait été prié par le fonctionnaire de police Lauro
de remonter la rue Caffa en direction de la rue Tolemaide pour aider les forces occupées là-bas à repousser
les manifestants. Il avait été perplexe face à cette demande, vu le nombre
d’hommes à sa disposition et leur état de fatigue, mais les avait néanmoins
postés rue Caffa. Sous la poussée des manifestants
venant de la rue Tolemaide, les carabiniers avaient
été contraints de reculer ; ils s’étaient repliés d’abord dans l’ordre
puis de manière désordonnée. M. Cappello n’avait pas
réalisé que lors du retrait les deux jeeps suivaient les carabiniers, la
présence de ces véhicules n’ayant aucune « justification
fonctionnelle ». Les manifestants n’avaient été dispersés que grâce à
l’intervention de brigades mobiles de la police, présentes de l’autre côté de
la place Alimonda. C’était seulement après cette
dispersion qu’il avait constaté qu’un homme cagoulé gisait à terre, apparemment
grièvement blessé. Certains de ses hommes portaient un casque équipé de caméras
vidéo, ce qui devait permettre d’éclaircir le déroulement des faits ; les
enregistrements vidéo réalisés avaient été remis au colonel Leso.
43. Le lieutenant-colonel Truglio, supérieur hiérarchique du capitaine Cappello, déclara s’être arrêté à une dizaine de mètres de
la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la
jeep, et avoir remarqué que celle-ci passait sur un corps étendu à terre.
b) Les déclarations du fonctionnaire de
police Lauro
44. Le 21 décembre 2001, M. Lauro fut entendu par le parquet. Il déclara qu’il avait
appris la modification des ordres de service le 20 juillet 2001 au matin. Lors
de l’audience tenue le 26 avril 2005 dans le cadre du « procès des
25 », M. Lauro affirma que le 19 juillet 2001 il
avait été informé qu’aucun cortège n’avait été autorisé pour le lendemain. Le
20 juillet, il ignorait toujours qu’un cortège autorisé devait défiler. Au
cours de la journée, il s’était rendu place Tommaseo,
où avaient lieu des accrochages avec les manifestants. A 15 h 30, à un moment
calme, le lieutenant-colonel Truglio et les deux
jeeps avaient rejoint le contingent. Entre 16 heures et 16 h 45, le contingent
avait été impliqué dans des accrochages boulevard Torino. Puis il était arrivé
dans le secteur des places Tommaseo et Alimonda. Le lieutenant-colonel Truglio
et les deux jeeps étaient revenus et le contingent avait été réorganisé. M. Lauro avait remarqué, au bout de la rue Caffa,
un groupe de manifestants qui avaient formé une barrière avec des conteneurs
sur roulettes et qui avançaient vers les forces de l’ordre. Il avait demandé à
M. Cappello si ses hommes étaient en mesure de faire
face à la situation et avait obtenu une réponse affirmative. M. Lauro et le contingent s’étaient alors placés près de la
rue Caffa. Il avait entendu un ordre de repli et
avait assisté à la retraite désordonnée du contingent.
c) Les autres déclarations faites au
parquet
45. Des manifestants présents au moment
des faits furent également entendus par le parquet. Certains d’entre eux
déclarèrent avoir été très près de la jeep, avoir eux-mêmes lancé des pierres
et avoir donné sur la jeep des coups à l’aide de bâtons ou d’autres objets.
Selon l’un des manifestants, M.P. avait hurlé « bâtards, je vais tous vous
tuer ! ». Un autre s’était aperçu que le carabinier à bord de la jeep
avait sorti son pistolet ; il avait alors hurlé à ses camarades de faire
attention et s’était éloigné. Un autre déclara que M.P. s’était protégé
d’un côté avec un bouclier.
46. Des personnes ayant assisté aux faits
depuis les fenêtres de leurs logements déclarèrent avoir vu un manifestant
ramasser un extincteur et le soulever. Ils avaient entendu deux détonations et
avaient vu le manifestant s’effondrer.
4. Le matériel audiovisuel
47. Le parquet ordonna aux forces de
l’ordre de lui remettre le matériel audiovisuel pouvant contribuer à la
reconstitution des faits survenus place Alimonda. En
effet, des photographies et des enregistrements vidéo avaient été
réalisés par des équipes de tournage, des caméras montées sur des hélicoptères
et des mini-caméras placées sur les casques de quelques agents. Des images
d’origine privée étaient également disponibles.
5. Les expertises
a) L’autopsie
48. Dans les vingt-quatre heures, le
parquet ordonna une autopsie afin d’établir la cause du décès de Carlo Giuliani. Le 21 juillet 2001, à 12 h 10, un avis d’autopsie
– précisant que la partie lésée pouvait nommer un expert et un défenseur – fut
notifié au premier requérant, père de la victime. A 15 h 15, MM. Canale et Salvi, experts du parquet, furent formellement
investis du mandat, et les opérations d’autopsie commencèrent. Les requérants
n’envoyèrent ni représentant ni expert choisi par eux.
49. Les experts demandèrent au parquet un
délai de soixante jours pour déposer leur rapport d’autopsie. Le parquet fit
droit à cette demande. Le 23 juillet 2001, le parquet autorisa
l’incinération du corps de Carlo Giuliani, souhaitée
par la famille.
50. Le rapport d’expertise fut déposé le 6
novembre 2001. Il indiquait que Carlo Giuliani avait
été atteint sous l’œil gauche par un projectile et que celui-ci avait traversé
le crâne et était ressorti par la paroi postérieure gauche. La trajectoire du
projectile avait été la suivante : il avait été tiré à plus de cinquante
centimètres de distance, de l’avant vers l’arrière, de la droite vers la
gauche, du haut vers le bas. Carlo Giuliani mesurait
1,65 mètre. Le tireur se trouvait face à la victime, légèrement décalé
vers la droite. Selon les experts, le coup de feu à la tête avait entraîné la
mort en quelques minutes ; le passage de la jeep sur le corps n’avait
causé que des lésions mineures et non évaluables aux organes thoraciques et
abdominaux.
b) Les expertises médicolégales pratiquées
sur M.P. et sur D.R.
51. Après avoir quitté la place Alimonda, les trois carabiniers qui se trouvaient à bord de
la jeep s’étaient rendus aux urgences de l’hôpital de Gênes. M.P. avait signalé
des contusions diffuses à la jambe droite et un traumatisme crânien avec plaies
ouvertes ; en dépit de l’avis des médecins, qui voulaient l’hospitaliser,
M.P. avait signé une décharge et, vers 21 h 30, avait quitté l’hôpital. Il
souffrait d’un traumatisme crânien, provoqué selon lui par un coup à la tête
qui lui avait été porté avec un objet contondant lorsqu’il était à bord de la
jeep.
52. D.R. présentait des contusions et des
écorchures sur le nez et la pommette droite, des contusions à l’épaule gauche
et au pied gauche. F.C. souffrait d’un syndrome psychologique post-traumatique
guérissable en quinze jours.
53. Des expertises médicolégales furent
accomplies afin d’établir la nature de ces lésions et leur lien avec
l’agression subie par les occupants de la jeep. Ces expertises conclurent que
les blessures infligées à M.P. et à D.R. n’avaient pas mis leurs jours en
danger. Les blessures de M.P. à la tête avaient pu être causées par un jet de
pierre, mais on ne pouvait pas déterminer l’origine des autres blessures. La
lésion de D.R. au visage avait pu être provoquée par un jet de pierre, et celle
à l’épaule par un coup porté à l’aide d’une planche.
c) Les expertises balistiques ordonnées
par le parquet
i. La première expertise
54. Le 4 septembre 2001, le parquet
chargea M. Cantarella d’établir si les deux douilles
retrouvées sur les lieux (l’une dans la jeep, l’autre à quelques mètres du
corps de Carlo Giuliani – paragraphe 31 ci-dessus)
provenaient de la même arme, et en particulier de celle de M.P. Dans son
rapport du 5 décembre 2001, l’expert estima qu’il y avait 90 % de chances
que la douille découverte dans la jeep provînt du pistolet de M.P., alors qu’il
n’y avait que 10 % de chances que celle retrouvée à proximité du corps de
Carlo Giuliani fût issue de cette même arme. En
application de l’article 392 du code de procédure pénale (CPP), cette
expertise fut effectuée unilatéralement, c’est-à-dire sans possibilité pour la
partie lésée d’y participer.
ii. La deuxième expertise
55. Le parquet nomma un deuxième expert,
l’inspecteur de police Manetto. Dans un rapport
présenté le 15 janvier 2002, celui-ci indiqua qu’il y avait 60 % de
chances que la douille retrouvée près du corps de la victime provînt de l’arme
de M.P. Il conclut que les deux douilles provenaient de ce pistolet et estima
en outre que la distance entre M.P. et Carlo Giuliani
au moment de l’impact se situait entre 110 et 140 centimètres. Cette
expertise fut effectuée unilatéralement.
iii. La troisième expertise
56. Le 12 février 2002, le parquet chargea
un collège d’experts (composé de MM. Balossino,
Benedetti, Romanini et Torre) de « reconstituer,
même sous forme virtuelle, la conduite de M.P. et de Carlo Giuliani
dans les moments ayant immédiatement précédé et suivi l’instant où la balle a
atteint le corps ». Les experts devaient en particulier « déterminer
la distance ayant séparé M.P. et Carlo Giuliani, les
angles de vue respectifs et le champ de vision de M.P. à l’intérieur de la jeep
au moment des tirs ». Il ressort du dossier que M. Romanini
était l’auteur d’un article, publié en septembre 2001 dans une revue
spécialisée (TAC Armi), dans lequel il avait
affirmé, entre autres, que la conduite de M.P. s’analysait en une
« évidente réaction de défense, pleinement justifiée ».
57. Les représentants et les experts des
requérants participèrent aux actes de l’expertise collégiale. Me
Vinci, avocat des requérants, déclara ne pas vouloir formuler de demande d’incident
probatoire (incidente probatorio). L’article
392 § 1 f) et 2 du CPP permet notamment au parquet et au prévenu de prier le
juge des investigations préliminaires (giudice
per le indagini preliminari
– le « GIP ») d’ordonner une expertise si celle-ci concerne une
personne, une chose ou un lieu dont l’état est susceptible de se modifier de
manière inévitable ou lorsque, si elle était ordonnée au cours des débats,
cette expertise pourrait entraîner la suspension de ceux-ci pendant une période
supérieure à soixante jours. Aux termes de l’article 394 du CPP, la partie
lésée peut demander au parquet de solliciter un incident probatoire. S’il
décide de ne pas accepter cette demande, le parquet doit émettre une ordonnance
motivée et la notifier à la partie lésée.
58. Une descente sur les lieux fut
effectuée le 20 avril 2002. A cette occasion, un impact provoqué par un coup de
feu fut découvert sur le mur d’un bâtiment de la place Alimonda,
à environ cinq mètres de hauteur.
59. Le 10 juin 2002, les experts déposèrent
leur rapport. Ce document indiquait d’emblée que l’indisponibilité du cadavre
de Carlo Giuliani (en raison de son incinération)
avait constitué un important obstacle qui avait rendu le travail des experts
non exhaustif ; en effet, ceux-ci n’avaient pu ni réexaminer certaines
parties du corps ni rechercher des microtraces. Sur la base du « peu de
matériel à disposition », les experts tentaient d’abord de répondre à la
question de savoir quel avait été l’impact de la balle sur Carlo Giuliani, en exposant les considérations suivantes.
60. Les blessures au crâne étaient très
graves et avaient entraîné la mort « après peu de temps ». La balle
n’était pas sortie entière de la tête de Carlo Giuliani ;
en effet, il ressortait du compte rendu (referto
radiologico) du scanner « total
body » du cadavre effectué avant l’autopsie qu’au-dessus des os
de la partie occipitale se trouvait un « fragment sous-cutané probablement
de nature métallique ». De par son aspect, ce morceau de métal opaque
semblait être un fragment de blindage. L’orifice d’entrée sur le visage avait
un aspect qui ne se prêtait pas à une interprétation univoque, sa forme
irrégulière s’expliquant en premier lieu par la typologie des tissus de la zone
du corps atteinte par la balle. Une explication pouvait toutefois être avancée,
selon laquelle la balle n’avait peut-être pas frappé directement Carlo Giuliani mais avait rencontré un objet intermédiaire,
capable de la déformer et de la ralentir, avant d’atteindre le corps de la
victime. Cette hypothèse aurait expliqué les dimensions réduites de l’orifice
de sortie et le fait que la balle s’était fragmentée à l’intérieur de la tête
de Carlo Giuliani.
61. Les experts avaient retrouvé un petit
fragment métallique de plomb, provenant vraisemblablement de la balle, qui
s’était détaché de la cagoule de Carlo Giuliani lors
de la manipulation de celle-ci ; il était impossible de savoir si ce
fragment provenait de la partie antérieure, latérale ou postérieure de la
cagoule. Il portait des traces d’une matière n’appartenant pas au projectile en
tant que tel mais provenant d’un matériau utilisé dans la construction. En
outre, des micro-fragments de plomb avaient été trouvés à l’avant et à
l’arrière de la cagoule, ce qui semblait confirmer l’hypothèse selon laquelle
la balle avait en partie perdu son blindage lors de l’impact. Il n’était pas
possible d’établir la nature de l’« objet intermédiaire » qui aurait
été touché par la balle, mais l’on pouvait exclure qu’il s’agisse de
l’extincteur que Carlo Giuliani avait tenu à bout de
bras. La distance de tir avait été supérieure à 50-100 centimètres.
62. Pour reconstituer les faits dans le
cadre de la « théorie de l’objet intermédiaire », les experts avaient
ensuite procédé à des essais de tir et à des simulations vidéo et à l’aide d’un
logiciel. Ils concluaient qu’il n’était pas possible d’établir la trajectoire
de la balle parce que celle-ci avait certainement été modifiée par la
collision. Se fondant sur une séquence vidéo des faits montrant une pierre se
désintégrant en l’air et sur la détonation perçue dans la bande son, les
experts estimaient que la pierre avait explosé immédiatement après le coup de
feu. Une simulation par ordinateur montrait la balle tirée vers le haut qui
frappait Carlo Giuliani après avoir percuté cette
pierre, lancée par un autre manifestant contre la jeep. Les experts estimaient
que la distance entre Carlo Giuliani et la jeep avait
été d’environ 1,75 mètre et qu’au moment du coup de feu M.P. avait pu voir
Carlo Giuliani.
6. Les investigations menées par les
requérants
63. Les requérants déposèrent une
déclaration faite le 19 février 2002 devant leur avocat par J.M., un
manifestant. Ce dernier avait notamment déclaré que Carlo Giuliani
était encore vivant après le passage de la jeep sur son corps. Les requérants
produisirent également la déclaration d’un carabinier (V.M.) faisant état d’une
pratique selon lui répandue au sein des forces de l’ordre, consistant à
modifier les projectiles du type de celui utilisé par M.P. afin d’en accroître
la capacité d’expansion et donc de fragmentation.
64. Les requérants soumirent enfin deux
rapports rédigés par des experts qu’ils avaient eux-mêmes choisis. Selon l’un
d’eux, M. Gentile, la balle était déjà fragmentée au moment où elle avait
atteint la victime. La fragmentation de la balle pouvait s’expliquer par un
défaut de fabrication ou par une manipulation du projectile visant à accroître
sa capacité de fragmentation. De l’avis de l’expert, ces deux hypothèses se
vérifiaient toutefois rarement et, dès lors, étaient moins probables que celle
émise par les experts du parquet (à savoir que la balle avait heurté un objet
intermédiaire).
65. Les autres experts chargés par les
requérants de reconstituer le déroulement des faits estimaient que la pierre
s’était fragmentée en percutant non pas la balle tirée par M.P., mais la jeep.
Pour pouvoir reconstituer les faits à partir du matériel audiovisuel, et en
particulier à partir des photographies, il fallait forcément établir la
position précise du photographe, notamment son angle de vision, en tenant
compte également du type de matériel utilisé. En outre, il fallait mettre en
rapport, d’une part, les images et le temps, et, d’autre part, les images et le
son. Les experts des requérants critiquaient la méthode des experts du parquet,
qui s’étaient basés sur une « simulation vidéo et logicielle » et
n’avaient pas analysé les images disponibles avec rigueur et précision. Des
critiques étaient formulées également à l’égard de la méthode suivie lors des
essais de tir.
66. Les experts des requérants concluaient
qu’au moment du coup de feu Carlo Giuliani se
trouvait à environ trois mètres de la jeep. On ne pouvait pas nier que la balle
était fragmentée lorsqu’elle avait atteint la victime ; il n’en demeurait
pas moins qu’on devait exclure un impact avec la pierre qui apparaissait sur la
vidéo. En effet, une pierre aurait déformé la balle de manière différente et
aurait laissé un autre type de trace sur le corps de Carlo Giuliani.
De plus, M.P. n’avait pas tiré vers le haut.
D. La demande de classement et
l’opposition des requérants
1. La demande de classement sans suite
67. A l’issue de l’enquête interne, le
parquet de Gênes décida de demander le classement sans suite des accusations
portées contre M.P. et F.C. A titre préliminaire, il observait que
l’organisation des opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre
public avait été profondément modifiée dans la nuit du 19 au 20 juillet 2001,
et considérait que cela expliquait une partie des dysfonctionnements survenus
le 20 juillet. Il n’énumérait toutefois pas les modifications et les
dysfonctionnements qui en avaient découlé.
68. Le parquet notait ensuite que les
versions des faits de MM. Lauro et Cappello divergeaient sur un point précis : le premier
affirmait que la décision de poster les forces de l’ordre dans la rue Caffa pour bloquer les manifestants avait été prise d’un
commun accord, alors que le deuxième soutenait qu’il s’agissait d’une décision
unilatérale de M. Lauro, prise en dépit des risques
liés au nombre réduit des effectifs et à leur état de fatigue.
69. Par ailleurs, les experts
s’accordaient sur les faits suivants : le pistolet de M.P. avait tiré deux
balles, dont la première avait mortellement atteint Carlo Giuliani ;
la balle en cause ne s’était pas fragmentée uniquement parce qu’elle avait
atteint la victime ; la photographie montrant Carlo Giuliani
portant l’extincteur avait été prise alors qu’il se trouvait à environ trois
mètres de la jeep.
70. En revanche, les experts avaient des
opinions divergentes sur les points suivants :
a) au moment où il avait été atteint,
Carlo Giuliani était à 1,75 mètre de la jeep selon
les experts du parquet, mais à environ 3 mètres pour les experts de la famille Giuliani ;
b) pour les experts de la famille Giuliani, le tir était parti avant qu’on puisse voir la
pierre sur la vidéo, alors que les experts du parquet pensaient le contraire.
71. Les parties s’accordant à dire que la
balle était déjà fragmentée lorsqu’elle avait atteint la victime, le parquet en
déduisait qu’elles étaient également d’accord sur les causes de cette
fragmentation et que les requérants adhéraient à la « théorie de l’objet
intermédiaire ». Les autres hypothèses susceptibles d’expliquer la
fragmentation de la balle avancées par les requérants – telles qu’une
manipulation ou un défaut de fabrication du projectile – étaient considérées
par les requérants eux-mêmes comme étant beaucoup plus improbables. Dès lors,
ces hypothèses ne pouvaient selon le parquet fournir une explication valable.
72. L’enquête avait été longue, notamment
en raison des retards accusés par certains experts, de la
« superficialité » du rapport d’autopsie et des erreurs commises par
M. Cantarella, l’un des experts. En même temps, elle
avait permis d’aborder et d’approfondir toute question pertinente et de
conclure que l’hypothèse de la balle tirée vers le haut et déviée par une
pierre était « la plus convaincante ». En revanche, les éléments du dossier
ne permettaient pas d’établir si M.P. avait tiré dans la seule intention de
disperser les manifestants ou en prenant le risque d’en blesser ou d’en tuer un
ou plusieurs. Trois hypothèses, auxquelles « il n’y aura[it] jamais de
réponse certaine », pouvaient être formulées comme suit :
– il s’agissait de tirs d’intimidation et
donc d’un homicide involontaire ;
– M.P. avait tiré pour arrêter l’agression
et avait pris le risque de tuer, hypothèse dans laquelle il y avait eu homicide
volontaire ;
– M.P. avait visé Carlo Giuliani et il s’agissait d’un homicide volontaire.
Selon le parquet, les éléments du dossier
permettaient d’exclure la troisième hypothèse.
73. Le parquet considérait ensuite que la
collision entre la pierre et la balle n’était pas de nature à rompre le lien de
causalité entre le comportement de M.P. et le décès de Carlo Giuliani. Etant donné que ce lien de causalité subsistait,
la question était de savoir si M.P. avait agi en état de légitime défense.
74. Il était avéré que l’intégrité
physique des occupants de la jeep avait été menacée et que M.P. avait
« riposté » alors qu’il était en danger. Il fallait évaluer cette
riposte, tant du point de vue de la nécessité que de la proportionnalité,
« ce dernier aspect étant le plus délicat ».
75. De l’avis du parquet, M.P. n’avait pas
eu d’autre option et l’on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’il se conduisît
autrement, car « la jeep était encerclée par les manifestants [et]
l’agression physique contre les occupants était évidente et virulente ».
C’était à juste titre que M.P. avait eu le sentiment d’être en danger de mort.
Le pistolet était un instrument capable de faire cesser l’agression, et l’on ne
pouvait critiquer M.P. pour l’équipement qui lui avait été fourni. L’on ne
pouvait exiger de M.P. qu’il s’abstînt d’utiliser son arme et subît une
agression susceptible de menacer son intégrité physique. Ces considérations
justifiaient le classement sans suite de l’affaire.
2. L’opposition des requérants
76. Le 10 décembre 2002, les requérants
firent opposition à la demande de classement du parquet. Ils alléguaient que
puisque le parquet lui-même avait reconnu que l’enquête avait été caractérisée
par des erreurs et par des questions n’ayant pas trouvé de réponse certaine,
des débats contradictoires étaient indispensables à la recherche de la vérité.
Ils estimaient que l’on ne pouvait affirmer à la fois que M.P. avait tiré en
l’air et qu’il avait agi en état de légitime défense, d’autant que l’intéressé
avait déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au
moment de tirer.
77. Les requérants faisaient ensuite
remarquer que la thèse de l’objet intermédiaire, qu’ils contestaient, avait été
émise un an après les faits et se fondait sur une simple hypothèse non
corroborée par des éléments objectifs. D’autres explications pouvaient être
avancées.
78. Les requérants faisaient également
observer qu’il ressortait du dossier que Carlo Giuliani
était encore vivant après le passage de la jeep sur son corps. Ils soulignaient
que l’autopsie ayant conclu à l’absence de lésions appréciables provoquées par
les passages de la jeep avait été qualifiée de superficielle par le parquet, et
critiquaient le choix de confier aux carabiniers plusieurs actes d’enquête.
79. Il s’ensuivait que M.P. et F.C.
auraient dû être renvoyés en jugement. A titre subsidiaire, les requérants
demandaient l’accomplissement d’autres actes d’enquête, et notamment :
a) une expertise visant à établir les
causes et le moment du décès de Carlo Giuliani, en
particulier pour savoir si celui-ci était encore vivant pendant et après le
passage de la jeep ;
b) une audition du chef de la police, M.
De Gennaro, et du carabinier Zappia,
pour savoir quelles directives avaient été données quant au port de l’arme sur
la cuisse ;
c) la recherche et l’identification de la
personne ayant lancé la pierre qui aurait dévié la balle ;
d) une deuxième audition des manifestants
qui s’étaient présentés spontanément ;
e) l’audition du carabinier V.M., qui
avait fait état de la pratique consistant à entailler la pointe des projectiles
(paragraphe 63 ci-dessus) ;
f) une expertise sur les douilles
retrouvées et sur les armes de tous les agents présents place Alimonda au moment des faits.
3. L’audience devant la GIP
80. L’audience devant la GIP eut lieu le
17 avril 2003. Les requérants maintinrent leur thèse selon laquelle la
balle mortelle n’avait pas été déviée et avait directement atteint la victime.
Ils concédaient cependant qu’il n’y avait pas de preuves que M.P. eût modifié
le projectile pour le rendre plus performant ; il s’agissait là d’une
simple hypothèse.
81. Le représentant du parquet déclara
avoir l’impression que « certaines questions, dont [il avait] cru qu’elles
étaient l’objet d’une convergence, ne l’étaient pas et [qu]’il
y [avait] au contraire des divergences ». Il rappela que l’expert des
requérants, M. Gentile, était d’accord sur le fait que le projectile avait été
endommagé avant d’atteindre Carlo Giuliani. De plus,
il avait reconnu que, parmi les causes possibles du dommage, il y avait une
collision avec un objet ou un défaut intrinsèque du projectile, et que la
deuxième cause était moins probable que la première.
E. La décision de la GIP
82. Par une ordonnance déposée au greffe
le 5 mai 2003, la GIP de Gênes accueillit la demande de classement du parquet1.
1. L’établissement des faits
83. La GIP se référa à un résumé des faits
établi par un anonyme français et mis sur le net par un site anarchiste
(www.anarchy99.net), résumé qu’elle estimait crédible compte tenu de sa
concordance avec le matériel audiovisuel et les déclarations des témoins. Le récit
en question décrivait la situation ayant régné place Alimonda
et relatait une charge des manifestants contre les carabiniers avec, en
première ligne, ceux qui lançaient tout ce qu’ils trouvaient et, en deuxième
ligne, ceux qui transportaient des conteneurs et poubelles pouvant servir de
barricades mobiles. L’atmosphère sur la place était décrite comme
« furieuse », avec les forces de l’ordre attaquées par une foule qui
avançait, lançait des projectiles et en récupérait tout de suite d’autres. Les
carabiniers, à leur tour, lançaient des lacrymogènes, mais un contingent fut
finalement contraint de reculer vers la place Alimonda,
où l’une des deux jeeps qui les accompagnaient se trouva bloquée et encerclée
par les manifestants. Armés de barres de fer et d’autres objets, ces derniers
commencèrent à taper contre la carrosserie de la jeep, dont la vitre arrière
fut vite brisée. L’auteur du récit entendit deux détonations et put voir la
main de l’un des deux carabiniers à l’intérieur de la jeep tenant une arme.
Lorsque la jeep s’éloigna et que le bruit s’atténua, il aperçut le corps d’un
jeune homme grièvement blessé à la tête et gisant à terre. L’auteur du récit a
également décrit la colère de certains manifestants face à la nouvelle de la
mort de l’un d’entre eux.
84. La GIP observa que le récit du
manifestant anonyme concordait avec les conclusions de l’enquête selon
lesquelles, vers 17 heures, un groupe de manifestants s’était rassemblé rue Caffa, au croisement avec la rue Tolemaide,
érigeant des barricades avec des poubelles, des chariots de supermarché et
d’autres objets. A partir de cette barricade, le groupe avait commencé à lancer
de multiples pierres et objets contondants sur un contingent de carabiniers
qui, au départ positionné place Alimonda, à l’angle
avec la rue Caffa, avait commencé à avancer dans le
but d’arrêter les manifestants, dont le nombre avait entre-temps augmenté. Deux
jeeps, dont l’une conduite par F.C. et abritant M.P. et D.R., avaient rejoint
le contingent des carabiniers ; cependant, les manifestants avaient
violemment chargé, obligeant le contingent à se retirer. Les jeeps avaient fait
marche arrière vers la place Alimonda, où l’une
d’elles avait heurté un conteneur à déchets. En quelques instants, les
manifestants avaient encerclé le véhicule, le frappant avec tous les moyens
disponibles et lançant des pierres. Comme le montrait le matériel audiovisuel
versé au dossier, les vitres de la jeep avaient été brisées par des pierres,
des barres de fer et des bâtons. L’acharnement des manifestants contre la jeep
avait été « impressionnant » ; certaines pierres avaient atteint
les carabiniers au visage et à la tête, et l’un des manifestants, M. Monai, avait introduit une longue poutre en bois par l’une
des fenêtres, causant ainsi à D.R. des contusions avec écorchures à l’épaule
droite.
85. L’une des photographies montrait M.P.
en train de repousser un extincteur avec son pied ; il s’agissait très
probablement de l’objet métallique qui lui avait valu une importante contusion
à la jambe. Sur les photographies successives apparaissait une main tenant une
arme au-dessus de la roue de secours de la jeep, alors qu’un jeune homme (Carlo
Giuliani) se penchait vers le sol et soulevait un
extincteur, selon toute vraisemblance dans le but de le lancer vers la vitre
arrière de la jeep. C’était à ce moment-là que deux coups de feu avaient été
tirés depuis l’intérieur de la jeep et que le jeune homme était tombé à terre.
La jeep avait roulé à deux reprises sur son corps avant de pouvoir quitter les
lieux.
86. Tous les éléments disponibles, y
compris les déclarations de M.P. du 20 juillet 2001 (paragraphes 34-36
ci-dessus), amenaient à penser que le décès de Carlo Giuliani
avait été provoqué par l’un des coups de feu tirés par M.P. La GIP citait
presque intégralement les déclarations en question, où M.P. faisait état de sa
panique, des blessures qui lui avaient été infligées, ainsi qu’à D.R., et du
fait qu’au moment où il avait pointé son pistolet il n’avait vu personne mais
avait perçu la présence d’agresseurs à cause du lancement ininterrompu de
pierres. Cette version concordait avec les déclarations d’D.R. et de F.C.,
ainsi qu’avec celles d’autres militaires et des témoins. De plus, il ressortait
du dossier que M.P. avait des contusions et des blessures à la jambe droite, au
bras et au sommet du crâne ; D.R. souffrait d’excoriations au visage et de
contusions à l’épaule et au pied ; F.C. avait un syndrome post-traumatique
guérissable en quinze jours (paragraphes 51-53 ci-dessus).
2. La théorie de l’« objet intermédiaire »
87. La GIP prit acte de ce que les
éléments du dossier montraient que la première balle tirée par M.P. avait
mortellement touché Carlo Giuliani. En sortant par
l’os occipital du crâne, cette balle avait perdu un fragment de son revêtement,
comme cela ressortait des radiographies faites avant l’autopsie. Cette
circonstance, ainsi que les caractéristiques des blessures d’entrée et de
sortie, avaient amené les experts du parquet à formuler la thèse selon laquelle
le projectile avait percuté un objet avant d’atteindre Carlo Giuliani. En effet, la blessure d’entrée était très
irrégulière et la blessure de sortie avait des dimensions réduites, comme cela
se produisait en cas de déperdition d’énergie et/ou de fragmentation du
projectile.
88. En l’occurrence, il s’agissait d’un
projectile blindé de calibre 9 mm parabellum, donc de grande puissance. Cette
puissance et la faible résistance des tissus traversés par la balle
confirmaient la thèse des experts du parquet. De plus, dans la cagoule de la victime
on avait trouvé un « minuscule fragment de plomb », compatible avec
les projectiles dont M.P. disposait, et sur lequel étaient figés des particules
d’os, ce qui donnait à penser que la balle avait perdu une partie de son
blindage avant d’atteindre l’os.
89. Selon les simulations de tir, l’objet
intermédiaire ayant fragmenté la balle ne pouvait être ni l’extincteur porté
par la victime ni l’un des os qu’elle avait traversé ; il pouvait s’agir,
par contre, de l’une des nombreuses pierres lancées par les manifestants en
direction de la jeep. Cela semblait confirmé par la séquence vidéo montrant une
pierre qui se désintégrait en l’air, au moment même où l’on entendait une
détonation. La simultanéité du son et de la désintégration de l’objet
conduisait à juger moins convaincante la thèse des experts des requérants selon
laquelle la pierre en question s’était écrasée contre le toit de la jeep. De
plus, le fragment de plomb présent dans la cagoule de la victime portait des
traces de matériaux de construction. Enfin, les essais de tir montraient que
lorsqu’ils étaient percutés par un projectile, les objets composés de matériaux
de construction « explosaient » de manière similaire à celle visible
sur la séquence vidéo et endommageaient le blindage des cartouches. Les tests
accomplis montraient que la désintégration avait des caractéristiques
différentes (la production de poussière, moins abondante, était consécutive et
non concomitante à la fragmentation) lorsque de tels objets étaient lancés
contre un véhicule.
90. Le deuxième coup de feu tiré par M.P.
avait laissé une trace (à 5,30 mètres de haut) sur le mur de l’église de la
place Alimonda. Le premier avait atteint Carlo Giuliani. La trajectoire initiale de ce tir n’avait pas pu
être établie par l’expertise balistique. Les experts du parquet avaient
cependant pris en compte le fait que la jeep avait une hauteur de 1,96 mètre et
que la pierre visible dans le film se trouvait à une hauteur d’environ 1,90
mètre lorsque la caméra avait fixé l’image. Dès lors, ils avaient effectué des
essais de tir en positionnant l’arme à environ 1,30 mètre d’une pierre
suspendue à 1,90 mètre du sol : il en était résulté que le projectile
avait été dévié vers le bas et avait atteint un « bac de
récupération » (situé à 1,75 mètre de l’arme), à des hauteurs allant de
1,10 à 1,80 mètre. Ces données concordaient avec les dépositions de certains
manifestants, témoins oculaires des faits, selon lesquelles Carlo Giuliani se trouvait à environ 2 mètres de la jeep
lorsqu’il avait été mortellement atteint par la balle. Les experts du parquet
ne disposaient pas de ces dépositions au moment où ils avaient accompli leur
mandat.
91. A la lumière des éléments précédents,
il y avait lieu de penser que, conformément aux conclusions des experts du parquet,
le coup de feu avait été tiré vers le haut, au-dessus de Carlo Giuliani, qui mesurait 1,65 mètre. En effet, la pierre
s’était désintégrée à 1,90 mètre du sol.
3. L’angle visuel de M.P.
92. Il était probable que l’angle visuel
de M.P. avait été limité par la roue de secours de la jeep. Il était cependant
difficile d’avoir des certitudes sur ce point, car le visage de M.P.
n’apparaissait sur aucune des photographies versées au dossier, alors que ces
dernières montraient clairement sa main tenant l’arme. Les images donnaient
toutefois à penser qu’il était à moitié allongé (in posizione
semidistesa) ou accroupi sur le plancher, comme
le confirmaient les propres déclarations de M.P. ainsi que celles de D.R. et du
manifestant Predonzani. Cela permettait de conclure
que M.P. n’avait pas pu voir les personnes qui se trouvaient à proximité de la
porte arrière de la jeep au-dessous de la roue de secours, et qu’il avait tiré
dans le but d’intimider les manifestants.
4. La qualification juridique de la
conduite de M.P.
93. Ayant ainsi reconstitué les faits, la
GIP se pencha sur la qualification juridique de la conduite de M.P. A cet
égard, le parquet avait formulé deux hypothèses (paragraphe 72
ci-dessus) : a) que M.P. avait tiré le plus haut possible dans la seule
intention d’intimider les agresseurs, auquel cas il devait répondre d’un
homicide involontaire (omicidio colposo) ; b) que M.P. avait tiré sans viser quoi
ou qui que ce fût, dans l’intention de faire cesser l’agression, auquel cas il
devait répondre d’un homicide volontaire en raison d’un « dol
éventuel » parce qu’il avait accepté le risque de toucher des
manifestants.
94. La GIP estima que la première des
hypothèses du parquet n’était pas correcte. En effet, si M.P. avait tiré le
plus haut possible, sa conduite aurait été non punissable aux termes de
l’article 53 du code pénal (CP) et, en tout état de cause, le lien de causalité
aurait été interrompu par un facteur imprévisible et incontrôlable, à savoir la
collision du projectile avec un objet intermédiaire.
95. Si par contre l’on suivait la deuxième
hypothèse du parquet, il s’imposait d’établir si une cause de justification (à
savoir l’usage légitime des armes et/ou la légitime défense – articles 53 et 52
du CP, voir les paragraphes 142-144 ci-dessous) neutralisait la responsabilité
pénale et rendait la conduite de M.P. non punissable.
5. La question de savoir si M.P. avait
fait un usage légitime des armes (article 53 du CP)
96. La GIP se pencha d’abord sur la
question de savoir si le recours à une arme avait été nécessaire. L’article 53
du CP (paragraphe 143 ci-dessous) conférait aux officiers publics un pouvoir
plus ample que celui dont disposait toute personne dans le cadre de la légitime
défense ; en effet, cette cause de justification n’était pas subordonnée à
la condition de la proportionnalité entre menace et réaction, mais à celle de
la « nécessité ». Même pour les officiers publics, l’usage d’une arme
était un remède extrême (extrema ratio) ; cependant, la réalisation
d’un événement plus grave que celui prévu par l’officier public ne pouvait pas
être mise à la charge de ce dernier, car cela relevait du risque inhérent à
l’utilisation des armes à feu. En général, l’article 53 du CP justifiait le
recours à la force lorsqu’il était nécessaire pour contrer une violence ou une
résistance à l’autorité.
97. M.P. s’était trouvé dans une situation
d’extrême violence tendant à déstabiliser l’ordre public et visant les
carabiniers, dont l’intégrité physique était directement menacée. La GIP cita à
cet égard des extraits des témoignages de deux agresseurs de la jeep (MM. Predonzani et Monai) faisant
état, encore une fois, de la violence avec laquelle l’attaque avait été menée,
et se référa aux photographies versées au dossier. La conduite de la victime ne
s’analysait pas en un acte d’agression isolé, mais en l’une des phases d’une
violente attaque que plusieurs personnes avaient portée contre la jeep, en la
faisant basculer et en essayant, probablement, d’en ouvrir la porte arrière.
98. Les éléments du dossier amenaient à
exclure que M.P. eût délibérément visé Carlo Giuliani ;
cependant, à supposer même que tel eût été le cas, dans les circonstances
particulières de l’espèce sa conduite aurait été justifiée par l’article 53 du
CP, car il était légitime de tirer vers les agresseurs pour les obliger à
cesser leur attaque, en essayant en même temps de limiter les dégâts, par
exemple en évitant de toucher des organes vitaux. En conclusion, l’usage de
l’arme à feu était justifié et susceptible de ne pas être gravement
préjudiciable, dès lors que M.P. avait « certainement tiré vers le
haut » et que la balle avait atteint Carlo Giuliani
uniquement parce que sa trajectoire avait été déviée de manière imprévisible.
6. La question de savoir si M.P. avait agi
en état de légitime défense (article 52 du CP)
99. La GIP estima ensuite devoir décider
si M.P. avait agi en état de légitime défense, critère « plus
rigoureux » de neutralisation de la responsabilité. Elle estima que M.P.
avait, à juste titre, eu l’impression d’un danger pour son intégrité physique
et celle de ses compagnons, et que ce danger avait subsisté en raison de la
violente agression contre la jeep perpétrée par une foule d’agresseurs, et pas
seulement par Carlo Giuliani. Pour être appréciée
dans son contexte, la riposte de M.P. devait être mise en rapport avec cette
agression. La thèse de la famille de la victime, selon laquelle les blessures
que M.P. avait eues à la tête n’étaient pas dues aux pierres lancées par les
manifestants mais à un choc contre le levier interne du gyrophare positionné
sur le toit de la jeep, ne pouvait pas être retenue.
100. La riposte de M.P. avait été
nécessaire compte tenu du nombre d’agresseurs, des moyens utilisés, du
caractère continu des actes de violence, des blessures des carabiniers présents
dans la jeep et de la difficulté pour le véhicule de s’éloigner de la place
parce que le moteur avait calé. Cette riposte avait été adéquate, vu le degré
de violence.
101. Si M.P. n’avait pas sorti son arme et
tiré deux fois, l’agression n’aurait pas cessé, et si l’extincteur – que M.P.
avait déjà repoussé une fois avec sa jambe – avait pu pénétrer dans la jeep, il
aurait causé de graves blessures à ses occupants, voire pire. En matière de
proportionnalité entre agression et riposte, la Cour de cassation avait précisé
qu’il fallait mettre en relation les biens menacés et les moyens à la
disposition du prévenu, et qu’il pouvait y avoir légitime défense même si le
préjudice infligé à l’agresseur était légèrement supérieur à celui que le
prévenu risquait de subir (voir arrêt de la première section de la Cour de
cassation no 08204 du 13 avril 1987, Catania).
De plus, la riposte devait être celle qui, dans les circonstances de l’espèce,
était la seule possible, d’autres ripostes moins préjudiciables pour
l’agresseur étant impropres à écarter le danger (voir arrêt de la première
section de la Cour de cassation no 02554 du 1er décembre
1995, P.M. et Vellino). Lorsque l’agressé disposait
d’une arme à feu comme seul moyen de défense, il devait se limiter à se montrer
prêt à l’utiliser ou bien tirer vers le sol ou en l’air, ou encore vers
l’agresseur mais en essayant toutefois de le toucher dans des zones non vitales
afin de le blesser et non de le tuer (voir arrêt de la Cour de cassation du 20
septembre 1982, Tosani).
102. En l’espèce, M.P. disposait d’un seul
moyen pour contrer l’agression : son arme à feu. Il en avait fait un usage
proportionné, dès lors qu’avant de tirer il avait hurlé aux manifestants de
s’en aller pour que ceux-ci changent de comportement ; puis il avait tiré
vers le haut et la balle avait atteint la victime par une tragique fatalité (per
una tragica fatalità). S’il avait voulu être certain de causer des
dommages à ses agresseurs, il aurait tiré à travers les vitres latérales de la
jeep, à côté desquelles se trouvaient de nombreux manifestants. Il s’ensuivait
qu’il avait agi en état de légitime défense. Cela étant, peu importait de
savoir si M.P. avait pu entrevoir Carlo Giuliani
(comme le soutenaient les experts des requérants et l’estimaient possible les
experts du parquet) ou si, comme cela était plus probable, il ne l’avait pas vu
et avait tiré le plus haut qu’il avait pu depuis sa position, en acceptant le
risque de toucher quelqu’un.
7. Les accusations portées contre F.C.
103. La GIP estima en outre que les
éléments du dossier permettaient d’exclure la responsabilité pénale de F.C.,
étant donné que, comme l’avaient indiqué les experts médicolégaux, la mort de
Carlo Giuliani avait certainement été provoquée, en
quelques minutes, par le coup de feu. Les passages de la jeep sur le corps de
la victime n’avaient causé que des contusions et des ecchymoses. En tout état
de cause, compte tenu de la confusion qui régnait autour de la jeep, F.C.
n’avait pu ni voir Carlo Giuliani ni s’apercevoir
qu’il s’était effondré à terre.
8. Le rejet des demandes des requérants
visant à l’obtention d’un complément d’instruction
104. La GIP rejeta toutes les demandes des
requérants tendant à l’accomplissement de nouveaux actes d’investigation
(paragraphe 79 ci-dessus). Les motivations de ce rejet peuvent se résumer comme
suit :
a) quant à l’expertise médicolégale pour
déterminer si Carlo Giuliani était encore vivant au
moment où la jeep avait roulé sur lui (paragraphe 79 a) ci-dessus),
les vérifications précédemment accomplies à cet égard avaient été
scrupuleuses ; de plus, la partie lésée avait eu l’opportunité de mandater
un expert de son choix pour assister à l’autopsie mais ne s’était pas prévalue
de cette possibilité, et le cadavre de la victime avait été incinéré trois
jours à peine après sa mort, ce qui avait rendu impossible toute vérification
ultérieure ;
b) quant à l’audition du chef de la police
De Gennaro et du sous-lieutenant des carabiniers Zappia, au sujet de la régularité de l’utilisation des
« étuis de cuisse » comme celui dont M.P. avait extrait l’arme
(paragraphe 79 b) ci-dessus), il était évident que les directives données en
matière de maintien de l’ordre public ne pouvaient avoir qu’un caractère
général et ne contenaient pas d’instructions applicables à des situations
imprévisibles d’attaques directes contre les militaires ; en outre, la
manière dont M.P. avait porté le pistolet n’avait aucune pertinence en
l’espèce, étant donné que l’intéressé pouvait légitimement faire usage de son
arme quel que fût l’endroit où il la portait ou le lieu où il l’avait
prise ;
c) toute recherche afin d’identifier la
personne qui avait lancé la pierre ayant dévié la balle de sa trajectoire
(paragraphe 79 c) ci-dessus) était vouée à l’échec, attendu qu’il n’était pas
réaliste de penser que les manifestants avaient suivi la trajectoire des
pierres après les avoir lancées ; en tout état de cause, il aurait été
impossible d’identifier le lanceur en question et ses déclarations n’auraient
pas été pertinentes par rapport aux conclusions techniques dont la GIP
disposait ;
d) une nouvelle audition des manifestants Monai et Predonzani sur le
comportement des militaires à l’intérieur de la jeep, sur le nombre de
manifestants présents à proximité du véhicule, sur la personne qui, dans la
jeep, avait réellement saisi l’arme, sur la position de Carlo Giuliani et sur le nombre de vitres de la jeep qui étaient
brisées (paragraphe 79 d) ci-dessus), était parfaitement inutile. Ces témoins
avaient fait des déclarations très peu de temps après les faits et alors qu’ils
en avaient un souvenir plus vif ; ces déclarations contenaient des détails
extrêmement précis, confirmés par les documents vidéo et photographiques versés
au dossier. Enfin, il n’était pas pertinent de savoir combien de vitres de la
jeep avaient été brisées, car il était incontestable que certaines vitres du
côté droit et la vitre arrière l’étaient ;
e) il n’était pas nécessaire d’entendre M.
D’Auria, censé confirmer que, contrairement à ce que
M.P. avait laissé entendre, aucun cocktail Molotov n’avait été lancé place Alimonda, et indiquer la distance à laquelle il s’était
trouvé au moment de prendre la photographie sur laquelle les experts du parquet
s’étaient fondés pour effectuer la reconstitution balistique. En effet, la
photographie en question n’avait été qu’un point de départ pour déterminer la
position dans laquelle se trouvait Carlo Giuliani ;
celle-ci avait été déduite de la position des personnes par rapport aux
éléments fixes présents sur la place. De plus, M.P. n’avait jamais affirmé que
des cocktails Molotov avaient été lancés place Alimonda,
mais s’était borné à dire qu’il avait craint un tel scénario ;
f) quant à l’audition du maréchal Primavera concernant le moment où la vitre arrière du hayon
de la jeep avait été brisée, les photographies montraient clairement que cela
s’était produit bien avant les tirs et que ces derniers n’étaient pas la cause
de la casse de la vitre ; une perception différente du témoin dont les requérants
sollicitaient l’audition n’aurait pas été de nature à changer ces
conclusions ;
g) les images filmées place Alimonda par deux carabiniers dont les casques étaient
équipés de caméras vidéo avaient déjà été versées au dossier ;
h) l’audition du carabinier V.M., au sujet
de la pratique consistant à entailler la pointe des projectiles (paragraphe 79
e) ci-dessus) était sans intérêt ; l’on ne pouvait qu’assumer que cette
mauvaise pratique était peu répandue, et en tout état de cause l’on disposait
déjà des résultats des expertises balistiques, reposant sur des vérifications
objectives. De plus, rien n’indiquait qu’en l’espèce M.P. avait suivi la
pratique en question, attendu que les autres balles trouvées dans le chargeur
de son pistolet s’étaient avérées parfaitement normales ;
i) il était incontestable que les dégâts causés à la
jeep avaient pour origine le lancement de pierres et d’autres objets
contondants ; il n’était donc pas nécessaire d’ordonner une expertise
technique sur ce véhicule ;
j) l’expertise technique sur les douilles saisies,
afin d’établir de quelle arme elles provenaient (paragraphe 79 f) ci-dessus),
était une « vérification dénuée de toute utilité concrète », car il
n’y avait aucun doute que le tir mortel était parti de l’arme de M.P. ;
cela était confirmé par les déclarations de l’intéressé et par les résultats
des expertises.
9. La décision de déléguer aux carabiniers
l’accomplissement de certains actes d’enquête
105. La GIP écarta les critiques des
avocats des requérants, selon lesquelles il avait été inopportun de déléguer de
nombreux aspects de l’enquête aux carabiniers et de mener un grand nombre
d’auditions en présence de membres de l’Arme des carabiniers. Elle releva que
l’on avait reconstitué les faits survenus place Alimonda
grâce à plusieurs documents vidéo et photographiques versés au dossier et
d’après les déclarations des personnes mêmes qui avaient participé aux
événements, en prenant en considération toute hypothèse plausible.
106. A la lumière de tout ce qui précède,
la GIP de Gênes estima qu’il y avait lieu de classer l’affaire.
F. L’enquête parlementaire d’information
107. Le 2 août 2001, les présidents du
Sénat et de la Chambre des députés décidèrent qu’une enquête d’information (indagine conoscitiva)
sur les faits survenus lors du G8 de Gênes serait menée par les commissions des
affaires constitutionnelles des deux branches du Parlement. A cette fin, il fut
créé une commission représentative des groupes parlementaires, composée de
dix-huit députés et de dix-huit sénateurs (la « commission
parlementaire »).
108. Le 8 août 2001, la commission
parlementaire entendit le commandant général de l’Arme des carabiniers. Ce
dernier déclara notamment que, pour épauler les 1 200 militaires du
commandement provincial, 4 673 nouvelles unités plus 375 carabiniers
spécialisés avaient été envoyés à Gênes. Seuls 27 % des hommes présents à
Gênes étaient des carabiniers auxiliaires en service militaire (pour les
opérations de maintien de l’ordre public, ce pourcentage s’élevait d’ordinaire
à 70 %). La plupart de ces carabiniers auxiliaires avaient effectué neuf
ou dix mois de service et avaient déjà été employés dans des contextes
comparables. A partir d’avril 2001, l’ensemble de l’effectif censé intervenir à
Gênes avait bénéficié d’une formation en matière d’ordre public et
d’utilisation du matériel en dotation. Des exercices collectifs et des
séminaires avaient été organisés ; ces derniers avaient porté sur
l’identification des menaces potentielles et sur la topographie de Gênes. Tous
les membres de l’effectif disposaient d’un casque de protection, de boucliers,
de matraques, de masques à gaz et de combinaisons ignifuges avec protections
pour les parties du corps les plus exposées. Les militaires avaient un pistolet
(pistola d’ordinanza),
et de nombreux engins lance-lacrymogènes avaient été fournis aux
pelotons ; de plus, il y avait 100 véhicules blindés et 226 véhicules avec
grilles de protection, auxquels s’ajoutaient des véhicules spéciaux (par
exemple, des véhicules dotés de barrières mobiles pour renforcer les barrières
fixes de protection de la zone rouge).
109. Il ressort d’une note du commandement
général de l’Arme des carabiniers qu’en vue du G8 une élite (aliquota scelta) de
928 unités avait bénéficié d’un programme d’entraînement à Velletri,
couvrant à la fois des sujets théoriques (psychologie de la foule et des
groupes d’opposition, techniques de maintien de l’ordre public, gestion des
situations d’urgence) et pratiques (activité physique, utilisation de moyens,
matériels et équipement, exercice final « avec debriefing »).
Le reste des effectifs avait bénéficié d’un cours de trois jours sur les
techniques à employer dans les opérations de maintien de l’ordre public.
Quarante-huit officiers avaient pris part à un séminaire d’information portant
notamment sur la topographie de la ville de Gênes.
110. Le 5 septembre 2001, la commission
parlementaire entendit M. Lauro, un
fonctionnaire de la police de Rome qui avait participé aux opérations de
maintien et de rétablissement de l’ordre public à Gênes (paragraphe 34
ci-dessus).
111. M. Lauro
déclara que les carabiniers étaient équipés de laryngophones, instruments
permettant de communiquer entre eux très rapidement. Appelé à expliquer
pourquoi les forces de l’ordre se trouvant assez près de la jeep (à une
distance comprise entre 15 et 20 mètres) n’étaient pas intervenues, M. Lauro répondit que les hommes étaient en service depuis le
matin et avaient eu plusieurs accrochages pendant la journée. Il ajouta qu’il
n’avait pas remarqué au moment des faits qu’il y avait un groupe de carabiniers
et de policiers qui auraient pu intervenir.
112. Quant à la fonction des deux jeeps,
M. Lauro expliqua que celles-ci avaient apporté du ravitaillement
aux alentours de 16 heures, qu’elles étaient reparties puis étaient revenues
environ une heure plus tard pour vérifier s’il y avait des blessés. En outre,
M. Lauro déclara avoir appelé une ambulance pour
Carlo Giuliani, car il n’y avait pas de médecin sur
place.
113. Le 20 septembre 2001, la commission
parlementaire déposa un rapport contenant les conclusions de sa majorité à
l’issue de l’enquête d’information. Ce document traite des modalités
d’organisation du G8 de Gênes, du contexte politique et protestataire ayant
entouré cette rencontre et des événements similaires dans le monde, et des
nombreux contacts ayant eu lieu entre les représentants des institutions et des
associations faisant partie du Genoa Social
Forum dans le but d’éviter des troubles de l’ordre public et de préparer
l’accueil des manifestants. En dépit de ce dialogue, le mouvement protestataire
n’était pas parvenu à isoler les éléments violents, « environ 10 000
personnes » ; parmi celles-ci, il fallait distinguer les Black Bloc
des sujets « parasitaires », c’est-à-dire de ceux qui profitaient des
cortèges pour se cacher.
114. Dix-huit mille unités des forces
de l’ordre avaient participé aux opérations, les délégués étaient environ
2 000 et les journalistes agréés 4 750 ; les manifestants
étaient des dizaines de milliers (100 000 avaient pris part à la
manifestation finale). Des séminaires sur la coordination et la formation des
forces de l’ordre (avec intervention de formateurs appartenant à la police de
Los Angeles) avaient eu lieu le 24 avril et les 18 et 19 juin 2001). Les
organes intéressés avaient fait – quoiqu’avec un retard déplorable – des
exercices pratiques. L’administration avait fait des recherches sur les
munitions non létales (parmi lesquelles les balles en caoutchouc), notamment
par des missions d’étude auprès de polices étrangères. Les autorités avaient
été informées que des Black Bloc issus de milieux anarchistes italiens
et étrangers étaient susceptibles de se rendre à Gênes. Après des contacts avec
des polices étrangères, il avait été décidé de suspendre l’application des
accords de Schengen du 13 au 21 juillet 2001. A partir du 14 juillet, des
contrôles avaient eu lieu aux frontières italiennes pour sélectionner l’entrée
des manifestants et empêcher l’accès d’éléments violents. Entre-temps, par une
ordonnance du 12 juillet 2001, le questore de
Gênes avait indiqué les zones de la ville où le G8 et les manifestations
allaient se dérouler ainsi que, de manière analytique, le dispositif de sûreté
mis en place dans chaque secteur.
115. La commission parlementaire examina
ensuite les différents épisodes de violence et les confrontations ayant eu lieu
entre les forces de l’ordre et les manifestants les 19, 20 et 21 juillet 2001
(en particulier lors d’une perquisition dans une école, définie par la
commission comme étant « peut-être l’exemple le plus significatif de
carences organisationnelles et de dysfonctionnements opérationnels »).
Concernant spécifiquement la mort de Carlo Giuliani,
la commission observa qu’un carabinier avait effectué le tir mortel alors que
la victime s’apprêtait à lancer vers lui un extincteur ; ledit carabinier
avait auparavant été atteint à la tête par un coup porté par un autre
manifestant. Etant donné qu’une enquête pénale était pendante, la commission
décida de concentrer son analyse sur la « situation générale qui avait
engendré l’événement tragique », en examinant notamment le système de
communication entre les contingents des forces de l’ordre, leurs commandants et
les centres opérationnels, afin de vérifier les modalités de la coordination
entre les différents secteurs. La commission releva en outre que la
« cause fondamentale » de la perte d’une vie humaine était « la
violence aveugle exercée par les groupes extrémistes qui mett[aient]
en danger la vie des jeunes qui [étaient] mêlés à leurs activités
criminelles ».
116. Selon la commission, dans son
ensemble le G8 avait eu des résultats positifs. Bien que certaines carences
eussent été relevées dans la coordination des opérations, il ne fallait pas
oublier que les forces de l’ordre avaient été confrontées à un nombre de sujets
violents compris entre 6 000 et 9 000, et non isolés par les
manifestants pacifiques (la commission évoqua à cet égard le « double
jeu » pratiqué par le Genoa Social
Forum). Le rapport de la commission parlementaire se concluait
ainsi :
« La commission (...) rappelle que la violence
n’est pas et ne doit pas être un moyen d’action politique et que dans un pays
démocratique la légalité est une valeur fondamentale. En même temps, elle
souligne avec force l’intangibilité des principes constitutionnels que sont la
liberté de manifester sa pensée, le respect de la personne –également, voire
surtout, lorsqu’elle est privée de liberté par arrestation –, ainsi que la
nécessité de protéger la sûreté des citoyens et l’ordre public ; [la
commission] souhaite que, si des faits érigés en infractions pénales ou
disciplinaires sont établis, l’autorité judiciaire et les organes
administratifs en identifient les responsables et sanctionnent les conduites
[répréhensibles]. »
117. Le Gouvernement a produit devant la
Cour les procès-verbaux des auditions, devant la commission parlementaire, du
ministre de l’Intérieur, du directeur général du département de la sûreté
publique et du commandant général de la police du fisc.
118. Le 20 septembre 2001, des membres du
Parlement demandèrent au Gouvernement d’expliquer pour quelles raisons les
forces de l’ordre déployées lors d’opérations de maintien et de rétablissement
de l’ordre public étaient équipées de balles létales et non de balles en
caoutchouc. Les membres du Parlement en question prônaient l’utilisation de ce
type de projectiles, arguant qu’ils avaient été employés à plusieurs reprises
et avec succès dans des pays étrangers.
119. Le représentant du Gouvernement
répondit que la législation ne prévoyait pas cette possibilité et que, du
reste, il n’était pas établi que de telles munitions ne causaient pas elles
aussi des dommages très graves à la victime. Enfin, il expliqua que des recherches
sur l’opportunité d’introduire des armes non létales étaient en cours.
120. Le 22 juin 2006, les requérants
sollicitèrent auprès de la présidence du Conseil des ministres et du ministère
de la Défense la réparation des préjudices subis en conséquence du décès de
Carlo Giuliani. Le Gouvernement a précisé qu’il avait
été décidé de ne pas accepter cette demande au motif qu’il avait été
établi dans le cadre d’une procédure pénale que M.P. avait agi en état de
légitime défense. Pour la même raison, aucune poursuite disciplinaire ne fut
entamée à l’encontre de M.P.
G. Les décisions rendues dans le
« procès des 25 »
1. Le jugement de première instance
121. Le 13 mars 2008, le tribunal de Gênes
rendit publique la motivation du jugement adopté le 14 décembre 2007, à l’issue
du procès intenté contre vingt-cinq manifestants pour plusieurs infractions
commises le 20 juillet 2001 (notamment dégradation, vol, dévastation, saccage,
actes de violence à l’encontre de membres des forces de l’ordre). Au cours des
débats, étalés sur 144 audiences, le tribunal de Gênes put notamment entendre
de nombreux témoins et examiner une abondante documentation audiovisuelle.
122. Le tribunal estima notamment que
l’attaque des carabiniers contre le cortège des Tute
Bianche avait été illégale et arbitraire. En
effet, le cortège avait été autorisé et les manifestants n’avaient pas
commis d’actes significatifs de violence à l’égard des carabiniers. L’attaque
de ces derniers avait été menée contre des centaines de personnes inoffensives et
aucun ordre de se disperser n’avait été donné. La charge consécutive avait
elle aussi été illégale et arbitraire. Elle n’avait pas été précédée par une
sommation de se disperser, n’avait pas été ordonnée par l’officier qui en avait
la compétence et n’avait pas été nécessaire.
123. Les modalités d’intervention avaient
été elles aussi illégales : les carabiniers avaient lancé des engins
lacrymogènes à hauteur d’homme ; beaucoup de manifestants présentaient des
blessures causées par des matraques non régulières ; les blindés avaient
défoncé les barricades et poursuivi la foule sur les trottoirs, avec
l’intention manifeste de faire mal.
124. Le caractère illégal et arbitraire
des agissements des carabiniers justifiait les comportements de résistance
adoptés par les manifestants lors de l’usage de gaz lacrymogène, de l’assaut du
cortège et des accrochages survenus dans les rues latérales jusqu’à 15 h 30,
soit jusqu’au moment où les carabiniers avaient exécuté l’ordre d’arrêter et de
laisser passer le cortège. Selon le tribunal, les accusés s’étaient trouvés
dans une situation de « réponse nécessaire » face aux actes
arbitraires de la force publique, au sens de l’article 4 du décret législatif no 288
de 1944. Cette disposition se lit ainsi :
« Les articles 336, 337, 338, 339, 341, 342, 343
du code pénal [normes sanctionnant divers actes de résistance contre la force
publique] ne s’appliquent pas lorsque l’officier public ou la personne chargée
d’un service public a causé le fait prévu par ces articles en dépassant par des
actes arbitraires les limites de ses fonctions. »
125. Le tribunal décida de transmettre le
dossier au parquet, au motif que les déclarations de M. Mondelli
et de deux autres membres des forces de l’ordre (selon lesquelles leur attaque
avait été nécessaire pour riposter à l’agression des manifestants) ne
correspondaient pas à la réalité.
126. Après 15 h 30, même si les
manifestants avaient peut-être gardé le sentiment d’avoir été victimes d’abus
et d’injustices, leur comportement n’était plus défensif mais inspiré par un
désir de vengeance ; dès lors, il était injustifié et punissable.
127. L’attaque ordonnée par le
fonctionnaire de police Lauro, qui avait déclenché
les faits survenus place Alimonda, n’avait été ni
illégale ni arbitraire. Par conséquent, la violente réaction des manifestants,
qui avait conduit à la poursuite des carabiniers et à l’assaut contre la jeep,
ne pouvait pas passer pour une réaction de défense.
128. Les carabiniers à bord de la jeep
avaient pu craindre de faire l’objet d’une tentative de lynchage. Le fait que
les manifestants les entourant ne disposaient pas de cocktails Molotov et
n’étaient donc pas en mesure d’incendier le véhicule était un élément
appréciable ex post. On ne pouvait reprocher aux occupants de la jeep
d’avoir cédé à la panique.
129. Carlo Giuliani
s’était probablement trouvé à quatre mètres de la jeep lorsqu’il avait été
abattu. M.P. avait déclaré qu’il voyait uniquement ce qui se passait dans
l’habitacle. Au moment du tir, il était allongé et avait les pieds orientés
vers la porte arrière du véhicule. Il avait pris D.R. sur lui et ne voyait pas
sa propre main : il ne pouvait pas dire si sa main s’était trouvée à
l’intérieur ou à l’extérieur de l’habitacle. En tout cas, il avait tiré vers le
haut.
130. Le jugement du tribunal mentionne les
déclarations de l’expert Marco Salvi, qui a autopsié le corps de Carlo Giuliani. Celui-ci a notamment affirmé que la trajectoire
du tir mortel indiquait un tir direct et que le fragment métallique logé dans
le corps de la victime était très difficile à trouver. En effet,
ce fragment, visible au scanner (paragraphe 60 ci-dessus), « devait être
très petit » ; on l’avait cherché en sectionnant « par
étages » (per piani) la masse cérébrale,
qui cependant était endommagée et gorgée de sang ; plus les experts
avaient sectionné, plus les tissus s’étaient altérés. Etant donné qu’il
ne s’agissait pas d’un projectile et qu’il n’était pas utile pour les
vérifications balistiques, les experts avaient estimé que le fragment en question
était un détail sans importance (un particolare irrilevante) et n’avaient pas poursuivi leurs
recherches.
2. L’arrêt d’appel
131. Vingt-quatre des prévenus
interjetèrent appel contre le jugement de première instance. Par un arrêt du 9
octobre 2009, dont le texte fut déposé au greffe le 23 décembre 2009, la cour
d’appel de Gênes confirma en partie les condamnations prononcées par le
tribunal, alourdit certaines peines et déclara certaines infractions
prescrites.
132. Concernant l’attaque des carabiniers
contre le cortège des Tute Bianche, la cour d’appel souscrivit pour l’essentiel à
la thèse du tribunal. Elle observa que les carabiniers avaient croisé le
cortège, qui comptait environ 10 000 personnes, en conséquence des
itinéraires qui leur avaient été indiqués par la centrale opérationnelle. Le
front du cortège, ou « groupe de contact », était composé d’une
vingtaine de personnes, pour la plupart des parlementaires, des maires, des
personnalités du monde culturel et des journalistes. Il y avait ensuite une
série de protections en plexiglas, jointes entre elles ; puis suivait la
« tête du cortège », formée de manifestants munis de casques et de
protections pour les épaules et les bras. Le cortège n’avait pas croisé de
zones de heurts mais avait simplement marché sur deux kilomètres environ, sans
rencontrer aucun obstacle. Les protections montraient que, bien que non munis
d’objets contondants, les manifestants étaient prêts à d’éventuels
affrontements.
133. Dans ces circonstances, il était
difficile de comprendre pourquoi les officiers Bruno et Mondelli
avaient décidé de lancer un assaut contre le cortège : ils n’avaient pas
reçu d’ordres en ce sens et, au contraire, avaient été priés de ne pas le
croiser ; lorsque la centrale opérationnelle avait compris qu’un assaut
était en cours, des cris de désapprobation avaient retenti.
134. Les carabiniers avaient été appelés à
intervenir d’urgence à la prison de Marassi, où les
forces de l’ordre ne parvenaient pas à faire face à l’assaut des Black Bloc ;
dès lors, lorsqu’ils avaient croisé le cortège, ils avaient tenté de libérer le
carrefour et le tunnel qu’ils souhaitaient emprunter. Selon le témoignage
estimé « neutre », et donc crédible, d’un journaliste, des jeunes
appartenant au groupe des Black Bloc, arrivés de la direction opposée à
celle du cortège, avaient lancé des pierres vers les carabiniers ; cela
avait déclenché le lancement des bombes lacrymogènes, ordonné par M. Bruno. La
cour d’appel en conclut que même si la charge des carabiniers avait été illégitime,
la situation dans laquelle ils avaient été appelés à intervenir se
caractérisait par la violence des Black Bloc, qui avaient précédemment
saccagé d’autres parties de la ville, et par les circonstances que le
croisement qu’ils devaient traverser était occupé par la foule et que le tunnel
était encombré de barricades.
135. Le tribunal avait à juste titre
qualifié d’illégitimes les comportements suivants des carabiniers :
a) le lancement de lacrymogènes à hauteur
d’homme ;
b) le manquement à ordonner la dispersion du cortège,
qui n’avait pas troublé l’ordre public et qui n’aurait pu pénétrer dans la zone
rouge que beaucoup plus loin, au niveau de la place Verdi ;
c) l’assaut du cortège autorisé, pacifique et composé
de manifestants non armés ; si les Black Bloc avaient gravement
troublé l’ordre public dans d’autres parties de la ville, rien ne prouvait
qu’ils étaient « couverts » par le cortège, c’est-à-dire qu’ils
s’étaient cachés en son sein avant ou après la commission d’actes de
vandalisme.
136. De plus, il y avait eu des actes
arbitraires, à savoir : l’utilisation de bâtons (manganelli)
non réglementaires (des morceaux de bois ou de fer enveloppés de scotch, à
l’origine de coupures et saignements sévères) ; l’utilisation de blindés
pour faire des « avancées » parmi les manifestants, en poursuivant à
vive allure certains d’entre eux sur les trottoirs (la cour d’appel observa que
les blindés ne disposaient pas de freins suffisamment sûrs et que l’un d’entre
eux avait poursuivi un manifestant en « zigzaguant », donnant
l’impression de vouloir le renverser) ; l’infliction de lésions d’une
gravité excessive et le passage à tabac de manifestants, de journalistes
et du conducteur d’une ambulance.
137. L’assaut, illégitime et arbitraire,
avait provoqué la réaction des manifestants, non punissable compte tenu de la
cause de justification prévue à l’article 4 du décret législatif no
288 de 1944. Cependant, lorsque les carabiniers s’étaient retirés et qu’un
blindé était tombé en panne, le danger pour les manifestants avait cessé. Dès
lors, l’attaque du véhicule et de ses occupants ne s’analysait pas en un acte
de défense mais en un acte de rétorsion. A partir de ce moment, les Tute Bianche avaient
« reconquis » leur droit de réunion et de manifestation, et tout acte
de violence et de vandalisme de leur part, y compris la dégradation du blindé
en question, était constitutif d’une infraction pénale.
138. La cour d’appel souscrivit à la thèse
du tribunal selon laquelle, en dépit de leur réaction violente, les membres du
cortège n’étaient pas responsables de l’infraction de dégradation. Les dégâts
provoqués avaient été peu importants et étaient résultés
de l’utilisation d’objets (voitures et conteneurs à déchets) comme protections
contre les carabiniers. A la différence des Black Bloc, les Tute Bianche
n’étaient pas descendues dans la rue avec l’intention de porter atteinte à des
biens privés ou publics symbolisant le système qu’ils contestaient. Les dégâts
n’avaient concerné que la zone plutôt restreinte où la réaction s’était
produite et, de manière générale, avaient cessé lorsque les carabiniers
s’étaient retirés. Bien qu’« inquiétantes », les protections portées
par les manifestants des premiers rangs ne pouvaient faire présumer qu’ils
avaient l’intention de se livrer à des actes de violence.
H. Le matériel audiovisuel produit par les
parties
139. Au cours de la procédure devant la
Cour, les parties ont soumis de nombreux supports audiovisuels. Ainsi, les
CD-Rom produits par le Gouvernement et les requérants le 28 juin et le 9
juillet 2010 respectivement ont été visionnés par les juges de la Grande
Chambre le 27 septembre 2010 (paragraphe 9 ci-dessus). Ces documents montrent
plusieurs phases des manifestations ayant eu lieu à Gênes le 20 juillet 2001,
et contiennent les images des instants ayant précédé et suivi le tir qui a
entraîné la mort de Carlo Giuliani. Elles montrent
également les violences perpétrées par les manifestants (jets de pierres,
charges contre les forces de l’ordre, actes de vandalisme sur la voie publique
et envers les véhicules de la police et des carabiniers), ainsi que celles
pouvant être imputées aux autorités. Dans certaines séquences, on voit des
blindés de la police en train de poursuivre à vive allure les manifestants sur
les trottoirs et des policiers en train de passer à tabac un manifestant gisant
à terre. Le CD-Rom produit par les requérants contient également des extraits
de la déposition de M. Lauro et d’une interview
de M.P., transmise par une chaîne de télévision.
I. Les documents administratifs produits
par le Gouvernement
140. Le Gouvernement a produit de nombreux
documents administratifs provenant de la direction de la police, du ministère
de l’Intérieur et de la Chambre des députés. Les documents pertinents pour la
présente affaire font état des éléments suivants :
– le 6 février 2001, le département de la sûreté
publique du ministère de l’Intérieur avait adressé à tous les questori une circulaire rappelant notamment que le
lancement d’engins lacrymogènes devait être considéré comme un « recours
extrême pour faire face à des situations d’une gravité particulière qui ne
peuvent pas être gérées autrement » ;
– le département de la sûreté publique du ministère
de l’Intérieur avait établi un « manuel d’information pour le personnel de
la police d’Etat » contenant les lignes de conduite à suivre lors du G8 de
Gênes ;
– le 17 juillet 2001, donc avant le G8, le ministre
de l’Intérieur avait été entendu par la Chambre des députés « sur la
situation de l’ordre public à Gênes » ;
– le 23 juillet 2001, le même ministre avait été
entendu par le Parlement au sujet des « graves incidents survenus à Gênes
à l’occasion du sommet du G8 » ;
– les 30 et 31 juillet 2001, le département de la
sûreté publique du ministère de l’Intérieur avait présenté des rapports sur la
conduite des forces de l’ordre lors de la perquisition, dans la nuit du 21 au
22 juillet 2001, d’une école abritant des manifestants, ainsi que dans un
bureau de police où les personnes placées en garde à vue avaient été
conduites ; il était proposé d’entamer des actions disciplinaires à
l’encontre de plusieurs fonctionnaires de police et du questore
de Gênes ;
– le 6 août 2001, la direction interrégionale de la
police avait transmis au chef de la police les résultats d’une inspection
administrative à la questura de Gênes,
faisant état de certains dysfonctionnements organisationnels pendant le G8 et
analysant treize « épisodes potentiellement répréhensibles »
imputables aux forces de l’ordre et ressortant du matériel audiovisuel
disponible ; aucun de ces épisodes ne concerne l’usage de la force par
M.P.
141. Le Gouvernement a en outre produit
une note du département de la sûreté publique du ministère de l’Intérieur du 4
octobre 2010, dont il ressort qu’environ 18 000 unités des forces de
l’ordre ont été employées lors du G8 de Gênes. En particulier, l’Etat a envoyé
14 102 « unités de renfort », dont 11 352 « opérateurs
de police » (agents de police, carabiniers, agents de la police du fisc,
de la police des forêts et de la police pénitentiaire) et 2 750 militaires
des forces armées. Parmi les 11 352 opérateurs de police, 128 faisaient
partie des unités d’élite ; 2 510 policiers et 1 980 carabiniers
appartenaient à des « unités mobiles » (reparti mobili), groupes disposant de personnel spécialement
entraîné et équipé pour le maintien de l’ordre public. Le département de la
sûreté publique a indiqué qu’à partir de mars 2001 il avait mis en place un
plan de formation spécifiquement destiné au personnel qui devait participer au
G8, pour une gestion de l’ordre public inspirée des principes de la démocratie
et du respect des droits fondamentaux (ainsi, il était rappelé aux
destinataires de ces formations que le recours à la force était une extrema
ratio). Avaient également été organisés des séminaires d’approfondissement
ayant pour objet d’examiner les dynamiques d’événements tels que le G8.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
PERTINENTS
A. Les « causes de
justification »
142. Le code pénal (CP) prévoit des situations
(les cause di giustificazione ou scriminanti) susceptibles de neutraliser la
responsabilité pénale et de rendre non punissable une conduite érigée en
infraction par la loi. Il s’agit, entre autres, de l’usage légitime des armes
et de la légitime défense.
1. L’usage légitime des armes
143. L’article 53 du CP prévoit que ne
peut être sanctionné
« l’officier public qui, dans l’exercice d’un
devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d’une arme
ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par la
nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à l’autorité,
et, en tout cas, s’il s’agit d’empêcher l’accomplissement de faits délictueux
tels que massacre, naufrage, submersion, désastre aéronautique, désastre
ferroviaire, homicide volontaire, vol à main armée et séquestration de personne
(...). La loi prévoit d’autres cas où l’usage des armes ou de tout autre moyen
de coercition physique est autorisé. »
2. La légitime défense
144. L’article 52 du CP prévoit que ne
peut être sanctionné
« quiconque a commis une infraction pour y avoir
été contraint par la nécessité de défendre son droit ou le droit d’autrui
contre le danger actuel d’une offense injuste, à condition que la réaction de
défense soit proportionnée à l’offense. »
3. L’excès involontaire
145. Aux termes de l’article 55 du CP, en
cas notamment de légitime défense ou d’usage légitime des armes, lorsque
l’intéressé a par imprudence (colposamente) dépassé
les limites établies par la loi, par l’autorité ou par la nécessité, son
comportement est punissable en tant que conduite involontaire, pour autant que
la loi le prévoit.
B. Les dispositions sur la sûreté publique
146. Les articles 18 à 24 du code (Testo Unico) de la
sûreté publique du 18 juin 1931 (no 773) régissent le déroulement
des réunions publiques et des rassemblements en lieu public ou ouvert au
public. Lorsqu’une telle réunion est susceptible de mettre en danger l’ordre
public ou la sûreté, ou lorsque des infractions sont commises, la réunion peut
être dissoute. Avant qu’il ne soit procédé à la dissolution, les participants
sont invités par les forces de l’ordre à se disperser. Si cette invitation
reste sans effet, la foule est formellement sommée, à trois reprises, de se
disperser. Si les trois sommations restent sans effet ou si elles ne peuvent
avoir lieu pour cause de révolte ou d’opposition, les officiers de la sûreté
publique ou des carabiniers ordonnent que la réunion ou le rassemblement soient
dissous par la force. Cet ordre est exécuté par la force publique et par la
force armée, sous le commandement des chefs respectifs. Quiconque refuse
d’obéir à l’ordre de dispersion est puni d’une peine d’emprisonnement (d’une
durée de un mois à un an) et d’une amende (de 30 à 413 EUR).
C. La réglementation de l’usage des armes
147. Une directive du ministère des
Affaires intérieures, datée de février 2001 et adressée aux questori,
contient des dispositions générales sur l’usage des engins lacrymogènes et des
matraques (sfollagente). L’usage de ce
matériel doit être ordonné de manière expresse et claire par le responsable du
service, après consultation du questore. Le
personnel doit en être informé.
148. En outre, le décret du président de
la République no 359 du 5 octobre 1991 établit les
« critères pour la détermination de l’armement en dotation auprès de
l’administration de la sûreté publique et du personnel de la police
d’Etat ». Ce décret contient une description des différentes armes en
dotation (articles 10 à 32), faisant la distinction entre « dotation
individuelle » et « dotation de secteur ». La dotation
individuelle se compose d’un pistolet, attribué à un agent pour toute la durée
du service (article 3 § 2). L’agent concerné doit garder cette arme, s’occuper
de son entretien, appliquer toujours et en tout lieu les mesures de sécurité
prévues et participer aux exercices de tir organisés par l’administration
(article 6 § 1).
149. Il est précisé (article 32) que
l’administration « peut se doter d’armes avec projectiles anesthésiants (proiettili narcotizzanti) »
et qu’en cas de nécessité et d’urgence le ministre de l’Intérieur peut
autoriser le personnel de police ayant reçu une formation ad hoc à
utiliser des armes différentes de celles en dotation, à condition qu’elles aient
été vérifiées et qu’elles n’excèdent pas les capacités offensives des armes en
dotation (article 37). Le décret susmentionné dispose en outre que les
armes en dotation doivent être adéquates et proportionnées aux exigences de la
protection de l’ordre et de la sûreté publics, de la prévention et de la
répression du crime, et aux autres buts institutionnels (article 1).
D. Les droits de la partie lésée lors des
investigations préliminaires et après une demande de classement du parquet
150. Aux termes de l’article 79 du code de
procédure pénale (CPP), la partie lésée peut se constituer partie civile à
partir de l’audience préliminaire, cette dernière étant l’audience pendant
laquelle le juge est appelé à décider si l’accusé doit être renvoyé en jugement.
Avant cette audience, ou dans les cas où celle-ci n’a pas lieu pour cause de
classement de l’affaire à un stade antérieur, la partie lésée peut exercer
certaines facultés. Les dispositions pertinentes du CPP se lisent comme
suit :
Article 90
« La partie lésée exerce les droits et les
facultés qui lui sont expressément reconnus par la loi et peut en outre, à tout
stade de la procédure, présenter des mémoires et, excepté en cassation,
indiquer des éléments de preuve. »
Article 101
« La partie lésée peut nommer un représentant
légal pour l’exercice des droits et des facultés dont elle jouit (...) »
Article 359 § 1
« Lorsqu’il procède à des vérifications (...) ou
à toute autre opération technique exigeant des compétences spécifiques, le
parquet peut nommer (...) des experts, qui ne peuvent pas refuser leur
contribution. »
Article 360
« 1. Si les vérifications prévues à
l’article 359 concernent des personnes, des choses ou des lieux dont l’état est
susceptible de se modifier, le parquet informe sans délai le prévenu, la partie
lésée et les défenseurs du jour, de l’heure et du lieu fixés pour l’attribution
du mandat, et de leur faculté de nommer des experts.
(...)
3. Les défenseurs et les experts nommés le cas
échéant peuvent assister à l’attribution du mandat, participer aux
vérifications et formuler des observations et des réserves. »
Article 392
« 1. Au cours des investigations
préliminaires, le parquet et le prévenu peuvent demander au juge un incident
probatoire (...).
2. Le parquet et le prévenu peuvent également
demander une expertise qui, si elle était ordonnée pendant les débats, pourrait
entraîner une suspension de ceux-ci supérieure à soixante jours (...) »
Article 394
« 1. La partie lésée peut
demander au ministère public de solliciter un incident probatoire.
2. Si le parquet ne fait pas droit à cette
demande, il doit motiver sa décision et la notifier à la partie lésée. »
151. Le parquet ne peut pas décider de
classer une affaire, mais uniquement demander au GIP de le faire. La partie
lésée peut s’opposer à cette demande. Les dispositions pertinentes du CPP
sont les suivantes :
Article 409
« 1. Hormis dans l’hypothèse de
l’opposition visée à l’article 410, le juge, s’il accepte la demande de
classement, émet une ordonnance motivée et restitue le dossier au parquet.
(...)
2. S’il n’accueille pas la demande [de
classement], le juge fixe la date de l’audience en chambre du conseil et en
informe le parquet, le prévenu et la partie lésée. La procédure se déroule
conformément à l’article 127. Les actes sont déposés au greffe jusqu’au jour de
l’audience, et le défenseur peut en obtenir copie.
(...)
4. A la suite de l’audience, le juge, s’il
estime nécessaires des investigations ultérieures, les indique par ordonnance
au parquet, en fixant un délai contraignant pour leur accomplissement.
5. En dehors du cas prévu au paragraphe 4,
le juge, s’il n’accueille pas la demande de classement, indique par ordonnance
que, dans un délai de dix jours, le parquet doit formuler l’accusation. (...)
6. La décision de classement sans suite ne
peut être attaquée devant la Cour de cassation que pour les causes de nullité
prévues par l’article 127 § 5 [notamment le non-respect des dispositions
procédurales concernant la tenue des audiences en chambre du conseil]. »
Article 410
« 1. En s’opposant à la demande de
classement sans suite, la partie lésée demande que l’enquête se poursuive, en
indiquant, sous peine d’irrecevabilité, l’objet du complément d’enquête et
les moyens de preuve qui s’y rapportent
2. Si l’opposition est irrecevable et les
accusations non fondées, le juge classe la procédure sans suite par ordonnance
et restitue le dossier au parquet.
(...) »
E. Inhumation et incinération
152. L’article 116 des dispositions
d’exécution du CPP, relatif aux investigations sur le décès d’une personne
lorsqu’il y a lieu de soupçonner qu’un crime a été commis, énonce :
« Au cas où, s’agissant du décès d’une personne,
il y a lieu de soupçonner qu’un crime [a été commis], le parquet vérifie la
cause du décès et, s’il l’estime nécessaire, ordonne une autopsie selon la
procédure prévue à l’article 369 du CPP ou bien demande un incident probatoire
(...)
(...) L’inhumation ne peut avoir lieu sans
l’ordre du procureur de la République. »
153. L’article 79 du décret du président
de la République no 285 du 10 septembre 1990 prévoit que
l’incinération d’un cadavre doit être autorisée par l’autorité judiciaire
lorsque la mort est soudaine ou suspecte.
III. PRINCIPES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX
PERTINENTS
A. Les principes de base de l’ONU sur le
recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de
l’application des lois
154. Ces principes (les « Principes
de l’ONU »), adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la
prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à La
Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990, disposent en leurs parties
pertinentes :
« 1. Les pouvoirs publics et les
autorités de police adopteront et appliqueront des réglementations sur le
recours à la force et l’utilisation des armes à feu contre les personnes par
les responsables de l’application des lois. En élaborant ces réglementations,
les gouvernements et les services de répression garderont constamment à
l’examen les questions d’éthique liées au recours à la force et à l’utilisation
des armes à feu.
2. Les gouvernements et les autorités de
police mettront en place un éventail de moyens aussi large que possible et
muniront les responsables de l’application des lois de divers types d’armes et
de munitions qui permettront un usage différencié de la force et des armes à
feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes non meurtrières
neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter de
plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures.
Il devrait également être possible, dans ce même but, de munir les responsables
de l’application des lois d’équipements défensifs tels que pare-balles, casques
ou gilets antiballes et véhicules blindés afin qu’il
soit de moins en moins nécessaire d’utiliser des armes de tout genre.
(...)
9. Les responsables de l’application des
lois ne doivent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas
de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de
mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction particulièrement
grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour procéder à
l’arrestation d’une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité,
ou l’empêcher de s’échapper, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes
sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu’il en soit, ils ne
recourront intentionnellement à l’usage meurtrier d’armes à feu que si cela est
absolument inévitable pour protéger des vies humaines.
10. Dans les circonstances visées au
principe 9, les responsables de l’application des lois doivent se faire
connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur intention
d’utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que
l’avertissement puisse être suivi d’effet, à moins qu’une telle façon de
procéder ne compromette indûment la sécurité des responsables de l’application
des lois, qu’elle ne présente un danger de mort ou d’accident grave pour
d’autres personnes ou qu’elle ne soit manifestement inappropriée ou inutile vu
les circonstances de l’incident.
11. Une réglementation régissant l’usage
des armes à feu par les responsables de l’application des lois doit comprendre
des directives aux fins ci-après :
a) Spécifier les circonstances dans
lesquelles les responsables de l’application des lois sont autorisés à porter
des armes à feu et prescrire les types d’armes à feu et de munitions
autorisés ;
b) S’assurer que les armes à feu ne sont
utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le
risque de dommages inutiles ;
c) Interdire l’utilisation des armes à feu
et des munitions qui provoquent des blessures inutiles ou présentent un risque
injustifié ;
d) Réglementer le contrôle, l’entreposage
et la délivrance d’armes à feu et prévoir notamment des procédures conformément
auxquelles les responsables de l’application des lois doivent rendre compte de
toutes les armes et munitions qui leur sont délivrées ;
e) Prévoir que des sommations doivent être
faites, le cas échéant, en cas d’utilisation d’armes à feu ;
f) Prévoir un système de rapports en cas
d’utilisation d’armes à feu par des responsables de l’application des lois dans
l’exercice de leurs fonctions.
(...)
18. Les pouvoirs publics et les autorités
de police doivent s’assurer que tous les responsables de l’application des lois
sont sélectionnés par des procédures appropriées, qu’ils présentent les
qualités morales et les aptitudes psychologiques et physiques requises pour le
bon exercice de leurs fonctions et qu’ils reçoivent une formation
professionnelle permanente et complète. Il convient de vérifier périodiquement
s’ils demeurent aptes à remplir ces fonctions.
19. Les pouvoirs publics et les autorités
de police doivent s’assurer que tous les responsables de l’application des lois
reçoivent une formation et sont soumis à des tests selon des normes d’aptitude
appropriées sur l’emploi de la force. Les responsables de l’application des
lois qui sont tenus de porter des armes à feu ne doivent être autorisés à en
porter qu’après avoir été spécialement formés à leur utilisation.
20. Pour la formation des responsables de
l’application des lois, les pouvoirs publics et les autorités de police
accorderont une attention particulière aux questions d’éthique policière et de
respect des droits de l’homme, en particulier dans le cadre des enquêtes, et
aux moyens d’éviter l’usage de la force ou des armes à feu, y compris le
règlement pacifique des conflits, la connaissance du comportement des foules et
les méthodes de persuasion, de négociation et de médiation, ainsi que les
moyens techniques, en vue de limiter le recours à la force ou aux armes à feu.
Les autorités de police devraient revoir leur programme de formation et leurs
méthodes d’action en fonction d’incidents particuliers.
(...) »
B. Le rapport du Comité européen pour la
prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT)
155. En 2004, le CPT effectua une visite
en Italie. Dans ses parties pertinentes pour la présente affaire, le rapport du
CPT, rendu public le 17 avril 2006, se lit comme suit :
« 14. Le CPT a engagé, dès 2001, un
dialogue avec les autorités italiennes concernant les événements qui se sont
déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes (du 20 au 22 juillet 2001). Les
autorités italiennes ont continué d’informer le Comité sur les suites réservées
aux allégations de mauvais traitements formulées à l’encontre des forces de
l’ordre. Dans ce cadre, les autorités ont fourni, à l’occasion de la visite,
une liste des poursuites judiciaires et disciplinaires en cours.
Le CPT souhaite être tenu régulièrement informé de
l’évolution des poursuites judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En outre,
il souhaite recevoir des informations détaillées sur les mesures prises par les
autorités italiennes visant à éviter le renouvellement d’épisodes similaires
dans le futur (par exemple, au niveau de la gestion des opérations de maintien
de l’ordre d’envergure, au niveau de la formation du personnel d’encadrement et
d’exécution, et au niveau des systèmes de contrôle et d’inspection).
15. Dans son rapport sur la visite
[effectuée] en 2000, le CPT avait recommandé que des mesures soient prises en
matière de formation des membres des forces de l’ordre, plus particulièrement
en ce qui concerne l’intégration des principes des droits de l’homme à la
formation pratique – initiale et continue – à la gestion des situations à haut
risque, telles que l’appréhension et l’interrogatoire de suspects. Dans leurs
réponses, les autorités italiennes ont seulement fourni des informations de
nature générale sur la composante « droits de l’homme » de la
formation proposée aux membres des forces de l’ordre. Le CPT souhaite recevoir
des informations plus détaillées – et mises à jour – sur cette question (...). »
C. Les documents produits par le Comité
contre la torture (CAT) des Nations unies
156. Le Gouvernement a produit les
documents résumant l’examen, par le CAT, des rapports soumis par les Etats parties
en application de l’article 19 de la Convention de l’ONU contre la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Une partie du
quatrième rapport périodique présenté par l’Italie (daté du 4 mai 2004)
est consacrée aux « événements de Gênes » (paragraphes 365-395). Elle
reprend pour l’essentiel certains passages du rapport de la commission
parlementaire (paragraphes 113-116 ci-dessus). Le CAT a examiné le quatrième
rapport périodique de l’Italie lors de ses 762e et 765e
séances, tenues les 4 et 7 mai 2007, et a adopté, lors de ses 777e
et 778e séances, un document contenant des conclusions et des
recommandations. Dans ses parties pertinentes pour la présente affaire, le
rapport du CAT se lit comme suit :
« Formation
15. Le Comité prend note avec satisfaction
des renseignements détaillés fournis par l’Etat partie sur la formation des
agents des forces de l’ordre, du personnel pénitentiaire, des gardes-frontières
et des membres des forces armées. Il regrette toutefois qu’aucun renseignement
n’ait été donné sur la formation concernant l’utilisation de méthodes non
violentes, les opérations de maintien de l’ordre et l’usage de la force et des
armes à feu. Le Comité regrette en outre qu’il n’y ait pas d’informations
disponibles concernant l’impact de la formation organisée à l’intention des
agents des forces de l’ordre et des gardes-frontières et la mesure dans
laquelle les programmes de formation ont permis de réduire le nombre de cas de
torture et de mauvais traitements (art. 10).
L’Etat partie devrait développer plus avant et mettre
en œuvre des programmes de formation pour faire en sorte que :
a) Tous les agents des forces de l’ordre, les
gardes-frontières et les personnels des points de contrôle et des centres de
séjour temporaire et d’assistance connaissent bien les dispositions de la
Convention et sachent qu’aucune infraction ne sera tolérée, que toute violation
donnera lieu à une enquête et que son auteur sera poursuivi ;
b) Tous les agents des forces de l’ordre reçoivent le
matériel et la formation nécessaires pour faire usage de méthodes non violentes
et n’avoir recours à la force et aux armes à feu que dans les cas d’absolue
nécessité et en respectant le principe de proportionnalité. A cet égard, les
autorités de l’Etat partie devraient procéder à un examen approfondi des
pratiques actuelles en matière de police, notamment de la formation et du
déploiement des agents chargés des opérations antiémeutes ainsi que des
règlements applicables à l’usage de la force et des armes à feu par les agents
des forces de l’ordre.
Le Comité recommande en outre que tous les personnels
concernés reçoivent une formation spéciale afin d’apprendre à détecter les
traces de torture et de mauvais traitements, et que le Protocole d’Istanbul de
1999 (Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou
traitement cruels, inhumains ou dégradants) fasse partie intégrante de la
formation des médecins.
De plus, l’Etat partie devrait établir et appliquer
une méthode permettant d’évaluer l’efficacité des programmes de formation ou
d’enseignement et leur impact sur la réduction du nombre de cas de torture et
de mauvais traitements.
(...)
Mauvais traitements et recours excessif à la force
17. Le Comité note avec inquiétude la
persistance des allégations faisant état d’un recours excessif à la force et de
mauvais traitements par les agents des forces de l’ordre. A cet égard, il est
particulièrement préoccupé par les informations selon lesquelles ces derniers
auraient fait un usage excessif de la force et maltraité des personnes lors des
manifestations qui ont eu lieu à Naples (en mars 2001) à l’occasion du
troisième Forum mondial ainsi que lors du Sommet du G-8 à Gênes (en juillet
2001) et dans le Val di Susa (en décembre 2005). Le Comité est aussi préoccupé
par le fait que des incidents analogues se seraient produits pendant des matchs
de football, mais il note l’adoption récente de la loi no 41/2007
intitulée « Mesures d’urgence pour prévenir et réprimer la violence
pendant les matchs de football » (art. 12, 13 et 16).
Le Comité recommande à l’Etat partie de prendre des
mesures efficaces pour :
a) Adresser aux responsables des forces de police, à
tous les niveaux de la hiérarchie, et au personnel pénitentiaire un message
clair et sans équivoque leur signifiant que les actes de torture, les violences
et les mauvais traitements sont inacceptables, notamment grâce à l’introduction
d’un code de conduite applicable à tous les fonctionnaires ;
b) Garantir aux personnes qui se plaignent d’avoir
été maltraitées par des agents des forces de l’ordre une protection contre les
mesures d’intimidation et des représailles éventuelles ;
c) Veiller à ce que les agents des forces de l’ordre
ne recourent à la force que lorsque cela est strictement nécessaire et dans la
mesure exigée par l’accomplissement de leurs fonctions.
En outre, l’Etat partie devrait informer le Comité du
déroulement des procédures judiciaires et disciplinaires liées aux incidents
susmentionnés.
18. Le Comité s’inquiète des informations
selon lesquelles les membres des forces de l’ordre ne portaient pas de badge
pendant les manifestations organisées à l’occasion du Sommet du G-8 à Gênes en
2001, ce qui rendait leur identification impossible en cas de plainte pour
torture ou mauvais traitements (art. 12 et 13).
L’Etat partie devrait veiller à ce que tous les
membres des forces de l’ordre portent un badge d’identification visible afin
d’assurer qu’ils rendent compte de leurs actes et d’offrir une protection
contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants.
Obligation de procéder sans délai à une enquête
impartiale
19. Le Comité est préoccupé par le nombre
d’informations faisant état de mauvais traitements infligés par des responsables
de l’application des lois, le nombre restreint d’enquêtes menées concernant ces
affaires et le nombre très faible de condamnations prononcées dans celles qui
ont donné lieu à une enquête. Il note avec préoccupation que le délit de
torture, qui n’existe pas en tant que tel dans le code pénal italien mais peut
toutefois être puni au titre d’autres dispositions de ce code, pourrait, dans
certains cas, être soumis à un délai de prescription. Le Comité est d’avis que
les actes de torture sont imprescriptibles et il se félicite de la déclaration
faite par la délégation de l’Etat partie selon laquelle une modification des
dispositions relatives à ce délai est envisagée (art. 1er, 4, 12 et
16).
Le Comité recommande à l’Etat partie :
a) De renforcer les mesures prises pour
faire en sorte que toutes les plaintes relatives à des tortures ou des mauvais
traitements par des responsables de l’application des lois fassent sans délai
l’objet d’enquêtes impartiales et efficaces. En particulier, ces enquêtes ne
devraient pas être effectuées par la police ou sous sa responsabilité, mais par
un organe indépendant. S’agissant des affaires dans lesquelles il existe de
fortes présomptions que la plainte pour torture ou mauvais traitements est
fondée, l’auteur présumé de ces actes devrait en principe être suspendu de ses
fonctions ou muté pendant la durée de l’enquête, en particulier s’il risque de
faire obstruction à l’enquête ;
b) De faire en sorte que les auteurs de
ces actes soient traduits en justice et que ceux qui sont reconnus coupables
soient condamnés à des peines appropriées afin de mettre un terme à l’impunité
des membres des forces de l’ordre qui ont violé la Convention ;
c) De revoir ses règlements et
dispositions relatifs au délai de prescription et de les rendre pleinement
conformes à ses obligations au titre de la Convention, de manière que les actes
de torture, de même que les tentatives de pratiquer la torture et tout acte
commis par n’importe quelle personne qui constitue une complicité ou une
participation à l’acte de torture, fassent l’objet d’une enquête et que leurs
auteurs soient poursuivis et sanctionnés sans qu’il y ait prescription. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
2 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET MATÉRIEL
157. Les requérants se plaignent que Carlo
Giuliani a été tué par les forces de l’ordre et que
les autorités n’ont pas protégé sa vie. Ils invoquent l’article 2 de la
Convention, ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la
vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque
intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un
tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme
infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un
recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute
personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation
régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi,
une émeute ou une insurrection. »
A. Sur la question de savoir si le recours
à la force meurtrière était justifié
158. Les requérants soutiennent tout
d’abord que dans les circonstances particulières du cas d’espèce, la force
meurtrière dont M.P. a fait usage n’était pas « absolument
nécessaire » pour atteindre les buts énumérés au paragraphe 2 de l’article
2 de la Convention. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Arguments des parties
a) Les requérants
159. Les requérants rappellent qu’ils
n’ont jamais souscrit à la « théorie de l’objet intermédiaire ».
Selon l’expert choisi par eux, M. Gentile, le projectile ne s’était pas
fragmenté en atteignant le corps de la victime (paragraphe 64 ci-dessus) ;
toutefois, dès lors que l’on ne disposait pas du projectile et que l’on ne
connaissait ni la forme ni les dimensions de l’« objet
intermédiaire », il aurait été impossible de formuler une hypothèse
scientifique quant au type de collision subie par le projectile dans sa
trajectoire et de soutenir que celle-ci avait été déviée. En outre, les autres
experts mandatés par les requérants auraient estimé que la pierre s’était
fragmentée contre la jeep, et non à cause de la balle tirée par M.P.
(paragraphe 65 ci-dessus).
160. Selon les requérants, les occupants
de la jeep ne se trouvaient pas en danger de mort, dès lors que le
véhicule était une jeep Defender, modèle qui, même non blindé, était
suffisamment robuste. En outre, le nombre de manifestants visibles sur les
images ne dépasserait pas la douzaine. Ceux-ci n’auraient pas eu pas d’armes
létales et n’auraient pas encerclé la jeep : il ressortirait du matériel
audiovisuel disponible qu’il n’y avait aucun manifestant ni à gauche ni devant
le véhicule. A bord de la jeep, il y aurait eu un bouclier, comme les
photographies le prouveraient. M.P. aurait porté un gilet pare-balles et aurait
eu deux casques à sa disposition. Enfin, d’autres forces de l’ordre se seraient
trouvées à proximité et rien ne prouverait que les blessures dont M.P. et D.R.
se sont plaints aient été infligées au moment des faits.
161. Comme il ressortirait de l’autopsie
(paragraphe 50 ci-dessus) et comme on pourrait le déduire des déclarations de
l’intéressé lui-même, M.P. aurait tiré du haut vers le bas. A cet égard, les
requérants rappellent que lors d’un interrogatoire du 20 juillet 2001 devant
les représentants du parquet de Gênes, M.P. a déclaré qu’il n’y avait personne
dans son champ visuel au moment où il avait pointé son pistolet ; il percevait
les jets de pierres et la présence d’agresseurs, qu’il ne voyait pas
(paragraphe 36 ci-dessus). Dans ces conditions, on imaginerait mal comment M.P.
aurait pu agir en état de légitime défense par rapport à l’action de Carlo Giuliani, qu’il ne voyait pas. Ni ce dernier ni les autres
manifestants n’ayant été armés, la réaction de M.P. ne saurait, selon les
requérants, être considérée comme proportionnée.
162. Par ailleurs, les déclarations de
M.P. seraient contradictoires. Au cours des deux premiers interrogatoires (du
20 juillet et du 11 septembre 2001, paragraphes 36 et 39 ci-dessus), il aurait
dit ne pas avoir vu Carlo Giuliani et n’aurait pas
affirmé avoir tiré vers le haut (ce qui, selon les requérants, revient à
admettre implicitement avoir tiré à hauteur d’homme). Cependant, à l’audience
du 1er juin 2007 dans le « procès des 25 », il aurait
déclaré avoir tiré le bras en l’air, ce qui serait incompatible avec une
photographie produite par la défense, le montrant en train de pointer l’arme à
hauteur d’homme, horizontalement et vers le bas. Enfin, lors d’une interview
diffusée par la télévision le 15 novembre 2007, M.P. aurait affirmé avoir
« tenté de tirer le plus haut possible », ne pas avoir visé Carlo Giuliani et ne jamais avoir été un bon tireur. Il aurait
ajouté avoir été envoyé au G8 de Gênes en tant que remplaçant d’un collègue qui
ne voulait pas y aller.
163. Les requérants estiment enfin que
M.P. n’a pas donné d’avertissements clairs quant à son intention d’utiliser
l’arme à feu et que certaines des photographies prises lors des faits montrent
un bouclier servant de protection à la place de l’une des vitres cassées de la
jeep.
b) Le Gouvernement
164. Selon le Gouvernement, la Cour ne
serait pas compétente pour remettre en cause les résultats de l’enquête et les
conclusions des juges nationaux. De ce fait, la réponse – négative – à la
question de savoir si les autorités nationales ont manqué à leur devoir de
protéger la vie de Carlo Giuliani serait énoncée dans
la demande de classement sans suite. Le Gouvernement invoque à l’appui de ces
allégations la décision Grams c. Allemagne (no 33677/96, CEDH 1999-VII) et l’opinion
partiellement dissidente des juges Thomassen et Zagrebelsky annexée à l’arrêt Ramsahai et autres c. Pays-Bas (no
52391/99, 10 novembre 2005), et demande à la Cour de suivre cette approche.
165. En l’espèce, la mort n’aurait pas été
infligée intentionnellement et il n’y aurait pas eu « usage excessif de la
force ». De plus, il manquerait tout lien de causalité entre le coup
de feu tiré par M.P. et le décès de Carlo Giuliani. A
cet égard, le Gouvernement note qu’il est vrai que dans sa décision de
classement la GIP a appliqué les articles 52 et 53 du CP, mais estime qu’elle
n’a pas pour autant négligé la circonstance exceptionnelle et imprévisible de
la déviation du tir à la suite de la collision avec une pierre, circonstance
qui aurait été appréciée sur le terrain de la proportionnalité. Le Gouvernement
en déduit que la décision de classement a exclu la responsabilité de M.P. au
motif que le lien de causalité entre le coup de feu et le décès de Carlo Giuliani avait été interrompu par la collision entre la
balle et la pierre et par la déviation de la trajectoire du tir.
166. Selon la GIP, M.P. a agi de sa propre
initiative, en proie à la panique, dans une situation où il avait des raisons
valables de croire que sa propre vie ou son intégrité physique étaient exposées
à un danger grave et imminent. En outre, M.P. n’aurait visé ni Carlo Giuliani ni personne d’autre. Il aurait tiré vers le haut,
dans une direction incompatible avec le risque de toucher quelqu’un. Le décès
n’aurait pas été la conséquence voulue et directe d’un recours à la force, et
cette force n’aurait pas été potentiellement meurtrière (voir, notamment, Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no
41773/98, §§ 58 et 60, 7 février 2006, et Kathleen Stewart
c. Royaume-Uni, no 10044/82, décision de la Commission du
10 juillet 1984, Décisions et rapports (DR) 39).
167. Les experts des deux parties se
seraient accordées sur le fait que la balle était déjà fragmentée avant
d’atteindre la victime. Les hypothèses pouvant expliquer la fragmentation de la
balle avancées par les requérants – telles qu’une manipulation de la balle
visant à accroître sa capacité de fragmentation ou un défaut de fabrication –
auraient été considérées par les requérants eux-mêmes comme étant
« beaucoup plus improbables » (paragraphes 64, 71 et 81 ci-dessus),
et n’auraient pas pu pas fournir une explication valable. L’impossibilité
d’identifier l’objet intermédiaire ne serait qu’un détail non susceptible de
peser de manière décisive sur les conclusions de l’enquête.
168. A titre subsidiaire, le Gouvernement
soutient que le recours à la force meurtrière a été « absolument
nécessaire » et « proportionné ». Il souligne, en particulier,
les éléments suivants : l’ampleur et le caractère généralisé de la
violence qui prévalait dans le cadre des manifestations ; la force de
l’assaut des manifestants contre le contingent des carabiniers juste avant les
actes litigieux, et le paroxysme de violence que les événements avaient atteint
à ce moment ; l’état personnel, physique et psychologique des carabiniers
impliqués, surtout de M.P. ; l’extrême brièveté de la scène, depuis
l’assaut donné au véhicule jusqu’au coup de feu mortel ; le fait que M.P.
n’a tiré que deux coups de feu et les a dirigés vers le haut ; la
probabilité que M.P. ne pouvait pas voir la victime au moment du tir, ou qu’il
pouvait tout au plus l’apercevoir indistinctement, à la limite de son champ visuel ;
les blessures subies par M.P. et D.R.
169. Selon le Gouvernement, il n’est pas
prouvé que la photographie montrant le pistolet dépassant de la lunette arrière
de la jeep indique la position de l’arme au moment des deux coups de feu. M.P.
aurait en effet sorti son arme quelques secondes au moins avant de tirer ;
or, une fraction de seconde suffirait pour déplacer la main de quelques
centimètres ou pour modifier son angle de tir de quelques degrés. La
photographie en question n’apporterait donc pas la preuve de la responsabilité
de M.P. quant à la mort de Carlo Giuliani et elle ne
contredirait pas la thèse de l’accident imprévisible.
170. Il aurait été objectivement
impossible, pour le parquet, de savoir quelles étaient l’attitude psychologique
et les intentions précises de M.P., étant donné son état de confusion et de
panique au moment des faits. L’équipement de M.P. aurait été constitué de sa
tenue de maintien de l’ordre public, de deux casques équipés d’une visière,
d’un sac à dos, de six grands engins lacrymogènes, d’un filtre pour masque à
gaz, d’un pistolet Beretta et de son chargeur. Le ministère de l’Intérieur
aurait affirmé qu’il n’était pas possible de savoir s’il y avait eu un bouclier
à bord de la jeep.
171. La position du véhicule empêchant la
fuite, M.P. n’aurait pas eu d’autre choix que de tirer. En outre, les
carabiniers se trouvant dans la jeep n’auraient pas été en mesure d’appeler au
secours, vu leur état de panique, les intentions agressives des manifestants et
la rapidité de l’action. Les secours n’auraient d’ailleurs pas eu le temps
d’arriver, compte tenu de la distance et du fait que les forces de l’ordre
devaient se réorganiser et étaient, elles aussi, engagées dans un affrontement
avec les manifestants. Le Gouvernement se réfère aux images audiovisuelles
produites devant la Cour, qui selon lui démontrent que si M.P. n’avait pas
utilisé son pistolet, l’attaque violente menée par environ 70 manifestants
contre le véhicule des forces de l’ordre aurait abouti au décès de l’un de ses occupants.
172. La demande de classement du parquet
se fonderait sur la prise en compte de tous ces éléments, ainsi que sur le
principe du favor rei :
la décision de classement s’imposerait, en droit italien, lorsqu’il y a des
doutes et qu’il apparaît impossible de soutenir l’accusation devant le
tribunal, les débats n’étant pas susceptibles d’intégrer le matériel probatoire
de manière significative.
2. L’arrêt de la chambre
173. La chambre a conclu que l’usage de la
force n’avait pas été disproportionné. Ce constat se basait, pour l’essentiel,
sur l’acceptation du raisonnement suivi par la GIP dans sa décision de
classement sans suite, que la chambre a estimée fondée sur une analyse
détaillée des témoignages recueillis et du matériel photographique et audiovisuel
disponible. La chambre a ajouté qu’avant de tirer, M.P. avait tenu l’arme
dans sa main de manière visible de l’extérieur (paragraphes 214-227 de l’arrêt
de la chambre).
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
174. La Cour rappelle que l’article 2
figure parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’aucune dérogation
au titre de l’article 15 n’y est autorisée en temps de paix. A l’instar de
l’article 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup
d’autres, Andronicou et Constantinou
c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI,
et Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97,
§ 63, 24 juin 2008).
175. Les exceptions définies au paragraphe
2 montrent que l’article 2 vise certes les cas où la mort a été infligée
intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de
l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit
pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger
intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir
« recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de
façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu
« absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs
mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (McCann
et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 148, série A no
324, et Solomou et autres, précité,
§ 64).
176. L’emploi des termes « absolument
nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus
strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si
l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique »
au regard du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force
utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés
au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2. De surcroît, reconnaissant
l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit
se former une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où
l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force
meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de
l’Etat qui y ont eu recours, mais également l’ensemble des circonstances de
l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, §§ 147-150, et Andronicou et Constantinou,
précité, § 171 ; voir aussi Avşar
c. Turquie, no 25657/94, § 391, CEDH 2001-VII, et Musayev et autres c. Russie, nos
57941/00, 58699/00 et 60403/00, § 142, 26 juillet 2007).
177. Les circonstances dans lesquelles la
privation de la vie peut se justifier doivent être interprétées de façon
étroite. L’objet et le but de la Convention comme instrument de protection des
droits des particuliers requièrent également que l’article 2 soit interprété et
appliqué de manière à rendre ses garanties concrètes et effectives (Solomou et autres, précité, § 63). En
particulier, la Cour a estimé que l’ouverture du feu doit, lorsqu’il est
possible, être précédée par des tirs d’avertissement (Kallis
et Androulla Panayi c.
Turquie, no 45388/99, § 62, 27 octobre 2009 ; voir,
notamment, le principe no 10 des Principes de l’ONU, paragraphe 154
ci-dessus).
178. L’usage de la force par des agents de
l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2
de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se
fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme
valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer
le contraire imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des
lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie
et de celle d’autrui (McCann et autres,
précité, § 200, et Andronicou et Constantinou, précité, § 192).
179. Lorsqu’elle est appelée à décider si
le recours à la force meurtrière était légitime, la Cour ne saurait, en
réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre
appréciation de la situation à celle de l’agent qui a dû réagir, dans le feu de
l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger, afin de sauver sa
vie (Bubbins c. Royaume-Uni, no
50196/99, § 139, CEDH 2005-II).
180. La Cour doit éviter aussi de prendre
le rôle d’un juge du fond compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est
rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière (voir, par
exemple, McKerr c. Royaume-Uni
(déc.), no 28883/95, 4 avril 2000). En principe, là où des
procédures internes ont été menées, ce n’est pas la tâche de la Cour de
substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales,
auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves
recueillies par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Edwards c. Royaume-Uni,
16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, §
29, série A no 269). Si les constatations de celles-ci ne lient pas
la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la
lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera
normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en
possession de données convaincantes à cet effet (Avşar,
précité, § 283, et Barbu Anghelescu c. Roumanie,
no 46430/99, § 52, 5 octobre 2004).
181. Pour l’appréciation des éléments de
fait, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute
raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau
d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et
concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche
des preuves peut être pris en compte (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier
1978, § 161, série A no 336, et Orhan
c. Turquie, no 25656/94, § 264, 18 juin 2002). Par ailleurs, le
degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et,
à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés
à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit
conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité d’un constat
selon lequel un Etat contractant a violé des droits fondamentaux (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32,
série A no 336, Ilaşcu et
autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 26, CEDH
2004-VII, Natchova et autres c. Bulgarie [GC],
nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII, et Solomou et autres, précité, § 66).
182. La Cour doit se montrer
particulièrement vigilante dans les cas où sont alléguées des violations des
articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch, précité, § 32). Lorsque celles-ci ont donné
lieu à des poursuites pénales devant les juridictions internes, il ne faut pas
perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de
l’Etat au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à
déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des
dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet
et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de
droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un
Etat à raison des actes de ses organes, agents ou employés et questions de
droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont
l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les
attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au
sens du droit pénal (Tanlı c. Turquie,
no 26129/95, § 111, CEDH 2001-III, et Avşar,
précité, § 284).
b) Application de ces principes au cas
d’espèce
183. La Cour estime opportun de commencer
son analyse à partir des faits suivants, qui ne font l’objet d’aucune
contestation entre les parties. Dans le courant de la journée du 20 juillet
2001, de nombreux accrochages avaient eu lieu entre les manifestants et les
forces de l’ordre : en particulier, la prison de Marassi
avait été prise d’assaut (paragraphe 134 ci-dessus), les carabiniers avaient
chargé le cortège des Tute Bianche (paragraphes 18-19, 122-124 et 132-136
ci-dessus) et un blindé des carabiniers avait été incendié (paragraphe 20
ci-dessus). Après ces épisodes, vers 17 heures, dans un moment de calme
relatif, un bataillon des carabiniers avait pris position place Alimonda, où se trouvaient deux jeeps Defender ; l’une
d’elles abritait deux carabiniers qui n’étaient plus en mesure de poursuivre
leur service, M.P. et D.R. (paragraphes 21, 23 et 29 ci-dessus).
184. Peu après, les carabiniers quittèrent
leur position pour faire face à un groupe de manifestants agressifs ; les
jeeps suivirent les carabiniers. Cependant, ces derniers furent contraints de
se replier rapidement car les manifestants étaient parvenus à repousser leur
charge ; les jeeps essayèrent alors de s’éloigner en marche arrière ;
celle qui abritait M.P. et D.R. fut bloquée par un conteneur à déchets renversé
et ne put pas repartir rapidement car le moteur avait calé (paragraphes 21-22
ci-dessus).
185. Par ailleurs, la présente affaire est
l’un des rares cas où les instants ayant précédé et suivi l’usage de la
force meurtrière par un agent de l’Etat ont été photographiés et filmés. La
Cour ne peut donc qu’attacher un poids significatif aux images filmées
produites par les parties, qu’elle a eu l’occasion de visionner (paragraphes 9
et 139 ci-dessus) et dont l’authenticité n’a pas été mise en doute.
186. Or, il ressort de ces images et des
photographies versées au dossier que dès qu’elle se trouva coincée par le
conteneur à déchets, la jeep conduite par F.C. fut attaquée et au moins
partiellement encerclée par les manifestants, qui s’acharnèrent contre elle et
contre ses occupants en basculant le véhicule et en lançant des pierres et
d’autres objets contondants. La vitre arrière de la jeep fut brisée ; un
extincteur fut jeté à l’intérieur du véhicule mais M.P. parvint à le repousser.
Les images et les photographies montrent également un manifestant en train
d’enfoncer une poutre en bois à travers la vitre latérale, ce qui a blessé
l’épaule de D.R., l’autre carabinier relevé de son service (paragraphe 84
ci-dessus).
187. Il s’agissait de toute évidence d’une
attaque illégale et très violente contre un véhicule des forces de l’ordre qui
essayait simplement de quitter les lieux et qui ne présentait aucun danger pour
les manifestants. Quelles qu’aient été les intentions des manifestants à
l’égard du véhicule et/ou de ses occupants, il n’en demeure pas moins que la
possibilité d’un lynchage ne pouvait pas être exclue. Le tribunal de Gênes l’a
également souligné (paragraphe 128 ci-dessus).
188. A cet égard, la Cour rappelle qu’il
faut se placer du point de vue des victimes de l’agression au moment des faits
(paragraphe 179 ci-dessus). Il est vrai, par exemple, que d’autres carabiniers
étaient positionnés à proximité et qu’ils auraient pu venir au secours des
occupants de la jeep si la situation avait dégénéré davantage. Cette
circonstance, cependant, ne pouvait pas être connue de M.P. qui, blessé et en
proie à la panique, était allongé dans la partie arrière du véhicule encerclé
par de nombreux manifestants et qui, dès lors, ne pouvait pas avoir une vision
claire de la répartition des forces sur le terrain et des options logistiques
dont les forces de l’ordre disposaient. Comme il ressort des images filmées,
peu avant les tirs mortels la jeep était entièrement à la merci des
manifestants.
189. A la lumière de ce qui précède, et
compte tenu également de l’extrême violence de l’attaque contre la jeep qui
ressort des images qu’elle a pu visionner, la Cour estime que M.P. a agi dans
la conviction honnête que sa propre vie et son intégrité physique, ainsi que la
vie et l’intégrité physique de ses collègues, se trouvaient en péril du fait de
l’agression illégale dont ils faisaient l’objet. Ceci autorisait M.P. à faire
usage de moyens appropriés pour assurer sa défense et celle des autres
occupants de la jeep.
190. Il ressort des photographies, et il a
été confirmé par les dépositions de l’intéressé et de certains manifestants
(paragraphes 36, 39 et 45 ci-dessus), qu’avant de tirer M.P. avait montré son
pistolet en tendant sa main en direction de la vitre arrière du véhicule et
avait hurlé aux manifestants de s’en aller s’ils ne voulaient pas être tués.
Aux yeux de la Cour, le comportement et les mots de M.P. s’analysent en un
avertissement clair que l’ouverture du feu était imminente. Par ailleurs, on
peut voir sur les photographies au moins un manifestant qui s’est éloigné
rapidement des lieux à ce moment précis.
191. Dans ce contexte d’extrême tension,
Carlo Giuliani décida de ramasser un extincteur
traînant au sol et le porta à hauteur de sa poitrine, dans l’intention
apparente de le jeter contre les occupants du véhicule. Sa conduite pouvait
raisonnablement être interprétée par M.P. comme indiquant qu’en dépit des
avertissements verbaux et de l’exposition du pistolet, l’agression à la jeep
n’allait ni cesser ni baisser en intensité. Par ailleurs, la grande majorité
des manifestants paraissait poursuivre l’attaque. La conviction honnête de M.P.
d’être en danger de mort ne pouvait donc qu’en ressortir renforcée. De l’avis
de la Cour, cela justifiait le recours à un moyen de défense potentiellement
meurtrier, tels des coups de feu.
192. La Cour note ensuite que la direction
des tirs n’a pas pu être établie avec certitude. Selon une thèse soutenue par
les experts du parquet (paragraphes 60-62 ci-dessus), contestée par les
requérants (paragraphes 80 et 159 ci-dessus) mais accepté par la GIP de Gênes
(paragraphes 87-91 ci-dessus), M.P. aurait tiré vers le haut et aurait atteint
la victime parce que l’un des projectiles aurait été accidentellement dévié par
l’une des nombreuses pierres lancées par les manifestants. S’il était avéré que
les faits se sont déroulés de la sorte, on devrait en conclure que la mort de
Carlo Giuliani a été le résultat de la malchance, un événement
rare et imprévisible ayant dirigé vers lui une balle autrement destinée à se
perdre en l’air (voir, notamment, Bakan c.
Turquie, no 50939/99, §§ 52-56, 12 juin 2007, arrêt dans lequel
la Cour a exclu toute violation de l’article 2 de la Convention en constatant
que la balle mortelle avait touché le proche des requérants par ricochet).
193. Cependant, en l’espèce la Cour
n’estime pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si l’on doit
retenir la « théorie de l’objet intermédiaire », sur le bien-fondé de
laquelle il y a eu discordance entre les experts ayant effectué la troisième
expertise balistique, les experts des requérants et les conclusions du rapport
d’autopsie (paragraphes 60-62, 66 et 50 ci-dessus). Elle se borne à relever que,
comme la GIP de Gênes l’a à juste titre observé (paragraphe 92 ci-dessus) et
comme il ressort des photographies, le champ visuel de M.P. était limité par la
roue de secours de la jeep, l’intéressé ayant été à moitié allongé ou accroupi
sur le plancher du véhicule. Etant donné qu’en dépit de ses avertissements, les
manifestants persistaient dans leur agression et que le danger auquel il était
exposé –notamment un probable deuxième lancement d’extincteur vers lui –
était imminent, M.P. ne pouvait tirer, pour assurer sa défense, que dans
l’espace exigu existant entre la roue de secours et le toit de la jeep. A elle
seule, la circonstance qu’un tir dirigé dans cet espace risquait de blesser
l’un des agresseurs, voire de le toucher mortellement, comme cela a malheureusement
été le cas, ne saurait conduire à estimer que l’action défensive était
excessive ou disproportionnée.
194. A la lumière de ce qui précède, la
Cour parvient à la conclusion qu’en l’espèce le recours à la force meurtrière à
été absolument nécessaire « pour assurer la défense de toute personne
contre la violence illégale », au sens de l’article 2 § 2 a) de la
Convention (paragraphe 176 ci-dessus).
195. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu à cet
égard violation de l’article 2 sous son volet matériel.
196. Cette conclusion dispense la Cour de
se pencher sur la question de savoir si l’usage de la force a été rendu
inévitable également « pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou
une insurrection », au sens de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 2.
B. Sur la question de savoir si l’Etat
défendeur a pris les dispositions législatives, administratives et
réglementaires nécessaires pour réduire autant que possible les conséquences
néfastes de l’usage de la force
197. Comme devant la chambre, les
requérants dénoncent également les lacunes du cadre normatif interne. Le
Gouvernement s’oppose à leurs griefs. La chambre ne s’est pas penchée sur ces
questions.
1. Arguments des parties
a) Les requérants
198. Les requérants se plaignent de
l’absence d’un cadre législatif apte à protéger la vie des manifestants. Selon
eux, le droit interne a rendu inévitable l’usage de l’arme à feu, comme le
démontrerait le fait que toute accusation a été classée sans suite parce que la
conduite de M.P. relevait des articles 52 et 53 du CP. Or, à la lumière de la
jurisprudence de la Cour, un contexte normatif déficient abaisserait le niveau
de protection légale du droit à la vie requis dans un Etat démocratique. Les
requérants attirent notamment l’attention de la Cour sur les points suivants.
i. L’omission d’équiper les forces de
l’ordre d’armes non létales
199. Les requérants soulignent que M.P.
n’aurait pas pu tuer s’il avait été pourvu d’une arme non létale telle qu’un
pistolet à balles en caoutchouc (voir Güleç
c. Turquie, 27 juillet 1998, § 71, Recueil 1998-IV, et Şimşek et autres c. Turquie, nos
35072/97 et 37194/97, § 111, 26 juillet 2005). La prééminence du respect de la
vie humaine et l’obligation de réduire autant que possible le risque pour la
vie auraient imposé de doter les forces de l’ordre d’armes non létales
(pistolets électriques, fusils à colle, pistolets à balles en caoutchouc) à
l’occasion des manifestations populaires (comme cela se ferait au Royaume-Uni
ou comme cela aurait été le cas à l’occasion duG20 de Pittsburgh). Les
requérants invoquent, sur ce point, le principe no 2 des
Principes de l’ONU (paragraphe 154 ci-dessus) et font observer qu’en l’espèce
il était facile de prévoir que des désordres se produiraient. Le pistolet
Beretta SB calibre 9 Parabellum dont M.P. disposait serait un pistolet
semi-automatique, qualifié d’arme de guerre par la législation italienne :
une fois armé, il ne nécessiterait pas de recharge pour les coups suivants, et
permettrait de tirer quinze coups consécutifs en quelques secondes, rapidement
et avec une bonne précision de tir.
200. Lors d’une enquête parlementaire, le
Gouvernement aurait déclaré que la législation en vigueur ne prévoyait pas
l’utilisation d’armes non létales, telles que les pistolets à balles en caoutchouc
(paragraphes 118-119 ci-dessus). Cette affirmation ne serait pas correcte, car
ces armes seraient spécifiquement prévues par les règles d’engagement données
au contingent italien en Irak, où il serait question du maintien de l’ordre en
zone de guerre.
201. De plus, les requérants estiment que,
même s’il est vrai que les balles en caoutchouc peuvent dans certaines
circonstances s’avérer dangereuses, elles ne peuvent pas être comparées à des
balles réelles (voir, en particulier, la décision Kathleen Stewart précitée,
§ 28). Ils affirment également qu’un certain nombre de carabiniers ont utilisé
des armes non réglementaires, telles que des matraques métalliques.
ii. Absence, en droit italien, de
dispositions adéquates réglementant l’utilisation d’armes létales lors de
manifestations populaires
202. Les requérants observent que les
dispositions sur l’utilisation de la force par les forces de l’ordre sont les
articles 53 du CP et 24 du code de la sûreté publique (paragraphes 143 et 146
ci-dessus). Ces dispositions édictées en 1930 et 1931, c’est-à-dire pendant la
période fasciste, ne seraient compatibles ni avec les normes internationales
plus récentes ni avec les principes de la pensée juridique libérale. Elles
seraient symptomatiques de l’autoritarisme qui régnait à l’époque de leur
adoption. En particulier, les notions de « nécessité »
légitimant l’usage des armes et d’« usage de la force » ne seraient
pas équivalentes aux principes dégagés par la jurisprudence de Strasbourg, fondée
sur l’« absolue nécessité ».
203. En outre, l’article 52 du CP
disposerait que la légitime défense s’applique lorsque « la réaction de
défense [est] proportionnée à l’offense » ; or cela n’équivaudrait
guère aux formules « absolument inévitable pour protéger des vies humaines »
et « strictement proportionné [aux circonstances] » qui figurent
dans la jurisprudence de la Cour.
204. Par ailleurs, il manquerait en Italie
des dispositions réglementaires claires et conformes aux normes internationales
en matière d’usage des armes à feu. Aucun des ordres de service du questore de Gênes soumis par le Gouvernement ne
réglementerait cette question. Les requérants se réfèrent aux Principes de
l’ONU (paragraphe 154 ci-dessus) et en particulier à l’obligation pour les
pouvoirs publics et les autorités de police d’adopter et d’appliquer des
dispositions en la matière (principe no 1). Ils invoquent également
le principe no 11, qui indiquerait le contenu spécifique que ces
dispositions doivent avoir.
b) Le Gouvernement
205. Le Gouvernement observe tout d’abord
que le droit italien ne permet pas l’utilisation de balles en caoutchouc. Ces
dernières seraient susceptibles de provoquer la mort en étant tirées à une
distance de moins de 50 mètres (décision Kathleen Stewart précitée). En
l’espèce, la distance entre M.P. et Carlo Giuliani
aurait été de moins d’un mètre, ce qui amènerait à penser que même une balle en
caoutchouc aurait été meurtrière. L’expérimentation des armes et munitions
« non létales » effectuée dans les années 1980 aurait été suspendue à
la suite d’incidents ayant montré que celles-ci pouvaient provoquer la mort ou
des blessures très graves. De plus, les balles en caoutchouc constitueraient un
encouragement à utiliser des armes, dans l’illusion de ne pas provoquer de
dégâts.
206. En tout état de cause, les armes
munies de balles réelles seraient destinées à la défense personnelle en cas de
danger proche et sérieux, et ne seraient pas utilisées dans les opérations de
maintien de l’ordre : en Italie, les forces de police ne tireraient pas
sur les foules, ni avec du plomb ni avec du caoutchouc. Les armes non létales
seraient conçues pour un usage massif visant à contrer un assaut important de
manifestants ou à disperser ceux-ci. Dans le cas d’espèce, les forces de
l’ordre n’auraient jamais reçu l’ordre de tirer et leur équipement
aurait été destiné à leur défense personnelle.
207. Aucune disposition spécifique
concernant l’usage des armes à feu n’aurait été adoptée en vue du G8, mais les
circulaires du Commandement général des carabiniers auraient rappelé les normes
du CP.
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
208. L’article 2 § 1 astreint l’Etat non
seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et
irrégulière mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la
vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9
juin 1998, § 36, Recueil 1998-III, et Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre
1998, § 115, Recueil 1998-VIII).
209. Le devoir primordial d’assurer le
droit à la vie implique notamment, pour l’Etat, l’obligation de mettre en place
un cadre juridique et administratif approprié définissant les circonstances
limitées dans lesquelles les représentants de l’application des lois peuvent
recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes
internationales en la matière (Makaratzis
c. Grèce [GC], no 50385/99,
§§ 57-59, CEDH 2004-XI, et Bakan, précité, §
49 ; voir également les dispositions pertinentes des Principes de l’ONU,
paragraphe 154 ci-dessus). Conformément au principe de stricte
proportionnalité, qui est inhérent à l’article 2 (paragraphe 176 ci-dessus), le
cadre juridique national doit subordonner le recours aux armes à feu à une appréciation
minutieuse de la situation (voir, mutatis mutandis, Natchova
et autres, précité, § 96). De surcroît, le droit national réglementant les
opérations de police doit offrir un système de garanties adéquates et
effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les
accidents évitables (Makaratzis, précité, §
58).
210. Faisant application de ces principes,
la Cour a, par exemple, estimé insuffisant le cadre juridique bulgare, qui
permettait à la police de tirer sur tout membre des forces armées fugitif qui
ne se rendait pas immédiatement après une sommation et un tir de semonce, sans
renfermer aucune garantie claire visant à empêcher que la mort ne fût infligée
de manière arbitraire (Nachova et autres,
précité, §§ 99-102), ou encore le cadre légal turc, adopté en 1934, qui
comprenait un ample éventail de situations dans lesquelles la police pouvait
utiliser les armes à feu sans que sa responsabilité soit mise en cause (Erdoğan et autres c. Turquie, no
19807/92, §§ 77-78, 25 avril 2006). En revanche, elle a considéré conforme
à la Convention un règlement énumérant limitativement les situations dans
lesquelles les gendarmes pouvaient faire usage des armes à feu, et précisant
que cet usage ne devait être envisagé qu’en dernier recours et que des tirs de
semonce devaient précéder les tirs à hauteur des pieds et les tirs libres (Bakan, précité, § 51).
b) Application de ces principes au cas
d’espèce
211. La Cour note que la GIP de Gênes a
estimé que la légitimité du recours à la force par M.P. devait s’apprécier à la
lumière des articles 52 et 53 du CP. Dès lors, elle considère que ces
dispositions constituaient, en l’espèce, le cadre juridique définissant les
circonstances dans lesquelles l’usage d’armes à feu était autorisé.
212. La première de ces dispositions
prévoit la cause de justification de la légitime défense, bien connue par les
systèmes juridiques des Etats contractants. Elle mentionne la
« nécessité » de la défense et l’« actualité » du danger,
et exige un rapport de proportionnalité entre réaction et agression (paragraphe
144 ci-dessus). Même si les termes utilisés ne sont pas identiques, elle se
rapproche du libellé de l’article 2 de la Convention et contient les éléments
exigés par la jurisprudence de la Cour.
213. L’article 53 du CP se caractérise,
certes, par des formules plus vagues ; il n’en demeure pas moins qu’il
fait référence à la « nécessité » de repousser une violence
(paragraphe 143 ci-dessus).
214. Il est vrai que d’un point de vue
purement sémantique, la « nécessité » mentionnée par la loi italienne
semble viser la simple existence d’un besoin impérieux, alors que la
« nécessité absolue » voulue par la Convention impose de choisir,
parmi les moyens disponibles pour atteindre un même but, celui qui comporte le
moins de danger pour la vie d’autrui. Il s’agit, cependant, d’une différence
dans le libellé de la loi qui est susceptible d’être comblée par
l’interprétation des tribunaux internes. En effet, comme cela ressort de
l’ordonnance de classement, les juridictions italiennes ont interprété
l’article 52 du CP comme autorisant l’usage de la force meurtrière seulement en
dernier recours et seulement lorsque d’autres ripostes moins préjudiciables ne
sont pas aptes à écarter le danger (paragraphe 101 ci-dessus, où sont indiquées
les références faites par la GIP de Gênes à la jurisprudence de la Cour de
cassation en la matière).
215. Il s’ensuit que les différences entre
les normes énoncées et la locution « absolument nécessaire » contenue
à l’article 2 § 2 n’est pas suffisamment importante pour que l’on conclue de ce
simple fait à l’absence d’un cadre juridique interne approprié (Perk et autres c. Turquie, no 50739/99,
§ 60, 28 mars 2006, et Bakan, précité, §
51 ; voir aussi, a contrario, Natchova
et autres, précité, §§ 96-102).
216. Les requérants déplorent ensuite que
les forces de l’ordre n’aient pas été équipées d’armes non létales, et
notamment de pistolets à balles en caoutchouc. La Cour note cependant que les
agents présents sur le terrain disposaient, pour disperser et maîtriser la
foule, de moyens non menaçants pour la vie, à savoir de gaz lacrymogènes (voir,
a contrario, Güleç, précité, § 71, et Şimşek, précité, §§ 108 et 111). On
pourrait, d’une manière générale, discuter de l’opportunité de fournir aux
forces de l’ordre également d’autres moyens de ce type, tels que des canons à
eau et des pistolets chargés avec des munitions non létales. Cependant, de
telles spéculations ne sont pas pertinentes en l’espèce, où la mort a été
infligée non pas dans le cadre d’une opération de dispersion des manifestants
et de contrôle d’un cortège, mais lors d’une attaque violente et ponctuelle
qui, comme la Cour vient de le constater (paragraphes 185-189 ci-dessus),
constituait un danger imminent et grave pour la vie de trois carabiniers. Or,
la Convention, telle qu’interprétée par la Cour, ne saurait
conduire à la conclusion qu’il n’est pas loisible aux forces de l’ordre de
disposer d’armes létales pour contrer de telles attaques.
217. Enfin, quant à la thèse des
requérants selon laquelle un certain nombre de carabiniers auraient utilisé des
armes non réglementaires, telles que des matraques métalliques (paragraphe 201
ci-dessus), la Cour ne voit pas en quoi cette circonstance pourrait être mise
en relation avec le décès de Carlo Giuliani.
218. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel pour ce
qui est du cadre législatif interne régissant l’utilisation de la force
meurtrière ou pour ce qui est des armes dont les forces de l’ordre étaient
pourvues lors du G8 de Gênes.
C. Sur la question de savoir si
l’organisation et la planification des opérations de police étaient conformes à
l’obligation de protéger la vie découlant de l’article 2 de la Convention
219. Les requérants estiment que la
responsabilité de l’Etat est également engagée en raison des défaillances dans
la planification, l’organisation et la gestion de l’opération de maintien de
l’ordre. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Arguments des parties
a) Les requérants
220. Les requérants considèrent que
plusieurs défaillances, omissions et erreurs ont entaché la planification et la
conduite de l’intervention des forces de l’ordre. Ils estiment que la vie de
Carlo Giuliani aurait pu être sauvée si des mesures
adéquates avaient été prises. Ils se réfèrent, en particulier, aux
circonstances suivantes.
i. L’absence d’une chaîne de commandement
claire et d’une organisation adéquate des opérations
221. Les requérants soulignent que
l’organisation des opérations a été modifiée la veille des manifestations,
donnant aux carabiniers une fonction dynamique (et non statique, comme
initialement prévu), et que ce changement a été communiqué oralement aux
commandants le matin du 20 juillet. Comme il ressortirait des déclarations
faites au « procès des 25 » par le fonctionnaire de police Lauro et par l’officier des carabiniers Zappia,
les commandants n’auraient pas été correctement informés de la décision
d’autoriser le défilé des Tute Bianche. De plus, selon les requérants, les forces de
l’ordre sélectionnées et déployées à Gênes ne connaissaient pas la ville et ses
rues.
222. Le système de communication choisi
aurait uniquement permis les échanges entre le centre de commandement de la
police et celui des carabiniers, mais pas les contacts radio directs entre
policiers et carabiniers. De l’avis des requérants, ces dysfonctionnements ont
conduit à la situation critique dans laquelle M.P. s’est trouvé et qui l’a
poussé à faire usage de la force meurtrière. Il s’agirait d’un lien de cause à
effet que la chambre n’a pas décelé. Les requérants rappellent, à cet égard,
que l’organisation et la planification des opérations de police doit être de
nature à éviter tout arbitraire, tout abus de la force et tout incident
prévisible. Ils se réfèrent à la jurisprudence de la Cour (Makaratzis,
précité, § 68), au principe no 24 des Principes de l’ONU et à
l’opinion en partie dissidente du juge Bratza, à
laquelle s’est rallié le juge Šikuta, annexée à
l’arrêt de la chambre.
223. L’absence d’une chaîne de
commandement claire serait à l’origine de l’attaque des carabiniers contre le
défilé des Tute Bianche,
et du fait que quelques heures plus tard les jeeps ont suivi les carabiniers,
sans recevoir d’ordres contraires. M.P., qui avait été autorisé à monter dans
la jeep, souffrait de brûlures, montrait des signes d’intolérance au masque à
gaz, respirait mal, était blessé et en proie à la panique. Bien que sa mission
fût de transporter M.P. et D.R. à l’hôpital, la jeep ne quitta pas la place Alimonda avant la charge des carabiniers, et les deux
hommes, souffrants et très tendus nerveusement, restèrent à l’arrière du
véhicule.
224. L’enquête n’aurait pas éclairci les
raisons pour lesquelles les jeeps ont suivi le peloton lorsque celui-ci est
parti à l’assaut d’un groupe de manifestants. Les responsables Lauro et Cappello auraient
déclaré au « procès des 25 » ne pas s’être aperçus que les deux jeeps
suivaient. M. Cappello aurait en outre affirmé :
« la jeep qui suit doit être blindée, sinon c’est du suicide ». A
cela s’ajouterait le fait que les jeeps ont été laissées sans surveillance, ce
qui montrerait, encore une fois, le manque d’organisation ayant caractérisé
l’action des forces de l’ordre.
ii. L’état physique et psychique de M.P.
et son manque de formation
225. Les requérants soulignent qu’en
raison de son état physique et psychique, M.P. avait été jugé par ses
supérieurs incapable de poursuivre son service. Il a cependant été laissé en
possession d’un pistolet chargé de balles réelles et, au lieu d’être conduit
immédiatement à l’hôpital, a été autorisé à monter dans une jeep dépourvue de
protection. La situation dans laquelle il se trouvait aurait empêché M.P.
d’évaluer correctement le danger auquel il était exposé. S’il avait bénéficié
d’une formation adéquate, il n’aurait pas été gagné par la panique et aurait eu
la lucidité nécessaire pour évaluer et affronter correctement la situation. Les
tirs auraient été évités si la jeep avait été munie de grilles métalliques de
protection à l’arrière et au niveau des vitres latérales et si l’intéressé
n’avait pas été privé de son lance-lacrymogènes, qu’il aurait pu utiliser pour
se défendre.
226. Agé de vingt ans à l’époque du G8
(paragraphe 35 ci-dessus), M.P. était jeune et inexpérimenté. Il avait rejoint
les carabiniers, auprès desquels il effectuait son service militaire depuis dix
mois seulement. Il avait suivi un cours à l’école des élèves carabiniers
pendant trois mois et un cours d’une semaine au centre de Velletri,
qui s’analysait, en substance, en un entraînement de guerre (ce qui serait
contraire au principe no 20 des Principes de l’ONU). Selon les
requérants, il n’avait donc pas bénéficié d’un entraînement approprié en
matière d’usage d’armes à feu et n’avait pas subi les contrôles nécessaires pour
vérifier ses capacités morales, physiques et psychiques. En le dotant d’une
arme létale lors du G8, les autorités auraient soumis tant les manifestants que
les forces de l’ordre à un risque élévé.
227. Le jeune âge et le manque
d’expérience concerneraient également les deux autres carabiniers présents à
bord de la jeep : D.R. avait dix-neuf ans et six mois et effectuait son service
militaire depuis quatre mois ; F.C. n’avait pas encore vingt-quatre ans et
était en service depuis vingt-deux mois.
iii. Les critères de sélection du
personnel des forces armées pour le G8
228. Les requérants font valoir que la
compagnie de carabiniers CCIR était commandée par des personnes expérimentées
dans le domaine des missions de police militaire internationale à l’étranger
mais dépourvues d’expérience en matière de maintien et de rétablissement de
l’ordre public. Tel aurait été le cas des officiers Leso,
Truglio et Cappello. Aucun
règlement contenant des critères de recrutement et de sélection du personnel
pour les opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre public n’aurait
été en vigueur au moment des faits, et le Gouvernement aurait omis de préciser
les conditions minimales pour qu’un carabinier soit déployé lors d’une
manifestation telle que le G8. Cela serait contraire aux principes nos 18
et 19 des Principes de l’ONU. Les trois quarts des troupes employées à Gênes
auraient été composés de jeunes qui effectuaient leur service militaire au sein
de l’Arme des carabiniers (carabinieri di
leva) ou qui venaient d’être nommés auxiliaires (carabinieri
ausiliari), ce qui donnerait une idée de leur
manque d’expérience. Les requérants rappellent également les observations
formulées par le CPT dans son rapport relatif à sa visite en Italie (paragraphe
155 ci-dessus).
iv. Les faits consécutifs aux tirs mortels
229. Selon les requérants, il y aurait eu
violation de l’article 2 de la Convention également en raison du fait que ni
les forces de l’ordre présentes place Alimonda et aux
alentours ni les carabiniers à bord de la jeep n’auraient porté secours à Carlo
Giuliani après le tir mortel. Ils invoquent à cet
égard le principe no 5 des Principes de l’ONU. De plus, ils
soulignent que la jeep où se trouvait M.P., conduite par un autre carabinier,
est passée deux fois sur le corps de la victime, qui avait été atteinte par une
balle mais était encore en vie.
b) Le Gouvernement
230. Le Gouvernement observe que la mort
de Carlo Giuliani a été provoquée par l’action
individuelle de M.P., laquelle n’aurait été ni ordonnée ni autorisée par ses
supérieurs. Il s’agirait donc d’une réaction imprévue et imprévisible. Les
conclusions de l’enquête permettraient d’exclure toute responsabilité de
l’Etat, y compris une responsabilité indirecte en raison de prétendues lacunes
dans l’organisation ou la gestion des opérations de maintien et de
rétablissement de l’ordre public. Les « dysfonctionnements » évoqués
par le parquet dans sa demande de classement sans suite, notamment en raison
des modifications apportées à l’organisation dans la nuit ayant précédé les
faits (paragraphe 67 ci-dessus), n’auraient pas été précisés ou établis.
231. En tout état de cause, rien
n’indiquerait qu’il y ait eu une erreur d’appréciation dans l’organisation
pouvant être rattachée à l’événement litigieux. Aucun lien de causalité ne
saurait être établi entre la mort de Carlo Giuliani
et l’assaut du cortège des Tute Bianche, qui n’aurait « rien à voir » avec
les événements de la place Alimonda. Ensuite, rien ne
permettrait de dire qu’il ne fallait pas conduire le contingent des carabiniers
vers la place Alimonda puis prendre le temps de le
réorganiser et de le déployer face aux manifestants.
232. La présente affaire se distinguerait
des affaires Ergi c. Turquie
(28 juillet 1998, Recueil 1998-IV), Oğur
c. Turquie ([GC], no 21594/93, CEDH 1999-III) et Makaratzis (précitée), du fait que dans le cadre du
G8 la planification des opérations ne pouvait qu’être partielle et
approximative, étant donné que les manifestants pouvaient soit rester
pacifiques soit se livrer à la violence. Les autorités, selon le Gouvernement,
ne pouvaient pas prévoir dans les détails ce qui allait se passer et devaient
assurer dans leur intervention une flexibilité difficile à programmer.
233. Les principes énoncés dans les arrêts
McCann et autres et Andronicou
and Constantinou (précités) seraient
également non pertinents en l’espèce, car ils concerneraient une opération de
police visant une cible précise, et non une guérilla urbaine de trois jours
évoluant constamment et s’étendant à une ville tout entière. Dans cette
dernière situation, une planification préventive serait impossible, les
décisions étant prises par les commandants présents sur les lieux en fonction
de l’ampleur des violences et des dangers.
234. Les manifestations de Gênes auraient
dû être pacifiques et se dérouler dans la légalité. Les images vidéo
montreraient qu’une grande partie des manifestants sont restés dans les limites
de la légalité et de la non-violence. Les autorités auraient fait tout ce qui
était en leur pouvoir pour éviter dans la mesure du possible que des éléments
perturbateurs se mêlent aux manifestants et fassent dégénérer la manifestation.
En dépit de cela, plusieurs épisodes criminels auraient eu lieu, dans
différentes parties de la ville, souvent sans rapport entre eux. En prévision
d’une éventuelle dégradation de la situation, d’importantes précautions
auraient été prises. Toutefois, aucune autorité n’aurait pu – « sans
l’assistance d’un voyant » – prévoir exactement quand, où et comment la
violence allait éclater et dans quelles directions elle se répandrait.
235. Tout en niant l’existence de lacunes
imputables à l’Etat et susceptibles d’être mises en relation avec le décès de
Carlo Giuliani, le Gouvernement attire l’attention de
la Cour sur les points suivants.
236. La modification des plans survenue le
19 juillet 2001, qui a donné aux carabiniers une fonction plus dynamique,
aurait été justifiée par l’évolution de la situation et par l’agressivité
croissante des manifestants.
237. Rien ne démontrerait que la sélection
et la formation des effectifs aient été défaillantes. La formation de M.P.,
D.R. et F.C. aurait inclus un entraînement technique de base dispensé au moment
de leur recrutement et des stages de perfectionnement sur le maintien de
l’ordre public et l’utilisation de l’équipement fourni. En outre, M.P., D.R. et
F.C. auraient acquis une expérience significative lors d’événements sportifs ou
autres. En vue du G8, le personnel employé à Gênes, y compris les trois
carabiniers susmentionnés, aurait participé à des sessions d’entraînement à Velletri. A cette occasion, des moniteurs expérimentés
auraient approfondi les techniques d’intervention à mettre en œuvre lors
d’opérations de maintien de l’ordre public (paragraphes 108-109 ci-dessus). De
plus, l’Etat ayant déployé environ 18 000 agents sur le terrain
(paragraphe 141 ci-dessus), il aurait été irréaliste de s’attendre à ce que
chaque policier ou carabinier appartienne à des unités d’élite.
238. Selon le Gouvernement, le système de
communication choisi par les carabiniers n’a eu aucune incidence sur les
événements de la place Alimonda. Si les jeeps
n’étaient pas blindées (mais simplement dotées de grilles métalliques pour
protéger le pare-brise et les vitres latérales avant), c’était parce qu’il
s’agissait de simples véhicules de support logistique, non destinés à être
opérationnels dans le cadre du maintien de l’ordre. C’est pourquoi, à
l’arrière, les vitres latérales et la lunette n’étaient pas équipées de
grilles. Par ailleurs, les manifestants étaient parvenus à incendier même un
véhicule entièrement blindé (paragraphe 20 ci-dessus). Les jeeps avaient suivi
les carabiniers qui faisaient face aux manifestants, très probablement à
l’initiative de leurs conducteurs et dans le but d’éviter de se trouver isolés,
ce qui en aurait fait une proie facile pour des manifestants agressifs.
239. Pour le Gouvernement, M.P. disposait
d’un pistolet chargé parce que, même si son activité consistant à lancer des
engins lacrymogènes était terminée, il devait pouvoir protéger sa vie en cas
d’agression. Si tel n’avait pas été le cas, il est probable que le carabinier,
et non l’agresseur, serait décédé.
240. Quant à la question de savoir pour
quelles raisons les forces de l’ordre qui se trouvaient à proximité de la jeep
ne sont pas intervenues, le Gouvernement observe que les carabiniers présents
sur place venaient de se replier sous l’effet de l’attaque des manifestants et
qu’il leur fallait donc du temps pour se réorganiser. Quant aux policiers,
« présents à une distance relativement courte, mais non à proximité
immédiate », ils seraient intervenus aussi rapidement que possible.
L’événement tragique se serait par ailleurs produit de manière très rapide
(quelques dizaines de secondes au total).
241. Le Gouvernement fait également
remarquer que, selon le rapport d’autopsie, le passage du véhicule sur le corps
de Carlo Giuliani aurait été sans conséquences
sérieuses pour celui-ci (paragraphe 50 ci-dessus). Les secours seraient
intervenus rapidement sur les lieux du drame.
242. De l’avis du Gouvernement, les
autorités et les forces de l’ordre ne disposaient d’aucune autre possibilité
d’action. Même si l’article 2 § 2 c) de la Convention autorise à infliger la
mort pour « réprimer une émeute », les carabiniers se seraient bornés
à essayer de disperser les manifestants violents sans faire de dégâts et, après
s’être trouvés piégés, à se retirer pour éviter d’être encerclés, situation qui
aurait pu avoir des conséquences plus graves. L’attaque de la jeep aurait été
la conséquence du piège tendu par les manifestants et non le résultat d’un
dysfonctionnement. Au vu de ce qui précède, la Cour devrait éviter de véhiculer
le message selon lequel l’Etat est responsable de toute émeute ayant entraîné
mort d’homme.
2. L’arrêt de la chambre
243. La chambre a examiné les défaillances
dénoncées par les requérants, à savoir le mode de communication choisi par les
autorités, la diffusion prétendument inadéquate de l’ordre de service du 20
juillet et le manque allégué de coordination entre les forces de l’ordre. Elle
a conclu que ces dernières avaient dû réagir à des débordements soudains et
imprévisibles et qu’en l’absence d’une enquête interne approfondie en la
matière, aucun lien direct et immédiat ne pouvait être établi entre les
défaillances dénoncées et la mort de Carlo Giuliani.
Enfin, elle a estimé que les secours avaient été appelés de manière
suffisamment rapide et a souligné la gravité de la blessure de Carlo Giuliani (paragraphes 228-244 de l’arrêt de la chambre).
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
244. Selon la jurisprudence de la Cour,
dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 peut mettre à la charge
des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures
d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les
agissements criminels d’autrui (Mastromatteo
c. Italie [GC], no 37703/97,
§ 67 in fine, CEDH 2002-VIII, Branko
Tomašić et autres c. Croatie, no
46598/06, § 50, 15 janvier 2009, et Opuz c.
Turquie, no 33401/02, § 128, 9 juin 2009).
245. Il n’en résulte pas, toutefois, que
l’on puisse déduire de cette disposition une obligation positive d’empêcher
toute violence potentielle. Il faut en effet interpréter cette obligation
de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif,
eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les
sociétés contemporaines et à l’imprévisibilité du comportement humain, ainsi
qu’aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (Osman,
précité, § 116, et Maiorano et autres c.
Italie, no 28634/06, § 105,15 décembre 2009).
246. Dès lors, toute menace alléguée
contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre
des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. La Cour a affirmé qu’il
y a une obligation positive à cet effet lorsqu’il est établi que les autorités
connaissaient ou auraient dû connaître l’existence d’une menace réelle et
immédiate pour la vie d’un ou de plusieurs individus et qu’elles n’ont pas
pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue
raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (Bromiley
c. Royaume-Uni (déc.), no 33747/96, 23 novembre 1999,
Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 55, CEDH
2002-III, et Branko Tomašić,
précité, §§ 50-51).
247. A cet égard, il convient de rappeler
que dans l’arrêt Mastromatteo (précité,
§ 69), la Cour a opéré une distinction entre les affaires qui portent sur
l’exigence d’une protection rapprochée d’un ou de plusieurs individus
identifiables à l’avance comme cibles potentielles d’une action meurtrière (Osman,
précité, et Paul et Audrey Edwards, précité ; voir aussi les
arrêts postérieurs à l’arrêt Mastromatteo :
Branko Tomašić
et Opuz, précités), et celles où est en
cause l’obligation d’assurer une protection générale de la société (Maiorano et autres, précité, § 107).
248. Par ailleurs, pour que la
responsabilité de l’Etat puisse être engagée au regard de la Convention,
il doit être établi que le décès a résulté du manquement des autorités
nationales à faire tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles
pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie,
dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (Osman, précité, §
116, Mastromatteo, précité, § 74, et Maiorano et autres, précité, § 109).
249. Selon sa jurisprudence, la Cour doit
examiner la préparation et le contrôle d’une opération de police ayant provoqué
la mort d’une ou de plusieurs personnes afin d’évaluer si, dans les
circonstances particulières du cas d’espèce, les autorités ont déployé la
vigilance voulue pour s’assurer que toute mise en danger de la vie avait été
réduite au minimum et si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans
le choix des mesures prises (McCann et
autres, précité, § 194 et 201, et Andronicou
et Constantinou, précité, § 181). Le recours des
policiers à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances.
Toutefois, l’article 2 ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des
règles et l’abandon à l’arbitraire de l’action des agents de l’Etat sont
incompatibles avec un respect effectif des droits de l’homme. Cela signifie que
les opérations de police doivent être suffisamment encadrées par le droit
national, à travers un système de garanties adéquates et effectives contre
l’arbitraire et l’abus de la force. La Cour doit dès lors prendre en
considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant effectivement
eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances les ayant
entourés, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux. Les
policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions :
un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans
lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la
force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales
élaborées en la matière (Makaratzis, précité,
§§ 58-59).
250. En particulier, les représentants de
la loi doivent être formés pour être à même d’apprécier s’il est ou non
absolument nécessaire d’utiliser les armes à feu, non seulement en suivant la
lettre des règlements pertinents mais aussi en tenant dûment compte de la
prééminence du respect de la vie humaine en tant que valeur fondamentale (Natchova et autres, précité, § 97 ; voir
également les critiques formulées par la Cour relativement à la formation des
militaires qui avaient pour instruction de « tirer pour tuer », McCann et autres, précité, §§ 211-214).
251. Enfin, on ne saurait oublier que la
mort de Carlo Giuliani s’est produite dans le cadre
d’une manifestation populaire de grande envergure. Or, s’il incombe aux Etats
contractants d’adopter des mesures raisonnables et appropriées afin d’assurer
le déroulement pacifique des manifestations licites et la sécurité de tous les
citoyens, ils ne sauraient pour autant le garantir de manière absolue et ils
jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix de la méthode à
utiliser à cet effet. En la matière, ils assument en vertu de l’article 11 de
la Convention une obligation de moyens et non de résultat (Plattform
“Ärzte für das Leben” c. Autriche, 21 juin 1988, § 34,
série A no 139, Oya Ataman c.
Turquie, no 74552/01, § 35, 5 décembre 2006, et Protopapa c. Turquie, no 16084/90,
§ 108, 24 février 2009). Cependant, il est important que des mesures de
sécurité préventives, telles que l’envoi de secours d’urgence sur les lieux des
réunions ou manifestations, soient prises afin de garantir le bon déroulement
des événements de ce type, qu’ils soient de nature politique, culturelle, ou
autre (Oya Ataman, précité, § 39). De
plus, en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, les
pouvoirs publics doivent faire preuve d’une certaine tolérance pour les
rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par
l’article 11 de la Convention ne soit pas dépourvue de tout contenu (Patyi c. Hongrie, no 5529/05, §
43, 7 octobre 2008). En revanche, des ingérences dans le droit garanti par
cette disposition sont en principe justifiées pour la défense de l’ordre et la
prévention du crime, ainsi que pour la protection des droits et des libertés
d’autrui lorsque les manifestants se livrent à des actes de violence (Protopapa, précité, § 109).
b) Application de ces principes au cas
d’espèce
252. La Cour note tout d’abord que les
manifestations à l’occasion du G8 de Gênes ont dégénéré dans la violence. La
journée du 20 juillet 2001 a été caractérisée par de nombreux affrontements et
accrochages entre les forces de l’ordre et une partie des manifestants. Les
images filmées produites par les parties le démontrent amplement. Ces images
montrent également des violences commises par certains policiers à l’encontre
de manifestants (paragraphe 139 ci-dessus).
253. Il n’en demeure pas moins que la
présente requête ne porte pas sur l’organisation des services de maintien de
l’ordre au cours du G8 tout entier. Elle se limite à poser, entre autres, la
question de savoir si, dans l’organisation et la planification de cet
événement, il y a eu des défaillances qui peuvent être mises en relation
directe avec le décès de Carlo Giuliani. A cet égard,
il y a lieu de noter que des violences ont été observées bien avant les
événements tragiques de la place Alimonda. En tout
état de cause, aucun élément objectif ne permet de penser que si ces violences
n’avaient pas eu lieu, et si le cortège des Tute
Bianche n’avait pas été chargé par les
carabiniers, M.P. n’aurait pas été amené à tirer des coups de feu pour se
défendre de la violence illégale dont il a fait l’objet. La même conclusion
s’impose en ce qui concerne la modification des ordres donnés aux carabiniers
la veille des événements et le système de communication choisi.
254. A cet égard, la Cour rappelle que
l’intervention des carabiniers dans la rue Caffa
(paragraphes 42-44 ci-dessus) et l’attaque de la jeep par les manifestants ont
eu lieu à un moment de calme relatif, après que, à la suite d’une longue
journée d’affrontements, le peloton des carabiniers s’était positionné sur la
place Alimonda pour se reposer, se réorganiser et
faire monter les agents blessés dans les jeeps. Comme les images filmées le
montrent, l’accrochage entre manifestants et forces de l’ordre fut soudain et
ne dura que quelques minutes avant les tirs mortels. Il était imprévisible
qu’une attaque d’une telle violence se produirait à cet endroit précis et dans
les conditions qui l’ont caractérisée. Par ailleurs, les raisons qui auraient
poussé la foule à agir de la sorte relèvent de la pure spéculation.
255. Il convient de noter également que le
Gouvernement avait mis en place un important dispositif policier (18 000
unités – paragraphes 141 et 237 ci-dessus) et que tous les effectifs soit
appartenaient à des corps spécialisés, soit avaient reçu une formation ad
hoc en matière de maintien de l’ordre public lors de manifestations de
masse. M.P., en particulier, avait participé à des sessions d’entraînement à Velletri (paragraphes 108-109 et 237 ci-dessus ; voir,
a contrario, Makaratzis, précité, §
70). Vu le nombre très important d’agents déployés sur le terrain, on ne
pouvait exiger que chacun d’entre eux eût une longue expérience et/ou eût
participé à des formations de plusieurs mois ou années. Conclure autrement
équivaudrait à imposer à l’Etat une obligation exorbitante et irréaliste. Par
ailleurs, comme le Gouvernement le souligne à juste titre (paragraphe 233
ci-dessus), une distinction doit être faite entre les affaires où les forces de
l’ordre visent une cible précise et identifiable (voir, par exemple, McCann et autres, et Andronicou
et Constantinou, précités) et celles où il
s’agit du maintien de l’ordre face à des troubles éventuels susceptibles de se
produire sur une zone aussi vaste qu’une ville tout entière, comme en l’espèce.
Dans le premier type d’affaires seulement on peut s’attendre à ce que tous les
agents impliqués soient hautement spécialisés en vue de la tâche qui leur est
assignée.
256. Il s’ensuit que l’on ne saurait
conclure à la violation de l’article 2 de la Convention du seul fait de la
sélection, pour le G8 de Gênes, d’un carabinier qui, comme M.P. à l’époque des
faits, n’était âgé que de vingt ans et onze mois et n’avait effectué que dix
mois de service (paragraphe 35 ci-dessus). La Cour rappelle aussi qu’elle a
considéré que la conduite de M.P. lors de l’attaque de la jeep n’avait pas été
constitutive d’une violation de l’article 2 sous son volet matériel
(paragraphes 194-195 ci-dessus). Il n’est pas établi qu’il aurait pris des
initiatives inconsidérées ou qu’il aurait agi en l’absence d’instructions
adéquates (voir, a contrario, Makaratzis,
précité, § 70).
257. Il reste dès lors à évaluer si les
décisions prises place Alimonda immédiatement avant
l’attaque de la jeep par les manifestants étaient de nature à violer
l’obligation de protéger la vie. A cette fin, la Cour doit tenir compte des
informations dont les autorités disposaient au moment de la prise de décision.
Or, rien n’indiquait à ce moment-là que Carlo Giuliani
était, plus que les autres manifestants ou plus que toute autre personne
présente sur les lieux, la cible potentielle d’une action meurtrière. Les
autorités n’avaient donc pas l’obligation de lui garantir une protection
rapprochée, mais seulement d’éviter d’adopter des comportements qui, d’une
manière générale, seraient de nature à mettre manifestement en danger la vie et
l’intégrité physique de toute personne concernée.
258. La Cour estime qu’il est concevable,
dans une situation d’urgence telle que celle qui s’est présentée après les
affrontements du 20 juillet 2001, que les forces de l’ordre soient amenées à
utiliser, pour abriter les agents blessés, des véhicules de support logistique
non blindés. Pareillement, le fait de ne pas contraindre ces véhicules à se
rendre immédiatement à l’hôpital n’apparaît pas déraisonnable. En effet, cela
les aurait exposés au risque de traverser, sans protection, une partie de la
ville, où d’autres désordres auraient pu éclater. Avant l’attaque de la rue Caffa qui, comme la Cour vient de le constater, a été tout
à fait soudaine et imprévisible (paragraphe 254 ci-dessus), tout semblait
indiquer que les jeeps étaient mieux protégées place Alimonda,
où elles stationnaient à côté d’un contingent de carabiniers. Par ailleurs,
rien dans le dossier n’indique que l’état physique des carabiniers dans la jeep
était d’une gravité imposant une hospitalisation immédiate et urgente ; il
s’agissait, pour l’essentiel, de militaires présentant des réactions à une
exposition prolongée au gaz lacrymogène.
259. Les jeeps ont ensuite suivi le
peloton des carabiniers lorsque celui-ci s’est dirigé vers la rue Caffa ; les raisons de ce choix ne ressortent pas
clairement du dossier. Quoi qu’il en soit, il pouvait s’agir d’une manœuvre
visant à leur éviter de rester isolées, ce qui, comme le démontre la suite des
événements, pouvait se révéler extrêmement dangereux. De plus, cette manœuvre a
été effectuée à un moment où rien n’indiquait que les manifestants pourraient
contraindre les carabiniers, comme ils l’ont fait, à se retirer de manière
rapide et désordonnée, ce qui par la suite a provoqué le repli des jeeps en
marche arrière et le blocage de l’une d’elles. La cause immédiate de ces faits
a été l’attaque violente et illégale des manifestants. Tout choix opérationnel
fait par les forces de l’ordre auparavant ne pouvait, de toute évidence, tenir
compte de cet élément imprévisible. Par ailleurs, le fait que le système de
communication choisi aurait uniquement permis les échanges entre le centre de
commandement de la police et celui des carabiniers, mais pas les contacts radio
directs entre policiers et carabiniers (paragraphe 222 ci-dessus), ne saurait,
à lui seul, suffire pour conclure à l’absence d’une chaîne de commandement
claire, absence qui, selon la jurisprudence de la Cour, est un facteur
susceptible d’accroître le risque que certains policiers ne tirent de manière
inconsidérée (Makaratzis, précité, § 68).
M.P. était en effet soumis aux ordres et aux instructions de ses supérieurs
hiérarchiques, présents sur le terrain.
260. Au demeurant, la Cour ne voit pas
pourquoi la circonstance que M.P. était blessé et jugé inapte à poursuivre son
service aurait dû amener le commandement à le priver de son arme. Celle-ci
constituait un moyen de défense personnelle approprié pour contrer
d’éventuelles attaques violentes et ponctuelles posant un danger imminent et
grave pour la vie. Elle a en effet été utilisée dans ce but précis.
261. Pour ce qui est, enfin, des faits
consécutifs aux tirs mortels (paragraphe 229 ci-dessus), la Cour observe que
rien ne prouve que les secours portés à Carlo Giuliani
aient été défaillants ou tardifs et/ou que le passage de la jeep sur son corps
ait été un acte intentionnel. En tout état de cause, comme il ressort du
rapport d’autopsie (paragraphe 50 ci-dessus), les lésions cérébrales subies en
conséquence de la balle tirée par M.P. étaient d’une gravité telle qu’elles ont
provoqué la mort en quelques minutes.
262. Il s’ensuit que les autorités
italiennes n’ont pas manqué à leur obligation de faire tout ce que l’on pouvait
raisonnablement attendre d’elles pour fournir le niveau de protection requis
lors d’opérations entraînant un risque potentiel de recours à la force
meurtrière. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 2 de la Convention en
raison de l’organisation et de la planification des opérations de police lors
du G8 de Gênes et lors des faits tragiques survenus place Alimonda.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
2 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET PROCÉDURAL
263. Les requérants allèguent que l’Etat
défendeur a manqué, à plusieurs égards, à respecter les obligations
procédurales découlant de l’article 2 de la Convention. Le Gouvernement
s’oppose à cette thèse.
A. Les questions soulevées par les
requérants
1. Les défaillances alléguées dans
l’accomplissement de l’autopsie et l’incinération du cadavre
a) Arguments des parties
i. Les requérants
264. Les requérants font observer que, le
21 juillet 2001, le parquet a ordonné l’autopsie du corps de Carlo Giuliani et nommé deux experts (MM. Canale et Salvi), qui auraient dû commencer leur travail le
jour même à 15 heures. Le parquet aurait invité la police à en informer M.P. et
les parents de la victime avant 13 heures. Il aurait été impossible aux
requérants de nommer en si peu de temps un médecin légiste ayant leur confiance
afin qu’il puisse participer à l’autopsie. Le parquet aurait par ailleurs
autorisé l’incinération du cadavre le 23 juillet 2001, bien avant de connaître
les résultats de l’autopsie (les experts ayant disposé de soixante jours pour
rédiger leur rapport).
265. Les requérants n’auraient jamais été
« parties » à la procédure, du fait qu’en droit italien la
constitution de partie civile ne serait possible que s’il y a demande de renvoi
en jugement. En tant que simples parties lésées, ils n’auraient eu que des
possibilités limitées de participer à l’enquête. Ces facultés seraient encore
plus restreintes lorsque le parquet procède, en vertu de l’article 360 du CPP,
à des investigations techniques non susceptibles d’être répétées (paragraphe
150 ci-dessus) : dans ce cas, la partie lésée pourrait uniquement demander
au parquet d’adresser au GIP une demande d’incident probatoire. Ce ne serait
qu’en cas d’acceptation de cette demande que la partie lésée pourrait prier le
GIP de poser des questions aux experts du parquet. Or, en l’espèce l’autopsie
aurait été qualifiée d’investigation technique non susceptible d’être répétée.
266. Enfin, les requérants observent que
le scanner total body effectué sur le corps de Carlo Giuliani
(paragraphe 60 ci-dessus) a permis de voir un fragment métallique logé dans la
tête, mais que celui-ci n’a été ni trouvé ni répertorié (voir les déclarations
de M. Salvi au « procès des 25 » – paragraphe 130 ci-dessus).
ii. Le Gouvernement
267. Le Gouvernement fait valoir que
l’extraction du fragment métallique litigieux aurait été non seulement inutile
mais aussi impossible. Elle n’aurait apporté aucune information supplémentaire
pertinente quant aux circonstances dans lesquelles M.P. a eu recours à la force
meurtrière. En effet, des micro-fragments de plomb avaient déjà été trouvés
dans la cagoule de la victime et leur analyse avait confirmé la thèse de
l’objet intermédiaire. De plus, lorsque la dépouille de Carlo Giuliani avait été rendue à sa famille en vue de son
incinération, rien ne permettait de penser que le rapport d’autopsie, qui
n’avait pas encore été rédigé, serait « superficiel ». La pratique
constante consisterait par ailleurs à mettre la dépouille à la disposition de
la famille une fois que les experts ont indiqué qu’ils n’en ont plus besoin.
Cela épargnerait un fardeau supplémentaire aux proches de la victime, tout en
respectant leurs droits découlant de l’article 8 de la Convention.
268. L’incinération aurait été sollicitée
par les requérants eux-mêmes, qui, informés qu’une autopsie allait avoir lieu,
auraient eu la possibilité d’y participer. Le représentant des intéressés
n’aurait par ailleurs formulé aucune demande d’incident probatoire (voir Sottani c. Italie (déc.), no 26775/02, CEDH 2005-III, affaire dans laquelle la
Cour a rejeté un grief analogue).
269. Comme la Cour aurait eu l’occasion de
l’affirmer (voir, mutatis mutandis, R.K. et A.K. c. Royaume-Uni,
no 38000/05, § 36, 30 septembre
2008), il y aurait lieu d’évaluer le caractère correct d’une enquête ex ante,
sur la base des faits connus lors de la prise de décision, et non ex post
facto. Une enquête serait défaillante au regard de la Convention lorsque
les carences relevées affaiblissent sa capacité à établir les circonstances de
l’espèce et à identifier les responsables (Makaratzis,
précité, § 74). Seules des raisons particulières auraient amené la Cour à
conclure, dans certains cas, à la violation procédurale de l’article 2 sans
violation du volet matériel de cette même disposition ou de l’article 38 de la
Convention (voir, par exemple, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no
24746/94, 4 mai 2001), et en tout cas cela
aurait suscité des opinions dissidentes (voir, par exemple, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no
52391/99, CEDH 2007-VI). En l’espèce, les conclusions des autorités nationales
quant à l’existence d’un cas de légitime défense auraient été entérinées par la
chambre. Dès lors, tout défaut éventuel de l’enquête n’aurait pu avoir aucune
incidence sur son effectivité.
270. En tout état de cause, l’exigence
d’efficacité serait une obligation de moyens et non de résultat. Le
Gouvernement concède que « certains actes et documents font état de difficultés
dans la reconstitution des faits, notamment en raison de l’indisponibilité de
certains éléments ». Cependant, ces difficultés ne seraient pas imputables
aux autorités ou à une négligence de leur part, mais résulteraient de
conditions objectives et non maîtrisables. Les enquêteurs auraient donc
satisfait à leur obligation de moyens. De plus, le Gouvernement considère qu’à
supposer qu’un doute puisse subsister quant à certains éléments, en matière
pénale le doute doit profiter à l’accusé et non à la victime. Enfin, il ne
faudrait pas oublier que la Cour a estimé « effectives » des enquêtes
internes où des erreurs avaient été commises par les autorités (Grams,
décision précitée, et Menson et autres c.
Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V).
b) L’arrêt de la chambre
271. La chambre a observé que le scanner
effectué sur le cadavre de Carlo Giuliani avait
révélé la présence d’un fragment métallique dans sa tête, qui n’avait été ni
extrait ni répertorié alors que son analyse aurait été importante pour une
« évaluation balistique et pour la reconstitution des faits ». De
plus, les médecins chargés de l’autopsie n’avaient pas « précisé
explicitement si le tir [avait été] direct ». Des questions cruciales
étaient donc restées sans réponse, ce qui avait amené le parquet à qualifier de
« superficiel » le rapport d’expertise. Ces défaillances avaient été
aggravées par l’autorisation d’incinérer le cadavre, qui avait été donnée avant
que la teneur du rapport d’expertise fût connue, empêchant toute analyse ultérieure.
La chambre a en outre déploré que les requérants n’aient disposé que de peu de
temps pour charger un expert de leur choix de participer à l’autopsie. Dès
lors, elle a conclu à la violation de l’article 2 de la Convention en
son volet procédural (paragraphes 245-251 de l’arrêt de la chambre).
2. L’absence de poursuites visant à
établir l’éventuelle responsabilité de certains fonctionnaires de police
a) Arguments des parties
i. Les requérants
272. Les requérants considèrent que
l’article 2 de la Convention a été violé également en raison de l’absence d’une
enquête administrative ou pénale sur la conduite des forces de l’ordre lors du
G8 de Gênes. A leurs yeux, pareille enquête aurait pu éclaircir les responsabilités
dans la chaîne de commandement et, le cas échéant, permettre d’infliger des
sanctions administratives. L’absence de toute enquête administrative aurait été
confirmée par le Gouvernement (paragraphe 280 ci-dessous) et par les
déclarations faites par le colonel Truglio au
« procès des 25 ».
273. Il s’ensuivrait qu’à aucun moment il
n’aurait été question d’évaluer la responsabilité globale des autorités quant
aux défaillances dans la planification, la coordination et la conduite des
opérations et quant à leur incapacité à assurer un usage proportionné de la
force pour disperser les manifestants. Il n’y aurait eu d’analyse ni sur les
instructions données aux membres des forces de l’ordre ni sur les raisons pour
lesquelles ils ne disposaient que de balles létales. Le parquet ne se serait
jamais demandé si les supérieurs de M.P. pouvaient être tenus pour responsables
du fait qu’ils avaient laissé une arme létale entre les mains d’un carabinier
jugé inapte à poursuivre son service.
274. A supposer que le Gouvernement ait
raison de soutenir que l’enquête ne pouvait pas être étendue à des personnes
autres que celles soupçonnées d’avoir commis l’infraction, ce serait le droit
national qui serait incompatible avec l’article 2 de la Convention. De plus, dans
sa demande de classement sans suite, le parquet aurait fait état de
dysfonctionnements (sans en préciser la nature). Ce constat n’ayant pas donné
lieu à la recherche des causes et des responsabilités qui étaient à son
origine, la Convention aurait été également violée par le choix du parquet de
procéder à une enquête incomplète.
275. Les requérants déplorent que, loin
d’avoir été sanctionnés, les supérieurs hiérarchiques de M.P. (MM. Leso, Truglio, Cappello et Mirante) auraient
tous bénéficié d’une promotion. De plus, des promotions analogues auraient
été octroyées à des fonctionnaires de police soupçonnés d’avoir soumis des
manifestants à des arrestations et violences illégales. Pourtant, par un arrêt
du 18 mai 2010, la cour d’appel de Gênes aurait condamné certains de ces hauts
fonctionnaires à des peines allant de trois ans et huit mois à cinq ans
d’emprisonnement pour des faits survenus pendant le G8 à l’école Diaz
(vingt-cinq inculpés sur vingt-sept auraient été condamnés, et les peines
prononcées auraient totalisé quatre-vingt-cinq ans de réclusion). Le lendemain
du prononcé de ce dispositif, le sous-secrétaire aux Affaires intérieures
aurait déclaré qu’aucun des dirigeants condamnés ne serait radié et qu’ils
continueraient de jouir de la confiance du ministre.
ii. Le Gouvernement
276. Se référant à ses observations sur
les circonstances dans lesquelles une enquête peut être considérée comme
défaillante (paragraphe 269 ci-dessus), le Gouvernement allègue qu’en l’absence
de responsabilité liée à la conduite de l’opération de maintien de l’ordre
public, le manque de contrôle sur une telle conduite est sans conséquence. La
chambre elle-même aurait conclu que la planification et l’organisation du G8 de
Gênes avaient été conformes à l’obligation de protéger la vie découlant de
l’article 2. Dans ces conditions, rien n’aurait imposé d’enquêter sur les
personnes responsables d’une telle planification.
277. La chambre reprocherait à l’enquête
de ne pas avoir éclairci les raisons pour lesquelles M.P. n’avait pas été
immédiatement conduit à l’hôpital, avait été laissé en possession d’un pistolet
chargé et avait été mis à l’abri dans une jeep isolée et dépourvue de
protection. Le Gouvernement fait observer que l’enquête interne n’a pas permis
de déterminer avec certitude si les jeeps ont suivi le peloton des carabiniers
à la suite d’une initiative personnelle de leurs conducteurs ou en exécution
d’un ordre. A ses yeux, il s’agissait en tout cas de la seule décision
raisonnable dès lors que les jeeps devaient se déplacer ensemble et en étant
couvertes par le peloton. M.P. aurait été placé dans la jeep à cause d’un
événement soudain (son état personnel) et le véhicule serait resté isolé à
cause du « piège » tendu par les manifestants. Le pistolet aurait été
l’arme de défense de M.P.
278. Estimant que M.P. a agi en état de
légitime défense, le Gouvernement a du mal à comprendre quelle infraction on
pourrait reprocher aux responsables des opérations de maintien de l’ordre.
L’article 7 de la Convention exigerait, pour punir, un lien de nature
intellectuelle (conscience et volonté) permettant de déceler un élément de
responsabilité dans la conduite de l’auteur matériel de l’infraction (Sud Fondi Srl et autres c. Italie,
no 75909/01, § 116, 20 janvier
2009). En l’espèce, on n’aurait pas pu imputer aux organisateurs du service
d’ordre du G8 un acte matériel répréhensible et/ou la conscience et la volonté
de le commettre.
279. En outre, la responsabilité pénale
serait strictement personnelle et présupposerait un rapport de causalité selon
lequel le fait délictueux est la conséquence directe et immédiate de l’acte
incriminé. Or, des erreurs ou dysfonctionnements éventuels dans l’organisation,
la direction ou la conduite des opérations de maintien de l’ordre public ne
pourraient en aucun cas être considérés comme étant directement à l’origine du
drame survenu place Alimonda. Il eût donc été
superflu d’étendre l’enquête aux hauts responsables de la police ou de
rechercher d’autres responsables. Si l’arrêt de la chambre était confirmé
sur ce point, l’Etat serait obligé d’entamer des investigations inutiles et
dommageables, destinées à n’aboutir à aucun résultat et à s’immiscer de manière
arbitraire dans la vie d’individus innocents.
280. Le Gouvernement précise qu’aucune
enquête administrative ou disciplinaire n’a été ouverte à l’encontre des
carabiniers. En revanche, deux procédures pénales pour des actes de violence
prétendument commis à l’égard de manifestants les 21 et 22 juillet 2001, soit
après la mort de Carlo Giuliani, seraient en cours
contre plusieurs agents de police. Le « contexte général » du G8
aurait par ailleurs été examiné dans le cadre de l’enquête parlementaire
d’information (paragraphes 107-117 ci-dessus), du « procès des 25 »
(paragraphes 121-138 ci-dessus) et des investigations menées par le ministère
de l’Intérieur (paragraphe 140 ci-dessus).
b) L’arrêt de la chambre
281. La chambre a déploré que l’enquête
interne ait été limitée à l’examen de la responsabilité de M.P. et F.C. et
qu’il n’y ait pas eu d’étude du « contexte général » afin de
déterminer si les autorités avaient planifié et géré les opérations de maintien
de l’ordre de façon à éviter le type d’incident ayant causé le décès de Carlo Giuliani. En particulier, on n’avait pas clarifié les
raisons pour lesquelles M.P. n’avait pas été immédiatement conduit à l’hôpital,
avait été laissé en possession d’un pistolet chargé et avait été placé dans une
jeep isolée et dépourvue de protection. Une réponse à ces questions eût été
nécessaire, compte tenu du « lien étroit entre le tir mortel et la
situation dans laquelle M.P. et F.C. s’[étaient] retrouvés » (paragraphes
252-253 de l’arrêt de la chambre).
3. Les autres défaillances ayant
prétendument affecté l’enquête interne
282. Les requérants considèrent que l’enquête
interne a aussi été entachée de nombreuses autres défaillances. Le Gouvernement
s’oppose à cette thèse. La chambre n’a pas estimé nécessaire de se prononcer
sur ces questions (paragraphe 255 de l’arrêt de la chambre).
a) Arguments des parties
i. Les requérants
283. Les requérants allèguent que l’enquête a
manqué d’impartialité et d’indépendance, qu’elle a été incomplète et, ayant
conduit à un classement sans suite, qu’elle les a privés de débats publics et
donc d’un examen public des circonstances de la mort de leur proche.
284. Dans sa demande de classement, le
parquet aurait exprimé des doutes quant aux intentions de M.P. au moment des
tirs : il n’était pas possible de déterminer s’il avait voulu juste faire
peur à ses agresseurs ou se défendre en tirant dans leur direction, en
acceptant le risque de toucher quelqu’un. Selon le ministère public, il pouvait
s’agir d’un homicide involontaire, d’une acceptation du risque de tuer
quelqu’un ou bien d’un homicide intentionnel. Après avoir écarté (sans dûment
expliquer pourquoi) la troisième hypothèse, le parquet aurait conclu que M.P.
avait agi en situation de légitime défense et que l’existence d’un
« doute » sur le fondement d’une cause de justification imposait de
demander le classement de l’affaire (paragraphes 72-75 ci-dessus). Selon les
requérants, les incertitudes manifestées par le parquet quant à l’établissement
des faits imposaient d’accepter des débats publics et un complément
d’instruction.
285. Les requérants admettent qu’ils ont
pu faire opposition à la demande de classement du parquet et qu’à la suite de
cette opposition une audience en chambre du conseil a eu lieu devant la GIP,
mais affirment que cette audience s’est déroulée à huis clos et que seuls les
parties et leurs défenseurs ont pu y assister. De plus, la GIP aurait eu à
décider sur la base des éléments soumis par le parquet, qui avait en substance
passivement accepté la version des faits donnée par les représentants des
forces de l’ordre, sans que la partie lésée puisse interroger les prévenus, les
témoins et les experts. La GIP aurait établi les faits sur la base d’un récit
anonyme paru sur Internet et pouvant être relié à des anarchistes
français ; or, un débat public aurait été nécessaire pour vérifier
l’exactitude de ce récit. Enfin, les requérants n’auraient disposé d’aucun
recours efficace pour s’opposer à l’ordonnance de classement de la GIP, un
pourvoi en cassation étant recevable seulement dans des hypothèses de nullité
non pertinentes en l’espèce (article 409 § 6 du CPP – paragraphe 151
ci-dessus).
286. Il y aurait aussi lieu de tenir
compte du fait que les expertises techniques sollicitées par le parquet ont
donné des résultats contradictoires. Les requérants soulignent les éléments
suivants :
a) selon l’expertise balistique « Cantarella » (du 5 décembre 2001), la douille trouvée
à l’intérieur de la jeep avait 90 % de compatibilité avec le pistolet de
M.P., alors que la douille trouvée à proximité du corps de Carlo Giuliani n’avait que 10 % de compatibilité (paragraphe
54 ci-dessus) ;
b) selon l’expertise balistique « Manetto » (du 15 janvier 2002), les deux douilles
provenaient du pistolet de M.P. et le tir mortel avait été effectué du haut
vers le bas, à une distance de 110-140 centimètres de la cible (paragraphe 55
ci-dessus) ;
c) selon l’expertise balistique collégiale
du 26 juillet 2002, avant d’atteindre Carlo Giuliani
le projectile avait heurté un objet qui en avait dévié la trajectoire
(paragraphes 56-62 ci-dessus) ;
d) selon l’expertise médicolégale, M.P.
avait tiré du haut vers le bas, sans déviation (paragraphe 50 ci-dessus).
287. De plus, l’expert Romanini
n’aurait pas dû être mandaté, du fait qu’en septembre 2001 il avait publié dans
une revue spécialisée dans les armes un article où il affirmait que la conduite
de M.P. s’analysait en une « évidente réaction de défense, pleinement
justifiée » (paragraphe 56 ci-dessus). La question de son impartialité
aurait été soulevée par le quotidien Il Manifesto
le 19 mars 2003, soit avant la décision de classement du 5 mai 2003. L’affaire
n’ayant pas dépassé le stade des investigations préliminaires, les requérants
n’auraient pas eu la possibilité de demander l’exclusion de M. Romanini. L’expertise à laquelle celui-ci a participé
aurait par ailleurs eu une grande importance, ayant abouti à la formulation de
la théorie de l’objet intermédiaire, retenue par la GIP.
288. Les requérants observent qu’en tout
état de cause, l’intervention de l’autorité judiciaire sur place n’ayant pas
été rapide et n’ayant pas permis de préserver l’état des lieux, les projectiles
n’auraient jamais été retrouvés, de sorte qu’aucune véritable expertise
balistique n’aurait été possible. Seules deux douilles auraient été trouvées,
et il ne serait même pas certain qu’elles correspondent aux projectiles tirés
par M.P.
289. S’agissant des première et deuxième
expertises balistiques, les requérants admettent qu’ils avaient la possibilité
théorique de demander au parquet d’adresser à la GIP une demande d’incident
probatoire. Toutefois, le parquet ayant lui-même demandé un incident probatoire
et ayant essuyé un refus, les requérants n’auraient pas estimé utile de
formuler une telle demande.
290. Le parquet aurait en outre décidé de
confier une part significative des enquêtes aux carabiniers, et en particulier
au commandement de la province de Gênes et à la brigade mobile de la questura de Gênes. Les carabiniers auraient
notamment :
– saisi l’arme de M.P. et attesté qu’elle
était pourvue d’un chargeur contenant moins de quinze projectiles ;
– opéré les premiers constats techniques
sur le cadavre de Carlo Giuliani et sur les
jeeps ;
– saisi l’une des jeeps et du matériel s’y
trouvant, dont une douille ;
– constitué une documentation
photographique sur le matériel dont disposait M.P. au moment des faits ;
– acquis, contrôlé la conformité et
vérifié du matériel audiovisuel relatif aux faits du 20 juillet 2001 ;
– dressé les procès-verbaux de certaines
déclarations faites au parquet.
291. Les requérants soulignent également
qu’immédiatement après la mort de Carlo Giuliani,
M.P., D.R. et F.C. se sont éloignés (avec la jeep et les armes) jusqu’au moment
où, des heures plus tard, le parquet a commencé les auditions. Ils auraient eu
un entretien avec leurs supérieurs et auraient eu la possibilité de communiquer
entre eux avant d’être interrogés par le parquet. De plus, D.R. n’aurait été
entendu qu’au lendemain des faits, et d’autres membres des forces de l’ordre
présents sur les lieux auraient été interrogés avec beaucoup de retard (les
dépositions du capitaine Cappello et de son adjoint Zappia datant des 11 septembre et 21 décembre 2001).
292. Selon les requérants, plusieurs
carabiniers et agents de police, ainsi que le questore
lui-même, auraient dû être mis en examen dans le cadre de la procédure
judiciaire concernant la mort de Carlo Giuliani. La questura de Gênes avait joué un rôle « de tout
premier plan » dans la conception, l’organisation et la gestion de l’ordre
public lors du G8. Le questore de Gênes était
le plus haut responsable du maintien de l’ordre, la centrale opérationnelle de
la police était celle de la questura et ses
agents avaient donné ou exécuté des ordres d’intervention à l’égard du cortège
des Tute Bianche.
Les requérants considèrent que, pour garantir l’indépendance et l’impartialité
de l’enquête, le parquet aurait dû confier celle-ci à la police du fisc (Guardia di finanza),
corps de police judiciaire non impliqué dans les faits.
ii. Le Gouvernement
293. Le Gouvernement estime que l’enquête
a été menée avec la célérité requise. L’autorité judiciaire n’aurait fait
l’économie d’aucun moyen pour établir les faits et aurait eu recours aux moyens
technologiques les plus avancés tout comme à des méthodes plus traditionnelles.
Ainsi, le parquet et les enquêteurs auraient réinterrogé des personnes qui
avaient déjà été entendues une première fois, lorsque cela était apparu
nécessaire, et auraient également entendu des habitants qui avaient pu assister
aux faits. Il aurait été procédé à une reconstitution des faits et à des essais
de tir sur place. Un matériel audiovisuel important, provenant des forces de
l’ordre et de sources privées, aurait été ajouté aux actes de la procédure.
Trois expertises balistiques auraient été ordonnées par le parquet et la GIP se
serait appuyée sur du matériel provenant de sources proches des manifestants
eux-mêmes (un récit publié sur un site Internet anarchiste).
294. L’enquête aurait été ouverte d’office
et les requérants auraient eu, dès le début de celle-ci, la possibilité d’y
participer pleinement, en se faisant représenter par des avocats et en nommant
des experts de leur choix. En particulier, les experts des requérants auraient
participé à la troisième expertise balistique et à la reconstitution des faits
(paragraphe 57 ci-dessus).
295. Les requérants auraient également eu
le loisir de formuler des critiques et des demandes lors de leur opposition au
classement de l’affaire, et la GIP aurait fourni une réponse suffisamment
détaillée pour motiver le rejet de leurs demandes visant à l’obtention d’un
complément d’instruction (paragraphe 104 ci-dessus). Certes, les requérants
n’auraient pas eu la possibilité de demander un incident probatoire concernant
les premiers actes de l’enquête, mais ce type de vérification relèverait
exclusivement de l’activité de la police. Lors de la troisième expertise
balistique, le parquet aurait demandé aux parties si elles avaient des
objections à l’utilisation de la procédure prévue par l’article 360 CPP, et aucune
objection n’aurait été soulevée. Tout en admettant que les première et deuxième
expertises balistiques ont été faites unilatéralement (paragraphes 54 et 55
ci-dessus), le Gouvernement estime qu’elles n’étaient que des vérifications de
routine, ayant pour seul but d’établir si les deux douilles retrouvées
appartenaient ou non à l’arme de M.P. Ce dernier avait par ailleurs déjà avoué
avoir tiré deux coups de feu, et l’arme avait de toute manière été réexaminée
lors de la troisième expertise balistique.
296. Dès les premiers instants consécutifs
au drame, la police de Gênes (squadra mobile della
questura di Genova) serait intervenue et aurait
pris en main les investigations. Les carabiniers n’auraient été mandatés que
pour des actes de moindre importance et essentiellement lorsqu’il s’agissait de
saisir des objets se trouvant en leur possession – par exemple le véhicule ou
l’arme – ou de citer à comparaître des personnes appartenant à leurs effectifs.
En outre, le parquet aurait réduit au minimum les actes délégués, préférant
accomplir lui-même les interrogatoires les plus importants et ceux qui auraient
pu être influencés par l’appartenance de l’enquêteur à un corps de police.
Compte tenu de l’autonomie et de l’indépendance du pouvoir judiciaire en Italie
et du fait qu’il fallait bien confier l’enquête à une autorité de police, on ne
saurait, selon le Gouvernement, reprocher à l’Etat un manque quelconque
d’impartialité. Par ailleurs, les résultats des investigations et les motifs du
classement n’auraient nullement donné à penser que l’on essayait de dissimuler
des éléments.
297. Tous les experts du parquet auraient
été des civils, à l’exception du deuxième expert en balistique, qui aurait été
un policier (paragraphe 55 ci-dessus). Le parquet aurait ignoré, à l’époque de
la nomination de l’expert Romanini, que celui-ci
avait exprimé l’opinion que M.P. avait agi en état de légitime défense
(paragraphe 56 ci-dessus). Selon le Gouvernement, l’article de M. Romanini n’avait pour but que d’exposer une théorie politique
fondée sur la comparaison entre l’épisode en question et une autre tragédie,
survenue auparavant à Naples. Le fait d’avoir écrit cet article n’aurait pas
rendu M. Romanini inapte à accomplir de manière
objective et impartiale son mandat, celui-ci n’ayant pas consisté à rechercher
si les éléments de faits étayaient la thèse selon laquelle M.P. avait agi en
état de légitime défense. Le collège d’experts aurait eu à s’exprimer en
particulier sur la trajectoire de la balle. M. Romanini
se serait par ailleurs limité à effectuer des essais de tir en présence des
autres experts ainsi que des requérants et des experts désignés par ceux-ci.
Cette activité « purement technique et essentiellement matérielle »
n’aurait pas laissé de place à des appréciations préconçues susceptibles
d’influer sur les conclusions de l’enquête. Au demeurant, le Gouvernement
observe que les requérants n’ont soulevé aucune objection quant à la nomination
de M. Romanini.
B. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
298. Eu égard à leur caractère
fondamental, les articles 2 et 3 de la Convention contiennent une obligation
procédurale de mener une enquête effective quant aux violations alléguées de
ces dispositions en leur volet matériel (Ergi
c. Turquie, 28 juillet 1998, § 82, Recueil 1998-IV, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§
101-106, Recueil 1998-VIII, et Mastromatteo,
précité, § 89). En effet, une loi interdisant de manière générale aux agents de
l’Etat de procéder à des homicides arbitraires serait en pratique inefficace
s’il n’existait pas de procédure permettant de contrôler la légalité du recours
à la force meurtrière par les autorités de l’Etat. L’obligation de protéger le
droit à la vie qu’impose cette disposition, combinée avec le devoir général
incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne
relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...)
Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête efficace
lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’Etat, a entraîné
mort d’homme (McCann et autres, précité,
§ 161). L’Etat doit donc assurer, par tous les moyens dont il dispose, une
réaction adéquate – judiciaire ou autre – pour que le cadre législatif et
administratif de protection du droit à la vie soit effectivement mis en œuvre
et pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et
sanctionnées (Zavoloka c. Lettonie, no 58447/00, § 34,
7 juillet 2009).
299. L’obligation pour l’Etat de mener une
enquête effective est considérée dans la jurisprudence de la Cour comme une
obligation inhérente à l’article 2, lequel exige notamment que le droit à la
vie soit « protégé par la loi ». Bien qu’un manquement à cette
obligation puisse avoir des conséquences sur le droit protégé par l’article 13,
l’obligation procédurale de l’article 2 est une obligation distincte (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93,
§§ 91-92, CEDH 2000-VII, Öneryıldız c.
Turquie [GC], no 48939/99, § 148, CEDH 2004-XII, et Šilih c. Slovénie [GC], no
71463/01, §§ 153-154, 9 avril 2009). Elle peut donner lieu à un constat
d’« ingérence » distincte et indépendante. Cette conclusion découle
du fait que la Cour a toujours examiné la question des obligations procédurales
séparément de la question du respect de l’obligation matérielle (constatant, le
cas échéant, une violation distincte de l’article 2 en son volet procédural),
et qu’en diverses occasions la violation de l’obligation procédurale a été
alléguée en l’absence de grief relatif à l’aspect matériel de cette disposition
(Šilih, précité, §§ 158-159).
300. D’une manière générale, on peut
considérer que pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide illicite
commis par des agents de l’Etat soit effective, il faut que les personnes qui
en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées (voir, par
exemple, Güleç, précité, §§ 81-82, et Oğur, précité, §§ 91-92). Cela suppose non
seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également
une indépendance pratique. Il y va de l’adhésion de l’opinion publique au
monopole de l’Etat en matière de recours à la force (Hugh Jordan,
précité, § 106, Ramsahai et autres
[GC], précité, § 325, et Kolevi c. Bulgarie,
no 1108/02, § 193, 5 novembre 2009).
301. L’enquête doit également être
effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si le recours à la
force était justifié ou non dans les circonstances (voir, par exemple, Kaya
c. Turquie, 19 février 1998, § 87, Recueil 1998-I) ainsi que
d’identifier et – le cas échéant – sanctionner les responsables (Oğur, précité, § 88). Il ne s’agit pas
d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris
les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves
relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des
témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à
fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse
objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès
(concernant les autopsies, voir, par exemple, Salman c. Turquie [GC], no
21986/93, § 106, CEDH 2000-VII ; concernant les témoins, voir, par
exemple, Tanrıkulu c. Turquie
[GC], no 23763/94, § 109, CEDH 1999-IV ; concernant les
expertises, voir, par exemple, Gül c.
Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute
déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès
ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Avşar, précité, §§ 393-395).
302. En particulier, les conclusions de
l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et
impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste
d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la
capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité
des personnes responsables (Kolevi,
précité, § 201). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de
l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances
de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents
et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Velcea
et Mazǎre c. Roumanie, no
64301/01, § 105, 1er décembre 2009).
303. En outre, l’enquête doit être
accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde
de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de
regard suffisant sur elle, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan,
précité, § 109, et Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90,
16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et
16073/90, § 191, 18 septembre 2009 ; voir également Güleç,
précité, § 82, où le père de la victime n’avait pas été informé de la décision
de classement, et Öğur, précité, §
92, où la famille de la victime n’avait pas eu accès à l’enquête et aux
documents produits devant les tribunaux).
304. Cependant, la divulgation ou la
publication de rapports de police et d’éléments d’enquêtes peut aboutir à
rendre publiques des données sensibles, avec des effets préjudiciables sur des
particuliers ou sur d’autres enquêtes, et ne saurait donc être considérée comme
une exigence découlant automatiquement de l’article 2. L’accès dont doivent
bénéficier le public ou les proches de la victime peut donc être accordé à
d’autres stades de la procédure (voir, parmi d’autres, McKerr
c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001-III). Par
ailleurs, l’article 2 n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à
toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de
la victime au cours de l’enquête (Ramsahai
et autres [GC], précité, § 348, et Velcea
et Mazǎre, précité, § 113).
305. Une exigence de célérité et de
diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Yaşa
c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil 1998-VI, Tanrıkulu, précité, § 109, et Mahmut Kaya c.
Turquie, no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III).
Cependant, force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des
difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière.
Néanmoins, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le
recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme
essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de légalité
et pour éviter toute apparence de tolérance à l’égard d’actes illégaux ou de
collusion dans leur perpétration (McKerr,
précité, §§ 111 et 114, et Opuz, précité, §
150).
306. Pour autant, il ne découle pas de ce
qui précède que l’article 2 impliquerait le droit pour un requérant de faire
poursuivre ou condamner au pénal des tiers (Šilih,
précité, § 194 ; voir également, mutatis mutandis, Perez c.
France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I) ou une obligation
de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation,
voire par le prononcé d’une peine déterminée (Zavoloka,
précité, § 34 c)).
En revanche, les juridictions nationales ne sauraient
en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. La
tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure ces
juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer
pour avoir soumis les cas dont elles se trouvaient saisies à l’examen
scrupuleux exigé par l’article 2 de la Convention, afin d’assurer que la
force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle
que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la
vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız,
précité, § 96, et Mojsiejew c. Pologne,
no 11818/02, § 53, 24 mars 2009).
2. Application de ces principes au cas
d’espèce
307. La Cour observe d’emblée qu’elle
vient de conclure, sous l’angle du volet matériel de l’article 2, que le
recours à la force meurtrière a été « absolument nécessaire » pour
« assurer la défense de toute personne contre la violence illégale »
(paragraphe 194 ci-dessus) et qu’il n’y a pas eu violation des obligations
positives de protéger la vie en raison de l’organisation et de la planification
des opérations de police lors du G8 de Gênes et des faits tragiques survenus
place Alimonda (paragraphe 262 ci-dessus).
308. Pour parvenir à ce constat, la Cour a
disposé, grâce aux informations fournies par l’enquête interne, d’éléments
suffisants lui permettant de s’assurer que M.P. avait agi en état de légitime
défense afin de protéger sa vie et son intégrité physique ainsi que celles des
autres occupants de la jeep contre un danger grave et imminent, et que sous
l’angle de l’article 2 de la Convention aucune responsabilité quant à la mort
de Carlo Giuliani ne pouvait être imputée aux
personnes responsables de l’organisation et de la planification du G8 de Gênes.
309. Il s’ensuit que l’enquête a été
suffisamment effective pour permettre de déterminer si le recours à la force
avait été justifié en l’espèce (voir la jurisprudence citée au paragraphe 301
ci-dessus) et si l’organisation et la planification des opérations de police
avaient été conformes à l’obligation de protéger la vie.
310. En outre, la Cour note que plusieurs
décisions prises par les organisateurs du G8 et par les commandants des
bataillons présents sur le terrain ont été examinées et soumises à une
évaluation critique dans le cadre du « procès des 25 » (paragraphes
121-138 ci-dessus) et de l’enquête d’information menée par la commission
parlementaire (paragraphes 107-117 ci-dessus). De plus, la questura de Gênes a fait l’objet d’une
inspection administrative (qui a permis de constater des dysfonctionnements
dans l’organisation des interventions des forces de l’ordre et des épisodes
« potentiellement répréhensibles ») et le département de la sûreté
publique du ministère de l’Intérieur a proposé d’entamer des actions disciplinaires
à l’encontre de plusieurs fonctionnaires de police et du questore
de Gênes (paragraphe 140 ci-dessus).
311. Il reste à déterminer si les
requérants se sont vu donner accès à l’enquête dans une mesure qui leur a
permis de sauvegarder leurs intérêts légitimes, si les poursuites ont satisfait
aux exigences de célérité voulues par la jurisprudence de la Cour et si les
personnes chargées de l’enquête étaient indépendantes de celles qui étaient
impliquées.
312. A cet égard, la Cour observe qu’il
est vrai qu’en droit italien la partie lésée ne peut se constituer partie
civile qu’à partir de l’audience préliminaire, qui en l’espèce n’a pas eu lieu.
Il n’en demeure pas moins qu’au stade des investigations préliminaires elle
peut exercer les droits et les facultés qui lui sont expressément reconnus par
la loi. Parmi ceux-ci figurent, à titre d’exemple, la faculté de demander au
ministère public de solliciter auprès du GIP la production immédiate d’un moyen
de preuve (article 394 du CPP) et le droit de nommer un représentant
légal. En outre, la partie lésée peut présenter des mémoires à tout stade de la
procédure et, hormis dans le cadre de la procédure en cassation, elle peut
indiquer des éléments de preuve (article 90 du CPP – voir la décision Sottani, précitée, dans laquelle ces considérations
ont conduit la Cour à estimer l’article 6 § 1 de la Convention applicable en
son volet civil à une procédure pénale dans laquelle la partie requérante avait
la qualité de partie lésée mais pas celle de partie civile).
313. En l’espèce, il n’est pas contesté
que les requérants ont eu la faculté d’exercer ces droits. En particulier, les
intéressés ont nommé des experts de leur choix auxquels ils ont confié la
mission d’établir des rapports d’expertise qui ont été soumis au parquet et à
la GIP (paragraphes 64-66 ci-dessus), et leurs représentants et experts ont
participé à la troisième expertise balistique (paragraphe 57 ci-dessus). En
outre, ils ont pu s’opposer à la demande de classement et indiquer les
investigations ultérieures qu’ils souhaitaient voir accomplies. La circonstance
que, faisant usage de son droit d’apprécier les faits et les éléments de
preuve, la GIP de Gênes ait rejeté leurs demandes (paragraphe 104 ci-dessus) ne
saurait, en soi, être constitutive d’une violation de l’article 2 de la
Convention, d’autant qu’aux yeux de la Cour, la décision de la GIP sur ces
points n’apparaît pas entachée d’arbitraire.
314. Les requérants regrettent en
particulier de ne pas avoir disposé du temps nécessaire pour mandater un expert
de leur choix lors de l’autopsie du 21 juillet 2001. Ils déplorent en outre le
caractère « superficiel » du rapport d’autopsie et l’impossibilité de
procéder à de nouveaux examens médicolégaux en raison de l’incinération du
cadavre (paragraphe 264 ci-dessus).
315. La Cour admet que le fait de notifier
un avis d’autopsie à peine trois heures avant le début de l’examen (paragraphe
48 ci-dessus) peut rendre en pratique difficile, voire impossible, l’exercice
par la partie lésée de la faculté de mandater un expert de son choix et
d’obtenir sa présence lors des examens médicolégaux. Il n’en demeure pas moins
que l’article 2 n’exige pas, en soi, qu’une telle faculté soit reconnue aux
proches de la victime.
316. Il est vrai également que lorsqu’un
examen médico-légal revêt une importance cruciale pour la détermination des
circonstances d’un décès, des lacunes significatives dans l’exécution d’un tel
examen peuvent s’analyser en des défaillances graves susceptibles d’entacher
l’efficacité de l’enquête interne. La Cour est notamment parvenue à cette
conclusion dans une affaire où, en présence d’allégations selon lesquelles la
mort était due à des tortures, le rapport d’autopsie, signé pas des médecins
qui n’étaient pas des médecins légistes, avait omis de répondre à des questions
fondamentales (Tanlı, précité, §§
149-154).
317. La présente espèce, cependant, se
différencie nettement de l’affaire Tanlı.
De plus, les requérants n’ont pas apporté la preuve de défaillances sérieuses
lors de l’autopsie de Carlo Giuliani. De plus, il
n’a pas été allégué que les médecins légistes n’avaient pas déterminé avec
certitude la cause du décès. En effet, devant la Cour les requérants n’ont pas
contesté la conclusion des autorités nationales que Carlo Giuliani
était décédé en conséquence de la balle tirée par M.P.
318. Les requérants ont souligné que les
médecins légistes avaient omis d’extraire et de répertorier un fragment de
projectile qui, selon les résultats du scanner effectué sur le cadavre, se
trouvait logé dans la tête de la victime (paragraphe 266 ci-dessus). La Cour
note que l’expert Salvi a donné, au « procès des 25 », l’explication
suivante : le fragment en question était très petit et très difficile à
trouver à cause de l’altération des tissus cérébraux et de la forte présence de
sang à l’intérieur de ceux-ci ; il a été considéré comme un « détail
sans importance » et l’on a cessé de le rechercher (paragraphe 130
ci-dessus).
319. La Cour n’estime pas nécessaire de se
pencher sur la pertinence de cette explication. Aux fins de l’examen du grief
des requérants, elle se borne à observer que le fragment en question aurait
éventuellement pu fournir des éclaircissements sur le point de savoir quelle
avait été la trajectoire de la balle mortelle (et notamment si elle avait été
déviée par un objet avant d’atteindre Carlo Giuliani).
Cependant, comme la Cour vient de le noter sous l’angle du volet matériel de
l’article 2 (paragraphes 192-193 ci-dessus), l’usage de la force aurait été
justifié au regard de cette disposition même si la « théorie de l’objet
intermédiaire » n’avait pas pu être retenue. Il s’ensuit que le fragment
métallique litigieux n’a pas constitué un élément essentiel à l’efficacité de
l’enquête. Au demeurant, la Cour relève que l’incinération du cadavre de Carlo Giuliani, qui a empêché tout autre examen médicolégal, a
été autorisée à la demande des requérants (paragraphe 49 ci-dessus).
320. La Cour note également que les
obligations procédurales découlant de l’article 2 imposent d’effectuer une
« enquête » effective et n’exigent pas la tenue de débats publics. Si
donc les éléments rassemblés par les autorités sont suffisants pour écarter
toute responsabilité pénale de l’agent de l’Etat ayant fait usage de la force,
la Convention n’interdit pas le classement des poursuites au stade des
investigations préliminaires. Or, comme la Cour vient de le constater, les
preuves recueillies par le parquet, et en particulier les images filmées de
l’attaque de la jeep, permettaient de conclure, au-delà de tout doute
raisonnable, que M.P. avait agi en état de légitime défense, ce qui constitue
une cause de justification en droit pénal italien.
321. On ne saurait par ailleurs affirmer
que le parquet a passivement admis la version fournie par les agents des forces
de l’ordre impliqués dans les faits : il a été procédé non seulement à
l’interrogation de nombreux témoins, y compris des manifestants et des tiers
ayant assisté aux événements de la place Alimonda
(paragraphes 45-46 ci-dessus), mais aussi à plusieurs expertises, dont une
expertise médicolégale et trois expertises balistiques (paragraphes 48-50
et 54-62 ci-dessus). La circonstance que les experts ne s’accordaient pas sur
tous les points de la reconstitution des faits (et, notamment, sur la distance
de tir et sur la trajectoire de la balle) n’était pas, en soi, de nature à
exiger de nouvelles investigations, étant entendu qu’il revenait au juge
d’évaluer la pertinence des explications données par les différents experts et
leur compatibilité avec l’existence de causes de justification susceptibles de
neutraliser la responsabilité pénale des accusés.
322. Il est vrai que les carabiniers,
c’est-à-dire le corps auquel appartenaient M.P. et F.C., ont été chargés de
certaines vérifications (paragraphe 290 ci-dessus). Cependant, compte tenu de
la nature technique et objective de ces vérifications, on ne saurait estimer
que cette circonstance a porté atteinte à l’impartialité de l’enquête. En juger
autrement limiterait dans bien des cas de manière inacceptable la possibilité,
pour les tribunaux, de recourir à l’expertise des forces de l’ordre, qui
possèdent souvent une compétence particulière en la matière (voir, mutatis
mutandis et sous l’angle de l’article 6 de la Convention, Emmanuello c. Italie (déc.), no
35791/97, 31 août 1999) et qui, en l’espèce, étaient déjà présentes sur
les lieux et ont ainsi pu sécuriser la zone et chercher et répertorier tout
objet pertinent pour l’enquête. Vu le nombre de personnes qui se trouvaient sur
la place Alimonda et la confusion qui y régnait après
les tirs, on ne saurait faire grief aux autorités de ne pas avoir trouvé
certains objets de petite taille, à savoir les projectiles tirés par M.P.
323. Aux yeux de la Cour, des questions
plus délicates se posent au sujet de la nomination de l’expert Romanini, qui, dans un article paru dans une revue
spécialisée, avait ouvertement souscrit à la thèse selon laquelle M.P. avait
agi en état de légitime défense (paragraphe 56 ci-dessus). A cet égard, il
convient d’observer que les expertises ordonnées dans le cadre de l’enquête
visaient, entre autres, à fournir des éléments étayant ou non cette thèse. Dès
lors, la présence d’un expert ayant une idée préconçue à cet égard était loin
d’être rassurante (pour ce qui concerne la place de l’expert dans la procédure
judiciaire, voir Brandstetter c. Autriche,
28 août 1991, § 59, série A no 211). Il n’en demeure pas moins
que M. Romanini n’était que l’un des quatre experts
composant une équipe (voir, mutatis mutandis, Mirilachvili
c. Russie, no 6293/04, § 179, 11 décembre 2008). Il avait été
nommé par le parquet, et non par la GIP, et ne se présentait donc pas comme un
assistant neutre et impartial de celle-ci (voir, a contrario, Bönisch c. Autriche, 6 mai 1985, § 33,
série A no 92, et Sara Lind Eggertsdóttir c. Islande, no 3193004, §
47, CEDH 2007-...). De plus, les vérifications qu’il était amené à faire dans
le cadre de l’expertise balistique avaient, pour l’essentiel, une nature
objective et technique. Sa présence ne saurait donc, à elle seule, avoir
compromis l’impartialité de l’enquête interne.
324. Par ailleurs, les requérants n’ont
pas établi que l’enquête a manqué d’impartialité et d’indépendance ou que le
corps de police judiciaire ayant accompli certains actes d’investigation était
impliqué dans les faits à tel point qu’il s’imposât de confier toute l’enquête
à la police fiscale (voir les allégations formulées par les requérants aux
paragraphes 283 et 292 ci-dessus).
325. Pour ce qui est, enfin, de la
célérité des investigations, la Cour observe que celles-ci ont été menées avec
la diligence requise en la matière. En effet, le décès de Carlo Giuliani est survenu le 20 juillet 2001, et le parquet a
clôturé les investigations préliminaires en demandant le classement des
poursuites environ un an et quatre mois plus tard, fin 2002. Le 10 décembre
2002, les requérants se sont opposés à cette demande (paragraphe 76 ci-dessus),
et l’audience devant la GIP de Gênes a eu lieu quatre mois plus tard, le 17
avril 2003 (paragraphe 80 ci-dessus). Le texte de l’ordonnance de classement a
été déposé au greffe vingt-trois jours plus tard, le 5 mai 2003 (paragraphe 82
ci-dessus). Dans ces circonstances, on ne saurait considérer que des délais ou
retards excessifs ont entaché l’enquête.
326. A la lumière de ce qui précède, la
Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous
son volet procédural.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
327. Les requérants allèguent que
l’absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani
s’était effondré et le passage de la jeep sur son corps ont contribué à son
décès et ont constitué un traitement inhumain. Ils renvoient aux principes nos
5 et 8 des Principes de l’ONU (paragraphe 154 ci-dessus) et invoquent l’article
3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des
peines ou traitement inhumains ou dégradants ».
328. Le Gouvernement soutient que ce grief
est manifestement mal fondé, dès lors que le rapport d’autopsie a indiqué que
le passage du véhicule sur le corps de Carlo Giuliani
avait été sans conséquences sérieuses pour celui-ci, et que l’on a tenté de
secourir la victime rapidement.
329. La chambre, observant que l’on ne
pouvait déduire du comportement des forces de l’ordre qu’elles avaient eu
l’intention d’infliger des douleurs ou des souffrances à Carlo Giuliani, a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner
l’affaire sous l’angle de l’article 3 de la Convention (paragraphes 260-261 de
l’arrêt de la chambre).
330. La Cour considère que les faits
allégués appellent un examen sous l’angle de l’article 2 de la Convention,
examen auquel elle vient de se livrer. Dès lors, elle ne voit aucune raison de
s’écarter de l’approche de la chambre.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES
6 ET 13 DE LA CONVENTION
331. Les requérants se plaignent de ne pas
avoir bénéficié d’une enquête conforme aux exigences procédurales découlant des
articles 6 et 13 de la Convention.
Dans ses parties pertinentes, l’article 6 § 1 de la
Convention dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un
tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
L’article 13 de la Convention se lit ainsi :
« Toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un
recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation
aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs
fonctions officielles. »
332. Les requérants soutiennent qu’au vu
des résultats incohérents et incomplets de l’enquête, l’affaire nécessitait des
approfondissements, dans le cadre de véritables débats contradictoires.
333. Le Gouvernement demande à la Cour de
dire qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain des articles 6 et
13 de la Convention, ou bien que ces dispositions n’ont pas été méconnues, eu
égard à la conduite de l’enquête et à la participation des requérants à
celle-ci.
334. La chambre a estimé qu’au vu de son
constat de violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural,
il n’y avait pas lieu d’examiner l’affaire sous l’angle des articles 13 ou 6 §
1 (paragraphes 265-266 de l’arrêt de la chambre).
335. Compte tenu du fait qu’en l’espèce
les requérants ne pouvaient pas, en droit italien, se constituer partie civile
dans la procédure pénale dirigée contre M.P. (voir, a contrario et mutatis
mutandis, Perez, précité, §§ 73-75), la Cour estime qu’il n’y a
pas lieu d’examiner leurs doléances sous l’angle de l’article 6 § 1 de la
Convention, mais à la lumière de l’obligation plus générale que l’article 13 de
la Convention fait peser sur les Etats contractants, à savoir celle de fournir
un recours effectif pour les violations de la Convention, y compris de
l’article 2 (voir, mutatis mutandis, Aksoy
c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 93-94, Recueil 1996-VI).
336. La Cour rappelle que
l’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13
ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même,
l’« instance » mentionnée dans cette disposition n’a pas besoin
d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties
qu’elle présente entrent en ligne de compte dans l’appréciation de
l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des
recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article
13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (Abramiuc
c. Roumanie, no 37411/02, § 119, 24 février 2009).
337. En l’espèce, la Cour vient de
constater qu’une enquête interne effective, répondant aux exigences de rapidité
et d’impartialité découlant de l’article 2 de la Convention, a été menée sur
les circonstances de la mort de Carlo Giuliani
(paragraphes 307-326 ci-dessus). Cette enquête était susceptible d’aboutir à
l’identification et à la punition des responsables. Il est vrai que les
requérants n’ont pas pu se constituer partie civile dans cette procédure ;
il n’en demeure pas moins qu’ils ont pu y exercer les facultés reconnues en
droit italien à la partie lésée. En tout état de cause, cette impossibilité est
résulté du fait que le juge pénal avait conclu à l’absence d’un acte pénalement
répréhensible. Enfin, rien n’empêchait les requérants d’introduire, avant ou
parallèlement aux poursuites pénales, une action civile en dédommagement.
338. Dans ces circonstances, la Cour
estime que les requérants ont disposé de recours effectifs pour faire redresser
leur grief tiré de l’article 2 de la Convention.
339. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 13 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
38 DE LA CONVENTION
340. Les requérants allèguent que le
Gouvernement n’a pas suffisamment coopéré avec la Cour. Ils invoquent l’article
38 de la Convention, ainsi libellé :
« La Cour examine l’affaire de façon
contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à
une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties
contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »
341. Selon les requérants, le Gouvernement
a fourni des réponses fausses ou incomplètes (par exemple quant à l’expérience
professionnelle des carabiniers présents à bord de la jeep ou quant à la
présence d’un bouclier dans le véhicule). En outre, il aurait omis de préciser
certaines circonstances essentielles, notamment en négligeant de :
– fournir la liste montrant la structure
de commandement du service d’ordre jusqu’au sommet ;
– préciser les critères de sélection des
agents pouvant être déployés lors d’opérations de maintien et de rétablissement
de l’ordre public ;
– produire les documents attestant la
carrière des carabiniers concernés (fogli matricolari) ;
– soumettre les ordres que le
fonctionnaire de police Lauro et les officiers
responsables de la compagnie ont reçus de leurs supérieurs ;
– fournir des indications sur l’identité
de la personne qui a ordonné l’attaque du cortège des Tute
Bianche ;
– produire les transcriptions des
communications radio pertinentes.
342. Le Gouvernement observe qu’il a le
droit « sacro-saint » de se défendre et qu’en tout état de cause il a
mis à la disposition de la Cour toutes les informations utiles. Quant aux
informations concernant l’assaut contre le cortège des Tute
Bianche, il fait remarquer que cet épisode n’a
aucun rapport avec les événements au cœur de la présente requête.
343. La chambre a estimé qu’il n’y avait
pas eu violation de l’article 38 de la Convention car, même si les informations
fournies par le Gouvernement ne couvraient pas de manière exhaustive tous les
points énumérés ci-dessus, le caractère incomplet de ces informations ne
l’avait pas empêchée d’examiner le cas d’espèce (paragraphes 269-271 de l’arrêt
de la chambre).
344. La Cour ne voit aucune raison de
s’écarter de l’approche de la chambre sur ce point. Partant, elle conclut qu’il
n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 38 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par treize voix contre
quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous
son volet matériel pour ce qui est du recours à la force meurtrière ;
2. Dit, par dix voix contre sept, qu’il
n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet
matériel pour ce qui est du cadre législatif interne régissant
l’utilisation de la force meurtrière ou pour ce qui est des armes dont les
forces de l’ordre étaient pourvues lors du G8 de Gênes ;
3. Dit, par dix voix contre sept,
qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet
matériel pour ce qui est de l’organisation et de la planification des
opérations de police lors du G8 de Gênes ;
4. Dit, par dix voix contre sept,
qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet
procédural ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a
pas lieu d’examiner l’affaire sous l’angle des articles 3 et 6 de la
Convention ;
6. Dit, par treize voix contre
quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la
Convention ;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a
pas eu violation de l’article 38 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en
audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 24 mars
2011.
Vincent Berger Jean-Paul Costa
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux
articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions
séparées suivantes :
– opinion partiellement dissidente commune
aux juges Rozakis, Tulkens,
Zupančič, Gyulumyan,
Ziemele, Kalaydjieva et Karakaş ;
– opinion partiellement dissidente commune
aux juges Tulkens, Zupančič,
Gyulumyan et Karakaş ;
– opinion partiellement dissidente commune
aux juges Tulkens, Zupančič,
Ziemele et Kalaydjieva.
J.-P.C.
V.B.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
COMMUNE AUX JUGES ROZAKIS, TULKENS, ZUPANČIČ, GYULUMYAN, ZIEMELE,
KALAYDJIEVA ET KARAKAŞ
Nous ne partageons pas la décision de la majorité
relative aux points 2, 3 et 4 du dispositif et qui conclut à l’absence de
violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel et
procédural.
1. Sous son volet matériel, l’obligation
positive de protéger la vie qui incombe à l’Etat inscrite à l’article 2 de la
Convention soulève, dans le cas d’espèce, deux questions principales qui sont,
nous le verrons, étroitement liées. D’une part, l’Etat a-t-il pris les
dispositions législatives, administratives et réglementaires nécessaires pour
réduire autant que possible les risques et les conséquences de l’usage de la
force ? D’autre part, la planification, l’organisation et la gestion des
opérations de police ont-elles été conformes à cette obligation de protéger la
vie ?
2. Nous estimons, en outre, que
l’obligation de protéger la vie doit être inscrite dans le contexte particulier
des faits de la cause : pour l’Etat qui accepte la responsabilité
d’organiser un événement international à haut risque, cette obligation implique
le devoir de prendre les mesures et de développer les stratégies adéquates pour
assurer le maintien de l’ordre. A cet égard, il n’est pas possible de soutenir
que les autorités n’étaient pas au courant des dangers possibles qu’un
événement tel que le G8 était susceptible d’entraîner. Au demeurant, le nombre
d’agents et de policiers mobilisés sur le terrain le montre clairement
(paragraphe 255 de l’arrêt). Dans ces circonstances, l’article 2 de la
Convention ne peut être interprété ni s’appliquer comme s’il s’agissait
seulement d’un incident isolé, dans une situation accidentelle d’affrontements,
ainsi que la majorité le laisse entendre. Lorsqu’il s’agit de manifestations de
masse, qui deviennent de plus en plus nombreuses dans un monde globalisé,
l’obligation de protéger le droit à la vie garanti par la Convention revêt nécessairement
une autre dimension.
3. En ce qui concerne, tout d’abord, le
cadre normatif interne régissant l’utilisation de la force
meurtrière qui, au regard de l’article 2 de la Convention, doit être apte à
protéger la vie des manifestants, nous constatons des lacunes qui ont joué un
rôle déterminant dans la mort du fils des requérants. En fait, le Gouvernement
ne s’est pas référé à des dispositions spécifiques réglementant l’usage des
armes à feu pendant les actions policières, constatant lui-même que seules des
circulaires du commandement général des carabiniers auraient rappelé les
dispositions générales du code pénal (paragraphe 207 de l’arrêt).
4. Or, les Principes de base des Nations
Unies de 1990 sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par
des responsables de l’application des lois, que l’arrêt cite parmi les textes
internationaux pertinents (paragraphe 154), apportent sur ce point des éléments
qui ne peuvent plus désormais être ignorés. En effet, le Préambule précise que
« [l]es pouvoirs publics doivent tenir compte [de ces] Principes (...),
qui ont été formulés en vue d’aider les Etats Membres à assurer et à promouvoir
le véritable rôle des responsables de l’application des lois, à les respecter
dans le cadre de leur législation et de leur pratique nationale et à les porter
à l’attention des responsables de l’application des lois ainsi que d’autres
personnes telles que les juges, les membres du parquet, les avocats, les
représentants du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif et le public ».
5. En ce qui concerne l’usage des armes à
feu, le principe no 2 est essentiel : « Les gouvernements
et les autorités de police mettront en place un éventail de moyens aussi large
que possible et muniront les responsables de l’application des lois de divers
types d’armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la
force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des
armes non meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations
appropriées, en vue de limiter de plus en plus le recours aux moyens propres à
causer la mort ou des blessures. Il devrait également être possible, dans ce
même but, de munir les responsables de l’application des lois d’équipements
défensifs tels que pare-balles, casques ou gilets antiballes
et véhicules blindés afin qu’il soit de moins en moins nécessaire d’utiliser
des armes de tout genre ».
6. Certes, dans les circonstances
particulières de cette affaire, vu la violence de l’attaque dont M.P. et ses
compagnons avaient fait l’objet, il n’est pas sûr que des pistolets à balles en
caoutchouc auraient eu un effet dissuasif suffisant pour éloigner le danger
représenté par de nombreux manifestants armés d’objets contondants. Il peut en
aller de même dans un grand nombre de situations similaires auxquelles les
forces de l’ordre peuvent être confrontées. C’est pourquoi nous ne prétendons
pas que des armes non létales auraient dû constituer, en l’espèce, le seul
équipement des agents de police et il revenait à l’Etat de décider que les
policiers devaient également disposer de pistolets à balles réelles.
Mais, néanmoins, une chose est certaine : M.P. n’a pas eu le choix
d’un moyen de défense alternatif. Certes, il aurait pu tirer en l’air ou avec
un angle différent, mais il ne disposait, pour se défendre, d’aucune arme autre
que le pistolet Beretta Parabellum.
7. En ce qui concerne, ensuite, le second
aspect de l’obligation de protéger la vie découlant de l’article 2 de la
Convention, à savoir la planification et la gestion des opérations de police,
nous considérons qu’un manque d’organisation, imputable à l’Etat, peut être
décelé. Dans l’arrêt Halis Akın c. Turquie (no 30304/02, § 24, 13
janvier 2009), la Cour rappelle que, « [r]econnaissant
l’importance de cette disposition dans une société démocratique, [elle] doit,
pour se forger une opinion, examiner de façon extrêmement attentive les cas où
l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération
non seulement les actes des agents de l’Etat ayant eu recours à la force mais
également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation
et le contrôle des actes en question ».
8. Or, M.P., l’un des nombreux carabiniers
présents sur les lieux, qui a tiré le coup de feu fatal, était un jeune homme
âgé de vingt ans et onze mois et qui accomplissait son service militaire depuis
seulement dix mois. Par ailleurs, il ne ressort pas du dossier qu’il ait
bénéficié d’un entraînement spécifique en matière de maintien de l’ordre, ni
quant à la conduite à tenir en cas de désordres survenus à l’occasion de
manifestations. Enfin, au vu de son jeune âge et de son manque d’expérience, il
est difficilement acceptable que M.P. n’ait pas été mieux encadré par ses
supérieurs et surtout qu’il n’ait pas fait l’objet d’une attention particulière
lorsque ses conditions physique et mentale ont conduit à le juger non apte à
continuer son service sur le terrain ; dans ces circonstances, il est en
outre particulièrement problématique que M.P. ait été laissé en possession d’un
pistolet chargé de balles réelles.
9. Une telle situation est en nette
contradiction avec le principe no 18 des Principes de base des
Nations Unies de 1990 : « Les pouvoirs publics et les autorités de
police doivent s’assurer que tous les responsables de l’application des lois
sont sélectionnés par des procédures appropriées, qu’ils présentent les
qualités morales et les aptitudes psychologiques et physiques requises pour le
bon exercice de leurs fonctions et qu’ils reçoivent une formation
professionnelle permanente et complète. Il convient de vérifier périodiquement
s’ils demeurent aptes à remplir ces fonctions ».
10. Enfin, en ce qui concerne les attaques
contre les jeeps, qui au demeurant n’étaient pas pourvues de grilles de
protection sur les vitres arrière et latérales, on pouvait évidemment envisager
que celles-ci étaient susceptibles de faire l’objet d’une attaque, même s’il
s’agissait de véhicules destinés à transporter les agents blessés et non à
épauler l’action des forces de l’ordre en cas de confrontation avec les
manifestants. En effet, dans le cadre d’une guérilla urbaine, il était
prévisible que ces derniers n’auraient pas forcement soumis à un traitement
différent les blindés et les véhicules de support logistique.
11. A la lumière de ce qui précède, nous
pensons que les manquements dans l’organisation de l’intervention des forces de
l’ordre doivent être pris en compte sous l’angle à la fois des critères de
sélection des carabiniers armés envoyés à Gênes et d’un manque d’attention à la
situation particulière de M.P. qui, bien que se trouvant dans un état de
détresse et de panique, a été laissé dans un véhicule dépourvu de protections
adéquates alors qu’il avait à sa disposition uniquement une arme létale pour
assurer sa défense. Les exigences de la protection de la vie humaine appelaient
à un meilleur encadrement de ce jeune agent.
12. Au paragraphe 253 de l’arrêt, la
majorité estime que la requête ne porte pas sur l’organisation des services de
maintien de l’ordre au cours du G8 en tant que telle mais qu’elle se limite à
poser, entre autres, la question de savoir si, dans l’organisation et la
planification de cet évènement, il y a eu des manquements qui peuvent être mis
en relation directe avec le décès de Carlo Giuliani.
Notre conclusion est affirmative. Le manque de cadre législatif approprié en ce
qui concerne l’usage des armes à feu combiné avec les défaillances dans
la préparation des opérations de police et l’entraînement des forces de l’ordre
révèlent des problèmes sérieux et graves dans le maintien de l’ordre durant le
sommet du G8. A notre avis, ces défaillances doivent être considérées comme
étant liées au décès de Carlo Giuliani. En effet, si
les mesures qui s’imposaient avaient été prises, la probabilité que l’attaque
des manifestants sur la jeep se solde par un événement aussi tragique aurait pu
être réduite de manière significative.
13. Sous le volet procédural de l’article
2 de la Convention, deux questions se posent. La première porte sur le point de
savoir si les modalités de l’autopsie et l’incinération du corps ont porté
atteinte à l’efficacité de l’enquête ; la seconde, sur l’absence de
poursuites des fonctionnaires de police.
14. Les circonstances qui ont entouré
l’autopsie permettent de déceler des défaillances imputables aux
autorités : tout d’abord, les requérants ont été informés très tardivement
de l’accomplissement de cet acte d’instruction fondamental, ce qui a rendu
presque impossible, pour eux, de mandater un expert de leur choix ;
ensuite, comme le parquet lui-même l’a souligné, le rapport d’expertise était
« superficiel », les médecins ayant omis, en particulier, d’extraire
et de répertorier un élément primordial, à savoir le fragment de projectile se
trouvant dans la tête de la victime. Certes, il n’est pas certain que les
éventuelles vérifications sur le fragment auraient donné une réponse définitive
à la question de savoir si la balle mortelle avait été déviée par un objet
avant d’atteindre le fils des requérants. Il n’en demeure pas moins qu’il ne
pouvait pas être exclu qu’elles puissent fournir des éclaircissements
importants à cet égard (par exemple, la nature de la déformation du fragment et
la présence de traces de matériaux auraient pu aider à reconstituer sa
trajectoire). De plus, une pratique courante dans les autopsies consiste à
extraire et répertorier tout objet se trouvant dans le corps et ayant pu
contribuer à provoquer la mort.
L’un des experts, M. Salvi, a déclaré au
« procès des 25 » que le fragment litigieux était très petit, très
difficile à récupérer dans la masse cérébrale et, surtout, inutile aux fins des
examens balistiques. En tout état de cause, il appartenait aux médecins
légistes de déployer les efforts nécessaires pour répertorier tout objet
susceptible de clarifier les circonstances du décès et de l’action meurtrière
dans un cas d’homicide qui avait attiré une attention médiatique
exceptionnelle. Les spéculations des experts quant à la non-utilité du fragment
aux fins balistiques se sont d’ailleurs révélées erronées : compte tenu
des déclarations de M.P., il était essentiel d’établir si ce dernier avait tiré
vers le haut dans le but d’éloigner ses agresseurs ou à hauteur d’homme dans le
but de les atteindre ou en acceptant le risque de les tuer.
A la lumière de ce qui précède, nous considérons que
les modalités de l’accomplissement de l’autopsie ont donné lieu à une violation
du volet procédural de l’article 2 de la Convention.
15. Le Gouvernement estime que le
comportement des requérants a été « ambigu ». Ils savaient que les
résultats de l’autopsie ordonnée par le parquet n’auraient été connus que
soixante jours plus tard. Le souci de s’assurer du professionnalisme et de la
fiabilité des examens accomplis aurait pu les conduire soit à contester la
légalité de l’autopsie, soit à en demander le renouvellement. Loin d’emprunter
ces démarches, les requérants ont sollicité l’autorisation d’incinérer la
dépouille. Ce faisant, ils savaient ou auraient dû savoir qu’en cas d’acceptation
de leur demande, tout examen ultérieur sur le corps du défunt deviendrait
impossible. S’ils souhaitaient garder ouverte la possibilité d’un complément
d’expertise, ils auraient dû opter pour l’enterrement de leur fils.
16. Nous estimons, quant à nous, qu’on ne
saurait faire grief à des parents frappés par un événement aussi tragique de ne
pas avoir attentivement évalué toutes les conséquences d’une demande de mise à
disposition de la dépouille présentée immédiatement après le décès de leur
fils. L’incinération a été sollicitée par les requérants, mais il était
loisible au parquet de rejeter leur demande ou d’exiger que celle-ci n’ait lieu
qu’après la publication des résultats de l’autopsie. Dans ce dernier cas, il
aurait été souhaitable qu’un délai plus court soit fixé aux médecins légistes
pour accomplir leur tâche. Soixante jours pour rédiger un rapport de quelques
pages dans une affaire aussi délicate et médiatique semble un temps
excessivement long.
17. Dans ces conditions, nous pensons que
la Grande Chambre aurait dû confirmer et renforcer la conclusion de la chambre
selon laquelle les circonstances entourant l’autopsie et l’incinération du
corps du fils des requérants ont violé le volet procédural de l’article 2.
18. La seconde question porte sur le point
de savoir si l’absence d’enquête pour établir l’éventuelle responsabilité de
certains fonctionnaires de police a violé les obligations procédurales
découlant de l’article 2.
Nous venons de conclure qu’un certain nombre de
défaillances, imputables aux autorités italiennes, ont affecté l’encadrement du
carabinier M.P. et la prise en compte de sa situation particulière lors du
G8 de Gênes ainsi que l’organisation des opérations de police. Dans ce
contexte, y avait-il une obligation d’ouvrir des investigations pour éclaircir
ces aspects de l’affaire ? En l’espèce, l’enquête interne n’a visé que les
circonstances précises de l’incident, se bornant à rechercher d’éventuelles
responsabilités des acteurs immédiats, sans essayer de faire la lumière sur
d’éventuelles défaillances dans la planification et la gestion des
interventions de maintien de l’ordre.
19. Nous sommes bien sûr d’accord pour
dire qu’il serait déraisonnable de demander à un Etat d’ouvrir une enquête
pénale là où aucune infraction n’a été commise. Selon les principes généraux du
droit pénal, communs aux Etats contractants, dans les circonstances de la
présente affaire les seules personnes pouvant, éventuellement, être considérées
pénalement responsables du décès du fils des requérants étaient M.P. et F.C.,
qui ont fait l’objet d’enquêtes et de poursuites. Mais celles-ci, menées par le
parquet, se sont terminées par une demande de classement sans suite sur la base
des articles 52 et 53 du code pénal (paragraphes 67 et suivants de l’arrêt),
accueillie par la GIP de Gênes (paragraphes 82 et suivants de l’arrêt), rendant
impossible tout procès contradictoire devant un juge.
20. Certes, une extension des obligations
procédurales découlant de l’article 2 allant jusqu’à exiger l’inculpation
d’autres individus imposerait à l’Etat défendeur une charge excessive et
exorbitante et risquerait de se révéler incompatible avec l’article 7 de la
Convention. Il n’en demeure pas moins qu’une enquête propre à conduire à
l’identification et au châtiment des responsables peut aussi avoir un
caractère disciplinaire. A cet égard, il est étonnant que, face au décès d’un
manifestant à la suite de l’usage de la force létale par un agent de l’Etat
(fait rarissime en Italie), le Gouvernement ait reconnu qu’aucune enquête administrative
ou disciplinaire n’a été ouverte à l’encontre des représentants du maintien de
l’ordre. Certes, une telle enquête aurait pu parvenir à la conclusion qu’aucune
faute disciplinaire ne pouvait être décelée dans la formation et l’encadrement
de M.P. ni, de manière plus générale, dans l’organisation des opérations de
police. Mais, en même temps, elle aurait pu éclaircir les circonstances
entourant certains point essentiels du dossier, qui sont malheureusement restés
obscurs (notamment les critères utilisés dans la sélection et la formation des
agents chargés d’assurer l’ordre public lors du G8 et les raisons pour
lesquelles la situation personnelle de M.P. n’avait pas été dûment prise en
compte).
21. L’omission d’entamer toute procédure
disciplinaire à l’encontre des carabiniers semble partir de l’idée préconçue
qu’en dépit de la tournure tragique prise par les événements, aucun reproche ne
pouvait être fait quant à la manière selon laquelle les agents avaient été
déployés sur le terrain et les ordres avaient été donnés tout au long de la
chaîne de commandement. Or, il ressort de l’ensemble des arguments du
Gouvernement dans cette affaire que les dangers liés à la situation d’émeute et
les risques encourus par les policiers étaient largement prévisibles. Cette
approche est difficile à réconcilier avec les obligations procédurales
découlant de l’article 2 de la Convention.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
COMMUNE AUX JUGES TULKENS, ZUPANČIČ, GYULUMYAN ET KARAKAŞ
A notre grand regret, nous ne pouvons pas partager
l’opinion de la majorité, non seulement au regard de la non-violation du volet
procédural de l’article 2 de la Convention et du volet matériel de cette même
disposition pour ce qui est du cadre législatif interne régissant l’utilisation
de la force meurtrière, des armes dont les forces de l’ordre étaient pourvues
lors du G8 de Gênes et de l’organisation et de la planification des
opérations de police lors du G8 de Gênes (points sur lesquels nous renvoyons à
notre opinion partiellement dissidente, partagée également par les juges Rozakis, Ziemele et Kalaydjieva), mais également quant au constat (point 1 du
dispositif de l’arrêt) que le recours à la force meurtrière a été
« absolument nécessaire » dans les circonstances particulières du cas
d’espèce.
1. En ce qui concerne l’article 2 de la
Convention et la question de savoir si le tir mortel était justifié,
nous ne doutons pas de l’existence d’un danger grave et objectif menaçant M.P.
au moment du tir mortel. Comme il ressort du matériel photographique et
audiovisuel soumis par les parties, la jeep qui l’abritait était encerclée de
manifestants qui lançaient des projectiles de toute sorte et qui avaient essayé
de le tirer par les jambes afin de le sortir du véhicule ; la possibilité
d’un lynchage ne pouvait pas être écartée. De plus, avant de tirer les coups de
feu incriminés, M.P. avait montré son pistolet et clairement sommé les
manifestants, hurlant qu’ils devaient s’en aller s’ils ne souhaitaient pas être
tués. Même dans la confusion régnant autour de la jeep au moment des faits, la
vision d’une arme chargée et les menaces proférées par M.P. ont dû paraître aux
manifestants des indications non équivoques de la volonté du carabinier de
défendre sa vie et/ou son intégrité physique par l’usage d’une force
potentiellement meurtrière.
2. En dépit de cela, le fils des
requérants décida de poursuivre son attaque contre le véhicule des forces de
l’ordre et ses occupants, s’approchant de la jeep en brandissant un extincteur
au-dessus de sa poitrine, ce qui amenait à craindre qu’il allait l’utiliser
comme objet contondant. On pourrait dès lors estimer que le fils des requérants
porte la responsabilité de son action illégale, qui a déclenché la tournure
tragique prise par les événements (voir, mutatis mutandis, Solomou et autres c. Turquie, no
36832/97, § 48, 24 juin 2008) ; il savait ou aurait dû savoir que celle-ci
l’exposait au risque d’une réaction des occupants du véhicule, éventuellement à
l’aide des armes dont les carabiniers étaient munis.
3. Il y a, cependant, un élément qui
perturbe cette reconstitution des faits et que l’arrêt de la Grande Chambre ne
prend pas en compte. Interrogé par un représentant du parquet, M.P. a déclaré
n’avoir pas eu de cible et que, au moment des tirs, personne ne se trouvait
dans son champ visuel. Si l’on croit ces déclarations – provenant de M.P.
lui-même et dont la crédibilité n’a jamais été mise en doute par les
juridictions nationales – on est amené à penser que le carabinier n’avait pas
vu l’agresseur s’approcher avec un extincteur et qu’il ne l’avait pas visé. Or,
aux termes de l’article 52 du code pénal italien (le « CP »), la
légitime défense peut être invoquée par celui qui est contraint de commettre
une infraction par la nécessité de défendre ses droits contre un danger actuel.
Cette nécessité implique une perception subjective de l’existence du danger,
comme le démontre la circonstance que la loi italienne (article 55 du CP)
prévoit la possibilité de punir l’auteur de l’infraction pour homicide
involontaire lorsque, par négligence ou perception erronée mais coupable des
circonstances de fait, il a dépassé les limites « imposées par la
nécessité ». Il s’ensuivrait que les tirs étaient motivés par une défense
non envers l’action illégale de Carlo Giuliani, mais
envers la situation généralisée de danger créée par l’attaque des manifestants
sur la jeep.
4. Il reste à déterminer si la réaction de
M.P. était « proportionnée » au danger qu’il voulait contrer. A cet
effet, il était déterminant d’établir quelle a été la trajectoire du tir de
M.P. En effet, si la menace du lancement imminent d’un objet à haut potentiel
destructeur justifie un tir à hauteur d’homme, un état de danger généralisé ne
justifie que des tirs en l’air (voir, notamment, Kallis
et Androulla Panayi c. Turquie,
no 45388/99, § 63, 27 octobre 2009, où la Cour a précisé que
l’ouverture du feu doit, si possible, être précédée par des tirs
d’avertissement). Si M.P. n’avait vu personne en train de le viser directement
et individuellement, sa réaction aurait dû avoir pour but d’éloigner, et non
d’éliminer, les agresseurs.
5. En d’autres mots, seuls des tirs de
sommation pourraient satisfaire aux exigences du volet substantiel de l’article
2 de la Convention s’il s’avère que la « défense » de M.P. n’était
pas justifiée par l’exigence d’arrêter une agression pouvant entraîner, dans
l’immédiat, des conséquences graves non évitables par une réaction moins
radicale (le « danger actuel d’une offense injuste » mentionné
à l’article 52 du CP). Ainsi le veut le test de « nécessité
absolue », qui requiert un rapport de stricte proportionnalité entre buts
poursuivis et force utilisée (Andronicou et
Constantinou c. Chypre, 9 octobre
1997, § 171, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI) : si des
moyens moins dangereux pour la vie humaine peuvent raisonnablement paraître
suffisants pour atteindre l’objectif d’« assurer la défense de toute
personne contre la violence illégale » ou de « réprimer une
émeute », ce sont ces moyens-là qui doivent être employés. Par ailleurs,
le CP italien semble aller dans le même sens lorsqu’il exige (article 52 in
fine) que la « réaction de défense soit proportionnée à
l’offense ».
6. En résumé, si M.P. a voulu se défendre
contre l’attaque des manifestants autour de la jeep et non contre le fils des
requérants en particulier, on ne saurait conclure que le risque d’un danger
grave sur la personne était tellement imminent que seuls des tirs à hauteur
d’homme auraient pu l’écarter. S’il est vrai que la jeep était encerclée de
manifestants et qu’elle faisait l’objet de lancement d’objets divers, il n’en
demeure pas moins, comme il résulte des photographies contenues dans le
dossier, qu’au moment où M.P. dégaina son pistolet et ouvrit le feu, personne,
à l’exception de Carlo Giuliani, n’était en train de
l’attaquer directement, individuellement et à une distance rapprochée. Des
coups de feu en l’air auraient probablement été suffisants pour disperser les
agresseurs ; dans la négative, M.P. aurait eu le temps de se défendre
ultérieurement par d’autres tirs, dirigés cette fois-ci contre des personnes
qui, en dépit des tirs de sommation, auraient choisi de quand même l’attaquer.
A cet égard, il convient de rappeler qu’M.P. disposait d’un pistolet
automatique et qu’il avait quinze projectiles dans le chargeur.
7. A la lumière de ce qui précède, comme
nous l’avons déjà constaté, il était déterminant de savoir quelle a été la
trajectoire des balles tirées par M.P. Sur ce point, deux thèses ont été
avancées : selon la première, défendue par les requérants, le tir meurtrier
a été effectué à hauteur d’homme ; selon la seconde, soutenue par le
Gouvernement et estimée plus probable par la GIP, la balle est partie vers le
haut et a été déviée en direction de Carlo Giuliani à
la suite d’une collision avec un objet (probablement une pierre) lancé par les
manifestants.
8. Si l’on devait accepter cette dernière
version des faits, à savoir que la balle est partie vers le haut, on pourrait
exclure toute apparence de violation de l’article 2, un élément imprévisible et
incontrôlable ayant transformé l’action d’avertissement de M.P. en tir mortel
(voir Bakan c. Turquie, no 50939/99,
§§ 52-56, 12 juin 2007, affaire où au cours d’une poursuite un tir
d’avertissement avait ricoché et tué accidentellement le proche des requérants,
ce qui avait amené la Cour à estimer que son décès était dû « à la
malchance »). Même dans la panique générée par une attaque violente et
inattendue, on peut exiger des représentants des forces de l’ordre qu’ils
fassent précéder l’usage de la force létale par des tirs d’avertissement ;
on ne saurait cependant les priver de tout moyen de défense en exigeant la
prise en compte de la possibilité, statistiquement peu probable mais
théoriquement toujours présente lors de confrontations entre police et manifestants,
de la déviation de la trajectoire du projectile à la suite d’une collision avec
un objet volant.
9. En revanche, si M.P. a tiré à hauteur
d’homme, il s’imposerait, à notre avis, de conclure que le recours à la force
meurtrière n’était pas « absolument nécessaire » au sens de l’article
2 de la Convention.
10. Dans ces circonstances, il est
regrettable que l’enquête interne n’ait pas pu déterminer avec certitude si la
balle a, ou non, ricoché sur un objet avant d’atteindre Carlo Giuliani. La GIP s’est bornée à indiquer que la
« théorie de l’objet intermédiaire » « pouvait être
retenue » à la lumière de la puissance de l’arme et de la faible
résistance des tissus traversés par la balle.
11. Nous observons que les autorités
disposaient de nombreux éléments pour calculer la trajectoire de la balle
mortelle, à savoir : les différents rapports d’expertise médicolégale et
balistique ; la circonstance que la balle s’était fragmentée ; le
fait qu’un film montre un objet qui se désintègre en l’air peu avant l’instant
où Carlo Giuliani tombe au sol ; la thèse des
experts des requérants selon laquelle la fragmentation de la balle pouvait
avoir été causée par des faits autres qu’une collision avec une pierre ;
les photographies prises peu avant et peu après le tir mortel et pendant
l’autopsie.
12. Or, le cliché pris quelques instants
avant le tir montre le pistolet positionné à hauteur d’homme (voir également le
point 6 de l’opinion partiellement dissidente du juge Bratza
annexée à l’arrêt de la chambre) avec un angle compatible avec la blessure de
Carlo Giuliani (comme il résulte de l’autopsie, la
balle est entrée au niveau de l’orbite gauche et est sortie par l’arrière du
crâne, en suivant une trajectoire intracorporelle du haut vers le bas). Dès
lors, bien que non impossible, il est improbable : a) que M.P. ait
levé son pistolet juste au moment du tir ; b) que la balle ait ricoché
contre un objet volant ; c) que l’angle d’impact entre l’objet et la balle
ait été de nature à permettre à cette dernière d’atteindre la victime à un
endroit très proche de celui qu’elle aurait frappé si le pistolet n’avait pas
changé de position.
13. Quant à l’événement b) ci-dessus, il
faut noter que les photographies prises juste avant le tir mortel ne montrent
aucune pierre ou autre objet flottant dans l’air, ce qui semble indiquer qu’à
des moments proches de l’explosion des coups de feu, il n’y avait pas de
lancement intensif de projectiles de la part des manifestants. Cela conduit à
penser que chacun des trois événements indiqués ci-dessus avait,
statistiquement, une faible probabilité de se produire. La probabilité
statistique qu’ils se soient produits tous les trois en succession rapide est
encore moindre.
14. Aux termes de la jurisprudence de la
Cour, lorsqu’un requérant présente des éléments amenant à croire, prima facie, qu’il y a eu usage excessif de la force
meurtrière, il incombe au Gouvernement de prouver le contraire (Toğcu c. Turquie, no
27601/95, § 95, 31 mai 2005, et Akkum et
autres c. Turquie, no 21894/93, § 211, CEDH 2005-II). Nous
pensons qu’il en va de même lorsque pour contrer la version des requérants,
corroborée par des supports visuels, le Gouvernement invoque une théorie
statistiquement peu probable : la charge de prouver que les événements
très rares allégués se sont vraiment produits pesait sur les autorités.
Cependant, une telle preuve n’a été fournie ni au niveau national, ni devant la
Cour. Dans son ordonnance de classement sans suite, la GIP elle-même a indiqué
que la trajectoire initiale du tir n’avait pas pu être établie par l’expertise
balistique.
15. Enfin, l’arrêt de la Grande Chambre
nous semble n’avoir pas replacé les événements à l’origine de cette dramatique
affaire dans leur véritable contexte. En effet, comme s’il s’agissait d’une
situation de violence individuelle, elle estime que le recours à la force
meurtrière a été nécessaire pour assurer la légitime défense de la personne en
cause conformément à l’article 2 § 2 a) de la Convention (paragraphe 194 de
l’arrêt). Ce faisant, elle se dispense de se pencher sur la question de savoir
si l’usage de la force a été rendu inévitable également « pour réprimer,
conformément à la loi, une émeute ou une insurrection », au sens de l’alinéa
c) du paragraphe 2 de l’article 2 (paragraphe 196 de l’arrêt). Or, telle était
bien en l’espèce la question cruciale à examiner.
16. Ces considérations nous amènent à
conclure à la violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
COMMUNE AUX JUGES TULKENS, ZUPANČIČ, ZIEMELE ET KALAYDJIEVA
Nous ne partageons pas la décision de la majorité
relative au point 6 du dispositif et qui conclut à l’absence de violation de
l’article 13 concernant le recours effectif.
En ce qui concerne l’article 13 de la Convention, une
des questions critiques réside dans le fait que les requérants n’ont pu se
constituer partie civile dans la procédure pénale, dans la mesure où la GIP a
conclu à un non-lieu. Ils ont ainsi été privés de l’appui des autorités de
poursuite pour établir les faits et la preuve de ceux-ci.
A cet égard, soutenir, comme le fait l’arrêt, que
« rien n’empêchait les requérants d’introduire, avant ou parallèlement aux
poursuites pénales, une action civile en dédommagement » (paragraphe 337
de l’arrêt), nous semble non seulement théorique mais aussi illusoire puisqu’en
tout état de cause la Grande Chambre estime que toute l’opération de police
était parfaitement légale.
1. De nombreux passages de l’ordonnance de la GIP de Gênes sont
cités in extenso aux paragraphes 94-116 de l’arrêt de la chambre.
ARRÊT GIULIANI ET
GAGGIO c. ITALIE
ARRÊT GIULIANI ET
GAGGIO c. ITALIE
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT GIULIANI ET GAGGIO c. ITALIE – OPINIONS SÉPARÉES