Corte europea dei diritti dell’uomo
(I sezione)
1° aprile 2010
AFFAIRE S.H. ET AUTRES c. AUTRICHE
(Requête n. 57813/00)
Cette affaire a été renvoyée devant la grande
chambre, qui a rendu son arrêt le 03/11/2011
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire S. H. et autres c. Autriche,
La Cour
européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre
composée de :
Christos Rozakis, président,
Nina Vajić,
Anatoly Kovler,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Sverre Erik Jebens,
Giorgio Malinverni,
juges,
et d’André Wampach, greffier-adjoint,
Après en
avoir délibéré en chambre du conseil le 11 mars 2010,
Rend
l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57813/00) dirigée contre la
République d’Autriche et dont quatre ressortissants de cet Etat, Mme S.H., M.
D.H., Mme H.E.-G et M. G. (« les requérants »), ont saisi la Cour le
8 mai 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le
président de la chambre à laquelle la requête a été attribuée a accédé à la
demande de non-divulgation de leur identité formulée par les intéressés
(article 47 § 3 du règlement de la Cour).
2. Devant
la Cour, les requérants ont été représentés par Mes H.F. Kinz et W.L. Weh, avocats à
Bregenz. Le gouvernement autrichien (« le Gouvernement ») a été
représenté par son agent, M. F. Trauttmansdorff,
ambassadeur, directeur du département de droit international au ministère
fédéral des Affaires étrangères.
3. Dans
leur requête, les intéressés alléguaient en particulier que les dispositions de
la loi autrichienne sur la procréation artificielle prohibant la fécondation in
vitro avec don de gamètes, la seule technique médicale qui leur aurait permis
de concevoir un enfant, emportaient violation de leurs droits au titre de
l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14.
4. Par
une décision du 15 novembre 2007, la chambre a déclaré la requête partiellement
recevable.
5. Des
observations ont été reçues du gouvernement allemand, qui avait exercé son
droit d’intervenir (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du
règlement).
6. Une
audience sur le fond de l’affaire s’est déroulée en public au Palais des droits
de l’homme, à Strasbourg, le 28 février 2008 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour
le Gouvernement
Mmes B. Ohms,
agent délégué ;
B. Grosse,
M. M. Stormann,
Mme I. Hager-Ruhs, conseillers ;
– pour
les requérants
Mes H. Kinz,
W.L. Weh conseils.
La Cour a
entendu Me Weh, Me Kinz et
Mme Ohms en leurs déclarations.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Les
requérants sont nés en 1966, 1962, 1971 et 1971 respectivement. Ils résident
respectivement à L. et à R.
8. Les
deux premiers d’entre eux sont mari et femme, de même que les troisième et
quatrième requérants.
9. S.H.
est atteinte de stérilité tubaire (eileiterbedingter Sterilität). Son mari, le deuxième requérant, est lui aussi
stérile.
10. H.E.-G
souffre de dysgénésie gonadique (Gonadendysgenesie),
pathologie qui empêche l’ovulation. Bien que son utérus soit parfaitement
constitué, elle est totalement stérile. Son mari, M. G., est apte à procréer,
contrairement au second requérant.
11. Le
4 mai 1998, S.H. et H.E.-G introduisirent devant la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof) une requête (Individualantrag)
l’invitant à contrôler la constitutionnalité de l’article 3 §§ 1 et 2 de la loi
sur la procréation artificielle (Fortpflanzungsmedizingesetz
– voir « Le droit interne pertinent » ci-dessous).
12. Dans
leur requête, les intéressées alléguaient qu’elles étaient directement touchées
par les dispositions en question. Soulignant qu’elle ne pouvait pas avoir
d’enfant par les voies naturelles, S.H. soutenait que le recours à la
fécondation in vitro avec don de sperme était la seule possibilité qui
s’offrait à elle et à son mari, mais que l’utilisation de cette technique était
prohibée par l’article 3 §§ 1 et 2 de la loi sur la procréation artificielle.
Pour sa part, H.E.-G précisait qu’elle était stérile et que la dysgénésie
gonadique dont elle était atteinte empêchait toute ovulation, raison pour
laquelle le seul moyen pour elle d’avoir un enfant était de faire appel à une
technique médicale de procréation artificielle connue sous le nom de transfert
d’embryon avec don d’ovocytes, qui lui aurait permis de se faire implanter dans
l’utérus un embryon conçu avec un ovule d’une autre femme fécondé par le sperme
du quatrième requérant, mais qui était interdite par la loi sur la procréation
artificielle.
13. S.H.
et H.E.-G arguaient que l’impossibilité de recourir aux techniques médicales en
question emportait violation de leurs droits au titre de l’article 8 de la
Convention. Elles invoquaient en outre l’article 12 de cet instrument et
l’égalité de traitement garantie par l’article 7 de la Constitution fédérale.
14. Le
4 octobre 1999, la Cour constitutionnelle tint une audience publique. S.H. y
comparut assistée par un avocat.
15. Le
14 octobre 1999, la Cour constitutionnelle statua sur le recours introduit par
S.H. et H.E.-G., qu’elle déclara partiellement recevable dans la mesure où la
loi s’appliquait à leur situation individuelle. A cet égard, elle jugea que les
dispositions de l’article 3 de la loi sur la procréation artificielle
interdisant le recours à certaines techniques utilisées par la médecine
reproductive s’appliquaient directement aux intéressées nonobstant l’absence de
toute décision judiciaire ou administrative les concernant.
16. Après
avoir examiné au fond le recours introduit par les intéressées, la Cour
constitutionnelle conclut à l’applicabilité de l’article 8 dans l’affaire dont
elle était saisie. Relevant que la Cour européenne des droits de l’homme ne
s’était pas prononcée en la matière, elle considéra cependant que la décision
d’un couple marié ou vivant maritalement de concevoir un enfant et d’avoir
recours à l’assistance médicale à la procréation à cette fin relevait sans
conteste du champ d’application de cette disposition.
17. Elle
jugea que les dispositions critiquées de la loi sur la procréation artificielle
portaient atteinte à la liberté des requérantes en ce qu’elles réduisaient le
nombre des techniques médicales autorisées dans ce domaine. Se penchant sur la question
de la justification de cette atteinte, elle releva que le législateur avait
tenté de concilier des considérations antagonistes se rapportant à la dignité
humaine, au droit à la procréation et au bien-être de l’enfant. Elle souligna
que cette démarche l’avait conduit à se donner pour principe de n’autoriser,
sauf exception, que les techniques homologues – notamment l’emploi, au profit
de conjoints mariés ou vivant maritalement, des gamètes issus de l’un d’entre
eux – n’exigeant pas d’intervention complexe et aussi proches que possible
de la conception naturelle. Elle précisa que l’objectif du législateur
consistait à éviter la création de liens familiaux atypiques, notamment ceux
qui pourraient se créer entre un enfant et ses deux mères biologiques –
c’est-à-dire sa mère génétique et sa mère utérine – et à empêcher
l’exploitation des femmes.
18. Elle
releva également que, contrairement à la conception naturelle, la procréation
par fécondation in vitro soulevait de graves questions concernant le bien-être
des enfants qui en étaient issus, leur santé et leurs droits, qu’elle avait des
répercussions sur les valeurs éthiques et morales de la société, et qu’elle
risquait de donner lieu à des pratiques commerciales et eugéniques (Zuchtauswahl).
19. Toutefois,
elle estima que ces considérations ne pouvaient justifier une interdiction
totale de l’ensemble des techniques d’assistance médicale à la procréation au
regard du principe de proportionnalité contenu dans l’article 8 § 2 de la
Convention, car leurs répercussions sur l’intérêt public variaient grandement
selon qu’elles étaient hétérologues ou homologues.
20. Elle
jugea que le législateur n’avait pas dépassé la marge d’appréciation reconnue
aux Etats en autorisant par principe le recours aux techniques homologues et, à
titre exceptionnel, l’insémination avec don de sperme. Elle releva que cet
aménagement reflétait l’état de la science médicale de l’époque et le consensus
existant dans la société, tout en précisant qu’il n’était pas figé et qu’il
pouvait connaître des évolutions dont le législateur devrait tenir compte.
21. Elle
considéra que le législateur n’avait pas négligé les intérêts des hommes et des
femmes contraints d’avoir recours à l’assistance médicale à la procréation
puisque, outre les techniques strictement homologues, il avait autorisé un
procédé connu et utilisé depuis longtemps, l’insémination avec don de sperme,
qui ne risquaient pas donner naissance à des rapports familiaux atypiques. Elle
ajouta que ces techniques n’étaient pas réservées aux couples mariés, mais
également accessibles aux personnes vivant maritalement. En revanche, elle
jugea que les intérêts des individus pour lesquels les procédés homologues de
procréation artificielle étaient inopérants ne se conciliaient pas avec ceux de
la société.
22. Elle
estima en outre que l’interdiction des procédés de procréation artificielle
hétérologues au profit des seules techniques homologues était compatible avec
la prohibition de la discrimination découlant du principe d’égalité. Pour se
prononcer ainsi, elle considéra que la distinction opérée par le législateur se
justifiait par le fait que les méthodes homologues ne présentaient pas les
inconvénients – signalés ci-dessus – des méthodes hétérologues, raison pour
laquelle le législateur n’était pas tenu de les soumettre à un régime
strictement identique. Elle estima par ailleurs que le fait que l’insémination
avec don de sperme fût permise alors que le don d’ovocytes ne l’était pas ne
posait aucun problème de discrimination puisque, contrairement à l’insémination
hétérologue, l’insémination homologue ne risquait pas de déboucher sur des
liens atypiques potentiellement nuisibles au bien-être des enfants à naître.
23. Ayant
conclu que les dispositions critiquées de la loi sur la procréation
artificielle étaient conformes à l’article 8 de la Convention et au principe
d’égalité consacré par la Constitution fédérale, elle en déduisit qu’il n’y
avait pas eu violation de l’article 12 de la Convention.
24. L’arrêt
de la Cour constitutionnelle fut notifié à l’avocat des intéressées le 8
novembre 1999.
II. TEXTES PERTINENTS EN DEHORS DE LA
CONVENTION
A. Le droit interne : la loi sur la
procréation artificielle
25. La
loi sur la procréation artificielle (Fortpflanzungsmedizingesetz,
Journal officiel fédéral no 275/1992) réglemente l’utilisation des techniques
médicales permettant la procréation en dehors du processus naturel (article 1 §
1).
26. Les
techniques en question consistent en i) l’introduction de spermatozoïdes dans
les organes reproducteurs d’une femme, ii) la fécondation ex utero d’un ovule
par des spermatozoïdes, iii) l’introduction de cellules viables dans l’utérus
ou dans la trompe utérine d’une femme, et iv) l’introduction d’ovocytes ou
d’ovocytes et de spermatozoïdes dans l’utérus ou la trompe utérine d’une femme
(article 1 § 2).
27. Le
recours à l’assistance médicale à la procréation n’est ouvert qu’aux couples
mariés ou vivant martialement, et seulement dans le cas où tous les autres
traitements possibles et raisonnables visant à provoquer une grossesse
naturelle ont échoué ou n’ont aucune chance raisonnable de succès (article 2).
28. En
vertu de l’article 3 § 1, seuls les gamètes de conjoints mariés ou vivant
maritalement (Lebensgefährten) peuvent être utilisés
à leur profit dans le cadre d’une procréation médicalement assistée. A titre
exceptionnel, le don de sperme peut être autorisé en vue d’une insémination
artificielle, technique consistant à introduire des spermatozoïdes dans les
organes reproducteurs d’une femme (article 3 § 2). Le don de sperme est
interdit dans tous les autres cas, notamment à des fins de fécondation in vitro.
29. L’article
3 § 3 dispose que les ovules ou les cellules viables issus d’une femme ne
peuvent être utilisés qu’à son profit. Cette disposition a pour effet
d’interdire le don d’ovules en toutes circonstances.
30. Les
autres dispositions de la loi sur la procréation artificielle énoncent
notamment que les activités d’assistance médicale à la procréation ne peuvent
être réalisées que par des médecins spécialisés, dans des hôpitaux ou cliniques
spécialement équipés (article 4), avec le consentement exprès et écrit des
couples mariés ou vivant maritalement qui s’y soumettent (article 8).
31. En
1999, la loi sur la procréation artificielle a été complétée par la loi
fédérale portant création d’un fonds pour les traitements de fécondation in
vitro (Bundesgesetz mit dem
ein Fonds zur Finanzierung der In-vitro-Fertilisiation
eingerichtet wird – Journal
officiel fédéral partie I no 180/1999) destiné à financer les traitements
de fécondation in vitro autorisés par la loi sur la procréation artificielle.
B. La situation dans d’autres pays
32. D’après
les documents à la disposition de la Cour, dont un rapport intitulé
« Assistance médicale à la procréation et protection de l’embryon humain –
étude comparative sur la situation dans 39 pays » (Conseil de l’Europe,
1998), et les réponses des Etats membres du Conseil de l’Europe au
« Questionnaire sur l’accès à la procréation médicalement assistée »
préparé par le Comité directeur pour la bioéthique (Conseil de l’Europe, 2005),
la pratique de la fécondation in vitro est encadrée par des lois ou des
règlements en Allemagne, en Autriche, en Azerbaïdjan, en Bulgarie, en Croatie,
au Danemark, en Espagne, en Estonie, en Fédération de Russie, en France, en
Géorgie, en Grèce, en Hongrie, en Islande, en Italie, en Lettonie, en Norvège,
aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Slovénie, en Suède, en Suisse, en Turquie et
en Ukraine. En Belgique, en Finlande, en Irlande, à Malte, en Lituanie, en
Pologne, en République tchèque, en Serbie et en Slovaquie, ce traitement est
régi par la pratique clinique, par des directives professionnelles, par des
décrets royaux ou administratifs ou par des principes constitutionnels
généraux.
33. L’étude
en question traite notamment de la manière dont la législation des pays
concernés réglemente les sept techniques de procréation artificielle que sont
l’insémination artificielle intra-conjugale, la
fécondation in vitro intra-conjugale, l’insémination
artificielle avec donneur, le don d’ovules, le don d’ovules et de sperme, le
don d’embryons et l’injection intra-ovocytaire de spermatozoïdes (technique de
fécondation in vitro par injection directe d’un spermatozoïde dans un ovule).
34. Il
en ressort que le don de sperme est actuellement prohibé dans trois pays
seulement – en Italie, en Lituanie et en Turquie –, où sont interdites
toutes les méthodes hétérologues de procréation assistée. En général, la
réglementation des pays où le don de sperme est permis ne fait pas de
distinction selon qu’il est recueilli à des fins d’insémination artificielle ou
de fécondation in vitro. Le don d’ovules est interdit en Allemagne, en Croatie,
en Norvège et en Suisse ainsi que dans les trois pays susmentionnés. La
position de l’Allemagne, qui consiste en pratique à n’autoriser le don de sperme
que pour la fécondation in vivo, est très similaire à celle de l’Autriche.
35. Le
don de gamètes est pratiqué dans un certain nombre de pays tels que Chypre, le
Luxembourg, Malte, la Finlande, la Pologne, le Portugal et la Roumanie, où il
n’existe pas de réglementation en la matière.
36. Lorsque
l’on compare l’étude menée par le Conseil de l’Europe en 1998 et celle réalisée
par la Fédération internationale des sociétés de fertilité en 2007, l’on
s’aperçoit que la législation évolue rapidement dans le domaine de l’assistance
médicale à la procréation. Auparavant interdit au Danemark, en France et en
Suède, le don de gamètes y est désormais autorisé en vertu des nouvelles
dispositions que ces pays ont adoptées en 2006, 2004 et 2006 respectivement. En
Norvège, le don d’ovules demeure prohibé mais le don de sperme en vue d’une
fécondation in vitro est permis depuis 2003.
C. Les instruments du Conseil de l’Europe
37. Le
comité ad hoc d’experts sur les progrès des sciences biomédicales constitué au
sein du Conseil de l’Europe, prédécesseur de l’actuel Comité directeur pour la
bioéthique (CAHBI, 1989), a adopté une série de principes dont le onzième
comporte la disposition suivante :
« 1. En
principe, la fécondation in vitro doit être effectuée avec les gamètes du
couple. La même règle s’appliquera à toute autre méthode impliquant des ovules in
vitro ou des embryons in vitro. Toutefois, dans des cas exceptionnels à définir
par les Etats membres, l’utilisation des gamètes de donneurs peut être
autorisée. »
38. La
Convention de 1997 sur les droits de l’homme et la biomédecine n’aborde pas la
question du don de gamètes, mais interdit l’utilisation des techniques de
procréation médicalement assistée à des fins de sélection du sexe d’un enfant.
Son article 14 se lit ainsi :
« L’utilisation
des techniques d’assistance médicale à la procréation n’est pas admise pour
choisir le sexe de l’enfant à naître, sauf en vue d’éviter une maladie
héréditaire grave liée au sexe. »
39. Le
Protocole additionnel à la Convention susmentionnée adopté en 2002, qui porte sur
la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine et vise à
promouvoir le don d’organes, exclut expressément de son champ d’application les
organes et tissus reproductifs.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
40. Les
requérants allèguent que l’article 3 §§ 1 et 2 de la loi sur la procréation
artificielle, qui interdit l’emploi des techniques hétérologues de procréation
artificielle en vue d’une fécondation in vitro, porte atteinte à leurs droits
au titre de l’article 14 combiné avec l’article 8.
41. Les
passages pertinents des articles 14 et 8 sont ainsi libellés :
Article 14
– Interdiction de discrimination
« La
jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être
assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la
couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres
opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale,
la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Article 8 –
Droit au respect de la vie privée et familiale
« 1. Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2. Il
ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit
que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue
une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de
l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé
ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Thèses des parties
1. Thèse
des requérants
42. Les
intéressés soutiennent que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce. Dès
lors, l’article 14 serait également applicable. Le droit de fonder une famille
et le droit à la procréation revêtiraient une telle importance que les Etats
contractants ne bénéficieraient d’aucune marge d’appréciation pour réglementer
ces questions. La décision d’un couple de recourir à l’assistance médicale à la
procréation concernerait son intimité la plus profonde, raison pour laquelle le
législateur devrait faire preuve d’une retenue particulière pour légiférer dans
ce domaine.
43. Pour
justifier les dispositions critiquées, le Gouvernement n’aurait avancé que des
arguments défavorables à la procréation artificielle en tant que telle, qui ne
répondraient pas à la question de savoir pourquoi certaines techniques de procréation
devaient être autorisées et d’autres prohibées. Les risques d’exploitation des
donneuses d’ovocytes invoqués par le Gouvernement seraient dépourvus de
pertinence en l’espèce, car il suffirait d’interdire la rémunération du don de
gamètes pour prévenir de tels abus, interdiction déjà prévue par la législation
autrichienne.
44. Le
dispositif institué par loi sur la procréation artificielle, qui n’interdit pas
de manière générale et absolue l’utilisation des techniques hétérologues de
procréation médicalement assistée mais prévoit des exceptions permettant le don
de sperme dans des cas bien précis serait incohérent et illogique. Les
explications avancées par le Gouvernement pour justifier les distinctions ainsi
opérées par le législateur ne seraient pas convaincantes. Par ailleurs, les
raisons pour lesquelles le législateur a autorisé l’insémination artificielle
avec don de sperme tout en prohibant catégoriquement le don d’ovocytes seraient
obscures. La distinction établie par la loi selon que le don de sperme est
destiné à une insémination ou à une fécondation in vitro serait
particulièrement incompréhensible. La législation critiquée opérerait donc une
discrimination prohibée par l’article 14.
2. Thèse du Gouvernement
45. Le
Gouvernement observe que l’article 14 complète les autres dispositions
normatives de la Convention ou de ses Protocoles. Constatant que
l’applicabilité de l’article 8 de la Convention ne prête pas à controverse, et
renvoyant à cet égard aux conclusions de la Cour constitutionnelle autrichienne,
il conclut que l’article 14, combiné avec la disposition en question, trouve
également à s’appliquer.
46. Il
relève en outre que, selon la jurisprudence de la Cour, une différence de
traitement est discriminatoire au sens de l’article 14 lorsqu’elle n’est pas
objectivement et raisonnablement justifiée, c’est-à-dire lorsqu’elle ne
poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’y a pas de rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
Faisant toutefois valoir que les Etats contractants jouissent d’une certaine
latitude pour apprécier si et dans quelle mesure des différences entre des
situations par ailleurs analogues justifient des traitements différents en
droit, il soutient que l’interdiction de la fécondation in vitro avec don de
gamètes est objectivement et raisonnablement justifiée. Selon lui, cette
interdiction poursuit les buts légitimes que constituent la protection de la
santé et du bien-être des femmes et des enfants concernés, ainsi que la
sauvegarde des valeurs éthiques et morales fondamentales de la société. En
outre, elle serait proportionnée aux buts en question.
47. A
supposer même que le droit au respect de la vie privée englobe celui de
procréer, les Etat n’en seraient pas pour autant tenus d’autoriser aveuglément
l’utilisation de toutes les méthodes de conception techniquement réalisables,
et encore moins de les mettre à la disposition des personnes concernées. La
marge d’appréciation reconnue aux Etats devrait leur permettre de décider seuls
de l’équilibre à ménager entre les intérêts antagonistes eu égard aux
impératifs sociaux et culturels propres à leur pays ainsi qu’à leurs
traditions. Le législateur autrichien serait parvenu à un équilibre respectueux
de tous les intérêts en jeu en autorisant l’assistance médicale à la
procréation tout l’encadrant dans les situations où l’état de la science
médicale et de la société ne permet pas encore la reconnaissance juridique de
la fécondation in vitro avec don de gamètes, technique dont les requérants
souhaitent bénéficier. Il aurait élaboré la loi sur la procréation artificielle
dans l’intention de prévenir les effets pervers et les errements auxquels
pourraient conduire les progrès de la médecine reproductive et de s’assurer
qu’elle ne soit utilisée qu’à des fins thérapeutiques – et non dans d’autres
buts tels que la « sélection » des enfants à naître – car il ne
pouvait ni ne devait ignorer l’inquiétude que suscitent le rôle et les
possibilités de la médecine reproductive moderne dans des pans entiers de la
société.
48. Le
législateur aurait longuement réfléchi avant d’apporter une réponse
satisfaisante à une question controversée en tenant compte de la dignité
humaine, du bien-être des enfants et du droit à la procréation. Les vastes
possibilités de sélection des gamètes offertes par la fécondation in vitro
pourraient déboucher sur des pratiques eugéniques (Zuchtauswahl).
Cette technique soulèverait de graves questions concernant la santé des enfants
ainsi conçus et sur les valeurs éthiques et morales de la société.
49. Au
cours de leurs débats, les parlementaires auraient relevé que le don d’ovocytes
pouvait conduire à des résultats fâcheux tels que l’exploitation et
l’humiliation des femmes, en particulier celles issues de milieux socialement
défavorisés désireuses de recourir à une fécondation in vitro pour concevoir un
enfant, qui pourraient se voir contraintes de céder leurs ovules faute de
ressources suffisantes pour pouvoir bénéficier elles-mêmes de cette technique.
50. La
fécondation in vitro poserait également problème en ce qu’elle aboutirait à la
création de relations familiales atypiques, qui se caractériseraient par une
discordance entre la réalité sociale et la réalité biologique découlant de la
dissociation de la filiation maternelle en une composante génétique, une
composante « gestationnelle » et peut-être aussi une composante
sociale. Par ailleurs, les enfants auraient un intérêt légitime à savoir de qui
ils sont réellement issus. Or la procréation artificielle avec don de gamètes
les en empêcherait dans la plupart des cas, car cette information ne figurerait
pas dans les registres des naissances, des mariages et des décès, et ferait
échec aux garanties légales prévues par le régime de l’adoption. En revanche,
l’autorisation de l’insémination artificielle se justifierait en ce que les
autorités ne pourraient contrôler efficacement son interdiction car cette
technique serait beaucoup plus facile à utiliser que les autres méthodes
d’assistance médicale à la procréation – ce que le rapport explicatif du projet
de loi sur la procréation artificielle aurait souligné – et serait pratiquée
depuis longtemps. L’interdiction de ce procédé relativement simple aurait donc
été totalement vaine et n’aurait pas été utile à la réalisation des buts poursuivis
par la loi.
51. En
conclusion, l’interdiction de la fécondation in vitro avec don de gamètes
aurait une justification objective et raisonnable. Elle poursuivrait les buts
légitimes que constituent la protection de la santé et du bien-être des femmes et
des enfants concernés ainsi que la sauvegarde des valeurs éthiques et morales
fondamentales de la société. En outre, elle serait proportionnée aux buts
poursuivis. En conséquence, les requérants n’auraient pas subi de
discrimination.
B. Observations
présentées par le gouvernement allemand à titre de partie intervenante
52. Le
gouvernement allemand signale que l’article 1 § 1 de la loi allemande sur la
protection des embryons (Embryonenschutzgesetz) érige
en délit le fait d’implanter dans le corps d’une femme un ovule qui ne provient
pas d’elle.
53. Cette
disposition protégerait le bien-être de l’enfant en conférant un caractère
certain à l’identité de la mère. Du point de vue biologique, seules les femmes
seraient capables de mettre un enfant au monde. Accepter la dissociation de la
filiation maternelle en une composante génétique et une composante biologique
reviendrait à reconnaître que deux femmes peuvent prendre part à la conception
d’un enfant, situation inconnue dans la nature et inédite dans l’histoire de
l’humanité. Du point de vue juridique, historique et culturel, le principe
selon lequel la filiation maternelle ne peut être mise en doute constituerait
un principe fondateur de la société, raison à elle suffisante pour le rendre
intangible aux yeux du législateur allemand. En outre, la relation des enfants
avec leur mère serait un élément important pour la formation de leur
personnalité. Les enfants auraient d’extrêmes difficultés à admettre que deux
femmes ont pris part à leur conception du point de vue biologique. La
dissociation de la filiation maternelle jetterait le doute sur l’identité de la
mère, mettrait en péril le développement de la personnalité des enfants et
entraverait gravement la construction de leur identité. Elle serait donc contraire
à leur bien-être.
54. Elle
comporterait un autre risque, celui de voir une mère biologique au fait de la
réalité génétique imputer à la femme dont elle a reçu les ovules les maladies
ou les handicaps pouvant affecter son enfant et avoir à l’égard de celui-ci une
réaction de rejet. L’enfant pourrait pâtir d’un conflit d’intérêts entre la
mère génétique et la mère biologique. Par ailleurs, le prélèvement d’ovules
serait une procédure complexe et contraignante, éprouvante sur le plan tant
physique que psychique pour la donneuse, et risquée du point de vue médical. Un
autre conflit de nature à créer des tensions dans les relations de la mère
receveuse et de la mère génétique avec l’enfant pourrait survenir dans le cas
où cette dernière ne parviendrait pas elle-même à concevoir un enfant par
fécondation in vitro.
55. Au
vu de ce qui précède, la dissociation de la maternité représenterait une grave
menace pour le bien-être des enfants, raison pour laquelle les interdictions
posées par la loi sur la protection des embryons seraient justifiées.
C. Appréciation de la Cour
1. Sur
l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8
56. Concédant
que l’article 8 trouve ici à s’appliquer, le Gouvernement ne conteste pas
l’applicabilité de l’article 14 de la Convention en l’espèce. A cet égard, il
renvoie à l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 14 octobre 1999,
d’où il ressort que la décision d’un couple marié ou vivant maritalement de
concevoir un enfant et d’avoir recours à l’assistance médicale à la procréation
à cette fin relève du champ d’application de la première de ces dispositions.
57. Les
requérants souscrivent à l’opinion du Gouvernement en ce qui concerne
l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
58. La
Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8
de la Convention est une notion large qui englobe, entre autres, le droit, pour
l’individu, de nouer et développer des relations avec ses semblables (voir Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no
251‑B), le droit au « développement personnel » (voir Bensaïd c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I),
ou encore le droit à l’autodétermination (voir Pretty
c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III).
Des facteurs tels que le nom (voir Burghartz c.
Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B), l’identification,
l’orientation et la vie sexuelles relèvent également de la sphère personnelle
protégée par l’article 8 (voir, par exemple, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre
1981, § 41, série A no 45 ; et Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, 19 février 1997, § 36, Recueil
des arrêts et décisions 1997-I), de même que le droit au respect des décisions
de devenir ou de ne pas devenir parent (voir Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑IV).
59. Dans
l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Dickson c. Royaume-Uni, où était en cause
le refus d’autoriser les requérants – un détenu et son épouse –à bénéficier
d’une insémination artificielle, la Cour a conclu à l’applicabilité de
l’article 8 au motif que la technique de procréation en question concernait
leur vie privée et familiale, notions incluant le droit au respect de leur
décision de devenir parents génétiques (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 66, CEDH 2007‑XIII
avec les références qui s’y trouvent citées).
60. Au
vu de ce qui précède, la Cour considère que le droit des couples à procréer en
faisant appel à la procréation médicalement assistée entre dans le champ
d’application de l’article 8, pareil choix s’analysant manifestement en une
forme d’exercice du droit à la vie privée et familiale. En conséquence, cette
disposition trouve à s’appliquer en l’espèce.
61. En
ce qui concerne l’article 14 invoqué par les requérants, la Cour rappelle que
cette disposition ne fait que compléter les autres clauses normatives de la
Convention ou de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il
vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » que ces
clauses garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Sahin
c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003‑VIII).
Son application ne présuppose pas nécessairement la violation d’un des droits
matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de
la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de
la Convention (Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998‑II ;
et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, CEDH 2008-...).
62. Les
intéressés se prétendent victimes d’une différence de traitement non
objectivement et raisonnablement justifiée au sens de l’article 14 de la
Convention. En conséquence, cette disposition trouve à s’appliquer en
combinaison avec l’article 8.
2. Sur
l’observation de l’article 14 combiné avec l’article 8
63. Les
requérants estiment que leur situation est comparable ou analogue à celle
d’autres couples qui souhaitent eux aussi bénéficier d’une assistance médicale
à la procréation, mais dont l’état de santé les dispense de recourir à un don
de gamètes en vue d’une fécondation in vitro. Dans ces conditions, ils se
considèrent victimes d’une différence de traitement. La Cour se penchera sur le
but visé par la différence de traitement critiquée, recherchera si celui-ci
revêt un caractère légitime et, le cas échéant, se prononcera sur la question
de savoir si la distinction litigieuse est justifiée.
64. La
Cour rappelle qu’une distinction est discriminatoire au regard de l’article 14
si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle
ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »
(voir, entre autres, Petrovic, précité, § 30 ; et Salgueiro
da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 29, CEDH 1999‑IX).
A cet égard, la Cour observe que la Convention est un instrument vivant, à
interpréter à la lumière des conditions actuelles (voir, entre autres, Johnston
et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 53, série A no 112).
65. Elle
rappelle en outre que les Etats contractants jouissent d’une certaine marge
d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre
des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de
traitement (voir Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février
1997, § 39, Recueil 1997-I). L’étendue de cette marge d’appréciation varie
selon les circonstances, les domaines et le contexte (Petrovic, précité, § 38).
66. Les
requérants avancent que, compte tenu de l’importance particulière que revêtent
le droit de fonder une famille et le droit de procréer, les Etats contractants
ne disposent d’aucune latitude pour légiférer en la matière.
67. Pour sa part, le Gouvernement estime que le législateur
autrichien jouit d’une latitude considérable pour donner un cadre juridique à
la procréation artificielle et choisir d’autoriser ou d’interdire telle ou
telle technique. Selon lui, il s’agit là d’un élément décisif pour
l’appréciation à porter sur la légitimité du but poursuivi par une différence
de traitement entre des personnes placées dans des situations à d’autres égards
analogues.
68. La
Cour observe qu’il n’existe pas d’approche uniforme de la procréation
médicalement assistée au sein des Etats parties à la Convention (voir le
rapport intitulé « Assistance médicale à la procréation et protection de
l’embryon humain – étude comparative sur la situation dans 39 pays »,
Conseil de l’Europe, juin 1998, CDBI/INF (98) 8). Certains d’entre eux ont adopté
des règles précises en la matière. D’autres pays n’ont réglementé que certains
de ses aspects et plusieurs Etats n’ont rien prévu à ce sujet. Ceux qui se sont
dotés d’une réglementation présentent de grandes différences quant aux méthodes
qu’ils autorisent et celles qu’ils interdisent. Pour autant que l’on puisse en
juger, le régime choisi par l’Autriche est identique à celui institué par le
droit allemand. Le don de sperme est interdit en Italie, en Lituanie et en
Turquie. Le don d’ovules est prohibé en Allemagne, en Croatie, en Italie, en
Lituanie, en Suisse et en Turquie.
69. Dès
lors que le recours au traitement par FIV suscite de délicates interrogations
d’ordre moral et éthique, qui s’inscrivent dans un contexte d’évolution rapide
de la science et de la médecine, et que les questions soulevées en l’espèce se
rapportent à des domaines sur lesquels il n’y a pas, de manière claire,
communauté de vues entre les Etats membres, la Cour estime qu’il y a lieu
d’accorder à l’Etat défendeur une ample marge d’appréciation (voir X, Y et Z c.
Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil 1997‑II). La grande latitude
dont celui-ci bénéficie doit en principe s’appliquer tant à sa décision de
légiférer ou non en la matière que, le cas échéant, aux règles détaillées édictées
par lui pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et privés en
conflit (voir Evans, précité, § 82). Toutefois, les divergences existant entre
les politiques menées par les Etats contractants ne sauraient à elles seules
légitimer toutes les solutions législatives possibles. Elles ne dispensent pas
la Cour d’examiner attentivement les questions qui ont été débattues dans le
cadre de la procédure législative et de rechercher si les explications fournies
par le Gouvernement pour justifier la différence de traitement critiquée sont
pertinentes et suffisantes. A cet égard, la Cour estime que la situation du
couple formé par les premier et deuxième requérants et celle des troisième et
quatrième requérants doivent être étudiées séparément.
a) Les
troisième et quatrième requérants (don d’ovules)
70. Mme
H. E.-G. n’ayant aucune activité ovulatoire, elle est totalement stérile. En
revanche, son mari – le quatrième requérant – est apte à procréer. Il est
constant que, du point de vue médical, les intéressés se trouvent dans une
situation où la fécondation in vitro avec don d’ovules est la seule technique
qui leur permettrait de réaliser leur souhait d’avoir un enfant dont l’un
d’entre eux au moins serait le parent génétique. Toutefois, ils ne peuvent en
bénéficier en raison de l’interdiction l’utilisation des techniques
hétérologues de procréation assistée à des fins de fécondation in vitro
contenue dans l’article 3 § 1 de la loi sur la procréation artificielle,
disposition qui proscrit le don de gamètes et ne souffre aucune exception.
71. Selon
la jurisprudence de la Cour, une question ne peut se poser au regard de
l’article 14 que lorsqu’il existe une différence de traitement entre des
personnes placées dans des situations comparables (D.H. et autres
c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH
2007-...). Pareille différence de traitement est discriminatoire si elle manque
de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas
un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité
entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants
jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle
mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues
justifient des distinctions de traitement (Stec et
autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, §§ 51-52, CEDH
2006-VI ; Burden, précité, § 60).
72. Dans
ces conditions, la Cour doit rechercher si la différence de traitement opérée
entre le couple formé par les troisième et quatrième requérants et un couple
qui devrait avoir recours à des techniques de procréation artificielles ne
faisant pas appel au don d’ovules pour réaliser son désir d’enfant a une
justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle poursuit un but
légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les
moyens employés et le but visé.
73. Selon
le Gouvernement, la décision du législateur autrichien d’interdire le don
d’ovules à des fins de fécondation in vitro poursuit un but légitime et est
proportionnée au but en question. Le législateur aurait ménagé un juste
équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en cause. Il aurait
été contraint d’apporter un certain nombre de restrictions à l’utilisation des
moyens offerts par les techniques d’assistance médicale à la procréation pour
tenir compte du caractère délicat – sur le plan moral et éthique – des
questions qu’elles soulèvent ainsi que de l’inquiétude que suscitent le rôle et
les possibilités de la médecine reproductive moderne dans des pans entiers de
la société.
74. La
Cour estime que des considérations d’ordre moral ou tenant à l’acceptabilité
sociale des techniques en question ne sauraient justifier à elles seules
l’interdiction totale de telle ou telle méthode de procréation assistée, en
l’occurrence le don d’ovules. Pareilles considérations peuvent revêtir une
grande importance lorsque l’on se pose la question de savoir s’il convient ou
non d’autoriser l’assistance médicale à la procréation de manière générale, et
il y a lieu de souligner que les Etats ne sont nullement tenus de légiférer en
matière de procréation artificielle ni de consentir à son utilisation. Cela
étant, dès lors qu’un Etat décide de l’autoriser, il doit se doter, nonobstant
l’ample marge d’appréciation dont les Parties contractantes bénéficient dans ce
domaine, d’un régime juridique cohérent permettant une prise en compte
suffisante des divers intérêts légitimes en jeu et respectueux des obligations
découlant de la Convention.
75. Le
Gouvernement soutient en outre que les nouvelles techniques médicales de
procréation assistée – au nombre desquelles figure la fécondation in vitro –
pourraient être utilisées non seulement à des fins thérapeutiques, mais aussi
dans d’autres buts, notamment la « sélection » des enfants à naître.
Par ailleurs, il avance que le don d’ovules risquerait de conduire à
l’exploitation et à l’humiliation des femmes, en particulier celles issues de
milieux socialement défavorisés désireuses de se soumettre à une fécondation in
vitro pour concevoir un enfant, qui pourraient se voir contraintes de céder
leurs ovules faute de ressources suffisantes pour pouvoir bénéficier de cette
technique.
76. La
Cour considère que, dans un domaine aussi délicat que celui de la procréation
médicalement assistée, les risques liés aux progrès technologiques doivent être
pris au sérieux, et qu’il incombe au premier chef au législateur interne de les
apprécier après avoir soigneusement soupesé les différents intérêts publics et
privés en jeu ainsi que les dangers encourus. Cela étant, l’interdiction totale
de la technique médicale dont il est ici question ne peut revêtir un caractère
proportionné que s’il apparaît, après un examen attentif, qu’elle constitue le
seul moyen efficace d’éviter de graves inconvénients. En l’espèce, la Cour
n’est pas convaincue que l’interdiction totale était la seule solution dont
disposait le législateur autrichien. Observant que la loi sur la procréation
artificielle réserve l’exercice de cette pratique aux médecins spécialistes
dotés de compétences et d’une expérience particulières dans ce domaine, soumis
aux règles déontologiques de leur profession, et qu’elle prévoit d’autres
garanties propres à minimiser les risques encourus, la Cour juge que l’interdiction
du don de gamètes à des fins de fécondation in vitro ne peut être considérée
comme le moyen unique ou le moins rigoureux susceptible de conduire à la
réalisation de l’objectif poursuivi.
77. La
Cour estime que les objections formulées par le Gouvernement au sujet du risque
d’exploitation auquel les procédés interdits exposeraient les femmes et les
abus qu’ils pourraient entraîner ne concernent pas exclusivement les techniques
de procréation litigieuses et qu’elles pourraient être opposées à la
procréation assistée en général. Par ailleurs, les risques d’abus – qu’il
convient assurément de combattre – ne constituent pas une raison suffisante
pour interdire totalement telle ou telle technique de procréation dès lors que
son utilisation peut être encadrée par des règles précises et que des garanties
peuvent être instaurées pour empêcher qu’ils ne se réalisent. A cet égard, la
Cour observe que le droit autrichien interdit la rémunération du don de
gamètes.
78. Lors
de l’audience, le Gouvernement a aussi indiqué que le prélèvement d’ovules en
vue d’un don est une intervention médicale risquée, grave et lourde de
conséquences pour les femmes qui la subissent. Tout en se félicitant des
efforts déployés par le législateur autrichien pour éviter des risques
sanitaires inutiles, la Cour relève que les femmes dont les ovules sont
prélevés en vue d’une fécondation in vitro homologue s’exposent aux mêmes
risques et que ce type d’opération est pourtant autorisé par la loi sur la
procréation assistée. Pour autant que cet argument soit lié aux préoccupations
exprimées par le Gouvernement quant aux abus et aux pratiques commerciales que
le don d’ovules pourrait susciter, la Cour considère que les considérations
exposées ci-dessus trouvent également à s’appliquer.
79. Le
Gouvernement avance également que la fécondation in vitro conduirait à la
création de relations familiales atypiques découlant de la dissociation de la
filiation maternelle en une composante génétique, une composante
« gestationnelle » et peut-être aussi une composante sociale.
80. La
Cour observe qu’il ressort de l’arrêt rendu le 14 octobre 1999 par la Cour
constitutionnelle que la loi autrichienne repose sur l’idée selon laquelle la
procréation médicalement assistée et la conception naturelle doivent obéir à
des règles analogues, et que le législateur a notamment voulu maintenir le
principe fondamental de droit civil contenu dans l’adage « mater semper certa est, pater est quem nuptiae
demonstrant » en faisant en sorte que deux
femmes ne puissent se disputer la maternité biologique d’un même enfant, dans
le but d’éviter de possibles conflits entre la filiation biologique et la
filiation génétique au sens large.
81. L’objectif
poursuivi par le législateur autrichien, qui consiste à préserver la sécurité
juridique du droit de la famille en maintenant un principe traditionnel qui en
constitue l’un des piliers, n’est certes pas dénué de valeur. Cela étant, les
relations familiales atypiques – au sens large – ne sont pas inconnues des
ordres juridiques des Etats contractants. De telles relations, qui ne
s’inscrivent pas dans le cadre classique des rapports parent-enfant reposant
sur un lien biologique direct, n’ont rien de nouveau. Elles existent depuis l’institution
de l’adoption, qui crée un rapport familial fondé non sur les liens du sang
mais sur un engagement et qui se juxtapose ou se substitue aux relations
découlant de la filiation parentale. Cet état de choses étant bien connu, la
Cour n’aperçoit aucun obstacle insurmontable à l’intégration des rapports
familiaux découlant des techniques de procréation artificielle litigieuses dans
le régime général du droit de la famille et les branches du droit connexes.
82. Le
Gouvernement soutient enfin, pour justifier l’interdiction du don de gamètes à
des fins de fécondation in vitro, que les enfants ont un intérêt légitime à
savoir qui sont leurs vrais parents, et que cette information – qui ne figure
pas dans les registres des naissances, des mariages et des décès – leur serait
presque toujours inaccessible si cette technique était autorisée.
83.
Cet argument ne convainc pas davantage la Cour. A cet égard, elle rappelle que
le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son
identité d’être humain et que le droit d’un individu à de telles informations
est essentiel du fait de leurs incidences sur la formation de la personnalité
(voir, par exemple, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 53-54, CEDH
2002-I ; et Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet
1989, §§ 36-37, 39, série A no 160). Le droit d’obtenir des informations
nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son
identité personnelle, par exemple l’identité de ses géniteurs (voir Jäggi c. Suisse, no 58757/00, § 25, CEDH 2006-X,
et Odièvre c. France [GC], no 42326/98,
§ 29, CEDH 2003-III), en fait partie.
84. Toutefois,
ce droit ne revêt pas un caractère absolu. Dans l’affaire Odièvre,
précitée, où était en cause la pratique de l’accouchement sous X et
l’impossibilité, pour la requérante, d’obtenir des informations sur ses parents
biologiques, la Cour a jugé suffisant l’équilibre ménagé par le législateur
français entre les intérêts publics et privés en jeu, ce qui l’a conduite à
conclure à la non-violation de l’article 8 de la Convention (voir l’arrêt Odièvre, précité, § 49). Elle estime que le législateur
autrichien aurait pu lui aussi parvenir à une solution appropriée instaurant un
juste équilibre entre l’intérêt des donneurs de gamètes à préserver leur
anonymat et le droit légitime des enfants conçus par procréation assistée
hétérologue à l’information.
85. En
conclusion, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas justifié de manière
raisonnable et objective la différence de traitement opérée entre le couple
composé des troisième et quatrième requérants – dont le désir d’enfant est
irréalisable en raison de l’interdiction du don d’ovules à des fins de
procréation assistée posée par l’article 3 de la loi sur la procréation
assistée – et un couple qui pourrait bénéficier d’une assistance médicale à la
procréation ne faisant pas appel au don d’ovules. Il s’ensuit qu’il y a eu
violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 dans
le chef des troisième et quatrième requérants.
b) Les
premier et deuxième requérants (don de sperme)
86. S.H.
est atteinte de stérilité tubaire. Son mari, le deuxième requérant, est lui
aussi stérile. Il est constant que, du point de vue médical, les intéressés se
trouvent dans une situation où la fécondation in vitro avec don de sperme est
la seule technique qui leur permettrait de réaliser leur souhait d’avoir un
enfant dont l’un d’entre eux au moins serait le parent génétique.
87. Toutefois,
ils ne peuvent en bénéficier en raison de l’interdiction de l’utilisation des
techniques hétérologue de procréation assistée à des fins de fécondation in
vitro posée par l’article 3 § 1 de la loi sur la procréation artificielle,
disposition qui proscrit le don de sperme pour cette opération. Cependant,
l’article 3 § 2 de ladite loi autorise le don de sperme à des fins de
fécondation in vivo.
88. Dans
ces conditions, la Cour doit rechercher si la différence de traitement opérée
entre les intéressés – pour lesquels la fécondation in vitro avec don de sperme
constitue le seul moyen de satisfaire leur désir d’enfant – et un couple
que la loi autoriserait à recourir à un don de sperme à des fins de fécondation
in vivo a une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle
poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
89. La
Cour relève d’emblée que le traitement dont les intéressés souhaitent
bénéficier combine deux techniques – à savoir la fécondation in vitro homologue
et le don de sperme – qui, employées séparément, sont autorisées par la loi sur
la procréation artificielle. Elle estime que le Gouvernement aurait dû fournir
des explications particulièrement convaincantes pour justifier l’interdiction
de l’utilisation combinée de deux techniques autorisées par la loi.
90. Or
elle observe que les diverses objections soulevées par le Gouvernement pour
justifier la prohibition du don d’ovules ne sont guère pertinentes en ce qui
concerne l’interdiction dont il est ici question. Certaines d’entre elles sont
fondées sur des considérations défavorables au principe même de l’assistance
médicale à la procréation, alors pourtant qu’elle n’est pas totalement
interdite par le droit autrichien. D’autres sont purement et simplement
inopérantes, notamment celles qui ont trait à la prévention de l’exploitation
des femmes vulnérables et des risques sanitaires encourus par les femmes
donneuses d’ovules, ou au rejet des relations familiales atypiques découlant de
la dissociation de la maternité. Les arguments liés au risque d’eugénisme ou à
l’intérêt légitime des enfants conçus par don de gamètes à connaître leur
véritable filiation sont utilisés par le Gouvernement pour expliquer
l’interdiction du don de sperme, alors pourtant que cette pratique est
autorisée à des fins de fécondation in vivo.
91. Pour
justifier l’interdiction en question, le Gouvernement avance en outre que la
distinction opérée entre la fécondation in vitro et l’insémination artificielle
tient au fait que cette dernière technique se pratiquait depuis longtemps déjà
lorsque la loi sur la procréation artificielle est entrée en vigueur et que les
autorités auraient eu du mal à contrôler l’interdiction d’un procédé si facile
à mettre en œuvre qu’il ne requiert pas nécessairement l’intervention d’un
spécialiste de la médecine reproductive.
92. La
Cour rappelle que la Convention a pour but de « protéger des droits non
pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » (voir, entre
autres, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 100, CEDH
2007-VIII ; et Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 51, 27 novembre
2008). Aussi la Cour doit-elle tenir compte de l’efficacité de telle ou telle
ingérence pour déterminer s’il existe un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par l’ingérence en
question. En d’autres termes, la Cour estime légitime de rechercher également
si l’ingérence reprochée à l’Etat constituait un moyen utile à la réalisation
d’un but légitime.
93. Même
si l’on devait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’ingérence
se justifiait pour une simple raison d’efficacité, l’ingérence n’en devrait pas
moins être mise en balance avec les intérêts des particuliers concernés. A cet
égard, la Cour rappelle que lorsqu’un aspect particulièrement important de
l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à
l’Etat est restreinte (voir, par exemple, Evans, précité, § 77 ; X et Y c.
Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 24 et 27, série A no 91 ; Dudgeon, précité, §
52 ; et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no
28957/95, § 90, CEDH 2002-VI).
Le désir d’enfant est l’un de ces aspects particulièrement importants et, dans
les circonstances de l’espèce, l’emporte sur les considérations d’efficacité.
En conséquence, l’interdiction litigieuse ne présentait pas de rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
94. Dans
ces conditions, la Cour estime que la différence de traitement opérée entre le
couple composé des premier et deuxième requérants – qui ne peut satisfaire son
désir d’enfant qu’au moyen d’une fécondation in vitro avec don de sperme – et
un couple qui pourrait légalement bénéficier d’un don de sperme en vue d’une
insémination artificielle n’a pas de justification objective et raisonnable. En
outre, cette distinction est disproportionnée. Il s’ensuit qu’il y a eu
violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 dans le
chef des intéressés.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
8 DE LA CONVENTION
95. Les
requérants allèguent que l’interdiction de l’emploi des techniques hétérologues
de procréation à des fins de fécondation in vitro découlant de l’article 3 §§ 1
et 2 de la loi sur la procréation artificielle emporte violation de leurs
droits au titre de l’article 8 de la Convention.
96. Au
vu des circonstances de la cause et des conclusions auxquelles la Cour est
parvenue sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la
Convention, aucune question distincte ne se pose sous l’angle de cette dernière
disposition prise isolément.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE
LA CONVENTION
97. Aux
termes de l’article 41 de la Convention,
« Si
la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
98. Les
couples requérants réclament chacun une indemnité de 20 000 euros
(EUR) sans opérer de distinction entre le dommage matériel et le préjudice
moral. Ils soutiennent que l’interdiction posée par la loi sur la procréation
artificielle leur a causé un profond désarroi affectif. En outre, ils avancent
qu’ils ont été contraints de se rendre dans des pays où les traitements requis
étaient aisément accessibles pour pouvoir en bénéficier et qu’ils ont engagé des
dépenses considérables à cette fin avant de se résigner à abandonner leur
projet de concevoir un enfant et à recourir à l’adoption, décision éprouvante
et douloureuse.
99. Pour
autant qu’elle concerne l’indemnisation d’un préjudice moral, la demande des
requérants n’appelle pas de commentaire de la part du Gouvernement, pour qui la
souffrance des intéressés ne saurait se mesurer en termes monétaires. En ce qui
concerne le dommage matériel dont les requérants se prétendent victimes, il n’y
aurait pas de lien de causalité entre la violation constatée et les indemnités
correspondant au coût des traitements reçus ainsi qu’aux dépenses exposées pour
les besoins de la procédure d’adoption.
100. La
Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et les
demandes d’indemnisation du dommage matériel. Dans ces conditions, elle ne peut
accorder aucun montant à ce titre. En revanche, les intéressés ont sans nul
doute subi un préjudice moral. Statuant en équité, la Cour accorde à chacun des
couples requérants 10 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
101. Les
requérants réclament chacun 15 000 EUR au titre des frais et dépens
exposés devant les juridictions internes et pour les besoins de la procédure
suivie devant la Cour.
102. Le
Gouvernement juge excessif le montant sollicité. Selon ses propres calculs, une
indemnité de 22 000 EUR (TVA comprise) au total suffirait à couvrir les
frais de justice exposés par l’ensemble des requérants pour leur représentation
devant les juridictions internes et la Cour.
103. La
Cour relève que les intéressés n’ont fourni aucun document propre à justifier
l’octroi d’une somme supérieure à celle que le Gouvernement s’est déclaré
disposé à leur verser. En conséquence, elle leur accorde conjointement
18 333 EUR au titre des frais afférents à la procédure interne et à la
rémunération des deux avocats qui les ont représentés devant elle.
C. Intérêts moratoires
104. La
Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux
d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne
majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y
a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 dans
le chef des troisième et quatrième requérants ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a
eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 dans le
chef des premier et deuxième requérants ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose
pas d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article 8 de la
Convention ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que
l’Etat défendeur doit verser à chacun des couples requérants, dans les trois
mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à
l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille
euros) au titre du dommage moral, et 18 333 EUR (dix-huit mille trois cent
trente-trois euros) aux intéressés pour frais et dépens, plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en
anglais, puis communiqué par écrit le 1er avril 2010, en application de
l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
André Wampach
Christos Rozakis
Greffier adjoint
Président
Au présent
arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74
§ 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion
dissidente de la juge Steiner ;
– opinion
dissidente du juge Jebens.
C.L.R.
A.M.W.
OPINION en partie dissidente de la juge Steiner
(Traduction)
Je souscris
pleinement à la conclusion de la majorité de la Cour selon laquelle l’article
14 de la Convention combiné avec l’article 8 a été violé en ce qui concerne les
premier et deuxième requérants. En revanche, j’estime qu’il n’en va pas de même
pour les troisième et quatrième requérants. A mes yeux, l’interdiction de
l’utilisation des techniques hétérologues d’assistance médicale à la procréation
à des fins de fécondation in vitro posée par l’article 3 § 1 de la
loi sur la procréation assistée est compatible avec les dispositions en
question.
La
procréation assistée est un domaine qui connaît des évolutions rapides du point
de vue scientifique et de l’encadrement juridique de ses applications
médicales. Dans ces conditions, il est particulièrement difficile de répondre
en connaissance de cause à la question de savoir si des dispositions légales
dont les effets pourront mettre de nombreuses années à se faire sentir revêtent
un caractère adéquat et approprié. Il n’est donc guère étonnant que les Etats
croient devoir n’intervenir qu’avec une grande circonspection en la matière.
Le
législateur autrichien n’a pas interdit totalement la procréation artificielle
puisqu’il a autorisé l’emploi des techniques homologues. Il ressort de l’arrêt
rendu le 14 octobre 1999 par la Cour constitutionnelle que la loi autrichienne
repose sur l’idée selon laquelle la procréation médicalement assistée et la
conception naturelle doivent obéir à des règles analogues, et que le
législateur a notamment voulu maintenir le principe fondamental de droit civil
contenu dans l’adage « mater semper certa est,
pater est quem nuptiae demonstrant »
en faisant en sorte que deux femmes ne puissent se disputer la maternité
biologique d’un même enfant, dans le but d’éviter de possibles conflits entre
la filiation biologique et la filiation génétique au sens large. Il faut y voir
une tentative de conciliation entre la revendication de l’accès à la
procréation médicalement assistée et l’inquiétude que suscitent dans des pans
entiers de la société le rôle et les possibilités de la médecine reproductive
moderne, laquelle soulève de délicates questions d’ordre moral et éthique.
En outre,
le législateur a assorti la loi sur la procréation artificielle de garanties et
de précautions particulières, notamment en réservant l’exercice de cette
pratique aux médecins spécialistes dotés de compétences et d’une expérience
particulières dans ce domaine, soumis aux règles déontologiques de leur
profession, et en interdisant la rémunération du don de gamètes. Ces mesures
visent à prévenir des risques potentiels de sélection eugénique ainsi qu’à
empêcher des utilisations abusives de ces techniques et l’exploitation des
femmes donneuses d’ovules en situation de vulnérabilité. Le législateur
pourrait aussi élaborer et adopter d’autres mesures ou garanties visant à
réduire les risques liés au don d’ovules évoqués par le Gouvernement. Ce
dernier s’est également déclaré préoccupé par les rapports
atypiques caractérisés par une discordance entre la réalité sociale et la
réalité biologique que ferait naître l’emploi des techniques interdites.
Toutefois, les liens familiaux atypiques au sens large, qui ne s’inscrivent pas
dans le schéma classique parent-enfant reposant sur un lien biologique direct,
ne sont pas inconnus des ordres juridiques des Etats contractants.
L’institution de l’adoption, que tous les Etats membres connaissent, a évolué
au fil du temps pour aboutir à un régime juridique réglementant de manière
satisfaisante les rapports qui en découlent. De la même manière, il aurait été
possible au législateur d’apporter des solutions juridiques acceptables aux
difficultés que suscite le don d’ovules. Toutefois, il convient de garder à
l’esprit que la dissociation de la maternité entre une mère génétique et une
mère porteuse créée des rapports très différents de ceux qui découlent de
l’adoption et ajoute une nouvelle dimension à ce problème.
Le
législateur autrichien aurait pu donner à la procréation artificielle un autre
cadre juridique autorisant le don d’ovules, conformément aux vœux qui étaient
les siens. A cet égard, l’arrêt signale qu’un certain nombre d’Etats membres du
Conseil de l’Europe ont opté pour cette solution (paragraphe 33 ci-dessus).
Toutefois, j’estime que la question essentielle n’est pas celle de savoir si le
législateur aurait pu trouver une autre solution peut-être plus équilibrée,
mais s’il a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait sur le terrain
de l’article 14 de la Convention en retenant la solution critiquée. Pour se
prononcer sur cette question, il importe de relever, comme cela a été noté
ci-dessus, que, s’il n’y a pas de consensus international sur le point de
savoir jusqu’à quel moment le consentement à l’utilisation de matériel
génétique peut être révoqué, l’Autriche n’est pas le seul Etat membre à
interdire le don d’ovules à des fins de procréation artificielle.
A cet
égard, je souhaiterais souligner que, au niveau européen, le seul instrument à
traiter de la question du don d’ovules dans le cadre de la procréation assistée
est la série de principes adoptés en 1989 par le comité ad hoc d’experts sur
les progrès des sciences biomédicales, dont le onzième énonce que la fécondation
in vitro doit en principe être effectuée avec les gamètes du couple (§ 37
ci-dessus). Ni la Convention de 1997 sur les droits de l’homme et la
biomédecine ni son Protocole additionnel adopté en 2002 n’abordent cette
question (§§ 38-39 ci-dessus). L’interdiction du don d’ovules posée par la loi
sur la procréation artificielle est compatible avec le principe en question.
Il s’ensuit
que le législateur autrichien n’a pas excédé sa marge d’appréciation au titre
de l’article 14 de la Convention en adoptant la disposition précise et bien
fondée contenue dans l’article 3 de la loi sur la procréation artificielle, qui
interdit sans exception le don d’ovules à des fins de procréation artificielle.
OPINION dissidente DU JUGE jebens
(Traduction)
Contrairement
à la majorité, j’estime que l’article 14 de la Convention combiné avec
l’article 8 n’a été violé à l’égard d’aucun des quatre requérants. Par
ailleurs, je considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 pris
isolément, et c’est sur ce point que porteront mes premières observations.
1. A
mes yeux, la décision d’un couple marié ou vivant maritalement de procréer
relève sans conteste du champ d’application de l’article 8, et le fait que ce
vœu ne puisse être réalisé qu’au moyen d’une assistance médicale à la
procréation ne change rien à cet état de choses. Toutefois, la procréation
artificielle soulève des questions délicates, non parce qu’elle requiert une
intervention médicale, mais parce qu’elle peut se heurter à des principes
éthiques bien établis et produire des effets indésirables. Il en va ainsi en
l’espèce, et c’est pour ces raisons que le législateur autrichien a décidé
d’interdire l’utilisation de certaines techniques offertes par la médecine
reproductive.
La
réglementation de l’assistance médicale à la procréation instaurée par la loi
autrichienne sur la procréation artificielle autorise l’utilisation de
certaines techniques éprouvées mais interdit l’emploi de gamètes ne provenant
pas de l’un des membres du couple demandeur à des fins de fécondation in vitro.
Ces règles traduisent les objectifs poursuivis par la loi, qui vise d’une part
à venir en aide aux couples mariés ou vivant maritalement inaptes à procréer
par les voies naturelles, et, d’autre part, à empêcher l’apparition des effets
indésirables que sont l’établissement de rapports familiaux atypiques, le
développement de pratiques commerciales et eugéniques, et l’exploitation des
femmes démunies. Pour élaborer la loi sur la procréation artificielle, le
législateur a tenu compte de ces raisons d’ordre pratique, mais aussi du
consensus qui se dégageait à l’époque au sein de la société autrichienne.
L’interdiction du don de gamètes s’explique donc non seulement par le rejet de
certaines possibilités offertes par la médecine reproductive moderne, mais
aussi par l’inquiétude que suscite une question délicate du point de vue moral
et éthique dans la population.
Il me
semble évident que les considérations exposées ci-dessus rentrent dans les
prévisions de l’article 8 § 2 de la Convention en ce qu’elles relèvent pour
partie de la « protection de la santé ou de la morale », et pour
partie de la « protection des droits et libertés d’autrui ». Pour
répondre à la question de savoir si l’interdiction est proportionnée au but
qu’elle vise, il importe de relever que cette mesure prive les requérants de
leur seule possibilité d’avoir un enfant présentant avec eux un lien
biologique. Cela étant, la mise en œuvre de mesures moins restrictives mais
tout aussi efficaces ne paraissait pas réalisable en pratique. En outre, il
convient relever que la position de l’Autriche est certes minoritaire en
Europe, mais qu’il n’existe pas de consensus européen sur la question de la
procréation artificielle avec tiers donneur. Au vu de ce qui précède et du
caractère très délicat de la question qui se pose en l’espèce, j’estime que
l’Etat aurait dû se voir accorder une ample marge d’appréciation (voir Evans c.
Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑IV).
Le législateur autrichien ayant soigneusement soupesé les intérêts concurrents
avant de parvenir à une solution raisonnable autorisant dans une large mesure
l’assistance médicale à la procréation, il me semble que la Cour aurait dû
s’abstenir d’intervenir en la matière.
2. Les
requérants invoquaient également l’article 14 combiné avec l’article 8. Ayant
conclu à l’applicabilité de l’article 8 pris isolément, je considère que
j’estime que l’article 14 trouve également à s’appliquer en combinaison avec
cette disposition.
Il ressort
de la jurisprudence de la Cour qu’une distinction est discriminatoire aux fins
de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable.
Toutefois, pour qu’une question puisse se poser au regard de l’article 14, il
faut qu’il existe une différence de traitement entre des personnes placées dans
des situations comparables (voir D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑...).
Même lorsque tel est bien le cas, les Etats contractants jouissent d’une
certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure une
différence de traitement est justifiée (Stec et
autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, §§ 51-52, CEDH
2006-VI ; Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008‑...).
En
l’espèce, j’observe que les quatre requérants n’ont pas été traités de la même
manière que les couples pouvant bénéficier des techniques médicales autorisées
par la loi sur la procréation artificielle, c’est-à-dire ceux qui sont fertiles
et qui n’ont donc pas besoin d’un don de gamètes. La distinction opérée
concerne des individus qui se trouvent dans une situation comparable en ce
qu’ils doivent tous faire appel à la médecine pour pouvoir procréer, mais
différente du point de vue des techniques médicales dont ils ont besoin.
Pourtant, le fait que cette différence touche à la substance même de
l’interdiction contenue dans la loi autrichienne importe davantage. Compte tenu
de la marge d’appréciation accordée aux Etats et des motifs sur lesquels est
fondée l’interdiction litigieuse, que j’estime acceptables, je considère pour
ma part, et contrairement à la majorité, que la différence de traitement
critiquée n’emporte pas violation de la Convention.
Les premier
et deuxième requérant, qui souhaitaient bénéficier d’un don de sperme pour
réaliser leur désir d’enfant, prétendaient en outre que les dispositions
légales interdisant l’utilisation de cette technique à des fins de fécondation in
vitro mais l’autorisant pour les besoins d’une insémination artificielle
opéraient une discrimination à leur égard. Les intéressés se trouvent dans une situation
comparable à celle des couples éligibles à une insémination artificielle, les
uns et les autres ayant besoin de recourir à un don de sperme. La différence de
traitement critiquée s’explique en partie par des considérations historiques
fondées sur le fait que l’insémination artificielle est une technique utilisée
depuis longtemps, et en partie par des raisons d’ordre pratique tenant à ce
qu’elle est si facile à mettre en œuvre qu’il serait illusoire d’essayer d’en
contrôler l’interdiction. M’en remettant derechef à la marge d’appréciation
reconnue aux Etats, je considère que l’exception ménagée au profit de
l’insémination artificielle ne procède pas d’une décision du législateur
d’autoriser le don de sperme en tant que tel, mais de sa volonté de tenir
compte de la réalité pour éviter d’édicter des dispositions inapplicables. Dans
ces conditions, j’estime qu’il serait fâcheux que l’on doive restreindre les
possibilités d’assistance médicale accessibles à certains couples sous prétexte
de ne pas opérer de discrimination à l’égard d’autres couples.