CONSULTA ONLINE 

 

Paolo Passaglia

 

La réception des décisions des juridictions constitutionnelles par les pouvoirs constitués*

 

1. Introduction

Le sujet que l’on va aborder nécessite quelques précisions, tant en ce qui concerne les définitions que la méthodologie.

Tout d’abord, une définition des notions qui figurent dans le titre de cette intervention s’impose.

Par «réception» l’on entend l’impact réel des décisions des juges constitutionnels sur les autres pouvoirs ou sujets de l’ordre juridique (la définition est de G. Drago).

La référence aux «juridictions constitutionnelles» n’est pas technique, puisqu’elle embrasse tous les juges qui ont le monopole ou qui exercent en dernière instance la justice constitutionnelle (et donc, non seulement les cours ou les tribunaux constitutionnels, mais aussi les cours suprêmes).

La délimitation du sujet aux «pouvoirs constitués» exclut, tout d’abord, le pouvoir constituant, tant originaire que dérivé (toutefois, des références au pouvoir constituant dérivé – la révision constitutionnelle – se révèlent nécessaires) ; en outre, la notion de «pouvoir» exclut que l’on doive aborder le thème de la réception des décisions par l’opinion publique (quelques remarques à cet égard seront quand même nécessaires). Parmi les pouvoirs constitués, l’on prendra en considération principalement le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, même si dans certains systèmes le peuple peut se manifester comme un pouvoir constitué (c’est le cas, par exemple, de l’Italie, mais pas de la France).

Il s’agit d’une recherche de droit comparé : toutefois, une étude «à large spectre», s’avère impossible, de ce fait un choix des expériences s’est imposé. Pour cette raison, des expériences diverses ont été choisies, parmi celles qui peuvent compter sur une histoire assez longue et/ou qui peuvent susciter un intérêt particulier (seront donc principalement pris en considération les systèmes des États-Unis, de l’Allemagne, de l’Italie, de la France et de l’Espagne).

 

2. Le juge constitutionnel : un instituteur (plutôt qu’un prêcheur ou un gardien de phare)

Étant donné que toute réception implique au préalable une perception, afin de mesurer l’impact des décisions des juges constitutionnels, il sera utile d’évaluer la manière dont les juges constitutionnels sont perçus par les destinataires des décisions.

À cet égard, trois métaphores différentes peuvent être proposées : le juge constitutionnel peut être perçu comme un prêcheur, comme un instituteur ou comme un gardien de phare.

En ce qui concerne le prêcheur, ses sermons peuvent être inspirés ou modestes, écoutés ou inaperçus ; le trait commun (du moins hors des théocraties) est que les obligations qu’ils posent sont dépourvues de sanctions.

Le rôle d’un gardien de phare est de porter la lumière, de guider le marin, qui a besoin de son œuvre pour que son navire n’aille pas se briser contre la falaise ; aucune sanction n’est prévue pour qui ne prête pas attention à son œuvre, mais tout bon marin sait qu’il ne doit pas défier le sort et se conforme spontanément à ce que le gardien du phare lui suggère.

La catégorie des instituteurs est très peu homogène, les instituteurs étant très différents les uns des autres ; la mission pédagogique et l’autorité, variablement soutenues par un pouvoir disciplinaire, sont néanmoins les deux éléments qui semblent ne pas pouvoir faire défaut.

Pour ce qui est du juge constitutionnel, en principe, les soucis de légitimité nous conduisent à le définir comme un gardien de phare (cette approche vaut surtout pour l’Europe ; aux États-Unis, l’on est, évidemment, beaucoup plus pragmatique) ; la pratique, notamment dans certains pays et dans certaines situations, risque toutefois de le faire devenir un prêcheur. Il en résulte que le compromis entre théorie et pratique implique alors de retenir la qualification d’instituteur comme étant la plus adéquate.

Or, la qualification du juge constitutionnel comme un instituteur est une définition évocatrice, mais qui n’a pas d’effet concret à elle seule, car la perception des instituteurs varie remarquablement selon les cas, et, en conséquence, la réception même de leurs actions.

Dans une tentative de simplification, l’on pourrait indiquer quatre facteurs majeurs qui influencent particulièrement la réception des actions des instituteurs : le système scolaire, la personne de l’instituteur, la conduite de l’instituteur et l’attitude des élèves.

Ensuite, l’on utilisera la métaphore instituteur / juge constitutionnel, analysant chacun des facteurs afin de saisir certains aspects de la réception des décisions du juge constitutionnel.

 

3. Le système scolaire

Le système peut avoir une réputation excellente, bonne ou mauvaise ; il peut être basé sur la distance entre instituteur et élèves ou bien sur leur proximité, voir même sur leur quasi-parité ; il peut donner à l’instituteur un certain choix dans les sanctions du comportement irrégulier des élèves, ou au contraire être très tolérant.

Ces trois variables sont à reprendre et à analyser dans le cadre de la métaphore que l’on a proposée ; dans ce cas, le système scolaire correspond au système où l’instituteur-juge constitutionnel agit, c’est-à-dire l’ordre constitutionnel.

3.1. La réputation du système scolaire

La Constitution et les lois qui la complètent (voire qui intègrent la constitution matérielle) peuvent être perçues comme la réalisation d’un pacte fondateur incontournable, la concrétisation du droit naturel, de la raison, des valeurs suprêmes qui inspirent toute société humaine. Une telle perception est largement majoritaire dans les systèmes européens et américains, pour la simple raison qu’elle est strictement liée à la philosophie du constitutionnalisme (du moins dans la tradition libérale-démocratique).

Historiquement, la France constituait l’exception la plus importante – il s’agit ici d’une opinion tout à fait personnelle –, puisque, encore en 1981, un député pouvait affirmer (quoique d’une position d’arrière-garde) : «Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires» (Laignel, PS). Depuis, l’influence du jacobinisme, après une longue décadence, paraît avoir disparu, malgré le maintien en vigueur de l’article 6 de la Déclaration de 1789. À ce propos, l’on doit remarquer, d’un côté, que le Conseil constitutionnel n’a pas hésité à préciser que «la loi votée […] n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution» (décision n° 85-197 DC), et, de l’autre, face aux incertitudes engendrées par la première cohabitation (1986), le Président de la République Mitterrand (qui avait crié, en 1964, au «coup d’État permanent») résumait ainsi ses propos pour l’avenir : «La Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution».

Le respect que l’on doit (et que l’on rend) à la Constitution est la base de toute réception des décisions des juges constitutionnels, puisque ceux-ci tirent leur légitimité – premièrement et principalement – de la Constitution, la branche de l’arbre sur laquelle la Cour est assise (la formule, très éloquente, est du Professeur Silvestri, juge de la Cour constitutionnelle italienne).

En général, et pour ce qui intéresse spécialement cette intervention, l’on peut considérer la conscience de la valeur de la Constitution comme acquise, même si les risques de crises ne sont pas exorcisés à jamais. Par exemple, la valeur reconnue à la Constitution italienne s’est considérablement affaiblie depuis que les forces politiques qui avaient participé à sa rédaction ont été effacées par la crise des années 1992-1993 et que d’autres forces (qui ont critiqué une Constitution définie comme «soviétique» et ont contesté même l’unité de la République) ont acquis un poids considérable (jusqu’à devenir majoritaires).

3.2. La structure des rapports entre l’instituteur et les élèves (le problème du «dernier mot»)

L’alternative entre le magistère et la quasi-parité évoquée pour illustrer les rapports de l’instituteur avec les élèves se traduit, en ce qui concerne les rapports entre le juge constitutionnel et les autres pouvoirs de l’ordre juridique, dans l’alternative entre la reconnaissance ou le refus du dernier mot du juge constitutionnel, en tant que gardien suprême de la Constitution.

À ce propos, l’on peut constater une divergence, à certains égards surprenante. Une sentence vient tout de suite à l’esprit, celle que Charles Evans Hughes, futur Chief Justice de la Cour suprême des États-Unis, prononça en 1907 : «We are under a Constitution, but the Constitution is what the judges say it is». Il n’y a pas de manière plus claire et nette pour reconnaître le dernier mot au juge de dernière instance.

Cependant, si l’on se penche sur l’histoire et la doctrine (surtout la plus récente : cf., notamment, Louis Fisher) américaines, l’on s’aperçoit que le dernier mot est loin d’être acquis au profit de la Cour suprême : les rapports entre la Cour suprême fédérale et le Congrès sont de plus en plus décrits en référence au «dialogue», à la «concurrence» ou même encore à l’«affrontement».

Nul n’est prophète dans sa patrie, M. Hughes non plus : en se tournant vers l’Europe, l’idée du juge constitutionnel comme gardien suprême de la Constitution, et – en tant que tel – titulaire du dernier mot, semble avoir plus de partisans.

En effet, l’on constate que l’attribution du dernier mot au juge constitutionnel semble acquise pour les Tribunaux constitutionnels d’Allemagne et (avec quelques nuances) d’Espagne, où la reconnaissance de leur rôle d’interprète suprême de la Constitution est incontestée et incontestable, au regard du droit positif.

Le débat sur le «dernier mot» ne passionne guère les italiens (l’expression figure dans les médias, plutôt que dans les écrits scientifiques) même si, on le verra peu après, certains rapprochements avec le système allemand ne sont pas négligeables.

La situation française paraît différente, du moins pour l’instant : le contrôle a priori, trait caractéristique du système français pendant de longues années, n’a pas aidé à enraciner l’idée selon laquelle un Conseil qui, statuant dans le cadre de la procédure législative, détient le dernier mot. Et le nombre de révisions constitutionnelles, joint au refus du Conseil de contrôler la constitutionnalité d’une loi constitutionnelle, a fini par dissocier la fonction de gardien suprême de la Constitution (propre du Conseil) de la prononciation du dernier mot (qui appartient souvent au Parlement). Cela dit, l’on ne saurait plus s’attacher à l’idée d’un Conseil constitutionnel «aiguilleur» (Louis Favoreu, 1982), une idée qui est devenue démodée au fil des années et désuète avec la question prioritaire de constitutionnalité.

Or, le cas français est révélateur du fait qu’il n’est pas si utile de s’attarder sur l’attribution – possible, souhaitable ou répugnante qu’elle soit – du dernier mot, en général : la nature et la consistance du «dernier mot» changent de manière spectaculaire selon les points de vue que l’on adopte.

L’on peut déceler au moins deux perspectives fondamentales : celle qui a trait au dernier mot contingent, c’est-à-dire à l’objet spécifique de la décision du juge constitutionnel (a), et celle qui a trait au dernier mot absolu, concernant la portée des affirmations faites par le juge constitutionnel (b).

(a) Le dernier mot du juge constitutionnel à l’égard du litige ou de la question spécifique est une règle qui ne connaît presque pas d’exceptions.

Tous les systèmes prévoient que les décisions de la cour ou du tribunal constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours ; ils ont donc l’autorité de la chose jugée. Le problème, à l’évidence, ne se pose même pas aux États-Unis, où les décisions de la Cour suprême sont définitives en raison de la position de celle-ci au sein de l’ordre judiciaire.

Les exceptions sont difficiles à trouver : les seuls exemples que l’on peut mentionner sont ceux qui concernent les cas où une décision de la juridiction constitutionnelle peut être surmontée par la délibération d’un autre organe. Il s’agit de cas exceptionnels, néanmoins remarquables, qui brisent de manière significative l’autorité du juge constitutionnel. L’on peut citer l’exemple du Portugal, où la décision rendue a priori par le Tribunal constitutionnel peut être dépassée par un vote à la majorité des deux tiers des députés de l’Assemblée de la République qui participent au vote (article 279 de la Constitution)

(b) L’attribution au juge constitutionnel du dernier mot absolu évoque des questions de toute autre nature, qui imposent un certain nombre de précisions.

I. Un premier élément à considérer est l’existence ou non de normes ou principes qui priment sur toute manifestation du pouvoir autre que le pouvoir constituant originaire : c’est ce que les Français appellent la théorie de la supraconstitutionnalité. En Allemagne (article 79, paragraphe 3, du Grundgesetz) et en Italie (décision n° 1146 de 1988), la révision constitutionnelle n’est pas l’expression d’un pouvoir illimité. En France, par sa décision n° 2003-469 DC, qui a exclu tout contrôle des lois constitutionnelles, le Conseil constitutionnel a apparemment dit son dernier mot (pour le moment). En ce qui concerne les États-Unis, la décision de principe Myers v. Anderson (1915), qui a exclu la compétence de la Cour à contrôler les amendements à la Constitution, n’a pas été démentie, jusqu’à présent ; les décisions où la Cour s’est livrée à une ébauche d’examen des amendements ont toujours abouti au constat de la compatibilité entre un amendement et le système constitutionnel en général. Enfin, le Tribunal constitutionnel espagnol a exclu, dès la décision n° 122/1983, sa compétence à contrôler le contenu d’une réforme constitutionnelle, refusant ainsi la validité en Espagne de la théorie de la supraconstitutionnalité.

Or, dans les systèmes où la supraconstitutionnalité est reconnue, le juge constitutionnel, en tant que gardien de la Constitution (et de ses principes suprêmes), aura effectivement le «dernier mot» : si l’enjeu concerne le «noyau dur» de la Constitution, le pouvoir constituant dérivé devra s’incliner face au pouvoir constituant originaire (ceci vaut, bien évidemment, sur le plan de la théorie juridique ; dans la pratique, quelques problèmes bien peuvent se poser …).

Par contre, dans les systèmes où la supraconstitutionnalité n’est pas reconnue, le juge constitutionnel n’aura jamais le «dernier mot», puisque le pouvoir constituant dérivé est à tout moment en mesure d’éluder n’importe quel de ses principes.

Dans la pratique, les cas où le législateur constitutionnel est intervenu pour surmonter une décision de la juridiction constitutionnelle sont très nombreux. Ceux que le Doyen Vedel a appelés, en se référant à l’Ancien régime, les «lits de justice» sont présents, en effet, dans toutes les expériences.

En Espagne, la révision du 1er août 1992, jusqu’à présent la seule révision de la Constitution de 1978, a été justement adoptée pour faire face à la déclaration n° 1 de 1992, par laquelle le Tribunal constitutionnel avait constaté l’incompatibilité avec la Constitution de l’attribution aux citoyens de l’Union européenne du droit à être élus dirigeants des collectivités locales.

En France, plusieurs révisions ont été adoptées à la suite d’une déclaration d’incompatibilité entre la Constitution et le traité international à ratifier. Mais, à proprement parler, les véritables «lits de justice» sont ceux par lesquels le pouvoir constituant dérivé introduit dans la Constitution des dispositions qui étaient auparavant contenues au sein d’une loi ordinaire, mais ont été déclarées inconstitutionnelles. Le cas le plus intéressant à ce propos est celui de la révision du 25 novembre 1993 sur le droit d’asile, visant à surmonter une décision du Conseil du mois d’août. La révision du 8 juillet 1999 est aussi à mentionner, puisqu’elle a permis de dégager la voie aux quotas par sexe dans les listes électorales, censurées par le Conseil dans une décision de décembre 1982. Enfin, l’attribution aux collectivités locales d’un pouvoir expérimental de dérogation aux dispositions législatives, qui avait été exclue par le Conseil constitutionnel dans une décision du janvier 2002, a été rendue possible grâce à la révision du 28 mars 2003.

De telles révisions peuvent même être mentionnées en Allemagne : le cas le plus récent est celui de la révision du 27 juillet 2010, qui a introduit un article 91e de la Loi fondamentale, afin de dépasser une décision du Tribunal constitutionnel qui avait jugé contraire à la Constitution l’obligation faite par la loi aux communes de gérer en coopération avec la Fédération certains services sociaux pour les personnes à la recherche d’emploi.

En Italie aussi le législateur constitutionnel a parfois pris soin de modifier la Constitution afin de vaincre des décisions de la Cour constitutionnelle. La réforme du 18 octobre 2001 et celle du 30 mai 2003 ont introduit des dispositions visant a surmonter une décision de la Cour de 1995, par laquelle les quotas par sexe dans les listes électorales avaient été déclarés inconstitutionnels. De même, la réforme du 23 novembre 1999 a constitutionnalisé certains principes de la procédure pénale, dans le but de réagir à une jurisprudence constitutionnelle (et notamment à la décision n° 361 de 1998) qui avait été critiquée parce que n’offrant pas assez de garanties.

L’histoire des États-Unis est encore plus riche à cet égard, puisque plusieurs amendements à la Constitution fédérale s’inscrivent, en réalité, comme des réponses à des décisions de la Cour suprême. Le XIe, de 1795, fut adopté pour réagir à la première grande décision de la Cour, la Chisolm v. Georgia, de 1793, dans laquelle la Cour avait rejeté l’argument de la Géorgie selon lequel la Cour n’avait pas de compétence à juger un litige dont une partie était un État membre de la Fédération. Les XIIIe et XIVe, de 1865 et de 1868, en abolissant l’esclavage et en reconnaissant comme citoyens tous ceux qui sont nés sur le territoire américain ou qui ont été naturalisés, sont, évidemment, une conséquence de la fin de la guerre civile, mais il sont aussi un désaveu de la décision Dred Scott v. Sandford, de 1857. Le XVIe, de 1913, sur la perception au niveau fédéral des impôts sur les revenus, contredit la décision Pollock v. FarmersLoan and Trust Co., de 1895. Enfin, le XXVIe amendement, de 1971, sur l’interdiction faite aux États membres de restreindre le droit de vote, a été adopté pour surmonter la décision Oregon v. Mitchell, de 1970. Au total, cinq amendements sur les dix-sept qui ont suivi les dix premiers (constituant le Bill of Rights) – et donc presque un tiers du total – illustrent une contestation de la jurisprudence de la Cour suprême.

II. Un autre aspect à analyser est celui de l’attribution d’une force normative aux décisions des juges constitutionnels. Il ne s’agit pas là d’un axiome.

Il convient tout d’abord de laisser de côté le cas des États-Unis : le système de common law se fonde, en effet, sur l’attribution d’une valeur normative au précédent, et partant ce qui est une prémisse aux États-Unis, doit être acquis dans les autres systèmes.

Dans les systèmes européens, la force normative des décisions des juges constitutionnels est une exception aux principes régissant le pouvoir judiciaire. En général, dans tous les systèmes, une force normative leur est reconnue, mais les solutions qui permettent d’y parvenir sont loin d’être uniformes. La différence fondamentale concerne le contenu de la décision, et notamment l’alternative entre la déclaration d’inconstitutionnalité et le rejet du recours ou de la question. Par ailleurs, d’autres aspects seront à prendre en considération.

II.A. La force normative d’une décision d’inconstitutionnalité résulte des conséquences qu’elle implique dans l’ordre juridique : peu importe qu’elle déclare la nullité (Allemagne, Espagne) ou qu’elle annule (Italie) la disposition ou l’acte objet de son contrôle.

À proprement parler, l’on ne saurait étendre cette qualification aux décisions d’inconstitutionnalité prononcées dans le cadre du contentieux a priori, puisque dans ce cas aucun acte n’est en vigueur, et donc l’ordre juridique n’étant donc pas modifié : les décisions d’inconstitutionnalité du Conseil constitutionnel français rendues sur la base de l’article 61 de la Constitution n’ont pas, en elles-mêmes, les mêmes effets d’un acte normatif, mais l’on peut accepter l’assimilation aux autres décisions d’inconstitutionnalité du moment qu’elle opèrent comme si elles les avaient ; du reste, l’intervention du Conseil empêche qu’un changement – autrement inévitable – de l’ordre juridique se produise.

II.B. Un cas particulier est celui des déclarations d’incompatibilité, très utilisées par le Tribunal constitutionnel allemand, sur la base desquelles les dispositions sont déclarées contraires à la Constitution, mais dont les effets sont provisoirement entérinés, dans l’attente d’une nouvelle intervention du législateur qui devrait corriger la situation inconstitutionnelle (la modulation dans le temps des effets de l’inconstitutionnalité, qui est propre aussi au système autrichien et qui a été adoptée, quoique de façon moins structurée, en Italie et en Espagne, et a récemment fait son apparition dans le système français aussi, avec l’introduction d’un contrôle a posteriori).

Ce genre de déclaration implique des effets obligatoires, mais – contrairement à ce que l’on peut constater pour les décisions d’inconstitutionnalité simple – implique en même temps l’activité du législateur ; dès lors, le problème majeur consiste à vérifier les remèdes dont dispose le juge constitutionnel pour pallier l’omission législative.

II.C. Les décisions qui ne déclarent pas la nullité d’une norme ou bien qui ne prononcent pas son annulation ou, encore, qui se sont pas un obstacle à son entrée en vigueur ont un statut différent selon les pays.

En Allemagne, la force normative caractérise n’importe quelle décision du Tribunal constitutionnel.

Il en va de même en France, où les décisions de rejet confèrent aux dispositions objet du contrôle un «brevet de constitutionnalité», et ont, de ce fait, comme effet de conditionner les sujets qui pourraient par la suite contester leur constitutionnalité (notamment après l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité).

En Espagne, aucun brevet de constitutionnalité n’est délivré avec les décisions de rejet ; la question de constitutionnalité peut donc à nouveau se proposer ; la seule limite consiste dans l’impossibilité de contester une seconde fois une disposition dans le cadre du contrôle par le biais d’un recours au principal (mais la duplication ou même la multiplication des questions peut bien se produire par le biais de l’exception d’inconstitutionnalité).

Le droit italien est encore moins généreux, du moment que, d’une part, les décisions de rejet n’ont pas comme effet de donner aux dispositions soumises au contrôle un chrisme de la constitutionnalité et, d’autre part, une disposition ayant fait l’objet d’un tel contrôle de la Cour (dans l’exercice de n’importe quelle compétence) qui est abouti à un rejet peut, à tout moment et selon toute forme prévue par le système, faire l’objet d’une nouvelle saisine.

II.D. Une fois la force normative conférée, il est alors nécessaire de préciser la position des décisions du juge constitutionnel dans la hiérarchie des normes. En général, l’on a la tendance à attribuer à la décision le même rang que l’acte qui est annulé ou qui est déclaré nul. Cette solution permet(trait), en principe, au législateur d’adopter à nouveau les dispositions déclarées inconstitutionnelles, sans pour autant porter atteinte à l’autorité de la chose jugée ne soit portée. L’atteinte à la chose jugée se produit uniquement dans l’hypothèse de ce que l’on peut qualifier de validation de la disposition déclarée inconstitutionnelle ; l’adoption de la même disposition pour le futur n’est, toutefois, pas une validation, et donc n’engendre pas de problème (du moins sur le plan théorique) en ce qui concerne les rapports entre juge constitutionnel et législateur (sur ce point l’on aura l’occasion de revenir).

Or, si une telle solution implique un «abaissement» de l’autorité des décisions, il est aussi vrai qu’une solution différente n’a pas moins d’inconvénients : l’attribution aux décisions d’un rang plus élevé (par exemple, le rang d’une loi constitutionnelle) assurerait pour le futur le respect de la chose jugée, mais le prix serait celui d’une «pétrification» du droit positif, puisque aucun pouvoir constitué, à l’exception du pouvoir constituant dérivé, n’aurait la possibilité de surmonter une telle décision qui, par exemple, pourrait se révéler inappropriée ou pourrait être dépassée. Il n’est donc pas surprenant que la reconnaissance d’une force constitutionnelle aux décisions du juge constitutionnel reste une exception dans le droit comparé. Un des exemples les plus significatifs est celui des décisions de la Cour constitutionnelle colombienne : l’art. 243, alinéa Ier, de la Constitution de 1991, prévoit que «los fallos que la Corte dicte en ejercicio del control jurisdiccional hacen tránsito a cosa juzgada constitucional».

II.E. Un autre élément qui doit être pris en considération est l’étendue de la force obligatoire reconnue aux décisions des juges constitutionnels. La question est notamment relative à la possibilité ou non d’étendre aux motifs (ou à une partie des motifs) la force qui est conférée au dispositif.

En Allemagne, la force obligatoire des décisions (de toutes les décisions) s’étend aux motifs qui en sont le fondement (les tragenden Entscheidungsgründen dont l’on parle dès la décision du 23 octobre 1951, 2 BvG 1/51).

Pareillement, en France, le Conseil constitutionnel, dans une décision de 1962 (n° 62-18 L), a précisé que «l’autorité de [ses] décisions […] s’attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même».

En Espagne les motifs qui fondent la décision s’imposent aux pouvoirs publics (article 87 de la Loi organique sur le Tribunal constitutionnel), mais par le biais de l’attribution au Tribunal constitutionnel du rôle d’interprète suprême de la Constitution (cf. infra).

Un modèle tout à fait différent est celui qui a été adopté en Italie, où les motifs n’ont jamais d’effet obligatoire, même dans le cas de décisions interprétatives où les motifs qui fondent le rejet ne lient que le juge qui a soulevé la question.

III. Un aspect strictement lié à la force (normative voire obligatoire) des décisions des juges constitutionnels concerne les obligations qui en découlent pour les pouvoirs publics. Ce point pourrait sembler comme étant résolu après avoir traité la question de la force obligatoire des décisions ; en réalité, des précisions non négligeables doivent être apportées.

Dans le système français, l’article 62, alinéa 3, de la Constitution affirme que les décisions «s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles» : il s’agit d’une disposition fondamentales qui permet de fonder l’autorité (des décisions) du Conseil constitutionnel, surtout si l’on fait référence aux débuts de l’institution et à la méfiance vis-à-vis de celle-ci manifestée par plusieurs acteurs politiques (et juridictionnels).

Cependant, c’est dans le système allemand qu’une telle disposition (l’article 31 de la Loi sur le Tribunal constitutionnel) a eu les conséquences les plus intéressantes. Le Tribunal allemand est, en effet, perçu comme l’interprète authentique de la Constitution ; de ce fait, les autres pouvoirs constitués s’inclinent à son magistère, tant en ce qui concerne la décision concrète qu’il adopte que pour l’interprétation des dispositions constitutionnelles qu’il dégage : vue la position privilégiée qui est la sienne, le Tribunal constitutionnel s’est attribué la possibilité d’édicter des régimes transitoires lors des décisions d’incompatibilité qui imposent au législateur d’adopter une nouvelle réglementation (même si la doctrine a émis quelques critiques sur ce point) ; de même, le Tribunal s’est attribué la possibilité de formuler (au sein de décisions qui ne déclarent pas la nullité d’une disposition) des invitations, des avertissements voire même des ordres au législateur, afin d’assurer la cohérence du droit positif avec la Constitution.

En outre, dans le cadre de décisions qui constatent l’inconstitutionnalité d’une disposition de loi, lorsque une intervention du législateur s’avère nécessaire, le Tribunal (depuis sa décision du 14 janvier 1981, sur la pollution sonore produite des avions) a déduit, de l’article 20, alinéa 3, de la Loi fondamentale («Le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel, les pouvoirs exécutif et judiciaire sont liés par la loi et le droit») une véritable obligation de réforme (Nachbesserungspflicht), qui est très significative sur la plan de la théorie, même si dans la pratique l’on a du mal à sanctionner son non-respect de la part du législateur.

Le système espagnol partage, avec le système allemand, l’attribution au Tribunal constitutionnel du rôle d’interprète suprême de la Constitution, un rôle qui se traduit, vis-à-vis du législateur, comme posant l’interdiction de toute validation des dispositions déclarées inconstitutionnelles et (surtout), vis-à-vis des juges, comme l’obligation de respecter la doctrina constitucional du Tribunal. À cet égard, l’article 40, alinéa 2, de la Loi organique sur le Tribunal constitutionnel précise que «la jurisprudence des tribunaux relative aux lois, aux dispositions, aux actes ayant fait l’objet du contrôle de la part du Tribunal constitutionnel devra être tenue pour corrigée par la doctrine dérivée des arrêts et des décisions qui trancheront les procès constitutionnels» ; de manière encore plus claire, l’article 5, alinéa Ier, de la Loi organique sur le pouvoir judiciaire établit que «la Constitution est la norme suprême su système juridique et lie tous les Juges et Tribunaux, qui interprèteront et appliqueront les Lois et les Règlements selon les préceptes et les principes constitutionnels, conformément à l’interprétation de ceux-ci telle que découlant des décisions rendues par le Tribunal constitutionnel dans toute sorte de procès».

Ce que l’on peut constater à propos des systèmes espagnol et allemand confirme que la définition de M. Hughes précitée peut bien y être appliquée, notamment pour ce qui est de la détermination du sens des dispositions constitutionnelles.

En Allemagne, la théorie de la supraconstitutionnalité renforce ultérieurement le rôle du Tribunal, en le rapprochant en quelque sorte à un véritable «oracle constitutionnel» : l’expression est certainement exagérée, mais elle paraît assez évocatrice du respect qui entoure le Tribunal constitutionnel, un respect qui demeure tel malgré les critiques de la doctrine et de la classe politique vis-à-vis de telle ou telle décision.

La comparaison entre l’Allemagne et les États-Unis fait émerger un paradoxe. Dans le système américain, que les comparatistes citent souvent comme celui où la justice constitutionnelle s’est développée au degré maximal, en raison aussi de l’enracinement de la Constitution, la Cour suprême n’est pas (et n’a jamais été) un «oracle constitutionnel» : sa mission de garant de la Constitution a toujours été conciliée avec le principe de la séparation des pouvoirs, qui implique – aux États-Unis – l’impossibilité pour un pouvoir de primer sur les autres. De ce fait, les exemples de concurrence entre Cour suprême et Congrès (et Président) sont nombreux (tout au long de l’histoire des États-Unis, jusqu’à présent), puisqu’aucun organe n’accepte de reconnaître à un autre la mission exclusive de gardien de la Constitution. Il est vrai que parfois dans l’histoire américaine une décision de la Cour suprême a permis de sortir d’une impasse (l’on peut faire référence en particulier à la décision sur les privilèges de l’exécutif, United States v. Nixon, de 1974, ou bien à la décision sur les élections présidentielles de 2000, Bush v. Gore); mais dans ces cas, son intervention n’a pas tant été considérée comme l’intervention du suprême arbitre, cas l’on doit souligner que son autorité a pesé comme permettant d’attribuer des atouts supplémentaires et décisifs à l’une des parties en conflit.

3.3. Le pouvoir de sanction de l’instituteur

L’utilisation de la métaphore avec le système scolaire permet de se pencher sur un aspect important que l’on a indiqué : la possibilité pour l’instituteur de sanctionner les comportements irréguliers des élèves. Le sujet est cependant très délicat lorsqu’il s’agit d’analyser les systèmes de justice constitutionnelle.

Un juge du Tribunal fédéral allemand a écrit : «le seul organe existant qui puisse donner exécution à la décision du tribunal est son autorité morale, la conscience des intéressés et, en dernière analyse, le respect que le peuple a pour le droit […]. C’est principalement cette limitation qui rend moins discutable le fait de laisser à un tribunal la mission de décider sur des questions juridiques strictement liées à la politique interne et internationale» (Hans Georg Rupp, 1960).

De manière plus synthétique et, peut-être, encore plus efficace, le Président Andrew Jackson, en 1832, à propos d’un arrêt très contesté de la Cour suprême, affirma : «Well, John Marshall has made his decision, now let him enforce it». D’ailleurs, déjà Alexander Hamilton avait remarqué que «le Judiciaire […] n’a influence ni sur l’épée, ni sur la bourse ; il ne dirige ni la force, ni la richesse de la société ; et il ne peut prendre aucune résolution active» (Federalist Papers, n° 78).

Ces trois citations nous permettent-elles de dégager un régime commun de l’exécution des décisions des juges constitutionnels ? Et, si la réponse est affirmative, s’agit-t-il d’un régime fondé sur leur impossibilité de gérer la phase successive au moment où la décision a été rendue ?

À la première question, l’on ne saurait donner une réponse nette. Un point commun consiste sans doute dans l’absence, pour les cours suprêmes et/ou constitutionnelles, d’un appareil répressif propre : les cours ne sont pas dotées de leur police (sauf, parfois, à l’intérieur de leur siège), ce qui implique la nécessité de confier le respect de leurs décisions à d’autres autorités, notamment à celles qui relèvent du pouvoir exécutif.

Cette limitation n’est pas des moindres : dans ce qui peut paraître un excès de cynisme (voire même un exercice iconoclaste), une partie de la doctrine (Fisher, 2001) a même pu affirmer que la célèbre décision Marbury v. Madison trouve son origine non dans une certaine conception de la Constitution mais dans la crainte de se voir confrontés au le refus probable de l’administration Jefferson d’exécuter une décision favorable à l’aspirant juge de paix Marbury.

Or, s’il est vrai que les cours sont toutes dépourvues d’un appareil policier, il n’est pas pour autant vrai qu’elles sont toutes dépourvues de moyens pour faire respecter leurs décisions.

Il est tout d’abord nécessaire de distinguer les systèmes dans lesquels les cours ont le pouvoir d’éliminer les dispositions ou actes inconstitutionnels et ceux dans lesquels les déclarations d’inconstitutionnalité n’ont pas de tels effets, en engendrant uniquement l’obligation de ne plus appliquer la disposition ou l’acte déclaré inconstitutionnel.

Lorsque la décision de la Cour a un effet erga omnes, l’élimination de la disposition ou de l’acte n’a pas besoin d’une procédure visant à exécuter la décision, puisque la décision s’impose simplement grâce à sa publication sur le journal officiel. Il en résulte que, dans le système américain, les déclarations d’inconstitutionnalité engendrent des difficultés qui ne sont pas connues dans les systèmes européens.

Les problèmes qui caractérisent le système américain se manifestent en Europe lorsque les décisions requièrent une exécution, soit parce qu’elles tranchent un litige et donc les parties doivent se soumettre, soit parce qu’elles impliquent l’action du législateur (surtout, les décisions d’incompatibilité) ou l’action ou l’omission de l’administration ou des juges (par exemple, certaines décisions de rejet, les décisions interprétatives, etc.) : par exemple, lorsque le Tribunal constitutionnel allemand adopte une décision d’incompatibilité, les effets de celle-ci dépendent du législateur, qui doit se conformer – sur la base de son devoir de réforme – en adoptant une nouvelle réglementation, mais ses effets dépendent aussi de l’administration, qui doit provisoirement ne pas appliquer les dispositions déclarées incompatibles avec la Loi fondamentale, et des juges, qui doivent omettre toute application et qui ont l’obligation de suspendre les procès en cours jusqu’à la réforme législative.

Lorsque la décision ne s’impose pas à elle seule, nombreuses sont les juridictions constitutionnelles qui sont obligées de faire confiance aux organes et fonctionnaires externes : à cet égard, l’on peut mentionner, parmi beaucoup d’autres, la Cour suprême des États-Unis, la Cour constitutionnelle italienne et le Conseil constitutionnel français.

Dans certains systèmes, l’on a cherché à résoudre le problème, en adoptant une réglementation spécifique à l’exécution des décisions du juge constitutionnel.

L’exemple le plus intéressant est, sans doute, celui du Tribunal constitutionnel allemand.

Sous l’empire de la Constitution de Weimar, l’exécution des décisions de la Haute Cour constitutionnelle était confiée au Président de la République. Dans le système actuel, l’article 35 de la Loi sur le Tribunal constitutionnel a renforcé considérablement l’autonomie du Tribunal, en prévoyant, d’une part, qu’il puisse indiquer, au sein de sa décision, l’autorité qui exécutera cette décision et, d’autre part, qu’il puisse aussi spécifier, dans des cas particuliers, quels en sont les modes d’exécution.

Dans une décision du 21 mars 1957 (BVerfGE 6, 300), le pouvoir ainsi attribué a été interprété d’une manière extensive, c’est-à-dire comme incluant toutes les mesures «qui sont nécessaires pour mettre en place une situation de fait telle qu’elle est nécessaire pour la réalisation du droit tel qu’il a été interprété par le Tribunal constitutionnel fédéral»; et parmi ces mesures, figurent celles «qui permet[ent] d’aboutir de la manière la plus adéquate, rapide, utile, simple et efficace au résultat qui s’impose».

Concrètement, la mise en œuvre de l’exécution s’est traduite par l’adoption de dispositions transitoires. Le recours au choix de l’organe chargé de l’exécution d’une décision a été très rare ; vraisemblablement, cela s’explique en raison du respect qui entoure le Tribunal et ses décisions ; il est toutefois à noter que, si la situation changeait, le Tribunal disposerait d’instruments supplémentaires à jouer pour s’imposer face à des pouvoirs constitués désobéissants.

L’exemple allemand a inspiré les rédacteurs de la Loi organique sur le Tribunal constitutionnel espagnol, dont l’article 92, alinéa Ier, accorde au Tribunal le pouvoir d’établir, dans sa décision ou dans des actes successifs, à qui reviendra l’obligation de l’exécution.

Le Tribunal est aussi compétent pour trancher les incidents d’exécution. Cette dernière compétence a été exercée – quoique de façon assez limitée – afin de préciser les modalités par lesquelles la décision devait être exécutée, surtout lors de la résolution de conflits constitutionnels ou de recours d’amparo. Même en Espagne, donc, le Tribunal constitutionnel, bien que dépourvu d’un pouvoir d’exécution directe, dispose de moyens non négligeables pour influencer la phase de l’exécution de ses propres décisions, ce qui permet d’en assurer le respect, surtout dans les cas les plus controversés.

 

4. La personne de l’instituteur

L’instituteur a une vie privée et un passé qui peuvent être à l’origine de la contestation de son autorité. En outre, les décisions et les procédures par lesquelles l’instituteur est affecté à une classe peuvent susciter la méfiance des élèves (ou des parents). La personne de l’instituteur peut être assimilée à l’ensemble des membres de la juridiction constitutionnelle et à la personne de chacun des membres.

4.1. Le passé et la vie privée de l’instituteur

L’autorité de la juridiction constitutionnelle peut être affaiblie en raison du passé (a) de l’organe ou (b) de ses membres

(a) La référence au passé de l’organe est essentiellement liée à sa jurisprudence : une cour dont la jurisprudence s’est révélée inadéquate peut devoir constater la perte ou la réduction de sa capacité d’influencer les autres acteurs institutionnels. Les exemples sont très nombreux, si bien que l’on aurait du mal à indiquer une juridiction constitutionnelle qui n’a pas été confrontée à une crise (plus ou moins importante) de légitimité.

Parmi les nombreux exemples, deux peuvent être mentionnés comme particulièrement intéressants.

Le premier est celui du Conseil constitutionnel français dans les premières années de son activité. Le tournant jurisprudentiel de 1971, avec la décision du 16 juillet sur la liberté d’association (n° 71-44 DC), a été décisif pour la vie même de l’institution, qui a montré son indépendance après une décennie de tutelle présidentielle. Une tutelle que même le Président Palewsky a admis, dans une interview de 1987 (J. Boudant), en plaidant coupable devant l’accusation faite ou Conseil d’être le béni oui-oui du Général de Gaulle : la pratique et en particulier certaines décisions (l’on rappellera, notamment, celle sur le référendum de 1962 ou même l’avis de l’année précédente sur l’exercice des pouvoirs de crise par le Président en application de l’article 16 de la Constitution) avaient considérablement contribué à affaiblir considérablement l’autorité du Conseil (surtout pendant la Présidence de Léon Noël).

L’évolution du Conseil constitutionnel vers son statut actuel a donc commencé par un manque de confiance et d’autorité que seules de grandes décisions ont pu combler ; et ce manque de confiance, du moins au début, doit avoir eu des conséquences non négligeables même sur l’impact des décisions.

Le second exemple est peut-être celui qui est le plus cité par les comparatistes. Il s’agit du conflit qui a opposé la Cour suprême américaine et le Président Roosevelt lors de son premier mandat. Le New Deal du Président, c’est-à-dire l’ensemble des mesures interventionnistes dans l’économie et dans la société adoptées afin de faire face aux effets de la crise de 1929, a été confronté à la forte opposition de la part de la Cour suprême, dont la jurisprudence était inspirée du principe du laissez-faire. Le Président, au sommet de sa popularité, avait même pensé à proposer des amendements visant à surmonter la jurisprudence de la Cour suprême ; mais, après avoir constaté la difficulté pour les adopter (la procédure requise étant longue et difficile et le résultat étant loin d’être acquis), celui-ci avait choisi l’alternative du changement de la composition de la Cour suprême, afin de bouleverser ses équilibres et assurer ainsi son homologation à la politique présidentielle (le célèbre Court-Packing Plan). La menace a été évidemment efficace, puisque la Cour suprême, dans l’espace de quelques mois, a changé sa jurisprudence en éliminant ainsi les raisons du conflit.

Or, le conflit entre la Cour suprême et le Président Roosevelt pourrait apparaître un enchainement de rébellions politiques à la décision judiciaire : sous cet angle, l’exemple pourrait prêter à confusion, le conflit n’étant pas fondé sur le passé, mais sur le présent. On ne peut cependant pas nier le bien-fondé de cette objection sur le plan formel ; il semble en effet plus correct de souligner que le conflit déclenchait de chaque décision (et était donc fondé sur le présent), l’objet des critiques politiques n’était pas la décision en tant que telle, mais plutôt l’orientation générale dont la décision était la manifestation ; de ce fait, le Président Roosevelt et les Démocrates contestaient moins la décision que la jurisprudence de la Cour suprême, et donc les orientations que celle-ci avait élaborées au fil des précédentes décennies. C’était donc le passé de la Cour qui était à l’origine de la de rébellion.

(b) L’autorité des décisions de la juridiction constitutionnelle peut être mise à mal même par l’action de ses membres.

Il est clair que certains actes ou certaines déclarations des membres d’une cour peuvent porter atteinte à son indépendance ou à son autorité. Là aussi les exemples sont nombreux, mais il est inutile et certainement indélicat d’en fournir quelques-uns.

Quelques mots doivent plutôt être consacrés sur l’influence sur la Cour même du passé de ses membres et de leur vie en dehors de celle-ci.

Dans certains pays, le droit positif tend à exclure que les juges de la cour ou du tribunal constitutionnel puissent être soumis au régime général de l’abstention ou de la récusation : le cas italien est emblématique car l’article 29 des Normes complémentaires relatives au procès devant la Cour constitutionnelle exclut toute possibilité d’abstention ou de récusation (il en résulte que leur application n’est possible que lors des éventuels procès pénaux devant la Cour, c’est-à-dire ceux dans lesquels le Président de la République est poursuit pour haute trahison ou attentat à la Constitution).

Dans l’ensemble des systèmes, toutefois, le régime juridique de l’abstention et de la récusation n’est pas laissée uniquement à la discrétion d’un juge, mais est souvent le même que celui des juges ordinaires (c’est le cas des États-Unis, bien évidemment, mais aussi de l’Espagne, où l’article 80 de la Loi organique sur le Tribunal constitutionnel fait renvoi, à ce sujet, à la Loi organique sur le pouvoir judiciaire); par contre, certains pays ont opté pour une règlementation spécifique (cf. les articles 18 et 19 de la Loi sur le Tribunal constitutionnel allemand). Le sujet est d’actualité en France, puisqu’à la suite de l’entrée en vigueur de la réforme introduisant la question prioritaire de constitutionnalité, la récusation est devenue envisageable, en faisant référence à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ; les premières instances en ce sens datent de la fin du mois de mai 2011.

Or, la question de l’abstention et (surtout) de la récusation est très importante afin d’éviter qu’une décision ne soit perçue comme le produit d’intérêts inconfessables ; de ce fait, la possibilité d’empêcher un juge de participer au vote peut assurer une meilleure réception de la décision, qui se présente comme étant autant objective que possible.

Cela dit, on doit aussi remarquer que l’abus de la récusation ou un rejet critiquable d’une instance de récusation peuvent entrainer des soupçons sur la réelle objectivité d’une décision. Partant, les normes concernant l’abstention et la récusation doivent être appliquées avec une très grande prudence, afin d’éviter que ses avantages théoriques ne se traduisent en un affaiblissement concret de l’autorité de la décision : à cet égard, on peut mentionner, par exemple, la procédure relative à la décision du Tribunal constitutionnel espagnol sur le Statut de la Catalogne (STC 31/2010), où la récusation du Juge Pérez Tremps a suscité de nombreuses critiques qui ont contribué à alimenter une lecture «politique» de la décision.

4.2. L’investiture de l’instituteur (renvoi)

Les modalités par lesquelles l’instituteur est assigné à une classe évoquent, à l’évidence, les modes de composition des juridictions constitutionnelles.

On touche, à cet égard, un thème central du débat sur la légitimité du juge constitutionnel. D’ailleurs, l’importance du sujet est proportionnée au nombre de questions qui se posent lorsque l’on s’interroge sur la validité des modes de désignation choisis et sur l’efficacité de ceux-ci afin de garantir l’indépendance et l’autorité des juridictions constitutionnelles.

On ne peut traiter ce sujet en quelques mots, on renvoie donc à d’autres études qui se sent penchées sur la question. On se contentera seulement d’évoquer les rapports entre la composition de la Cour et la légitimité du juge constitutionnel en ce qu’ils sont fondamentaux en ce qui concerne la réception des décisions, plus l’ensemble des membres sera perçu comme indépendant et qualifié, plus la décision en sortira renforcée.

On se contentera de rappeler que, parmi les systèmes objets de notre étude, hormis les États-Unis, qui ont un modèle tout à fait particulier, le cas le plus délicat est, semble-t-il, celui du Conseil constitutionnel français, notamment pour la présence des anciens Présidents de la République comme membres de droit (à ce propos même le Comité Balladur, lors de la réforme constitutionnelle de 2008, avait soulevé des réserves), mais aussi pour l’absence d’exigence de connaissances juridiques pour accéder à la qualité de membres de l’institution et, enfin, pour l’empreinte très marquée du bloc majoritaire lors du processus de nomination.

 

5. La conduite de l’instituteur

La réception des enseignements de l’instituteur dépend, en grande partie, du contenu du message et des modalités par lesquelles celui-ci est communiqué. En particulier, parmi les variables les plus significatives de la réception on peut citer : l’exactitude de l’enseignement (le message de l’instituteur n’est pas forcement parfait, puisqu’il peut contenir des erreurs qui peuvent avoir des répercussions négatives sur la réception de la part des élèves) ; la faisabilité de ce que l’instituteur demande aux élèves (les élèves se conforment aux préceptes de l’instituteur autant qu’ils le peuvent et ne peuvent s’y conformer lorsque les sacrifices requis deviennent excessifs) ; le précepte doit être clair (pour que les élèves s’y conforment, il est nécessaire qu’ils aient connaissance de ce à quoi ils doivent se conformer) ; le message de l’instituteur doit être communiqué de manière efficace (afin qu’il ne soit pas altéré).

Les variables de la réception des enseignements de l’instituteur peuvent être aisément proposées pour les décisions du juge constitutionnel.

5.1. Les erreurs

Les juges constitutionnels sont des êtres humains : ils ne sont donc pas à l’abri de l’erreur. À cet égard, l’opinion concurrente du Juge Jackson dans la décision Brown v. Allen, de 1953, est des plus illustrative : «We are not final because we are infallible, but we are infallible only because we are final».

Il serait absurde de nier l’absence de mauvaises décisions dans toutes les jurisprudences constitutionnelles.

En Italie, par exemple, la Cour constitutionnelle, dans la décision n° 64 de 1961, a exclu l’inconstitutionnalité de la disposition du Code pénal qui sanctionnait uniquement l’adultère de la femme (et non pas de son mari) ; il s’agit d’une méconnaissance flagrante du principe d’égalité constituant évidemment une très grave erreur. Sept ans plus tard, la Cour même l’a admis, quoique de façon anodine (et notamment en se référant à une évolution intervenue dans la société), lors de sa décision n° 126 de 1968, qui a déclaré l’inconstitutionnalité de cette disposition.

Aux États-Unis, l’on rappelle souvent la jurisprudence relative à la condition des citoyens d’origine japonaise au cours de la Seconde Guerre mondiale, à propos de laquelle le Juge Warren, en 1962, eut l’occasion de reconnaître l’erreur, en affirmant que «the fact that the Court rules in a case like Hirabayashi that a given program is constitutional, does not necessarily answer the question whether, in a broader sense, it actually is».

C’est encore aux États-Unis que l’on repère l’erreur la plus grave du point de vue juridique, mais aussi sans doute la plus connue, surtout en ce qui concerne ses conséquences : l’on fait référence, bien sûr, à la décision Dred Scott v. Sandford, de 1857, qui a entériné l’esclavage quelques années avant le déclenchement de la guerre civile.

Le risque de faillibilité du juge constitutionnel anime toujours les débats concernant la jurisprudence constitutionnelle, car c’est souvent lors de la contestation d’une décision perçue comme étant erronée d’où les tentatives pour l’écarter. Les États-Unis offrent, à nouveau, un exemple emblématique : en novembre 1956, la Constitution de l’Arkansas fut amendée afin de s’opposer «par toute voie constitutionnelle aux décisions inconstitutionnelles sur la déségrégation des 17 mai 1954 et 31 mai 1955 rendues par la Cour suprême des États-Unis».

Cet exemple montre combien l’erreur peut devenir à tout moment un argument contre le respect d’une décision ; en fait – il faut bien le reconnaître – la grande partie des erreurs n’est pas à chercher dans les décisions, mais plutôt dans ses critiques et en particulier dans celles qui sont formulées pour des fins politiques.

5.2. La faisabilité de ce que l’on commande

La décision du juge constitutionnel doit se confronter avec la société où elle va s’appliquer.

Certes, les argumentations juridiques doivent primer sur toute autre considération pour un juge constitutionnel ; cependant, pour qu’une décision soit respectée, elle ne doit pas non plus trop s’éloigner des usages de ses destinataires.

Partant, force est de constater que les juges des juridictions constitutionnelles ne sont pas (et ne peuvent pas être) enfermés dans une «tour d’ivoire» : la juridiction constitutionnelle doit s’exercer en tenant compte des effets que ses propres décisions produisent, tant au sein des institutions qu’à l’égard de l’opinion publique et de la vie quotidienne. Autrement dit, le juge constitutionnel doit savoir élaborer une politique jurisprudentielle qui soit, à la fois, cohérente avec la mission conférée par la Constitution et susceptible d’être acceptée sans difficulté excessive par le système politique et par la société tels qu’ils sont. À ce propos, les exemples sont difficiles à détecter, mais l’on ne saurait déduire de cette difficulté la rareté des cas où une décision n’a pas été suivie parce que trop projetée vers le futur ou trop éloignée des usages et des traditions.

Dans la doctrine américaine, l’exemple que l’on cite le plus souvent est celui de la décision Engel v. Vitale, de 1962 (et d’autres qui l’on suivie), qui a déclaré inconstitutionnelle la pratique de la prière dans les écoles publiques. La décision était tout à fait rationnelle et en ligne avec le principe de laïcité ; cependant, la pratique des prières était très ancrée dans la coutume et, de ce fait, le degré d’application du précepte élaboré par la Cour est resté très faible pendant de longues années (et même aujourd’hui les prières n’ont pas complètement disparu dans les écoles publiques).

5.3. La clarté du message

La clarté est une condition indispensable pour la réception de tout message : les décisions des cours ou des tribunaux constitutionnels ne peuvent être une exception à ce principe.

À cet égard, le Professeur Denninger à souligné, en 1999, que le Tribunal constitutionnel allemand doit expliciter «de la façon la plus précise possible et avec le langage le plus compréhensible ce qu’il a délibéré et ce qu’il n’a pas délibéré et quelles en sont les conséquences : du reste, il doit résister à la tentation, qui se présente à tout moment, d’écrire des livres de doctrine».

Quoique le Tribunal allemand ne semble pas toujours accepter cette invitation (un exemple récent peut être cité avec la décision, très longue et complexe, relative à la ratification du Traité de Lisbonne, de 2009), le souci que le Professeur Denninger rend manifeste est partagé par la majorité de la doctrine de n’importe quel pays.

Le plus souvent il s’agit de faire face à la prolixité des juges constitutionnels : à titre illustratif, l’on peut sans doute mentionner la décision «monstre» du Tribunal espagnol sur le statut de la Catalogne. Parfois, le problème se pose à l’inverse : la structure des décisions du Conseil constitutionnel français ne révèle pas toujours un modèle de clarté ; du reste, le schéma «vis-con-dis» s’adapte très bien à une vision traditionnelle du juge comme «bouche de la loi», mais cette vision est, bien évidemment, tout à fait incompatible avec la mission de la juridiction constitutionnelle.

La doctrine américaine, à cet égard aussi, paraît avoir pris un peu l’avantage sur les collègues européens, puisque l’on y trouve des études très détaillées et suggestives sur ce qui caractérise la clarté d’une décision (parmi les plus récents, cf. L. Fisher, 2009, et Unah, 2010).

En particulier, trois variables sont considérées (par M. Unah) comme étant fondamentales afin de mesurer la clarté de la décision : (a) la complexité du sujet, (b) le consensus parmi les juges et (c) l’usage d’un langage univoque ou ambigu. À ces variables l’on pourrait en ajouter une quatrième, concernant (d) le style des décisions.

(a) La complexité du sujet a évidemment des incidences sur la réception des décisions, puisqu’elle a des conséquences importantes sur le niveau de compréhension, de la part des citoyens, mais aussi de la classe politique et – quoique de manière moins considérable, vues leurs compétences – des juges : une décision concernant le droit à l’interruption volontaire de la grossesse ou le mariage entre personnes du même sexe est une décision dont la portée peut être assez aisément saisie ; il n’en va pas de même pour une décision sur certains types de rapports bancaires ou sur le droit fiscal.

Autant la complexité du sujet s’accroît, autant le public capable de saisir la portée de la décision s’amenuise ; et une telle réduction comporte des risques pour le respect des préceptes élaborés par le juge constitutionnel.

(b) Le consensus parmi les juges est une variable qui s’applique uniquement aux cours ou aux tribunaux qui permettent à leurs membres de rédiger des opinions dissidentes ou concurrentes.

En principe, les opinions particulières n’affectent pas la clarté de la décision ; toutefois, il se peut que le consensus soit tellement faible qu’il n’est pas possible d’arriver à une décision majoritaire, la majorité étant le résultat des concurrences : le dispositif est donc soutenu par des motivations diverses (dans les pays de common law, c’est ce que l’on appelle la plurality opinion). Par exemple, dans la décision Baze v. Rees de 2008, concernant l’emploi de l’injection létale pour exécuter un condamné à la peine de mort, la majorité de la Cour suprême s’est formée grâce à l’opinion du Chief Justice Roberts, à laquelle les Juges Kennedy et Alito ont adhéré, à l’opinion concurrente du Juge Alito, à la concurrence pour la seule décision finale du Juge Stevens, à l’opinion concurrente du Juge Scalia à laquelle le Juge Thomas a adhéré, à l’opinion concurrente du Juge Thomas à laquelle le Juge Scalia a adhéré, à la concurrence pour la seule décision finale du Juge Breyer. La minorité a été représentée par le Juge Ginsburg, qui a rédigé une opinion dissidente à laquelle le Juge Souter a adhéré.

Cet exemple est tellement significatif qu’il n’apparaît pas nécessaire d’en citer d’autres, même plus complexes (l’on peut se référer, notamment, à la décision Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey, sur le droit à l’avortement, de 1992).

À l’évidence, devant une telle foire aux opinions, il n’est pas aisé de saisir les motifs qui fondent la décision finale.

L’usage des opinions particulières est pour ainsi dire naturel dans les pays de common law, où les décisions sont, en principe, le résultat de la pluralité des opinions des membres de la cour. Dans certains pays de droit romanique, où la décision est collégiale, la juridiction constitutionnelle représente une exception. Cette exception, toutefois, peut connaître des pratiques différentes : il suffit de comparer le nombre très réduit des opinions particulières rédigées par les juges constitutionnels du Tribunal fédéral allemand et le nombre bien plus élevé de votos particulares relatifs aux décisions du Tribunal constitutionnel espagnol.

En France et en Italie, aucune opinion particulière n’est admise, ce qui rend les décisions plus simples ou, pour mieux dire, apparemment plus simples ; la pluralité des opinions qui doit nécessairement converger afin de parvenir à une seule décision peut en effet affecter (et parfois affecte) la motivation, la rendant moins logique et plus ambigüe. Autrement dit, là où le consensus n’est pas un problème, le risque d’un manque de clarté lié à l’univocité du langage s’accroît : c’est presque un jeu à somme nulle, du moins pour ce qui est de la réception des décisions.

(c) Afin qu’une décision soit respectée, il est indispensable que ce que la cour ou le tribunal constitutionnel a décidé soit clair ; la clarté est évidemment brisée lorsque le contenu de la décision n’est pas saisissable à cause des ambigüités qui l’affectent.

Parfois le langage équivoque affecte uniquement la motivation : il s’agit là d’un vice qui ne doit pas être sous-estimé, puisqu’il peut avoir des conséquences non négligeables, en effet même ces difficultés de compréhension peuvent se répercuter sur les pouvoirs publics lorsqu’ils agissent afin de se conformer à la jurisprudence de la cour.

Les risques les plus graves sont, néanmoins, ceux qui dérivent des défauts de clarté affectant le dispositif d’une décision ; deux exemples, tirés, à nouveau, de l’expérience américaine, paraissent très intéressants.

Une des décisions les plus importantes de la Cour suprême est la Brown v. Board of Education of Topeka, de 1954, par laquelle la Cour a déclaré le régime de ségrégation raciale contraire au principe d’égalité.

On connaît les résistances farouches que cette décision a rencontrées dans les États du Sud. La confusion engendrée par les décisions des cours inférieures chargées de la mettre en œuvre est souvent omise : or celle-ci s’explique en raison de l’absence de mesures précises édictées par la Cour suprême et du renvoi à l’appréciation des considérations locales, à l’origine de disparités considérables dans sa mise en œuvre et d’un désordre normatif qui a fait prévaloir nombre de résistances.

Le second exemple est (presque) autant connu. Les films et les téléfilms américains nous ont appris l’importance attachée à la formule prononcée lors de l’arrestation d’un suspect concernant ses droits au silence et à un avocat («You have the right to remain silent. Anything you say or do can and will be held against you in a court of law. You have the right to speak to an attorney. If you cannot afford an attorney, one will be appointed for you. Do you understand these rights as they have been read to you?»). Or, cette formulation est une synthèse de ce qui a été reconnu dans la décision Miranda v. Arizona, de 1966 (les droits énoncés sont, en effet, dénommés les «Miranda rights»). La précision extrême de cette décision est une réponse à la pratique très instable déclenchée par la décision Escobedo v. Illinois, de 1964, qui avait affirmé le droit à l’avocat pendant les interrogatoires de police d’une façon telle que les agents de police et les cours inférieures avaient adopté des pratiques très variées. La décision Escobedo, tout en ayant établi un droit très important, n’avait donc pas eu une réception adéquate à cause de son ambigüité : la Cour suprême a dû y remédier par une nouvelle intervention.

(d) Au-delà de la structure des décisions, à laquelle l’on a déjà fait référence, l’on doit évoquer, parmi les variables qui incident sur la clarté de la décision, le style même qui caractérise le(s) texte(s) rédigé(s) par le(s) juge(s) constitutionnel(s).

L’on aurait du mal à trouver un écrivain contemporain disponible à répéter pour les décisions de n’importe quelle juridiction constitutionnelle ce que Stendhal avait écrit, dans une lettre, à Honoré de Balzac (1840) : «En composant la Chartreuse, pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux ou trois pages du code civil, afin d’être toujours naturel».

Il serait utopique d’espérer que le souci de lisibilité des décisions soit aussi fort que celui d’assurer une logique à la motivation ; cela dit, des efforts supplémentaires seraient appréciés d’autant plus qu’ils auraient inévitablement des effets positifs en termes de réception des décisions.

5.4. La communication

Le message du juge constitutionnel est souvent difficile à véhiculer : les risques d’une simplification excessive ou même d’une déformation sont assez élevés, surtout en raison du rôle central joué par les médias, qui se montrent généralement (ce qui est tout à fait normal) plus attentifs aux décisions et aux passages qui peuvent faire la une, plutôt qu’aux affirmations juridiquement fondamentales.

Afin d’éviter que les médias soient le seul moyen de diffusion (et de connaissance) des décisions pour les citoyens et la classe politique (la question se pose évidemment de manière très différente pour les juges, qui sont en mesure de lire et de comprendre parfaitement les décisions), il s’avère particulièrement utile que la juridiction constitutionnelle prenne soin d’élaborer des techniques qui lui permettent d’offrir à l’opinion publique une information dont l’exactitude serait garantie par la provenance de l’institution.

La pratique montre que, bien que de manière différente, la grande partie des juridictions constitutionnelles se confronte à de telles difficultés.

En tête de presque toutes les décisions de la Cour suprême des États-Unis l’on trouve le syllabus, qui est la synthèse de l’opinion of the Court préparée par le Reporter of Decisions. Le syllabus ne fait pas partie de la décision, mais il a la fonction de faire connaître sur la base de la lecture de quelques pages le contenu essentiel de ce que la Cour a écrit en des dizaines de pages : les bénéfices en termes de diffusion de la décision sont évidents.

En Allemagne, le choix a été celui de rédiger, pour les décisions les plus importantes, des communiqués de presse (en allemand et, parfois, en anglais), afin de permettre au public de saisir les contenus de décisions qui sont souvent très longues.

Les communiqués de presse sont aussi de temps en temps rédigés par la Cour constitutionnelle italienne ; il s’agit, toutefois, du moins dans la pratique récente, de communiqués qui se limitent à donner l’information que la Cour a tranché un litige très important ou qu’elle a délibéré sur une question fondamentale : à la différence des communiqués allemands, ils n’offrent donc pas aux lecteurs un aperçu fiable de la décision.

Compte tenu de cette limite, la situation italienne n’apparaît guère différente de celle du Tribunal constitutionnel espagnol, où le recours aux communiqués de presse est réservé à d’autres activités que celle juridictionnelle (il est toutefois à noter que le Tribunal envoie aux médias des communiqués de presse concernant les dispositifs des décisions principales, ce qui rapproche cette pratique de celle de la Cour italienne).

Un cas tout à fait particulier est celui du Conseil constitutionnel français, qui accompagne toutes ses décisions d’un communiqué de presse, mais surtout publie sur les Cahiers un Commentaire de la décision, parfois indispensable pour saisir la portée effective d’une décision souvent rédigée de manière très synthétique, peut-être même trop synthétique : il est à noter que le Commentaire s’adresse à un public spécialisé, et a donc comme fonction de permettre une réception correcte de la part de ceux qui, en principe, peuvent (et devraient) comprendre la logique de l’argumentation et la décision finale ; le Commentaire est donc un instrument dont l’importance dérive du style des décisions du Conseil, qui requiert au lecteur un effort considérable afin d’être en mesure de comprendre toutes les implications d’un considérant.

 

6. L’attitude des élèves

Les enseignements de l’instituteur s’adressent à des élèves dont l’attitude à apprendre et à se conformer aux préceptes est très variable. La réception des mots de l’instituteur peut être conditionnée, notamment, par la confusion dans la classe, qui peut rendre difficile ou même empêcher la perception de sa voix, et par la volonté de se conformer aux préceptes de l’instituteur.

Ces variables peuvent aussi être utilisées pour décrire l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis d’une décision de la juridiction constitutionnelle.

6.1. Les conditions dans lesquelles les enseignements sont dispensés

La confusion dans la classe correspond à la situation dans laquelle le juge constitutionnel intervient à propos d’un thème politiquement particulièrement débattu : plus que le débat est animé, plus les risques pour la réception de la décision augmentent.

Les juges constitutionnels tendent à ne pas entrer dans le débat politique, se cantonnant dans le domaine purement juridique : la technique consiste à refuser de traiter les political questions, selon la formule américaine, ou celle de respecter la marge d’appréciation du législateur, selon les formules européennes.

Or, même si les cours n’entrent pas dans les political questions, elles ne peuvent éviter les political cases, c’est-à-dire les questions qui ont une portée politique : lorsque la Cour suprême fédérale a rendu sa décision Bush v. Gore, de 2000, elle a en fait établi lequel des deux candidats allait devenir le Président des États-Unis. Il s’agit d’un cas particulier, mais l’histoire des juridictions constitutionnelles est marquée par des cas «politiques» très importants : pour ne s’en tenir qu’aux dernières années, l’on peut mentionner la décision espagnole sur le Statut de la Catalogne ou le Lissabon Urteil du Tribunal allemand ou encore les décisions de la Cour italienne sur la suspension des procès pour les titulaires des hautes charges de l’État.

Il est clair qu’une décision concernant un sujet politiquement (très) sensible se prête à être utilisée afin d’en tirer parti : la décision devient une composante du débat politique plus général et, de ce fait, risque d’être plus exploitée que respectée. En d’autres termes, la confusion du débat donne aux arguments juridiques une faible voix, qui a du mal à se faire entendre lorsque la tendance est celle d’hurler le plus fort possible.

Dans un tel contexte, la volonté des destinataires finit par jouer un rôle décisif : il s’agit, là, de la volonté d’écouter ; mais il est difficile de distinguer cette volonté de celle qui consiste à se conformer aux mots du juge constitutionnel, puisque la première est le fondement nécessaire de la seconde.

Pour conclure sur ce point, l’on pourrait constater que la volonté des destinataires étant une variable qui influence la réception des décisions, lorsque les décisions ont trait à un sujet politiquement débattu, la volonté devient encore plus importante, puisqu’elle demande un effort supplémentaire, tant sur le plan de la perception (écouter la voix faible) que sur celui de sa mise en œuvre (vigoureusement contestée par les opposants).

6.2. La volonté de se conformer

Les remarques que l’on vient de faire nous permettent aisément de déduire que la volonté des pouvoirs publics de se conformer à la décision du juge constitutionnel est fondamentale.

À propos de cette variable, une distinction fondamentale est à faire : jusqu’à présent, l’on a assimilé tous les destinataires des décisions, nous référant seulement à ceux qui ont une compétence juridique et à ceux qui n’en ont pas ou qui peuvent ne pas en avoir ; désormais, une distinction supplémentaire entre (a) les juges et (b) les pouvoirs politiques s’impose, car pour ces deux catégories, la volonté de se conformer aux décisions a une portée très différente.

(a) En ce qui concerne les rapports entre le juge constitutionnel et les (autres) juges, la diversification entre le modèle américain et le modèle européen de justice constitutionnelle est, à l’évidence, fondamentale.

Aux États-Unis, la distinction entre la juridiction constitutionnelle et les autres juridictions n’a pas de sens, puisque le modèle diffus implique de considérer tout juge comme un juge constitutionnel.

La question de la réception des décisions de la Cour suprême se pose donc sur la base, non pas de la compétence exercée (la justice constitutionnelle), mais plutôt sur la base du respect de la règle du précédent, qui est propre aux systèmes de common law. Les cours inférieures sont donc liées par la décision de la Cour suprême en application du principe qui leur impose de stare decisis ; lorsque un juge s’écarte du précédent il manque à ses obligations et il est par conséquent susceptible (en théorie) de subir un impeachment : la pratique montre que la coutume judiciaire est généralement suffisante pour assurer le respect des décisions.

Un cas particulier se présente lorsque le modèle américain trouve à s’appliquer dans un pays de civil law, comme par exemple en Argentine. Les décisions de la Cour suprême argentine n’ont pas, à proprement parler, la force du précédent ; cependant, le fait que la Cour soit au sommet de l’ordre judiciaire permet de garantir de façon adéquate le respect de ses décisions. Autrement dit, et en général, lorsque la justice constitutionnelle n’est pas conférée à des juges spécialisés, le respect des décisions est lié à la position du juge qui exerce concrètement la mission de faire assurer la primauté de la Constitution vis-à-vis des actes des pouvoirs publics.

Les rapports entre la juridiction constitutionnelle et les (autres) juges sont moins nets lorsque la justice constitutionnelle est exercée par un organe spécialisé.

Aucun problème ne surgit lorsque l’on fait référence aux décisions qui annulent ou qui déclarent la nullité de l’acte législatif (ou réglementaire) puisque sa disparition de l’ordre juridique empêche toute application, garantissant ainsi en soi le respect de la décision du juge constitutionnel.

Dans les systèmes où les autres types de décisions sont dotées de la même force normative, le respect des préceptes de la juridiction constitutionnelle est tout aussi garanti.

Par contre, des problèmes surgissent dans les systèmes où les décisions de rejet sont en quelque sorte disponibles par les juges communs : l’on peut mentionner, à ce propos, les cas italiens et espagnols.

En principe, les questions les plus significatives se posent en ce qui concerne les rapports entre la juridiction constitutionnelle et les organes juridictionnels situés au sommet de la hiérarchie de l’ordre judiciaire, et plus particulièrement pour la détermination de la répartition de leurs domaines d’intervention respectifs. La fonction d’interprétation des dispositions constitutionnelles est reconnue sans équivoque aux juridictions constitutionnelles et les organes juridictionnels s’y soumettent ; au contraire, lorsque les juridictions constitutionnelles cherchent à interpréter les dispositions législatives, un conflit inévitable surgit, puisque cette interprétation est considérée par les cours suprêmes comme appartenant aux juridictions judiciaires (ou administratives). Les conflits de ce type impliquent que les juges judiciaires revendiquent alors une compétence à laquelle la juridiction constitutionnelle aurait porté atteinte : de ce fait, il n’est pas surprenant que les juges ordinaires s’écartent de l’interprétation prônée par la juridiction constitutionnelle et suivent l’interprétation adoptée par les cours suprêmes.

De telles conflits se sont produits tant en Italie qu’en Espagne.

En Italie, où le système de justice constitutionnelle italienne est axé sur l’exception d’inconstitutionnalité et requiert une coopération constante entre les juges et la Cour constitutionnelle. Les premiers sont considérés – selon la formulation de Piero Calamandrei – comme les «concierges» du Palais de la Consulta (siège de la seconde), puisqu’ils ont le pouvoir d’ouvrir une porte qui autrement resterait fermée (le système italien n’ayant pas un recours direct des particuliers) : ainsi pour que le système de justice constitutionnelle soit efficace, le dialogue et les rapports cordiaux entre les deux catégories d’organes est donc indispensable.

Cependant, les années soixante ont été marquées par ce qui a été appelé la «guerre des Cours», qui a opposé la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation, et qui a eu comme principal objet l’étendue du pouvoir interprétatif de la première.

Le conflit s’est terminé lorsque le juge constitutionnel s’est retranché, et a accepté de se conformer au «droit vivant», c’est-à-dire à l’interprétation consolidée d’une disposition. Lorsqu’une disposition est interprétée et appliquée constamment d’une certaine manière, la Cour constitutionnelle ne se sent pas libre de prôner une interprétation différente, mais accepte l’interprétation courante ; elle a alors deux options : la déclaration d’inconstitutionnalité (si la disposition, telle qu’elle est interprétée, n’est pas conforme à la Constitution) ou le rejet de la question (si aucune atteinte à la Constitution n’est constatée).

Depuis ce retrait de la Cour constitutionnelle, et malgré quelques rares confrontations ces années, les rapports entre les différents juges sont à nouveau plutôt cordiaux. On a même pu donc constater que, une fois le danger d’empiètements évité, les juges communs (y compris la Cour de cassation) sont devenus de fidèles exécuteurs des décisions de la Cour constitutionnelle ; du reste, lorsque des doutes surgissent à l’égard de l’exactitude d’une décision de rejet, les juges peuvent à nouveau soulever une exception d’inconstitutionnalité, afin de solliciter une deuxième réflexion de la Cour sur cette question.

En Espagne, la confrontation entre le Tribunal constitutionnel et le Tribunal suprême est l’un des sujets classiques de justice constitutionnelle. La raison de cet intérêt réside dans la persistance de la tension qui oppose les deux organes.

La similitude avec le cas italien concerne l’origine du conflit, soit la dénonciation des empiètements du Tribunal constitutionnel dans le domaine réservé des juges de l’ordre judiciaire en matière d’interprétation des dispositions législatives (la doctrina constitucional du Tribunal constitutionnel n’étant évidemment pas en cause).

Les différences entre les deux droits sont, quant à elles, plus marquées. Le système italien se fonde sur la coopération entre les deux catégories de juges, tandis que le système espagnol confère au Tribunal constitutionnel une suprématie qui se manifeste de manière       évidente lorsque les décisions des juges de l’ordre judiciaire font l’objet d’un recours d’amparo : si la Cour italienne a besoin des juges pour être saisie d’une question, le Tribunal espagnol est souvent saisi contre les décisions des juges, ce qui n’encourage ni le dialogue ni la coopération, et ce d’autant plus lorsque la juridiction constitutionnelle n’hésite pas à annuler une décision du Tribunal suprême (cf., par exemple, le cas «de los Albertos», dans lequel le STC 29/2008 a annulé une condamnation pénale prononcée par le Tribunal suprême, adoptant une interprétation différente de la disposition sur la prescription des délits). Il est donc inévitable que les rapports entre les juges et le Tribunal constitutionnel soient, en Espagne, beaucoup plus tendus que ceux qui caractérisent le système italien : des juges dont les décisions sont toujours susceptibles d’être annulées par un organe externe à la hiérarchie judiciaire sont naturellement plus attentifs à leurs propres compétences et aux atteintes particulières de l’organe externe. Ainsi, dès qu’ils le peuvent, ils cherchent à réaffirmer leur autorité, résistant fermement vis-à-vis de tout empiètement (soit-il effectif ou non) et même censurant, le cas échéant, l’œuvre du Tribunal constitutionnel (comme cela a été le cas lorsque le Tribunal suprême a retenu la responsabilité civile des juges du Tribunal constitutionnel pour rejet d’un recours d’amparo sans motivation, les condamnant à payer 500 euros à titre de dédommagement : STS 51/2004).

L’introduction, en France, de la question prioritaire de constitutionnalité pourrait, en théorie, engendrer des conflits semblables. L’on peut même déjà citer l’attitude de la Cour de cassation vis-à-vis des rapports entre l’exception d’inconstitutionnalité et la question préjudicielle devant la Cour de justice de l’Union européenne : les doutes soulevés par la Cour de cassation, toutefois, visaient en premier lieu la loi organique mettant en œuvre de la réforme constitutionnelle, même si ils touchaient en quelque sorte à la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; de ce fait, bien qu’il s’agisse d’un moment de tension considérable, le conflit du printemps 2010 ne rentre pas, à proprement parler, dans le champs d’intérêt de la présente intervention.

D’ailleurs, la situation française ne paraît pas assimilable à celle de l’Espagne ou de l’Italie, puisqu’en France les décisions de rejet confèrent un brevet de constitutionnalité aux dispositions législatives et que – contrairement à ce qui se produit en Italie – les motifs de la décision du Conseil s’imposent au même titre que le dispositif.

(b) N’importe quelle décision d’un juge constitutionnel nécessite, on l’a vu, de la compliance, c’est-à-dire l’acceptation des destinataires et leur attitude à la mettre en œuvre. Or, les institutions politiques peuvent, à cet égard, adopter des positions très différentes. Il est possible d’établir une liste, assez synthétique, des réactions de la classe politique vis-à-vis d’une décision ; le sujet sort, en large mesure, du domaine strictement juridique, ce qui amènera à ne pas aller trop loin dans l’analyse. On se contentera toutefois d’indiquer les catégories de réaction proposant, le cas échéant, quelques exemples.

I. La règle générale est – fort heureusement – celle du respect de la décision, un respect qui ne fait toutefois pas obstacle à la formulation de critiques à l’encontre de la décision, quelles soient circonscrites au débat scientifique ou se traduisent par un échange d’idées au niveau politique et institutionnel.

Le respect se manifeste, le plus souvent, par la passivité, ceci vaut non seulement pour une décision de rejet mais aussi pour une décision comportant une déclaration d’inconstitutionnalité puisque les pouvoirs politiques, et notamment le législateur, n’essaient pas de réintroduire la disposition censurée.

Dans certains cas, la décision du juge constitutionnel implique une activité : c’est le cas, par exemple, des décisions d’incompatibilité allemandes ou espagnoles (ou même françaises ou italiennes), des invitations au législateur à modifier le droit positif ; il en va ainsi pour les décisions qui déclarent l’incompatibilité entre la Constitution et le traité international à ratifier ou pour les décisions qui tranchent des conflits d’attribution constitutionnelles, ou encore pour les décisions qui censurent l’omission du législateur.

II. Le degré maximal du respect des décisions est atteint lorsque les pouvoirs politiques font emploi de la décision (A) afin de trancher des conflits de manière définitive ou (B) afin d’adopter des réformes (non imposées en tant que telles – dans ce cas, il s’agirait du respect pur et simple de la décision –, mais simplement) suggérées ou rendues possibles.

II.A. Un exemple du premier cas a été déjà évoqué ; celui de la décision United States v. Nixon, de 1974, perçue comme le moment le plus critique dans la controverse entre le Président Nixon et ses opposants et qui a de ce fait, eu un rôle très important dans la décision du premier à donner ses démissions.

Un autre exemple, toujours tiré de l’expérience américaine, est celui de la décision Cooper v. Aaron, de 1958, par laquelle la Cour suprême a mis fin aux résistances contre les décisions imposant la déségrégation dans les écoles du Sud.

Enfin, on peut mentionner le cas de l’impôt sur la fortune, dont les normes ont été déclarées inconstitutionnelles par le Tribunal constitutionnel allemand (décision du 22 juin 1995, 2 BvL 37/91), qui a aussi fixé le délai du 31 décembre 1996 pour adopter une nouvelle loi ; la majorité au Bundestag visait à éliminer l’impôt sur la fortune, ce qui n’avait pas été possible en raison de l’opposition de la majorité au Bundesrat. De ce fait, la décision du Tribunal constitutionnel, une fois que le délai fixé s’est écoulé, a fini par résoudre le conflit entre les deux assemblées, privant de base légale l’impôt sur la fortune et donc en empêchant son prélèvement.

II.B. À maintes reprises, les décisions des juridictions constitutionnelles ont joué un rôle fondamental dans l’évolution du droit positif, au-delà même de ce qu’elles ont affirmé.

L’on pourrait mentionner les décisions de la Cour italienne concernant le code de la procédure pénale, adopté pendant la dictature fasciste, qui a subi d’innombrables déclarations d’inconstitutionnalité, avant que le législateur, en 1988, n’adopte un nouveau code, afin de se conformer à la philosophie du procès pénal que la Cour constitutionnelle, au fils des ans, avait fini par dégager.

En Espagne, une situation semblable s’est produite à la suite de la décision 128/1995, par laquelle avait été déclaré l’inconstitutionnalité du régime de la détention provisoire ; en l’absence d’une réforme générale de la part du législateur, plusieurs décisions, les années successives, ont admis la recevabilité du recours amparo sur le fondement de ces déclarations d’inconstitutionnalité sans que le législateur n’intervienne ; mais lorsque le Tribunal constitutionnel, dans sa décision 47/2000, a soulevé devant lui-même la question de constitutionnalité de la matière, la réforme a finalement été adoptée (en 2003).

Récemment, un exemple particulièrement révélateur est celui de la décision n° 359/2009 du juillet 2009, rendue par le Tribunal constitutionnel portugais, qui a exclu que le mariage homosexuel dispose nécessairement d’un fondement constitutionnel explicite mais qui a aussi affirmé qu’il n’était pas en soi contraire à la Constitution. Le législateur en a tiré profit et a adopté, au mois de février 2010, un texte de loi introduisant le mariage homosexuel ; celui-ci a été soumis au contrôle du Tribunal constitutionnel, qui a rendu, au mois d’avril suivant, une décision de rejet de toutes les questions de constitutionnalité soulevées par le Président de la République (décision n° 121/2010).

III. Les décisions des juges constitutionnels ne sont pas toujours si bien accueillies : dans certains cas, les critiques sont très fortes, si fortes que le juge constitutionnel même revient sur ses pas.

La décision Uphaus v. Wyman, de 1959, est un exemple assez éloquent : la Cour suprême a opéré un distinguishing, qui était en réalité une neutralisation de la décision Pennsylvania v. Nelson, de 1956, dans laquelle la législation contre la sédition avait fait l’objet d’une preemption de la part de la Fédération par le biais du Smith Act. Une fois que le membre du Congrès qui avait été le proposant de cette loi fédérale a contesté l’interprétation de la portée de la loi qui portait son nom faite par la Cour suprême, celle-ci a implicitement admis son erreur et a fait un pas en arrière.

IV. La portée d’une décision peut aussi être neutralisée par les pouvoirs politiques mêmes, sans qu’aucune contestation formelle ne soit formulée : ceci se produit lorsque bien que respectant l’autorité de la chose jugée la pratique affiche une indifférence à son égard.

Une des grandes décisions de la Cour suprême américaine a déclaré, en 1983, l’inconstitutionnalité du legislative veto pour l’atteinte portée à la séparation des pouvoirs (Immigration and Naturalization Service v. Chadha) : personne, aux États-Unis, ne conteste le bien-fondé de cette décision, cependant l’analyse de la pratique permet de compter, depuis 1983, plus de quatre-cent cas de legislative vetoes (Rossum et Alan Tarr, 2007).

L’indifférence est le moyen le plus souvent employé pour ne pas se conformer aux décisions qui déclarent la non conformité d’une disposition législative avec la Constitution ou qui laissent au législateur le temps de remédier à une inconstitutionnalité.

Les cas où le législateur italien n’a pas répondu aux sollicitations de la Cour constitutionnelle sont très nombreux. L’inertie législative a été à maintes reprises censurée par la Cour constitutionnelle, soit en répétant l’invitation, renforcée par un avertissement ou même par une véritable injonction, soit en arrivant, finalement, à une déclaration d’inconstitutionnalité. Parmi les exemples que l’on pourrait fournir, le plus récent est probablement celui qui a concerné la révision des arrêts définitifs de condamnation déclarés contraires à la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour de Strasbourg. La Cour constitutionnelle, dans sa décision n° 129 de 2008, a adressé au législateur une «invitation péremptoire» à introduire des normes permettant, dans ces cas, la révision du procès pénal ; malgré cette invitation et malgré l’importance du sujet, le législateur est resté inactif, confirmant ainsi une situation juridiquement intolérable : celle de condamnations déclarées contraires aux droits fondamentaux non susceptibles de révision. Face à une telle anomalie, la Cour constitutionnelle, saisie à nouveau de l’affaire, n’a pas eu d’autre choix que d’adopter une déclaration d’inconstitutionnalité modifiant le texte de l’article du Code de procédure pénale relatif à la révision des arrêts définitifs (décision n° 113 de 2011). Désormais, grâce à la Cour, la révision est donc devenue possible.

L’atmosphère est, semble-t-il, assez différente en Allemagne, où la coopération entre les pouvoirs publics et la position du Tribunal constitutionnel dans le système assurent, généralement, l’action du législateur afin de se conformer aux décisions du juge constitutionnel, du moins à celles qui déclarent l’incompatibilité d’une disposition ou d’un acte (en ce qui concerne les invitations ou les avertissements, la pratique n’est vraisemblablement pas aussi claire).

La disponibilité du législateur est, certes, due à sa déférence vis-à-vis de l’autorité morale du Tribunal constitutionnel ; il ne faut pas oublier, cependant, que celui-ci a un atout considérable afin de «convaincre» le législateur : l’exécution d’office. Par exemple, le Tribunal, après deux invitations à modifier le montant de l’indemnité attribuée aux fonctionnaires ayant au moins trois enfants, a fixé (dans une décision de 1998 : 2 BvL 26/91, 5, 6, 7, 8, 9, 10/96, 3, 4, 5, 6/97) un délai définitif, à l’expiration duquel le montant aurait été augmenté selon les indications du Tribunal même ; devant une telle menace le législateur a fini par s’incliner et a adopté une norme conforme aux indications du Tribunal.

Or, le Tribunal allemand peut même déclarer l’incompatibilité d’une disposition sans donner au législateur un délai pour s’y conformer. Dans ce cas, le législateur est libre dans le choix du moment, il abuse parfois de cette liberté : par exemple, la décision de 1982 qui a déclaré l’incompatibilité avec la Constitution de l’article 622 II du Code civil n’a été exécutée que onze ans plus tard.

Les problèmes liés à l’action du législateur destinée à se conformer à une décision du juge constitutionnel ne sont pas absents dans le système français, où le Conseil constitutionnel a souvent fait référence au législateur en l’invitant à adopter une nouvelle loi ou à modifier certaines dispositions. Bien évidemment, la modulation dans le temps des effets des décisions rendues dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité a sensiblement augmenté les occasions de dialogue entre le juge constitutionnel et le Parlement. Si l’on s’en tient aux premiers cas, le dialogue paraît se diriger vers une coopération loyale : par exemple, la première décision QPC imposait au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité qui avait été déclarée avant le 1er janvier 2011, le législateur est intervenu avec la loi de finances pour 2011, soit quelques jours avant l’expiration du délai imparti.

V. L’opposition vis-à-vis d’une décision de la juridiction constitutionnelle peut aussi se manifester dans la forme d’une atteinte à l’autorité de la chose jugée. Il s’agit d’une situation qui se produit assez rarement, puisqu’elle implique un conflit déclaré entre les pouvoirs publics qui ont, naturellement, bien de réserves à le déclencher.

Un cas très intéressant est celui relatif au recouvrement des taxes dans les ports espagnols, considérés comme portant atteinte, en vertu d’une décision du Tribunal constitutionnel de 1995 (STC 185/1995), à la réserve de loi en matière fiscale. Le législateur, à plusieurs reprises, a tenté d’éviter que les autorités portuaires ne soient obligées de rembourser les sommes perçues sous le régime déclaré inconstitutionnel. Et le Tribunal constitutionnel, par plusieurs décisions de 2009 et de 2010, a déclaré l’inconstitutionnalité de cette tentative de réduire la portée de la décision de 1995.

En principe, l’atteinte à l’autorité de la chose jugée est le corollaire de la portée rétroactive d’une loi qui cherche à confirmer une disposition déclarée inconstitutionnelle ou, du moins, qui cherche à préserver une partie de ses effets. À ce propos, la Cour constitutionnelle italienne est allée, semble-t-il, plus loin : en effet, dans sa décision n° 350 de 2010, elle a constaté la violation de l’article 136 de la Constitution (l’article qui fonde l’autorité de la chose jugée des décisions d’inconstitutionnalité de la Cour constitutionnelle) puisque la disposition soumise au contrôle représentait, pour l’essentiel, «une simple reproduction d’une disposition déclarée inconstitutionnelle» quelques semaines auparavant.

VI. La décision de la Cour constitutionnelle italienne que l’on vient de mentionner pose des problèmes à l’égard de la distinction entre l’atteinte à l’autorité de la chose jugée et l’opposition aux décisions des juges constitutionnels qui se produit à la suite – non pas d’une atteinte formelle à la chose jugée, mais – d’une nouvelle adoption pour le futur de dispositions déclarées inconstitutionnelles.

Exception faite de la décision italienne précitée, l’autorité de la chose jugée n’est en principe pas en cause : l’œuvre du législateur sera vouée à l’échec, mais ceci en raison de la validité des raisons qui ont conduit à la précédente déclaration d’inconstitutionnalité. Il est à remarquer, toutefois, qu’une telle règle ne s’applique évidemment pas lorsque l’inconstitutionnalité est due à des vices de forme, qui peuvent être dépassés sans porter aucune atteinte à la chose jugée, au contraire en se conformant à celle-ci. Et même hormis cette exception, la règle n’est toujours pas absolue, puisque le changement des circonstances peut rendre constitutionnelle une norme qui ne l’était pas auparavant, ainsi la réitération de l’adoption de la disposition inconstitutionnelle peut ne pas encourir une nouvelle sanction de la part du juge constitutionnel.

Dans la pratique des systèmes que l’on a pris en considération, on a du mal à trouver des cas où le législateur aurait répété son erreur : cette conclusion vaut pour l’Allemagne, où un conflit de jurisprudence entre les deux chambres du Tribunal constitutionnel a justement concerné l’existence d’une «interdiction de répétition» (que la doctrine a, toutefois, la tendance à exclure), mais aussi à l’Espagne, pour laquelle on n’a cependant pas trouvé de cas particulier.

Dans les autres systèmes, la répétition est acceptée, tant par la doctrine que par la jurisprudence, ce qui n’empêche pas que la répétition pure et simple reste un cas d’école : le législateur tend souvent à introduire quelques modifications, même minimales, afin d’essayer d’éviter une nouvelle censure (le Conseil constitutionnel français a censuré une telle tentative à l’égard d’une Loi d’amnistie en 1989, dans la décision n° 89-258 DC).

VII. Cette dernière constatation finit par rapprocher la nouvelle adoption de la disposition inconstitutionnelle à une démarche quelque peu différente, c’est-à-dire celle par laquelle le législateur essaie de contourner la décision du juge constitutionnel.

En principe, la décision contournée (A) contient une déclaration d’inconstitutionnalité, mais il se peut aussi que la décision (B) soit une décision de rejet.

VII.A. Pour la première, l’on peut citer deux cas italiens qui semblent très intéressants d’autant plus qu’ils ont trait à des sujets politiquement très sensibles.

L’un concerne les normes relatives à la radiotélévision. En 1988, la Cour avait invité le législateur à fixer des limites concernant les concessions des émissions radiotélévisées, afin d’éviter tout risque de position dominante, incompatible avec la garantie du droit à la libre expression de la pensée (décision n° 826 de 1988). En toute réponse, la loi n° 223 de 1990 avait validé la situation de fait, permettant à un seul sujet de posséder trois chaînes de télévision. Cette réglementation avait été confirmée par le décret-loi n° 323 de 1993, converti par la loi n° 422 de 1993, relatif à la procédure de délivrance des concessions. La Cour constitutionnelle avait été alors saisie afin de contrôler la conformité du décret-loi à la Constitution et, dans sa décision n° 420 de 1994, elle avait déclaré son inconstitutionnalité ; cependant, puisque l’annulation de la discipline aurait produit des effets encore plus négatifs que son maintien, la Cour avait confirmé, à titre purement provisoire, les concessions en vigueur, et donc la concentration de trois chaînes dans les mains d’un seul sujet. En toute réponse, juste avant que le délai fixé pour la validité provisoire des concessions ne s’écoule, le Gouvernement a adopté le décret-loi n° 444 de 1996, converti par la loi n° 650 de 1996, qui, «afin de se conformer à la décision de la Cour constitutionnelle du 7 décembre 1994» (!), l’a encore prolongé. Celui-ci a ensuite été à nouveau prolongé par la loi n° 249 de 1997, qui a été soumise au contrôle de constitutionnalité. Dans la décision n° 466 de 2002, la Cour a renouvelé la déclaration d’inconstitutionnalité, mais, à l’instar de ce qui avait été fait précédemment, elle a différé les effets de la déclaration, fixant le terme définitif du 31 décembre 2003 pour adopter une nouvelle réglementation. Ce délai n’a pas été respecté par le législateur, mais en 2004 une nouvelle loi (la n° 112 de 2004) a réformé le système de la radiotélévision (seize ans après la première invitation de la Cour) confirmant la possibilité pour un seul sujet de détenir trois chaînes de télévision. Toutefois, pendant ces seize ans, la technologie a avancé, désormais les trois chaînes qui transmettent par voie hertzienne sont en concurrence avec celles qui transmettent en numérique ; de ce fait, les exigences du pluralisme sont respectées, semble-t-il, en référence à la totalité des chaînes disponibles (aucun problème ne dérivant, apparemment, du fait que le sujet qui détient les trois chaînes hertziennes possède aussi bon nombre de chaînes numériques). Le progrès technologique ainsi qu’un certain adoucissement des esprits les plus critiques ont donc permis au législateur de contourner les décisions du juge constitutionnel.

L’autre exemple a un final opposé (du moins pour le moment). Le sujet concerne l’immunité des titulaires des hautes charges de l’État. La Constitution italienne ne prévoit plus, depuis 1993, la nécessité pour l’autorité judiciaire, afin de pouvoir poursuivre un parlementaire, de demander une autorisation de l’assemblée à laquelle il appartient. En l’absence de cette autorisation, l’actuel Président du Conseil des ministres, qui a aussi le statut de parlementaire, n’a pas de protection vis-à-vis des poursuites fondées sur des délits qu’il aurait commis en dehors de l’exercice de ses fonctions gouvernementales (et notamment avant qu’il ne soit investi de ces fonctions). Le législateur a donc pris le soin d’éviter que le Président du Conseil ne soit poursuivi : à cette fin la loi n° 140 de 2003 a été adoptée, elle prévoyait la suspension des procès en cours contre les titulaires des hautes charges de l’État pendant leurs mandats. La Cour constitutionnelle, par sa décision n° 24 de 2004, a déclaré inconstitutionnelle cette norme, soulignant certains aspects la rendant non conforme à la Constitution. Il est à noter que dans le procès constitutionnel italien, lorsque l’on constate l’inconstitutionnalité d’une loi ou d’une disposition pour l’atteinte portée à une disposition de la Constitution, il n’est pas nécessaire d’examiner les griefs ultérieurs éventuellement évoqués.

La déclaration d’inconstitutionnalité a engendré une tension notoire entre la majorité politique et l’autorité judiciaire lorsque le Président du Conseil à l’origine de la loi de 2003 est retourné ou pouvoir, en 2008, après une période de deux ans à l’opposition. En effet, le Parlement a adopté la loi n° 124 de 2008, qui n’était autre qu’une répétition corrigée de la loi n° 140 de 2003 : les corrections correspondaient aux suggestions de la décision n° 24 de 2004, ce qui semblait suffisant (à la majorité) pour éviter une nouvelle déclaration d’inconstitutionnalité. Saisie de la question à propos de la nouvelle loi, la Cour constitutionnelle, dans sa décision n° 262 de 2009, a toutefois réitéré la déclaration de non-conformité, précisant que la réglementation des immunités des hautes charges de l’Etat ne pouvait être adoptée par une simple loi ordinaire mais nécessitait une loi constitutionnelle (l’argument n’avait pas été exposé dans la décision de 2004 en raison du principe d’économie processuelle mentionné ci-dessus). Or, l’adoption d’une telle loi constitutionnelle n’était pas envisageable aux vues du contexte politique ; ainsi pour suspendre les procès contre le Président du Conseil, a été adoptée la loi n° 51 de 2010 qui permettait aux membres du Gouvernement d’opposer leur empêchement à être présents aux audiences en raison de leur agenda, l’opposition ayant pour effet d’imposer au juge le renvoi des audiences faisant durer, dans le temps, le procès (selon les opposants de cette loi, le temps devait jouer pour la prescription, puisque, en Italie, la prescription continue à courir même lors du déroulement du procès). Il s’agissait à l’évidence d’une démarche visant à contourner les décisions précédentes de la Cour ; et la Cour, saisie encore de cette nouvelle loi, l’a déclaré partiellement inconstitutionnelle dans sa décision n° 23 de 2011. Les effets de la décision ont eu comme principale conséquence de permettre au juge d’apprécier les raisons mêmes de l’empêchement, et de décider, le cas échéant, de l’opportunité ou non du renvoi de l’audience. Le référendum du mois de juin 2011 a, ensuite, abrogé la loi (ou, pour mieux dire, ce qu’il restait de la loi), mettant fin, ainsi, à la confrontation entre le législateur et la Cour, confrontation qui a imposé au législateur de s’incliner aux raisons de la Constitution.

De telles confrontations ne sont pas une prérogative du système italien : même l’histoire américaine (entre autres) offre des exemples assez intéressants.

Pour citer un des cas les plus importants, l’on peut mentionner la succession des décisions de la Cour suprême à l’égard des lois visant à protéger le travail des mineurs : la décision Hammer v. Dagenhart, de 1918, a déclaré inconstitutionnelle une loi qui s’appuyait sur la commerce clause ; le Congrès avait réintroduit un régime de protection en se fondant sur le power to tax, la Cour suprême a confirmé son inconstitutionnalité dans la décision Bailey v. Drexel Forniture Co., de 1922. L’on a donc essayé, en 1924, de surmonter l’opposition de la Cour par voie d’amendement à la Constitution, mais celui-ci n’a pas été ratifié. La jurisprudence inspirée du laissez-faire ayant vécu, en 1938 le Congrès a adopté le Fair Labor Standards Act, qui a enfin été «accepté» par la Cour suprême lors de la décision United States v. Darby, de 1941.

Un exemple semblable concerne le conflit qui a eu lieu, pendant les années quatre-vingt-dix, à propos de la liberté religieuse. Celui-ci a été déclenché par deux décisions de la Cour suprême : dans le cas Lyng v. Northwestern Cemetery Association, de 1989, il avait été affirmé que la construction d’une route sur un territoire sacré pour les Américains natifs ne portait pas atteinte au libre exercice de la religion ; dans le cas Employment Division of Oregon v. Smith, de 1990, il avait été exclu que le Ier amendement à la Constitution puisse protéger l’usage du peyotl dans une cérémonie religieuse. En s’opposant à ces décisions, le Congrès a adopté, en 1993, le Freedom Restoration Act, qui imposait aux cours de mettre toujours en balance l’intérêt public et les droits des fidèles, de façon à ce que les pouvoirs publics ne puissent limiter ceux-ci qu’en présence d’un intérêt public impératif. Quelques mois plus tard, le American Indian Religious Freedom Act a été modifié afin d’éliminer toute discrimination fondée sur l’usage du peyotl lors des cérémonies religieuses ; par contre, un autre projet de loi qui avait été présenté, visait à protéger les territoires sacrés des Américains natifs, il n’a cependant pas été adopté. Sur la première loi, la Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer et elle l’a déclarée inconstitutionnelle au motif qu’elle portait atteinte à la séparation des pouvoirs (décision Boerne v. Flores, de 1997). Le Congrès a donc réagi en adoptant le Religious Liberty Protection Act de 2000, qui a limité la portée de la protection assurée par la loi de 1993, mais qui a, en fait, largement reproduit ses dispositions.

VII.B. Les confrontations entre le législateur et la Cour suprême, aux États-Unis, ont parfois eu lieu en réaction à des décisions de rejet.

Le cas le plus célèbre est peut-être celui du Président Jackson, qui, en 1832, a opposé sont véto à la loi de réforme du statut de la Banque fédérale contestant sa légitimité, indépendamment du fait que celle-ci avait été affirmée, treize ans auparavant, par la Cour suprême dans sa décision McCulloch v. Maryland.

Un autre cas a trait à l’accès des femmes à la profession d’avocat, qui était interdit par une loi que la Cour suprême, dans la décision Bradwell v. State of Illinois, de 1873, avait déclaré non contraire à la Constitution, mais que le Congrès, en 1879, a changé, éliminant ainsi les limites qui existaient en droit positif.

Plus récemment, en 1986, la Cour suprême a exclu l’inconstitutionnalité d’une loi interdisant l’usage de la kippa pour un militaire en service (décision Goldman v. Weinberger). S’opposant à cette décision, l’année suivante, le Congrès en a autorisé l’usage, à condition qu’il n’interfère pas avec l’activité du militaire.

VIII. Parmi les hypothèses que l’on peut faire à l’égard de la réception des décisions du juge constitutionnel de la part des pouvoirs politiques, le cas le plus extrême consiste à refuser totalement la décision. À ce propos, une distinction fondamentale s’impose, puisque le refus (A) peut être encadré dans une confrontation tout à fait légitime entre législateur et juridiction constitutionnelle ou (B) peut, au contraire, avoir une portée éversive.

VIII.A. Du refus légitime on a déjà eu l’occasion de parler, lorsque l’on a fait référence aux «lits de justice», c’est-à-dire aux révisions constitutionnelles adoptées afin de surmonter les décisions des juges constitutionnels. L’on ne peut donc ici que renvoyer à ce que l’on a pu dire plus haut.

VIII.B. Le refus éversif est, hélas, une pratique qui tourmente les juges constitutionnels de nombreux pays, même à l’heure actuelle. Même les systèmes de justice constitutionnelle les plus consolidés ne sont toutefois pas à l’abri de l’éversion. L’histoire de la déségrégation dans les écoles des États-Unis pendant les années cinquante est en effet un exemple de l’opposition qui peut se manifester vis-à-vis d’une décision rendue par une Cour opérante depuis presque deux siècles.

La Cour suprême, du reste, a connu d’autres refus, même si ceux-ci remontent en grande partie aux premières décennies de son histoire. Le cas qui est peut-être un des exemples les plus parlants est celui de la décision Worchester v. Georgia, de 1832, dans laquelle la Cour avait constaté que la Géorgie avait porté atteinte aux droits de la tribu Cherokee en s’emparant de territoires (riches en or) que les traités reconnaissaient comme appartenant à la tribu. La Géorgie avait simplement refusé de s’incliner et avait longtemps été soutenue à ce sujet par le Président Jackson (c’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il avait affirmé qu’il revenait au Chief Justice Marshall d’exécuter la décision de la Cour). L’opposition s’est prolongée jusqu’au moment où le Président Jackson, craignant que l’exemple géorgien offre des arguments aux autres États pour contester de manière générale l’autorité de la Fédération, a menacé d’envoyer l’armée. Mais la Géorgie et la Fédération se sont mis d’accord afin d’exécuter la décision de la Cour suprême sans pour autant se conformer aux fondements de celle-ci : insistant sur la condamnation d’un sujet se trouvant sur les territoires occupés par les Géorgiens, on lui a accordé le pardon, mais l’on a ignoré le principe qui avait conduit à déclarer l’inconstitutionnalité de la condamnation, c’est-à-dire l’inconstitutionnalité de l’occupation du territoire. La résolution définitive de l’affaire est arrivée en 1835, lorsque la Fédération et des représentants de la tribu, choisis par la Fédération sans ne même pas informer les représentants officiels, ont stipulé un nouveau traité qui laissait aux États-Unis et à ses composantes les territoires qui avaient été occupés.

 

7. Une ébauche de conclusion

Quelques remarques s’imposent afin de conclure cette analyse. Des remarques concernent les variables prises en considération afin de déterminer le degré de réception.

Or, les facteurs qui influencent la réception des décisions des juges constitutionnels ont des portées diverses.

Les deux premiers facteurs que l’on a examinés ont une portée générale car ils précèdent la décision et conditionnent, d’une manière fondamentalement uniforme, n’importe quelle décision (la seule exception étant celle de la mise en œuvre de la récusation ou de l’abstention, qui a trait souvent à une décision spécifique).

Le premier facteur (correspondant au système scolaire) est, pour ainsi dire, structurel, puisqu’il concerne principalement le système de justice constitutionnelle, tel qu’il a été élaboré et tel qu’il s’est développé au cours des années. À ce propos, la réception des décisions du juge constitutionnel s’apprécie en termes d’obligation juridique : c’est au droit positif (et jurisprudentiel) qu’il faut se référer afin d’encadrer les impacts possibles des décisions.

Le deuxième facteur (correspondant à la personne de l’instituteur) n’est pas structurel, mais revêt quand même une portée générale, puisqu’il concerne l’attitude que l’on a vis-à-vis de l’institution. Cette attitude ne doit pas être analysée en se fondant sur le droit positif, mais plutôt en se référant à l’histoire de la cour ou du tribunal, aux membres qui le composent et aux rapports de la cour ou du tribunal non seulement avec les autres pouvoirs mais aussi avec l’opinion publique.

Par contre, les troisième et quatrième facteurs, c’est-à-dire ceux qui correspondent à la conduite de l’instituteur et à l’attitude des élèves, concernent l’actualité et plus spécifiquement chaque décision du juge constitutionnel. Il s’agit donc de facteurs qui ne sont ni structurels ni généraux, mais qui sont pour ainsi dire contingents.

Lorsque l’on parle de la réception des décisions, ce sont précisément les deux derniers facteurs qui sont les plus intéressants, même s’ils ne sont pas nécessairement décisifs. En effet, ce sont souvent les deux premiers facteurs à déterminer en grande partie l’impact des décisions (par exemple, les décisions du Tribunal constitutionnel allemand sont respectées en conséquence du respect que l’on rend à l’institution, plutôt qu’en raison de l’adhésion aux contenus de chaque décision). L’intérêt pour les deux facteurs contingents consiste donc dans leur variabilité : c’est sur la base de la réception de chaque décision et sur la base des différences que l’on évalue que l’on peut apprécier la validité et l’efficacité de la solution apportée par la cour ou le tribunal à un problème juridique d’ordre constitutionnel.

Ceci sans compter que la réception de chaque décision est, en soi, un élément qui contribue à l’implantation de la juridiction constitutionnelle dans le système et à son autorité. Autrement dit, les facteurs généraux, qui influencent la réception des décisions, sont, à leur tour, influencés par la réception même, puisqu’une décision qui fait l’objet d’une bonne réception renforce l’autorité de la cour et que cette autorité ne peut que s’accroître au fur et à mesure que les décisions bien reçues se multiplient ; au contraire, une décision mal réceptionnée empiète le prestige de l’institution, et si dans la pratique ces empiètement se multiplient, le prestige finit par diminuer considérablement.

Un dernier point, d’envergure, reste à aborder : peut-on établir, en général, une liste de priorités parmi les facteurs que l’on a indiqués ? Y a-t-il un facteur qui prime sur les autres ?

La réponse est difficile car les facteurs sont souvent imbriqués entre eux si bien qu’il est difficile de les discerner les uns des autres. Cependant, l’expérience montre que l’attitude des élèves est le fondement essentiel de la réception des enseignements de l’instituteur. Pareillement, l’attitude des autres pouvoirs vis-à-vis de la décision du juge constitutionnel (et notamment la volonté de se conformer) paraît être si décisive, que dans certains cas (exceptionnels, peut-être, mais non pas rarissimes), cet élément peut combler, à lui seul, les défauts des autres.

Un exemple vient à l’esprit : il s’agit de l’avis rendu par la Cour suprême canadienne en 1998 sur la sécession unilatérale du Québec. L’analyse du texte et du contexte suggère les remarques suivantes.

Sur le premier facteur, l’on peut dire qu’au Canada l’autorité de la Constitution n’est pas un axiome, une province a en effet pu s’opposer à son rapatriement de 1982 ; en outre, le sujet de l’avis est assez révélateur des difficultés de cohésion autour du pacte fondateur (qui est conçu, d’ailleurs, de manière différente par les québécois et par le reste du Canada) ; enfin, l’avis, en tant que tel, n’a pas de force contraignante.

Sur le deuxième facteur, il faut constater que la Cour suprême connaît des critiques assez virulentes, comme le montrent certains articles et certains ouvrages parus dans les derniers lustres : il suffit de citer le titre de deux ouvrages dédiés à la Cour, le premier de Ken Roach, The Supreme Court on Trial, est de 2001, l’autre, encore plus emblématique, de Robert Ivan Martin, et a pour titre The most dangerous branch: how the Supreme Court of Canada has undermined our law and our democracy (2005).

Sur le troisième facteur, l’on ne peut pas omettre les critiques qui ont frappé cet avis, surtout en ce qui concerne sa clarté et aux exigences posées par la Cour suprême aux institutions politiques.

Malgré toutes ces difficultés, le législateur canadien n’a pas hésité à mettre en œuvre les indications (parfois assez génériques) de la Cour suprême en adoptant la «Loi donnant effet à l’exigence de clarté formulée par la Cour suprême du Canada dans son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec» (L.C. 2000, ch. 26).

La volonté politique a donc surmonté toutes les difficultés.

Face à de telles évidences, le juriste est contraint de s’arrêter : le Juge Breyer a récemment affirmé que «history, not legal doctrine, tells us how American came to follow the Supreme Court’s rulings». L’on pourrait proposer une formule assez proche : la politique, qui a été saisie par le droit (tel que mis en évidence par Louis Favoreu), est toujours en mesure de prendre une revanche.

* Trascrizione riveduta e corretta della lezione tenuta nell’ambito del XXIIIe Cours international de Justice constitutionnelle, svoltosi ad Aix-en-Provence (8 settembre 2011).