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Corte europea dei diritti dell’uomo (Sezione II), 30 settembre 2003

(requêtes n 40892/98)

 

 

AFFAIRE KOUA POIRREZ c. FRANCE

DÉFINITIF

30/12/2003

 

En l'affaire Koua Poirrez c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. A.B. Baka, président
  J.-P. Costa, 
  G. Jörundsson, 
  L. Loucaides, 
  C. Bîrsan, 
  M. Ugrekhelidze, 
  Mme A. Mularoni, juges
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 mars 2002 et 9 septembre 2003,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 40892/98) dirigée contre la République française et dont un ressortissant ivoirien, M. Ettien Laurent Koua Poirrez (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 12 mars 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté devant la Cour par Me J.-F. Gondard, avocat au barreau de la Seine-Saint-Denis. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant alléguait en particulier la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, en raison du refus d'octroi d'une allocation pour adulte handicapé et de la durée de la procédure subséquente.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).

5.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 13 mars 2001, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  La chambre ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 3 in fine du règlement) et estimé qu'il convenait de recueillir des renseignements complémentaires, les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre. Des observations ont également été reçues de M. Bernard Poirrez, le père adoptif du requérant, que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement). Le Gouvernement a répondu à ces commentaires (article 61 § 5 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9.  Le requérant est né en 1966 et réside en région parisienne.

10.  Le requérant souffre d'un handicap physique depuis l'âge de sept ans. Il fut adopté par M. Bernard Poirrez, ressortissant français, aux termes d'un jugement rendu le 28 juillet 1987 par le tribunal de première instance de Bouaké. Ce jugement fit l'objet d'une décision d'exequatur du tribunal de grande instance de Bobigny le 11 décembre 1987.

11.  En décembre 1987, le requérant souscrivit une déclaration de nationalité française, qui fut jugée irrecevable, au motif qu'il avait plus de dix-huit ans à la date de sa demande. Il interjeta appel devant le tribunal de grande instance de Bobigny. Sa demande fut déclarée irrecevable par un jugement dudit tribunal en date du 15 janvier 1991. Cette décision fut confirmée par un arrêt de la cour d'appel de Paris daté du 24 juin 1993.

12.  Parallèlement, le requérant se vit reconnaître un taux d'incapacité de 80 % par la Commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) de la Seine-Saint-Denis et se vit attribuer une carte d'invalidité. En mai 1990, il demanda alors à bénéficier de l'« allocation aux adultes handicapés » (AAH) à la caisse d'allocations familiales (CAF) de la région parisienne. Il se prévalait de sa qualité de résident français, de nationalité ivoirienne, et de celle de fils adoptif d'un ressortissant français résidant en France et y travaillant. Sa demande fut rejetée au motif que n'étant ni de nationalité française ni ressortissant d'un pays signataire d'une convention de réciprocité en matière d'attribution de l'AAH, il ne remplissait pas les conditions d'attribution posées par l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale (paragraphe 24 ci-dessous).

13.  Le 13 juin 1990, le requérant saisit la commission de recours amiable de la caisse d'allocations familiales.

14.  Par une décision du 6 septembre 1990, cette commission, saisie sur recours du requérant, confirma la décision attaquée au motif que ce dernier ne remplissait pas les conditions prévues à l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale. L'administration releva que la Côte d'Ivoire, pays dont le requérant est ressortissant, n'avait pas conclu avec la France de convention de réciprocité en matière d'AAH.

15.  Le 26 février 1991, le requérant saisit le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny d'un recours en annulation de la décision de rejet de sa demande. Le requérant et la CAF déposèrent leurs conclusions respectivement le 26 février et le 25 avril 1991.

16.  Par un jugement du 12 juin 1991, le tribunal décida de surseoir à statuer en posant une question préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) aux fins de savoir si l'exclusion de l'allocation d'adulte handicapé au bénéfice du requérant, membre de la famille (descendant adopté) d'un ressortissant de la communauté européenne résidant dans le pays dont le chef de famille (l'adoptant) a la nationalité (prévue par le texte français), était conforme aux dispositions européennes issues du traité instituant la Communauté économique européenne (« le traité CEE »). Par un arrêt du 16 décembre 1992, la CJCE répondit à la question préjudicielle en disant pour droit que les articles invoqués du traité CEE ne s'opposaient pas au refus du bénéfice de cette prestation au requérant. Elle releva que le père adoptif du requérant ne pouvait prétendre à la qualité de « travailleur migrant », catégorie à laquelle s'appliquent les dispositions européennes invoquées. Elle se fonda sur le fait que le père adoptif du requérant, étant français, avait toujours résidé et travaillé en France. La CJCE en tira la conséquence, à savoir que le requérant ne pouvait pas « invoquer le droit communautaire pour prétendre à un avantage en matière de sécurité sociale accordé aux travailleurs migrants et aux membres de la famille ». Ce faisant, elle n'examina pas le point de savoir si le refus opposé au requérant était, de façon générale, conforme ou non au droit communautaire.

17.  A partir du 17 décembre 1991, le requérant perçut le Revenu minimum d'insertion (RMI).

18.  Par un jugement du 31 mars 1993, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny, faisant application de la réponse apportée par la CJCE, décida que le recours du requérant était mal fondé et débouta ce dernier. Le requérant interjeta appel de ce jugement le 27 juillet 1993. Il demanda à bénéficier de l'aide juridictionnelle le 23 novembre 1993.

19.  Le 14 janvier 1994, le bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal de grande instance de Paris rejeta la demande d'aide juridictionnelle formulée par le requérant dans le cadre de cet appel, au motif que sa demande était manifestement dénuée de fondement. Le 21 février 1994, le requérant interjeta appel de cette décision de rejet. Par une décision du 5 mai 1994, le président du bureau d'aide juridictionnelle fit droit à sa demande.

20.  Par un arrêt du 19 juin 1995, la cour d'appel de Paris confirma le jugement du 31 mars 1993. Elle rappela les dispositions de l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction alors en vigueur, et l'absence de convention de réciprocité entre la France et le pays de la nationalité du requérant relativement à l'attribution de l'allocation.

21.  Le 2 mai 1996, le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Le requérant et la CAF déposèrent leurs mémoires respectivement le 1er août et le 21 octobre 1996. Le 2 juin 1997 fut désigné le conseiller rapporteur, qui déposa son rapport le 10 octobre 1997. L'audience devant la Cour de cassation eut lieu le 27 novembre 1997. Par un arrêt du 22 janvier 1998, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant et formulé comme suit :

« Sur le moyen du requérant tiré de ce que « (...) l'article 26 du pacte de New York proscrit toute discrimination, notamment en raison d'une origine nationale ; que la cour d'appel, qui a refusé d'accorder une allocation d'adulte handicapé à M. Koua Poirrez en raison de sa nationalité, a méconnu la force obligatoire de cette disposition, qu'elle a par suite violé par refus d'application (...) »

22.  La Cour de cassation s'exprima comme suit :

« l'article 26 du pacte international de New York du 19 décembre 1966, qui prohibe toute discrimination d'origine nationale, ne saurait être interprété comme interdisant toutes les conditions de nationalité auxquelles la loi nationale subordonne l'obtention d'un droit ;

que la cour d'appel, ayant rappelé les termes de l'article L. 821-1 du Code de la sécurité sociale, qui réserve aux personnes de nationalité française, ou ressortissantes d'un pays ayant conclu une convention de réciprocité, le droit à l'attribution de l'A.A.H., a exactement décidé que M. Koua Poirrez, de nationalité ivoirienne, ne pouvait prétendre à cette allocation, en l'absence de convention de réciprocité entre la France et la Côte d'Ivoire ; (...) »

23.  A la suite de l'adoption de la loi du 11 mai 1998 levant la condition de nationalité pour l'octroi des prestations non contributives, le requérant forma une nouvelle demande d'octroi de l'allocation d'adulte handicapé à compter du 1er juin 1998. Sa demande ayant été rejetée par la CAF, il saisit de nouveau le tribunal des affaires de sécurité sociale. Par un jugement du 11 juin 1999, ledit tribunal déclara ce recours mal fondé au motif que le requérant n'avait pas respecté les conditions formelles de présentation de sa demande d'allocation. Il n'avait en effet pas soumis à la CAF tous les documents justifiant de sa situation financière. Le requérant interjeta appel de ce jugement. Il ressort des informations fournies par le Gouvernement et non contestées par le requérant que, à la demande de la CAF, la COTOREP réexamina le dossier et accorda au requérant le bénéfice de l'allocation pour la période de juin 1998 à novembre 2000. Le dossier ne fait pas apparaître si le bénéfice en a été maintenu au-delà de cette dernière date ; en tout état de cause, le requérant ne se plaint pas pour la période actuelle et n'allègue pas que le bénéfice de l'allocation lui aurait été retiré.

II.  LE DROIT PERTINENT

A.  Le droit interne

24.  Le bénéfice de l'allocation aux adultes handicapés a été envisagé par la loi no 75-534 du 30 juin 1975 d'orientation en faveur des personnes handicapées. L'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 11 mai 1998, prévoit ce minimum de ressources à toute personne handicapée, sous réserve du respect de certaines conditions :

« Toute personne de nationalité française ou ressortissant d'un pays ayant conclu une convention de réciprocité en matière d'attribution d'allocations aux handicapés adultes résidant sur le territoire métropolitain (...) ayant dépassé l'âge d'ouverture du droit à l'allocation d'éducation spéciale prévue à l'article L. 541-1, dont l'incapacité permanente est au moins égale à un pourcentage fixé par décret, perçoit une A.A.H. lorsqu'elle ne peut prétendre au titre d'un régime de sécurité sociale, d'un régime de pension de retraite ou d'une législation particulière à un avantage de vieillesse ou d'invalidité ou une rente d'accident de travail d'un montant au moins égal à ladite allocation. »

25.  La loi no 98-349 du 11 mai 1998 relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile a supprimé la condition de nationalité. Depuis la promulgation de cette loi, tout étranger résidant de façon régulière en France peut demander le bénéfice de cette allocation.

26.  Concernant une autre prestation, l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité, la Cour de cassation a jugé que son refus d'attribution uniquement fondé sur la nationalité étrangère du titulaire d'une pension d'invalidité du régime français, résidant en France, viole les articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 (Chambre sociale, arrêt du 14 janvier 1999, publié au Bulletin).

B.  La Recommandation du Comité des Ministres no R (92) 6

27.  La Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe no R (92) 6, adoptée le 9 avril 1992, relative à une politique cohérente pour les personnes handicapées, renvoie à son annexe, laquelle prévoit notamment ce qui suit :

« (...)

2.  Objectifs

Toutes les personnes handicapées ou susceptibles de le devenir, quels que soient leur âge et leur race, et la nature, l'origine et le degré de sévérité de leur handicap, devraient avoir droit à l'aide individuelle requise pour pouvoir mener une vie conforme à leurs capacités réelles et potentielles, au niveau le plus élevé possible pour chacune. A travers un système coordonné de mesures, elles devraient pouvoir :

(...)

–  jouir d'un minimum vital, le cas échéant par le biais de prestations sociales ;

(...)

4.  Directives générales

Pour mettre en œuvre cette politique, les Etats devraient appliquer les mesures suivantes :

(...)

–  assurer aux personnes handicapées un niveau de vie digne à travers des prestations économiques et des services sociaux appropriés ;

(...)

Les prestations sociales demeurent, toutefois, dans de nombreux secteurs un moyen essentiel soit de stimuler et de faciliter l'autonomie, soit de mettre en route et d'encourager cette mise en route des processus de réadaptation et d'intégration. (...)

IX.  Protection sociale, économique et juridique

1.  Portée et principes

1.1.  Afin d'éviter, ou au moins d'améliorer, des situations dans lesquelles des personnes handicapées se trouveraient en difficulté, marginalisées et défavorisées, de garantir à ces personnes l'égalité des chances et de développer leur autonomie personnelle, leur indépendance économique et leur intégration sociale, il conviendrait de leur assurer le droit à une sécurité économique et sociale et à un niveau de vie digne, grâce :

–  à un minimum vital ;

–  à des allocations spécifiques ; et

–  à un système de protection sociale.

1.2.  S'il existe pour l'ensemble de la population un système général de protection économique et sociale, il conviendrait d'en faire bénéficier pleinement les personnes handicapées et de prendre en considération leurs besoins spécifiques. Sinon, il faut instaurer un système spécifique visant à les protéger de façon continue.

1.3.  La protection socio-économique devra être assurée par des prestations financières et par des services sociaux. Cette protection doit reposer sur une évaluation précise des besoins et de la situation des personnes handicapées, et faire l'objet d'un réexamen périodique pour tenir compte de l'évolution des circonstances personnelles qui ont motivé l'octroi de cette protection.

1.4.  Les mesures de protection économique ne doivent être considérées que comme l'un des éléments composant le processus d'intégration des personnes handicapées.

2.  Sécurité économique et sociale

2.1.  Outre les prestations sociales servies aux personnes handicapées comme aux autres personnes (indemnités de chômage par exemple), le système de sécurité économique et sociale devrait garantir :

–  les prestations spéciales en espèces ou en nature pour les personnes handicapées, visant à assurer leur réadaptation et à répondre à d'autres besoins particuliers, comme les traitements médicaux, la formation professionnelle, les aides techniques, l'accès et l'adaptation des bâtiments, les transports et les possibilités de communication ;

–  un soutien financier spécial aux familles ayant un enfant handicapé ;

–  une aide appropriée, par exemple des subventions à l'installation ou des prêts à l'investissement pour les personnes handicapées souhaitant devenir des travailleurs indépendants ;

–  un minimum vital répondant aux besoins fondamentaux des personnes souffrant d'un handicap qui les empêche de travailler, et à ceux de leur famille ;

–  des prestations pour les personnes qui, en raison de leur handicap, ont besoin de l'aide permanente d'une autre personne ;

–  des prestations aux personnes dans l'impossibilité de chercher un emploi en raison des soins qu'elles prodiguent à une personne handicapée ;

–  lorsqu'il est renoncé à l'aide financière pour exercer un emploi, cette aide devrait être réservée et garantie pour le cas où l'emploi s'avère impossible ;

(...) »

28.  Cette recommandation énonce également que « l'exercice des droits juridiques de base des personnes handicapées ainsi que le droit à la non-discrimination devraient être protégés ».

C.  La Charte sociale européenne

29.  Le Comité européen des droits sociaux, dans les Conclusions relatives à l'article 12 de la Charte concernant la France (15e rapport, période de référence 1997-1998 ; Conclusions XV-1, Tome 1, p. 277, éditions du Conseil de l'Europe, 2000), énonce ce qui suit :

« Le Comité constate que la loi no 98-349 relative à l'entrée et au séjour en France et au droit d'asile met le code de la sécurité sociale en conformité avec la Charte sociale. La condition de réciprocité mise à l'octroi de l'AAH et de l'allocation supplémentaire du FSV aux étrangers était jugée contraire à l'article 12 par. 4 de la Charte par le Comité depuis le cycle de contrôle VI et le cycle de contrôle XIII-2 respectivement. Cette condition étant levée – seule la régularité de séjour en France étant désormais requise (nouvel article L 816-1 du Code de sécurité sociale) – les ressortissants de toutes les Parties contractantes sont mis sur un pied d'égalité avec les nationaux. Le Comité considère que la situation est désormais conforme à l'article 12 par. 4. »

EN DROIT

30.  En premier lieu, le requérant conteste la décision sur la recevabilité partielle de la Cour, en date du 13 mars 2001, en ce qu'elle a rejeté, comme manifestement mal fondé, son grief soulevé quant à la procédure relative à sa demande de nationalité.

31.  La Cour estime que les éléments avancés par le requérant ne sont pas de nature à remettre en cause la décision critiquée sur ce point.

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

32.  Le requérant se plaint d'une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, dispositions libellées comme suit :

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A.  Applicabilité de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1

1.  Thèses défendues devant la Cour

33.  Le Gouvernement considère que le droit de propriété protégé par l'article 1 du Protocole no 1 n'inclut pas les prestations non contributives, telles que l'allocation d'adulte handicapé. Cette dernière représente en fait plus une assistance qu'une créance réelle ou un droit acquis, ce qui est illustré par son caractère non prédéterminé et conditionnel aux termes de la législation française. Il considère que l'affaire Gaygusuz (Gaygusuz c. Autriche, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV) lui donne raison, la Cour ayant expressément relevé, selon lui, que le droit à une prestation sociale était lié au paiement de contributions. Le Gouvernement estime que les décisions rendues dans l'affaire Michael Matthews, dont il partage l'analyse du gouvernement britannique, ne permet pas de déterminer si l'allocation litigieuse est un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (Michael Matthews c. Royaume-Uni, no 40302/98, décision du 28 novembre 2000 et arrêt du 15 juillet 2002). Le Gouvernement conclut ainsi à l'irrecevabilité ratione materiae de ce grief.

34.  Le requérant tient l'allocation d'adulte handicapé pour un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et le refus de lui accorder cette allocation méconnaîtrait son droit au respect de ce bien. Il estime notamment que ce refus se fonde sur un critère discriminatoire, à savoir sa condition d'étranger issu d'un pays non membre de l'Union européenne et non signataire d'une convention de réciprocité quant à l'octroi de l'allocation d'adulte handicapé. Il considère que, dans la jurisprudence de la Cour, la notion de « bien » a reçu une large extension.

Le requérant indique en outre que, notamment, dans une affaire Diop, relative à la cristallisation des pensions de retraite perçues par des ressortissants étrangers, la cour administrative d'appel de Paris, dont l'arrêt fut confirmé par le Conseil d'Etat le 30 novembre 2001, a rejeté l'argument du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie qui soutenait qu'une telle pension n'était pas un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 faute de pouvoir établir une corrélation entre les cotisations versées et les pensions attribuées par l'Etat, ce dernier finançant au demeurant ce régime spécial par son budget. Le requérant, tout en citant d'autres jurisprudences administratives, en déduit que le critère de distinction selon le caractère contributif ou non d'une prestation est inopérant. Il cite également l'exemple du Revenu minimum d'insertion (RMI), dont il a bénéficié un temps, revenu variable en fonction du produit éventuel d'une activité professionnelle, susceptible d'être demandé par toute personne âgée de vingt-cinq ans, n'ayant jamais travaillé et ce sans condition de nationalité. Partant, il estime être titulaire d'un droit, dont le respect lui est refusé illégalement en raison d'une discrimination fondée sur la nationalité.

35.  M. Bernard Poirrez, le père adoptif du requérant, autorisé à intervenir dans le cadre de la présente requête, estime que l'AAH est un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.

2.  Appréciation de la Cour

36.  La Cour rappelle que l'article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu'elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s'appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l'empire de l'une au moins desdites clauses (arrêts Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A no 94, p. 35, § 71, et Inze c. Autriche du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 17, § 36).

37.  La Cour rappelle également qu'elle a déjà jugé que le droit à une allocation d'urgence – dans la mesure où il est prévu par la législation applicable – est un droit patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et que, par conséquent, cette disposition s'applique sans qu'il faille se fonder uniquement sur le lien qui existe entre l'attribution de l'allocation d'urgence et l'obligation de payer « des impôts ou autres contributions » (Gaygusuz, précité, p. 1142, § 41). A cet égard, la Cour considère que le fait que, dans cette affaire, le requérant avait bien payé des contributions et que ce paiement lui ouvrait le droit à l'attribution de l'allocation d'urgence (ibidem, pp. 1141-1142, § 39) n'implique pas, a contrario, qu'une prestation sociale non contributive, telle que l'AAH, ne fonderait pas elle aussi un droit patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1.

38.  En l'espèce, il n'est pas contesté que le requérant s'est vu reconnaître un taux d'incapacité de 80 % et attribuer une carte d'invalidité. Sa demande tendant à l'obtention de l'allocation d'adulte handicapé fut rejetée aux seuls motifs qu'il n'était ni de nationalité française ni ressortissant d'un pays signataire d'une convention de réciprocité en matière d'attribution de l'AAH.

Partant, la Cour constate que l'allocation pouvait être accordée tant aux Français qu'aux ressortissants d'un pays ayant signé une convention de réciprocité avec la France à cette fin.

39.  De l'avis de la Cour, le fait que le pays d'origine du requérant n'a pas signé une telle convention, alors même que le requérant s'était vu attribuer une carte d'invalidité, qu'il résidait en France, qu'il était fils adoptif d'un citoyen français résidant et travaillant en France et, enfin, qu'il avait préalablement bénéficié du RMI, ne saurait justifier, en soi, le refus de l'allocation litigieuse. S'agissant en outre d'une allocation destinée à une personne souffrant d'un handicap, la Cour renvoie également, à titre indicatif, au texte de la Recommandation du Comité des Ministres no R (92) 6, adoptée le 9 avril 1992 (paragraphe 27 ci-dessus), qui vise à la mise en place d'une politique et de mesures adaptées pour les personnes handicapées, ainsi qu'aux conclusions du Comité européen des droits sociaux (paragraphe 29 ci-dessus).

40.  En outre, la Cour constate que le critère de nationalité pour l'octroi de cette allocation fut supprimé par la loi du 11 mai 1998. L'AAH est donc attribuée sans distinction fondée sur la nationalité depuis la promulgation de cette loi. Le requérant en a d'ailleurs bénéficié pour une période qui court à compter du mois de juin 1998, soit immédiatement après la promulgation de la loi.

41.  La Cour considère en définitive que l'exclusion du requérant du bénéfice de l'AAH avant le mois de juin 1998 s'est fondée sur des critères – la nationalité française ou le fait d'être ressortissant d'un pays ayant conclu avec la France une convention de réciprocité relative à cette allocation – qui constituent une distinction relevant des dispositions de l'article 14 de la Convention.

42.  Compte tenu de tout ce qui précède, la Cour estime que le requérant bénéficiait d'un droit patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et que l'article 14 de la Convention est également applicable en l'espèce.

B.  Observation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1

1.  Thèses défendues devant la Cour

43.  Le Gouvernement considère que le grief du requérant tiré d'une discrimination contraire à l'article 14 est mal fondé. Il relève que la distinction opérée, avant la loi de 1998, entre nationaux et étrangers en matière d'allocations pour adultes handicapés répondait à un but légitime, à savoir l'équilibre entre les recettes et les dépenses de l'Etat dans le domaine social. La condition de proportionnalité était également respectée en ce que les étrangers n'étaient pas privés de toute ressource puisqu'ils pouvaient notamment bénéficier du RMI. Le Gouvernement souligne par ailleurs que le requérant, s'il n'a pu acquérir la nationalité française par déclaration, aurait pu solliciter sa naturalisation et bénéficier de l'allocation d'adulte handicapé sans que lui demeure opposable la condition de nationalité.

44.  Le requérant conteste cette thèse. Il considère que l'allocation d'adulte handicapé constitue un véritable droit patrimonial acquis dès lors que la condition tenant au plafond de ressources est remplie et qu'un certain taux d'invalidité a été atteint, ce qui était le cas dès sa première demande en 1990. Le refus de la CAF de lui accorder cette allocation méconnaît donc son droit, et ce en raison de sa nationalité.

45.  M. Bernard Poirrez estime que la nationalité est également mentionnée dans les articles 2 § 2, 3 et 4 du Protocole no 4, et qu'elle a servi de fondement à une discrimination dans l'octroi de l'allocation litigieuse.

2.  Appréciation de la Cour

46.  Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle « manque de justification objective et raisonnable », c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s'il n'y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir notamment Gaygusuz, précité, p. 1142, § 42, Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, § 29, CEDH 1999-I, et Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000-IV). Toutefois, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz, précité, p. 1142, § 42).

47.  En l'espèce, la Cour constate d'abord que le requérant a légalement séjourné en France, où il a bénéficié du RMI, lequel n'est pas soumis à la condition de nationalité. Elle rappelle que le refus des autorités internes de lui accorder l'allocation litigieuse reposait exclusivement sur le constat qu'il ne possédait pas la nationalité appropriée, condition d'attribution posée par l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale applicable au moment des faits.

48.  Par ailleurs, il n'est pas établi, ni même allégué, que le requérant ne remplissait pas les autres conditions légales pour l'attribution de la prestation sociale en question. Sur ce point, la Cour ne peut d'ailleurs que constater que le requérant a effectivement bénéficié de l'AAH après que la loi du 11 mai 1998 eut supprimé la condition de nationalité. Il se trouvait donc dans une situation analogue à celle des ressortissants français ou de pays ayant signé une convention de réciprocité quant à son droit à l'obtention de cette prestation. La Cour relève que la Cour de cassation considère également que le refus d'attribution de l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité au titulaire d'une pension d'invalidité du régime français, résidant en France, refus uniquement fondé sur sa nationalité étrangère, viole les articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 (paragraphe 26 ci-dessus).

49.  Dès lors, les arguments avancés par le Gouvernement ne sauraient convaincre la Cour. La différence de traitement, en ce qui concerne le bénéfice des prestations sociales, entre les ressortissants français ou de pays ayant signé une convention de réciprocité et les autres étrangers ne reposait sur aucune « justification objective et raisonnable » (voir, a contrario, Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, série A no 193, p. 20, § 49). Même si, à l'époque des faits, la France n'était pas liée par des accords de réciprocité avec la Côte d'Ivoire, elle s'est engagée, en ratifiant la Convention, à reconnaître « à toute personne relevant de [sa] juridiction », ce qui était sans aucun doute possible le cas du requérant, les droits et libertés définis au titre I de la Convention (Gaygusuz, précité, p. 1143, § 51).

50.  Partant, il y a eu méconnaissance de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

51.  Le requérant estime que la procédure ne s'est pas déroulée dans un délai raisonnable, comme l'eût voulu l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce est libellée comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1.  Thèses défendues devant la Cour

52.  Le Gouvernement considère à titre principal que ce grief est irrecevable car incompatible ratione materiae avec les dispositions de l'article 6 § 1 ; en effet, le requérant ne peut se prétendre titulaire d'un « droit de caractère civil » au sens de ce texte puisque la législation applicable au moment des faits de l'espèce ne lui conférait pas de droit à l'obtention de l'allocation litigieuse.

53.  A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que le grief tiré de la durée excessive de la procédure est mal fondé du fait de la complexité incontestable de l'affaire (notamment illustrée par la nécessité pour le juge du fond de poser une question préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes) et de son importance réduite sur le fond, ce qui excluait la nécessité d'une diligence particulière (le requérant pouvant bénéficier du RMI). Le Gouvernement insiste aussi sur le fait que le requérant a multiplié les procédures et que les juridictions saisies ont été suffisamment diligentes quand elles ont statué sur son cas. Tout en reconnaissant une certaine latence devant la cour d'appel de Paris et la Cour de cassation, il rappelle que la première a tenu à recueillir l'avis du parquet général, tandis que la Cour de cassation a fait preuve de diligence à partir de la désignation du conseiller rapporteur en juin 1997.

54.  Le requérant rejette cette analyse. Il considère que sa contestation porte effectivement sur un « droit de caractère civil » au sens de l'article 6 § 1, car il aurait dû bénéficier de l'allocation litigieuse du fait de son invalidité reconnue et ce quelle que soit sa nationalité. Il souligne notamment qu'il pouvait invoquer ce droit en se fondant sur des textes européens ayant une valeur supérieure à celle du droit français. Il renvoie sur ce point à un arrêt de la Cour de cassation du 17 octobre 1996 ayant reconnu l'octroi de l'allocation d'adulte handicapé à un Algérien du fait de l'existence d'un accord conclu entre l'Algérie et la Communauté économique européenne, et à un jugement du tribunal des affaires de sécurité sociale de Haute-Savoie du 15 mai 1997 se fondant, lui, pour octroyer cette allocation, sur la convention de Lomé. Enfin, le requérant conteste l'analyse du Gouvernement quant à la longueur de la procédure, estimant pour sa part que son affaire ne présentait pas une complexité justifiant une telle durée et que le véritable motif de cette durée excessive réside dans le manque de diligence des autorités françaises.

55.  M. Bernard Poirrez considère que la durée n'a pas été raisonnable, indiquant notamment que la responsabilité en incombe principalement aux autorités qui n'ont pas maîtrisé ou, plus grave, ont violé la hiérarchie des normes.

2.  Appréciation de la Cour

56.  Concernant l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à son constat selon lequel le requérant bénéficiait d'un droit à l'AAH, droit patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 42 ci-dessus). Partant, la Cour conclut au « caractère civil » de celui-ci. En outre, il ne saurait être contesté que ce « droit » patrimonial faisait l'objet d'une « contestation » devant les juridictions internes (voir également l'arrêt Mennitto c. Italie [GC], no 33804/96, §§ 23 et suiv., CEDH 2000-X).

57.  L'article 6 § 1 trouve donc à s'appliquer en l'espèce.

58.  La Cour constate que la période à considérer a débuté le 13 juin 1990 avec la saisine de la commission de recours amiable et s'est achevée le 22 janvier 1998 avec l'arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc duré sept ans, sept mois et neuf jours, pour trois degrés de juridiction.

59.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

60.  Elle estime, avec le Gouvernement, que la présente affaire présentait un certain degré de complexité.

61.  Quant au comportement des parties, la Cour considère que l'on ne saurait reprocher au requérant d'avoir pleinement tiré parti des voies de recours qui lui étaient ouvertes. S'agissant des autorités internes, elle ne relève aucune période d'inactivité significative qui leur serait imputable. Elle rappelle en outre que la durée de la procédure devant la CJCE, à savoir plus de dix-huit mois en l'espèce, n'a pas à être prise en compte (Pafitis et autres c. Grèce, arrêt du 26 février 1998, Recueil 1998-I, p. 459, § 95).

62.  Enfin, l'enjeu financier de la procédure, bien qu'important, n'est pas déterminant en l'espèce, le requérant ayant bénéficié du RMI à partir du 17 décembre 1991 (paragraphe 17 ci-dessus).

63.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la durée de la procédure n'a pas excédé le « délai raisonnable » prévu à l'article 6 § 1.

64.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

65.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

66.  Le requérant sollicite une somme de 184 000 francs français (FRF), soit 28 050 euros (EUR), au titre du préjudice matériel en raison de la différence de montant entre le RMI et l'AAH entre 1990 et 1998. En outre, il réclame une somme de 500 000 FRF, soit 76 224 EUR, au titre du préjudice moral pour non-reconnaissance de la nationalité française, plus 200 000 FRF, soit 30 489 EUR, pour résistance de l'Etat français et 100 000 FRF, soit 15 244 EUR, pour la longueur de la procédure.

67.  M. Bernard Poirrez, tiers intervenant, demande une somme de 400 000 FRF, soit 60 979 EUR, au titre d'un préjudice moral distinct de celui de son fils, ainsi que 100 000 FRF, soit 15 244 EUR, pour la longueur de la procédure.

68.  Le Gouvernement considère notamment que le requérant ne peut réclamer une indemnisation en raison du refus de lui octroyer la nationalité française, qu'il n'est en outre plus victime depuis l'adoption de la loi de 1998 et qu'en tout état de cause un constat de violation de l'article 14 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1 ne donnerait droit à aucune indemnisation.

Concernant le grief tiré de la durée de la procédure, il estime, au regard des sommes réclamées à ce titre et au titre des frais et dépens, qu'une somme de 40 000 FRF, soit 6 079,96 EUR, constituerait une satisfaction équitable appropriée.

Enfin, le Gouvernement considère que M. Bernard Poirrez ne peut revendiquer une quelconque indemnisation au titre de l'article 41 puisqu'il n'a pas la qualité de requérant.

69.  La Cour rappelle tout d'abord que les articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement permettent notamment au président de la Cour d'inviter toute personne intéressée autre que le requérant à présenter des observations écrites ou à prendre part aux audiences. M. Bernard Poirrez a bénéficié d'une telle autorisation, laquelle ne saurait octroyer que la qualité de tiers intervenant et non celle de requérant, ainsi que cela ressort du texte même des dispositions précitées.

70.  Concernant le requérant, la Cour rappelle que le grief tiré du refus d'octroi de la nationalité française fut rejeté par sa décision de recevabilité partielle du 13 mars 2001. Partant, aucune satisfaction équitable ne saurait être accordée à ce titre.

Pour le reste, sans vouloir spéculer sur le montant de l'AAH et la date à laquelle l'intéressé aurait pu y prétendre, la Cour doit néanmoins tenir compte du fait qu'il a subi un tort moral et matériel certain. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle lui accorde 20 000 EUR tous chefs de préjudice confondus.

B.  Frais et dépens

71.  Le requérant demande une somme de 40 000 FRF hors taxes, soit 6 079,96 EUR, au titre des frais et dépens, compte tenu de « l'ampleur des recherches et la dilution des procédures dans le temps ».

72.  Le Gouvernement ne se prononce pas directement, sa proposition englobant les prétentions du requérant au titre de son grief tiré de l'article 6 et des frais (paragraphe 68 ci-dessus).

73.  Lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux qu'il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, notamment, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63). Pour ce qui est des frais et dépens devant la Cour, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 102, CEDH 2001-VI).

74.  En l'espèce, la Cour constate que les sommes réclamées par le requérant au titre des dépens sont manifestement excessives et, en tout état de cause, ne sont pas ventilées, ce qui interdit de savoir dans quelle mesure elles auraient été destinées à couvrir les frais engagés pour prévenir ou faire corriger les seules violations constatées par la Cour. Cela étant, au vu des diligences écrites et orales manifestement accomplies par son avocat, la Cour lui accorde 3 000 EUR de ce chef.

C.  Intérêts moratoires

75.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Rejette, à l'unanimité, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;

2.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 ;

3.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

4.  Dit, à l'unanimité,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 20 000 EUR (vingt mille euros) tous préjudices confondus, outre 3 000 EUR (trois mille euros) au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 septembre 2003, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence Early András Baka Greffier adjoint Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de Mme Mularoni.

A.B.B.T.L.E.

 

OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE MULARONI

Je ne peux souscrire à l'opinion de la majorité selon laquelle il y a violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.

L'article 1 du Protocole no 1 protège le droit de propriété. Il me semble que, jusqu'à maintenant, la Cour a interprété de façon plutôt restrictive cet article, estimant qu'en la matière les Etats jouissent d'une marge d'appréciation très élevée.

Dans sa jurisprudence, la Cour a précisé la notion de « bien » : l'article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour des biens actuels (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 23, § 50) ; s'il s'agit d'une créance, celle-ci doit être suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B, p. 84, § 59).

La majorité parvient à un constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1, lu en conjonction avec l'article 14 de la Convention, en se fondant sur l'arrêt Gaygusuz c. Autriche du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, pp. 1130 et suiv. Mais je vois une différence essentielle dans les deux affaires, à savoir le paiement de contributions.

Dans l'affaire Gaygusuz précitée, la Cour, suivant le raisonnement de la Commission, a conclu à l'applicabilité (et à la violation) de l'article 14 combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, après avoir constaté que « [l]e droit à l'attribution de cette prestation sociale est donc lié au paiement de contributions à la caisse d'assurance chômage, condition préalable au versement des allocations chômage (...). Il s'ensuit que l'absence de paiement de ces contributions exclut tout droit à l'attribution de l'allocation d'urgence » (ibidem, pp. 1141-1142, § 39).

S'agissant du droit à pension, la Cour a précisé qu'un tel droit n'est pas garanti comme tel par la Convention, même si elle a reconnu qu'il peut être assimilé à un droit de propriété lorsque, par exemple, l'employeur a pris l'engagement plus général de verser une pension à des conditions qui peuvent être considérées comme faisant partie du contrat de travail (Azinas c. Chypre, no 56679/00, §§ 32-34, 20 juin 2002).

Il est vrai que dans l'affaire Mennitto (Mennitto c. Italie [GC], no 33804/96, CEDH 2000-X) la Cour a conclu à l'applicabilité de l'article 6 § 1 s'agissant de l'octroi d'une allocation aux familles qui s'occupaient directement à domicile de handicapés membres de leurs foyers. Mais, dans l'affaire précitée, le comité chargé de vérifier la conformité à la loi des demandes avait estimé que le fils du requérant répondait aux critères permettant le versement de l'allocation aux familles concernées ; la Cour avait conclu à l'applicabilité de l'article 6 § 1 après avoir constaté, d'une part, que le tribunal administratif et le Conseil d'Etat avaient affirmé que l'administration ne jouissait d'aucun pouvoir discrétionnaire et, d'autre part, que le Conseil d'Etat avait jugé que la région avait l'obligation de prévoir les fonds destinés à garantir le versement de l'allocation aux bénéficiaires dans la mesure établie par la loi. La Cour avait aussi relevé que le requérant avait déjà reçu deux mensualités, ce qui pouvait donner à penser qu'il jouissait bien d'un tel droit.

A la lumière de ce qui précède, j'ai les plus forts doutes quant à la possibilité de parvenir à un constat d'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1 (et, par conséquent, de violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1). Je ne vois pas comment, dans le cas d'espèce, l'allocation aux adultes handicapés, dans la mesure où elle constitue une prestation sociale non contributive, peut être considérée comme un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.

Ayant dit cela, je suis néanmoins loin de conclure à l'absence de violation de la Convention.

A mon avis, cette affaire touche le cœur de l'article 8 de la Convention, disposition que la Cour a interprétée de façon évolutive s'agissant des droits concernant la sphère privée et familiale des êtres humains, donc la sphère la plus intime, où la Cour est appelée à s'assurer que leur dignité et leur vie privée et familiale sont protégées par les Etats signataires de la Convention. La Cour a précisé que ces Etats doivent en premier lieu respecter la vie privée et familiale de toute personne relevant de leur juridiction, mais également éliminer les obstacles, les contraintes qui empêchent le libre développement de la personnalité et assumer des obligations positives de plus en plus amples.

La Cour a notamment dit que l'expression « vie privée » est large, qu'elle ne se prête pas à une définition exhaustive et que l'article 8 protège un droit à l'identité et à l'épanouissement personnel, et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I).

Je constate aussi que le requérant a été adopté par un citoyen français. Le jugement rendu le 28 juillet 1987 par le tribunal de première instance de Bouaké a fait l'objet d'une décision d'exequatur rendue par un tribunal français le 11 décembre 1987. La France a donc reconnu l'existence d'une vie familiale entre le requérant et son père, de nationalité française, vie familiale protégée par l'article 8 de la Convention.

Comme la Cour l'a dit dans l'arrêt Marckx précité (pp. 14-15, § 31), « en proclamant par son paragraphe 1 le droit au respect de la vie familiale, l'article 8 signifie d'abord que l'Etat ne peut s'immiscer dans l'exercice de ce droit, sauf sous les strictes conditions énoncées au paragraphe 2. Ainsi que la Cour l'a relevé en l'Affaire « linguistique belge », il a « essentiellement » pour objet de prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics (arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 33, § 7). Il ne se contente pourtant pas d'astreindre l'Etat à s'abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s'ajouter des obligations positives inhérentes à un « respect effectif » de la vie familiale. »

Je considère que, dans la présente affaire, l'article 8 entre en jeu soit sous l'angle de la vie privée, soit sous l'angle de la vie familiale.

Pour ce qui est de l'article 14, la jurisprudence de la Cour a établi des principes très importants concernant l'interprétation de cette disposition.

En premier lieu, dans la mesure où l'article 14 n'a pas d'existence indépendante, son application ne présuppose pas nécessairement la violation d'un des droits substantiels garantis par la Convention, tout comme elle ne présuppose pas une interférence directe des autorités nationales avec les droits garantis par une telle disposition. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l'empire » de l'une ou l'autre des dispositions en question (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Karlheinz Schmidt c. Allemagne du 18 juillet 1994, série A no 291-B, p. 32, § 22, et Petrovic c. Autriche du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 585, § 22). En second lieu, l'article 14 s'étend non seulement à la jouissance des droits que les Etats sont obligés de garantir par la Convention, mais également à la jouissance des droits et des libertés qui tombent sous l'empire d'une disposition matérielle de la Convention et que l'Etat a choisi de garantir, même si, ce faisant, il va au-delà de ce qui est exigé par la Convention. Ce principe a été pour la première fois énoncé par la Cour dans l'Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique » (arrêt précité, pp. 33-34). Le raisonnement de la Cour a été similaire dans l'arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni (28 mai 1985, série A no 94, p. 35, § 71).

Appliquant ces principes au cas d'espèce, je considère que, bien que l'article 8 de la Convention ne garantisse pas en tant que tel le droit à l'allocation aux adultes handicapés, la situation de la présente requête tombe « sous l'empire » de cette disposition.

J'en conclus que l'article 14, combiné avec l'article 8, trouve à s'appliquer. Je considère qu'à partir du moment où le système juridique français a accordé le droit à l'allocation aux adultes handicapés, il ne pouvait, sans vider l'article 14 de sa substance, le faire de manière discriminatoire.

Comme la majorité le relève (paragraphes 47 et 48 du présent arrêt), le requérant a légalement séjourné en France, où il a bénéficié du Revenu minimum d'insertion, lequel n'est pas soumis à la condition de nationalité. Le refus des autorités internes de lui accorder l'allocation pour adulte handicapé reposait exclusivement sur le constat qu'il ne possédait pas la nationalité appropriée, condition d'attribution posée par l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale applicable au moment des faits. Par ailleurs, il n'est pas établi, ni même allégué, que le requérant ne remplissait pas les autres conditions légales pour l'attribution de la prestation sociale en question. Avec la majorité (paragraphe 49 de l'arrêt), je trouve que la différence de traitement entre les ressortissants français ou des pays ayant signé une convention de réciprocité et les autres étrangers ne reposait sur aucune « justification objective et raisonnable », à plus forte raison dans la mesure où le requérant avait été adopté par un citoyen français. Même si, à l'époque des faits, la France n'était pas liée par des accords de réciprocité avec la Côte d'Ivoire, elle s'est engagée, en ratifiant la Convention, à reconnaître « à toute personne relevant de [sa] juridiction » les droits et libertés définis au titre I de la Convention.

Selon moi, la différence de traitement a été discriminatoire dans la mesure où il n'existait pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

Partant j'estime qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 8.

J'ai voté en faveur de l'octroi au requérant d'une somme au titre de la satisfaction équitable, ainsi que des frais et dépens, car la Cour aurait pu (et, à mon humble avis, aurait dû), comme elle l'a déjà fait dans plusieurs affaires, examiner ex officio le grief du requérant sous l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 8, même si le requérant n'a pas invoqué ce dernier.