Corte europea dei diritti dell’uomo
(Sezione II), 30 settembre 2003
(requêtes n
40892/98)
AFFAIRE KOUA POIRREZ c. FRANCE
DÉFINITIF
30/12/2003
En l'affaire
Koua Poirrez c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en
une chambre composée de :
MM. A.B.
Baka, président,
J.-P. Costa,
G. Jörundsson,
L. Loucaides,
C. Bîrsan,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 mars 2002 et
9 septembre 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à
cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de
l'affaire se trouve une requête (no 40892/98) dirigée contre la
République française et dont un ressortissant ivoirien, M. Ettien Laurent Koua
Poirrez (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des
Droits de l'Homme (« la Commission ») le 12 mars 1998 en vertu de
l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des
Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me
J.-F. Gondard, avocat au barreau de la Seine-Saint-Denis. Le gouvernement
français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R.
Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires
étrangères.
3. Le requérant
alléguait en particulier la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et de
l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no
1, en raison du refus d'octroi d'une allocation pour adulte handicapé et de la
durée de la procédure subséquente.
4. La requête a été
transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur
du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5. La requête a été
attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de
la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du
13 mars 2001, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7. La chambre ayant décidé après consultation des parties
qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire
(article 59 § 3 in fine du règlement) et estimé qu'il convenait de
recueillir des renseignements complémentaires, les parties ont chacune soumis
des commentaires écrits sur les observations de l'autre. Des observations ont
également été reçues de M. Bernard Poirrez, le père adoptif du requérant, que
le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite
(articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement). Le Gouvernement
a répondu à ces commentaires (article 61 § 5 du règlement).
8. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la
composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête
a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Le requérant est né
en 1966 et réside en région parisienne.
10. Le requérant souffre d'un handicap physique depuis l'âge
de sept ans. Il fut adopté par M. Bernard Poirrez, ressortissant français, aux
termes d'un jugement rendu le 28 juillet 1987 par le tribunal de première
instance de Bouaké. Ce jugement fit l'objet d'une décision d'exequatur du
tribunal de grande instance de Bobigny le 11 décembre 1987.
11. En décembre 1987, le requérant souscrivit une déclaration
de nationalité française, qui fut jugée irrecevable, au motif qu'il avait plus
de dix-huit ans à la date de sa demande. Il interjeta appel devant le tribunal de
grande instance de Bobigny. Sa demande fut
déclarée irrecevable par un jugement dudit tribunal en date du 15 janvier 1991.
Cette
décision fut confirmée par un arrêt de la cour d'appel de Paris daté du 24 juin
1993.
12. Parallèlement, le
requérant se vit reconnaître un taux d'incapacité de 80 % par la Commission
technique d'orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) de la
Seine-Saint-Denis et se vit attribuer une carte d'invalidité. En mai 1990, il
demanda alors à bénéficier de l'« allocation aux adultes handicapés »
(AAH) à la caisse d'allocations familiales (CAF) de la région parisienne. Il se
prévalait de sa qualité de résident français, de nationalité ivoirienne, et de
celle de fils adoptif d'un ressortissant français résidant en France et y
travaillant. Sa demande fut rejetée au motif que n'étant ni de nationalité
française ni ressortissant d'un pays signataire d'une convention de réciprocité
en matière d'attribution de l'AAH, il ne remplissait pas les conditions
d'attribution posées par l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale
(paragraphe 24 ci-dessous).
13. Le 13 juin 1990, le
requérant saisit la commission de recours amiable de la caisse d'allocations
familiales.
14. Par une décision du
6 septembre 1990, cette commission, saisie sur recours du requérant, confirma
la décision attaquée au motif que ce dernier ne remplissait pas les conditions
prévues à l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale. L'administration
releva que la Côte d'Ivoire, pays dont le requérant est ressortissant, n'avait
pas conclu avec la France de convention de réciprocité en matière d'AAH.
15. Le 26 février 1991,
le requérant saisit le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny
d'un recours en annulation de la décision de rejet de sa demande. Le requérant et la CAF déposèrent leurs conclusions
respectivement le 26 février et le 25 avril 1991.
16. Par un jugement du
12 juin 1991, le tribunal décida de surseoir à statuer en posant une question
préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) aux fins
de savoir si l'exclusion de l'allocation d'adulte handicapé au bénéfice du
requérant, membre de la famille (descendant adopté) d'un ressortissant de la
communauté européenne résidant dans le pays dont le chef de famille
(l'adoptant) a la nationalité (prévue par le texte français), était conforme
aux dispositions européennes issues du traité instituant la Communauté
économique européenne (« le traité CEE »). Par un arrêt du 16
décembre 1992, la CJCE répondit à la question préjudicielle en disant pour
droit que les articles invoqués du traité CEE ne s'opposaient pas au refus du
bénéfice de cette prestation au requérant. Elle releva que le père adoptif du
requérant ne pouvait prétendre à la qualité de « travailleur
migrant », catégorie à laquelle s'appliquent les dispositions européennes
invoquées. Elle se fonda sur le fait que le père adoptif du requérant, étant
français, avait toujours résidé et travaillé en France. La CJCE en tira la
conséquence, à savoir que le requérant ne pouvait pas « invoquer le droit
communautaire pour prétendre à un avantage en matière de sécurité sociale accordé
aux travailleurs migrants et aux membres de la famille ». Ce faisant, elle
n'examina pas le point de savoir si le refus opposé au requérant était, de
façon générale, conforme ou non au droit communautaire.
17. A partir du 17
décembre 1991, le requérant perçut le Revenu minimum d'insertion (RMI).
18. Par un jugement du
31 mars 1993, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny, faisant
application de la réponse apportée par la CJCE, décida que le recours du
requérant était mal fondé et débouta ce dernier. Le requérant interjeta appel
de ce jugement le 27 juillet 1993. Il demanda à bénéficier de l'aide
juridictionnelle le 23 novembre 1993.
19. Le 14 janvier 1994,
le bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal de grande instance de Paris
rejeta la demande d'aide juridictionnelle formulée par le requérant dans le
cadre de cet appel, au motif que sa demande était manifestement dénuée de
fondement. Le 21 février 1994, le requérant interjeta appel de cette décision
de rejet. Par une décision du 5 mai 1994, le président du bureau d'aide
juridictionnelle fit droit à sa demande.
20. Par un arrêt du 19
juin 1995, la cour d'appel de Paris confirma le jugement du 31 mars 1993. Elle
rappela les dispositions de l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale,
dans sa rédaction alors en vigueur, et l'absence de convention de réciprocité
entre la France et le pays de la nationalité du requérant relativement à
l'attribution de l'allocation.
21. Le 2 mai 1996, le
requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Le requérant et la CAF déposèrent leurs mémoires respectivement le 1er
août et le 21 octobre 1996. Le 2 juin 1997 fut désigné le conseiller rapporteur,
qui déposa son rapport le 10 octobre 1997. L'audience devant la Cour de
cassation eut lieu le 27 novembre 1997. Par un arrêt du 22 janvier 1998, la
Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant et formulé comme
suit :
« Sur le moyen du requérant
tiré de ce que « (...) l'article 26 du pacte de New York proscrit toute
discrimination, notamment en raison d'une origine nationale ; que la cour
d'appel, qui a refusé d'accorder une allocation d'adulte handicapé à M. Koua
Poirrez en raison de sa nationalité, a méconnu la force obligatoire de cette
disposition, qu'elle a par suite violé par refus d'application (...) »
22. La Cour de cassation
s'exprima comme suit :
« l'article 26 du pacte
international de New York du 19 décembre 1966, qui prohibe toute discrimination
d'origine nationale, ne saurait être interprété comme interdisant toutes les
conditions de nationalité auxquelles la loi nationale subordonne l'obtention
d'un droit ;
que la cour d'appel, ayant rappelé
les termes de l'article L. 821-1 du Code de la sécurité sociale, qui réserve
aux personnes de nationalité française, ou ressortissantes d'un pays ayant
conclu une convention de réciprocité, le droit à l'attribution de l'A.A.H., a
exactement décidé que M. Koua Poirrez, de nationalité ivoirienne, ne pouvait
prétendre à cette allocation, en l'absence de convention de réciprocité entre
la France et la Côte d'Ivoire ; (...) »
23. A la suite de
l'adoption de la loi du 11 mai 1998 levant la condition de nationalité pour
l'octroi des prestations non contributives, le requérant forma une nouvelle
demande d'octroi de l'allocation d'adulte handicapé à compter du 1er
juin 1998. Sa demande ayant été rejetée par la CAF, il saisit de nouveau le
tribunal des affaires de sécurité sociale. Par un jugement du 11 juin 1999,
ledit tribunal déclara ce recours mal fondé au motif que le requérant n'avait
pas respecté les conditions formelles de présentation de sa demande
d'allocation. Il n'avait en effet pas soumis à la CAF tous les documents
justifiant de sa situation financière. Le requérant interjeta appel de ce
jugement. Il ressort des informations fournies par le Gouvernement et non
contestées par le requérant que, à la demande de la CAF, la COTOREP réexamina
le dossier et accorda au requérant le bénéfice de l'allocation pour la période
de juin 1998 à novembre 2000. Le dossier ne fait pas apparaître si le bénéfice
en a été maintenu au-delà de cette dernière date ; en tout état de cause,
le requérant ne se plaint pas pour la période actuelle et n'allègue pas que le
bénéfice de l'allocation lui aurait été retiré.
II. LE DROIT PERTINENT
A. Le droit interne
24. Le bénéfice de
l'allocation aux adultes handicapés a été envisagé par la loi no
75-534 du 30 juin 1975 d'orientation en faveur des personnes handicapées.
L'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction antérieure
à l'entrée en vigueur de la loi du 11 mai 1998, prévoit ce minimum de
ressources à toute personne handicapée, sous réserve du respect de certaines
conditions :
« Toute personne de
nationalité française ou ressortissant d'un pays ayant conclu une convention de
réciprocité en matière d'attribution d'allocations aux handicapés adultes
résidant sur le territoire métropolitain (...) ayant dépassé l'âge d'ouverture
du droit à l'allocation d'éducation spéciale prévue à l'article L. 541-1, dont
l'incapacité permanente est au moins égale à un pourcentage fixé par décret,
perçoit une A.A.H. lorsqu'elle ne peut prétendre au titre d'un régime de
sécurité sociale, d'un régime de pension de retraite ou d'une législation
particulière à un avantage de vieillesse ou d'invalidité ou une rente d'accident
de travail d'un montant au moins égal à ladite allocation. »
25. La loi no
98-349 du 11 mai 1998 relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France
et au droit d'asile a supprimé la condition de nationalité. Depuis la
promulgation de cette loi, tout étranger résidant de façon régulière en France
peut demander le bénéfice de cette allocation.
26. Concernant une autre
prestation, l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité, la Cour
de cassation a jugé que son refus d'attribution uniquement fondé sur la
nationalité étrangère du titulaire d'une pension d'invalidité du régime
français, résidant en France, viole les articles 14 de la Convention et 1
du Protocole no 1 (Chambre sociale, arrêt du 14 janvier 1999, publié
au Bulletin).
B. La Recommandation du
Comité des Ministres no R (92) 6
27. La Recommandation du
Comité des Ministres du Conseil de l'Europe no R (92) 6, adoptée le
9 avril 1992, relative à une politique cohérente pour les personnes
handicapées, renvoie à son annexe, laquelle prévoit notamment ce qui
suit :
« (...)
2. Objectifs
Toutes les personnes handicapées ou
susceptibles de le devenir, quels que soient leur âge et leur race, et la nature,
l'origine et le degré de sévérité de leur handicap, devraient avoir droit à
l'aide individuelle requise pour pouvoir mener une vie conforme à leurs
capacités réelles et potentielles, au niveau le plus élevé possible pour
chacune. A travers un système coordonné de
mesures, elles devraient pouvoir :
(...)
– jouir d'un minimum vital, le cas échéant par le biais de
prestations sociales ;
(...)
4. Directives générales
Pour mettre en œuvre cette politique, les Etats devraient appliquer les
mesures suivantes :
(...)
– assurer aux personnes handicapées un
niveau de vie digne à travers des prestations économiques et des services
sociaux appropriés ;
(...)
Les prestations sociales demeurent, toutefois, dans de nombreux secteurs
un moyen essentiel soit de stimuler et de faciliter l'autonomie, soit de mettre
en route et d'encourager cette mise en route des processus de réadaptation et
d'intégration. (...)
IX. Protection sociale, économique et juridique
1. Portée et principes
1.1. Afin d'éviter, ou au moins d'améliorer, des situations
dans lesquelles des personnes handicapées se trouveraient en difficulté,
marginalisées et défavorisées, de garantir à ces personnes l'égalité des
chances et de développer leur autonomie personnelle, leur indépendance
économique et leur intégration sociale, il conviendrait de leur assurer le
droit à une sécurité économique et sociale et à un niveau de vie digne,
grâce :
– à un minimum vital ;
– à des allocations spécifiques ; et
– à un système de
protection sociale.
1.2. S'il existe pour
l'ensemble de la population un système général de protection économique et
sociale, il conviendrait d'en faire bénéficier pleinement les personnes
handicapées et de prendre en considération leurs besoins spécifiques. Sinon, il
faut instaurer un système spécifique visant à les protéger de façon continue.
1.3. La protection socio-économique devra être assurée par
des prestations financières et par des services sociaux. Cette protection doit
reposer sur une évaluation précise des besoins et de la situation des personnes
handicapées, et faire l'objet d'un réexamen périodique pour tenir compte de
l'évolution des circonstances personnelles qui ont motivé l'octroi de cette
protection.
1.4. Les mesures de protection économique ne doivent être
considérées que comme l'un des éléments composant le processus d'intégration
des personnes handicapées.
2. Sécurité économique et sociale
2.1. Outre les prestations sociales servies aux personnes
handicapées comme aux autres personnes (indemnités de chômage par exemple), le
système de sécurité économique et sociale devrait garantir :
– les prestations spéciales en espèces ou en nature pour les
personnes handicapées, visant à assurer leur réadaptation et à répondre à
d'autres besoins particuliers, comme les traitements médicaux, la formation
professionnelle, les aides techniques, l'accès et l'adaptation des bâtiments,
les transports et les possibilités de communication ;
– un soutien financier spécial aux familles ayant un enfant
handicapé ;
– une aide appropriée, par exemple des subventions à
l'installation ou des prêts à l'investissement pour les personnes handicapées
souhaitant devenir des travailleurs indépendants ;
– un minimum vital répondant aux besoins fondamentaux des
personnes souffrant d'un handicap qui les empêche de travailler, et à ceux de
leur famille ;
– des prestations pour les personnes qui, en raison de leur
handicap, ont besoin de l'aide permanente d'une autre personne ;
– des prestations aux personnes dans l'impossibilité de
chercher un emploi en raison des soins qu'elles prodiguent à une personne
handicapée ;
– lorsqu'il est renoncé à l'aide financière pour exercer un
emploi, cette aide devrait être réservée et garantie pour le cas où l'emploi
s'avère impossible ;
(...) »
28. Cette recommandation énonce également que
« l'exercice des droits juridiques de base des personnes handicapées ainsi
que le droit à la non-discrimination devraient être protégés ».
C. La Charte sociale
européenne
29. Le Comité européen
des droits sociaux, dans les Conclusions relatives à l'article 12 de la
Charte concernant la France (15e rapport, période de référence
1997-1998 ; Conclusions XV-1, Tome 1, p. 277, éditions du Conseil de
l'Europe, 2000), énonce ce qui suit :
« Le Comité constate que la
loi no 98-349 relative à l'entrée et au séjour en France et au droit
d'asile met le code de la sécurité sociale en conformité avec la Charte
sociale. La condition de réciprocité mise à l'octroi de l'AAH et de
l'allocation supplémentaire du FSV aux étrangers était jugée contraire à
l'article 12 par. 4 de la Charte par le Comité depuis le cycle de contrôle VI
et le cycle de contrôle XIII-2 respectivement. Cette condition étant levée – seule la régularité de séjour en France
étant désormais requise (nouvel article L 816-1 du Code de sécurité sociale) –
les ressortissants de toutes les Parties contractantes sont mis sur un pied
d'égalité avec les nationaux. Le Comité considère que la situation est désormais
conforme à l'article 12 par. 4. »
EN DROIT
30. En premier lieu, le
requérant conteste la décision sur la recevabilité partielle de la Cour, en
date du 13 mars 2001, en ce qu'elle a rejeté, comme manifestement mal fondé,
son grief soulevé quant à la procédure relative à sa demande de nationalité.
31. La Cour estime que
les éléments avancés par le requérant ne sont pas de nature à remettre en cause
la décision critiquée sur ce point.
I. SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE
No 1
32. Le requérant se
plaint d'une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article
1 du Protocole no 1, dispositions libellées comme suit :
Article 14 de la Convention
« La jouissance des droits et
libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction
aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la
religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine
nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la
naissance ou toute autre situation. »
Article 1 du Protocole no
1
« Toute personne physique ou
morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété
que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et
les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne
portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les
lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément
à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres
contributions ou des amendes. »
A. Applicabilité de
l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no
1
1. Thèses défendues devant la Cour
33. Le Gouvernement considère que le droit de propriété protégé
par l'article 1 du Protocole no 1 n'inclut pas les prestations non
contributives, telles que l'allocation d'adulte handicapé. Cette dernière
représente en fait plus une assistance qu'une créance réelle ou un droit
acquis, ce qui est illustré par son caractère non prédéterminé et conditionnel
aux termes de la législation française. Il considère que l'affaire Gaygusuz
(Gaygusuz c. Autriche, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des
arrêts et décisions 1996-IV) lui donne raison, la Cour ayant expressément
relevé, selon lui, que le droit à une prestation sociale était lié au paiement
de contributions. Le Gouvernement estime que les décisions rendues dans
l'affaire Michael Matthews, dont il partage l'analyse du gouvernement
britannique, ne permet pas de déterminer si l'allocation litigieuse est un
« bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (Michael
Matthews c. Royaume-Uni, no 40302/98, décision du 28
novembre 2000 et arrêt du 15 juillet 2002). Le Gouvernement conclut ainsi à
l'irrecevabilité ratione materiae de ce grief.
34. Le requérant tient
l'allocation d'adulte handicapé pour un « bien » au sens de l'article
1 du Protocole no 1 et le refus de lui accorder cette allocation
méconnaîtrait son droit au respect de ce bien. Il estime notamment que ce refus
se fonde sur un critère discriminatoire, à savoir sa condition d'étranger issu
d'un pays non membre de l'Union européenne et non signataire d'une convention
de réciprocité quant à l'octroi de l'allocation d'adulte handicapé. Il considère
que, dans la jurisprudence de la Cour, la notion de « bien » a reçu
une large extension.
Le requérant indique en outre que,
notamment, dans une affaire Diop, relative à la cristallisation des pensions de
retraite perçues par des ressortissants étrangers, la cour administrative
d'appel de Paris, dont l'arrêt fut confirmé par le Conseil d'Etat le 30
novembre 2001, a rejeté l'argument du ministre de l'Economie, des Finances et
de l'Industrie qui soutenait qu'une telle pension n'était pas un
« bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 faute de
pouvoir établir une corrélation entre les cotisations versées et les pensions
attribuées par l'Etat, ce dernier finançant au demeurant ce régime spécial par
son budget. Le requérant, tout en citant d'autres jurisprudences
administratives, en déduit que le critère de distinction selon le caractère
contributif ou non d'une prestation est inopérant. Il cite également l'exemple
du Revenu minimum d'insertion (RMI), dont il a bénéficié un temps, revenu
variable en fonction du produit éventuel d'une activité professionnelle,
susceptible d'être demandé par toute personne âgée de vingt-cinq ans, n'ayant
jamais travaillé et ce sans condition de nationalité. Partant, il estime être
titulaire d'un droit, dont le respect lui est refusé illégalement en raison
d'une discrimination fondée sur la nationalité.
35. M. Bernard Poirrez,
le père adoptif du requérant, autorisé à intervenir dans le cadre de la
présente requête, estime que l'AAH est un « bien » au sens de
l'article 1 du Protocole no 1.
2. Appréciation de la
Cour
36. La Cour rappelle que
l'article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et des
Protocoles. Il n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour
« la jouissance des droits et libertés » qu'elles garantissent.
Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et,
dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à
s'appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l'empire de l'une au
moins desdites clauses (arrêts Abdulaziz, Cabales et Balkandali c.
Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A no 94, p. 35, § 71, et Inze
c. Autriche du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 17, §
36).
37. La Cour rappelle
également qu'elle a déjà jugé que le droit à une allocation d'urgence – dans la
mesure où il est prévu par la législation applicable – est un droit patrimonial
au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et que, par conséquent,
cette disposition s'applique sans qu'il faille se fonder uniquement sur le lien
qui existe entre l'attribution de l'allocation d'urgence et l'obligation de
payer « des impôts ou autres contributions » (Gaygusuz, précité,
p. 1142, § 41). A cet égard, la Cour considère que le fait que, dans cette
affaire, le requérant avait bien payé des contributions et que ce paiement lui
ouvrait le droit à l'attribution de l'allocation d'urgence (ibidem, pp.
1141-1142, § 39) n'implique pas, a contrario, qu'une prestation sociale
non contributive, telle que l'AAH, ne fonderait pas elle aussi un droit
patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
38. En l'espèce, il
n'est pas contesté que le requérant s'est vu reconnaître un taux d'incapacité
de 80 % et attribuer une carte d'invalidité. Sa demande tendant à l'obtention
de l'allocation d'adulte handicapé fut rejetée aux seuls motifs qu'il n'était
ni de nationalité française ni ressortissant d'un pays signataire d'une
convention de réciprocité en matière d'attribution de l'AAH.
Partant, la Cour constate que
l'allocation pouvait être accordée tant aux Français qu'aux ressortissants d'un
pays ayant signé une convention de réciprocité avec la France à cette fin.
39. De l'avis de la
Cour, le fait que le pays d'origine du requérant n'a pas signé une telle
convention, alors même que le requérant s'était vu attribuer une carte
d'invalidité, qu'il résidait en France, qu'il était fils adoptif d'un citoyen
français résidant et travaillant en France et, enfin, qu'il avait préalablement
bénéficié du RMI, ne saurait justifier, en soi, le refus de l'allocation
litigieuse. S'agissant en outre d'une allocation destinée à une personne
souffrant d'un handicap, la Cour renvoie également, à titre indicatif, au texte
de la Recommandation du Comité des Ministres no R (92) 6,
adoptée le 9 avril 1992 (paragraphe 27 ci-dessus), qui vise à la mise en place
d'une politique et de mesures adaptées pour les personnes handicapées, ainsi
qu'aux conclusions du Comité européen des droits sociaux (paragraphe 29 ci-dessus).
40. En outre, la Cour
constate que le critère de nationalité pour l'octroi de cette allocation fut
supprimé par la loi du 11 mai 1998. L'AAH est donc attribuée sans distinction
fondée sur la nationalité depuis la promulgation de cette loi. Le requérant en
a d'ailleurs bénéficié pour une période qui court à compter du mois de juin
1998, soit immédiatement après la promulgation de la loi.
41. La Cour considère en
définitive que l'exclusion du requérant du bénéfice de l'AAH avant le mois de
juin 1998 s'est fondée sur des critères – la nationalité française ou le fait
d'être ressortissant d'un pays ayant conclu avec la France une convention de
réciprocité relative à cette allocation – qui constituent une distinction
relevant des dispositions de l'article 14 de la Convention.
42. Compte tenu de tout
ce qui précède, la Cour estime que le requérant bénéficiait d'un droit
patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et que
l'article 14 de la Convention est également applicable en l'espèce.
B. Observation de l'article
14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1
1. Thèses défendues devant la Cour
43. Le Gouvernement considère que le grief du requérant tiré
d'une discrimination contraire à l'article 14 est mal fondé. Il relève que la
distinction opérée, avant la loi de 1998, entre nationaux et étrangers en
matière d'allocations pour adultes handicapés répondait à un but légitime, à
savoir l'équilibre entre les recettes et les dépenses de l'Etat dans le domaine
social. La condition de proportionnalité
était également respectée en ce que les étrangers n'étaient pas privés de toute
ressource puisqu'ils pouvaient notamment bénéficier du RMI. Le Gouvernement
souligne par ailleurs que le requérant, s'il n'a pu acquérir la nationalité
française par déclaration, aurait pu solliciter sa naturalisation et bénéficier
de l'allocation d'adulte handicapé sans que lui demeure opposable la condition
de nationalité.
44. Le requérant
conteste cette thèse. Il considère que l'allocation d'adulte handicapé
constitue un véritable droit patrimonial acquis dès lors que la condition
tenant au plafond de ressources est remplie et qu'un certain taux d'invalidité
a été atteint, ce qui était le cas dès sa première demande en 1990. Le refus de
la CAF de lui accorder cette allocation méconnaît donc son droit, et ce en
raison de sa nationalité.
45. M. Bernard Poirrez
estime que la nationalité est également mentionnée dans les articles 2 § 2, 3
et 4 du Protocole no 4, et qu'elle a servi de fondement à une
discrimination dans l'octroi de l'allocation litigieuse.
2. Appréciation de la
Cour
46. Selon la
jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de
l'article 14 si elle « manque de justification objective et
raisonnable », c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but
légitime » ou s'il n'y a pas de « rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d'une
certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des
différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des
distinctions de traitement (voir notamment Gaygusuz, précité, p. 1142, §
42, Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, § 29, CEDH 1999-I, et
Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH
2000-IV). Toutefois, seules des considérations très fortes peuvent amener la
Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement
exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz, précité, p. 1142, §
42).
47. En l'espèce, la Cour
constate d'abord que le requérant a légalement séjourné en France, où il a
bénéficié du RMI, lequel n'est pas soumis à la condition de nationalité. Elle
rappelle que le refus des autorités internes de lui accorder l'allocation
litigieuse reposait exclusivement sur le constat qu'il ne possédait pas la
nationalité appropriée, condition d'attribution posée par l'article L. 821-1 du
code de la sécurité sociale applicable au moment des faits.
48. Par ailleurs, il
n'est pas établi, ni même allégué, que le requérant ne remplissait pas les
autres conditions légales pour l'attribution de la prestation sociale en
question. Sur ce point, la Cour ne peut d'ailleurs que constater que le
requérant a effectivement bénéficié de l'AAH après que la loi du 11 mai 1998
eut supprimé la condition de nationalité. Il se trouvait donc dans une
situation analogue à celle des ressortissants français ou de pays ayant signé
une convention de réciprocité quant à son droit à l'obtention de cette prestation.
La Cour relève que la Cour de cassation considère également que le refus
d'attribution de l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité au
titulaire d'une pension d'invalidité du régime français, résidant en France,
refus uniquement fondé sur sa nationalité étrangère, viole les articles 14 de
la Convention et 1 du Protocole no 1 (paragraphe 26 ci-dessus).
49. Dès lors, les arguments avancés par le Gouvernement ne
sauraient convaincre la Cour. La différence de traitement, en ce qui concerne
le bénéfice des prestations sociales, entre les ressortissants français ou de
pays ayant signé une convention de réciprocité et les autres étrangers ne
reposait sur aucune « justification objective et raisonnable » (voir,
a contrario, Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991,
série A no 193, p. 20, § 49). Même si, à l'époque des faits, la
France n'était pas liée par des accords de réciprocité avec la Côte d'Ivoire,
elle s'est engagée, en ratifiant la Convention, à reconnaître « à toute
personne relevant de [sa] juridiction », ce qui était sans aucun doute
possible le cas du requérant, les droits et libertés définis au titre I de la
Convention (Gaygusuz, précité, p. 1143, § 51).
50. Partant, il y a eu
méconnaissance de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du
Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
51. Le requérant estime
que la procédure ne s'est pas déroulée dans un délai raisonnable, comme l'eût
voulu l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce
est libellée comme suit :
« Toute personne a droit à ce
que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal
(...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil (...) »
1. Thèses défendues
devant la Cour
52. Le Gouvernement
considère à titre principal que ce grief est irrecevable car incompatible ratione
materiae avec les dispositions de l'article 6 § 1 ; en effet, le
requérant ne peut se prétendre titulaire d'un « droit de caractère
civil » au sens de ce texte puisque la législation applicable au moment
des faits de l'espèce ne lui conférait pas de droit à l'obtention de
l'allocation litigieuse.
53. A titre subsidiaire,
le Gouvernement estime que le grief tiré de la durée excessive de la procédure
est mal fondé du fait de la complexité incontestable de l'affaire (notamment
illustrée par la nécessité pour le juge du fond de poser une question
préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes) et de son
importance réduite sur le fond, ce qui excluait la nécessité d'une diligence
particulière (le requérant pouvant bénéficier du RMI). Le Gouvernement insiste aussi sur le fait que le requérant a multiplié
les procédures et que les juridictions saisies ont été suffisamment diligentes
quand elles ont statué sur son cas. Tout en reconnaissant une certaine latence
devant la cour d'appel de Paris et la Cour de cassation, il rappelle que la
première a tenu à recueillir l'avis du parquet général, tandis que la Cour de
cassation a fait preuve de diligence à partir de la désignation du conseiller
rapporteur en juin 1997.
54. Le requérant rejette
cette analyse. Il considère que sa contestation porte effectivement sur un
« droit de caractère civil » au sens de l'article 6 § 1, car il
aurait dû bénéficier de l'allocation litigieuse du fait de son invalidité
reconnue et ce quelle que soit sa nationalité. Il souligne notamment qu'il pouvait invoquer ce droit en se fondant sur
des textes européens ayant une valeur supérieure à celle du droit français. Il renvoie sur ce
point à un arrêt de la Cour de cassation du 17 octobre 1996 ayant reconnu
l'octroi de l'allocation d'adulte handicapé à un Algérien du fait de
l'existence d'un accord conclu entre l'Algérie et la Communauté économique
européenne, et à un jugement du tribunal des affaires de sécurité sociale de
Haute-Savoie du 15 mai 1997 se fondant, lui, pour octroyer cette allocation,
sur la convention de Lomé. Enfin, le requérant conteste l'analyse du
Gouvernement quant à la longueur de la procédure, estimant pour sa part que son
affaire ne présentait pas une complexité justifiant une telle durée et que le
véritable motif de cette durée excessive réside dans le manque de diligence des
autorités françaises.
55. M. Bernard Poirrez
considère que la durée n'a pas été raisonnable, indiquant notamment que la
responsabilité en incombe principalement aux autorités qui n'ont pas maîtrisé
ou, plus grave, ont violé la hiérarchie des normes.
2. Appréciation de la
Cour
56. Concernant
l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à son
constat selon lequel le requérant bénéficiait d'un droit à l'AAH, droit
patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 42
ci-dessus). Partant, la Cour conclut au « caractère civil » de
celui-ci. En outre, il ne saurait être contesté que ce « droit »
patrimonial faisait l'objet d'une « contestation » devant les
juridictions internes (voir également l'arrêt Mennitto c. Italie [GC], no
33804/96, §§ 23 et suiv., CEDH 2000-X).
57. L'article 6 § 1
trouve donc à s'appliquer en l'espèce.
58. La Cour constate que
la période à considérer a débuté le 13 juin 1990 avec la saisine de la
commission de recours amiable et s'est achevée le 22 janvier 1998 avec
l'arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc duré
sept ans, sept mois et neuf jours, pour trois degrés de juridiction.
59. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée
d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard
aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de
l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes
(voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Frydlender c. France [GC], no 30979/96,
§ 43, CEDH 2000-VII).
60. Elle estime, avec le
Gouvernement, que la présente affaire présentait un certain degré de
complexité.
61. Quant au comportement des parties, la Cour considère que
l'on ne saurait reprocher au requérant d'avoir pleinement tiré parti des voies
de recours qui lui étaient ouvertes. S'agissant des autorités internes, elle ne
relève aucune période d'inactivité significative qui leur serait imputable.
Elle rappelle en outre que la durée de la procédure devant la CJCE, à savoir
plus de dix-huit mois en l'espèce, n'a pas à être prise en compte (Pafitis
et autres c. Grèce, arrêt du 26 février 1998, Recueil 1998-I, p.
459, § 95).
62. Enfin, l'enjeu
financier de la procédure, bien qu'important, n'est pas déterminant en
l'espèce, le requérant ayant bénéficié du RMI à partir du 17 décembre 1991
(paragraphe 17 ci-dessus).
63. Compte tenu de ce
qui précède, la Cour estime que la durée de la procédure n'a pas excédé le
« délai raisonnable » prévu à l'article 6 § 1.
64. Partant, il n'y a
pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION
DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de
l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a
eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de
la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
66. Le requérant
sollicite une somme de 184 000 francs français (FRF), soit 28 050
euros (EUR), au titre du préjudice matériel en raison de la différence de
montant entre le RMI et l'AAH entre 1990 et 1998. En outre, il réclame une
somme de 500 000 FRF, soit 76 224 EUR, au titre du préjudice moral
pour non-reconnaissance de la nationalité française, plus 200 000 FRF,
soit 30 489 EUR, pour résistance de l'Etat français et
100 000 FRF, soit 15 244 EUR, pour la longueur de la procédure.
67. M. Bernard Poirrez,
tiers intervenant, demande une somme de 400 000 FRF, soit 60 979 EUR,
au titre d'un préjudice moral distinct de celui de son fils, ainsi que
100 000 FRF, soit 15 244 EUR, pour la longueur de la procédure.
68. Le Gouvernement
considère notamment que le requérant ne peut réclamer une indemnisation en
raison du refus de lui octroyer la nationalité française, qu'il n'est en outre
plus victime depuis l'adoption de la loi de 1998 et qu'en tout état de cause un
constat de violation de l'article 14 de la Convention et de l'article 1 du
Protocole no 1 ne donnerait droit à aucune indemnisation.
Concernant le grief tiré de la
durée de la procédure, il estime, au regard des sommes réclamées à ce titre et
au titre des frais et dépens, qu'une somme de 40 000 FRF, soit
6 079,96 EUR, constituerait une satisfaction équitable appropriée.
Enfin, le Gouvernement considère
que M. Bernard Poirrez ne peut revendiquer une quelconque indemnisation au
titre de l'article 41 puisqu'il n'a pas la qualité de requérant.
69. La Cour rappelle
tout d'abord que les articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement
permettent notamment au président de la Cour d'inviter toute personne
intéressée autre que le requérant à présenter des observations écrites ou à
prendre part aux audiences. M. Bernard Poirrez a bénéficié d'une telle
autorisation, laquelle ne saurait octroyer que la qualité de tiers intervenant
et non celle de requérant, ainsi que cela ressort du texte même des
dispositions précitées.
70. Concernant le
requérant, la Cour rappelle que le grief tiré du refus d'octroi de la nationalité
française fut rejeté par sa décision de recevabilité partielle du 13 mars 2001.
Partant, aucune satisfaction équitable ne saurait
être accordée à ce titre.
Pour le reste, sans vouloir spéculer sur le montant de l'AAH et la date
à laquelle l'intéressé aurait pu y prétendre, la Cour doit néanmoins tenir
compte du fait qu'il a subi un tort moral et matériel certain. Statuant en
équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle lui accorde
20 000 EUR tous chefs de préjudice confondus.
B. Frais et dépens
71. Le requérant demande une somme de 40 000 FRF hors
taxes, soit 6 079,96 EUR, au titre des frais et dépens, compte tenu de
« l'ampleur des recherches et la dilution des procédures dans le
temps ».
72. Le Gouvernement ne se prononce pas directement, sa
proposition englobant les prétentions du requérant au titre de son grief tiré
de l'article 6 et des frais (paragraphe 68 ci-dessus).
73. Lorsque la Cour constate une violation de la Convention,
elle peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et
dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux qu'il a engagés
devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par
celles-ci ladite violation (voir, notamment, Hertel c. Suisse, arrêt du
25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63). Pour ce qui est des frais
et dépens devant la Cour, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que
dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le
caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Kress c. France
[GC], no 39594/98, § 102, CEDH 2001-VI).
74. En l'espèce, la Cour constate que les sommes réclamées
par le requérant au titre des dépens sont manifestement excessives et, en tout
état de cause, ne sont pas ventilées, ce qui interdit de savoir dans quelle
mesure elles auraient été destinées à couvrir les frais engagés pour prévenir
ou faire corriger les seules violations constatées par la Cour. Cela étant, au
vu des diligences écrites et orales manifestement accomplies par son avocat, la
Cour lui accorde 3 000 EUR de ce chef.
C. Intérêts moratoires
75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts
moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque
centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l'unanimité, les exceptions
préliminaires du Gouvernement ;
2. Dit, par six
voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention, combiné
avec l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit, à
l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la
Convention ;
4. Dit, à
l'unanimité,
a) que l'Etat défendeur
doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera
devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention,
20 000 EUR (vingt mille euros) tous préjudices confondus, outre 3 000
EUR (trois mille euros) au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant
être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de
l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer
d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de
la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de
trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction
équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 septembre 2003, en
application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Lawrence Early András Baka Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la
Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de Mme Mularoni.
A.B.B.T.L.E.
OPINION DISSIDENTE DE Mme
LA JUGE MULARONI
Je ne peux souscrire à l'opinion de
la majorité selon laquelle il y a violation de l'article 14 de la Convention,
combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.
L'article 1 du Protocole no
1 protège le droit de propriété. Il me semble que, jusqu'à maintenant, la Cour
a interprété de façon plutôt restrictive cet article, estimant qu'en la matière
les Etats jouissent d'une marge d'appréciation très élevée.
Dans sa jurisprudence, la Cour a
précisé la notion de « bien » : l'article 1 du Protocole no
1 ne vaut que pour des biens actuels (Marckx c. Belgique, arrêt du 13
juin 1979, série A no 31, p. 23, § 50) ; s'il s'agit d'une
créance, celle-ci doit être suffisamment établie pour être exigible (Raffineries
grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre
1994, série A no 301-B, p. 84, § 59).
La majorité parvient à un constat
de violation de l'article 1 du Protocole no 1, lu en conjonction
avec l'article 14 de la Convention, en se fondant sur l'arrêt Gaygusuz c.
Autriche du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions
1996-IV, pp. 1130 et suiv. Mais je vois une différence essentielle dans les
deux affaires, à savoir le paiement de contributions.
Dans l'affaire Gaygusuz
précitée, la Cour, suivant le raisonnement de la Commission, a conclu à
l'applicabilité (et à la violation) de l'article 14 combiné avec l'article 1 du
Protocole no 1, après avoir constaté que « [l]e droit à
l'attribution de cette prestation sociale est donc lié au paiement de
contributions à la caisse d'assurance chômage, condition préalable au versement
des allocations chômage (...). Il s'ensuit que l'absence de paiement de ces
contributions exclut tout droit à l'attribution de l'allocation
d'urgence » (ibidem, pp. 1141-1142, § 39).
S'agissant du droit à pension, la
Cour a précisé qu'un tel droit n'est pas garanti comme tel par la Convention,
même si elle a reconnu qu'il peut être assimilé à un droit de propriété
lorsque, par exemple, l'employeur a pris l'engagement plus général de verser
une pension à des conditions qui peuvent être considérées comme faisant partie
du contrat de travail (Azinas c. Chypre, no 56679/00, §§
32-34, 20 juin 2002).
Il est vrai que dans l'affaire Mennitto
(Mennitto c. Italie [GC], no 33804/96, CEDH 2000-X) la Cour
a conclu à l'applicabilité de l'article 6 § 1 s'agissant de l'octroi d'une
allocation aux familles qui s'occupaient directement à domicile de handicapés
membres de leurs foyers. Mais, dans l'affaire précitée, le comité chargé de
vérifier la conformité à la loi des demandes avait estimé que le fils du
requérant répondait aux critères permettant le versement de l'allocation aux
familles concernées ; la Cour avait conclu à l'applicabilité de l'article
6 § 1 après avoir constaté, d'une part, que le tribunal administratif et le
Conseil d'Etat avaient affirmé que l'administration ne jouissait d'aucun
pouvoir discrétionnaire et, d'autre part, que le Conseil d'Etat avait jugé que
la région avait l'obligation de prévoir les fonds destinés à garantir le
versement de l'allocation aux bénéficiaires dans la mesure établie par la loi.
La Cour avait aussi relevé que le requérant avait déjà reçu deux mensualités,
ce qui pouvait donner à penser qu'il jouissait bien d'un tel droit.
A la lumière de ce qui précède,
j'ai les plus forts doutes quant à la possibilité de parvenir à un constat
d'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1 (et, par
conséquent, de violation de l'article 14 de la Convention combiné avec
l'article 1 du Protocole no 1). Je ne vois pas comment, dans le cas
d'espèce, l'allocation aux adultes handicapés, dans la mesure où elle constitue
une prestation sociale non contributive, peut être considérée comme un
« bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
Ayant dit cela, je suis néanmoins
loin de conclure à l'absence de violation de la Convention.
A mon avis, cette affaire touche le
cœur de l'article 8 de la Convention, disposition que la Cour a interprétée de
façon évolutive s'agissant des droits concernant la sphère privée et familiale
des êtres humains, donc la sphère la plus intime, où la Cour est appelée à
s'assurer que leur dignité et leur vie privée et familiale sont protégées par
les Etats signataires de la Convention. La Cour a précisé que ces Etats doivent en premier lieu respecter la vie
privée et familiale de toute personne relevant de leur juridiction, mais
également éliminer les obstacles, les contraintes qui empêchent le libre
développement de la personnalité et assumer des obligations positives de plus
en plus amples.
La Cour a notamment dit que l'expression « vie privée » est
large, qu'elle ne se prête pas à une définition exhaustive et que l'article 8
protège un droit à l'identité et à l'épanouissement personnel, et celui de
nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur
(Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH
2001-I).
Je constate aussi que le requérant
a été adopté par un citoyen français. Le jugement rendu le 28 juillet 1987 par
le tribunal de première instance de Bouaké a fait l'objet d'une décision
d'exequatur rendue par un tribunal français le 11 décembre 1987. La France a
donc reconnu l'existence d'une vie familiale entre le requérant et son père, de
nationalité française, vie familiale protégée par l'article 8 de la Convention.
Comme la Cour l'a dit dans l'arrêt Marckx
précité (pp. 14-15, § 31), « en proclamant par son paragraphe 1 le
droit au respect de la vie familiale, l'article 8 signifie d'abord que l'Etat
ne peut s'immiscer dans l'exercice de ce droit, sauf sous les strictes
conditions énoncées au paragraphe 2. Ainsi que la Cour l'a relevé en l'Affaire
« linguistique belge », il a « essentiellement » pour
objet de prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs
publics (arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 33, § 7).
Il ne se contente pourtant pas d'astreindre l'Etat à s'abstenir de pareilles
ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s'ajouter des
obligations positives inhérentes à un « respect effectif » de la vie
familiale. »
Je considère que, dans la présente
affaire, l'article 8 entre en jeu soit sous l'angle de la vie privée, soit sous
l'angle de la vie familiale.
Pour ce qui est de l'article 14, la
jurisprudence de la Cour a établi des principes très importants concernant
l'interprétation de cette disposition.
En premier lieu, dans la mesure où
l'article 14 n'a pas d'existence indépendante, son application ne présuppose
pas nécessairement la violation d'un des droits substantiels garantis par la
Convention, tout comme elle ne présuppose pas une interférence directe des
autorités nationales avec les droits garantis par une telle disposition. Il
faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous
l'empire » de l'une ou l'autre des dispositions en question (voir, parmi beaucoup
d'autres, les arrêts Karlheinz Schmidt c. Allemagne du 18 juillet
1994, série A no 291-B, p. 32, § 22, et Petrovic c. Autriche
du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 585, § 22). En second lieu,
l'article 14 s'étend non seulement à la jouissance des droits que les Etats
sont obligés de garantir par la Convention, mais également à la jouissance des
droits et des libertés qui tombent sous l'empire d'une disposition matérielle
de la Convention et que l'Etat a choisi de garantir, même si, ce faisant, il va
au-delà de ce qui est exigé par la Convention. Ce principe a été pour la
première fois énoncé par la Cour dans l'Affaire « relative à certains
aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique » (arrêt
précité, pp. 33-34). Le raisonnement de la Cour a été similaire dans l'arrêt
Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni (28 mai 1985, série A no 94,
p. 35, § 71).
Appliquant ces principes au cas
d'espèce, je considère que, bien que l'article 8 de la Convention ne garantisse
pas en tant que tel le droit à l'allocation aux adultes handicapés, la
situation de la présente requête tombe « sous l'empire » de cette
disposition.
J'en conclus que l'article 14,
combiné avec l'article 8, trouve à s'appliquer. Je considère qu'à partir du
moment où le système juridique français a accordé le droit à l'allocation aux
adultes handicapés, il ne pouvait, sans vider l'article 14 de sa substance, le
faire de manière discriminatoire.
Comme la majorité le relève
(paragraphes 47 et 48 du présent arrêt), le requérant a légalement séjourné en
France, où il a bénéficié du Revenu minimum d'insertion, lequel n'est pas
soumis à la condition de nationalité. Le refus des autorités internes de lui
accorder l'allocation pour adulte handicapé reposait exclusivement sur le
constat qu'il ne possédait pas la nationalité appropriée, condition
d'attribution posée par l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale
applicable au moment des faits. Par ailleurs, il n'est pas établi, ni même
allégué, que le requérant ne remplissait pas les autres conditions légales pour
l'attribution de la prestation sociale en question. Avec la majorité (paragraphe 49 de l'arrêt), je trouve que la différence
de traitement entre les ressortissants français ou des pays ayant signé une
convention de réciprocité et les autres étrangers ne reposait sur aucune
« justification objective et raisonnable », à plus forte raison dans
la mesure où le requérant avait été adopté par un citoyen français. Même si, à
l'époque des faits, la France n'était pas liée par des accords de réciprocité
avec la Côte d'Ivoire, elle s'est engagée, en ratifiant la Convention, à
reconnaître « à toute personne relevant de [sa] juridiction » les
droits et libertés définis au titre I de la Convention.
Selon moi, la différence de traitement a été discriminatoire dans la
mesure où il n'existait pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre
les moyens employés et le but visé.
Partant j'estime qu'il y a eu
violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 8.
J'ai voté en faveur de l'octroi au
requérant d'une somme au titre de la satisfaction équitable, ainsi que des
frais et dépens, car la Cour aurait pu (et, à mon humble avis, aurait dû),
comme elle l'a déjà fait dans plusieurs affaires, examiner ex officio le
grief du requérant sous l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 8, même
si le requérant n'a pas invoqué ce dernier.