Corte
europea dei diritti dell’uomo (sezione IV), 29 aprile 2002
DÉFINITIF
29/07/2002
En l'affaire Pretty c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième
section), siégeant en une chambre composée de :
M. M. Pellonpää, président,
Sir Nicolas Bratza,
Mme E. Palm,
MM. J. Makarczyk,
M. Fischbach,
J. Casadevall,
S. Pavlovschi, juges,
et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19
mars et 25 avril 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière
date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une
requête (no 2346/02) dirigée contre le Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont une ressortissante britannique, Mme
Diane Pretty
(« la requérante »), avait saisi la Cour le 21 décembre 2001 en vertu
de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des
Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui s'est vu accorder le
bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représentée devant la Cour par Me
S. Chakrabarti, avocat exerçant à Londres. Le gouvernement britannique
(« le Gouvernement ») l'a été par son agent, M. C. Whomersley, du ministère des
Affaires étrangères et du Commonwealth.
3. Mme Pretty, qui est paralysée et souffre
d'une maladie dégénérative incurable, alléguait dans sa requête que le refus
par le Director of Public Prosecutions d'accorder une immunité de
poursuites à son mari s'il l'aidait à se suicider et la prohibition de l'aide
au suicide édictée par le droit britannique enfreignaient à son égard les
droits garantis par les articles 2, 3, 8, 9 et 14 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la
quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein
de celle-ci a alors été constituée la chambre chargée d'en connaître (articles
27 § 1 de la Convention et 26 § 1 du règlement).
5. La requérante et le Gouvernement ont
chacun déposé des observations sur la recevabilité et le fond de l'affaire
(article 54 § 3 b) du règlement). La Cour a par ailleurs reçu des observations
de la Voluntary Euthanasia Society et de la Conférence des évêques
catholiques d'Angleterre et du pays de Galles, auxquelles le président avait
donné l'autorisation d'intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de
la Convention et 61 § 3 du règlement). La requérante a répondu auxdites
observations (article 61 § 5 du règlement).
6. Une audience a eu lieu en public au
Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 19 mars 2002 (article 59 § 2 du
règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. C. Whomersley, agent,
J. Crow,
D. Perry, conseils,
A. Bacarese,
Mme R. Cox, conseillers ;
– pour la requérante
M. P. Havers QC,
Mme F. Morris, conseils,
M. A. Gask, solicitor stagiaire.
La requérante et son époux, M. B. Pretty, étaient également présents.
La Cour a entendu M. Havers et M. Crow.
EN FAIT
I. Les circostances de l’espèce
7. La requérante est une dame âgée de
quarante-trois ans. Mariée depuis vingt-cinq ans, elle habite avec son époux,
leur fille et leur petite-fille. Elle souffre d'une sclérose latérale
amyotrophique (SLA), maladie neurodégénérative progressive qui affecte les
neurones moteurs à l'intérieur du système nerveux central et provoque une
altération graduelle des cellules qui commandent les muscles volontaires du
corps. Son évolution conduit à un grave affaiblissement des bras et des jambes
ainsi que des muscles impliqués dans le contrôle de la respiration. La mort
survient généralement à la suite de problèmes d'insuffisance respiratoire et de
pneumonie dus à la faiblesse des muscles respiratoires et de ceux qui
contrôlent la parole et la déglutition. Aucun traitement ne peut enrayer la
progression de la maladie.
8. L'état de la requérante s'est détérioré
rapidement depuis qu'une SLA a été diagnostiquée chez elle en novembre 1999. La
maladie se trouve aujourd'hui à un stade avancé. Mme Pretty est quasiment paralysée du cou
aux pieds, elle ne peut pratiquement pas s'exprimer de façon compréhensible et
on l'alimente au moyen d'un tube. Son espérance de vie est très limitée et ne
se compte qu'en mois, voire en semaines. Son intellect et sa capacité à prendre
des décisions sont toutefois intacts. Les stades ultimes de la maladie sont
extrêmement pénibles et s'accompagnent d'une perte de dignité. Mme Pretty a peur et
s'afflige de la souffrance et de l'indignité qu'elle va devoir endurer si on
laisse la maladie se développer, et elle souhaite donc vivement pouvoir décider
quand et comment elle va mourir et ainsi échapper à cette souffrance et à cette
indignité.
9. Le suicide n'est pas considéré comme
une infraction en droit anglais, mais la requérante se trouve empêchée par sa
maladie d'accomplir un tel acte sans assistance. Or aider quelqu'un à se
suicider tombe sous le coup de la loi pénale (article 2 § 1 de la loi de 1961
sur le suicide).
10. Afin de permettre à sa cliente de se
suicider avec l'aide de son mari, le solicitor de la requérante, par une
lettre datée du 27 juillet 2001 et écrite au nom de Mme Pretty, invita le
Director of Public Prosecutions (DPP) à prendre l'engagement de ne pas poursuivre
le mari de la requérante si ce dernier, déférant au souhait de son épouse,
venait à aider celle-ci à se suicider.
11. Dans une lettre datée du 8 août 2001,
le DPP refusa de prendre ledit engagement. Il s'exprima notamment ainsi :
« Les DPP – et procureurs généraux – successifs ont toujours expliqué
qu'ils n'accorderaient pas, quelque exceptionnelles que pussent être les
circonstances, d'immunité absolvant, requérant ou affirmant autoriser ou
permettre la commission future d'une quelconque infraction pénale. (...) »
12. Le 20 août 2001, la requérante
sollicita le contrôle juridictionnel de la décision du DPP et demanda à ce que
fussent prononcées :
– une ordonnance
annulant ladite décision du DPP ;
– une déclaration précisant
que cette décision était illégale ou que le DPP n'agirait pas illégalement en
prenant l'engagement réclamé ;
– une ordonnance
enjoignant au DPP de prendre l'engagement en cause ou, à défaut,
– une déclaration aux
termes de laquelle l'article 2 de la loi de 1961 sur le suicide était
incompatible avec les articles 2, 3, 8, 9 et 14 de la Convention.
13. Le 17 octobre 2001, la Divisional
Court rejeta la requête, estimant que le DPP n'avait pas le pouvoir de
prendre l'engagement de ne pas poursuivre et que l'article 2 § 1 de la loi de
1961 sur le suicide n'était pas incompatible avec la Convention.
14. La requérante se pourvut devant la
Chambre des lords. Celle-ci la débouta le 29 novembre 2001, confirmant la
décision de la Divisional Court. Lord Bingham of Cornhill, qui prononça la décision principale dans l'affaire The Queen on
the Application of Mrs Diane Pretty (Appellant) v. Director of Public Prosecutions
(Respondent) and Secretary of State for the Home Department (Interested Party),
s'exprima comme suit :
« 1. Nulle personne de sensibilité normale ne peut rester
indifférent devant le sort épouvantable qui attend Mme Diane Pretty, la
demanderesse. Celle-ci souffre de sclérose latérale amyotrophique, maladie
dégénérative progressive dont elle n'a aucune chance de se remettre. Il ne lui
reste que peu de temps à vivre, et elle doit faire face à la perspective d'une
maladie humiliante et pénible. Elle a conservé toutes ses facultés mentales et
voudrait pouvoir prendre les mesures lui paraissant nécessaires pour mettre un
terme paisible à sa vie, au moment choisi par elle. Or son invalidité physique
est maintenant telle qu'il lui est impossible, sans aide, de mettre fin à sa
propre vie. Avec le soutien de sa famille, elle souhaite s'assurer le concours
de son mari à cet effet. Ce dernier est lui-même disposé à prêter son
assistance, mais seulement s'il peut obtenir l'assurance qu'il ne sera pas
poursuivi au titre de l'article 2 § 1 de la loi de 1961 sur le suicide
pour avoir aidé son épouse à se suicider. Invité à prendre l'engagement qu'en
vertu de l'article 2 § 4 de la loi il ne consentirait pas à poursuivre M. Pretty au titre
de l'article 2 § 1 de la loi si l'intéressé venait à aider son épouse à se
suicider, le DPP a refusé de faire droit à la requête. Saisie par Mme
Pretty d'une
demande de contrôle juridictionnel de ce refus, la Queen's Bench Divisional
Court a confirmé la décision du DPP et refusé de prononcer les mesures
sollicitées. Mme Pretty revendique le droit de se faire assister par son mari pour
se suicider et soutient que l'article 2 de la loi de 1961, s'il interdit à son
mari de prêter son concours à cet effet et empêche le DPP de prendre
l'engagement de ne pas poursuivre en pareil cas, est incompatible avec la
Convention européenne des Droits de l'Homme. C'est de la Convention, mise en
vigueur dans notre pays par la loi de 1998 sur les droits de l'homme, que
dépend la prétention de Mme Pretty. Au nom de sa cliente, le
conseil de l'intéressée a admis que la common law d'Angleterre ne laissait
aucune chance de succès à la demande formulée.
2. Investie des fonctions judiciaires de la Chambre, la
commission des recours [appelate committee] a pour mission de résoudre
les questions de droit qui lui sont correctement déférées, ce qui est le cas de
celles évoquées en l'espèce. La commission n'est pas un organe législatif. Elle
n'est pas non plus habilitée ni qualifiée pour agir comme arbitre moral ou
éthique. Il importe de souligner la nature et les limites de son rôle, vu que
les questions de vaste portée soulevées par le présent recours sont l'objet
d'une préoccupation profonde et entièrement justifiée chez de nombreuses
personnes. Les questions de savoir si les malades en phase terminale ou
d'autres doivent avoir la faculté de solliciter une aide pour se suicider et,
dans l'affirmative, dans quelles conditions et moyennant quels garde-fous,
revêtent une importance sociale, éthique et religieuse considérable, et il
existe à leur sujet des convictions et conceptions largement divergentes et
souvent très marquées. Les documents qui ont été déposés devant la commission
(avec son autorisation) exposent certaines de ces conceptions ; de
nombreuses autres ont été exprimées dans les médias, dans les revues
spécialisées et ailleurs. La commission n'a point pour tâche en l'espèce de
soupeser, d'évaluer ou de refléter ces convictions et conceptions, ou de donner
effet aux siennes propres, mais d'établir et d'appliquer le droit du pays tel
qu'il est interprété aujourd'hui.
Article 2 de la Convention
3. L'article 2 de la Convention est ainsi libellé : (...)
Cet article doit être combiné avec les articles 1 et 2 du Sixième
Protocole, qui font partie des droits conventionnels protégés par la loi de
1998 (voir l'article 1 § 1 c) de celle-ci) et qui ont aboli la peine de mort en temps de
paix.
4. Le conseil de Mme Pretty soutient que l'article 2
protège non la vie elle-même, mais le droit à la vie. Cette clause viserait à
protéger les individus contre les tiers (l'Etat et les autorités publiques),
mais elle reconnaîtrait qu'il appartient à l'individu de choisir de vivre ou
non et protégerait ainsi le droit à l'autodétermination de chacun relativement
aux questions de vie et de mort. Ainsi, une personne pourrait refuser un
traitement médical de nature à sauver sa vie ou à la prolonger et pourrait donc
légalement choisir de se suicider. L'article 2 reconnaîtrait ce droit de
l'individu. Si la plupart des personnes désirent vivre, certaines souhaitent
mourir, et la disposition en cause protégerait chacun de ces deux droits. Le
droit de mourir ne serait pas l'antithèse du droit à la vie, mais son
corollaire, et l'Etat aurait l'obligation positive de protéger les deux.
5. Le ministre a formulé à l'encontre de cet argument un certain
nombre d'objections imparables, que la Divisional Court a d'ailleurs à
juste titre retenues. Il y a lieu de partir du libellé de l'article. Celui-ci a
pour objet de refléter le caractère sacré qui, spécialement aux yeux des
Occidentaux, s'attache à la vie. L'article 2 protège le droit à la vie et
interdit de tuer délibérément, sauf dans des circonstances très étroitement
définies. Un article ayant pareil objet ne peut s'interpréter comme conférant
un droit à mourir ou à obtenir le concours d'autrui pour mettre fin à sa propre
vie. Dans la thèse développée par lui pour le compte de Mme Pretty, M. Havers
QC s'est efforcé de limiter son argument au suicide assisté, admettant
que le droit revendiqué ne peut aller jusqu'à couvrir l'homicide volontaire
consensuel (souvent qualifié dans ce contexte d'« euthanasie
volontaire », mais considéré en droit anglais comme un meurtre). Le droit
revendiqué serait suffisant pour couvrir l'affaire de Mme Pretty, et l'on
comprend que le conseil de l'intéressée ne souhaite pas aller plus loin. Mais
rien sur le plan de la logique ne justifie que l'on trace pareille ligne de
démarcation. Si l'article 2 confère bel et bien un droit à l'autodétermination
en rapport avec la vie et la mort et si une personne est à ce point handicapée
qu'elle se trouve dans l'impossibilité d'accomplir quelque acte que ce soit de
nature à provoquer sa propre mort, il s'ensuit nécessairement, en bonne
logique, que cette personne a un droit à être tuée par un tiers sans assistance
aucune de sa part et que l'Etat viole la Convention s'il s'immisce dans
l'exercice de ce droit. Il n'est toutefois pas possible d'inférer pareil droit
d'un article ayant l'objet décrit ci-dessus.
6. Il est vrai que certains des droits garantis par la
Convention ont été interprétés comme conférant des droits à ne pas faire ce qui
constitue l'antithèse de ce que le droit explicitement reconnu autorise à
faire. L'article 11, par exemple, confère un droit à ne pas adhérer à une
association (Young, James et Webster c. Royaume-Uni (1981) 4 EHRR 38), l'article
9 comporte un droit à n'être soumis à aucune obligation d'exprimer des pensées,
de changer d'avis ou de divulguer des convictions (Clayton and Tomlinson,
The Law of Human Rights (2000), p. 974, § 14.49), et j'inclinerais pour ma
part à admettre que l'article 12 confère un droit à ne pas se marier (mais voir
Clayton and Tomlinson, ibidem, p. 913, § 13.76). On ne saurait
toutefois affirmer (pour prendre quelques exemples évidents) que les articles
3, 4, 5 et 6 confèrent un droit implicite à faire ou éprouver l'opposé de ce
que lesdits articles garantissent. Quels que soient les avantages que recèlent
aux yeux de nombreuses personnes l'euthanasie volontaire, le suicide, le
suicide médicalement assisté et le suicide assisté sans intervention médicale, ces
avantages ne résultent pas de la protection d'un article qui a été conçu pour
protéger le caractère sacré de la vie.
7. On ne trouve dans la jurisprudence issue de la Convention
aucun précédent susceptible d'étayer l'argument de Mme Pretty. Pour
autant que l'on peut trouver des précédents pertinents, ils vont à l'encontre
de la thèse défendue par l'intéressée. Dans l'affaire Osman c. Royaume-Uni (1998) 29 EHRR 245,
les requérants reprochaient au Royaume-Uni d'être resté en défaut de protéger
le droit à la vie du second requérant et de son père décédé. La Cour s'exprima
ainsi :
« 115. La Cour note que la première phrase de l'article 2 §
1 astreint l'Etat non seulement à s'abstenir de provoquer la mort de manière
volontaire et irrégulière mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la
protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Nul ne conteste
que l'obligation de l'Etat à cet égard va au-delà du devoir primordial
d'assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète
dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un
mécanisme d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les
violations. Aussi les comparants acceptent-ils que l'article 2 de la Convention
puisse, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des
autorités l'obligation positive de prendre préventivement des mesures d'ordre
pratique pour protéger l'individu dont la vie est menacée par les agissements
criminels d'autrui. Les parties ne sont pas d'accord sur l'étendue de cette
obligation.
116. Pour la Cour, et sans perdre de vue les difficultés pour la
police d'exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, ni
l'imprévisibilité du comportement humain ni les choix opérationnels à faire en
termes de priorités et de ressources, il faut interpréter cette obligation de
manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif.
Dès lors, toute menace présumée contre la vie n'oblige pas les autorités, au
regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la
réalisation. Une autre considération pertinente est la nécessité de s'assurer
que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en
respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent
légitimement l'étendue de ses actes d'investigations criminelles et de
traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux
articles 5 et 8 de la Convention. »
Le contexte de l'affaire Osman était très différent. Ni le second
requérant ni son père n'avaient eu le moindre désir de mourir. Mais
l'interprétation de l'article 2 livrée à l'époque par la Cour est parfaitement
compatible avec celle que j'en ai moi-même donnée.
8. Les affaires X c. Allemagne (1984) 7 EHRR 152 et Keenan c. Royaume-Uni (req. no
27229/95 ; 3 avril 2001, non publiée) furent également tranchées dans un
contexte factuel très différent de celui caractérisant la présente espèce.
Alors qu'il se trouvait en prison, X s'était mis en grève de la faim et avait
été nourri de force par les autorités carcérales. Il se plaignait d'avoir subi
un traitement contraire à l'article 3 de la Convention, thématique qui sera
examinée ci-dessous. Son grief fut rejeté par la Commission, qui s'exprima notamment
ainsi (pages 153-154) :
« La Commission estime que le fait de nourrir de force une personne
comporte des aspects dégradants qui, dans certaines circonstances, peuvent être
considérés comme interdits par l'article 3 de la Convention. D'après celle-ci, les
Hautes Parties contractantes sont toutefois tenues d'assurer à chacun le droit
à la vie tel que le consacre l'article 2. Pareille obligation appelle dans
certaines circonstances des mesures positives de la part des Parties
contractantes, et notamment des actes concrets pour sauver la vie d'une
personne en danger de mort lorsque celle-ci se trouve sous la garde des
autorités. Lorsque, comme en l'espèce, une personne détenue poursuit une grève
de la faim, cela peut inévitablement conduire à un conflit, que la Convention
elle-même ne résout pas, entre le droit à l'intégrité physique de l'individu et
l'obligation que l'article 2 de la Convention fait peser sur les Hautes Parties
contractantes. La Commission rappelle la solution apportée à ce conflit par le
droit allemand : il est permis de nourrir de force un détenu si celui-ci,
en raison d'une grève de la faim, risque de subir des dommages de nature
permanente, et l'alimentation forcée est même obligatoire s'il existe un danger
manifeste pour la vie de l'intéressé. L'appréciation des conditions précitées
est réservée au médecin compétent, mais une décision d'alimenter une personne
de force ne peut être mise en œuvre qu'après l'obtention d'une autorisation
judiciaire (...) La Commission considère que les autorités n'ont fait en
l'espèce qu'agir au mieux des intérêts du requérant lorsqu'elles ont choisi
entre respecter la volonté de l'intéressé de n'accepter absolument aucune
nourriture et courir ainsi le risque de le voir subir des dommages durables ou
même mourir, ou réagir en tentant d'assurer sa survie tout en sachant que
pareille réaction pouvait porter atteinte à sa dignité humaine. »
Dans l'affaire Keenan, un jeune détenu s'était suicidé et sa mère reprochait
aux autorités carcérales d'être restées en défaut de protéger sa vie. Dans son
arrêt rejetant le grief formulé à cet égard, la Cour s'exprima ainsi (page 29,
§ 91) :
« Pour ce qui est des détenus, la Cour a déjà eu l'occasion de
souligner que les personnes en garde à vue sont fragiles et que les autorités
ont le devoir de les protéger. Il incombe à l'Etat de fournir une explication
quant à l'origine des blessures survenues en garde à vue, cette obligation
étant particulièrement stricte lorsque la personne décède (...). On peut noter
que la nécessité d'un examen est reconnue en droit anglais et gallois, aux
termes duquel une enquête a lieu automatiquement lorsqu'une personne meurt en
prison, et les tribunaux internes imposent aux autorités pénitentiaires un
devoir de vigilance à l'égard des personnes détenues dans leur
établissement. »
Les deux affaires précitées peuvent être distinguées de la présente espèce,
le comportement incriminé dans chacune d'elles ayant eu lieu alors que la
victime se trouvait sous la garde de l'Etat, auquel il incombait dès lors
spécialement de veiller au bien-être de la victime. On peut aisément admettre
que l'obligation pour l'Etat de protéger la vie d'une victime potentielle est
renforcée lorsque cette dernière se trouve sous sa garde. Dans cette mesure,
les deux affaires précitées diffèrent de la présente espèce puisque Mme
Pretty ne se
trouve pas sous la garde de l'Etat. Ainsi, l'obligation positive pour l'Etat de
protéger la vie de Mme Pretty est moins lourde que celle débattue dans lesdites affaires.
Ce serait toutefois franchir un pas très important et, d'après moi, tout à fait
inadmissible, que de passer de l'acceptation de cette proposition à
l'acceptation de l'affirmation selon laquelle il pèse sur l'Etat une obligation
de reconnaître à Mme Pretty le droit à se faire aider pour se suicider.
9. Dans le domaine couvert par la Convention, l'autorité des
décisions internes est nécessairement limitée. Or, nous l'avons déjà relevé, Mme
Pretty fonde
sa cause sur la Convention. Il est toutefois intéressant de noter que son
argumentation est incompatible avec deux principes profondément enracinés en
droit anglais. Le premier réside dans la distinction entre l'interruption de la
vie par un acte personnel et l'interruption de la vie par le biais de
l'intervention ou avec l'assistance d'un tiers. Le premier cas de figure est
aujourd'hui admis, depuis que le suicide a cessé de constituer une infraction
en 1961. Le second continue d'être proscrit. La distinction a été très clairement
exposée par Lord Justice Hoffmann dans l'affaire Airedale NHS Trust
v. Bland [1993] AC 789, page 831 :
« Nul ne soutient en l'espèce qu'Anthony Bland doit se voir
administrer une injection mortelle. La préoccupation concerne la distinction
entre cesser d'alimenter une personne et, par exemple, cesser de traiter une
infection par des antibiotiques. Y a-t-il une réelle distinction ? Pour
comprendre le sentiment intuitif pouvant être éprouvé concernant cette
question, il faut commencer par rechercher la raison pour laquelle la plupart
d'entre nous seraient horrifiés si l'intéressé recevait une injection mortelle.
Ce sentiment est lié, je pense, à notre conception selon laquelle le caractère
sacré de la vie implique son inviolabilité par autrui. Sous réserve
d'exceptions comme la légitime défense, la vie humaine est inviolable, même si
la personne concernée a consenti à sa violation. C'est la raison pour laquelle, bien
que le suicide ne soit pas pénalement répréhensible, l'aide au suicide l'est.
Il en résulte que, même si nous pensons qu'Anthony Bland aurait donné son
consentement, nous n'avons pas le droit de mettre fin à sa vie par une
injection mortelle. »
La seconde distinction est celle qui existe entre le fait de mettre fin à
un traitement propre à sauver la vie ou à la prolonger, d'une part, et le fait
d'accomplir un acte dépourvu de justification médicale thérapeutique ou
palliative mais destiné uniquement à mettre fin à la vie, d'autre part. C'est cette distinction qui fondait la ratio decidendi
des décisions rendues dans l'affaire Bland. La Cour d'appel l'a formulée
de manière succincte dans sa décision J. (A. Minor) (Wardship :
Medical Treatment) [1991] Fam 33, dans laquelle Lord Donaldson of Lymington
MR déclara (page 46) :
« Ce que les médecins et le tribunal doivent trancher, c'est la question de savoir si, dans
l'intérêt de l'enfant malade, une décision particulière quant à un traitement
médical doit être prise qui, incidemment, va rendre la mort plus ou moins
probable. Ce n'est pas là une question de sémantique. C'est une question fondamentale. A
l'autre bout du spectre de l'âge, l'utilisation de médicaments pour réduire la
douleur est le plus souvent parfaitement justifiée, même si elle doit avoir
pour effet de hâter le moment du décès. Ce qui ne peut jamais se justifier, c'est de recourir
à des médicaments ou à des interventions chirurgicales essentiellement dans le
but de produire cet effet. »
Des observations analogues ont été formulées par Lord Justice
Balcombe et par Lord Justice Taylor aux pages 51 et 53 respectivement de
la décision. Si les distinctions exposées ci-dessus ne lient en aucune manière
la Cour européenne des Droits de l'Homme, rien ne laisse supposer qu'elles
soient incompatibles avec la jurisprudence des organes de la Convention. Il ne
suffit pas que Mme Pretty démontre que le Royaume-Uni n'agirait pas en méconnaissance
de la Convention s'il devait autoriser l'aide au suicide, il lui faut aller
plus loin et établir que le Royaume-Uni viole la Convention en n'autorisant pas
le suicide assisté, ou qu'il violerait ledit texte s'il n'autorisait pas le
suicide assisté. Pareille thèse est d'après moi insoutenable, comme l'a du
reste estimé à juste titre la Divisional Court.
Article 3 de la Convention
10. L'article 3 de la Convention est ainsi libellé : (...)
Cet article est l'un de ceux auxquels il est interdit aux Etats
contractants de déroger, même en cas de guerre ou en cas d'autre danger public
menaçant la vie de la nation (voir l'article 15). Par souci de commodité, j'utiliserai
l'expression « traitements proscrits » pour désigner les
« traitements inhumains ou dégradants » au sens de la Convention.
11. En résumé, l'argumentation développée au nom de Mme
Pretty peut se
décomposer comme suit :
1) Il pèse sur les Etats membres une obligation absolue et
inconditionnelle de ne pas infliger des traitements proscrits et de prendre des
mesures positives pour éviter que des individus ne soient soumis à de tels
traitements : A. c. Royaume-Uni (1998) 27 EHRR 611 ; Z c. Royaume-Uni [2001] 2 FLR 612,
p. 631, § 73.
2) Les souffrances dues à la progression d'une maladie peuvent
être considérées comme relevant de pareil traitement si l'Etat est en mesure de
les atténuer et qu'il ne le fait pas : D. c. Royaume-Uni (1997) 24 EHRR 423,
pp. 446-449, §§ 46-54.
3) En déniant à Mme Pretty la possibilité de mettre fin à
ses souffrances, le Royaume-Uni (par le truchement du DPP) soumettra
l'intéressée à un traitement proscrit. L'Etat peut éviter à Mme Pretty l'épreuve
qu'à défaut elle va traverser puisque, si le DPP prend l'engagement de ne pas
consentir à des poursuites, M. Pretty aidera son épouse à se suicider, épargnant à l'intéressée
beaucoup de souffrances.
4) Dès lors que, comme l'a jugé la Divisional Court, la
Convention permet au Royaume-Uni de s'abstenir d'interdire le suicide assisté,
le DPP peut prendre l'engagement sollicité sans violer les obligations que la
Convention fait peser sur le Royaume-Uni.
5) Si le DPP ne peut pas prendre l'engagement sollicité,
l'article 2 de la loi de 1961 est incompatible avec la Convention.
12. Il a été soutenu au nom du ministre que l'article 3 de la
Convention n'est pas ici en cause, mais que si l'un quelconque des droits
protégés par cet article se trouve en jeu, de toute manière les droits en question
ne comportent pas un droit à mourir. Au soutien du premier de ces arguments il
a été allégué qu'il n'y a pas en l'espèce violation de l'interdiction énoncée
dans la disposition concernée. La prohibition négative consacrée par celle-ci
serait absolue et inconditionnelle, mais les obligations positives qui en
découlent ne seraient pas absolues : voir les arrêts Osman c. Royaume-Uni
précité et Rees c.
Royaume-Uni (1986) 9 EHRR 56. Certes, les Etats pourraient être astreints à
protéger la vie et la santé d'une personne en garde à vue (cas de l'affaire Keenan
précitée) et à veiller à ce que nul n'ait à subir des traitements proscrits aux
mains de particuliers autres que des agents de l'Etat (cas de l'affaire A. c. Royaume-Uni
précitée), et il leur serait interdit d'adopter à l'égard d'un individu des
mesures directes propres à entraîner inévitablement l'infliction à l'intéressé
de traitements proscrits (D. c. Royaume-Uni (1997) 24 EHRR 423), mais aucune de ces
obligations ne pourrait être invoquée par Mme Pretty en l'espèce. A l'appui du
second argument il a été soutenu que, loin d'affirmer que l'Etat a l'obligation
de lui fournir des soins médicaux afin d'améliorer son état et de prolonger sa
vie, Mme Pretty
prétend qu'il pèse sur l'Etat une obligation légale d'entériner un moyen licite
de mettre fin à sa vie. Rien dans le libellé de la Convention ni dans la
jurisprudence des organes créés par elle ne donnerait à penser que pareille
obligation découle de l'article 3. La décision concernant la question de savoir
jusqu'où l'Etat doit aller dans l'acquittement de son obligation positive de
protéger les individus contre des traitements prohibés appartiendrait aux Etats
membres, qui devraient tenir compte pour statuer de l'ensemble des intérêts et
considérations pertinents ; tout en demeurant susceptible de contrôle,
pareille décision devrait être respectée. Le Royaume-Uni aurait examiné ces
questions en profondeur et aurait décidé de maintenir le statu quo.
13. L'article 3 consacre l'une des valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques, et l'interdiction des traitements proscrits est
absolue : D. c.
Royaume-Uni (1997) 24 EHRR 423, p. 447, §
14. Le précédent le plus utile à Mme Pretty est l'arrêt D. c. Royaume-Uni
(1997) 24 EHRR 423, qui concernait l'expulsion vers Saint Kitts d'un homme en
phase terminale du sida. Le grief fondé sur la Convention était tiré de la mise
en œuvre de la décision d'expulsion eu égard à l'état médical du requérant, de
l'absence de structures permettant de lui dispenser un traitement, des soins ou
un soutien adéquats à Saint Kitts et de l'interruption au Royaume-Uni d'un
régime qui lui avait garanti un traitement et des médicaments sophistiqués dans
un environnement compatissant. La Cour a jugé que l'exécution de la décision
d'expulser le requérant vers Saint Kitts s'analyserait, eu égard aux
circonstances de l'espèce, en un traitement inhumain contraire à l'article 3. Dans
ladite affaire, le Royaume-Uni envisageait de prendre contre le requérant des
mesures directes qui auraient inévitablement eu pour effet d'accroître
gravement ses souffrances et d'abréger sa vie. L'expulsion projetée pouvait
légitimement être considérée comme un « traitement ». On pourrait
trouver une analogie avec ladite affaire dans la présente espèce si un agent
public avait interdit que l'on donne à Mme Pretty des médicaments analgésiques ou
palliatifs. Or il est soutenu en l'espèce que le traitement proscrit réside
dans le refus par le DPP d'accorder par avance une immunité de poursuites à M. Pretty pour le
cas où il commettrait une infraction déterminée. Aucun procédé légitime
d'interprétation ne peut faire conclure que ledit refus relève de l'interdiction
négative posée par l'article 3.
15. Si l'on admet que l'article 3 peut s'appliquer à une affaire
telle celle de l'espèce et par ailleurs qu'au vu des faits de celle-ci on ne
peut soutenir de manière défendable qu'il y a eu violation de l'interdiction
négative énoncée par l'article 3, la question se pose de savoir si le
Royaume-Uni (par le truchement du DPP) méconnaît son obligation positive de
prendre des mesures afin d'empêcher que des individus soient soumis à des
traitements proscrits. Dans ce contexte, l'obligation pesant sur l'Etat n'est
pas absolue et inconditionnelle. C'est ce qui ressort du passage cité au paragraphe 7 ci-dessus de
l'arrêt Osman c.
Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des Droits de l'Homme. Le même
principe a été reconnu par la Cour dans son arrêt Rees c. Royaume-Uni (1986) 9 EHRR 56,
dont le paragraphe 37 est ainsi libellé (pages 63-64) :
« 37. Comme la Cour l'a relevé dans son arrêt Abdulaziz,
Cabales et Balkandali, la notion de « respect » manque de
netteté, surtout quand il s'agit de telles obligations positives ; ses
exigences varient beaucoup d'un cas à l'autre vu la diversité des pratiques
suivies et des conditions existant dans les Etats contractants.
L'observation vaut particulièrement en l'espèce. Par leur législation, leur
jurisprudence ou leur pratique administrative, plusieurs Etats donnent aux
transsexuels la faculté de changer leur état civil pour l'adapter à leur
identité nouvellement acquise. Ils la subordonnent toutefois à des conditions
plus ou moins strictes et maintiennent certaines réserves expresses (par
exemple quant aux obligations antérieures). Les autres Etats n'offrent pas – ou
pas encore – pareille faculté. On peut donc dire, pour le moment, qu'il n'y a
guère de communauté de vues en la matière et que, dans l'ensemble, le droit
paraît traverser une phase de transition. Partant, il s'agit d'un domaine où
les Etats contractants jouissent d'une grande marge d'appréciation.
Pour déterminer s'il existe une obligation positive, il faut prendre en
compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à
ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu. Dans la
recherche d'un tel équilibre, les objectifs énumérés au paragraphe 2 de
l'article 8 (art. 8-2) peuvent jouer un certain rôle, encore que cette
disposition parle uniquement des « ingérences » dans l'exercice du
droit protégé par le premier alinéa et vise donc les obligations négatives en
découlant. »
L'affaire Rees concernait l'article 8 et traitait d'une question
très différente de celle soulevée en l'espèce, mais les observations formulées
par la Cour à l'époque avaient une portée plus générale. Il va de soi que si
les Etats peuvent se voir interdire de façon absolue d'infliger les traitements
proscrits aux individus relevant de leur juridiction, les mesures utiles ou
nécessaires à l'accomplissement d'une obligation positive doivent être
appréciées au cas par cas, peuvent varier d'un Etat à l'autre, dépendent
davantage des opinions et convictions des gens et sont moins susceptibles d'une
injonction universelle. Pour les motifs plus abondamment exposés aux
paragraphes 27 et 28 ci-dessous, on ne saurait dire, d'après moi, qu'il pèse
sur le Royaume-Uni une obligation positive de veiller à ce qu'une personne
saine d'esprit atteinte d'une maladie en phase terminale et qui souhaite mettre
fin à ses jours mais n'est pas en mesure de le faire ait la faculté de
solliciter l'assistance d'une autre personne sans que cette dernière soit
exposée au risque de poursuites.
Article 8 de la Convention
16. L'article 8 de la Convention est ainsi libellé : (...)
17. Le conseil de Mme Pretty soutient que cette disposition
confère un droit à l'autodétermination et renvoie aux affaires X et Y c. Pays-Bas
(1985) 8 EHRR 235, Rodriguez c. Procureur général du Canada [1994] 2 LRC 136, et A. (Children)
(Conjoined Twins : Surgical Separation) [2001] Fam 147. Ce droit
engloberait un droit de choisir quand et comment mourir, de façon à éviter
souffrance et indignité. L'article 2 § 1 de la loi de 1961 porterait atteinte à
ce droit à l'autodétermination ; il appartiendrait dès lors au Royaume-Uni
de démontrer que l'ingérence incriminée satisfait aux critères de légalité, de
nécessité, de réponse à un besoin social impérieux et de proportionnalité
découlant de la Convention : voir R. v. A (no 2) [2001]
2 WLR 1546, Johansen c. Norvège (1996) 23 EHRR 33, et R. (P) v. Secretary of
State for the Home Department [2001] 1 WLR 2002. Lorsque l'ingérence
incriminée concerne un aspect intime de la vie privée d'un individu, elle doit
reposer sur des motifs particulièrement sérieux : Smith et Grady c. Royaume-Uni
(1999) 29 EHRR 493, p. 530, § 89. Il s'agirait pour la Cour en l'espèce de
dire si l'on peut juger autrement que disproportionné le refus par le DPP de
prendre l'engagement sollicité et, dans le cas du ministre, si l'atteinte
portée au droit à l'autodétermination de Mme Pretty est proportionnée au but
légitime, quel qu'il soit, poursuivi par l'interdiction du suicide assisté. Le
conseil de Mme Pretty fait porter un accent particulier sur certains traits
caractéristiques de l'affaire de sa cliente : le fait que celle-ci soit en
pleine possession de ses facultés mentales, les perspectives effrayantes qui
sont les siennes, le fait qu'elle serait prête à se suicider si elle en avait
la possibilité, l'imminence de sa mort, le fait que son suicide assisté ne
causerait de tort à personne d'autre et le fait qu'une suite favorable réservée
à sa requête n'aurait pas d'implications de grande portée. Il soutient que
l'interdiction générale posée à l'article 2 § 1 de la loi de 1961, qui
s'applique sans prise en compte des cas particuliers, est totalement disproportionnée
et injustifiée au vu des éléments invoqués. Il renvoie aux affaires R. c. Royaume-Uni
(1983) 33 DR 270, et Sanles c. Espagne [2001] EHRLR 348.
18. Le ministre, de son côté, s'est interrogé pour savoir si les
droits garantis à Mme Pretty par l'article 8 se trouvaient en jeu, et sa réponse est
négative. D'après lui, le droit à la vie privée consacré par l'article 8 se
rapporte à la manière dont une personne mène sa vie et non à la manière dont
elle y met fin. Toute tentative de fonder un droit à mourir sur l'article 8 se
heurterait exactement à la même objection que la tentative basée sur l'article
2, à savoir que le droit allégué emporterait extinction du bénéfice même qu'il
est censé offrir : l'article 8 protégerait l'intégrité physique, morale et
psychologique de l'individu, ce qui couvrirait les droits de l'individu sur son
propre corps, mais rien ne donnerait à penser que l'article 8 confère un droit
à décider quand et comment mourir. Le ministre soutient également qu'au besoin
l'article 2 § 1 de la loi de 1961 et l'application qui en est actuellement
faite pourraient parfaitement être justifiés au fond. Il se réfère à la marge
d'appréciation qui serait accordée aux Etats contractants, à l'attention qui
aurait été portée à ces questions au Royaume-Uni et au large consensus qui
existerait au sein de la communauté des Etats parties à la Convention. Se
référant à l'affaire Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni (1997) 24 EHRR
39, dans laquelle l'incrimination d'actes d'infliction consensuelle de blessures
aurait été jugée légitime, il soutient que la justification de l'incrimination
d'actes d'infliction consensuelle de la mort ou du suicide assisté doit être
encore plus grande.
19. La discussion la plus détaillée et érudite que je connaisse
des questions dont il s'agit en l'espèce figure dans les décisions rendues par
la Cour suprême du Canada dans l'affaire Rodriguez c. Procureur général du Canada
[1994] 2 LRC 136. La demanderesse dans cette affaire souffrait d'une maladie ne
pouvant juridiquement être distinguée de celle qui accable aujourd'hui Mme
Pretty.
L'intéressée était pareillement handicapée, et elle souhaitait obtenir une
ordonnance autorisant un médecin compétent à mettre en place un dispositif
technique au moyen duquel elle pourrait, de sa propre main mais avec cette aide
du médecin, mettre fin à ses jours au moment de son choix. Le suicide n'était
pas considéré comme une infraction au Canada, mais l'article 241 b) du code
pénal était rédigé en des termes comparables à ceux de l'article 2 § 1 de la
loi de 1961. La demanderesse fondait sa demande sur la Charte canadienne des
droits et libertés, qui comportait notamment les articles suivants, pertinents
pour la cause :
« 1) La Charte canadienne des droits et libertés garantit
les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que
par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la
justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique.
7) Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne ; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec
les principes de justice fondamentale.
12) Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou
peines cruels et inusités.
15.1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de
la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations
fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion,
le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. »
Le juge de première instance avait rejeté la demande de Mme
Rodriguez. Les motifs de son jugement se trouvent résumés comme suit à la page
144 de l'arrêt de la Cour suprême du Canada [Note du traducteur :
le texte français de tous les passages de l'arrêt Rodriguez cités dans le
présent arrêt a été repris du site internet de la Cour suprême du
Canada] :
« (...) c'est
la maladie dont Mme Rodriguez souffre, et non l'Etat ou le système
judiciaire, qui l'empêche de déterminer à son gré le moment et les
circonstances de sa mort. »
Concluant à la non-violation de l'article 12 de la Charte, ledit magistrat
s'exprima ainsi :
« [i]nterpréter l'article 7 de manière à y inclure le droit garanti
par la Constitution de s'enlever la vie au nom de la liberté de choisir est, à
mon avis, incompatible avec le droit à la vie, la liberté et la sécurité de la
personne. »
Il jugea également que l'article 241 n'emportait pas discrimination au
détriment des personnes handicapées physiques.
20. La cour d'appel de Colombie britannique jugea à la majorité
(page 148) que si l'application de l'article 241 privait Mme
Rodriguez du droit à la sécurité de sa personne que lui garantissait l'article
7 de la Charte, il ne contrevenait pas aux principes de justice fondamentale.
Le juge en chef McEachern déclara (page 146) que lorsque l'Etat impose des
prohibitions qui ont pour effet de prolonger les souffrances physiques et
psychologiques d'une personne il viole prima facie l'article 7, et
qu'une disposition imposant une période indéfinie de souffrance physique et
psychologique inutile à une personne qui est de toute façon sur le point de
mourir ne peut être conforme à aucun principe de justice fondamentale.
21. Au sein de la Cour suprême, les avis furent une nouvelle
fois partagés. La décision de la majorité fut rendue par le juge Sopinka, à
l'avis duquel se rallièrent les juges La Forest, Gonthier, Iacobucci et Major.
Le juge Sopinka s'exprima notamment ainsi (page 175) :
« A titre préliminaire, je rejette la prétention que les difficultés
de l'appelante résultent non pas d'une action gouvernementale, mais des
déficiences physiques causées par la maladie incurable dont elle est atteinte.
Il est évident que l'interdiction prévue à l'al. 241 b) contribuera à la
souffrance de l'appelante si on l'empêche de gérer sa mort dans les
circonstances qui, craint-elle, surviendront. »
Le juge Sopinka ajouta (page 175) :
« Est mieux fondé, à mon avis, l'argument selon lequel la sécurité de
la personne, par sa nature même, ne peut inclure le droit d'accomplir un geste
qui met fin à la vie de quelqu'un, puisque la sécurité de la personne
s'intéresse intrinsèquement au bien-être de la personne vivante. »
Il poursuivit (pages 177-178) :
« Il n'y a donc aucun doute que la notion de sécurité de la personne
comprend l'autonomie personnelle, du moins en ce qui concerne le droit de faire
des choix concernant sa propre personne, le contrôle sur sa propre intégrité
physique et mentale, et la dignité humaine fondamentale, tout au moins
l'absence de prohibitions pénales qui y fassent obstacle. L'interdiction prévue
à l'al. 241 b) a pour effet de priver l'appelante de l'assistance
nécessaire pour se suicider au moment où elle ne sera plus en mesure de le faire
seule. (...) A mon avis, ces considérations permettent de conclure que
l'interdiction prévue à l'al. 241 b) prive l'appelante de son autonomie
personnelle et lui cause des douleurs physiques et une tension psychologique
telles qu'elle porte atteinte à la sécurité de sa personne. Le droit de
l'appelante à la sécurité (considéré dans le contexte du droit à la vie et à la
liberté) est donc en cause et il devient nécessaire de déterminer si elle en a
été privée en conformité avec les principes de justice fondamentale. »
Et le juge Sopinka de conclure (page 189) :
« Compte tenu des craintes exprimées à l'égard des abus et de la
grande difficulté à élaborer des garanties permettant de les prévenir, on ne saurait
affirmer que l'interdiction générale de l'aide au suicide est arbitraire ou
injuste, ou qu'elle ne reflète pas les valeurs fondamentales véhiculées dans
notre société. »
A propos de l'article 1 de la Charte canadienne, le juge Sopinka déclara
(pages 192-193) :
« Comme j'ai essayé de le démontrer dans mon analyse de l'article 7,
cette protection trouve son fondement dans un consensus important, dans les
pays occidentaux, dans les organisations médicales et chez notre propre
Commission de réforme du droit, sur l'opinion que le meilleur moyen de protéger
efficacement la vie et les personnes vulnérables de la société est d'interdire,
sans exception, l'aide au suicide. Les tentatives qui ont été faites pour
nuancer cette approche par l'introduction d'exceptions n'ont pas donné de
résultats satisfaisants et tendent à étayer la théorie du « doigt dans
l'engrenage ». La formulation de garanties destinées à prévenir les abus a
également donné des résultats insatisfaisants et n'a pas réussi à dissiper la
crainte que l'assouplissement d'une norme claire établie par la loi
affaiblirait la protection de la vie et mènerait à l'usage abusif des
exceptions. »
Le juge Sopinka rejeta les griefs fondés par l'appelante sur les articles
12 et 15 de la Charte.
22. Le juge en chef Lamer exprima une opinion dissidente
favorable à l'appelante, mais à raison d'une discrimination fondée sur le seul
article 15. Le juge McLachlin (à l'avis duquel le juge L'Heureux-Dubé
souscrivit) conclut à la violation non de l'article 15, mais de l'article
7. Il analysa l'affaire comme posant la question de la manière dont l'Etat
peut, au regard de l'article 7 de la Charte, limiter le droit pour une personne
de prendre des décisions concernant son propre corps (page 194). Il s'exprima
ainsi (page 195) :
« En l'espèce, le Parlement a mis en vigueur un régime législatif qui
n'interdit pas le suicide, mais qui criminalise l'aide au suicide. Ce régime a
pour effet de refuser à certaines personnes le droit de mettre fin à leur vie
pour la seule raison qu'elles en sont physiquement incapables. De ce fait, Sue
Rodriguez est privée du droit à la sécurité de sa personne (le droit de prendre
des décisions concernant son propre corps et qui n'affectent que son propre
corps) d'une manière qui enfreint les principes de justice fondamentale et qui,
par conséquent, viole l'article 7 de la Charte. (...) Le pouvoir de décider de
façon autonome ce qui convient le mieux à son propre corps est un attribut de
la personne et de la dignité de l'être humain. »
Il déclara (page 197) :
« (...) il est contraire aux principes de justice fondamentale de ne
pas permettre à Sue Rodriguez ce qui est permis à d'autres, pour la simple
raison qu'il est possible que d'autres personnes, à un moment donné, subissent,
non pas ce qu'elle demande, mais l'acte de donner la mort sans véritable
consentement. »
Le juge Cory exprima également une opinion dissidente, rejoignant celle du
juge en chef Lamer et aussi celle du juge McLachlin.
23. Il est évident que tous les juges de la Cour suprême du
Canada sauf un étaient disposés à reconnaître que l'article 7 de la Charte
canadienne conférait un droit à l'autonomie personnelle s'étendant aux
décisions concernant la vie et la mort. On comprend que Mme Pretty attache un
poids particulier à la décision du juge McLachlin, à laquelle deux autres
membres de la Cour suprême souscrivirent. Mais une majorité de la haute
juridiction considéra que le droit en question était battu en brèche, dans les
circonstances de l'espèce, par les principes de justice fondamentale. De
surcroît, les décisions en cause ne présentaient une analogie étroite avec
aucune des clauses de la Convention européenne. Dans ce dernier texte, le droit
à la liberté et à la sûreté de la personne ne figure qu'à l'article 5 § 1, qui
n'est pas invoqué et ne pourrait l'être en l'espèce. L'article 8 ne comporte
aucune référence à la liberté ni à la sûreté personnelle. Il concerne la
protection de la vie privée, y compris l'intégrité physique et psychologique (X
et Y c.
Pays-Bas précité). Mais l'article 8 est libellé en des termes visant la
protection de l'autonomie personnelle pendant la période où les individus
vivent leur vie, et rien ne donne à penser que l'article en question ait un
rapport avec le choix de ne plus vivre.
24. La thèse de Mme Pretty ne trouve aucun appui dans la
jurisprudence de Strasbourg. Dans l'affaire R. c. Royaume-Uni (1983) 33 DR 270,
le requérant avait été condamné et s'était vu infliger une peine
d'emprisonnement pour aide au suicide et entente délictueuse à cet effet. L'intéressé
alléguait que la condamnation et la peine qui lui avaient été infligées au
titre de l'article 2 de la loi de 1961 constituaient une violation de son droit
au respect de sa vie privée au sens de l'article 8 et une méconnaissance de son
droit à la liberté d'expression au sens de l'article 10. Au paragraphe 13 de sa
décision, la Commission s'exprima comme suit :
« La Commission n'estime pas que l'activité pour laquelle le requérant
a été condamné, à savoir assistance au suicide, puisse être décrite comme
relevant de la vie privée, telle que cette notion a été élaborée. On peut
certes envisager que pareille activité touche directement à la vie privée du
candidat au suicide, mais il ne s'ensuit pas que les propres droits du
requérant à la vie privée aient été mis en jeu. La Commission estime au
contraire que les actes d'assistance, de conseil ou d'aide au suicide sont
exclus de la notion de vie privée car ils portent atteinte à l'intérêt général
de la protection de la vie, tel que traduit dans les dispositions pénales de la
loi de 1961. »
Cet avis de la Commission, exprimé de manière quelque peu circonspecte,
offre un certain appui à Mme Pretty, mais en ce qui concerne le
grief fondé sur l'article 10 de la Convention la Commission poursuivit
(paragraphe 17 de sa décision, p. 272) :
« La Commission estime que, dans les circonstances de la cause, il y a
eu ingérence dans l'exercice du droit du requérant à communiquer des
informations. Elle doit cependant tenir compte à cet égard de l'intérêt
légitime de l'Etat à prendre des mesures visant à protéger de tout comportement
criminel la vie des citoyens, notamment de ceux qui sont particulièrement
vulnérables en raison de leur âge ou de leur infirmité. Elle reconnaît le droit
de l'Etat au regard de la Convention à se prémunir contre les inévitables abus
criminels qui se produiraient en l'absence d'une législation punissant
l'assistance au suicide. Le fait qu'en l'espèce le requérant et son associé
semblent avoir été bien intentionnés ne change rien, aux yeux de la Commission,
à la justification de l'intérêt général. »
Cette conclusion ne peut se concilier avec l'affirmation selon laquelle
l'interdiction du suicide assisté est incompatible avec la Convention.
25. L'affaire Sanles c. Espagne [2001] EHRLR 348
procédait d'une situation de fait analogue à celle de la présente espèce, sauf
que la victime d'une maladie invalidante était décédée et que l'affaire ne
déboucha pas, finalement, sur une décision relative au fond. La requérante
était la belle-sœur de la victime, et la Cour estima qu'elle n'était pas
elle-même victime et n'était donc pas directement affectée par les violations
alléguées. Il est intéressant de noter que l'intéressée fondait ses griefs sur
les articles 2, 3, 5, 9 et 14 de la Convention mais non, semble-t-il, sur
l'article 8.
26. Pour ma part, j'estime fondé l'argument du ministre selon
lequel les droits garantis à Mme Pretty par l'article 8 ne sont
nullement en cause. Pour le cas toutefois où cette conclusion serait erronée et
la prohibition du suicide assisté édictée par l'article 2 de la loi de 1961
porterait atteinte au droit garanti à l'intéressée par l'article 8 de la
Convention, il s'impose de rechercher si le ministre a démontré que cette
atteinte se justifie au regard des termes de l'article 8 § 2. Pour étudier
cette question, j'incline à adopter le critère mis en avant par le conseil de Mme
Pretty et qui
se trouve clairement énoncé dans les décisions précitées.
27. Depuis que le suicide a cessé d'être une infraction, en
1961, la question de savoir si le suicide assisté doit lui aussi être
dépénalisé a été examinée à plus d'une reprise. La commission de réforme du
droit pénal faisait état, dans son quatorzième rapport (1980, Cmnd 7844), de
divergences d'opinions parmi ses membres, juristes distingués, et reconnaissait
le besoin de différencier le cas où une personne en aide à se suicider une
autre qui a formé le dessein bien arrêté de mettre fin à ses jours de celui,
plus odieux, où une personne en a persuadé une autre de s'ôter la vie, mais une
majorité de ses membres étaient de l'avis bien tranché que l'aide au suicide
devait rester une infraction (pages 60-61, § 135).
28. A la suite de la décision rendue dans l'affaire Airedale
NHS Trust v. Bland [1993] AC 789, un comité restreint de la Chambre des
lords compétent en matière d'éthique médicale et qui avait été constitué sur
des bases beaucoup plus larges recueillit de nombreuses preuves et publia un
rapport (HL 21-1 1994, p. 11, § 26). Il y établissait une distinction entre le
suicide assisté et le suicide médicalement assisté, mais sa conclusion était
dépourvue d'ambiguïté (page 54, § 262) :
« En ce qui concerne le suicide assisté, nous n'apercevons aucun motif
de recommander une modification de la législation. Nous ne décelons aucune
circonstance où le suicide assisté devrait être autorisé, et nous n'apercevons
pas davantage de raison de distinguer à cet égard entre l'acte d'un médecin et
l'acte accompli par une autre personne. »
Dans sa réponse (mai
« Nous souscrivons à cette recommandation. Comme le gouvernement l'a
déclaré devant la commission, la dépénalisation de la tentative de suicide en
1961 s'est accompagnée d'une réaffirmation sans équivoque de la prohibition des
actes visant à mettre fin à la vie d'autrui. Le gouvernement n'aperçoit aucun
élément justifiant que l'on autorise le suicide assisté. Pareil changement de
cap ouvrirait la porte à des abus et mettrait en danger la vie
des faibles et des vulnérables. »
On trouve une approche analogue dans la Recommandation 1418 (1999) du
Conseil de l'Europe sur la protection des droits de l'homme et de la dignité
des malades incurables et des mourants. Cette recommandation comporte le
passage suivant (pages 2-4) :
« 9. L'Assemblée recommande par conséquent au Comité des
Ministres d'encourager les Etats membres du Conseil de l'Europe à respecter et
à protéger la dignité des malades incurables et des mourants à tous
égards : (...)
c) en maintenant l'interdiction absolue de mettre
intentionnellement fin à la vie des malades incurables et des mourants :
i. vu que le droit à la vie, notamment en ce qui concerne les
malades incurables et les mourants, est garanti par les Etats membres, conformément
à l'article 2 de la Convention européenne des Droits de l'Homme qui dispose que
« la mort ne peut être infligée à quiconque
intentionnellement » ;
ii. vu que le désir de mourir exprimé par un malade incurable ou
un mourant ne peut jamais constituer un fondement juridique à sa mort de la
main d'un tiers ;
iii. vu que le désir de mourir exprimé par un malade incurable
ou un mourant ne peut en soi servir de justification légale à l'exécution
d'actions destinées à entraîner la mort. »
S'il devait être démontré que la réponse du Royaume-Uni à ce problème du
suicide assisté est unique, cela ne porterait nullement un coup fatal à la
validité juridique de l'article 2 § 1 de la loi de 1961, mais de toute façon il
apparaît que cette réponse du Royaume-Uni s'inscrit dans un consensus
international très large. Le suicide assisté et l'homicide volontaire
consensuel sont illégaux dans l'ensemble des Etats parties à la Convention sauf
aux Pays-Bas, mais même si le code pénal néerlandais et la loi néerlandaise de
2001 sur les procédures de contrôle de l'interruption de la vie sur demande et
sur le suicide assisté étaient en vigueur dans notre pays, M. Pretty n'échapperait pas à sa
responsabilité pénale au titre de l'article 294 du code pénal néerlandais s'il
aidait Mme Pretty
à mettre fin à ses jours comme il le souhaite.
29. Au nom de sa cliente, le conseil de Mme Pretty dément
toute mise en cause générale de l'article 2 § 1 de la loi de 1961 et cherche à
limiter son grief aux faits particuliers de la cause : celle d'une
personne adulte en pleine possession de ses facultés intellectuelles qui sait
ce qu'elle veut, ne subit aucune pression et a pris sa décision en parfaite
connaissance de cause et de manière délibérée. Il plaide que, quel que soit le
besoin d'offrir une protection juridique aux personnes vulnérables, rien ne
justifie un refus général d'admettre un acte d'humanité dans le cas de
quelqu'un qui, comme Mme Pretty, n'est pas du tout vulnérable. Toute séduisante cette thèse
soit-elle, elle se heurte à deux idées formulées jadis par le docteur Johnson
et dont la validité persiste. Premièrement, « les lois ne sont pas faites
pour des cas particuliers, mais pour les hommes en général ».
Deuxièmement, « permettre qu'une loi soit modifiée à discrétion, c'est laisser la
communauté sans loi. C'est
retirer son orientation à cette sagesse publique censée remédier aux
déficiences de la compréhension privée » (Boswell, Life of Johson,
Oxford Standard Authors, 3e édition, 1970, pp. 735, 496). Comme
la Commission l'a admis dans la décision R. c. Royaume-Uni citée au
paragraphe 24 ci-dessus, c'est aux Etats membres qu'il appartient d'apprécier
le risque d'abus et les conséquences probables des abus éventuellement commis
qu'impliquerait un assouplissement de l'interdiction du suicide assisté. Mais
ce risque ne peut être écarté à la légère. La commission de réforme du droit
pénal a reconnu l'étroitesse de la ligne de démarcation entre la provocation [counselling
and procuring], d'une part, et la complicité [aiding and abetting],
de l'autre (rapport, page 61, § 135). Le comité restreint de la Chambre
des lords a considéré qu'il fallait éviter tout ce qui pouvait paraître
encourager le suicide (rapport, page 49, § 239) :
« Nous craignons tous que les personnes vulnérables – celles qui sont
âgées, seules, malades ou dans la détresse – ne se sentent obligées, par
l'effet de pressions, réelles ou imaginaires, de solliciter une mort
prématurée. Nous admettons que, pour la plupart, les demandes résultant de
pareilles pressions ou de maladies dépressives curables seraient identifiées
comme telles par les médecins et traitées de façon appropriée. Néanmoins, nous
croyons que le message que la société envoie aux personnes vulnérables et à
celles qui sont défavorisées ne doit pas, même indirectement, les encourager à
demander la mort, mais doit les assurer de notre présence et de notre soutien
dans la vie. »
Il n'est pas difficile d'imaginer qu'une personne âgée puisse opter, même
en l'absence de toute pression, pour une fin prématurée si la possibilité en
existe, et cela non à cause d'un désir de mourir ou d'une acceptation de la
mort, mais à cause d'un désir de cesser d'être une charge pour autrui.
30. Si l'article 2 § 1 porte atteinte à l'un quelconque des
droits garantis à Mme Pretty par la Convention, je conclus, conscient de la lourde
charge qui pèse sur un Etat membre cherchant à justifier pareille atteinte, que
le ministre a fait état d'amples motifs propres à justifier le droit existant
et l'application qui en est faite aujourd'hui. Cela ne veut pas dire qu'aucun
autre droit ni aucune autre application du droit ne seraient compatibles avec
la Convention. Cela signifie simplement que les régimes législatif et pratique
actuels n'enfreignent pas la Convention.
Article 9 de la Convention
31. Il n'est pas nécessaire de reproduire le libellé de
l'article 9 de la Convention, autour duquel la discussion n'a pas beaucoup
porté. La disposition en cause protège la liberté de pensée, de conscience et
de religion, ainsi que la liberté pour toute personne de manifester sa religion
ou sa conviction par le culte, l'enseignement, les pratiques et
l'accomplissement des rites. On peut admettre que Mme Pretty croit
sincèrement au mérite du suicide assisté. Elle est libre d'avoir et d'exprimer
cette conviction. Mais sa conviction ne peut fonder une exigence aux termes de
laquelle son mari devrait être absous des conséquences d'un comportement qui,
tout en étant en harmonie avec sa conviction, est proscrit par le droit pénal.
Et si l'intéressée devait réussir à établir l'existence d'une atteinte à son
droit, la justification fournie par l'Etat en rapport avec l'article 8 ferait
toujours échec à sa prétention.
Article 14 de la Convention
32. L'article 14 de la Convention est ainsi libellé : (...)
Mme Pretty soutient que l'article 2 § 1 de la loi de 1961 est
discriminatoire à l'égard de ceux qui, comme elle-même, sont incapables, du
fait d'une invalidité, de mettre fin à leurs jours sans assistance. Elle
invoque l'arrêt rendu par la Cour européenne des Droits de l'Homme dans
l'affaire Thlimmenos c. Grèce (2000) 31 EHRR 411, où la Cour a dit (page
424, § 44) :
« La Cour a conclu jusqu'à présent à la violation du droit garanti par
l'article 14 de ne pas subir de discrimination dans la jouissance des droits
reconnus par la Convention lorsque les Etats font subir sans justification
objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant
dans des situations analogues. Toutefois, elle estime que ce n'est pas la seule
facette de l'interdiction de toute discrimination énoncée par l'article 14. Le
droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à
discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective
et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des
personnes dont les situations sont sensiblement différentes. »
33. La Cour européenne des Droits de l'Homme a jugé à maintes
reprises que l'article 14 n'est pas autonome mais ne produit ses effets qu'en
relation avec des droits garantis par la Convention. On peut ainsi citer le
passage suivant de l'arrêt Van Raalte c. Pays-Bas (1997) 24 EHRR
503, p. 516, § 33 :
« D'après la jurisprudence constante de la Cour, l'article 14 de la
Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et des
Protocoles. Il n'a pas d'existence indépendante, puisqu'il vaut uniquement pour
« la jouissance des droits et libertés » qu'elles garantissent.
Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et,
dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à
s'appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l'empire de l'une au
moins desdites clauses. »
Voir également l'arrêt Botta c. Italie (1998) 26 EHRR 241, p. 259, §
39.
34. Si, comme je l'ai conclu, aucun des articles sur lesquels se
fonde Mme Pretty ne confère à l'intéressée le droit qu'elle
revendique, il s'ensuit que l'article 14 ne lui serait d'aucun secours même si
elle parvenait à établir que, dans son application, l'article 2 § 1 est discriminatoire.
Pour ce motif, tout grief fondé sur cet article est voué à l'échec.
35. Si, contrairement à ce que je pense, les droits garantis à Mme
Pretty par l'un ou l'autre des articles invoqués sont en cause, il s'impose de
rechercher si l'article 2 de la loi de 1961 est discriminatoire. Mme
Pretty soutient que ce texte est discriminatoire au motif qu'il empêche les
handicapés, mais non les personnes valides, d'exercer leur droit de se
suicider. Cet argument repose d'après moi sur un malentendu. La loi ne confère
pas un droit de se suicider. Considéré comme une infraction le suicide a
toujours revêtu un caractère anormal, car il s'agissait de la seule infraction
pour laquelle aucun accusé ne pouvait jamais être traduit en justice.
L'incrimination du suicide avait principalement pour effet de rendre
punissables ceux qui attentaient sans succès à leur vie et leurs complices. Le
suicide lui-même (et avec lui la tentative de suicide) a été dépénalisé au
motif que la reconnaissance du caractère infractionnel en common law de
l'acte passait pour ne pas être dissuasive, qu'elle marquait d'une infamie
injustifiée les membres innocents de la famille du suicidé et qu'elle
aboutissait au résultat abject que les patients se remettant à l'hôpital d'une
tentative manquée de suicide étaient poursuivis en fait pour leur échec. Mais
si la loi de
36. En tout état de cause, le droit pénal ne peut être critiqué
au motif qu'il serait indûment discriminatoire, car il s'applique à tous. Si
dans certains cas les lois pénales admettent des exceptions fondées sur le
jeune âge, la philosophie générale du droit pénal est que les dispositions
d'incrimination doivent s'appliquer à tous et que le contexte individuel doit
entrer en ligne de compte soit au stade où il s'agit de déterminer s'il
convient ou non de poursuivre, soit, en cas de condamnation, lorsqu'il s'agit
de fixer la peine. Le droit pénal ne distingue pas d'ordinaire entre les
victimes consentantes et les autres (Laskey Jaggard et Brown c. Royaume-Uni
(1997) 24 EHRR 39). Les dispositions incriminant l'ébriété, l'abus de
drogues ou le vol n'exonèrent pas les alcooliques, les toxicomanes, les pauvres
ou les affamés. L'« homicide par compassion » [mercy killing],
comme on l'appelle souvent, constitue en droit un meurtre. Si le droit pénal
cherchait à proscrire le comportement de ceux qui aident des personnes
vulnérables à se suicider, mais exonérait ceux qui aident des personnes non
vulnérables à mettre fin à leurs jours, il ne pourrait être administré de manière
équitable et forçant le respect.
37. Pour ces motifs, qui rejoignent pour l'essentiel ceux livrés
par la Divisional Court, et en accord avec mes nobles et savants amis
Lord Steyn et Lord Hope of Craighead, je considère que Mme Pretty ne
peut établir aucune violation à son égard d'un droit garanti par la Convention.
Le grief dirigé contre le DPP
38. Cette conclusion rend strictement superflu l'examen de
l'argument principal développé par le DPP pour contrer le grief formulé à son
encontre, lequel consistait à dire qu'il n'avait pas le pouvoir de prendre
l'engagement sollicité par Mme Pretty.
39. Pour ma part, je ne suis pas certain que le DPP ne pourrait
pas, comme il a été soutenu en son nom, faire sur demande une déclaration
publique concernant sa politique en matière de poursuites autrement que dans le
code à l'intention des procureurs de la Couronne [Code for Crown Prosecutors],
que l'article 10 de la loi de 1985 sur la poursuite des infractions [Prosecution
of Offences Act] lui fait l'obligation d'édicter. Evidemment, une telle
démarche exigerait une étroite consultation et une extrême circonspection et ne
pourrait intervenir, en vertu de l'article 3 de la loi de 1985, que sous le
contrôle du procureur général [Attorney General]. Il est arrivé au Lord
Advocate de faire pareille déclaration en Ecosse, et je ne suis pas
persuadé que le DPP ne possède pas semblable pouvoir. Il ne s'impose toutefois
pas d'explorer ni de résoudre cette question car, habilité ou non à formuler
une telle déclaration, le DPP n'y est pas obligé, et de toute manière ce qui
lui a été demandé en l'espèce, ce n'est pas une déclaration concernant sa
politique en matière de poursuites, mais l'octroi par avance d'une immunité de
poursuites. Et cela, j'en suis tout à fait certain, le DPP ne peut l'accorder.
Le pouvoir d'écarter et de suspendre des lois ou leur exécution sans le
consentement du Parlement a été dénié à la Couronne et à ses serviteurs par le Bill
of Rights de 1688. Même si, contrairement à ce que je pense, le DPP avait le
pouvoir de prendre l'engagement sollicité, il aurait eu parfaitement tort en
l'espèce d'accueillir la demande. S'il n'avait aucun motif de douter des
affirmations formulées au nom de Mme Pretty, il n'avait non
plus aucun moyen de les vérifier. On ne lui a communiqué absolument aucune
précision concernant les moyens envisagés pour mettre fin à la vie de Mme Pretty.
Aucun contrôle médical n'a été proposé. Le risque existait manifestement de voir
l'état de l'intéressée empirer jusqu'au point où elle-même ne pourrait plus
rien faire pour se donner la mort. Si le DPP s'était aventuré à promettre
qu'une infraction non encore commise ne donnerait lieu à aucune poursuite, il
aurait gravement dénaturé son obligation et abusé de son pouvoir. Rien que pour
cela, le grief dirigé contre lui doit être repoussé.
40. Je rejetterais le pourvoi. »
15. Les autres juges souscrivirent aux conclusions
de Lord Bingham of Cornhill. En ce qui concerne l'article 8 de la Convention,
Lord Hope déclara :
« 100. (...) Le respect de la « vie privée »
d'une personne, seule partie de l'article 8 qui soit ici en cause, se rapporte
à la manière dont une personne vit. La façon dont elle choisit de passer les
derniers instants de son existence fait partie de l'acte de vivre, et elle a le
droit de demander que cela aussi soit respecté. A cet égard, Mme Pretty
possède un droit à l'autonomie. En ce sens, sa vie privée se trouve en jeu,
même si, confrontée à une maladie en phase terminale, elle tend à choisir la
mort plutôt que la vie. Mais c'est tout autre chose d'extraire de ces termes
une obligation positive de donner effet à son souhait de mettre fin à ses jours
au moyen d'un suicide assisté. Je pense que ce serait là étendre à l'excès le
sens des mots. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
PERTINENTS
A. Suicide, suicide assisté et homicide
consensuel
16. Le suicide a cessé d'être une
infraction en Angleterre et au pays de Galles avec l'entrée en vigueur de la
loi de 1961 sur le suicide. L'article 2 § 1 de celle-ci énonce
toutefois :
« Toute personne qui facilite, encourage, recommande ou organise le
suicide ou une tentative de suicide d'un tiers est passible, après mise en
accusation, d'une peine d'emprisonnement au plus égale à quatorze ans. »
L'article 2 § 4 est ainsi libellé :
« (...) Il ne sera pas entamé de poursuites pour une infraction au
présent article, sauf par le Director of Public Prosecutions ou avec son
accord. »
17. Il ressort de la jurisprudence qu'une
personne peut refuser d'accepter un traitement de nature à prolonger sa vie ou
à la préserver :
« Premièrement, il est établi que le principe de l'autodétermination
exige que l'on respecte les souhaits du patient. Dès lors, si un patient adulte
sain d'esprit refuse, quelque déraisonnable que puisse être son refus, de
consentir à un traitement ou à des soins par lesquels sa vie serait ou pourrait
être prolongée, les médecins responsables de ce patient doivent donner effet à
ses souhaits, quand bien même ils estimeraient que cela ne correspond pas à son
intérêt (...) Dans cette mesure, le principe du caractère sacré de la vie
humaine doit céder devant le principe de l'autodétermination (...) » (Lord
Goff dans la décision Airedale NHS Trust v. Bland [1993] AC 789, page
864)
18. Ce principe a tout récemment été
réaffirmé par la Cour d'appel dans son arrêt Ms B v. an NHS Hospital
rendu le 22 mars 2002. La jurisprudence admet également que peut être
légalement administré un traitement ayant un « double effet »,
c'est-à-dire visant à soulager la douleur et la souffrance d'un patient mais
pouvant avoir pour effet secondaire d'abréger son espérance de vie (par
exemple, Re J [1991] Fam 33).
B. Révision au plan interne de la
situation législative
19. En mars 1980, la commission de réforme
du droit pénal publia son quatorzième rapport, intitulé « Les infractions
contre la personne » (Cmnd 7844), dans lequel elle passait en revue,
notamment, les dispositions législatives concernant les diverses formes
d'homicide et les peines s'y attachant. Sous le chapitre F dudit rapport, elle
analysait la situation connue sous le nom d'« homicide par
compassion » (mercy killing). La suggestion antérieurement formulée
de créer une nouvelle infraction s'appliquant à toute personne qui, par
compassion, en tuerait illégalement une autre soumise en permanence, par
exemple, à de vives douleurs et souffrances corporelles, et pour laquelle une
peine maximale de deux ans d'emprisonnement était prévue, avait été retirée à
l'unanimité. La commission relevait dans son rapport que la grande majorité des
personnes et organes consultés s'étaient exprimés contre la proposition, tant
pour des raisons de principe que pour des motifs d'ordre pratique. Elle
évoquait également les difficultés de définition et la possibilité de voir la
« suggestion ne pas empêcher mais provoquer des souffrances, dès lors que
les faibles et les handicapés bénéficieraient d'une protection moins effective
de la loi que les personnes bien portantes ».
20. La commission recommandait en revanche
que la période d'emprisonnement prévue pour l'aide au suicide fût réduite à
sept ans, pareille peine lui paraissant suffisante pour protéger les personnes
vulnérables accessibles à la persuasion de celles dépourvues de scrupules.
21. Le 31 janvier 1994, le comité
restreint d'éthique médicale de la Chambre des lords publia le rapport (HL
Paper 21-I) faisant suite à son étude des implications éthiques, juridiques
et cliniques du droit pour une personne de refuser de consentir à un traitement
de nature à prolonger sa vie, sur la situation des personnes incapables de
donner ou de refuser leur consentement et la question de savoir si, et dans
quelles circonstances, le fait d'abréger la vie d'une autre personne pouvait se
justifier par le fait que cela correspondait au souhait ou à l'intérêt de la
personne en question. Il avait recueilli des témoignages de diverses sources –
gouvernementales, médicales, juridiques et non gouvernementales – et avait reçu
de la part de nombreuses parties intéressées des observations écrites
concernant les aspects éthiques, philosophiques, religieux, moraux, cliniques,
juridiques et d'ordre public du sujet.
22. En ce qui concerne l'euthanasie
volontaire, le comité concluait :
« 236. Le droit de refuser un traitement médical est très
éloigné du droit de solliciter une aide pour mourir. Nous avons passé beaucoup
de temps à examiner les sentiments très fortement éprouvés et sincèrement
exprimés des témoins favorables à l'euthanasie volontaire. Beaucoup d'entre
nous ont connu des parents ou amis dont les jours ou semaines d'agonie n'ont
guère été paisibles ou réjouissants, dont les derniers moments de vie étaient
tellement altérés que l'être cher nous paraissait déjà perdu, ou qui étaient
simplement fatigués de la vie (...) Notre manière de voir est sans doute
également faussée par le souhait de tout individu de connaître une mort
paisible et facile, sans souffrance prolongée, et par une certaine répugnance à
envisager la possibilité d'une démence ou d'une dépendance sévères. Nous avons
beaucoup réfléchi à l'avis du professeur Dworkin selon lequel, pour ceux qui
n'ont pas de convictions religieuses, l'individu est le mieux placé pour
décider quelle façon de mourir correspond le mieux à la vie qu'il a vécue.
237. Au bout du compte, toutefois, nous ne croyons pas que ces
arguments constituent un motif suffisant pour affaiblir la prohibition de
l'homicide intentionnel édictée par la société. Cette prohibition est la pierre
angulaire du droit et des relations sociales. Elle protège chacun d'entre nous
de façon impartiale, donnant corps à la conviction que nous sommes tous égaux.
Nous ne voulons pas que cette protection soit diminuée et recommandons par
conséquent que le droit ne soit pas modifié de manière à permettre
l'euthanasie. Nous admettons qu'il y a des cas particuliers dans lesquels
l'euthanasie peut être considérée par certains comme appropriée. Mais les cas
individuels ne peuvent raisonnablement établir les fondements d'une politique
qui aurait des répercussions aussi graves et étendues. De surcroît, mourir
n'est pas seulement une affaire personnelle ou individuelle. La mort d'une
personne affecte la vie d'autres personnes, souvent d'une manière et dans une
mesure qui ne peuvent être prévues. Nous croyons qu'en matière d'euthanasie
l'intérêt de l'individu ne peut être séparé de l'intérêt de la société dans son
ensemble.
238. L'une des raisons qui nous ont menés à cette conclusion est
que nous ne pensons pas qu'il soit possible de fixer des limites sûres à
l'euthanasie volontaire (...)
239. Nous craignons tous que les personnes vulnérables – celles
qui sont âgées, seules, malades ou dans la détresse – ne se sentent obligées, par
l'effet de pressions, réelles ou imaginaires, de solliciter une mort
prématurée. Nous admettons que, pour la plupart, les demandes résultant de
pareilles pressions ou de maladies dépressives curables seraient identifiées
comme telles par les médecins et traitées de façon appropriée. Néanmoins, nous
croyons que le message que la société envoie aux personnes vulnérables et à
celles qui sont défavorisées ne doit pas, même indirectement, les encourager à
demander la mort, mais doit les assurer de notre présence et de notre soutien
dans la vie (...) »
23. A la lumière de ce qui précède, le
comité recommanda également qu'aucun changement ne fût apporté à la législation
concernant le suicide assisté (paragraphe 262).
III. LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX
24. La Recommandation 1418 (1999) de
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe énonce notamment (paragraphe
9) :
« L'Assemblée recommande (...) au Comité des Ministres d'encourager
les Etats membres du Conseil de l'Europe à respecter et à protéger la dignité
des malades incurables et des mourants à tous égards :
(...)
c) en maintenant l'interdiction absolue de mettre
intentionnellement fin à la vie des malades incurables et des mourants :
i. vu que le droit à la vie, notamment en ce qui concerne les
malades incurables et les mourants, est garanti par les Etats membres,
conformément à l'article 2 de la Convention européenne des Droits de l'Homme
qui dispose que « la mort ne peut être infligée à quiconque
intentionnellement » ;
ii. vu que le désir de mourir exprimé par un malade incurable ou
un mourant ne peut jamais constituer un fondement juridique à sa mort de la
main d'un tiers ;
iii. vu que le désir de mourir exprimé par un malade incurable
ou un mourant ne peut en soi servir de justification légale à l'exécution
d'actions destinées à entraîner la mort. »
IV. LES TIERCES INTERVENTIONS
A. La Voluntary Euthanasia Society
25. Fondée en 1935, la Voluntary
Euthanasia Society (ci-après : la Société), qui constitue au
Royaume-Uni un organisme majeur en matière de recherche sur les questions liées
au décès assisté, soutient que, d'une manière générale, les individus doivent
avoir la possibilité de mourir dans la dignité, et qu'un régime juridique
inflexible ayant pour effet de forcer un individu auquel une maladie en phase
terminale cause des souffrances intolérables à mourir dans l'indignité au terme
d'une agonie longue et douloureuse, au rebours des souhaits exprimés par lui,
est contraire à l'article 3 de la Convention. Elle renvoie aux motifs pour lesquels
des personnes demandent qu'on les aide à mourir (graves douleurs non soulagées,
épuisement dû à l'agonie ou perte d'autonomie, par exemple). Les soins
palliatifs ne pourraient répondre aux besoins de l'ensemble des patients et ne
constitueraient pas une solution pour les problèmes de perte d'autonomie et de
perte de contrôle des fonctions corporelles.
26. La Société affirme que, comparé à ceux
en vigueur dans les autres pays, le régime applicable en Angleterre et au pays
de Galles, qui prohibe de manière absolue le décès assisté, est le plus
restrictif et inflexible d'Europe. Seule l'Irlande soutiendrait la comparaison.
Certains pays (par exemple la Belgique, la Suisse, l'Allemagne, la France, la
Finlande, la Suède et les Pays-Bas, où l'assistance sollicitée doit être prêtée
par un médecin) auraient aboli l'infraction spécifique de suicide assisté. Dans
d'autres, les peines sanctionnant ce type d'infraction auraient été réduites
(dans aucun hormis l'Espagne la peine maximale n'excéderait cinq ans d'emprisonnement),
et des poursuites pénales ne seraient que rarement intentées.
27. En ce qui concerne les questions
d'ordre public, la Société soutient que, quelle que soit la situation
juridique, l'euthanasie volontaire et le décès assisté sont pratiqués. Il serait
bien connu qu'en Angleterre et au pays de Galles des patients demandent qu'on
les aide à mourir et que des membres de la profession médicale et des proches
fournissent l'assistance réclamée, nonobstant le fait qu'elle pourrait les
faire tomber sous le coup de la loi pénale et en l'absence de toute
réglementation. Ainsi, comme le gouvernement néerlandais l'aurait reconnu, le
droit pénal n'empêcherait ni l'euthanasie volontaire ni le décès assisté. Il
ressortirait de la situation néerlandaise qu'en l'absence de réglementation un
peu moins de 1 % des décès seraient dus à l'initiative d'un médecin de
mettre fin aux jours d'un patient sans que ce dernier l'ait explicitement
demandé (euthanasie non volontaire). Une étude similaire donnerait les chiffres
de 3,1 % pour la Belgique et 3,5 % pour l'Australie. Il se pourrait donc bien
que l'on accorde moins d'attention aux impératifs d'une pratique visant à
assurer à chacun une fin de vie paisible dans une société privilégiant une
approche juridique restrictive que dans une société favorisant une approche
ouverte, tolérant et encadrant l'euthanasie. Les données disponibles
n'étayeraient en rien l'assertion selon laquelle la société mettrait les
personnes vulnérables en danger en institutionnalisant l'euthanasie volontaire
ou le suicide médicalement assisté. Au moins, avec un système réglementé il y
aurait la possibilité d'instaurer une consultation beaucoup plus large et un
mécanisme de contrôle propre à prévenir les abus, sans compter d'autres
garanties, telle celle qu'offrirait l'institution de délais d'attente.
B. La Conférence des évêques catholiques
d'Angleterre et du pays de Galles
28. Cette partie intervenante met en avant
des principes et arguments qui, d'après elle, rejoignent ceux exprimés par les conférences
épiscopales d'autres Etats membres.
29. Elle souligne que l'un des préceptes
fondamentaux de la foi catholique consiste à croire que la vie humaine est un
don de Dieu reçu en dépôt. Les actes visant à se donner la mort à soi-même ou à
la donner à un tiers, même si ce dernier y a consenti, témoigneraient d'une
incompréhension dommageable de la valeur humaine. Le suicide et l'euthanasie se
situeraient dès lors en dehors de la sphère des options moralement acceptables
pour traiter la souffrance et la mort des êtres humains. Ces vérités
fondamentales seraient également reconnues par d'autres confessions et par les
sociétés pluralistes et laïques modernes, ainsi qu'il ressortirait de l'article
1 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (décembre 1948) et des
dispositions de la Convention européenne des Droits de l'Homme, en particulier
de ses articles 2 et 3.
30. La Conférence fait observer que ceux
qui attentent à leurs jours souffrent souvent de dépression ou d'autres
maladies psychiatriques. Le rapport établi en 1994 par le groupe de travail sur
la vie et le droit mis en place par l'Etat de New York aurait conclu sur cette
base que la légalisation de quelque forme de suicide assisté ou d'euthanasie
que ce soit constituerait une erreur aux proportions historiques qui aurait des
conséquences catastrophiques pour les personnes vulnérables et engendrerait une
corruption intolérable de la profession médicale. D'autres recherches
indiqueraient que de nombreuses personnes se déclarant désireuses de commettre
un suicide médicalement assisté se rétractent dès lors que l'on traite leur
dépression et leur douleur. D'après l'expérience de la Conférence, les soins
palliatifs parviendraient dans pratiquement tous les cas à soulager
substantiellement un patient de sa souffrance physique et psychosomatique.
31. Le comité restreint de la Chambre des
lords s'étant penché sur les questions d'éthique médicale (1993-1994) aurait eu
de solides raisons de conclure, après avoir examiné les données du problème (sur
une échelle dépassant de loin celle sur laquelle ces données sont analysées
dans la présente procédure), que toute légalisation de l'assistance au suicide
entraînerait une érosion massive des droits des personnes vulnérables par
l'effet de la pression des principes de légalité et de cohérence juridique et
des conditions psychologiques et financières de la pratique médicale et de la
fourniture de soins de santé en général. Il y aurait des preuves
incontournables donnant à croire qu'une fois autorisée par la loi une forme
limitée d'euthanasie, il serait quasiment impossible de contenir sa pratique
dans les limites nécessaires pour protéger les personnes vulnérables (par
exemple, l'étude de la mortalité effectuée par le gouvernement néerlandais en
1990 ferait état de cas où l'euthanasie aurait été pratiquée sur des patients
n'ayant pas formulé de requête explicite à cet égard).
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE
32. La requérante, qui souffre d'une
maladie dégénérative incurable, allègue que des droits fondamentaux garantis
par la Convention ont été violés à son égard par le refus du Director of
Public Prosecutions (DPP) de prendre l'engagement de ne pas poursuivre son
mari s'il l'aidait à mettre fin à ses jours et par l'état du droit anglais, qui
ferait du suicide assisté une infraction dans son cas. Le Gouvernement soutient
quant à lui que la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement
aux motifs soit que les griefs énoncés par la requérante ne mettent en cause
aucun des droits invoqués par elle, soit qu'à admettre l'existence d'atteintes
aux droits en question celles-ci sont couvertes par les exceptions prévues par
les dispositions pertinentes de la Convention.
33. La Cour considère que la requête dans
son ensemble soulève des questions de droit suffisamment sérieuses pour qu'une
décision à leur égard ne puisse être adoptée qu'après un examen au fond des
griefs. Aucun motif de la déclarer irrecevable n'ayant par ailleurs été établi,
elle doit donc être retenue. Conformément à l'article 29 § 3 de la Convention,
la Cour va maintenant se pencher sur le bien-fondé des griefs de la requérante.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE
2 DE LA CONVENTION
34. L'article 2 de la Convention est ainsi
libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la
loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en
exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit
est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de
cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu
absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence
illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher
l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une
insurrection. »
A. Thèses des parties
1. La requérante
35. La requérante soutient que l'autoriser
à se faire aider pour mettre un terme à son existence ne serait pas contraire à
l'article 2 de la Convention, sans quoi les pays dans lesquels le suicide
assisté n'est pas illégal violeraient cette disposition. De surcroît, l'article
2 garantirait non seulement le droit à la vie, mais également le droit de
choisir de continuer ou de cesser de vivre. Il consacrerait le droit à la vie
et non la vie elle-même, et la phrase concernant l'infliction de la mort
viserait à protéger les individus contre les tiers, notamment l'Etat et les
autorités publiques, et non contre eux-mêmes. Ainsi, l'article 2 reconnaîtrait
qu'il appartient à l'individu de choisir de continuer ou de cesser de vivre et
il garantirait à la requérante, comme corollaire du droit à la vie, un droit à
mourir de façon à éviter une souffrance et une indignité inéluctables. Pour
autant que l'affaire Keenan, invoquée par le Gouvernement, indiquerait
qu'il peut peser sur les autorités pénitentiaires une obligation de protéger un
détenu désireux de mettre fin à ses jours, l'obligation en cause n'aurait été
affirmée que parce que le requérant dans l'affaire concernée était un détenu et
que, souffrant d'une maladie mentale, il n'avait pas la capacité de prendre
rationnellement la décision de se suicider (Keenan c. Royaume-Uni, no
27229/95, CEDH 2001-III).
2. Le Gouvernement
36. Le Gouvernement rétorque que
l'invocation par la requérante de l'article 2 est dépourvue de pertinence dans
la mesure où elle ne s'appuie sur aucun précédent direct et est incompatible
tant avec la jurisprudence existante qu'avec le libellé de la disposition en
cause. L'article 2, qui consacrerait l'un des droits les plus
fondamentaux, édicterait principalement une obligation négative. Il aurait
certes, dans une série de cas, été jugé imposer des obligations positives, mais
ces obligations concerneraient des mesures propres à préserver la vie. Dans des
affaires antérieures, la circonstance qu'un prisonnier s'était suicidé aurait
été considérée comme ne dégageant pas la responsabilité de protéger les détenus
imposée à l'Etat par l'article 2 (Keenan précité), et il aurait
également été reconnu que l'Etat peut légitimement nourrir de force un détenu
en grève de la faim (X c. Allemagne, no 10565/83,
décision de la Commission du 9 mai 1984, non publiée). L'article 2 prévoirait
explicitement que la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement,
sauf dans des circonstances strictement limitées, non vérifiées en l'espèce. Le
droit à mourir ne serait pas le corollaire mais l'antithèse du droit à la vie.
B. Appréciation de la Cour
37. Parmi les dispositions de la
Convention qu'elle juge primordiales, la Cour, dans sa jurisprudence, accorde
la prééminence à l'article 2 (McCann et autres c. Royaume-Uni,
arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, §§
146-147). L'article 2 protège le droit à la vie, sans lequel la jouissance de
l'un quelconque des autres droits et libertés garantis par la Convention serait
illusoire. Il définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis
d'infliger intentionnellement la mort, et la Cour a appliqué un contrôle strict
chaque fois que pareilles exceptions ont été invoquées par des gouvernements
défendeurs (ibidem, p. 46, §§ 149-150).
38. Le texte de l'article 2 réglemente
explicitement l'usage délibéré ou intentionnel de la force meurtrière par des
agents de l'Etat. Il a toutefois été interprété comme couvrant non seulement
l'homicide volontaire, mais également les situations où il est permis d'avoir
« recours à la force », pareil emploi de la force pouvant conduire à
donner la mort de façon involontaire (ibidem, p. 46, § 148). La Cour a
par ailleurs jugé que la première phrase de l'article 2 § 1 astreint l'Etat non
seulement à s'abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale,
mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des
personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9
juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1403, § 36).
Cette obligation va au-delà du devoir primordial d'assurer le droit à la vie en
mettant en place une législation pénale concrète, dissuadant de commettre des
atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application conçu
pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Elle peut également
impliquer, dans certaines circonstances bien définies, une obligation positive
pour les autorités de prendre préventivement des mesures d'ordre pratique pour
protéger l'individu dont la vie est menacée par les agissements criminels
d'autrui (arrêts Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil
1998-VIII, p. 3159, § 115, et Kılıç c. Turquie, no
22492/93, §§ 62 et 76, CEDH 2000-III). Plus récemment, dans l'affaire Keenan
précitée, l'article
39. Dans toutes les affaires dont elle a
eu à connaître, la Cour a mis l'accent sur l'obligation pour l'Etat de protéger
la vie. Elle n'est pas persuadée que le « droit à la vie » garanti
par l'article 2 puisse s'interpréter comme comportant un aspect négatif. Par
exemple, si dans le contexte de l'article 11 de la Convention la liberté
d'association a été jugée impliquer non seulement un droit d'adhérer à une
association, mais également le droit correspondant à ne pas être contraint de
s'affilier à une association, la Cour observe qu'une certaine liberté de choix
quant à l'exercice d'une liberté est inhérente à la notion de celle-ci (arrêts Young,
James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, série A no
44, pp. 21-22, § 52, et Sigurđur A. Sigurjónsson c. Islande, 30
juin 1993, série A no 264, pp. 15-16, § 35). L'article 2 de la Convention
n'est pas libellé de la même manière. Il n'a aucun rapport avec les questions
concernant la qualité de la vie ou ce qu'une personne choisit de faire de sa
vie. Dans la mesure où ces aspects sont reconnus comme à ce point fondamentaux
pour la condition humaine qu'ils requièrent une protection contre les
ingérences de l'Etat, ils peuvent se refléter dans les droits consacrés par la
Convention ou d'autres instruments internationaux en matière de droits de
l'homme. L'article 2 ne saurait, sans distorsion de langage, être interprété
comme conférant un droit diamétralement opposé, à savoir un droit à
mourir ; il ne saurait davantage créer un droit à l'autodétermination en
ce sens qu'il donnerait à tout individu le droit de choisir la mort plutôt que
la vie.
40. La Cour estime donc qu'il n'est pas
possible de déduire de l'article 2 de la Convention un droit à mourir, que ce
soit de la main d'un tiers ou avec l'assistance d'une autorité publique. Elle
se sent confortée dans son avis par la récente Recommandation 1418 (1999) de
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (paragraphe 24 ci-dessus).
41. La requérante allègue que le fait de
considérer que la Convention ne reconnaît pas un droit à mourir mettrait les
pays qui autorisent le suicide assisté en infraction avec ledit instrument. La
Cour n'a pas en l'espèce à chercher à déterminer si le droit dans tel ou tel
autre pays méconnaît ou non l'obligation de protéger le droit à la vie. Comme
elle l'a admis dans l'affaire Keenan, les mesures qui peuvent
raisonnablement être prises pour protéger un détenu contre lui-même sont
soumises aux restrictions imposées par les autres clauses de la Convention,
tels les articles 5 et 8, de même que par les principes plus généraux de
l'autonomie personnelle (arrêt précité, § 92). De manière analogue, la mesure
dans laquelle un Etat permet ou cherche à réglementer la possibilité pour les
individus en liberté de se faire du mal ou de se faire faire du mal par autrui
peut donner lieu à des considérations mettant en conflit la liberté
individuelle et l'intérêt public qui ne peuvent trouver leur solution qu'au
terme d'un examen des circonstances particulières de l'espèce (voir, mutatis
mutandis, l'arrêt Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, 19
février 1997, Recueil 1997-I). Toutefois, même si l'on devait juger non
contraire à l'article 2 de la Convention la situation prévalant dans un pays
donné qui autoriserait le suicide assisté, cela ne serait d'aucun secours pour
la requérante en l'espèce, où n'a pas été établie la justesse de la thèse très
différente selon laquelle le Royaume-Uni méconnaîtrait ses obligations
découlant de l'article 2 de la Convention s'il n'autorisait pas le suicide
assisté.
42. La Cour conclut donc à l'absence de
violation de l'article 2 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
43. L'article 3 de la Convention est ainsi
libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements
inhumains ou dégradants. »
A. Thèses des parties
1. La requérante
44. Devant la Cour, la requérante a
principalement axé ses griefs sur l'article 3 de la Convention. Elle soutient
que la souffrance à laquelle elle se trouve confrontée participe d'un
traitement dégradant au sens de l'article 3 de la Convention. Atteinte d'une
atroce et irréversible maladie en phase terminale, elle serait vouée à
connaître une mort extrêmement pénible et indigne, laquelle surviendrait
lorsque les muscles contrôlant sa respiration et sa déglutition seraient
affaiblis à un point tel qu'elle développerait des problèmes d'insuffisance
respiratoire et de pneumonie. Le Gouvernement ne serait certes pas directement
responsable de ce traitement, mais la Cour aurait établi dans sa jurisprudence
qu'en vertu de l'article 3 il pèse sur l'Etat non seulement une obligation
négative de s'abstenir d'infliger pareil traitement à ses citoyens, mais
également une obligation positive de les en protéger. En l'espèce, cette
obligation consisterait à prendre les mesures requises pour prémunir Mme
Pretty contre la souffrance qu'il lui faudra autrement endurer.
45. La requérante soutient qu'il n'y a pas
place, dans le domaine de l'article 3 de la Convention, pour établir un
équilibre entre son droit à être protégée contre un traitement dégradant et
quelque intérêt général concurrent que ce soit, car le droit consacré par
l'article 3 revêt un caractère absolu. En tout état de cause, l'équilibre ici
ménagé serait disproportionné, le droit anglais édictant une prohibition
générale du suicide assisté excluant toute prise en compte des particularités
des cas individuels. Du fait de cette interdiction générale, la requérante se
serait vu dénier le droit de se faire assister par son mari pour éviter la
souffrance qui l'attend sans que l'on eût examiné en aucune manière les
circonstances uniques de sa cause, notamment le fait que la maladie n'a pas
entamé son intellect ni sa capacité à prendre des décisions, qu'elle n'est pas
vulnérable et n'a pas besoin d'être protégée, que sa mort imminente ne peut
être évitée, que si la maladie suit son cours elle va endurer des souffrances
et une indignité terribles et que son souhait de se faire assister par son mari
n'affecterait personne d'autre que lui-même et les membres de leur famille,
lesquels soutiendraient entièrement sa décision. Sans pareille prise en compte
des particularités de chaque espèce, les droits de l'individu ne pourraient
être protégés.
46. La requérante conteste également que
l'on puisse reconnaître, dans le domaine de l'article 3 de la Convention, une
marge d'appréciation à l'Etat et que, si marge d'appréciation il devait y
avoir, le Gouvernement ne pourrait s'en prévaloir pour défendre un régime légal
opérant d'une manière telle qu'il exclut toute prise en compte des
circonstances concrètes de sa cause. Elle rejette comme offensante l'assertion
du Gouvernement selon laquelle tous les malades en phase terminale ou les
handicapés envisageant de se suicider sont par définition vulnérables, ce qui
rend nécessaire une interdiction générale pour les protéger. S'agissant du
souci de protéger les personnes vulnérables, il serait possible de mettre en
place un système légalisant le suicide assisté dans les cas où la personne
intéressée peut démontrer qu'elle est capable de prendre pareille décision et
n'a pas besoin de protection.
2. Le Gouvernement
47. Le Gouvernement rétorque que l'article
3 n'est pas ici en cause. La première obligation imposée par ce texte serait
négative : l'Etat devrait s'abstenir d'infliger des tortures et des peines
ou traitements inhumains ou dégradants. L'argumentation de la requérante se
fonderait elle plutôt sur de prétendues obligations positives. Or il
ressortirait de la jurisprudence de la Cour que là où des obligations positives
existent elles ne sont pas absolues mais doivent s'interpréter de manière à ne
pas imposer aux autorités une charge insupportable ou excessive. Des
obligations positives auraient jusqu'ici été jugées exister dans trois
cas : d'abord, l'Etat serait tenu de protéger la santé des personnes
privées de leur liberté ; ensuite l'Etat aurait l'obligation de prendre
des mesures afin de garantir que les personnes relevant de sa juridiction
n'aient pas à subir de tortures ou d'autres traitements prohibés aux mains de
particuliers ; enfin, le troisième cas serait celui où l'Etat envisage
d'adopter, à l'égard d'un individu, un acte susceptible d'aboutir à
l'infliction par un tiers de traitements inhumains ou dégradants à l'intéressé.
Or la présente espèce n'aurait rien à voir avec ces circonstances : la
requérante n'aurait été maltraitée par personne, elle ne se plaindrait pas
d'être privée d'un traitement médical et l'Etat n'aurait pris aucune mesure à
son encontre.
48. A supposer même que l'article 3 soit
en cause, il ne conférerait pas un droit à mourir sanctionnable en justice.
Pour apprécier la portée de toute obligation positive, il conviendrait d'avoir
égard à la marge d'appréciation légitimement reconnue à l'Etat pour maintenir
l'article 2 de la loi de 1961 sur le suicide. La prohibition du suicide assisté
ménagerait un juste équilibre entre les droits de l'individu et l'intérêt
général, dans la mesure notamment où elle respecterait comme il se doit le
caractère sacré de la vie, et poursuivrait un but légitime, à savoir la
protection des personnes vulnérables. La question aurait été examinée avec soin
au fil des ans par la commission de réforme du droit pénal et par le comité
restreint de la Chambre des lords compétent pour les questions d'éthique
médicale. Il y aurait des arguments puissants et certains éléments concrets
donnant à croire que la légalisation de l'euthanasie volontaire entraînerait
inévitablement la pratique de l'euthanasie involontaire. En outre, l'Etat
aurait intérêt à protéger la vie des personnes vulnérables. A cet égard, toute
personne désireuse de se suicider devrait nécessairement être considérée comme
psychologiquement et émotionnellement vulnérable, quand bien même elle serait
physiquement en bonne santé. Quant à celles atteintes de handicaps, elles
pourraient se trouver dans une situation plus précaire du fait d'une incapacité
à communiquer effectivement leur avis. Il existerait par ailleurs au sein des
Etats membres du Conseil de l'Europe un consensus général à cet égard, le
suicide assisté et l'homicide consensuel étant illégaux dans tous les pays sauf
aux Pays-Bas. Ce consensus se retrouverait au demeurant dans d'autres ordres
juridiques en dehors de l'Europe.
B. Appréciation de la Cour
49. Tout comme l'article
50. Un examen de la jurisprudence de la
Cour fait apparaître que l'article
51. Elle a jugé en particulier, que,
combinée avec l'article
52. En ce qui concerne les types de
« traitements » relevant de l'article 3 de la Convention, la
jurisprudence de la Cour parle de « mauvais traitements » atteignant
un minimum de gravité et impliquant des lésions corporelles effectives ou une
souffrance physique ou mentale intense (arrêts Irlande c. Royaume-Uni
précité, p. 66, § 167, et V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94,
§ 71, CEDH 1999-IX). Un traitement peut être qualifié de dégradant et tomber
ainsi également sous le coup de l'interdiction de l'article 3 s'il humilie ou
avilit un individu, s'il témoigne d'un manque de respect pour sa dignité humaine,
voire la diminue, ou s'il suscite chez l'intéressé des sentiments de peur,
d'angoisse ou d'infériorité propres à briser sa résistance morale et physique
(voir, récemment, les arrêts Price c. Royaume-Uni, no
33394/96, §§ 24-30, CEDH 2001-VII, et Valašinas c. Lituanie, no
44558/98, § 117, CEDH 2001-VIII). La souffrance due à une maladie survenant
naturellement, qu'elle soit physique ou mentale, peut relever de l'article 3 si
elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement – que celui-ci
résulte de conditions de détention, d'une expulsion ou d'autres mesures – dont
les autorités peuvent être tenues pour responsables (arrêts D. c.
Royaume-Uni et Keenan précités, et Bensaid c. Royaume-Uni,
no 44599/98, CEDH 2000-I).
53. En l'espèce, chacun reconnaît que
l'Etat défendeur n'a pas, lui-même, infligé le moindre mauvais traitement à la
requérante. Celle-ci ne se plaint pas non plus de ne pas avoir reçu des soins
adéquats de la part des autorités médicales de l'Etat. Sa situation ne peut donc
être comparée à celle du requérant dans l'affaire D. c. Royaume-Uni,
dans laquelle un malade du sida était menacé d'expulsion vers l'île de Saint
Kitts, où il n'aurait pu bénéficier d'un traitement médical approprié ou de
soins palliatifs et où il aurait été exposé au risque de mourir dans des
circonstances très pénibles. La responsabilité de l'Etat aurait été engagée par
l'acte (« traitement ») consistant à expulser l'intéressé dans ces
conditions. On ne décèle en l'espèce aucun acte ou « traitement » comparable
de la part du Royaume-Uni.
54. La requérante soutient plutôt que le
refus par le DPP de prendre l'engagement de ne pas poursuivre son mari si ce
dernier l'aide à se suicider et la prohibition du suicide assisté édictée par
le droit pénal s'analysent en un traitement inhumain et dégradant dont l'Etat
est responsable, dans la mesure où il reste ainsi en défaut de la protéger des
souffrances qu'elle endurera si sa maladie atteint son stade ultime. Ce grief
recèle toutefois une interprétation nouvelle et élargie de la notion de
traitement qui, comme l'a estimé la Chambre des lords, va au-delà du sens
ordinaire du mot. Si la Cour doit adopter une démarche souple et dynamique pour
interpréter la Convention, qui est un instrument vivant, il lui faut aussi veiller
à ce que toute interprétation qu'elle en donne cadre avec les objectifs
fondamentaux poursuivis par le traité et préserve la cohérence que celui-ci
doit avoir en tant que système de protection des droits de l'homme. L'article 3
doit être interprété en harmonie avec l'article 2, qui lui a toujours jusqu'ici
été associé comme reflétant des valeurs fondamentales respectées par les
sociétés démocratiques. Ainsi qu'il a été souligné ci-dessus, l'article 2 de la
Convention consacre d'abord et avant tout une prohibition du recours à la force
ou de tout autre comportement susceptible de provoquer le décès d'un être
humain, et il ne confère nullement à l'individu un droit à exiger de l'Etat
qu'il permette ou facilite son décès.
55. La Cour ne peut qu'éprouver de la
sympathie pour la crainte de la requérante de devoir affronter une mort pénible
si on ne lui donne pas la possibilité de mettre fin à ses jours. Elle a
conscience que l'intéressée se trouve dans l'incapacité de se suicider
elle-même en raison de son handicap physique et que l'état du droit est tel que
son mari risque d'être poursuivi s'il lui prête son assistance. Toutefois,
l'accomplissement de l'obligation positive invoquée en l'espèce n'entraînerait
pas la suppression ou l'atténuation du dommage encouru (effet que peut avoir
une mesure consistant, par exemple, à empêcher des organes publics ou des
particuliers d'infliger des mauvais traitements ou à améliorer une situation ou
des soins). Exiger de l'Etat qu'il accueille la demande, c'est l'obliger à
cautionner des actes visant à interrompre la vie. Or pareille obligation ne
peut être déduite de l'article 3 de la Convention.
56. La Cour conclut dès lors que l'article
3 ne fait peser sur l'Etat défendeur aucune obligation positive de prendre
l'engagement de ne pas poursuivre le mari de la requérante s'il venait à aider
son épouse à se suicider ou de créer un cadre légal pour toute autre forme de
suicide assisté. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la
Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE
8 DE LA CONVENTION
57. La partie pertinente en l'espèce de
l'article 8 de la Convention est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et
familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans
l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la
loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est
nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être
économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions
pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des
droits et libertés d'autrui. »
A. Thèses des parties
1. La requérante
58. La requérante soutient que si le droit
à l'autodétermination apparaît en filigrane dans l'ensemble de la Convention,
c'est à l'article 8 qu'il est le plus explicitement reconnu et garanti. Ce
droit comporterait à l'évidence celui de disposer de son corps et de décider ce
qu'il doit en advenir. Il impliquerait le droit de choisir quand et comment
mourir, et rien ne serait plus intimement lié à la manière dont une personne
mène sa vie que les modalités et le moment de son passage de vie à trépas. Il
s'ensuivrait que le refus par le DPP de prendre l'engagement sollicité et la
prohibition générale du suicide assisté édictée par l'Etat méconnaîtraient à
l'égard de la requérante les droits garantis par l'article 8 § 1 de la
Convention.
59. La requérante considère qu'il faut des
raisons particulièrement graves pour justifier une atteinte à un aspect aussi
intime de sa vie privée. Or le Gouvernement n'aurait pas établi la
justification de son ingérence puisque les circonstances particulières de la
cause n'auraient pas été prises en compte. L'intéressée renvoie ici aux
arguments déjà soulevés par elle dans le contexte de l'article 3 de la
Convention (paragraphes 45-46 ci-dessus).
2. Le Gouvernement
60. Le Gouvernement soutient pour sa part
que les droits garantis par l'article 8 ne sont pas ici en cause, le droit à la
vie privée ne comportant pas, selon lui, un droit à mourir. Le droit consacré
par l'article 8 couvrirait la manière dont une personne mène sa vie, non la
façon dont elle la quitte. Autrement, le droit allégué emporterait extinction
du bénéfice même sur lequel il se fonde. Le Gouvernement ajoute que s'il devait
avoir tort sur ce point, l'atteinte éventuellement portée aux droits garantis à
la requérante par l'article 8 serait de toute façon entièrement justifiée.
L'Etat ayant le droit, dans les limites de sa marge d'appréciation, de
déterminer la mesure dans laquelle les individus peuvent consentir à
l'infliction de blessures à eux-mêmes, il serait en effet d'autant plus
clairement fondé à décider si une personne peut consentir à être tuée.
B. Appréciation de la Cour
1. Applicabilité de l'article 8 § 1 de la
Convention
61. Comme la Cour a déjà eu l'occasion de
l'observer, la notion de « vie privée » est une notion large, non
susceptible d'une définition exhaustive. Elle recouvre l'intégrité physique et
morale de la personne (X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985,
série A no 91, p. 11, § 22). Elle peut parfois englober des aspects
de l'identité physique et sociale d'un individu (Mikulić c. Croatie,
no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Des éléments tels, par exemple,
l'identification sexuelle, le nom, l'orientation sexuelle et la vie sexuelle
relèvent de la sphère personnelle protégée par l'article 8 (voir, par exemple,
arrêts B. c. France, 25 mars 1992, série A no 232-C, pp.
53-54, § 63, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, série A no
280-B, p. 28, § 24, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no
45, pp. 18-19, § 41, et Laskey, Jaggard et Brown, précité, p. 131, §
36). Cette disposition protège également le droit au développement personnel et
le droit d'établir et entretenir des rapports avec d'autres êtres humains et le
monde extérieur (voir, par exemple, arrêts Burghartz, avis de la
Commission, op. cit., p. 37, § 47, et Friedl c. Autriche, 31
janvier 1995, série A no 305-B, avis de la Commission, p. 20, § 45).
Bien qu'il n'ait été établi dans aucune affaire antérieure que l'article 8 de
la Convention comporte un droit à l'autodétermination en tant que tel, la Cour
considère que la notion d'autonomie personnelle reflète un principe important
qui sous-tend l'interprétation des garanties de l'article 8.
62. D'après le Gouvernement, le droit à la
vie privée ne saurait englober un droit au décès assisté, qui emporterait
négation de la protection que la Convention vise à offrir. La Cour observe que
la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l'entend peut également inclure
la possibilité de s'adonner à des activités perçues comme étant d'une nature
physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne. La
mesure dans laquelle un Etat peut recourir à la contrainte ou au droit pénal
pour prémunir des personnes contre les conséquences du style de vie choisi par
elle est depuis longtemps débattue, tant en morale qu'en jurisprudence, et le
fait que l'ingérence est souvent perçue comme une intrusion dans la sphère
privée et personnelle ne fait qu'ajouter à la vigueur du débat. Toutefois, même
lorsque le comportement en cause représente un risque pour la santé ou lorsque
l'on peut raisonnablement estimer qu'il revêt une nature potentiellement
mortelle, la jurisprudence des organes de la Convention considère l'imposition
par l'Etat de mesures contraignantes ou à caractère pénal comme attentatoire à
la vie privée, au sens de l'article 8 § 1, et comme nécessitant une
justification conforme au second paragraphe dudit article (voir, par exemple,
en ce qui concerne la participation à des activités sadomasochistes
consensuelles s'analysant en des coups et blessures, l'arrêt Laskey, Jaggard
et Brown précité, et, en ce qui concerne le refus d'un traitement médical, Acmanne
et autres c. Belgique, no 10435/83, décision de la Commission du
10 décembre 1984, Décisions et rapports (DR) 40, p. 251).
63. On pourrait certes faire observer que
la mort n'était pas la conséquence voulue du comportement des requérants dans
les affaires ci-dessus. La Cour estime toutefois que cela ne peut constituer un
élément décisif. En matière médicale, le refus d'accepter un traitement
particulier pourrait, de façon inéluctable, conduire à une issue fatale, mais
l'imposition d'un traitement médical sans le consentement du patient s'il est
adulte et sain d'esprit s'analyserait en une atteinte à l'intégrité physique de
l'intéressé pouvant mettre en cause les droits protégés par l'article 8 § 1 de
la Convention. Comme l'a admis la jurisprudence interne, une personne peut
revendiquer le droit d'exercer son choix de mourir en refusant de consentir à
un traitement qui pourrait avoir pour effet de prolonger sa vie
(paragraphes 17 et 18 ci-dessus).
64. S'il ne s'agit pas en l'espèce de
soins médicaux, la requérante souffre des effets dévastateurs d'une maladie
dégénérative qui va entraîner une détérioration graduelle de son état et une
augmentation de sa souffrance physique et mentale. L'intéressée souhaite
atténuer cette souffrance en exerçant un choix consistant à mettre fin à ses
jours avec l'assistance de son mari. Ainsi que l'a déclaré Lord Hope, la façon
dont elle choisit de passer les derniers instants de son existence fait partie
de l'acte de vivre, et elle a le droit de demander que cela aussi soit respecté
(paragraphe 15 ci-dessus).
65. La dignité et la liberté de l'homme
sont l'essence même de la Convention. Sans nier en aucune manière le principe
du caractère sacré de la vie protégé par la Convention, la Cour considère que
c'est sous l'angle de l'article 8 que la notion de qualité de la vie prend
toute sa signification. A une époque où l'on assiste à une sophistication
médicale croissante et à une augmentation de l'espérance de vie, de nombreuses
personnes redoutent qu'on ne les force à se maintenir en vie jusqu'à un âge
très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux
antipodes de la perception aiguë qu'elles ont d'elles-mêmes et de leur identité
personnelle.
66. Dans l'affaire Rodriguez c. Procureur
général du Canada (Law Reports of Canada, 1994, vol. 2, p. 136), qui
concernait une situation comparable à celle de la présente espèce, l'opinion
majoritaire de la Cour suprême du Canada considéra que l'interdiction de se
faire aider pour se suicider imposée à la demanderesse contribuait à la
détresse de cette dernière et l'empêchait de gérer sa mort. Dès lors que cette
mesure privait l'intéressée de son autonomie, elle requérait une justification
au regard des principes de justice fondamentale. Si la Cour suprême du Canada
avait à examiner la situation sous l'angle d'une disposition de la Charte
canadienne non libellée de la même manière que l'article 8 de la Convention, la
cause soulevait des problèmes analogues relativement au principe de l'autonomie
personnelle, au sens du droit d'opérer des choix concernant son propre corps.
67. La requérante en l'espèce est empêchée
par la loi d'exercer son choix d'éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin
de vie indigne et pénible. La Cour ne peut exclure que cela représente une
atteinte au droit de l'intéressée au respect de sa vie privée, au sens de
l'article 8 § 1 de la Convention. Elle examinera ci-dessous la question de
savoir si cette atteinte est conforme aux exigences du second paragraphe de
l'article 8.
2. Observation de l'article 8 § 2 de la
Convention
68. Pour se concilier avec le paragraphe 2
de l'article 8, une ingérence dans l'exercice d'un droit garanti par celui-ci
doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts
légitimes d'après ce paragraphe et « nécessaire, dans une société
démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (arrêt Dudgeon
précité, p. 19, § 43).
69. La seule question se dégageant de
l'argumentation des parties est celle de la nécessité de l'ingérence dénoncée,
nul ne contestant que l'interdiction du suicide assisté en l'espèce était
imposée par la loi et poursuivait le but légitime de préserver la vie, donc de
protéger les droits d'autrui.
70. D'après la jurisprudence constante de
la Cour, la notion de nécessité implique que l'ingérence corresponde à un
besoin social impérieux et, en particulier, qu'elle soit proportionnée au but
légitime poursuivi. Pour déterminer si une ingérence est « nécessaire,
dans une société démocratique », il y a lieu de tenir compte du fait
qu'une marge d'appréciation est laissée aux autorités nationales, dont la
décision demeure soumise au contrôle de la Cour, compétente pour en vérifier la
conformité aux exigences de la Convention. Ladite marge d'appréciation varie
selon la nature des questions et l'importance des intérêts en jeu.
71. La Cour rappelle que la marge
d'appréciation a été jugée étroite en ce qui concerne les ingérences dans le
domaine intime de la vie sexuelle des individus (arrêts Dudgeon précité,
p. 21, § 52, et A.D.T. c. Royaume-Uni, no 35765/97, §
37, CEDH 2000-IX). Si la requérante soutient que l'Etat défendeur doit dès lors
attester de raisons particulièrement impérieuses pour justifier l'ingérence
dont elle se plaint, la Cour estime que la question soulevée en l'espèce ne
peut être considérée comme étant de même nature ou comme appelant le même
raisonnement.
72. Les parties axent leur argumentation
sur la question de la proportionnalité de l'ingérence révélée par les faits de
l'espèce. La requérante s'en prend en particulier à la nature générale de
l'interdiction du suicide assisté, en tant que celle-ci omet de prendre en
compte sa situation d'adulte saine d'esprit, qui sait ce qu'elle veut, qui
n'est soumise à aucune pression, qui a pris sa décision de façon délibérée et
en parfaite connaissance de cause, et qui ne peut donc être considérée comme
vulnérable et comme nécessitant une protection. Cette inflexibilité signifie
selon l'intéressée qu'elle va être forcée d'endurer les conséquences de sa
maladie pénible et incurable, ce qui pour elle représente un coût personnel
très élevé.
73. La Cour note que si le Gouvernement
soutient que la requérante, personne à la fois désireuse de se suicider et
sévèrement handicapée, doit être considérée comme vulnérable, cette assertion
n'est pas étayée par les preuves produites devant les juridictions internes ni
par les décisions de la Chambre des lords, qui, tout en soulignant que le droit
au Royaume-Uni est là pour protéger les personnes vulnérables, ont conclu que
la requérante ne relevait pas de cette catégorie.
74. La Cour considère néanmoins, avec la
Chambre des lords et la majorité de la Cour suprême du Canada dans l'affaire
Rodriguez, que les Etats ont le droit de contrôler, au travers de l'application
du droit pénal général, les activités préjudiciables à la vie et à la sécurité
d'autrui (voir également l'arrêt Laskey, Jaggard et Brown précité, pp.
132-133, § 43). Plus grave est le dommage encouru et plus grand est le poids
dont pèseront dans la balance les considérations de santé et de sécurité
publiques face au principe concurrent de l'autonomie personnelle. La
disposition légale incriminée en l'espèce, à savoir l'article 2 de la loi de
75. Les conseils de la requérante ont
cherché à persuader la Cour qu'un constat de violation en l'espèce ne créerait
pas un précédent général, ni un quelconque risque pour autrui. Or, si l'article
34 de la Convention donne effectivement pour mission à la Cour non de formuler
des avis dans l'abstrait, mais d'appliquer la Convention aux faits concrets des
espèces dont elle est saisie, les arrêts rendus dans les affaires individuelles
constituent bel et bien, dans une mesure plus ou moins grande, des précédents,
et la décision en l'occurrence ne saurait, ni en théorie ni en pratique, être
articulée de façon à empêcher qu'elle ne soit appliquée dans d'autres espèces.
76. Aussi la Cour considère-t-elle que la
nature générale de l'interdiction du suicide assisté n'est pas
disproportionnée. Le Gouvernement souligne qu'une certaine souplesse est rendue
possible dans des cas particuliers : d'abord, des poursuites ne pourraient
être engagées qu'avec l'accord du DPP ; ensuite, il ne serait prévu qu'une
peine maximale, ce qui permettrait au juge d'infliger des peines moins sévères
là où il l'estime approprié. Le rapport du comité restreint de la Chambre des
lords précisait qu'entre 1981 et 1992, dans vingt-deux affaires où était
soulevé le problème de l'« homicide par compassion », les juges
n'avaient prononcé qu'une seule condamnation pour meurtre, qu'ils avaient
assortie d'une peine d'emprisonnement à vie, des qualifications moins graves
ayant été retenues dans les autres affaires, qui s'étaient soldées par des
peines avec mise à l'épreuve ou avec sursis (§ 128 du rapport cité au
paragraphe 21 ci-dessus). Il ne paraît pas arbitraire à la Cour que la
législation reflète l'importance du droit à la vie en interdisant le suicide
assisté tout en prévoyant un régime d'application et d'appréciation par la
justice qui permet de prendre en compte dans chaque cas concret tant l'intérêt
public à entamer des poursuites que les exigences justes et adéquates de la
rétribution et de la dissuasion.
77. Eu égard aux circonstances de
l'espèce, la Cour ne voit rien de disproportionné non plus dans le refus du DPP
de prendre par avance l'engagement d'exonérer de toute poursuite le mari de la requérante.
Des arguments puissants fondés sur l'état de droit pourraient être opposés à
toute prétention par l'exécutif de soustraire des individus ou des catégories
d'individus à l'application de la loi. Quoi qu'il en soit, vu la gravité de
l'acte pour lequel une immunité était réclamée, on ne peut juger arbitraire ou
déraisonnable la décision prise par le DPP en l'espèce de refuser de prendre
l'engagement sollicité.
78. La Cour conclut que l'ingérence
incriminée peut passer pour justifiée comme « nécessaire, dans une société
démocratique », à la protection des droits d'autrui. Partant, il n'y a pas
eu violation de l'article 8 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE
9 DE LA CONVENTION
79. L'article 9 de la Convention est ainsi
libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de
conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de
religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le
culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne
peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale
publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A. Thèses des parties
1. La requérante
80. La requérante invoque également
l'article 9 de la Convention, relatif au droit à la liberté de pensée, lequel
aurait été jugé s'étendre à des convictions telles que le végétalisme et le
pacifisme. L'intéressée affirme qu'en sollicitant l'aide de son mari pour se
suicider elle croyait et donnait son appui à la notion de suicide assisté pour
elle-même. En refusant de prendre l'engagement de ne pas poursuivre son mari,
le DPP aurait porté atteinte à ce droit, et le Royaume-Uni aurait fait de même
en imposant une interdiction générale ne permettant aucune prise en compte de
sa situation particulière. Pour les raisons déjà exposées sur le terrain de
l'article 8 de la Convention, cette atteinte ne pourrait passer pour justifiée
au regard de l'article 9 § 2.
2. Le Gouvernement
81. Le Gouvernement conteste que l'affaire
soulève la moindre question relevant de l'article 9 de la Convention. Celui-ci
protégerait la liberté de pensée, de conscience et de religion, ainsi que le
droit pour chacun de manifester ses convictions, et il ne conférerait pas aux
individus un droit général de se livrer à toutes activités de leur choix dans
la poursuite de leurs convictions quelles qu'elles soient. Subsidiairement,
pour le cas où la Cour conclurait à l'existence d'une atteinte au droit consacré
par l'article 9 § 1 de la Convention, le Gouvernement soutient que cette
atteinte serait justifiée au regard du second paragraphe de l'article 9, pour
les mêmes motifs que ceux exposés en rapport avec les articles 3 et 8 de la
Convention.
B. Appréciation de la Cour
82. La Cour ne doute pas de la fermeté des
convictions de la requérante concernant le suicide assisté, mais observe que
tous les avis ou convictions n'entrent pas dans le champ d'application de
l'article 9 § 1 de la Convention. Les griefs de l'intéressée ne se rapportent
pas à une forme de manifestation d'une religion ou d'une conviction par le
culte, l'enseignement, les pratiques ou l'accomplissement des rites, au sens de
la deuxième phrase du paragraphe 1 de l'article 9. Comme l'a dit la Commission,
le terme « pratiques » employé à l'article 9 § 1 ne recouvre pas tout
acte motivé ou influencé par une religion ou une conviction (Arrowsmith c.
Royaume-Uni, no 7050/77, rapport de la Commission du
12 octobre 1978, DR 19, p. 49, § 71). Pour autant que les arguments de la
requérante reflètent son adhésion au principe de l'autonomie personnelle, ils
ne sont que la reformulation du grief articulé sur le terrain de l'article 8 de
la Convention.
83. La Cour conclut donc que l'article 9
de la Convention n'a pas été violé.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE
14 DE LA CONVENTION
84. L'article 14 de la Convention est
ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...)
Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le
sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou
toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une
minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Thèses des parties
1. La requérante
85. La requérante se dit victime d'une
discrimination dans la mesure où elle est traitée de la même manière que des
personnes dont la situation est nettement différente. Bien que l'interdiction générale
du suicide assisté s'applique également à l'ensemble des individus, l'effet de
son application à elle-même, qui est à ce point handicapée qu'elle ne peut
mettre fin à sa vie sans assistance, serait discriminatoire. L'intéressée
serait empêchée d'exercer un droit dont jouiraient d'autres personnes, capables
de mettre fin à leurs jours sans assistance du fait qu'aucun handicap ne les
prive de cette possibilité. Elle serait dès lors traitée de manière
substantiellement différente et moins favorable que ces dernières. La seule
explication offerte par le Gouvernement pour justifier ladite interdiction
générale résiderait dans la nécessité de protéger les personnes vulnérables. Or
la requérante ne serait pas vulnérable et n'aurait pas besoin d'être protégée,
et il n'y aurait donc pas de justification raisonnable et objective à cette
différence de traitement.
2. Le Gouvernement
86. Le Gouvernement soutient que l'article
14 de la Convention n'a pas à jouer en l'espèce, les griefs formulés par la
requérante ne révélant aucune violation des dispositions normatives invoquées
par elle. Subsidiairement, pour le cas où la Cour en jugerait autrement, il
plaide l'absence de discrimination. D'abord, la requérante ne pourrait être
considérée comme se trouvant dans une situation analogue à celle des personnes
en mesure de mettre fin à leurs jours sans assistance. Ensuite, l'article 2 § 1
de la loi de 1961 sur le suicide ne serait pas discriminatoire car le droit
interne ne conférerait pas un droit à se suicider et la philosophie
sous-jacente à la loi serait fermement opposée au suicide. La politique du
droit pénal consisterait à donner du poids aux situations individuelles soit au
stade de l'examen de l'opportunité de poursuivre, soit, en cas de condamnation,
dans le cadre de l'appréciation de la peine devant être prononcée. Au
demeurant, il y aurait une claire justification raisonnable et objective à
toute différence de traitement alléguée, le Gouvernement renvoyant à cet égard
aux arguments formulés par lui sur le terrain des articles 3 et 8 de la
Convention.
B. Appréciation de la Cour
87. La Cour a jugé ci-dessus que les
droits garantis à la requérante par l'article 8 de la Convention se trouvaient
en jeu (paragraphes 61-67). Il lui faut donc examiner le grief de l'intéressée
consistant à dire qu'elle est victime d'une discrimination dans la jouissance
desdits droits dans la mesure où le droit interne permet aux personnes valides
de se suicider mais empêche celles qui sont handicapées de se faire aider pour
accomplir cet acte.
88. Aux fins de l'article 14, une
différence de traitement entre des personnes placées dans des situations
analogues ou comparables est discriminatoire si elle ne repose pas sur une
justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un
but légitime ou s'il n'y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre
les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants
jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si, et dans
quelle mesure, des différences entre des situations à d'autres égards analogues
justifient des distinctions de traitement (Camp et Bourimi c. Pays-Bas,
no 28369/95, § 37, CEDH 2000-X). Il peut également y avoir
discrimination lorsqu'un Etat, sans justification objective et raisonnable, ne
traite pas différemment des personnes se trouvant dans des situations
substantiellement différentes (Thlimmenos c. Grèce [GC], no
34369/97, § 44, CEDH 2000-IV).
89. Toutefois, même si l'on applique le principe
se dégageant de l'arrêt Thlimmenos à la situation de la requérante en
l'espèce, il y a, pour la Cour, une justification objective et raisonnable à
l'absence de distinction juridique entre les personnes qui sont physiquement
capables de se suicider et celles qui ne le sont pas. Sur le terrain de
l'article 8 de la Convention, la Cour a conclu à l'existence de bonnes raisons
de ne pas introduire dans la loi des exceptions censées permettre de prendre en
compte la situation des personnes réputées non vulnérables (paragraphe 74
ci-dessus). Il existe sous l'angle de l'article 14 des raisons tout aussi
convaincantes de ne pas chercher à distinguer entre les personnes qui sont en
mesure de se suicider sans aide et celles qui en sont incapables. La frontière
entre les deux catégories est souvent très étroite, et tenter d'inscrire dans
la loi une exception pour les personnes jugées ne pas être à même de se
suicider ébranlerait sérieusement la protection de la vie que la loi de
90. Partant, il n'y a pas eu violation de
l'article 14 de la Convention en l'espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Déclare la
requête recevable ;
2. Dit qu'il
n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention ;
3. Dit qu'il
n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention ;
4. Dit qu'il
n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention ;
5. Dit qu'il
n'y a pas eu violation de l'article 9 de la Convention ;
6. Dit qu'il n'y
a pas eu violation de l'article 14 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué
par écrit le 29 avril 2002, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du
règlement.
Michael O'Boyle Matti Pellonpää
Greffier Président