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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

29 marzo 2016

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE BÉDAT c. SUISSE

 

 

(RequĂȘte n° 56925/08)

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

 

 

Cet arrĂȘt est dĂ©finitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire BĂ©dat c. Suisse,

 

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme, siĂ©geant en une Grande Chambre composĂ©e de :

          Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
          Dean Spielmann,
          Josep Casadevall,
          Luis López Guerra,
          Mark Villiger,
          Elisabeth Steiner,
          Khanlar Hajiyev,
          PÀivi HirvelÀ,
          Kristina Pardalos,
          Ganna Yudkivska,
          Vincent A. De Gaetano,
          Julia Laffranque,
          Helen Keller,
          Paul Mahoney,
          Aleƥ Pejchal,
          Krzysztof Wojtyczek,
          Egidijus Kūris, juges,
         
Lawrence Early, jurisconsulte,


AprĂšs en avoir dĂ©libĂ©rĂ© en chambre du conseil le 13 mai 2015 et le 20 janvier 2016,

 

Rend l’arrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă  cette derniĂšre date :

PROCÉDURE

1.  Ă€ l’origine de l’affaire se trouve une requĂȘte (no 56925/08) dirigĂ©e contre la ConfĂ©dĂ©ration suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Arnaud BĂ©dat (« le requĂ©rant Â»), a saisi la Cour le 7 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â»). DĂ©signĂ© au dĂ©but de la procĂ©dure devant la Cour par ses initiales, A.B., le requĂ©rant a ultĂ©rieurement consenti Ă  la divulgation de son identitĂ©.

2.  Le requĂ©rant a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par Mes C. Poncet et D. Hoffmann, avocats Ă  GenĂšve. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement Â») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son agent, F. SchĂŒrmann, de l’Office fĂ©dĂ©ral de la justice.

3.  Le requĂ©rant allĂ©guait que sa condamnation Ă  payer une amende pĂ©nale pour avoir publiĂ© des informations couvertes par le secret de l’instruction avait violĂ© son droit Ă  la libertĂ© d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

4.  La requĂȘte a Ă©tĂ© attribuĂ©e Ă  la deuxiĂšme section de la Cour (article 52 Â§ 1 du rĂšglement de la Cour – « le rĂšglement Â»). Le 1er juillet 2014, une chambre de ladite section, composĂ©e de Guido Raimondi, Işıl Karakaş, AndrĂĄs SajĂł, NebojĆĄa Vučinić, Helen Keller, Paul Lemmens et Robert Spano, juges, ainsi que de Abel Campos, greffier adjoint de section, a rendu un arrĂȘt (A.B. c. Suisse, no 56925/08, 1er juillet 2014) par lequel elle dĂ©clarait la requĂȘte recevable et concluait, par quatre voix contre trois, Ă  la violation de l’article 10 de la Convention. A l’arrĂȘt de chambre Ă©tait joint le texte de l’opinion dissidente des juges Karakaş, Keller et Lemmens.

Le 29 septembre 2014, le Gouvernement a sollicitĂ© le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 17 novembre 2014, le collĂšge de la Grande Chambre a fait droit Ă  cette demande.

5.  La composition de la Grande Chambre a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e conformĂ©ment aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du rĂšglement.

6.  Tant le requĂ©rant que le Gouvernement ont dĂ©posĂ© des observations Ă©crites complĂ©mentaires (article 59 Â§ 1 du rĂšglement).

7.  Une audience s’est dĂ©roulĂ©e en public au Palais des droits de l’homme, Ă  Strasbourg, le 13 mai 2015 (article 59 § 3 du rĂšglement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M.    F. SchĂŒrmann, Chef de l’UnitĂ© Protection internationale
         des droits de l’homme, Office fĂ©dĂ©ral de la justice,
         Département fédéral de justice et police,                                 agent,
Mme  D. Steiger Leuba,
MM. F. Galli,
         P. Rohner,                                                                      conseillers ;

–  pour le requĂ©rant
MM. C. Poncet,
         D. Hoffmann,                                                                      conseils.

 

La Cour a entendu Me Poncet et M. SchĂŒrmann en leurs dĂ©clarations et en leurs rĂ©ponses aux questions posĂ©es par des juges ainsi que Me Hoffmann en ses dĂ©clarations.

 

EN FAIT

I.            LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

 

8.  Le requĂ©rant est journaliste de profession. Le 15 octobre 2003, il fit paraĂźtre dans l’hebdomadaire L’IllustrĂ© un article intitulĂ© Drame du Grand‑Pont Ă  Lausanne – la version du chauffard – l’interrogatoire du conducteur fou. L’article en question concernait une procĂ©dure pĂ©nale dirigĂ©e contre M. B., un automobiliste ayant Ă©tĂ© placĂ© en dĂ©tention prĂ©ventive pour avoir foncĂ© sur des piĂ©tons avant de se jeter du pont de Lausanne le 8 juillet 2003. Cet incident, qui avait fait trois morts et huit blessĂ©s, avait suscitĂ© beaucoup d’émotion et d’interrogations en Suisse. L’article commençait de la maniĂšre suivante :

« Nom : B. PrĂ©nom : M. NĂ© le 1er janvier 1966 Ă  Tamanrasset (AlgĂ©rie), fils de B.B. et de F.I., domiciliĂ© Ă  Lausanne, titulaire d’un permis C, Ă©poux de M.B. Profession : aide-infirmier. (...) Il est 20h15, ce mardi 8 juillet 2003, dans les locaux austĂšres de la police judiciaire de Lausanne. Six heures aprĂšs sa tragique course folle sur le Grand-Pont, qui a fait trois morts et huit blessĂ©s, le chauffard se retrouve seul, pour la premiĂšre fois, face Ă  trois enquĂȘteurs. Va-t-il se mettre Ă  table ? En fait, il ne semble pas vraiment comprendre ce qui lui arrive, comme s’il Ă©tait impermĂ©able aux Ă©vĂ©nements et Ă  l’agitation qui l’entourent. L’homme, qui a mis tout Lausanne en Ă©moi, en cette belle journĂ©e d’étĂ© n’est guĂšre bavard. C’est un AlgĂ©rien renfermĂ©, introverti, hermĂ©tique, voire totalement opaque. Pourtant, les questions fusent. Quelles sont les raisons de cet « accident Â», Ă©crit assez maladroitement un des policiers, comme si sa conviction Ă©tait dĂ©jĂ  faite. La rĂ©ponse tient en quatre mots : « Je ne sais pas Â». Â»

9.  L’article se poursuivait par un rĂ©sumĂ© des questions des policiers et du juge d’instruction et des rĂ©ponses de M. B. Il mentionnait Ă©galement que M. B. Ă©tait « inculpĂ© d’assassinat, subsidiairement de meurtre, lĂ©sions corporelles graves, mise en danger de la vie d’autrui et violation grave des rĂšgles de circulation Â» et qu’il « ne para[issait] avoir aucun remords Â». L’article Ă©tait accompagnĂ© de plusieurs photographies de lettres que M. B. avait adressĂ©es au juge d’instruction. Il s’achevait par le paragraphe suivant :

« Du fond de sa prison, M. B. ne cesse dĂ©sormais d’envoyer des courriers au juge d’instruction (...) : au dĂ©but de sa dĂ©tention, il veut qu’on lui rende sa montre, qu’on lui apporte une tasse pour le cafĂ©, des fruits secs et du chocolat. Le 11 juillet, trois jours aprĂšs les faits, il demande mĂȘme Ă  bĂ©nĂ©ficier de « quelques jours Â» de libertĂ© provisoire. « J’aimerais bien tĂ©lĂ©phoner Ă  mon grand frĂšre en AlgĂ©rie Â», supplie-t-il encore un peu plus tard. Enfin, le 11 aoĂ»t, il annonce qu’il a pris « une dĂ©cision dĂ©finitive Â» : il a congĂ©diĂ© son avocat, Me M.B., par « manque de confiance Â». Deux jours plus tard, nouvelle lettre : le juge peut-il lui envoyer « le livre d’ordre d’avocats vaudois Â», pour qu’il puisse trouver un nouveau dĂ©fenseur ? Mais avec ces mensonges Ă  rĂ©pĂ©tition, ces omissions, ce mĂ©lange de naĂŻvetĂ© et d’arrogance, d’amnĂ©sie et de douce folie qui caractĂ©risent toutes ses dĂ©positions, B. ne fait-il finalement pas tout pour se rendre indĂ©fendable ? Â».

10.  L’article comportait Ă©galement un bref rĂ©sumĂ©, intitulĂ© « Il a perdu la boule ... Â» qui incluait notamment des dĂ©clarations de l’épouse de M. B. et du mĂ©decin traitant de celui-ci.

11.  Il ressort du dossier que l’article du requĂ©rant ne fut pas le seul Ă  ĂȘtre publiĂ© sur le drame du Grand-Pont de Lausanne. Les autoritĂ©s chargĂ©es de l’enquĂȘte pĂ©nale avaient dĂ©cidĂ© elles-mĂȘmes d’informer la presse de certains aspects de l’enquĂȘte, ce qui avait donnĂ© lieu notamment Ă  un article paru dans la Tribune de GenĂšve le 14 aoĂ»t 2003.

12.  M. B. ne porta pas plainte contre le requĂ©rant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pĂ©nales d’office pour avoir publiĂ© des documents secrets. Au cours de l’instruction, il apparut que l’une des parties civiles Ă  la procĂ©dure dirigĂ©e contre M. B. avait photocopiĂ© le dossier, dont elle aurait Ă©garĂ© un exemplaire dans un centre commercial. Un inconnu l’aurait alors apportĂ© Ă  la rĂ©daction de l’hebdomadaire dans lequel Ă©tait paru l’article litigieux.

13.  Par une ordonnance du 23 juin 2004, le juge d’instruction de Lausanne condamna le requĂ©rant Ă  un mois de prison avec sursis pendant un an.

14.  Sur opposition du requĂ©rant, le tribunal de police de Lausanne, par un jugement du 22 septembre 2005, remplaça la condamnation Ă  une peine de prison par une amende de 4 000 francs suisses (CHF) (environ 2 667 euros (EUR)). À l’audience du 13 mai 2015, en rĂ©ponse Ă  une question de la Cour, le reprĂ©sentant du requĂ©rant indiqua que cette somme avait Ă©tĂ© avancĂ©e par l’employeur de son client et que celui-ci entendait la rembourser Ă  l’issue de la procĂ©dure devant la Cour. Il confirma par ailleurs que le montant fixĂ© par la juridiction pĂ©nale tenait compte des antĂ©cĂ©dents judiciaires du requĂ©rant.

15.  Le requĂ©rant se pourvut en cassation. Il fut dĂ©boutĂ© le 30 janvier 2006 par la cour de cassation pĂ©nale du canton de Vaud.

16.  Le requĂ©rant saisit d’un recours de droit public et d’un pourvoi en nullitĂ© le Tribunal fĂ©dĂ©ral, qui les rejeta le 29 avril 2008. La dĂ©cision fut notifiĂ©e au requĂ©rant le 9 mai 2008. Les passages pertinents de cette dĂ©cision sont les suivants :

« 7.  En rĂ©sumĂ©, le recourant fait valoir que sa condamnation pour violation de l’art. 293 CP est contraire au droit fĂ©dĂ©ral. Il ne conteste pas que les informations qu’il a publiĂ©es, puissent relever de l’art. 293 CP. Il soutient en revanche, dans la perspective d’une interprĂ©tation des art. 293 et 32 CP Ă  la lumiĂšre des principes dĂ©gagĂ©s de l’art. 10 CEDH par la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme, qu’ayant reçu de bonne foi et sans se les procurer de façon illicite ces informations, il avait, en qualitĂ© de journaliste professionnel, le devoir au sens de l’art. 32 CP de les publier en raison de l’intĂ©rĂȘt, qu’il qualifie d’évident, de l’affaire dite « du Grand Pont » pour l’opinion publique de Suisse romande.

7.1.  ConformĂ©ment Ă  l’art. 293 CP (Publication de dĂ©bats officiels secrets), celui qui, sans en avoir le droit, aura livrĂ© Ă  la publicitĂ© tout ou partie des actes, d’une instruction ou des dĂ©bats d’une autoritĂ© qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une dĂ©cision prise par l’autoritĂ© dans les limites de sa compĂ©tence sera puni d’une amende (al. 1). La complicitĂ© est punissable (al. 2). Le juge pourra renoncer Ă  toute peine si le secret livrĂ© Ă  la publicitĂ© est de peu d’importance (al. 3).

Selon la jurisprudence, cette disposition procĂšde d’une conception formelle du secret. Il suffit que les actes, dĂ©bats ou instructions concernĂ©s aient Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©s secrets par la loi ou une dĂ©cision de l’autoritĂ©, autrement dit, que l’on ait voulu en exclure la publicitĂ©, indĂ©pendamment de la classification choisie (p. ex « top secret Â» ou confidentiel). Le secret au sens matĂ©riel suppose, en revanche, que son dĂ©tenteur veuille garder un fait secret, qu’il y ait un intĂ©rĂȘt lĂ©gitime, et que le fait ne soit connu ou accessible qu’à un cercle restreint de personnes (ATF 126 IV 236 consid. 2a, p. 242 et 2c/aa, p. 244). L’entrĂ©e en vigueur de l’alinĂ©a 3 de cette disposition, le 1er avril 1998 (RO 1998 852 856; FF 1996 IV 533) n’y a rien changĂ©. Cette rĂšgle n’a en effet pas trait Ă  des secrets au sens matĂ©riel, mais Ă  des cachotteries inutiles, chicaniĂšres ou exorbitantes (ATF 126 IV 236 consid. 2c/bb, p. 246). Pour exclure l’application de cet alinĂ©a 3, le juge doit donc examiner Ă  titre prĂ©judiciel les raisons qui ont prĂ©sidĂ© Ă  la classification du fait comme secret. Il ne doit cependant le faire qu’avec retenue, sans s’immiscer dans le pouvoir d’apprĂ©ciation exercĂ© par l’autoritĂ© qui a dĂ©clarĂ© le fait secret. Il suffit que cette dĂ©claration apparaisse encore soutenable au regard du contenu des actes, de l’instruction ou des dĂ©bats en cause. Le point de vue des journalistes sur l’intĂ©rĂȘt Ă  la publication n’est, pour le surplus, pas pertinent (ATF 126 IV 236 consid. 2d, p. 246). Dans l’arrĂȘt Stoll c. Suisse, no 69698/01, 10 dĂ©cembre 2007, la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme a confirmĂ© que cette conception formelle du secret n’était pas contraire Ă  l’art. 10 CEDH, dans la mesure oĂč elle n’empĂȘchait pas le Tribunal fĂ©dĂ©ral de contrĂŽler la compatibilitĂ© d’une ingĂ©rence avec l’art. 10 CEDH, en procĂ©dant, sous l’angle de l’examen de l’art. 293 al. 3 CP, Ă  un contrĂŽle de la justification de la classification d’une information, d’une part, et Ă  une mise en balance des intĂ©rĂȘts en jeu, d’autre part (arrĂȘt Stoll c. Suisse, prĂ©citĂ©, §§ 138 et 139).

7.2.  En l’espĂšce, l’infraction reprochĂ©e au recourant avait trait Ă  la publication de procĂšs-verbaux d’audition et de correspondances figurant dans le dossier d’une instruction pĂ©nale en cours.

ConformĂ©ment Ă  l’art. 184 du Code de procĂ©dure pĂ©nale du canton de Vaud (CPP/VD), toute enquĂȘte demeure secrĂšte jusqu’à sa clĂŽture dĂ©finitive (al. 1). Le secret s’étend aux Ă©lĂ©ments rĂ©vĂ©lĂ©s par l’enquĂȘte elle-mĂȘme ainsi qu’aux dĂ©cisions et mesures d’instruction non publiques (al. 2). La loi prĂ©cise en outre que sont tenus au secret tant les magistrats ou collaborateurs judiciaires (sous rĂ©serve de l’hypothĂšse oĂč la communication est utile Ă  l’instruction ou justifiĂ©e par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire; art. 185 CPP/VD), que les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employĂ©s de ceux-ci, ainsi que les experts et les tĂ©moins, envers quiconque n’a pas accĂšs au dossier, la rĂ©vĂ©lation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’étant cependant pas punissable (art. 185a CPP/VD). La loi amĂ©nage enfin diverses exceptions. Ainsi, en dĂ©rogation Ă  l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargĂ© de l’enquĂȘte ou les fonctionnaires supĂ©rieurs de police spĂ©cialement dĂ©signĂ©s par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la tĂ©lĂ©vision sur une enquĂȘte pendante, lorsque l’intĂ©rĂȘt public ou l’équitĂ© l’exige, notamment lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable, lorsqu’il s’agit d’une affaire particuliĂšrement grave ou dĂ©jĂ  connue du public ou lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public (art. 185b al. 1 CPP/VD).

On se trouve donc dans l’hypothĂšse oĂč le secret est imposĂ© par la loi et non par une dĂ©cision d’autoritĂ©.

7.3.  L’existence d’un tel secret de l’enquĂȘte, que connaissent la plupart des procĂ©dures pĂ©nales cantonales, est en rĂšgle gĂ©nĂ©rale motivĂ©e par les nĂ©cessitĂ©s de protĂ©ger les intĂ©rĂȘts de l’action pĂ©nale, en prĂ©venant les risques de collusion, ainsi que le danger de disparition et d’altĂ©ration de moyens de preuve. On ne peut cependant mĂ©connaĂźtre non plus les intĂ©rĂȘts du prĂ©venu, notamment sous l’angle de la prĂ©somption d’innocence, et, plus gĂ©nĂ©ralement de ses relations et intĂ©rĂȘts personnels (Hauser, Schweri et Hartmann, Schweizerisches Strafprozessrecht, 6e Ă©d., 2005, § 52, n. 6, p. 235; GĂ©rard Piquerez, op. cit., § 134, n. 1066, p. 678; le mĂȘme, ProcĂ©dure pĂ©nale suisse, Manuel, 2e Ă©d., 2007, n. 849, p. 559 s.), ainsi que la nĂ©cessitĂ© de protĂ©ger le processus de formation de l’opinion et de prise de dĂ©cision au sein d’un organe de l’État, que tend prĂ©cisĂ©ment Ă  protĂ©ger l’art. 293 CP (ATF 126 IV 236 consid. 2c/aa, p. 245). La Cour europĂ©enne des droits de l’Homme a dĂ©jĂ  eu l’occasion de juger qu’un tel but Ă©tait en soi lĂ©gitime. Il s’agit de garantir l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire selon la terminologie de l’art. 10 al. 2 CEDH, qui mentionne en outre notamment la protection de la rĂ©putation et des droits d’autrui (voir Weber c. Suisse, arrĂȘt du 22 mai 1990, § 45 ; Dupuis et autres c. France, arrĂȘt du 7 juin 2007, § 32).

Aussi, dans la mesure oĂč la publication litigieuse portait sur des extraits de procĂšs-verbaux d’audition de l’inculpĂ© et reproduisait certaines correspondances adressĂ©es par ce dernier au juge d’instruction, il est soutenable de soumettre ces Ă©lĂ©ments au secret, soit d’en prohiber l’accĂšs au public, comme l’a fait le lĂ©gislateur cantonal vaudois. Cette conclusion s’impose en ce qui concerne les procĂšs-verbaux d’audition de l’inculpĂ©, dont il n’est pas admissible qu’ils puissent faire, avant clĂŽture de l’instruction, avant jugement et hors contexte, l’objet d’exĂ©gĂšses sur la place publique, au risque d’influencer le processus des dĂ©cisions du juge d’instruction et de l’autoritĂ© de jugement. Elle s’impose de la mĂȘme maniĂšre en ce qui concerne les correspondances adressĂ©es par l’inculpĂ© au Juge d’instruction, qui avaient essentiellement trait Ă  des problĂšmes pratiques et des critiques envers son conseil (jugement, consid. 4, p. 7). On peut prĂ©ciser sur ce point qu’il ressort de la publication litigieuse que les autoritĂ©s cantonales n’ont pas reproduite in extenso dans leurs dĂ©cisions, mais Ă  laquelle elles se rĂ©fĂšrent et dont le contenu n’est pas discutĂ©, que les problĂšmes pratiques mentionnĂ©s portaient sur des demandes de mise en libertĂ© provisoire et d’accĂšs Ă  des effets personnels (lettres du 11 juillet 2003), de changement de cellule (lettre du 7 aoĂ»t 2003) ou d’autorisation de tĂ©lĂ©phone (lettre du 6 aoĂ»t 2003). IndĂ©pendamment de la garantie de la prĂ©somption d’innocence et de ce qui pourrait ĂȘtre dĂ©duit dans le procĂšs pĂ©nal de telles correspondances sur la personnalitĂ© du dĂ©tenu, ce dernier dont la libertĂ© est restreinte dans une mesure importante mĂȘme pour des actes de la vie courante relevant de sa sphĂšre privĂ©e, voire intime, peut prĂ©tendre de l’autoritĂ© qui restreint sa libertĂ© qu’elle le protĂšge d’un Ă©talage public des contingences pratiques de sa vie de dĂ©tenu et de prĂ©venu (cf. art. 13 Cst.).

Il s’ensuit que l’on ne peut, en l’espĂšce, qualifier de secret de peu d’importance au sens de l’art. 293 al. 3 CP les informations publiĂ©es par le recourant en tant qu’elles avaient trait au contenu des procĂšs-verbaux d’audition de l’inculpĂ© et Ă  sa correspondance avec le juge d’instruction. Cela Ă©tant, la publication litigieuse rĂ©alisait l’état de fait visĂ© par l’art. 293 al. 1 CP.

7.4.  Au demeurant, les informations en cause peuvent ĂȘtre qualifiĂ©es de secret matĂ©riel. Elles n’étaient en effet accessibles qu’à un nombre restreint de personnes (le juge d’instruction et les parties Ă  la procĂ©dure). L’autoritĂ© d’instruction avait par ailleurs la volontĂ© de les maintenir secrĂštes et non seulement un intĂ©rĂȘt lĂ©gitime mais l’obligation de le faire, imposĂ©e par la loi de procĂ©dure pĂ©nale cantonale, dont la justification a Ă©tĂ© rappelĂ©e ci-dessus (v. supra consid. 7.3).

7.5.  Seule demeure ainsi litigieuse l’existence d’un fait justificatif.

8.  En bref, le recourant soutient qu’il avait le devoir de profession (ancien art. 32 CP) en tant que journaliste professionnel de publier les informations en cause en raison de l’intĂ©rĂȘt pour l’opinion publique de Suisse romande de l’affaire « du Grand-Pont », qu’il qualifie d’évident. Selon lui, il y aurait lieu, Ă  la lumiĂšre de la jurisprudence europĂ©enne, de partir de l’idĂ©e que la publication est a priori justifiĂ©e, sauf s’il existe un besoin social impĂ©rieux de maintenir le secret. Sous l’angle de la bonne foi, l’art. 32 devrait ĂȘtre appliquĂ© au journaliste qui n’est pas Ă  l’origine de l’indiscrĂ©tion commise par un tiers et qui reçoit des informations sans commettre lui-mĂȘme d’autre infraction que la violation du secret rĂ©sultant de la publication. Enfin, la forme de la publication ne constituerait pas un critĂšre pertinent.

8.1.  Sur le premier point, la cour cantonale a constatĂ© que si l’accident du 8 juillet 2003, dont les circonstances sont sans nul doute inhabituelles, avait suscitĂ© une vive Ă©motion au sein de la population, il n’en demeurait pas moins que cela restait, sur le plan juridique, un accident de la circulation aux consĂ©quences mortelles, ce qui ne revĂȘtait pas en soi un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral Ă©vident. On ne pouvait Ă  cet Ă©gard parler de traumatisme collectif de la population lausannoise, qui aurait justifiĂ© qu’elle soit rassurĂ©e et renseignĂ©e sĂ©ance tenante sur l’état de l’enquĂȘte (arrĂȘt entrepris, consid. 2, p. 9).

Il est vrai que l’affaire « du Grand-Pont » a Ă©tĂ© largement mĂ©diatisĂ©e (jugement, consid. 4 p. 8, auquel renvoie l’arrĂȘt cantonal [arrĂȘt entrepris, consid. B, p. 2]). Cette seule circonstance, de mĂȘme que le caractĂšre inhabituel de l’accident, ne suffisent pourtant pas Ă  justifier l’existence d’un intĂ©rĂȘt public considĂ©rable Ă  la publication des informations confidentielles en question. Sauf Ă  se justifier par lui-mĂȘme, l’intĂ©rĂȘt Ă©veillĂ© dans le public par la mĂ©diatisation des faits ne peut en effet constituer un intĂ©rĂȘt public Ă  la rĂ©vĂ©lation d’informations classifiĂ©es, car il suffirait alors de susciter l’intĂ©rĂȘt du public pour un Ă©vĂ©nement pour justifier ensuite la publication d’informations confidentielles permettant d’entretenir cet intĂ©rĂȘt. Un tel intĂ©rĂȘt public fait en outre manifestement dĂ©faut en ce qui concerne les correspondances publiĂ©es. On a vu ci-dessus (v. supra consid. 7.3) que ces correspondances ne concernaient quasiment que des critiques Ă©mises par l’inculpĂ© Ă  l’adresse de son conseil et des problĂšmes pratiques tels que des demandes de mise en libertĂ© provisoire et d’accĂšs Ă  des effets personnels, de changement de cellule ou d’autorisation de tĂ©lĂ©phone. De telles informations n’apportent aucun Ă©clairage pertinent sur l’accident et les circonstances l’entourant. Elles ressortissent Ă  la sphĂšre privĂ©e, voire intime, de la personne dĂ©tenue prĂ©ventivement et l’on perçoit mal Ă  quel autre intĂ©rĂȘt leur publication pouvait rĂ©pondre qu’une certaine forme de voyeurisme. Il n’en va pas diffĂ©remment des dĂ©marches entreprises par l’intĂ©ressĂ© auprĂšs du juge d’instruction en relation avec le choix de son dĂ©fenseur. On ne discerne pas non plus, en ce qui concerne les procĂšs-verbaux d’audition, quelle question politique ou d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral se serait posĂ©e ou aurait mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre dĂ©battue sur la place publique et les autoritĂ©s cantonales ont expressĂ©ment exclu l’existence d’un traumatisme collectif qui aurait justifiĂ© de rassurer la population ou de la renseigner. Cette constatation de fait, que le recourant ne discute pas dans son recours de droit public, lie la cour de cĂ©ans (art. 277bis PPF). Dans ces conditions, le recourant ne dĂ©montre pas en quoi rĂ©siderait l’intĂ©rĂȘt « Ă©vident » pour le public des informations publiĂ©es et l’on ne saurait faire grief Ă  la cour cantonale d’avoir retenu qu’un tel intĂ©rĂȘt relevait tout au plus de la satisfaction d’une curiositĂ© malsaine.

8.2.  Les deux autres Ă©lĂ©ments invoquĂ©s par le recourant ont trait Ă  son comportement (bonne foi dans l’accĂšs aux informations et forme de la publication).

8.2.1.  Il convient tout d’abord de relever que l’art. 293 CP rĂ©prime la seule divulgation des informations, indĂ©pendamment de la maniĂšre dont l’auteur y a eu accĂšs. Par ailleurs, mĂȘme en application de l’art. 10 CEDH, la Cour europĂ©enne n’attache pas une importance dĂ©terminante Ă  cette circonstance lorsqu’il s’agit d’examiner si l’intĂ©ressĂ© a respectĂ© ses devoirs et responsabilitĂ©s. Le facteur prĂ©pondĂ©rant rĂ©side plutĂŽt dans le fait qu’il ne pouvait ignorer que la divulgation l’exposait Ă  une sanction (arrĂȘt Stoll c. Suisse, prĂ©citĂ©, § 144 et arrĂȘt Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999‑I).). Ce point est constant en l’espĂšce (v. supra consid. B).

8.2.2.  Quant Ă  la forme de la publication, elle peut en revanche jouer un rĂŽle plus important, sous l’angle de la garantie de la libertĂ© d’expression. La Cour europĂ©enne des droits de l’Homme, tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas – pas plus qu’aux juridictions internes – de se substituer Ă  la presse dans le choix d’une technique de compte rendu, tient nĂ©anmoins compte, dans la pesĂ©e des intĂ©rĂȘts en jeu, du contenu de la publication, du vocabulaire utilisĂ©, de la mise en page de la publication ainsi que des titres et sous-titres (sans qu’il importe qu’ils aient Ă©tĂ© choisis par le journaliste ou sa rĂ©daction) ou encore de la prĂ©cision des informations (arrĂȘt Stoll c. Suisse, prĂ©citĂ©, §§ 146 ss, spĂ©c. 146, 147 et 149).

En l’espĂšce, la cour cantonale a jugĂ© que le ton adoptĂ© par le recourant dans son article dĂ©montrait qu’il n’était pas, comme il le prĂ©tend, principalement animĂ© par la volontĂ© d’informer le public sur l’activitĂ© Ă©tatique que constituait l’enquĂȘte pĂ©nale. Le titre de l’article (« L’interrogatoire du conducteur fou », « la version du chauffard ») manquait dĂ©jĂ  d’objectivitĂ©. Il suggĂ©rait que l’affaire Ă©tait dĂ©jĂ  jugĂ©e pour l’auteur, en ce sens que les morts du Grand-Pont n’étaient pas le fait d’un conducteur ordinaire mais d’« un conducteur fou », d’« un homme impermĂ©able aux Ă©vĂ©nements et Ă  l’agitation qui l’entourent », dont le journaliste se demandait en conclusion s’il ne faisait pas tout « pour se rendre indĂ©fendable ». La mise en situation des extraits des procĂšs-verbaux des auditions et la reproduction de lettres du prĂ©venu au juge Ă©taient rĂ©vĂ©latrices des mobiles qui avaient animĂ© l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était bornĂ© Ă  faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opĂ©ration qu’à satisfaire la curiositĂ© relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de cette publication trĂšs partielle, le lecteur se faisait une opinion et prĂ©jugeait sans aucune objectivitĂ© de la suite qui serait donnĂ©e par la justice Ă  cette affaire, sans le moindre respect pour la prĂ©somption d’innocence (arrĂȘt entrepris, consid. 2, p. 9 s.). La cour cantonale en a conclu que cet Ă©lĂ©ment d’apprĂ©ciation ne parlait pas en faveur de la prĂ©dominance de l’intĂ©rĂȘt public Ă  l’information. On ne saurait lui en faire grief.

8.3.  Le recourant soutient encore que les procĂšs-verbaux et la correspondance Ă©taient, quoi qu’il en soit, appelĂ©s Ă  ĂȘtre Ă©voquĂ©s en audience publique ultĂ©rieurement. Il en dĂ©duit que le maintien de la confidentialitĂ© de ces informations ne pouvait ainsi se justifier par un « besoin social impĂ©rieux ».

Toutefois, la seule possibilitĂ© que le secret qui domine l’instruction pĂ©nale puisse ĂȘtre levĂ© dans une phase ultĂ©rieure de la procĂ©dure, notamment lors des dĂ©bats qui, dans la rĂšgle, sont soumis au principe de la publicitĂ©, ne remet pas en cause la justification du secret de l’instruction, dĂšs lors qu’il en va notamment de protĂ©ger le processus de formation de l’opinion et de prise de dĂ©cision non seulement de l’autoritĂ© de jugement mais Ă©galement de l’autoritĂ© d’instruction jusqu’à la clĂŽture de cette phase secrĂšte de la procĂ©dure. La publication en cause, loin d’ĂȘtre neutre et complĂšte, comportait du reste des commentaires et des apprĂ©ciations qui prĂ©sentaient sous un jour particulier les informations litigieuses, sans offrir les possibilitĂ©s de discussion contradictoire qui sont l’essence mĂȘme des dĂ©bats devant l’autoritĂ© de jugement.

8.4.  Le recourant ne formule enfin expressĂ©ment aucune critique quant Ă  la quotitĂ© de la peine qui lui a Ă©tĂ© infligĂ©e. Il ne remet pas non plus en question le refus d’un dĂ©lai d’épreuve et de radiation de cette amende (ancien art. 49 ch. 4 en corrĂ©lation avec l’ancien art. 106 al. 3 CP) au regard de l’application du droit suisse. Dans la perspective de la pesĂ©e de l’intĂ©rĂȘt Ă  l’ingĂ©rence, on peut se borner Ă  relever que l’amende infligĂ©e, dont la quotitĂ© tenait compte d’un antĂ©cĂ©dent en 1998 (condamnation Ă  une amende de 2000 francs avec dĂ©lai d’épreuve pour la radiation de 2 ans pour contrainte et diffamation) n’excĂšde pas la moitiĂ© d’un revenu mensuel que le recourant rĂ©alisait au moment des faits (jugement, consid. 1, p. 5) et rien n’indique que sa situation d’indĂ©pendant au moment du jugement de premiĂšre instance ait conduit Ă  une diminution significative de ses revenus. Il convient Ă©galement de souligner que par 4000 francs le montant de l’amende n’atteint pas le maximum lĂ©gal prĂ©vu par l’ancien art. 106 al. 1 CP (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 dĂ©cembre 2006) et que ce montant maximal, fixĂ© par le lĂ©gislateur il y a plus de trente ans, n’a pas Ă©tĂ© rĂ©Ă©valuĂ© avant l’entrĂ©e en vigueur de la nouvelle partie gĂ©nĂ©rale du Code pĂ©nal, qui le fixe dorĂ©navant Ă  10 000 francs (art. 106 al. 1 CP dans sa teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2007). La sanction de la contravention reprochĂ©e au recourant ne l’a, par ailleurs, pas empĂȘchĂ© de s’exprimer puisqu’elle est intervenue aprĂšs la publication de l’article (cf. arrĂȘt Stoll c. Suisse, prĂ©citĂ©, § 156). Dans ces conditions, on ne voit pas que compte tenu de la nature de l’infraction retenue (la moins grave dans la classification du Code pĂ©nal suisse), de la quotitĂ© de la sanction et du moment oĂč elle est intervenue, la sanction infligĂ©e au recourant puisse ĂȘtre apprĂ©hendĂ©e comme une sorte de censure.

8.5.  Il rĂ©sulte de ce qui prĂ©cĂšde que le recourant a divulguĂ© un secret au sens de l’art. 293 al. 1 CP et qu’il ne peut invoquer aucun fait justificatif en sa faveur. La dĂ©cision entreprise ne viole pas le droit fĂ©dĂ©ral, interprĂ©tĂ© Ă  la lumiĂšre des dispositions conventionnelles invoquĂ©es par le recourant. Â»

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Le code pĂ©nal suisse du 21 dĂ©cembre 1937 (version en vigueur jusqu’au 31 dĂ©cembre 2006)

17.  Les dispositions pertinentes du code pĂ©nal suisse (version en vigueur jusqu’au 31 dĂ©cembre 2006) se lisent ainsi :

Article 39 – ArrĂȘts

« 1Les arrĂȘts sont la peine privative de libertĂ© la moins grave. Leur durĂ©e est d’un jour au moins et de trois mois au plus (...).»

Article 293 – Publication de dĂ©bats officiels secrets

« 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livrĂ© Ă  la publicitĂ© tout ou partie des actes, d’une instruction ou des dĂ©bats d’une autoritĂ© qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une dĂ©cision prise par l’autoritĂ© dans les limites de sa compĂ©tence sera puni des arrĂȘts ou de l’amende.

2La complicité est punissable.

3Le juge pourra renoncer Ă  toute peine si le secret livrĂ© Ă  la publicitĂ© est de peu d’importance. Â»

B.  Le Code pĂ©nal suisse du 21 dĂ©cembre 1937 (version en vigueur Ă  partir du 1er janvier 2007)

18.  Les dispositions du Code pĂ©nal suisse du 21 dĂ©cembre 1937 (version en vigueur Ă  partir du 1er janvier 2007) se lisent ainsi :

Article 293 – Publication de dĂ©bats officiels secrets

« 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livrĂ© Ă  la publicitĂ© tout ou partie des actes, d’une instruction ou des dĂ©bats d’une autoritĂ© qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une dĂ©cision prise par l’autoritĂ© dans les limites de sa compĂ©tence sera puni de l’amende.

2La complicité est punissable.

3Le juge pourra renoncer Ă  toute peine si le secret livrĂ© Ă  la publicitĂ© est de peu d’importance. Â»

C.  Le code de procĂ©dure pĂ©nale du canton de Vaud du 12 dĂ©cembre 1967

19.  Les dispositions du code de procĂ©dure pĂ©nale du canton de Vaud du 12 dĂ©cembre 1967 se lisent ainsi :

Article 166 – Secret

« Les recherches prĂ©liminaires de la police judiciaire sont secrĂštes. Les articles 184 Ă  186 sont applicables par analogie. Â»

Article 184 – Secret de l’enquĂȘte

« 1Toute enquĂȘte demeure secrĂšte jusqu’à sa clĂŽture dĂ©finitive.

2Le secret s’étend aux Ă©lĂ©ments rĂ©vĂ©lĂ©s par l’enquĂȘte elle-mĂȘme ainsi qu’aux dĂ©cisions et mesures d’instruction non publiques. Â»

Article 185 – Personnes tenues

« Les magistrats ou collaborateurs judiciaires ne peuvent communiquer ni piĂšces, ni renseignements sur l’enquĂȘte Ă  quiconque n’a pas accĂšs au dossier, sinon dans la mesure oĂč la communication est utile Ă  l’instruction ou justifiĂ©e par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire. Â»

Article 185a

« 1Les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employĂ©s de ceux-ci, ainsi que les experts et les tĂ©moins sont tenus de respecter le secret de l’enquĂȘte envers quiconque n’a pas accĂšs au dossier.

2La rĂ©vĂ©lation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’est pas punissable. Â»

Article 185b

« 1En dĂ©rogation Ă  l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargĂ© de l’enquĂȘte ou les fonctionnaires supĂ©rieurs de police spĂ©cialement dĂ©signĂ©s par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la tĂ©lĂ©vision sur une enquĂȘte pendante, lorsque l’intĂ©rĂȘt public ou l’équitĂ© l’exige, notamment dans l’un des cas suivants :

a.  lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable ;

b.  lorsqu’il s’agit d’une affaire particuliĂšrement grave ou dĂ©jĂ  connue du public ;

c.  lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public.

2Lorsqu’une confĂ©rence de presse est organisĂ©e, les conseils des parties et le MinistĂšre public sont conviĂ©s Ă  y participer.

3Lorsqu’une information inexacte a Ă©tĂ© transmise Ă  la presse, la radio ou la tĂ©lĂ©vision, les parties peuvent requĂ©rir du juge d’instruction cantonal qu’il en ordonne la rectification, par la mĂȘme voie. Â»

Article 186 – Sanction

« 1Celui qui aura violĂ© le secret de l’enquĂȘte sera puni d’une amende jusqu’à cinq mille francs, Ă  moins que l’acte ne soit punissable en vertu d’autres dispositions protĂ©geant le secret.

2Dans les cas de trĂšs peu de gravitĂ©, il pourra ĂȘtre exemptĂ© de toute peine (...). Â»

D.  Les directives du Conseil suisse de la presse

20.  Les directives relatives Ă  la DĂ©claration des devoirs et des droits du/de la journaliste Ă©mises par le Conseil suisse de la presse se lisent ainsi, en leurs passages pertinents en l’espĂšce :

Directive 3.8 : Audition lors de reproches graves

« En vertu du principe d’équitĂ© (fairness) et du prĂ©cepte Ă©thique gĂ©nĂ©ral consistant Ă  entendre les deux parties dans un conflit (« audiatur et altera pars Â»), les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves. Ce faisant, ils doivent dĂ©crire avec prĂ©cision les reproches graves qu’ils comptent publier. Il n’y a pas d’obligation de donner Ă  la partie touchĂ©e par des reproches graves la mĂȘme place, en termes quantitatifs, qu’à la critique la concernant. Mais sa prise de position doit ĂȘtre reproduite de maniĂšre loyale dans le mĂȘme rĂ©cit mĂ©diatique Â»

Directive 7.2 – Identification

« Les journalistes soupĂšsent avec soin les intĂ©rĂȘts en jeu (droit du public Ă  ĂȘtre informĂ©, protection de la vie privĂ©e). La mention du nom et/ou le compte rendu identifiant est admissible :

-  si la personne concernĂ©e apparaĂźt publiquement en rapport avec l’objet de la relation mĂ©diatique ou si elle donne son accord Ă  la publication de toute autre maniĂšre ;

-  si la personne jouit d’une grande notoriĂ©tĂ© et que la relation mĂ©diatique est en rapport avec les causes de sa notoriĂ©tĂ© ;

-  si la personne exerce un mandat politique ou une fonction dirigeante Ă©tatique ou sociale et que la relation mĂ©diatique s’y rapporte ;

-  si la mention du nom est nĂ©cessaire pour Ă©viter une confusion prĂ©judiciable Ă  des tiers ;

-  si la mention du nom ou le compte rendu identifiant est justifiĂ© par ailleurs par un intĂ©rĂȘt public prĂ©pondĂ©rant.

Dans les cas oĂč l’intĂ©rĂȘt de protĂ©ger la vie privĂ©e l’emporte sur l’intĂ©rĂȘt du public Ă  une identification, les journalistes ne publient ni le nom, ni d’autres indications qui permettent l’identification d’une personne par des tiers n’appartenant pas Ă  l’entourage familial, social ou professionnel, et qui donc sont informĂ©s exclusivement par les mĂ©dias. Â»

III.  TEXTES EUROPÉENS ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS

A.  Recommandation Rec(2003)13 du ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la diffusion d’informations par les mĂ©dias en relation avec les procĂ©dures pĂ©nales (adoptĂ©e par le ComitĂ© des Ministres le 10 juillet 2003)

21.  Dans ses passages pertinents, la Recommandation Rec(2003)13 se lit ainsi :

« (...)

Rappelant que les mĂ©dias ont le droit d’informer le public eu Ă©gard au droit de ce dernier Ă  recevoir des informations, y compris des informations sur des questions d’intĂ©rĂȘt public, en application de l’article 10 de la Convention, et qu’ils ont le devoir professionnel de le faire ;

Rappelant que les droits Ă  la prĂ©somption d’innocence, Ă  un procĂšs Ă©quitable et au respect de la vie privĂ©e et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention, constituent des exigences fondamentales qui doivent ĂȘtre respectĂ©es dans toute sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique ;

Soulignant l’importance des reportages rĂ©alisĂ©s par les mĂ©dias sur les procĂ©dures pĂ©nales pour informer le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pĂ©nal et permettre au public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du systĂšme judiciaire pĂ©nal ;

ConsidĂ©rant les intĂ©rĂȘts Ă©ventuellement conflictuels protĂ©gĂ©s par les articles 6, 8 et 10 de la Convention et la nĂ©cessitĂ© d’assurer un Ă©quilibre entre ces droits au regard des circonstances de chaque cas individuel, en tenant dĂ»ment compte du rĂŽle de contrĂŽle de la Cour europĂ©enne des Droits de l’Homme pour garantir le respect des engagements contractĂ©s au titre de la Convention ;

(...)

DĂ©sireux de promouvoir un dĂ©bat Ă©clairĂ© sur la protection des droits et intĂ©rĂȘts en jeu dans le cadre des reportages effectuĂ©s par les mĂ©dias sur les procĂ©dures pĂ©nales, ainsi que de favoriser de bonnes pratiques Ă  travers l’Europe, tout en assurant l’accĂšs des mĂ©dias aux procĂ©dures pĂ©nales ;

(...)

Recommande, tout en reconnaissant la diversitĂ© des systĂšmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procĂ©dures pĂ©nales, aux gouvernements des États membres :

1.  de prendre ou de renforcer, le cas Ă©chĂ©ant, toutes mesures qu’ils considĂšrent nĂ©cessaires en vue de la mise en Ɠuvre des principes annexĂ©s Ă  la prĂ©sente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives,

2.  de diffuser largement cette recommandation et les principes qui y sont annexĂ©s, en les accompagnant le cas Ă©chĂ©ant d’une traduction, et

3.  de les porter notamment Ă  l’attention des autoritĂ©s judiciaires et des services de police, et de les mettre Ă  la disposition des organisations reprĂ©sentatives des juristes praticiens et des professionnels des mĂ©dias.

Annexe Ă  la Recommandation Rec(2003)13 – Principes concernant la diffusion d’informations par les mĂ©dias en relation avec les procĂ©dures pĂ©nales.

Principe 1 – Information du public par les mĂ©dias

Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du systÚme judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent.

Principe 2 – PrĂ©somption d’innocence

Le respect du principe de la prĂ©somption d’innocence fait partie intĂ©grante du droit Ă  un procĂšs Ă©quitable.

En consĂ©quence, des opinions et des informations concernant les procĂ©dures pĂ©nales en cours ne devraient ĂȘtre communiquĂ©es ou diffusĂ©es Ă  travers les mĂ©dias que si cela ne porte pas atteinte Ă  la prĂ©somption d’innocence du suspect ou de l’accusĂ©.

(...)

Principe 6 – Information rĂ©guliĂšre pendant les procĂ©dures pĂ©nales

Dans le cadre des procĂ©dures pĂ©nales d’intĂ©rĂȘt public ou d’autres procĂ©dures pĂ©nales attirant particuliĂšrement l’attention du public, les autoritĂ©s judiciaires et les services de police devraient informer les mĂ©dias de leurs actes essentiels, sous rĂ©serve que cela ne porte pas atteinte au secret de l’instruction et aux enquĂȘtes de police et que cela ne retarde pas ou ne gĂȘne pas les rĂ©sultats des procĂ©dures. Dans le cas des procĂ©dures pĂ©nales qui se poursuivent pendant une longue pĂ©riode, l’information devrait ĂȘtre fournie rĂ©guliĂšrement.

(...)

Principe 8 – Protection de la vie privĂ©e dans le contexte de procĂ©dures pĂ©nales en cours

La fourniture d’informations sur les personnes suspectĂ©es, accusĂ©es ou condamnĂ©es, ainsi que sur les autres parties aux procĂ©dures pĂ©nales devrait respecter leur droit Ă  la protection de la vie privĂ©e conformĂ©ment Ă  l’article 8 de la Convention. Une protection particuliĂšre devrait ĂȘtre offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnĂ©rables, aux victimes, aux tĂ©moins et aux familles des personnes suspectĂ©es, accusĂ©es ou condamnĂ©es. Dans tous les cas, une attention particuliĂšre devrait ĂȘtre portĂ©e Ă  l’effet prĂ©judiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir Ă  l’égard des personnes visĂ©es dans ce Principe. Â»

B.  Droit comparĂ©

22.  En ce qui concerne la question des sanctions prĂ©vues en cas de violation du secret de l’instruction, la Cour dispose d’élĂ©ments de droit comparĂ© concernant 30 États membres du Conseil de l’Europe (Allemagne, Autriche, AzerbaĂŻdjan, Belgique, Bulgarie, Espagne, Estonie, Finlande, France, GrĂšce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, « l’ex‑RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine Â», Lituanie, Luxembourg, Monaco, Moldavie, Pologne, Portugal, RĂ©publique tchĂšque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, SlovĂ©nie, SuĂšde, Turquie et Ukraine).

La divulgation d’informations couvertes par le secret de l’instruction est sanctionnĂ©e en tant que telle dans tous ces États.

23.  Dans 23 États membres sur 30, les sanctions ont une portĂ©e gĂ©nĂ©rale, c’est-Ă -dire qu’elles peuvent frapper toute personne ayant divulguĂ© des informations couvertes par le secret de l’instruction. Dans les sept États restants (Autriche, Espagne, Lituanie, Luxembourg, Moldova, Roumanie et Ukraine), les sanctions ne visent que les personnes impliquĂ©es dans l’enquĂȘte pĂ©nale.

La majoritĂ© de ces 23 États ont optĂ© pour des sanctions de nature pĂ©nale, tandis qu’en Estonie, en FĂ©dĂ©ration de Russie et en RĂ©publique tchĂšque, la violation du secret de l’instruction n’entraĂźne que des sanctions administratives.

EN DROIT

24.  Le requĂ©rant allĂšgue que sa condamnation pĂ©nale a entraĂźnĂ© une violation de son droit Ă  la libertĂ© d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellĂ© :

« 1.  Toute personne a droit Ă  la libertĂ© d’expression. Ce droit comprend la libertĂ© d’opinion et la libertĂ© de recevoir ou de communiquer des informations ou des idĂ©es sans qu’il puisse y avoir ingĂ©rence d’autoritĂ©s publiques et sans considĂ©ration de frontiĂšre. Le prĂ©sent article n’empĂȘche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinĂ©ma ou de tĂ©lĂ©vision Ă  un rĂ©gime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertĂ©s comportant des devoirs et des responsabilitĂ©s peut ĂȘtre soumis Ă  certaines formalitĂ©s, conditions, restrictions ou sanctions prĂ©vues par la loi, qui constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  l’intĂ©gritĂ© territoriale ou Ă  la sĂ»retĂ© publique, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention du crime, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, Ă  la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui, pour empĂȘcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire. Â»

A. L’arrĂȘt de la chambre

25.  Dans son arrĂȘt du 1er juillet 2014, la chambre a conclu Ă  la violation de l’article 10. Elle a d’abord considĂ©rĂ© que la condamnation du requĂ©rant au paiement d’une amende, Ă  raison de l’utilisation et de la reproduction d’élĂ©ments du dossier d’instruction dans son article, constituait une ingĂ©rence dans le droit de l’intĂ©ressĂ© Ă  la libertĂ© d’expression et que cette ingĂ©rence Ă©tait prĂ©vue par la loi et poursuivait les buts lĂ©gitimes suivants : empĂȘcher « la divulgation d’informations confidentielles Â», garantir « l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire Â» et « la protection de la rĂ©putation (et) des droits d’autrui Â».

26.  La chambre a ensuite estimĂ© qu’à l’origine de l’article litigieux se trouvait une procĂ©dure judiciaire entamĂ©e Ă  la suite d’un incident survenu dans des circonstances exceptionnelles, ayant immĂ©diatement suscitĂ© l’intĂ©rĂȘt du public et ayant conduit de nombreux mĂ©dias Ă  s’intĂ©resser Ă  cette affaire et Ă  la maniĂšre dont la justice pĂ©nale la traitait. Dans l’article incriminĂ©, le requĂ©rant se penchait sur la personnalitĂ© de l’accusĂ© et cherchait Ă  comprendre son mobile, tout en mettant en exergue la maniĂšre dont les autoritĂ©s policiĂšres et judiciaires traitaient l’accusĂ©, qui semblait atteint de troubles psychiatriques. DĂšs lors, la chambre a conclu qu’un tel article abordait un sujet relevant de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.

27.  Cependant, la chambre a notĂ© que le requĂ©rant, journaliste expĂ©rimentĂ©, ne pouvait ignorer que les piĂšces entrĂ©es en sa possession Ă©taient couvertes par le secret de l’instruction. Dans ces conditions, il Ă©tait tenu de respecter les dispositions lĂ©gales applicables en la matiĂšre.

28.  Concernant la mise en balance des intĂ©rĂȘts concurrents, la chambre a remarquĂ© que le Tribunal fĂ©dĂ©ral s’était bornĂ© Ă  constater que la divulgation prĂ©maturĂ©e tant des procĂšs-verbaux d’audition que de la correspondance adressĂ©e au juge par le prĂ©venu portait nĂ©cessairement atteinte Ă  la prĂ©somption d’innocence et plus largement au droit du prĂ©venu Ă  un procĂšs Ă©quitable. Or l’article litigieux n’abordait pas la question de la culpabilitĂ© de l’accusĂ© et il avait Ă©tĂ© publiĂ© plus de deux ans avant la premiĂšre audition de celui-ci sur les faits qui lui Ă©taient reprochĂ©s. En outre, l’accusĂ© avait Ă©tĂ© jugĂ© par des tribunaux composĂ©s exclusivement de juges professionnels, Ă  l’exclusion d’un jury populaire, ce qui rĂ©duisait Ă©galement les risques de voir des articles tels que celui de l’espĂšce affecter l’issue de la procĂ©dure judiciaire.

29.  Pour autant que le Gouvernement a allĂ©guĂ© que la divulgation des documents couverts par le secret de l’instruction constituait une ingĂ©rence dans le droit du prĂ©venu au respect de la vie privĂ©e, la chambre a estimĂ© que ce dernier disposait de recours en droit suisse pour faire rĂ©parer l’atteinte Ă  sa rĂ©putation, dont il n’a cependant pas fait usage. Ainsi le second but lĂ©gitime invoquĂ© par le Gouvernement perdait nĂ©cessairement de la force dans les circonstances de l’espĂšce.

30.  S’agissant des critiques du Gouvernement Ă  l’encontre de la forme de l’article incriminĂ©, la chambre a rappelĂ© qu’outre la substance des idĂ©es et informations exprimĂ©es, l’article 10 protĂšge aussi leur mode d’expression.

31.  Enfin, mĂȘme si l’amende avait Ă©tĂ© infligĂ©e pour une infraction relevant des « contraventions Â», et que des sanctions plus lourdes, englobant des peines privatives de libertĂ©, Ă©taient envisagĂ©es pour la mĂȘme infraction, la chambre a considĂ©rĂ© qu’en raison de son effet dissuasif non nĂ©gligeable en l’espĂšce, l’amende Ă©tait disproportionnĂ©e au but poursuivi.

32.  La chambre en a conclu que les motifs invoquĂ©s par les autoritĂ©s nationales Ă©taient pertinents mais pas suffisants pour justifier une telle ingĂ©rence dans le droit du requĂ©rant Ă  la libertĂ© d’expression.

B. Les thĂšses des parties devant la Grande Chambre

1.  Le requĂ©rant

33.  Le requĂ©rant admet que sa condamnation avait une base lĂ©gale mais estime qu’elle n’était pas nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.

34.  Il soutient tout d’abord que la publication n’avait pas pour but de divulguer des informations confidentielles mais qu’elle rĂ©pondait Ă  un intĂ©rĂȘt public, Ă  savoir l’exigence d’informer la population sur des faits en relation avec un Ă©vĂ©nement important ayant frappĂ© l’esprit des habitants de Lausanne et de la Suisse romande.

Il considĂšre que ces informations Ă©taient, certes, formellement confidentielles, mais qu’elles n’étaient pas de nature Ă  justifier le maintien du secret.

35.  Le requĂ©rant indique Ă©galement que la publication litigieuse n’a pas influencĂ© les investigations en cours ni portĂ© atteinte Ă  la prĂ©somption d’innocence Ă  l’égard du prĂ©venu. S’agissant de ce dernier principe, le requĂ©rant souligne que, s’il lie les autoritĂ©s Ă©tatiques, il ne saurait empĂȘcher les particuliers de se forger une opinion avant l’issue d’un procĂšs pĂ©nal. Il prĂ©cise que, Ă  l’instar de l’affaire Campos DĂąmaso c. Portugal (no 17107/05, § 35, 24 avril 2008), aucun magistrat non professionnel ne pouvait ĂȘtre appelĂ© Ă  trancher cette affaire, qui fut d’ailleurs jugĂ©e par un tribunal composĂ© exclusivement de juges professionnels. À cet Ă©gard, il considĂšre qu’il ressort du jugement du Tribunal correctionnel du 23 novembre 2005 et de l’arrĂȘt de la Cour de cassation pĂ©nale du 26 juin 2006 que l’article litigieux n’a eu aucun impact sur le procĂšs de M. B. Le Tribunal fĂ©dĂ©ral, dans son arrĂȘt, n’aurait d’ailleurs nullement dĂ©montrĂ© un tel impact, se bornant Ă  des considĂ©rations d’ordre gĂ©nĂ©ral sur les risques de collusion ou les dangers de disparition ou d’altĂ©ration des preuves.

En outre, le requĂ©rant soutient que mĂȘme si, au moment de la parution de l’article litigieux, on ne pouvait pas savoir que le procĂšs du prĂ©venu aurait lieu deux ans plus tard, ce qui aurait diminuĂ© d’autant plus l’impact potentiel de l’article sur la procĂ©dure en cours, il Ă©tait certain que l’instruction conduisant au procĂšs allait durer de longs mois.

36.  En ce qui concerne la question de la protection du droit de M. B. au respect de la vie privĂ©e, le requĂ©rant rappelle que ce dernier n’avait pas saisi les tribunaux ni fait valoir ses moyens de droit. Selon le requĂ©rant, dans ces circonstances, la question de l’obligation positive de l’État de protĂ©ger la vie privĂ©e du prĂ©venu reste une question thĂ©orique, alors que l’examen de la Cour devrait se faire in concreto. Il s’agirait, en l’espĂšce, d’une mise en balance « virtuelle Â» entre les droits d’un journaliste concrĂštement condamnĂ© au pĂ©nal et les droits d’un prĂ©venu qui n’aurait pas entendu se prĂ©valoir de son droit Ă  la protection de sa vie privĂ©e alors qu’il en aurait eu la possibilitĂ©.

2.  Le Gouvernement

37.  Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y ait eu ingĂ©rence dans l’exercice par le requĂ©rant du droit Ă  la libertĂ© d’expression, et se rĂ©fĂšre au constat de la chambre selon lequel cette ingĂ©rence Ă©tait « prĂ©vue par la loi Â» et visait un « but lĂ©gitime Â».

38.  Les arguments du Gouvernement portent essentiellement sur la nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.

39.  Tout d’abord, le Gouvernement observe qu’en l’espĂšce il n’existait pas de raisons impĂ©rieuses d’informer le public permettant au requĂ©rant de passer outre le secret de l’instruction. Il se rĂ©fĂšre pour cela Ă  un certain nombre d’affaires jugĂ©es par la Cour oĂč celle-ci aurait dĂ©duit l’existence d’un intĂ©rĂȘt public de la notoriĂ©tĂ© des personnes visĂ©es par les procĂ©dures pĂ©nales en cause. S’appuyant sur l’arrĂȘt Leempoel & S.A. ED. CinĂ© Revue c. Belgique (no 64772/01, § 72, 9 novembre 2006), le Gouvernement souligne que le simple fait que les informations publiĂ©es puissent satisfaire une certaine curiositĂ© du public ne peut suffire. Le Gouvernement renvoie Ă©galement Ă  la conclusion Ă©noncĂ©e par le Tribunal fĂ©dĂ©ral dans son arrĂȘt du 28 avril 2008, Ă  savoir que, mĂȘme si les circonstances de l’accident du Grand-Pont Ă©taient inhabituelles et que le drame avait suscitĂ© une vive Ă©motion au sein de la population, cela restait, sur le plan juridique, un accident de la circulation.

Le Gouvernement considĂšre ensuite que l’intĂ©rĂȘt suscitĂ© par la mĂ©diatisation de l’affaire ne peut pas constituer en soi un « intĂ©rĂȘt public Â» Ă  la rĂ©vĂ©lation d’informations classifiĂ©es. Plus concrĂštement, il conteste que la publication des lettres du prĂ©venu puisse relever de l’intĂ©rĂȘt public car ces lettres n’apportaient aucun Ă©clairage sur les circonstances de l’accident et relevaient de la sphĂšre privĂ©e du prĂ©venu.

Le Gouvernement estime aussi que le mĂȘme constat vaut pour la publication des extraits des procĂšs-verbaux d’interrogatoire.

40.  En ce qui concerne la mise en balance des intĂ©rĂȘts en cause, le Gouvernement rappelle que le droit du public de recevoir des informations sur les activitĂ©s judiciaires existe sous rĂ©serve que soient respectĂ©s les droits d’autrui Ă  la prĂ©somption d’innocence, Ă  un procĂšs Ă©quitable et Ă  la vie privĂ©e et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention.

À cet Ă©gard, il souligne que le principe de subsidiaritĂ© sur lequel se fonde le systĂšme de la Convention veut que cet exercice de mise en balance incombe en premier lieu aux juridictions nationales, ce qui a Ă©tĂ© selon lui le cas en l’espĂšce puisque le Tribunal fĂ©dĂ©ral a procĂ©dĂ© Ă  un examen approfondi de la question.

41.  Pour ce qui est du droit du prĂ©venu au respect de la vie privĂ©e, le Gouvernement souligne que l’article litigieux comportait une photographie du prĂ©venu en gros plan ainsi que toute une sĂ©rie d’informations strictement personnelles, y compris des Ă©lĂ©ments tirĂ©s des procĂšs‑verbaux d’audition et des dĂ©clarations de son Ă©pouse et de son mĂ©decin traitant, outre, naturellement les lettres adressĂ©es par le prĂ©venu au juge d’instruction et comportant des dĂ©tails sur sa vie privĂ©e en prison.

Le Gouvernement considĂšre par ailleurs que la mise en contexte de l’article et les termes employĂ©s montraient la personnalitĂ© du prĂ©venu sous un jour Ă©minemment dĂ©favorable et indiscret.

Le Gouvernement rappelle que l’article 8 de la Convention implique une obligation positive inhĂ©rente Ă  un respect effectif de la vie privĂ©e et que cette obligation positive est d’autant plus valable dans le cas de personnes vulnĂ©rables, comme un dĂ©tenu qui semble de surcroĂźt souffrir de troubles psychiques. Se rĂ©fĂ©rant Ă  l’arrĂȘt Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 104, CEDH 2012), le Gouvernement indique que les mesures propres Ă  garantir l’observation de l’article 8 relĂšvent de la marge d’apprĂ©ciation des États et que, en l’espĂšce, l’application de l’article 293 du code pĂ©nal suisse constituait une mesure appropriĂ©e pour protĂ©ger la vie privĂ©e du prĂ©venu.

Enfin, le Gouvernement considĂšre que la chambre a Ă©ludĂ© la question de la mise en balance entre le droit du requĂ©rant Ă  l’exercice de la libertĂ© de la presse et le droit du prĂ©venu Ă  la protection de sa vie privĂ©e puisqu’elle s’est limitĂ©e Ă  constater que le prĂ©venu n’avait pas intentĂ© d’actions lĂ©gales tendant Ă  faire protĂ©ger ce droit, comme il en aurait eu pourtant la possibilitĂ© en droit suisse. Selon le Gouvernement, l’existence de voies de recours dont le prĂ©venu aurait pu se prĂ©valoir n’exonĂ©rait pas l’État de son obligation positive. Le Gouvernement ajoute que le prĂ©venu, emprisonnĂ© et souffrant de troubles psychiques, n’était probablement pas en mesure d’intenter une action lĂ©gale afin de dĂ©fendre ses intĂ©rĂȘts.

42.  En ce qui concerne la protection de l’enquĂȘte en cours et de la prĂ©somption d’innocence, le Gouvernement soutient que le fait que l’audience a eu lieu plus de deux ans aprĂšs la parution de l’article litigieux et la circonstance que le prĂ©venu a Ă©tĂ© jugĂ© par des magistrats professionnels et non par un jury populaire n’étaient pas connus au moment de la publication. C’est donc selon lui Ă  tort que la chambre a pris ces Ă©lĂ©ments en compte dans son arrĂȘt.

Par ailleurs, le Gouvernement considĂšre que la Cour ne saurait exiger de lui qu’il apporte la preuve que la divulgation d’informations confidentielles a effectivement et concrĂštement portĂ© prĂ©judice aux intĂ©rĂȘts protĂ©gĂ©s. Une telle exigence viderait d’une grande partie de son sens le secret de l’instruction.

43.  En ce qui concerne la proportionnalitĂ© de la sanction infligĂ©e, le Gouvernement souligne que l’amende ne dĂ©passait pas la moitiĂ© des revenus mensuels du requĂ©rant et a Ă©tĂ© fixĂ©e en tenant notamment compte des antĂ©cĂ©dents judiciaires du requĂ©rant. Il souligne Ă©galement que ce n’est pas le requĂ©rant lui-mĂȘme mais son employeur qui s’est acquittĂ© du montant de l’amende.

C.  L’apprĂ©ciation de la Cour

1.  Sur l’existence d’une ingĂ©rence « prĂ©vue par la loi Â» et visant un « but lĂ©gitime Â»

44.  Dans son arrĂȘt du 1er juillet 2014, la chambre a relevĂ© qu’il ne prĂȘtait pas Ă  controverse entre les parties que la condamnation du requĂ©rant avait constituĂ© une ingĂ©rence dans l’exercice par lui du droit Ă  la libertĂ© d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.

45.  Il n’était pas non plus contestĂ© que l’ingĂ©rence Ă©tait prĂ©vue par la loi, Ă  savoir le code pĂ©nal suisse et le code de procĂ©dure pĂ©nale du canton de Vaud.

46.  Dans son arrĂȘt (paragraphes 40 et 41), la chambre a relevĂ© par ailleurs que la mesure incriminĂ©e poursuivait des buts lĂ©gitimes, Ă  savoir empĂȘcher « la divulgation d’informations confidentielles Â», garantir « l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire Â» et « la protection de la rĂ©putation (et) des droits d’autrui Â», ce qui n’est pas non plus contestĂ© par les parties.

47.  La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre sur ces trois points.

2.  Sur la nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence « dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique Â»

a)  Principes gĂ©nĂ©raux

48.  Les principes gĂ©nĂ©raux permettant d’apprĂ©cier la nĂ©cessitĂ© d’une ingĂ©rence donnĂ©e dans l’exercice de la libertĂ© d’expression, maintes fois rĂ©affirmĂ©s par la Cour depuis l’arrĂȘt Handyside c. Royaume-Uni (7 dĂ©cembre 1976, sĂ©rie A no 24), ont Ă©tĂ© rĂ©sumĂ©s dans l’arrĂȘt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelĂ©s plus rĂ©cemment dans les arrĂȘts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015) et PentikĂ€inen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015 :

« i.  La libertĂ© d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, l’une des conditions primordiales de son progrĂšs et de l’épanouissement de chacun. Sous rĂ©serve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idĂ©es » accueillies avec faveur ou considĂ©rĂ©es comme inoffensives ou indiffĂ©rentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiĂštent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolĂ©rance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprĂ©tation Ă©troite, et le besoin de la restreindre doit se trouver Ă©tabli de maniĂšre convaincante (...).

ii.  L’adjectif « nĂ©cessaire Â», au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impĂ©rieux Â». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’apprĂ©ciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrĂŽle europĂ©en portant Ă  la fois sur la loi et sur les dĂ©cisions qui l’appliquent, mĂȘme quand elles Ă©manent d’une juridiction indĂ©pendante. La Cour a donc compĂ©tence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la libertĂ© d’expression que protĂšge l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tĂąche, lorsqu’elle exerce son contrĂŽle, de se substituer aux juridictions internes compĂ©tentes, mais de vĂ©rifier sous l’angle de l’article 10 les dĂ©cisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’apprĂ©ciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner Ă  rechercher si l’État dĂ©fendeur a usĂ© de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considĂ©rer l’ingĂ©rence litigieuse Ă  la lumiĂšre de l’ensemble de l’affaire pour dĂ©terminer si elle Ă©tait « proportionnĂ©e au but lĂ©gitime poursuivi » et si les motifs invoquĂ©s par les autoritĂ©s nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autoritĂ©s nationales ont appliquĂ© des rĂšgles conformes aux principes consacrĂ©s Ă  l’article 10 et ce, de surcroĂźt, en se fondant sur une apprĂ©ciation acceptable des faits pertinents (...) »

49.  Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guĂšre de place pour des restrictions Ă  la libertĂ© d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral (SĂŒrek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, CEDH 2012, et Morice, prĂ©citĂ©, § 125). Partant, un niveau Ă©levĂ© de protection de la libertĂ© d’expression, qui va de pair avec une marge d’apprĂ©ciation des autoritĂ©s particuliĂšrement restreinte, sera normalement accordĂ© lorsque les propos tenus relĂšvent d’un sujet d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors mĂȘme que la procĂ©dure judiciaire dont il est question ne serait pas terminĂ©e (voir, mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011, et Morice, prĂ©citĂ©, § 125). Une certaine hostilitĂ© (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 fĂ©vrier 2002, Morice, prĂ©citĂ©, § 125) et la gravitĂ© Ă©ventuellement susceptible de caractĂ©riser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III, Morice, prĂ©citĂ©, § 125) ne font pas disparaĂźtre le droit Ă  une protection Ă©levĂ©e compte tenu de l’existence d’un sujet d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 dĂ©cembre 2005, et Morice, prĂ©citĂ©, § 125).

50.  La presse joue un rĂŽle Ă©minent dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment Ă  la protection de la rĂ©putation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nĂ©cessitĂ© d’empĂȘcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe nĂ©anmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilitĂ©s, des informations et des idĂ©es sur toutes les questions d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 fĂ©vrier 1997, § 37, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1997‑I, Bladet TromsĂž et Stensaas c. NorvĂšge [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, Thoma c. Luxembourg, prĂ©citĂ©, §§ 4345, CEDH 2001‑III, et Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).

En effet, la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnĂ©e Ă  la condition qu’ils agissent de bonne foi de maniĂšre Ă  fournir des informations exactes et dignes de crĂ©dit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Le concept de journalisme responsable, activitĂ© professionnelle protĂ©gĂ©e par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusĂ©es par des moyens journalistiques (PentikĂ€inen, prĂ©citĂ©, § 90, et les affaires qui y sont citĂ©es). Dans son arrĂȘt dans l’affaire PentikĂ€inen, la Cour a soulignĂ© (ibidem) que le concept de journalisme responsable englobe aussi la licĂ©itĂ© du comportement des journalistes et que le fait qu’un journaliste a enfreint la loi doit ĂȘtre pris en compte, mais il n’est pas dĂ©terminant pour Ă©tablir s’il a agi de maniĂšre responsable.

51.  En particulier, on ne saurait considĂ©rer que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en mĂȘme temps, donner lieu Ă  discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spĂ©cialisĂ©es, la grande presse ou le public en gĂ©nĂ©ral. À la fonction des mĂ©dias consistant Ă  communiquer de telles informations et idĂ©es s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bĂ©nĂ©ficier d’un procĂšs Ă©quitable tel que garanti Ă  l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matiĂšre pĂ©nale, comprend le droit Ă  un tribunal impartial (Tourancheau et July, prĂ©citĂ©, § 66) et le droit d’ĂȘtre prĂ©sumĂ© innocent (ibidem, § 68). Comme la Cour l’a dĂ©jĂ  soulignĂ© Ă  plusieurs reprises (ibidem, § 66, Worm c. Autriche, 29 aoĂ»t 1997, § 50, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1997‑V, Campos DĂąmaso, prĂ©citĂ©, § 31, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224‑225, 18 avril 2013) :

« les journalistes qui rĂ©digent des articles sur des procĂ©dures pĂ©nales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des dĂ©clarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de rĂ©duire les chances d’une personne de bĂ©nĂ©ficier d’un procĂšs Ă©quitable ou de saper la confiance du public dans le rĂŽle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pĂ©nale Â».

52.  Par ailleurs, lorsqu’elle est appelĂ©e Ă  se prononcer sur un conflit entre deux droits Ă©galement protĂ©gĂ©s par la Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intĂ©rĂȘts en jeu. L’issue de la requĂȘte ne saurait en principe varier selon qu’elle a Ă©tĂ© portĂ©e devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de cet article. En effet, ces droits mĂ©ritent a priori un Ă©gal respect (Hachette Filipacchi AssociĂ©s (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (dĂ©c.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011 et Couderc et Hachette Filipacchi AssociĂ©s c. France [GC], no 40454/07, § 91, 10 novembre 2015). DĂšs lors, la marge d’apprĂ©ciation devrait en principe ĂȘtre la mĂȘme dans les deux cas (Von Hannover (no 2), prĂ©citĂ©, § 106, Axel Springer AG, prĂ©citĂ©, § 87 et Couderc et Hachette Filipacchi AssociĂ©s, prĂ©citĂ©, § 91).

53.  La Cour considĂšre qu’un raisonnement analogue doit s’appliquer dans la mise en balance des droits garantis, respectivement, par les articles 10 et 6 § 1.

54.  Enfin, la Cour rappelle qu’il convient de tenir compte de l’équilibre Ă  mĂ©nager entre les divers intĂ©rĂȘts en jeu. GrĂące Ă  leurs contacts directs et constants avec les rĂ©alitĂ©s du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placĂ©s que le juge international pour prĂ©ciser oĂč se situe, Ă  un moment donnĂ©, le juste Ă©quilibre Ă  mĂ©nager. C’est pourquoi, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’apprĂ©ciation pour juger de la nĂ©cessitĂ© et de l’ampleur d’une ingĂ©rence dans la libertĂ© d’expression protĂ©gĂ©e par cette disposition (voir, entre autres, Palomo SĂĄnchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 54, CEDH 2011), en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en balance des intĂ©rĂȘts privĂ©s en conflit.

Si la mise en balance par les autoritĂ©s nationales s’est faite dans le respect des critĂšres Ă©tablis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sĂ©rieuses pour que celle-ci substitue son avis Ă  celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Palomo SĂĄnchez et autres, prĂ©citĂ©, § 57, et, derniĂšrement, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, §§ 54 et 55, CEDH 2015).

b)  Application de ces principes au cas d’espĂšce

55.  Dans la prĂ©sente affaire, le droit du requĂ©rant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent Ă  des intĂ©rĂȘts publics et privĂ©s de mĂȘme importance, protĂ©gĂ©s par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret de l’instruction. Ces intĂ©rĂȘts sont : l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire, l’effectivitĂ© de l’enquĂȘte pĂ©nale et le droit du prĂ©venu Ă  la prĂ©somption d’innocence et Ă  la protection de sa vie privĂ©e. À l’instar, mutatis mutandis, de ce qu’elle avait fait dans les arrĂȘts Axel Springer AG (prĂ©citĂ©, §§ 89-95) ou Stoll (prĂ©citĂ©, §§ 108-161), la Cour estime nĂ©cessaire de prĂ©ciser les critĂšres devant guider les autoritĂ©s nationales des États parties Ă  la Convention dans la mise en balance de ces intĂ©rĂȘts et donc dans l’apprĂ©ciation du caractĂšre « nĂ©cessaire Â» de l’ingĂ©rence s’agissant des affaires de violation du secret de l’instruction par un journaliste.

Ces critĂšres se dĂ©gagent des principes gĂ©nĂ©raux susmentionnĂ©s mais Ă©galement, dans une certaine mesure, du droit des 30 États membres du Conseil de l’Europe que la Cour a examinĂ© dans le cadre de la prĂ©sente requĂȘte (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).

i. La maniĂšre dont le requĂ©rant est entrĂ© en possession des informations litigieuses

56.  La Cour rappelle que la maniĂšre dont une personne obtient connaissance d’informations considĂ©rĂ©es comme confidentielles ou secrĂštes peut jouer un certain rĂŽle dans la mise en balance des intĂ©rĂȘts Ă  effectuer dans le cadre de l’article 10 § 2 (Stoll, prĂ©citĂ©, § 141).

57.  Dans la prĂ©sente affaire, il n’a pas Ă©tĂ© allĂ©guĂ© que le requĂ©rant se serait procurĂ© les informations litigieuses de maniĂšre illicite (paragraphe 12 ci-dessus). NĂ©anmoins, cette circonstance n’est pas nĂ©cessairement dĂ©terminante dans l’apprĂ©ciation de la question de savoir s’il a respectĂ© ses devoirs et responsabilitĂ©s au moment de la publication de ces informations. Or, comme la chambre l’a relevĂ© Ă  juste titre, le requĂ©rant, journaliste de profession, ne pouvait pas ignorer le caractĂšre confidentiel des informations qu’il s’apprĂȘtait Ă  publier (ibidem, § 144). D’ailleurs, il n’a Ă  aucun moment contestĂ© que la publication de ces informations pouvait relever de l’article 293 du code pĂ©nal suisse, que ce soit devant les juridictions nationales ou devant la Cour (comparer avec Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 24, 7 juin 2007).

ii. La teneur de l’article litigieux

58.  La Cour rappelle que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral est subordonnĂ©e Ă  la condition que les intĂ©ressĂ©s agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et prĂ©cises Â», dans le respect de la dĂ©ontologie journalistique (Stoll, prĂ©citĂ©, § 103).

Par ailleurs, outre la substance des idĂ©es et informations exprimĂ©es, l’article 10 protĂšge aussi leur mode d’expression. En consĂ©quence, il n’appartient pas Ă  la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer Ă  la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (ibidem, § 146 ; voir aussi Laranjeira Marques da Silva c. Portugal, no 16983/06, § 51, 19 janvier 2010). La libertĂ© journalistique comprend aussi le recours possible Ă  une certaine dose d’exagĂ©ration, voire de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, sĂ©rie A no 313, Thoma, prĂ©citĂ©, §§ 45 et 46, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 59, 17 juillet 2007).

59.  En l’espĂšce, la Cour note que, dans son arrĂȘt du 29 avril 2008, le Tribunal fĂ©dĂ©ral a longuement examinĂ© le contenu de l’article et en a conclu notamment que « [l]a mise en situation des extraits des procĂšs-verbaux des auditions et la reproduction de lettres du prĂ©venu au juge Ă©taient rĂ©vĂ©latrices des mobiles qui avaient animĂ© l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était bornĂ© Ă  faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opĂ©ration qu’à satisfaire la curiositĂ© relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de cette publication trĂšs partielle, le lecteur se faisait une opinion et prĂ©jugeait sans aucune objectivitĂ© de la suite qui serait donnĂ©e par la justice Ă  cette affaire, sans le moindre respect pour la prĂ©somption d’innocence Â».

60.  Pour sa part, la Cour relĂšve que, mĂȘme si l’article litigieux n’exprimait aucune position quant au caractĂšre intentionnel de l’acte dont Ă©tĂ© accusĂ© le prĂ©venu, il traçait nĂ©anmoins de ce dernier un portrait trĂšs nĂ©gatif, sur un ton presque moqueur. Les titres utilisĂ©s par le requĂ©rant ‑ Â« L’interrogatoire du conducteur fou Â», « La version du chauffard Â» et « Il a perdu la boule... Â» – ainsi que la photo en gros plan du prĂ©venu, publiĂ©e en grand format, ne laissent aucun doute quant Ă  l’approche sensationnaliste que le requĂ©rant avait entendu donner Ă  son article. Par ailleurs, l’article mettait en exergue la vacuitĂ© des dĂ©clarations du prĂ©venu et ses contradictions, qualifiĂ©es parfois explicitement de « mensonges Ă  rĂ©pĂ©tition Â», pour en conclure, sur le mode interrogatif, que par « ce mĂ©lange de naĂŻvetĂ© et d’arrogance Â», M. B. faisait « tout pour se rendre indĂ©fendable Â». La Cour souligne que ces questions faisaient prĂ©cisĂ©ment partie de celles que les autoritĂ©s judiciaires Ă©taient appelĂ©es Ă  trancher, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement.

61.  Sur ce point aussi, la Cour n’aperçoit aucune raison sĂ©rieuse de remettre en cause la dĂ©cision, dĂ»ment motivĂ©e, du Tribunal fĂ©dĂ©ral.

iii. La contribution de l’article litigieux Ă  un dĂ©bat d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral

62.  Dans son arrĂȘt du 1er juillet 2014, la chambre a relevĂ© que l’incident qui faisait l’objet de la procĂ©dure pĂ©nale en cause avait immĂ©diatement suscitĂ© l’intĂ©rĂȘt du public et conduit de nombreux mĂ©dias Ă  s’intĂ©resser Ă  cette affaire et Ă  la maniĂšre dont la justice pĂ©nale la traitait.

63.  La Cour rappelle avoir dĂ©jĂ  jugĂ© que le public a un intĂ©rĂȘt lĂ©gitime Ă  ĂȘtre informĂ© et Ă  s’informer sur les procĂ©dures en matiĂšre pĂ©nale et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral (Morice, prĂ©citĂ©, § 152).

64.  Dans la prĂ©sente affaire, la Cour admet que le sujet Ă  l’origine de l’article, Ă  savoir l’enquĂȘte pĂ©nale ouverte sur le drame du Grand-Pont de Lausanne, relevait de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Cet incident, tout Ă  fait exceptionnel, avait suscitĂ© une trĂšs grande Ă©motion au sein de la population et les autoritĂ©s judiciaires elles-mĂȘmes avaient jugĂ© opportun de tenir la presse et le public informĂ©s de certains aspects de l’enquĂȘte en cours (paragraphe 11 ci‑dessus).

Toutefois, la question qui se pose est celle de savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui Ă©taient couvertes par le secret de l’instruction Ă©taient de nature Ă  nourrir le dĂ©bat public sur le sujet en question (Stoll, prĂ©citĂ©, § 121 ; voir Ă©galement Leempoel & S.A. Ed. CinĂ© Revue, prĂ©citĂ©, § 72) ou simplement Ă  satisfaire la curiositĂ© d’un certain public sur les dĂ©tails de la vie strictement privĂ©e du prĂ©venu (mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 65, CEDH 2004‑VI, SociĂ©tĂ© Prisma Presse c. France (dĂ©c.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003, Hachette Filipacchi AssociĂ©s (ICI PARIS), prĂ©citĂ©, § 40, Mosley, prĂ©citĂ©, § 114).

65.  Ă€ cet Ă©gard, la Cour note qu’aprĂšs un examen approfondi du contenu de l’article, de la nature des informations qui y Ă©taient contenues et des circonstances entourant l’affaire du Grand-Pont de Lausanne, le Tribunal fĂ©dĂ©ral, dans un arrĂȘt longuement motivĂ© et qui ne rĂ©vĂšle aucune trace d’arbitraire, a considĂ©rĂ© que ni la divulgation des procĂšs-verbaux d’audition ni celle des lettres adressĂ©es par le prĂ©venu au juge d’instruction n’avaient apportĂ© un Ă©clairage pertinent pour le dĂ©bat public et que l’intĂ©rĂȘt du public relevait en l’espĂšce « tout au plus de la satisfaction d’une curiositĂ© malsaine Â» (paragraphe 16 ci-dessus).

66.  De son cĂŽtĂ©, le requĂ©rant n’a pas dĂ©montrĂ© en quoi la publication des procĂšs-verbaux d’audition, des dĂ©clarations de la femme et du mĂ©decin du prĂ©venu, ainsi que des lettres que le prĂ©venu avait adressĂ©es au juge d’instruction et qui portaient sur des questions anodines concernant le quotidien de sa vie en dĂ©tention, Ă©tait de nature Ă  nourrir un Ă©ventuel dĂ©bat public sur l’enquĂȘte en cours.

67.  DĂšs lors, la Cour n’aperçoit aucune raison sĂ©rieuse de substituer son propre avis Ă  celui du Tribunal fĂ©dĂ©ral (voir, mutatis mutandis, MGN Limited, prĂ©citĂ©, §§ 150 et 155, Palomo SĂĄnchez et autres, prĂ©citĂ©, § 57, et Haldimann et autres, prĂ©citĂ©, §§ 54 et 55), juridiction qui bĂ©nĂ©ficiait en la matiĂšre d’une certaine marge d’apprĂ©ciation.

iv. L’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procĂ©dure pĂ©nale

68.  Tout en soulignant que les droits garantis, respectivement, par l’article 10 et par l’article 6 § 1 mĂ©ritent a priori un Ă©gal respect (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour rappelle qu’il est lĂ©gitime de vouloir accorder une protection particuliĂšre au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procĂ©dure pĂ©nale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la prĂ©somption d’innocence des personnes mises en examen (Dupuis et autres, prĂ©citĂ©, § 44). Elle souligne que le secret de l’instruction sert Ă  protĂ©ger, d’une part, les intĂ©rĂȘts de l’action pĂ©nale, en prĂ©venant les risques de collusion ainsi que le danger de disparition et d’altĂ©ration des moyens de preuve et, d’autre part, les intĂ©rĂȘts du prĂ©venu, notamment sous l’angle de la prĂ©somption d’innocence et, plus gĂ©nĂ©ralement, de ses relations et intĂ©rĂȘts personnels. Il est en outre justifiĂ© par la nĂ©cessitĂ© de protĂ©ger le processus de formation de l’opinion et de prise de dĂ©cision du pouvoir judiciaire.

69.  En l’espĂšce, bien que l’article litigieux ne privilĂ©giĂąt pas ouvertement la thĂšse d’un acte intentionnel, il Ă©tait nĂ©anmoins orientĂ© de maniĂšre Ă  tracer du prĂ©venu un portrait trĂšs nĂ©gatif, mettant en exergue certains aspects troublants de sa personnalitĂ© et concluant que celui-ci « faisait tout pour se rendre indĂ©fendable Â» (paragraphe 60 ci-dessus).

Force est de constater que la publication d’un article orientĂ© de telle maniĂšre, Ă  un moment oĂč l’instruction Ă©tait encore ouverte, comportait en soi un risque d’influer d’une maniĂšre ou d’une autre sur la suite de la procĂ©dure, que ce soit le travail du juge d’instruction, les dĂ©cisions des reprĂ©sentants du prĂ©venu, les positions des parties civiles ou la sĂ©rĂ©nitĂ© de la juridiction appelĂ©e Ă  juger la cause, indĂ©pendamment de la composition d’une telle juridiction.

70.  La Grande Chambre considĂšre qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte la preuve, a posteriori, que ce type de publication a eu une influence rĂ©elle sur les suites de la procĂ©dure. Le risque d’influence sur la procĂ©dure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrĂštes, soient adoptĂ©es par les autoritĂ©s nationales.

La lĂ©galitĂ© de ces mesures en droit interne, ainsi que leur compatibilitĂ© avec les exigences de la Convention, doivent pouvoir ĂȘtre apprĂ©ciĂ©es au moment oĂč les mesures sont prises et non, comme soutient le requĂ©rant, Ă  la lumiĂšre de faits ultĂ©rieurs rĂ©vĂ©lateurs de l’impact rĂ©el de ces publications sur le procĂšs, telle la composition de la formation de jugement (voir le paragraphe 35 ci-dessus).

71.  C’est donc Ă  juste titre que le Tribunal fĂ©dĂ©ral, dans son arrĂȘt du 29 avril 2008, a considĂ©rĂ© que les procĂšs-verbaux d’interrogatoire et la correspondance du prĂ©venu avaient fait « l’objet d’exĂ©gĂšses sur la place publique, hors contexte, au risque d’influencer le processus des dĂ©cisions du juge d’instruction et, plus tard, de l’autoritĂ© de jugement Â».

v. L’atteinte Ă  la vie privĂ©e du prĂ©venu

72.  La Cour rappelle que le droit Ă  la protection de la rĂ©putation est un droit qui relĂšve, en tant qu’élĂ©ment de la vie privĂ©e, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06 § 40, 21 septembre 2010, et Axel Springer AG, prĂ©citĂ©, § 83). La notion de « vie privĂ©e Â» est une notion large, non susceptible d’une dĂ©finition exhaustive, qui recouvre l’intĂ©gritĂ© physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identitĂ© d’un individu, tels l’identification et l’orientation sexuelle, le nom, ou des Ă©lĂ©ments se rapportant au droit Ă  l’image (S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend des informations personnelles dont un individu peut lĂ©gitimement attendre qu’elles ne soient pas publiĂ©es sans son consentement (FlinkkilĂ€ et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, et Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque Ă  la rĂ©putation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravitĂ© et avoir Ă©tĂ© effectuĂ©e de maniĂšre Ă  causer un prĂ©judice Ă  la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privĂ©e (Axel Springer AG, prĂ©citĂ©, § 83).

73.  Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prĂ©munir l’individu contre les ingĂ©rences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander Ă  l’État de s’abstenir de pareilles ingĂ©rences : Ă  cet engagement nĂ©gatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhĂ©rentes Ă  un respect effectif de la vie privĂ©e ou familiale, lesquelles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privĂ©e jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, sĂ©rie A no 91, Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 36, 25 novembre 2008, Von Hannover (no 2), prĂ©citĂ©, § 98, et Söderman c. SuĂšde [GC], nos 5786/08, § 78, CEDH 2013). Cela vaut Ă©galement pour la protection du droit Ă  l’image contre les abus de la part de tiers (SchĂŒssel c. Autriche (dĂ©c.), no 42409/98, 21 fĂ©vrier 2002, Von Hannover, prĂ©citĂ©, § 57, Reklos et Davourlis c. GrĂšce, no 1234/05, § 35, 15 janvier 2009, et Von Hannover (no 2), prĂ©citĂ©, § 98).

74.  La Cour note que, pour remplir son obligation positive de garantir Ă  une personne les droits tirĂ©s de l’article 8, l’État peut ĂȘtre amenĂ© Ă  restreindre dans une certaine mesure les droits garantis par l’article 10 Ă  une autre personne. Lors de l’examen de la nĂ©cessitĂ© de cette restriction dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique en vue de la « protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui Â», la Cour peut ainsi ĂȘtre appelĂ©e Ă  vĂ©rifier si les autoritĂ©s nationales ont mĂ©nagĂ© un juste Ă©quilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaĂźtre en conflit dans certaines affaires, Ă  savoir, d’une part, la libertĂ© d’expression protĂ©gĂ©e par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privĂ©e garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi AssociĂ©s, prĂ©citĂ©, § 43, MGN Limited, prĂ©citĂ©, § 142, et Axel Springer AG, prĂ©citĂ©, § 84).

75.  Selon le Gouvernement, dans la prĂ©sente affaire, les autoritĂ©s suisses avaient une obligation Ă  la fois nĂ©gative et positive de protĂ©ger la vie privĂ©e du prĂ©venu. À cet Ă©gard, le Gouvernement rappelle Ă  juste titre que les mesures propres Ă  garantir l’observation de l’article 8 relĂšvent de la marge d’apprĂ©ciation des États. Il considĂšre que l’article 293 du code pĂ©nal suisse, qui rĂ©prime la divulgation d’informations classifiĂ©es, remplissait en l’occurrence cette fonction.

76.  La Cour a dĂ©jĂ  examinĂ© sous l’angle de l’article 8 la question du respect de la vie privĂ©e d’un prĂ©venu dans le cadre d’une affaire de violation du secret de l’instruction. Dans l’arrĂȘt Craxi c. Italie (no 2) (no 25337/94, § 73, 17 juillet 2003), elle a considĂ©rĂ© que les autoritĂ©s nationales n’étaient pas seulement soumises Ă  une obligation nĂ©gative de ne pas divulguer sciemment des informations protĂ©gĂ©es par l’article 8, mais qu’elles devaient Ă©galement prendre des mesures afin de protĂ©ger efficacement le droit d’un prĂ©venu, notamment au respect de sa correspondance.

Par consĂ©quent, la Cour considĂšre que la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre le requĂ©rant par les autoritĂ©s cantonales de poursuite s’inscrivait bien dans le cadre de l’obligation positive de protĂ©ger la vie privĂ©e du prĂ©venu qui incombait Ă  la Suisse en vertu de l’article 8 de la Convention.

Par ailleurs, les informations divulguĂ©es par le requĂ©rant Ă©taient de nature trĂšs personnelle, et mĂȘme mĂ©dicale, et incluaient notamment des dĂ©clarations du mĂ©decin traitant du prĂ©venu (paragraphe 10 ci-dessus), ainsi que des lettres adressĂ©es par ce dernier, depuis son lieu de dĂ©tention, au juge d’instruction chargĂ© de l’affaire. Aux yeux de la Cour, ce type d’information appelait le plus haut degrĂ© de protection sous l’angle de l’article 8 ; ce constat est d’autant plus important que le prĂ©venu n’était pas connu du public et que le simple fait qu’il se trouvait au centre d’une enquĂȘte pĂ©nale, certes pour des faits trĂšs graves, n’impliquait pas qu’on l’assimile Ă  un personnage public qui se met volontairement sur le devant de la scĂšne (voir, mutatis mutandis et a contrario, Fressoz et Roire, prĂ©citĂ©, § 50, et Egeland et Hanseid c. NorvĂšge, no 34438/04, § 62, 16 avril 2009).

77.  Dans son arrĂȘt du 1er juillet 2014, la chambre a considĂ©rĂ© que la protection de la vie privĂ©e du prĂ©venu, et notamment du secret de sa correspondance, pouvait ĂȘtre assurĂ©e par des moyens moins attentatoires Ă  la libertĂ© d’expression du requĂ©rant qu’une condamnation pĂ©nale. Aux yeux de la chambre, pour faire valoir ses droits au titre de l’article 8 de la Convention, le prĂ©venu aurait pu se prĂ©valoir des voies d’action civile dont il disposait en droit suisse.

La Cour considĂšre que l’existence en droit interne de telles voies de recours civiles pour la protection de la vie privĂ©e ne dispense pas l’État de son obligation positive, telle qu’elle dĂ©coule, dans chaque cas, de l’article 8 de la Convention envers tout accusĂ© dans un procĂšs pĂ©nal.

78.  De toute maniĂšre, quant aux circonstances particuliĂšres de la prĂ©sente affaire, il est Ă  noter que, au moment de la publication de l’article litigieux, le prĂ©venu se trouvait en dĂ©tention, et donc dans une situation de vulnĂ©rabilitĂ©. Par ailleurs, rien dans le dossier n’indique qu’il Ă©tait informĂ© de la parution de l’article et de la nature des informations qui y figuraient. Au surplus, il souffrait vraisemblablement de troubles psychiques, ce qui accentuait sa vulnĂ©rabilitĂ©. Dans ces conditions, on ne saurait reprocher aux autoritĂ©s cantonales d’avoir considĂ©rĂ© que, pour remplir leur obligation positive de protĂ©ger le droit de M. B. au respect de sa vie privĂ©e, elles ne pouvaient se contenter d’attendre que M. B. eĂ»t pris lui‑mĂȘme l’initiative d’intenter une action civile contre le requĂ©rant et d’avoir par consĂ©quent optĂ© pour une dĂ©marche active, fĂ»t-elle de nature pĂ©nale.

vi. La proportionnalitĂ© de la sanction prononcĂ©e

79.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligĂ©es sont aussi des Ă©lĂ©ments Ă  prendre en considĂ©ration lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalitĂ© d’une ingĂ©rence (voir, par exemple, Stoll, prĂ©citĂ©, § 153). Par ailleurs, la Cour doit veiller Ă  ce que la sanction ne constitue pas une espĂšce de censure tendant Ă  inciter la presse Ă  s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du dĂ©bat sur un sujet d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer Ă  la discussion publique de questions qui intĂ©ressent la vie de la collectivitĂ©. Par lĂ  mĂȘme, elle est de nature Ă  entraver les mĂ©dias dans l’accomplissement de leur tĂąche d’information et de contrĂŽle. À cet Ă©gard, il peut arriver que le fait mĂȘme de la condamnation importe plus que le caractĂšre mineur de la peine infligĂ©e (ibidem, § 154).

80.  Au demeurant, la Cour note que la divulgation d’informations couvertes par le secret de l’instruction est sanctionnĂ©e dans chacun des 30 Ă‰tats membres du Conseil de l’Europe dont la lĂ©gislation a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©e dans le cadre de la prĂ©sente affaire (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).

81.  Certes, la position dominante des institutions de l’État commande aux autoritĂ©s de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pĂ©nale (voir Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, sĂ©rie A no 236, Incal c. Turquie [GC], 9 juin 1998, § 54, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1998‑IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1998‑VII, ÖztĂŒrk c. Turquie [GC], no 22479/93, 28 septembre 1999, § 66, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, 15 mars 2011, § 58, CEDH 2011, Morice, prĂ©citĂ©, § 127) en matiĂšre de libertĂ© d’expression. Toutefois, en l’espĂšce, la Cour considĂšre que le recours Ă  la voie pĂ©nale ainsi que la sanction infligĂ©e au requĂ©rant n’ont pas constituĂ© une ingĂ©rence disproportionnĂ©e dans l’exercice de son droit Ă  la libertĂ© d’expression. Le requĂ©rant fut condamnĂ© initialement Ă  un mois de prison avec sursis (paragraphe 12 ci-dessus). Cette peine fut ensuite commuĂ©e en une amende de 4 000 CHF, somme qui fut fixĂ©e en tenant compte des antĂ©cĂ©dents judiciaires du requĂ©rant et qui ne fut pas dĂ©boursĂ©e par le requĂ©rant lui-mĂȘme mais avancĂ©e par son employeur (paragraphe 14 ci‑dessus). Cette sanction punissait la violation du secret d’une instruction pĂ©nale et protĂ©geait en l’occurrence le bon fonctionnement de la justice ainsi que les droits du prĂ©venu Ă  un procĂšs Ă©quitable et au respect de sa vie privĂ©e.

Aux yeux de la Cour, dans ces conditions, on ne saurait considĂ©rer qu’une telle sanction risquait d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la libertĂ© d’expression du requĂ©rant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procĂ©dure pĂ©nale en cours.

vii.  Conclusion

82.  Au vu de ce qui prĂ©cĂšde, et compte tenu de la marge d’apprĂ©ciation dont disposent les États et du fait que l’exercice de mise en balance des diffĂ©rents intĂ©rĂȘts en jeu avait Ă©tĂ© valablement effectuĂ© par le Tribunal fĂ©dĂ©ral, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

 

Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcĂ© en audience publique au Palais des droits de l’homme, Ă  Strasbourg, le 29 mars 2016.

  Lawrence Early                                                   Mirjana Lazarova Trajkovska
    Jurisconsulte                                                                     Présidente

Au prĂ©sent arrĂȘt se trouve joint, conformĂ©ment aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du rĂšglement, l’exposĂ© des opinions sĂ©parĂ©es des juges Lopez Guerra et Yudkivska.

M.L.T.
T.L.E.


OPINION DISSIDENTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA

(Traduction)

 

1.  Ă€ l’instar de la chambre, et contrairement Ă  la Grande Chambre, j’estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espĂšce.

 

2.  Cette affaire prĂ©sente un grand intĂ©rĂȘt. Elle concerne la portĂ©e et les limites du droit Ă  la libertĂ© d’expression, droit qui revĂȘt une importance capitale pour le maintien d’« un rĂ©gime politique vĂ©ritablement dĂ©mocratique Â», selon les termes du prĂ©ambule Ă  la Convention europĂ©enne des droits de l’homme. Elle est Ă©galement intĂ©ressante en ce qu’elle traite des limites de ce droit relativement Ă  la libertĂ© de rendre compte d’une procĂ©dure judiciaire en cours, qui peuvent avoir de profondes rĂ©percussions juridiques et sociales dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.

 

3.  En rĂ©sumĂ©, il faut rechercher en l’espĂšce si les restrictions et la peine imposĂ©es au requĂ©rant par les autoritĂ©s internes ont emportĂ© violation du droit Ă  la libertĂ© d’expression garanti par l’article 10 § 1. Ces restrictions et cette peine Ă©taient fondĂ©es sur les dispositions de l’article 293 du code pĂ©nal suisse. Il y a lieu de noter que cet article contient une interdiction gĂ©nĂ©rale de publier tout ou partie des actes ou d’une instruction dĂ©clarĂ©s secrets, sans rĂ©fĂ©rence Ă  l’existence Ă©ventuelle d’un intĂ©rĂȘt public ou privĂ© justifiant pareille interdiction. Il s’agit d’une interdiction inconditionnelle, une seule exception s’appliquant, d’aprĂšs la loi, « si le secret livrĂ© Ă  la publicitĂ© est de peu d’importance Â».

 

4.  Le droit Ă  la libertĂ© d’expression non seulement protĂšge le domaine d’activitĂ© d’un individu mais, selon la jurisprudence de la Cour abondamment citĂ©e dans l’arrĂȘt de la Grande Chambre, il constitue Ă©galement l’un des fondements essentiels d’une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique. La libertĂ© d’expression n’est pas uniquement un droit subjectif, elle est aussi une garantie objective de la dĂ©mocratie. En outre, d’aprĂšs la jurisprudence de la Cour, un aspect particulier de la libertĂ© d’expression, Ă  savoir la libertĂ© de la presse, joue un rĂŽle Ă©minent dans les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques. Par consĂ©quent, et la jurisprudence de la Cour le souligne d’ailleurs, les garanties dont la presse doit jouir revĂȘtent une importance particuliĂšre.

 

5.  En consĂ©quence, lorsque des restrictions sont apportĂ©es Ă  la libertĂ© de la presse, les lois les imposant et leur application par les juridictions internes appellent un examen attentif. En ce qui concerne cet examen, la Cour a indiquĂ© que l’article 10 de la Convention ne laisse guĂšre de place (voir, parmi beaucoup d’autres, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, 23 avril 2015) Ă  des restrictions Ă  la libertĂ© d’expression s’agissant de questions d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.

 

6.  Ă€ cet Ă©gard, et ainsi que l’énonce le raisonnement de la Grande Chambre (§ 64 de l’arrĂȘt), le sujet de l’article, Ă  savoir l’enquĂȘte pĂ©nale ouverte sur le drame du Grand-Pont de Lausanne et l’enquĂȘte judiciaire en cours, relevait de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. De plus, les Ă©vĂ©nements Ă  l’origine de cette procĂ©dure ont eu un retentissement considĂ©rable dans l’opinion publique, non seulement en raison des informations fournies par les mĂ©dias et par les autoritĂ©s elles-mĂȘmes, mais essentiellement en raison de leur gravitĂ© (trois morts et huit blessĂ©s), et de leur lien avec un sujet de prĂ©occupation commun et gĂ©nĂ©ral dans toutes les sociĂ©tĂ©s, Ă  savoir les causes et les circonstances des accidents de la circulation.

 

7.  Par ailleurs, le style informel voire familier utilisĂ© par l’auteur des informations n’entre pas en ligne de compte pour dĂ©terminer si les Ă©vĂ©nements rapportĂ©s relĂšvent ou non de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. La Cour a dĂ©clarĂ© Ă  maintes reprises que la libertĂ© journalistique comprend aussi le recours possible Ă  une certaine dose d’exagĂ©ration, voire de provocation (§ 58 de l’arrĂȘt de la Grande Chambre).

 

8.  Toute restriction Ă  la libertĂ© d’expression doit ĂȘtre « nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique Â». Concernant la notion de nĂ©cessitĂ©, depuis l’arrĂȘt Handyside (Handyside c. Royaume-Uni, 7 dĂ©cembre 1976, § 88, sĂ©rie A no 24), la Cour a dit Ă  plusieurs reprises que « l’adjectif « nĂ©cessaire Â», au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impĂ©rieux Â». DĂšs lors, la question qui se posait en l’espĂšce Ă©tait de savoir s’il existait rĂ©ellement un besoin social impĂ©rieux d’infliger une peine au journaliste requĂ©rant lorsqu’il a rendu compte d’une question d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.

 

9.  La Grande Chambre avance deux motifs Ă  l’appui de ce besoin : la protection de la procĂ©dure pĂ©nale contre une influence indue et la sauvegarde de la vie privĂ©e du prĂ©venu. Toutefois, Ă  la lumiĂšre des faits de l’espĂšce, j’estime que ces motifs ne justifiaient pas rĂ©ellement de restreindre la libertĂ© d’expression du requĂ©rant.

 

10.  PremiĂšrement, en ce qui concerne le risque que l’article du requĂ©rant influe d’une maniĂšre indue sur la procĂ©dure pĂ©nale, il y a lieu de noter que les informations publiĂ©es ne contenaient aucun Ă©lĂ©ment explicite voire implicite concernant la culpabilitĂ© ou l’innocence du prĂ©venu. La Grande Chambre admet en fait que le requĂ©rant n’a pas privilĂ©giĂ© la thĂšse d’un acte intentionnel de la part du prĂ©venu (§ 69 de l’arrĂȘt de la Grande Chambre). Le requĂ©rant s’était au contraire bornĂ© Ă  reproduire les dĂ©clarations du prĂ©venu, sans livrer d’observations ou d’avis sur l’issue Ă©ventuelle de l’affaire. On a donc peine Ă  comprendre comment l’article du requĂ©rant a pu influer sur un jugement futur d’un tribunal.

 

En outre, l’article du journaliste a Ă©tĂ© publiĂ© environ trois mois aprĂšs les Ă©vĂ©nements, et bien avant les dĂ©cisions des juridictions internes. Eu Ă©gard au dĂ©roulement normal d’une procĂ©dure judiciaire, il est tout simplement inconcevable que des informations publiĂ©es dans un journal Ă  faible tirage puissent avoir une quelconque influence sur un jugement rendu bien plus tard. En fait, le premier jugement dans l’affaire a Ă©tĂ© rendu par le tribunal d’arrondissement de Lausanne deux ans et un mois aprĂšs la publication des informations pour lesquelles le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ©. DĂšs lors, au moment de la publication de l’article, il n’existait aucun risque d’ingĂ©rence dans la conduite de la procĂ©dure, en particulier compte tenu du fait que le jugement en question devait ĂȘtre rendu par un tribunal composĂ© de juges professionnels qui ne se laisseraient trĂšs probablement pas influencer par un article de presse.

 

11.  DeuxiĂšmement, il n’existait aucun besoin social impĂ©rieux d’imposer une restriction Ă  la libertĂ© d’expression du requĂ©rant aux fins de protĂ©ger la vie privĂ©e du prĂ©venu.

 

À cet Ă©gard, d’un point de vue procĂ©dural, notre Cour a en fait insistĂ© Ă  maintes reprises sur les obligations positives de l’État de protĂ©ger la vie privĂ©e des individus. Toutefois, en l’espĂšce, la personne qui aurait subi une ingĂ©rence dans sa vie privĂ©e du fait de l’article du requĂ©rant n’a jamais cherchĂ© Ă  dĂ©fendre son droit Ă  la vie privĂ©e en exerçant l’un des recours dont elle disposait en droit interne. Le prĂ©venu n’a laissĂ© entendre Ă  aucun stade qu’il y avait eu une atteinte Ă  sa vie privĂ©e. Au contraire, ce sont les autoritĂ©s publiques qui ont utilisĂ© cette affaire pour appliquer l’interdiction faite par le code pĂ©nal suisse de publier des informations concernant une procĂ©dure secrĂšte. Il n’y a jamais eu de conflit entre le droit Ă  la libertĂ© d’expression et le droit Ă  la vie privĂ©e, le prĂ©venu n’ayant jamais invoquĂ© ce droit.

 

12.  De plus, il existait d’autres moyens, moins prĂ©judiciables Ă  la libertĂ© de la presse, de protĂ©ger la vie privĂ©e du prĂ©venu. D’ailleurs, l’État a l’obligation de protĂ©ger les donnĂ©es privĂ©es concernant un accusĂ© durant une procĂ©dure judiciaire, essentiellement en empĂȘchant qu’elles soient divulguĂ©es Ă  la presse par les actions ou omissions d’agents de l’État ou par des personnes tenues au secret de la procĂ©dure.

 

13.  D’un point de vue matĂ©riel, mĂȘme si les informations avaient en fait trait Ă  certains aspects de la vie privĂ©e du prĂ©venu, ces aspects (par exemple son Ă©tat mental) se rapportaient aux questions essentielles d’un Ă©vĂ©nement d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. En outre, certaines informations prĂ©tendument privĂ©es concernant l’accusĂ©, par exemple les lettres du juge relatives aux conditions de la dĂ©tention provisoire de l’intĂ©ressĂ©, n’ont aucun lien avec des questions intimes ou privĂ©es.

 

14.  DĂšs lors, compte tenu de la nature des informations en question et du fait que la personne visĂ©e par les informations publiĂ©es n’a jamais formĂ© de recours judiciaire pour se plaindre d’une intrusion dans sa vie privĂ©e, les autoritĂ©s publiques n’avaient en l’espĂšce aucune raison de restreindre la libertĂ© d’expression du journaliste requĂ©rant en lui infligeant une peine.

 

15.  En ce qui concerne la proportionnalitĂ© de la sanction (4 000 francs suisses), il y a lieu de se pencher sur deux aspects. PremiĂšrement, la peine est loin d’ĂȘtre symbolique, compte tenu du montant Ă©levĂ© de l’amende. En outre, une sanction de cette importance a de toute Ă©vidence un effet dissuasif sur l’exercice de la libertĂ© d’expression, suscitant des sentiments de crainte et d’insĂ©curitĂ© chez les journalistes quant Ă  leurs publications futures.

 

16.  Certes, ainsi que l’arrĂȘt de la Grande Chambre le souligne (§§ 22‑23), il n’existe aucune norme europĂ©enne en la matiĂšre. Dans certains pays, il est interdit aux parties Ă  une affaire et aux agents publics de divulguer, dans le cadre d’une procĂ©dure judiciaire, des informations couvertes par le secret. Toutefois, dans ces pays, lorsque des informations secrĂštes sont divulguĂ©es Ă  la presse, l’interdiction et les sanctions ne visent pas les journalistes qui publient ces informations. Cependant, dans d’autres pays, l’interdiction s’étend Ă©galement aux journalistes, comme c’est le cas en Suisse avec l’article 293 du code pĂ©nal, qui, de surcroĂźt, comme je l’ai indiquĂ© plus haut, ne mĂ©nage aucune exception en prĂ©sence de questions prĂ©sentant un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral impĂ©rieux.

 

Bien entendu, la prĂ©sente affaire ne traite pas de la compatibilitĂ© gĂ©nĂ©rale de la Convention avec des dispositions de ce type ou avec l’article 293 du code pĂ©nal suisse ; elle concerne plutĂŽt l’application spĂ©cifique par les autoritĂ©s nationales de la loi en vigueur. Comme la chambre l’a soulignĂ© au paragraphe 53 de son arrĂȘt, on ne saurait considĂ©rer que la conception formelle de la notion de secret en droit suisse, sur laquelle repose l’article 293 du code pĂ©nal, a empĂȘchĂ© les tribunaux internes, y compris le Tribunal fĂ©dĂ©ral, d’appliquer et d’interprĂ©ter le droit d’une maniĂšre compatible avec le droit Ă  la libertĂ© d’expression consacrĂ© par la Convention. Ce ne sont pas les dispositions sur le secret telles qu’elles figurent dans le code pĂ©nal qui font l’objet de l’arrĂȘt de la Cour, mais c’est leur application spĂ©cifique par les autoritĂ©s suisses dans l’affaire du requĂ©rant qui est considĂ©rĂ©e.

 

17.  Or, bien que la nature de la disposition du code pĂ©nal suisse sur le secret ne soit pas le principal objet de la prĂ©sente affaire, les termes de cette disposition ne sont pas dĂ©pourvus de pertinence pour l’apprĂ©ciation de l’application de la loi par les tribunaux internes, Ă©tant donnĂ© que le code renferme une interdiction gĂ©nĂ©rale concernant la divulgation d’informations relatives Ă  des questions secrĂštes. En fait, il s’agit lĂ  de l’une des raisons qui ont amenĂ© la Grande Chambre Ă  conclure Ă  la violation de la Convention.

 

L’expĂ©rience montre qu’il n’est pas rare qu’une procĂ©dure judiciaire porte sur des questions qui non seulement prĂ©sentent un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral mais qui sont aussi directement liĂ©es au fonctionnement du rĂ©gime dĂ©mocratique et aux responsabilitĂ©s des dĂ©tenteurs du pouvoir politique, social ou Ă©conomique, au sujet desquelles les journalistes ont le droit de rendre compte. Bien que la prĂ©sente affaire ne se rapporte pas Ă  ce type de questions, Ă©tant donnĂ© qu’elle a trait Ă  un article spĂ©cifique sur une procĂ©dure concernant un accident de la circulation, le point qu’elle soulĂšve revĂȘt une dimension plus gĂ©nĂ©rale. Une interprĂ©tation de l’article 10 de la Convention qui valide expressĂ©ment ou tacitement des clauses gĂ©nĂ©rales et inconditionnelles restreignant des publications concernant une procĂ©dure judiciaire serait incompatible avec la dĂ©fense et la protection effectives de la libertĂ© d’expression, en particulier la libertĂ© de la presse. IndĂ©pendamment de la question de l’opportunitĂ© de ce type de clauses, je considĂšre qu’il y a lieu de soumettre leur application Ă  un contrĂŽle particuliĂšrement strict afin d’éviter de restreindre des libertĂ©s qui sont essentielles pour le fonctionnement d’une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.

 

18.  En conclusion, j’estime que la Grande Chambre aurait dĂ» suivre l’avis de la chambre et constater une violation de l’article 10 § 1 de la Convention, au motif que les autoritĂ©s internes ont appliquĂ© une interdiction gĂ©nĂ©rale de divulguer des informations, restreignant ainsi la libertĂ© de la presse sur une question d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, sans fournir de raisons suffisantes pour justifier que la restriction relevait des limites du droit Ă  la libertĂ© d’expression Ă©tablies par la Convention.


OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE YUDKIVSKA

(Traduction)

 

« La libertĂ© d’expression et l’équitĂ© de la procĂ©dure sont deux des principes les plus chers de notre civilisation, et il serait extrĂȘmement difficile d’opĂ©rer un choix entre eux. Â»

Le juge Black dans Bridges v. California[1]

 

Lorsqu’une affaire qui a fortement divisĂ© la chambre est renvoyĂ©e devant la Grande Chambre, cela signifie gĂ©nĂ©ralement que des principes importants doivent ĂȘtre clarifiĂ©s. La prĂ©sente affaire a offert la possibilitĂ© de nuancer la façon d’aborder la mise en balance, d’une part, de l’intĂ©rĂȘt des mĂ©dias Ă  rendre compte de procĂšs en cours, et, d’autre part, de la protection de la vie privĂ©e d’un accusĂ© et des intĂ©rĂȘts de la justice. La majoritĂ© a dĂ©cidĂ© que, dans les circonstances particuliĂšres de l’espĂšce, ces derniers intĂ©rĂȘts appelaient une plus grande protection.

Certes, l’article 10 est la seule disposition de la Convention qui mentionne les responsabilitĂ©s du bĂ©nĂ©ficiaire d’un droit garanti. La majoritĂ© s’est appuyĂ©e en l’espĂšce sur la notion de « journalisme responsable Â», telle que dĂ©veloppĂ©e dans la jurisprudence de la Cour et rĂ©sumĂ©e rĂ©cemment dans l’arrĂȘt de Grande Chambre dans l’affaire PentikĂ€inen c. Finlande. À mon grand regret, je ne puis souscrire ni au raisonnement ni Ă  la conclusion de la majoritĂ©.

Le 8 septembre 2013, une tragĂ©die est survenue sur le Grand-Pont de Lausanne, faisant trois morts et huit blessĂ©s graves en quelques secondes. Pour une ville relativement petite, il s’agissait d’un incident d’envergure : presque chaque habitant aurait pu connaĂźtre les victimes ou leurs proches, ou aurait pu se trouver sur les lieux au moment de l’incident. Le souhait d’une personne de dĂ©couvrir ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă  ses voisins et pourquoi des citoyens n’avaient pas Ă©tĂ© protĂ©gĂ©s a Ă©tĂ© dĂ©daigneusement qualifiĂ© de « curiositĂ© malsaine Â» par le Tribunal fĂ©dĂ©ral, qui abondait ainsi dans le sens de George Bernard Shaw, selon lequel « les gens s’intĂ©ressent surtout Ă  ce qui ne les concernent pas Â».

On a peine Ă  comprendre les motifs pour lesquels le tribunal suisse a dit qu’« on ne pouvait Ă  cet Ă©gard parler de traumatisme collectif de la population lausannoise, qui aurait justifiĂ© qu’elle soit rassurĂ©e et renseignĂ©e sĂ©ance tenante sur l’état de l’enquĂȘte Â». Cette position a privĂ© les Lausannois de leur droit Ă  ĂȘtre informĂ©s de l’enquĂȘte sur un incident qui les avait choquĂ©s. À ma grande dĂ©ception, la majoritĂ© souscrit Ă  ce raisonnement.

La Grande Chambre reproche au requĂ©rant de n’avoir « pas dĂ©montrĂ© en quoi la publication des procĂšs-verbaux ou d’audition, des dĂ©clarations de la femme et du mĂ©decin du prĂ©venu, ainsi que des lettres que le prĂ©venu avait adressĂ©es au juge d’instruction et qui portaient sur des questions anodines concernant le quotidien de sa vie en dĂ©tention, Ă©tait de nature Ă  nourrir un Ă©ventuel dĂ©bat public sur l’enquĂȘte en cours Â» (paragraphe 66). Or, c’était prĂ©cisĂ©ment, et naturellement, l’état mental de M.B. Ă  l’époque de la commission de l’infraction (et l’apprĂ©ciation par les autoritĂ©s de cet Ă©tat) qui intĂ©ressait au plus haut point le grand public. DĂšs lors, non seulement les dĂ©clarations mĂ©dicales mais Ă©galement les lettres que le prĂ©venu avait adressĂ©es au juge d’instruction et dans lesquelles il revendiquait certains droits et privilĂšges et les explications des membres de la famille de l’intĂ©ressĂ© pouvaient donner au grand public une idĂ©e de l’attitude de M.B. Ă  l’égard de l’infraction qu’il avait commise.

Comme la Cour suprĂȘme des États-Unis l’a dit dans Sheppard v. Maxwell[2], « la presse ne se contente pas de publier des informations sur des procĂšs mais elle pallie aussi le risque d’une erreur de justice en soumettant la police, les procureurs et la procĂ©dure judiciaire Ă  un ample examen et Ă  une large critique par le public Â». D’aprĂšs le juge Brennan, « des informations, une critique et un dĂ©bat libres et vigoureux sont de nature Ă  contribuer Ă  la comprĂ©hension par le public de la prĂ©Ă©minence du droit et du fonctionnement de l’ensemble du systĂšme de justice pĂ©nale, ainsi qu’à l’amĂ©lioration de la qualitĂ© de ce systĂšme en le soumettant aux effets salutaires de l’exposition publique et de l’obligation de rendre compte Â»[3].

Pour « anodines Â» que puissent paraĂźtre les questions concernant le quotidien de la vie d’un prĂ©venu en dĂ©tention, la publication d’informations s’y rapportant empĂȘche tout ce qui se passe « Ă  huis clos Â» de tomber dans l’indiffĂ©rence ou l’ignorance.

Dans son arrĂȘt de principe Sunday Times[4], la Cour a exposĂ© sa position sur le rĂŽle de chien de garde de la presse :

« Ă€ [la] fonction [des mĂ©dias] consistant Ă  communiquer [des informations] s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir Â».

Une ingĂ©rence dans la vie privĂ©e d’une personne est une consĂ©quence inĂ©vitable de ce rĂŽle de chien de garde. Il reste Ă  rechercher si l’ingĂ©rence en question n’a pas dĂ©passĂ© des limites acceptables.

Au paragraphe 50 du prĂ©sent arrĂȘt, la Cour rĂ©itĂšre sa jurisprudence selon laquelle la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment Ă  la nĂ©cessitĂ© d’empĂȘcher la divulgation d’informations confidentielles. Il y a lieu de noter que toutes les affaires, Ă  l’exception d’une, se rapportent Ă  cet Ă©gard Ă  des procĂ©dures civiles dirigĂ©es contre les requĂ©rants, et que des violations de l’article 10 ont Ă©tĂ© constatĂ©es dans toutes ces affaires Ă  raison du rĂŽle des mĂ©dias. La seule exception est l’affaire Tourancheau et July c. France[5], dans laquelle la Cour, par une majoritĂ© trĂšs Ă©troite de quatre voix contre trois, a conclu Ă  la non-violation de l’article 10 Ă  raison de la condamnation des requĂ©rants, qui avaient publiĂ© des extraits d’actes de procĂ©dure pĂ©nale avant le procĂšs. Toutefois, dans cette affaire, l’article litigieux renfermait des informations – extraits de dĂ©clarations faites par l’un des prĂ©venus Ă  la police et au juge d’instruction et commentaires d’un autre prĂ©venu (qui avait donnĂ© une autre version des Ă©vĂ©nements) – qui Ă©taient clairement de nature Ă  entraver la suite de la procĂ©dure ; l’auteur de l’article soutenait Ă©galement que la version de l’un des prĂ©venus Ă©tait plus fiable, ce qui aurait bien entendu pu influencer le jury.

Il n’y a rien de similaire en l’espĂšce. La majoritĂ© admet que « l’article litigieux ne privilĂ©gi[ait] pas ouvertement la thĂšse d’un acte intentionnel Â». Toutefois, elle a estimĂ© qu’« un portrait trĂšs nĂ©gatif Â» de l’accusĂ©, mettant en exergue « certains aspects troublants de sa personnalitĂ© Â» et concluant que celui-ci « faisait tout pour se rendre indĂ©fendable Â» (paragraphe 69 de l’arrĂȘt de la Grande Chambre) Ă©tait de nature Ă  influer de façon nĂ©gative sur la suite de l’instruction.

Étant dans l’incapacitĂ© d’adhĂ©rer Ă  cette conclusion, je souscris sans rĂ©serve aux dĂ©clarations formulĂ©es par la Cour suprĂȘme des États-Unis dans Sheppard v. Maxwell : « en l’absence de « menace pour l’intĂ©gritĂ© de la procĂ©dure Â», nous avons toujours exigĂ© que la presse ait toute libertĂ©, mĂȘme si nous avons parfois eu Ă  dĂ©plorer son sensationnalisme Â».

La majoritĂ© n’a pas estimĂ© que l’intĂ©gritĂ© de l’instruction avait Ă©tĂ© entamĂ©e, c’est-Ă -dire que la publication des informations avai entravĂ© la suite de la procĂ©dure en rĂ©vĂ©lant des informations qui, aux fins d’une enquĂȘte adĂ©quate, ne devaient pas ĂȘtre divulguĂ©es, par exemple, aux coprĂ©venus ou Ă  des tĂ©moins. Elle a en revanche eu recours aux termes suivants, extrĂȘmement vagues : « la publication (...) comportait en soi un risque d’influer d’une maniĂšre ou d’une autre sur la suite de la procĂ©dure, que ce soit le travail du juge d’instruction, les dĂ©cisions des reprĂ©sentants du prĂ©venu, les positions des parties civiles ou la sĂ©rĂ©nitĂ© de la juridiction appelĂ©e Ă  juger la cause Â». À mon avis, un prĂ©judice potentiel non identifiĂ© pour l’instruction ne saurait fonder la condamnation d’un journaliste.

En ce qui concerne la violation du droit du prĂ©venu Ă  la protection de sa vie privĂ©e, ce qui me frappe en l’espĂšce c’est le degrĂ© de paternalisme dont ont fait preuve les autoritĂ©s de l’État : faute de plainte pertinente du prĂ©venu ou des membres de sa famille au sujet d’une atteinte Ă  la vie privĂ©e, elles ont engagĂ© une procĂ©dure pĂ©nale contre le requĂ©rant pour remplir leurs obligations positives dĂ©coulant de l’article 8. À cet Ă©gard, je n’ai pas pu davantage souscrire Ă  la conclusion de la chambre selon laquelle : « c’est Ă  M.B. qu’il incombait au premier chef de faire respecter sa vie privĂ©e Â» (paragraphe 56 de l’arrĂȘt de la chambre).

La Grande Chambre a toutefois soulignĂ© qu’on ne voyait pas trĂšs bien si M.B. avait mĂȘme eu connaissance de l’article en question ou s’il s’était senti vulnĂ©rable (le fait que son Ă©pouse ait Ă©galement Ă©tĂ© mentionnĂ©e dans l’article mais qu’elle n’ait pas considĂ©rĂ© cette mention comme une atteinte est totalement passĂ© sous silence). La majoritĂ© est parvenue Ă  une conclusion extraordinaire, Ă©largissant l’étendue des obligations positives incombant Ă  l’État au titre de l’article 8 en dĂ©clarant que les autoritĂ©s « ne pouvaient se contenter d’attendre que M.B. eĂ»t pris lui-mĂȘme l’initiative d’intenter une action civile contre le requĂ©rant Â», et que leur recours Ă  des poursuites pĂ©nales pour protĂ©ger la vie privĂ©e d’une personne qui ne demande pas Ă  ĂȘtre protĂ©gĂ©e Ă©tait parfaitement justifiĂ© dans les circonstances de l’espĂšce. Il y a lieu de rappeler que, d’aprĂšs la jurisprudence constante de la Cour, l’obligation positive qui incombe Ă  l’État en vertu de l’article 8 peut s’étendre aux questions touchant Ă  l’effectivitĂ© d’une enquĂȘte pĂ©nale s’agissant d’actes graves qui mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privĂ©e ; en revanche, pour ce qui est des actes interindividuels de moindre gravitĂ©, mĂȘme lorsqu’il y a une atteinte Ă  l’intĂ©gritĂ© morale, l’obligation qui incombe Ă  l’État, au titre de l’article 8, n’implique pas toujours l’adoption de dispositions pĂ©nales s’il existe des recours civils aptes Ă  fournir une protection suffisante (voir le rĂ©sumĂ© de la jurisprudence pertinente dans Söderman c. SuĂšde ([GC], no 5786/08, §§ 78‑85, CEDH 2013)).

Non seulement la prĂ©sente affaire ne portait pas sur l’intĂ©gritĂ© physique ou morale de M.B., mais qui plus est le requĂ©rant n’a fait sur la vie privĂ©e de celui-ci aucune rĂ©vĂ©lation extrĂȘmement intime de nature Ă  justifier des poursuites pĂ©nales.

Quant aux obligations positives dĂ©coulant de l’article 8, la majoritĂ© renvoie Ă  l’arrĂȘt Craxi c. Italie (no 2) (no 25337/94, 17 juillet 2003). Toutefois, cette affaire concernait les obligations positives d’enquĂȘter sur la maniĂšre dont des informations confidentielles avaient Ă©tĂ© divulguĂ©es. En l’espĂšce aussi les obligations positives auraient exigĂ© une enquĂȘte sur la façon dont la fuite s’était produite, mais non l’imposition de sanctions pĂ©nales Ă  un journaliste qui avait utilisĂ© cette fuite.

À mon sens, en l’absence d’action civile de la partie lĂ©sĂ©e, on peut considĂ©rer la procĂ©dure qui a Ă©tĂ© engagĂ©e comme une rĂ©action excessive des autoritĂ©s.

Il y a lieu de noter que dans son examen en trois Ă©tapes du critĂšre de proportionnalitĂ© classique, la Cour doit, aprĂšs avoir recherchĂ© si les moyens de l’ingĂ©rence Ă©taient appropriĂ©s (Eignung), apprĂ©cier la nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence (Erforderlichkeit) et vĂ©rifier si une mesure moins restrictive aurait pu ĂȘtre mise en Ɠuvre, et procĂ©der ensuite seulement Ă  la mise en balance du but et de l’impact de la mesure (Zumutbarkeit). En l’espĂšce, le critĂšre ne passe pas la deuxiĂšme Ă©tape – les autoritĂ©s n’ont pas vĂ©rifiĂ© si l’effet recherchĂ© pouvait ĂȘtre atteint par une ingĂ©rence moins grave qu’une condamnation pĂ©nale, c’est-Ă -dire si d’autres mesures auraient pu attĂ©nuer l’effet prĂ©tendument indĂ©sirable de l’article publiĂ©.

Dans Nebraska Press Association v. Stuart[6], la Cour suprĂȘme des États-Unis a abordĂ© le problĂšme de l’imposition de restrictions prĂ©alables interdisant Ă  la presse de publier avant le procĂšs des informations telles que l’existence d’aveux d’un accusĂ© ou la teneur de ceux-ci. ApprĂ©ciant l’ingĂ©rence en question, la Cour suprĂȘme a reconnu que pour garantir Ă  l’accusĂ© son droit Ă  un procĂšs Ă©quitable, les tribunaux pouvaient adopter des mesures moins restrictives, mais que la protection de la libertĂ© de la presse nĂ©cessitait, par exemple, de changer le lieu du procĂšs, de donner des instructions non Ă©quivoques au jury, d’isoler les jurĂ©s, de limiter les dĂ©clarations extrajudiciaires des avocats, des parties, des tĂ©moins, des auxiliaires de la justice, etc. Ces mesures, quels que fussent leur coĂ»t ou le temps requis pour leur mise en Ɠuvre, permettaient de rĂ©aliser le but visĂ©, Ă  savoir garantir le droit Ă  un procĂšs Ă©quitable et protĂ©ger le jury contre une influence extĂ©rieure, sans porter excessivement atteinte Ă  la libertĂ© de la presse.

Enfin, toute condamnation pĂ©nale a inĂ©vitablement un « effet dissuasif Â» et le fait que le requĂ©rant n’a jamais purgĂ© sa peine d’emprisonnement d’un mois avec sursis, qui a Ă©tĂ© par la suite commuĂ©e en amende, ne modifie en rien cette situation.

En rĂ©sumĂ©, j’estime que le requĂ©rant entendait participer Ă  un dĂ©bat public sur une question sĂ©rieuse d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, Ă  savoir une procĂ©dure pĂ©nale en cours, que les Lausannois souhaitaient suivre non pas pour satisfaire une « curiositĂ© malsaine Â» mais pour s’assurer que l’infraction ne demeurerait pas impunie. La rĂ©ponse disproportionnĂ©e des autoritĂ©s, Ă  savoir une condamnation pĂ©nale, a emportĂ© violation de l’article 10 de la Convention.

Il y a cent vingt ans environ, l’éminent juriste russe, Ivan Foinitskiy a dit : « [l]a transparence permet de maintenir un Ă©change de vues constant entre les juges et la sociĂ©tĂ© et ainsi la justice entretient un lien avec la rĂ©alitĂ©. Il est plus important pour les citoyens d’ĂȘtre convaincus que leur tribunal est juste et bon que d’avoir une juridiction qui dit la vĂ©ritĂ© absolue. Cette confiance du public dans la dignitĂ© de la justice est possible Ă  la seule condition que le public ait connaissance de chaque Ă©tape de l’activitĂ© judiciaire Â»[7].

Plus d’un siĂšcle plus tard, le ComitĂ© des Ministres a soulignĂ© que « le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activitĂ©s des autoritĂ©s judiciaires et des services de police Ă  travers les mĂ©dias. Les journalistes doivent en consĂ©quence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du systĂšme judiciaire pĂ©nal Â», sous rĂ©serve de certaines limitations[8].

La Cour a toujours considĂ©rĂ© que la presse concourait au maintien d’un systĂšme judiciaire efficace, ne laissant guĂšre de place pour des restrictions Ă  la libertĂ© d’expression s’agissant de questions telles que l’intĂ©rĂȘt public Ă  une bonne administration de la justice. À mon sens, le prĂ©sent arrĂȘt constitue un abandon regrettable de cette position adoptĂ©e de longue dat



[1].  314 U.S 260

[2].  384 U.S. 333 (1966)

[3].  Nebraska Press Association v. Stuart, 427 U.S. 593, (1976)

[4].  Sunday Times c. Royaume-Uni, no 6538/74, § 65, 26 avril 1979.

[5].  Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005

[6].  427 U.S. 593 (1976)

[7].  I. Ya. Foinitskiy. “The course of criminal proceedings: in 2 volumes”, SPb., 1898, volume 1., p. 96 – 97.

[8].  Voir la Recommandation Rec(2003)13 du ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la diffusion d’informations par les mĂ©dias en relation avec les procĂ©dures pĂ©nales, paragraphe 21 du prĂ©sent arrĂȘt.