Corte europea dei diritti
dell’uomo
(Grande
Camera)
29 marzo 2016
AFFAIRE BÉDAT c. SUISSE
(Requête
n° 56925/08)
ARRÊT
STRASBOURG
Cet
arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bédat c. Suisse,
La Cour européenne
des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Dean
Spielmann,
Josep Casadevall,
Luis López
Guerra,
Mark Villiger,
Elisabeth Steiner,
Khanlar
Hajiyev,
Päivi
Hirvelä,
Kristina Pardalos,
Ganna
Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Helen Keller,
Paul Mahoney,
Aleš
Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus
Kūris,
juges,
Lawrence Early, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 2015 et le
20 janvier 2016,
Rend l’arrêt que
voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se
trouve une requête (no 56925/08) dirigée contre la Confédération
suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Arnaud Bédat
(« le requérant »), a saisi la Cour le 7 novembre 2008 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »). Désigné au début de la procédure devant la Cour
par ses initiales, A.B., le requérant a ultérieurement consenti à la
divulgation de son identité.
2. Le requérant a été représenté
par Mes C. Poncet et D. Hoffmann, avocats à Genève. Le
gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent, F. Schürmann, de l’Office fédéral de la
justice.
3. Le requérant alléguait que sa condamnation à payer une amende pénale
pour avoir publié des informations couvertes par le secret de l’instruction
avait violé son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10
de la Convention.
4. La requête a été attribuée à
la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de
la Cour – « le règlement »). Le 1er juillet 2014, une
chambre de ladite section, composée de Guido Raimondi,
Işıl Karakaş,
András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen
Keller, Paul Lemmens et Robert Spano, juges, ainsi que de Abel
Campos, greffier adjoint de section, a rendu un arrêt (A.B. c.
Suisse, no 56925/08, 1er juillet 2014) par lequel elle déclarait la requête recevable
et concluait, par quatre voix contre trois, à la violation de l’article 10 de
la Convention. A l’arrêt de chambre était joint le texte de l’opinion
dissidente des juges Karakaş, Keller et Lemmens.
Le 29 septembre
2014, le Gouvernement a
sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article
43 de la Convention. Le 17 novembre
2014, le collège de la Grande
Chambre a fait droit à cette demande.
5. La composition de la Grande
Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention
et 24 du règlement.
6. Tant le requérant que le
Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires
(article 59 § 1 du règlement).
7. Une audience s’est déroulée
en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 mai 2015
(article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. F. Schürmann, Chef de l’Unité Protection
internationale
des droits de l’homme, Office
fédéral de la justice,
Département fédéral de justice et
police, agent,
Mme D. Steiger
Leuba,
MM. F. Galli,
P. Rohner, conseillers ;
– pour le requérant
MM. C. Poncet,
D. Hoffmann, conseils.
La Cour a entendu Me
Poncet et M. Schürmann en leurs déclarations et en
leurs réponses aux questions posées par des juges ainsi que Me Hoffmann
en ses déclarations.
EN FAIT
I.
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Le requérant est journaliste
de profession. Le 15 octobre 2003, il fit paraître dans l’hebdomadaire L’Illustré un article intitulé Drame du Grand‑Pont à Lausanne – la
version du chauffard – l’interrogatoire du conducteur fou. L’article en
question concernait une procédure pénale dirigée contre M. B., un
automobiliste ayant été placé en détention préventive pour avoir foncé sur des
piétons avant de se jeter du pont de Lausanne le 8 juillet 2003. Cet incident,
qui avait fait trois morts et huit blessés, avait suscité beaucoup d’émotion
et d’interrogations en Suisse. L’article commençait de la manière
suivante :
« Nom : B.
Prénom : M. Né le 1er janvier 1966 à Tamanrasset (Algérie),
fils de B.B. et de F.I., domicilié à Lausanne, titulaire d’un permis C, époux
de M.B. Profession : aide-infirmier. (...) Il est 20h15, ce mardi 8
juillet 2003, dans les locaux austères de la police judiciaire de Lausanne. Six
heures après sa tragique course folle sur le Grand-Pont, qui a fait trois morts
et huit blessés, le chauffard se retrouve seul, pour la première fois, face à
trois enquêteurs. Va-t-il se mettre à table ? En fait, il ne semble pas
vraiment comprendre ce qui lui arrive, comme s’il était imperméable aux événements
et à l’agitation qui l’entourent. L’homme, qui a mis tout Lausanne en émoi, en
cette belle journée d’été n’est guère bavard. C’est un Algérien renfermé,
introverti, hermétique, voire totalement opaque. Pourtant, les questions
fusent. Quelles sont les raisons de cet « accident », écrit assez
maladroitement un des policiers, comme si sa conviction était déjà faite. La
réponse tient en quatre mots : « Je ne sais pas ». »
9. L’article se poursuivait par
un résumé des questions des policiers et du juge d’instruction et des réponses
de M. B. Il mentionnait également que M. B. était « inculpé d’assassinat,
subsidiairement de meurtre, lésions corporelles graves, mise en danger de la
vie d’autrui et violation grave des règles de circulation » et qu’il
« ne para[issait] avoir
aucun remords ». L’article était accompagné de plusieurs photographies de
lettres que M. B. avait adressées au juge d’instruction. Il s’achevait par
le paragraphe suivant :
« Du fond de sa
prison, M. B. ne cesse désormais d’envoyer des courriers au juge d’instruction
(...) : au début de sa détention, il veut qu’on lui rende sa montre, qu’on
lui apporte une tasse pour le café, des fruits secs et du chocolat. Le 11
juillet, trois jours après les faits, il demande même à bénéficier de
« quelques jours » de liberté provisoire. « J’aimerais bien
téléphoner à mon grand frère en Algérie », supplie-t-il encore un peu plus
tard. Enfin, le 11 août, il annonce qu’il a pris « une décision
définitive » : il a congédié son avocat, Me M.B., par
« manque de confiance ». Deux jours plus tard, nouvelle
lettre : le juge peut-il lui envoyer « le livre d’ordre d’avocats
vaudois », pour qu’il puisse trouver un nouveau défenseur ? Mais avec
ces mensonges à répétition, ces omissions, ce mélange de naïveté et d’arrogance,
d’amnésie et de douce folie qui caractérisent toutes ses dépositions, B. ne
fait-il finalement pas tout pour se rendre indéfendable ? ».
10. L’article comportait
également un bref résumé, intitulé « Il
a perdu la boule ... » qui incluait notamment des déclarations de l’épouse
de M. B. et du médecin traitant de celui-ci.
11. Il ressort du dossier que l’article
du requérant ne fut pas le seul à être publié sur le drame du Grand-Pont de
Lausanne. Les autorités chargées de l’enquête pénale avaient décidé elles-mêmes
d’informer la presse de certains aspects de l’enquête, ce qui avait donné lieu
notamment à un article paru dans la Tribune de Genève le 14 août 2003.
12. M. B. ne porta pas plainte
contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office
pour avoir publié des documents secrets. Au cours de l’instruction, il apparut
que l’une des parties civiles à la procédure dirigée contre M. B. avait
photocopié le dossier, dont elle aurait égaré un exemplaire dans un centre
commercial. Un inconnu l’aurait alors apporté à la rédaction de l’hebdomadaire
dans lequel était paru l’article litigieux.
13. Par une ordonnance du 23 juin
2004, le juge d’instruction de Lausanne condamna le requérant à un mois de
prison avec sursis pendant un an.
14. Sur opposition du requérant,
le tribunal de police de Lausanne, par un jugement du 22 septembre 2005,
remplaça la condamnation à une peine de prison par une amende de 4 000
francs suisses (CHF) (environ 2 667 euros (EUR)). À l’audience du 13
mai 2015, en réponse à une question de la Cour, le représentant du requérant
indiqua que cette somme avait été avancée par l’employeur de son client et que
celui-ci entendait la rembourser à l’issue de la procédure devant la Cour. Il
confirma par ailleurs que le montant fixé par la juridiction pénale tenait
compte des antécédents judiciaires du requérant.
15. Le requérant se pourvut en cassation. Il fut débouté le 30 janvier
2006 par la cour de cassation pénale du canton de Vaud.
16. Le requérant saisit d’un
recours de droit public et d’un pourvoi en nullité le Tribunal fédéral, qui les
rejeta le 29 avril 2008. La décision fut notifiée au requérant le 9 mai 2008.
Les passages pertinents de cette décision sont les suivants :
« 7. En résumé, le recourant fait valoir que sa
condamnation pour violation de l’art. 293 CP est contraire au droit
fédéral. Il ne conteste pas que les informations qu’il a publiées, puissent
relever de l’art. 293 CP. Il soutient en revanche, dans la perspective d’une
interprétation des art. 293 et 32 CP à la lumière des
principes dégagés de l’art. 10 CEDH par la Cour européenne des droits de l’Homme,
qu’ayant reçu de bonne foi et sans se les procurer de façon illicite ces
informations, il avait, en qualité de journaliste professionnel, le devoir au
sens de l’art. 32 CP de les publier en raison de l’intérêt, qu’il qualifie d’évident,
de l’affaire dite « du Grand Pont » pour l’opinion publique de Suisse romande.
7.1. Conformément à l’art. 293 CP (Publication de
débats officiels secrets), celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la
publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une
autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité
dans les limites de sa compétence sera puni d’une amende (al. 1). La
complicité est punissable (al. 2). Le juge pourra renoncer à toute peine si le
secret livré à la publicité est de peu d’importance (al. 3).
Selon la
jurisprudence, cette disposition procède d’une conception formelle du secret.
Il suffit que les actes, débats ou instructions concernés aient été déclarés
secrets par la loi ou une décision de l’autorité, autrement dit, que l’on ait
voulu en exclure la publicité, indépendamment de la classification choisie (p.
ex « top secret » ou confidentiel). Le secret au sens matériel
suppose, en revanche, que son détenteur veuille garder un fait secret, qu’il y
ait un intérêt légitime, et que le fait ne soit connu ou accessible qu’à un
cercle restreint de personnes (ATF 126
IV 236 consid. 2a, p. 242 et 2c/aa, p. 244). L’entrée en vigueur de l’alinéa 3 de cette disposition,
le 1er avril 1998 (RO 1998 852 856; FF
1996 IV 533) n’y a rien changé. Cette règle n’a en effet pas trait à des
secrets au sens matériel, mais à des cachotteries inutiles, chicanières ou
exorbitantes (ATF 126 IV 236 consid. 2c/bb, p. 246). Pour
exclure l’application de cet alinéa 3, le juge doit donc examiner à titre
préjudiciel les raisons qui ont présidé à la classification du fait comme
secret. Il ne doit cependant le faire qu’avec retenue, sans s’immiscer dans le
pouvoir d’appréciation exercé par l’autorité qui a déclaré le fait secret. Il
suffit que cette déclaration apparaisse encore soutenable au regard du contenu
des actes, de l’instruction ou des débats en cause. Le point de vue des
journalistes sur l’intérêt à la publication n’est, pour le surplus, pas
pertinent (ATF 126 IV 236 consid. 2d, p. 246). Dans l’arrêt Stoll c. Suisse, no 69698/01, 10 décembre 2007, la
Cour européenne des droits de l’Homme a confirmé que cette conception formelle
du secret n’était pas contraire à l’art. 10 CEDH, dans la mesure où elle n’empêchait
pas le Tribunal fédéral de contrôler la compatibilité d’une ingérence avec l’art.
10 CEDH, en procédant, sous l’angle de l’examen de l’art. 293 al. 3
CP, à un contrôle de la justification de la classification d’une information, d’une
part, et à une mise en balance des intérêts en jeu, d’autre part (arrêt Stoll c. Suisse, précité, §§ 138 et
139).
7.2. En l’espèce, l’infraction reprochée au recourant
avait trait à la publication de procès-verbaux d’audition et de correspondances
figurant dans le dossier d’une instruction pénale en cours.
Conformément à l’art.
184 du Code de procédure pénale du canton de Vaud (CPP/VD), toute enquête
demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive (al. 1). Le secret s’étend aux
éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction
non publiques (al. 2). La loi précise en outre que sont tenus
au secret tant les magistrats ou collaborateurs judiciaires (sous réserve de l’hypothèse
où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre
public, administratif ou judiciaire; art. 185 CPP/VD), que les parties, leurs
proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et
employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins, envers quiconque n’a
pas accès au dossier, la révélation faite aux proches ou familiers par la
partie ou son conseil n’étant cependant pas punissable (art. 185a CPP/VD).
La loi aménage enfin diverses exceptions. Ainsi, en
dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de
celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de
police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent
renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante,
lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment lorsque la
collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable, lorsqu’il
s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ou lorsqu’il
y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public (art.
185b al. 1 CPP/VD).
On se trouve donc
dans l’hypothèse où le secret est imposé par la loi et non par une décision d’autorité.
7.3. L’existence d’un tel secret de l’enquête, que connaissent
la plupart des procédures pénales cantonales, est en règle générale motivée par
les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale, en prévenant les
risques de collusion, ainsi que le danger de disparition et d’altération de
moyens de preuve. On ne peut cependant méconnaître non plus
les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence,
et, plus généralement de ses relations et intérêts personnels (Hauser, Schweri et Hartmann, Schweizerisches
Strafprozessrecht, 6e éd., 2005,
§ 52, n. 6, p. 235; Gérard Piquerez, op. cit.,
§ 134, n. 1066, p. 678; le même, Procédure pénale suisse, Manuel, 2e
éd., 2007, n. 849, p. 559 s.), ainsi que la nécessité de protéger le processus
de formation de l’opinion et de prise de décision au sein d’un organe de l’État,
que tend précisément à protéger l’art. 293 CP (ATF 126 IV 236 consid. 2c/aa, p. 245). La Cour européenne des droits de l’Homme a
déjà eu l’occasion de juger qu’un tel but était en soi légitime. Il s’agit de
garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire selon la
terminologie de l’art. 10 al. 2 CEDH, qui mentionne en outre notamment la
protection de la réputation et des droits d’autrui (voir Weber c. Suisse, arrêt du 22 mai 1990, § 45 ; Dupuis et autres c. France, arrêt
du 7 juin 2007, § 32).
Aussi, dans la
mesure où la publication litigieuse portait sur des extraits de procès-verbaux
d’audition de l’inculpé et reproduisait certaines correspondances adressées par
ce dernier au juge d’instruction, il est soutenable de soumettre ces éléments
au secret, soit d’en prohiber l’accès au public, comme l’a fait le législateur
cantonal vaudois. Cette conclusion s’impose en ce qui concerne les
procès-verbaux d’audition de l’inculpé, dont il n’est pas admissible qu’ils puissent
faire, avant clôture de l’instruction, avant jugement et hors contexte, l’objet
d’exégèses sur la place publique, au risque d’influencer le processus des
décisions du juge d’instruction et de l’autorité de jugement. Elle s’impose de
la même manière en ce qui concerne les correspondances adressées par l’inculpé
au Juge d’instruction, qui avaient essentiellement trait à des problèmes
pratiques et des critiques envers son conseil (jugement, consid.
4, p. 7). On peut préciser sur ce point qu’il ressort de la publication
litigieuse que les autorités cantonales n’ont pas reproduite in extenso dans leurs décisions, mais à
laquelle elles se réfèrent et dont le contenu n’est pas discuté, que les
problèmes pratiques mentionnés portaient sur des demandes de mise en liberté
provisoire et d’accès à des effets personnels (lettres du 11 juillet 2003), de
changement de cellule (lettre du 7 août 2003) ou d’autorisation de téléphone
(lettre du 6 août 2003). Indépendamment de la garantie de la présomption d’innocence
et de ce qui pourrait être déduit dans le procès pénal de telles
correspondances sur la personnalité du détenu, ce dernier dont la liberté est
restreinte dans une mesure importante même pour des actes de la vie courante
relevant de sa sphère privée, voire intime, peut prétendre de l’autorité qui
restreint sa liberté qu’elle le protège d’un étalage public des contingences
pratiques de sa vie de détenu et de prévenu (cf. art. 13 Cst.).
Il s’ensuit que l’on
ne peut, en l’espèce, qualifier de secret de peu d’importance au sens de l’art.
293 al. 3 CP les informations publiées par le recourant en tant qu’elles
avaient trait au contenu des procès-verbaux d’audition de l’inculpé et à sa
correspondance avec le juge d’instruction. Cela étant, la publication litigieuse
réalisait l’état de fait visé par l’art. 293 al. 1 CP.
7.4. Au demeurant, les informations en cause peuvent
être qualifiées de secret matériel. Elles n’étaient en effet accessibles qu’à
un nombre restreint de personnes (le juge d’instruction et les parties à la
procédure). L’autorité d’instruction avait par ailleurs la volonté de les
maintenir secrètes et non seulement un intérêt légitime mais l’obligation de le
faire, imposée par la loi de procédure pénale cantonale, dont la justification
a été rappelée ci-dessus (v. supra consid. 7.3).
7.5. Seule demeure ainsi litigieuse l’existence d’un
fait justificatif.
8. En
bref, le recourant soutient qu’il avait le devoir de profession (ancien
art. 32 CP) en tant que journaliste professionnel de publier les informations
en cause en raison de l’intérêt pour l’opinion publique de Suisse romande de l’affaire
« du Grand-Pont », qu’il qualifie d’évident. Selon lui, il y aurait lieu, à la
lumière de la jurisprudence européenne, de partir de l’idée que la publication
est a priori justifiée, sauf s’il
existe un besoin social impérieux de maintenir le secret. Sous l’angle de la
bonne foi, l’art. 32 devrait être appliqué au journaliste qui n’est pas à l’origine
de l’indiscrétion commise par un tiers et qui reçoit des informations sans
commettre lui-même d’autre infraction que la violation du secret résultant de
la publication. Enfin, la forme de la publication ne constituerait pas un
critère pertinent.
8.1. Sur le premier point, la cour cantonale a
constaté que si l’accident du 8 juillet 2003, dont les circonstances sont
sans nul doute inhabituelles, avait suscité une vive émotion au sein de la
population, il n’en demeurait pas moins que cela restait, sur le plan
juridique, un accident de la circulation aux conséquences mortelles, ce qui ne
revêtait pas en soi un intérêt général évident. On ne pouvait à cet égard
parler de traumatisme collectif de la population lausannoise, qui aurait
justifié qu’elle soit rassurée et renseignée séance tenante sur l’état de l’enquête
(arrêt entrepris, consid. 2, p. 9).
Il est vrai que l’affaire
« du Grand-Pont » a été largement médiatisée (jugement, consid.
4 p. 8, auquel renvoie l’arrêt cantonal [arrêt entrepris, consid.
B, p. 2]). Cette seule circonstance, de même que le caractère inhabituel de l’accident,
ne suffisent pourtant pas à justifier l’existence d’un intérêt public
considérable à la publication des informations confidentielles en question.
Sauf à se justifier par lui-même, l’intérêt éveillé dans le public par la
médiatisation des faits ne peut en effet constituer un intérêt public à la
révélation d’informations classifiées, car il suffirait alors de susciter l’intérêt
du public pour un événement pour justifier ensuite la publication d’informations
confidentielles permettant d’entretenir cet intérêt. Un tel intérêt public fait
en outre manifestement défaut en ce qui concerne les correspondances publiées.
On a vu ci-dessus (v. supra consid. 7.3) que ces
correspondances ne concernaient quasiment que des critiques émises par l’inculpé
à l’adresse de son conseil et des problèmes pratiques tels que des demandes de
mise en liberté provisoire et d’accès à des effets personnels, de changement de
cellule ou d’autorisation de téléphone. De telles informations n’apportent
aucun éclairage pertinent sur l’accident et les circonstances l’entourant.
Elles ressortissent à la sphère privée, voire intime, de la personne détenue
préventivement et l’on perçoit mal à quel autre intérêt leur publication
pouvait répondre qu’une certaine forme de voyeurisme. Il n’en va pas
différemment des démarches entreprises par l’intéressé auprès du juge d’instruction
en relation avec le choix de son défenseur. On ne discerne pas non plus, en ce
qui concerne les procès-verbaux d’audition, quelle question politique ou d’intérêt
général se serait posée ou aurait mérité d’être débattue sur la place publique
et les autorités cantonales ont expressément exclu l’existence d’un traumatisme
collectif qui aurait justifié de rassurer la population ou de la renseigner.
Cette constatation de fait, que le recourant ne discute pas dans son recours de
droit public, lie la cour de céans (art. 277bis PPF). Dans ces conditions,
le recourant ne démontre pas en quoi résiderait l’intérêt « évident » pour le
public des informations publiées et l’on ne saurait faire grief à la cour
cantonale d’avoir retenu qu’un tel intérêt relevait tout au plus de la
satisfaction d’une curiosité malsaine.
8.2. Les deux autres éléments invoqués par le
recourant ont trait à son comportement (bonne foi dans l’accès aux informations
et forme de la publication).
8.2.1. Il convient tout d’abord de relever que l’art.
293 CP réprime la seule divulgation des informations, indépendamment de la
manière dont l’auteur y a eu accès. Par ailleurs, même en application de l’art.
10 CEDH, la Cour européenne n’attache pas une importance déterminante à cette
circonstance lorsqu’il s’agit d’examiner si l’intéressé a respecté ses devoirs
et responsabilités. Le facteur prépondérant réside plutôt dans le fait qu’il ne
pouvait ignorer que la divulgation l’exposait à une sanction (arrêt Stoll c. Suisse, précité, § 144 et arrêt Fressoz et Roire
c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999‑I).). Ce point
est constant en l’espèce (v. supra consid. B).
8.2.2. Quant à la forme de la publication, elle peut en
revanche jouer un rôle plus important, sous l’angle de la garantie de la
liberté d’expression. La Cour européenne des droits de l’Homme,
tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas – pas plus qu’aux juridictions
internes – de se substituer à la presse dans le choix d’une technique de compte
rendu, tient néanmoins compte, dans la pesée des intérêts en jeu, du contenu de
la publication, du vocabulaire utilisé, de la mise en page de la publication
ainsi que des titres et sous-titres (sans qu’il importe qu’ils aient été
choisis par le journaliste ou sa rédaction) ou encore de la précision des
informations (arrêt Stoll c. Suisse, précité, §§ 146 ss, spéc. 146, 147 et 149).
En l’espèce, la cour
cantonale a jugé que le ton adopté par le recourant dans son article démontrait
qu’il n’était pas, comme il le prétend, principalement animé par la volonté d’informer
le public sur l’activité étatique que constituait l’enquête pénale. Le titre de
l’article (« L’interrogatoire du conducteur fou », « la version du chauffard »)
manquait déjà d’objectivité. Il suggérait que l’affaire était déjà jugée pour l’auteur,
en ce sens que les morts du Grand-Pont n’étaient pas le fait d’un conducteur
ordinaire mais d’« un conducteur fou », d’« un homme imperméable aux événements
et à l’agitation qui l’entourent », dont le journaliste se demandait en
conclusion s’il ne faisait pas tout « pour se rendre indéfendable ». La mise en
situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la reproduction de
lettres du prévenu au juge étaient révélatrices des mobiles qui avaient animé l’auteur
des lignes litigieuses, qui s’était borné à faire dans le sensationnel, ne
cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine
que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de
cette publication très partielle, le lecteur se faisait une opinion et
préjugeait sans aucune objectivité de la suite qui serait donnée par la justice
à cette affaire, sans le moindre respect pour la présomption d’innocence (arrêt
entrepris, consid. 2, p. 9 s.). La cour cantonale en
a conclu que cet élément d’appréciation ne parlait pas en faveur de la
prédominance de l’intérêt public à l’information. On ne saurait lui en faire
grief.
8.3. Le recourant soutient encore que les
procès-verbaux et la correspondance étaient, quoi qu’il en soit, appelés à être
évoqués en audience publique ultérieurement. Il en déduit que le maintien de la
confidentialité de ces informations ne pouvait ainsi se justifier par un «
besoin social impérieux ».
Toutefois,
la seule possibilité que le secret qui domine l’instruction pénale puisse être
levé dans une phase ultérieure de la procédure, notamment lors des débats qui,
dans la règle, sont soumis au principe de la publicité, ne remet pas en cause
la justification du secret de l’instruction, dès lors qu’il en va notamment de
protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision non
seulement de l’autorité de jugement mais également de l’autorité d’instruction
jusqu’à la clôture de cette phase secrète de la procédure. La publication en cause, loin d’être
neutre et complète, comportait du reste des commentaires et des appréciations
qui présentaient sous un jour particulier les informations litigieuses, sans
offrir les possibilités de discussion contradictoire qui sont l’essence même
des débats devant l’autorité de jugement.
8.4. Le recourant ne formule enfin expressément
aucune critique quant à la quotité de la peine qui lui a été infligée. Il ne
remet pas non plus en question le refus d’un délai d’épreuve et de radiation de
cette amende (ancien art. 49 ch. 4 en corrélation avec l’ancien art. 106 al. 3
CP) au regard de l’application du droit suisse. Dans la
perspective de la pesée de l’intérêt à l’ingérence, on peut se borner à relever
que l’amende infligée, dont la quotité tenait compte d’un antécédent en 1998
(condamnation à une amende de 2000 francs avec délai d’épreuve pour la
radiation de 2 ans pour contrainte et diffamation) n’excède pas la moitié
d’un revenu mensuel que le recourant réalisait au moment des faits (jugement, consid. 1, p. 5) et rien n’indique que sa situation d’indépendant
au moment du jugement de première instance ait conduit à une diminution
significative de ses revenus. Il convient également de souligner que par
4000 francs le montant de l’amende n’atteint pas le maximum légal prévu par l’ancien
art. 106 al. 1 CP (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006) et
que ce montant maximal, fixé par le législateur il y a plus de trente ans, n’a
pas été réévalué avant l’entrée en vigueur de la nouvelle partie générale du
Code pénal, qui le fixe dorénavant à 10 000 francs (art. 106 al. 1 CP dans sa
teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2007). La sanction de la
contravention reprochée au recourant ne l’a, par ailleurs, pas empêché de s’exprimer
puisqu’elle est intervenue après la publication de l’article (cf. arrêt Stoll c. Suisse, précité, § 156). Dans ces
conditions, on ne voit pas que compte tenu de la nature de l’infraction retenue
(la moins grave dans la classification du Code pénal suisse), de la quotité de
la sanction et du moment où elle est intervenue, la sanction infligée au
recourant puisse être appréhendée comme une sorte de censure.
8.5. Il résulte de ce qui précède que le recourant a
divulgué un secret au sens de l’art. 293 al. 1 CP et qu’il ne peut
invoquer aucun fait justificatif en sa faveur. La décision entreprise ne viole
pas le droit fédéral, interprété à la lumière des dispositions conventionnelles
invoquées par le recourant. »
II. LE DROIT
ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le
code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur jusqu’au
31 décembre 2006)
17. Les dispositions pertinentes
du code pénal suisse (version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006) se lisent
ainsi :
Article 39 –
Arrêts
« 1Les
arrêts sont la peine privative de liberté la moins grave. Leur durée est d’un
jour au moins et de trois mois au plus (...).»
Article 293 –
Publication de débats officiels secrets
« 1Celui
qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des
actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu
de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa
compétence sera puni des arrêts ou de l’amende.
2La complicité est punissable.
3Le juge pourra renoncer à toute peine si
le secret livré à la publicité est de peu d’importance. »
B. Le
Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur à partir du 1er janvier
2007)
18. Les dispositions du Code
pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur à partir du 1er
janvier 2007) se lisent ainsi :
Article 293 –
Publication de débats officiels secrets
« 1Celui
qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des
actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu
de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa
compétence sera puni de l’amende.
2La complicité est punissable.
3Le juge pourra renoncer à toute peine si
le secret livré à la publicité est de peu d’importance. »
C. Le
code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 décembre 1967
19. Les dispositions du code de
procédure pénale du canton de Vaud du 12 décembre 1967 se lisent
ainsi :
Article 166 –
Secret
« Les recherches
préliminaires de la police judiciaire sont secrètes. Les articles 184 à
186 sont applicables par analogie. »
Article 184 –
Secret de l’enquête
« 1Toute
enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive.
2Le secret s’étend aux éléments révélés par
l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non
publiques. »
Article 185 –
Personnes tenues
« Les
magistrats ou collaborateurs judiciaires ne peuvent communiquer ni pièces, ni
renseignements sur l’enquête à quiconque n’a pas accès au dossier, sinon dans
la mesure où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des
motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire. »
Article 185a
« 1Les
parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs,
consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins sont
tenus de respecter le secret de l’enquête envers quiconque n’a pas accès au
dossier.
2La révélation faite aux proches ou
familiers par la partie ou son conseil n’est pas punissable. »
Article 185b
« 1En
dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de
celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de
police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent
renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante,
lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment dans l’un des cas
suivants :
a. lorsque la collaboration du public s’impose en
vue d’élucider un acte punissable ;
b. lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement
grave ou déjà connue du public ;
c. lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations
fausses ou de rassurer le public.
2Lorsqu’une conférence de presse est
organisée, les conseils des parties et le Ministère public sont conviés à y
participer.
3Lorsqu’une information inexacte a été
transmise à la presse, la radio ou la télévision, les parties peuvent requérir
du juge d’instruction cantonal qu’il en ordonne la rectification, par la même
voie. »
Article 186 –
Sanction
« 1Celui
qui aura violé le secret de l’enquête sera puni d’une amende jusqu’à
cinq mille francs, à moins que l’acte ne soit punissable en vertu d’autres
dispositions protégeant le secret.
2Dans les cas de très peu de
gravité, il pourra être exempté de toute peine (...). »
D. Les
directives du Conseil suisse de la presse
20. Les directives relatives à la
Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste émises par le
Conseil suisse de la presse se lisent ainsi, en leurs passages pertinents en l’espèce :
Directive
3.8 : Audition lors de reproches graves
« En vertu du
principe d’équité (fairness) et du précepte éthique
général consistant à entendre les deux parties dans un conflit (« audiatur et altera pars »),
les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne
faisant l’objet de reproches graves. Ce faisant, ils doivent décrire avec
précision les reproches graves qu’ils comptent publier. Il n’y a pas d’obligation
de donner à la partie touchée par des reproches graves la même place, en termes
quantitatifs, qu’à la critique la concernant. Mais sa prise de position doit
être reproduite de manière loyale dans le même récit médiatique »
Directive 7.2 –
Identification
« Les journalistes soupèsent avec soin les intérêts en jeu (droit du public à
être informé, protection de la vie privée). La mention du nom et/ou le compte
rendu identifiant est admissible :
- si la
personne concernée apparaît publiquement en rapport avec l’objet de la relation
médiatique ou si elle donne son accord à la publication de toute autre
manière ;
- si la
personne jouit d’une grande notoriété et que la relation médiatique est en
rapport avec les causes de sa notoriété ;
- si la
personne exerce un mandat politique ou une fonction dirigeante étatique ou
sociale et que la relation médiatique s’y rapporte ;
- si la
mention du nom est nécessaire pour éviter une confusion préjudiciable à des
tiers ;
- si la
mention du nom ou le compte rendu identifiant est justifié par ailleurs par un
intérêt public prépondérant.
Dans les cas où l’intérêt
de protéger la vie privée l’emporte sur l’intérêt du public à une
identification, les journalistes ne publient ni le nom, ni d’autres indications
qui permettent l’identification d’une personne par des tiers n’appartenant pas
à l’entourage familial, social ou professionnel, et qui donc sont informés
exclusivement par les médias. »
III. TEXTES EUROPÉENS ET ÉLÉMENTS DE
DROIT COMPARÉ PERTINENTS
A. Recommandation
Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation
avec les procédures pénales (adoptée par le Comité des Ministres le 10 juillet
2003)
21. Dans ses passages pertinents,
la Recommandation Rec(2003)13 se lit ainsi :
« (...)
Rappelant que les
médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à
recevoir des informations, y compris des informations sur des questions d’intérêt
public, en application de l’article 10 de la Convention, et qu’ils ont le
devoir professionnel de le faire ;
Rappelant que les
droits à la présomption d’innocence, à un procès équitable et au respect de la
vie privée et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention,
constituent des exigences fondamentales qui doivent être respectées dans toute
société démocratique ;
Soulignant l’importance
des reportages réalisés par les médias sur les procédures pénales pour informer
le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pénal et permettre au
public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire
pénal ;
Considérant les
intérêts éventuellement conflictuels protégés par les articles 6, 8
et 10 de la Convention et la nécessité d’assurer un équilibre entre ces
droits au regard des circonstances de chaque cas individuel, en tenant dûment
compte du rôle de contrôle de la Cour européenne des Droits de l’Homme pour
garantir le respect des engagements contractés au titre de la Convention ;
(...)
Désireux de
promouvoir un débat éclairé sur la protection des droits et intérêts en jeu
dans le cadre des reportages effectués par les médias sur les procédures
pénales, ainsi que de favoriser de bonnes pratiques à travers l’Europe, tout en
assurant l’accès des médias aux procédures pénales ;
(...)
Recommande, tout en
reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne
les procédures pénales, aux gouvernements des États membres :
1. de
prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent
nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente
recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles
respectives,
2. de
diffuser largement cette recommandation et les principes qui y sont annexés, en
les accompagnant le cas échéant d’une traduction, et
3. de les
porter notamment à l’attention des autorités judiciaires et des services de
police, et de les mettre à la disposition des organisations représentatives des
juristes praticiens et des professionnels des médias.
Annexe à la
Recommandation Rec(2003)13 – Principes concernant la
diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures
pénales.
Principe 1 –
Information du public par les médias
Le public doit
pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires
et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en
conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires
sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules
limitations prévues en application des principes qui suivent.
Principe 2 –
Présomption d’innocence
Le respect du
principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un
procès équitable.
En conséquence, des
opinions et des informations concernant les procédures pénales en cours ne
devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne
porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé.
(...)
Principe 6 –
Information régulière pendant les procédures pénales
Dans le cadre des
procédures pénales d’intérêt public ou d’autres procédures pénales attirant
particulièrement l’attention du public, les autorités judiciaires et les services
de police devraient informer les médias de leurs actes essentiels, sous réserve
que cela ne porte pas atteinte au secret de l’instruction et aux enquêtes de
police et que cela ne retarde pas ou ne gêne pas les résultats des procédures.
Dans le cas des procédures pénales qui se poursuivent pendant une longue
période, l’information devrait être fournie régulièrement.
(...)
Principe 8 –
Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours
La fourniture d’informations
sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres
parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de
la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection
particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres
personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes
suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention
particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations
permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans
ce Principe. »
B. Droit
comparé
22. En ce qui concerne la
question des sanctions prévues en cas de violation du secret de l’instruction,
la Cour dispose d’éléments de droit comparé concernant 30 États membres du
Conseil de l’Europe (Allemagne, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie,
Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie,
« l’ex‑République yougoslave de Macédoine », Lituanie,
Luxembourg, Monaco, Moldavie, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie,
Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Turquie et Ukraine).
La divulgation d’informations
couvertes par le secret de l’instruction est sanctionnée en tant que telle dans
tous ces États.
23. Dans 23 États membres sur 30,
les sanctions ont une portée générale, c’est-à-dire qu’elles peuvent frapper
toute personne ayant divulgué des informations couvertes par le secret de l’instruction.
Dans les sept États restants (Autriche, Espagne, Lituanie, Luxembourg, Moldova,
Roumanie et Ukraine), les sanctions ne visent que les personnes impliquées dans
l’enquête pénale.
La majorité de ces
23 États ont opté pour des sanctions de nature pénale, tandis qu’en Estonie, en
Fédération de Russie et en République tchèque, la violation du secret de l’instruction
n’entraîne que des sanctions administratives.
EN DROIT
24. Le requérant allègue que sa
condamnation pénale a entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression
garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression.
Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de
communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités
publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas
les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision
à un régime d’autorisations.
2. L’exercice
de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis
à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la
loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à
la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou
de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour
empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité
et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. L’arrêt de la
chambre
25. Dans son
arrêt du 1er juillet 2014, la chambre a conclu à la violation de l’article 10.
Elle a d’abord considéré que la condamnation du requérant au paiement d’une
amende, à raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction
dans son article, constituait une ingérence dans le droit de l’intéressé à la
liberté d’expression et que cette ingérence était prévue par la loi et
poursuivait les buts légitimes suivants : empêcher « la divulgation d’informations
confidentielles », garantir « l’autorité et l’impartialité du pouvoir
judiciaire » et « la protection de la réputation (et) des droits d’autrui ».
26. La chambre
a ensuite estimé qu’à l’origine de l’article litigieux se trouvait une
procédure judiciaire entamée à la suite d’un incident survenu dans des
circonstances exceptionnelles, ayant immédiatement suscité l’intérêt du public
et ayant conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la
manière dont la justice pénale la traitait. Dans l’article incriminé, le requérant
se penchait sur la personnalité de l’accusé et cherchait à comprendre son
mobile, tout en mettant en exergue la manière dont les autorités policières et
judiciaires traitaient l’accusé, qui semblait atteint de troubles
psychiatriques. Dès lors, la chambre a conclu qu’un tel article abordait un
sujet relevant de l’intérêt général.
27. Cependant,
la chambre a noté que le requérant, journaliste expérimenté, ne pouvait ignorer
que les pièces entrées en sa possession étaient couvertes par le secret de l’instruction.
Dans ces conditions, il était tenu de respecter les dispositions légales
applicables en la matière.
28. Concernant
la mise en balance des intérêts concurrents, la chambre a remarqué que le Tribunal
fédéral s’était borné à constater que la divulgation prématurée tant des
procès-verbaux d’audition que de la correspondance adressée au juge par le
prévenu portait nécessairement atteinte à la présomption d’innocence et plus
largement au droit du prévenu à un procès équitable. Or l’article litigieux n’abordait
pas la question de la culpabilité de l’accusé et il avait été publié plus de
deux ans avant la première audition de celui-ci sur les faits qui lui étaient
reprochés. En outre, l’accusé avait été jugé par des tribunaux composés
exclusivement de juges professionnels, à l’exclusion d’un jury populaire, ce qui réduisait également les risques
de voir des articles tels que celui de l’espèce affecter l’issue de la
procédure judiciaire.
29. Pour autant
que le Gouvernement a allégué que la divulgation des documents couverts par le
secret de l’instruction constituait une ingérence dans le droit du prévenu au
respect de la vie privée, la chambre a estimé que ce dernier disposait de
recours en droit suisse pour faire réparer l’atteinte à sa réputation, dont il
n’a cependant pas fait usage. Ainsi le second but légitime invoqué par le
Gouvernement perdait nécessairement de la force dans les circonstances de l’espèce.
30. S’agissant
des critiques du Gouvernement à l’encontre de la forme de l’article incriminé,
la chambre a rappelé qu’outre la substance des idées et informations exprimées,
l’article 10 protège aussi leur mode d’expression.
31. Enfin, même
si l’amende avait été infligée pour une infraction relevant des
« contraventions », et que des sanctions plus lourdes, englobant des
peines privatives de liberté, étaient envisagées pour la même infraction, la
chambre a considéré qu’en raison de son effet dissuasif non négligeable en l’espèce,
l’amende était disproportionnée au but poursuivi.
32. La chambre
en a conclu que les motifs invoqués par les autorités nationales étaient
pertinents mais pas suffisants pour justifier une telle ingérence dans le droit
du requérant à la liberté d’expression.
B. Les thèses des
parties devant la Grande Chambre
1. Le
requérant
33. Le requérant admet que sa
condamnation avait une base légale mais estime qu’elle n’était pas nécessaire
dans une société démocratique.
34. Il soutient tout d’abord que
la publication n’avait pas pour but de divulguer des informations
confidentielles mais qu’elle répondait à un intérêt public, à savoir l’exigence
d’informer la population sur des faits en relation avec un événement important
ayant frappé l’esprit des habitants de Lausanne et de la Suisse romande.
Il considère que
ces informations étaient, certes, formellement confidentielles, mais qu’elles n’étaient
pas de nature à justifier le maintien du secret.
35. Le requérant indique
également que la publication litigieuse n’a pas influencé les investigations en
cours ni porté atteinte à la présomption d’innocence à l’égard du prévenu. S’agissant
de ce dernier principe, le requérant souligne que, s’il lie les autorités
étatiques, il ne saurait empêcher les particuliers de se forger une opinion
avant l’issue d’un procès pénal. Il précise que, à l’instar de l’affaire Campos Dâmaso
c. Portugal (no 17107/05, § 35, 24 avril
2008), aucun magistrat non professionnel ne pouvait être appelé à trancher
cette affaire, qui fut d’ailleurs jugée par un tribunal composé exclusivement
de juges professionnels. À cet égard, il considère qu’il ressort du jugement du
Tribunal correctionnel du 23 novembre 2005 et de l’arrêt de la Cour de
cassation pénale du 26 juin 2006 que l’article litigieux n’a eu aucun
impact sur le procès de M. B. Le Tribunal fédéral, dans son arrêt, n’aurait d’ailleurs
nullement démontré un tel impact, se bornant à des considérations d’ordre
général sur les risques de collusion ou les dangers de disparition ou d’altération
des preuves.
En outre, le
requérant soutient que même si, au moment de la parution de l’article
litigieux, on ne pouvait pas savoir que le procès du prévenu aurait lieu deux
ans plus tard, ce qui aurait diminué d’autant plus l’impact potentiel de l’article
sur la procédure en cours, il était certain que l’instruction conduisant au
procès allait durer de longs mois.
36. En ce qui concerne la
question de la protection du droit de M. B. au respect de la vie privée, le
requérant rappelle que ce dernier n’avait pas saisi les tribunaux ni fait
valoir ses moyens de droit. Selon le requérant, dans ces circonstances, la
question de l’obligation positive de l’État de protéger la vie privée du
prévenu reste une question théorique, alors que l’examen de la Cour devrait se
faire in concreto.
Il s’agirait, en l’espèce, d’une mise en balance « virtuelle » entre
les droits d’un journaliste concrètement condamné au pénal et les droits d’un
prévenu qui n’aurait pas entendu se prévaloir de son droit à la protection de
sa vie privée alors qu’il en aurait eu la possibilité.
2. Le
Gouvernement
37. Le Gouvernement ne conteste
pas qu’il y ait eu ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la
liberté d’expression, et se réfère au constat de la chambre selon lequel cette
ingérence était « prévue par la loi » et visait un « but
légitime ».
38. Les arguments du Gouvernement
portent essentiellement sur la nécessité de l’ingérence dans une société
démocratique.
39. Tout d’abord, le Gouvernement
observe qu’en l’espèce il n’existait pas de raisons impérieuses d’informer le
public permettant au requérant de passer outre le secret de l’instruction. Il
se réfère pour cela à un certain nombre d’affaires jugées par la Cour où
celle-ci aurait déduit l’existence d’un intérêt public de la notoriété des
personnes visées par les procédures pénales en cause. S’appuyant sur l’arrêt Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique (no 64772/01,
§ 72, 9 novembre 2006), le Gouvernement souligne que le simple fait que les
informations publiées puissent satisfaire une certaine curiosité du public ne
peut suffire. Le Gouvernement renvoie également à la conclusion énoncée par le
Tribunal fédéral dans son arrêt du 28 avril 2008, à savoir que, même si
les circonstances de l’accident du Grand-Pont étaient inhabituelles et que le
drame avait suscité une vive émotion au sein de la population, cela restait,
sur le plan juridique, un accident de la circulation.
Le Gouvernement considère ensuite que l’intérêt suscité par la
médiatisation de l’affaire ne peut pas constituer en soi un « intérêt
public » à la révélation d’informations classifiées. Plus concrètement, il
conteste que la publication des lettres du prévenu puisse relever de l’intérêt
public car ces lettres n’apportaient aucun éclairage sur les circonstances de l’accident
et relevaient de la sphère privée du prévenu.
Le Gouvernement
estime aussi que le même constat vaut pour la publication des extraits des
procès-verbaux d’interrogatoire.
40. En ce qui concerne la mise en
balance des intérêts en cause, le Gouvernement rappelle que le droit du public
de recevoir des informations sur les activités judiciaires existe sous réserve
que soient respectés les droits d’autrui à la présomption d’innocence, à un
procès équitable et à la vie privée et familiale, garantis par les articles 6
et 8 de la Convention.
À cet égard, il
souligne que le principe de subsidiarité sur lequel se fonde le système de la
Convention veut que cet exercice de mise en balance incombe en premier lieu aux
juridictions nationales, ce qui a été selon lui le cas en l’espèce puisque le
Tribunal fédéral a procédé à un examen approfondi de la question.
41. Pour ce qui est du droit du
prévenu au respect de la vie privée, le Gouvernement souligne que l’article
litigieux comportait une photographie du prévenu en gros plan ainsi que toute
une série d’informations strictement personnelles, y compris des éléments tirés
des procès‑verbaux d’audition et des déclarations de son épouse et de son
médecin traitant, outre, naturellement les lettres adressées par le prévenu au
juge d’instruction et comportant des détails sur sa vie privée en prison.
Le Gouvernement
considère par ailleurs que la mise en contexte de l’article et les termes
employés montraient la personnalité du prévenu sous un jour éminemment
défavorable et indiscret.
Le Gouvernement
rappelle que l’article 8 de la Convention implique une obligation positive
inhérente à un respect effectif de la vie privée et que cette obligation
positive est d’autant plus valable dans le cas de personnes vulnérables, comme
un détenu qui semble de surcroît souffrir de troubles psychiques. Se référant à
l’arrêt Von Hannover
c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et
60641/08, § 104, CEDH 2012), le Gouvernement indique que les mesures
propres à garantir l’observation de l’article 8 relèvent de la marge d’appréciation
des États et que, en l’espèce, l’application de l’article 293 du code
pénal suisse constituait une mesure appropriée pour protéger la vie privée du
prévenu.
Enfin, le Gouvernement considère que la chambre a éludé la question de la
mise en balance entre le droit du requérant à l’exercice de la liberté de la
presse et le droit du prévenu à la protection de sa vie privée puisqu’elle s’est
limitée à constater que le prévenu n’avait pas intenté d’actions légales
tendant à faire protéger ce droit, comme il en aurait eu pourtant la
possibilité en droit suisse. Selon le Gouvernement, l’existence de voies de
recours dont le prévenu aurait pu se prévaloir n’exonérait pas l’État de son
obligation positive. Le Gouvernement ajoute que le prévenu, emprisonné et
souffrant de troubles psychiques, n’était probablement pas en mesure d’intenter
une action légale afin de défendre ses intérêts.
42. En ce qui
concerne la protection de l’enquête en cours et de la présomption d’innocence,
le Gouvernement soutient que le fait que l’audience a eu lieu plus de deux ans
après la parution de l’article litigieux et la circonstance que le prévenu a
été jugé par des magistrats professionnels et non par un jury populaire n’étaient
pas connus au moment de la publication. C’est donc selon lui à tort que la
chambre a pris ces éléments en compte dans son arrêt.
Par ailleurs, le
Gouvernement considère que la Cour ne saurait exiger de lui qu’il apporte la
preuve que la divulgation d’informations confidentielles a effectivement et
concrètement porté préjudice aux intérêts protégés. Une telle exigence viderait
d’une grande partie de son sens le secret de l’instruction.
43. En ce qui
concerne la proportionnalité de la sanction infligée, le Gouvernement souligne
que l’amende ne dépassait pas la moitié des revenus mensuels du requérant et a
été fixée en tenant notamment compte des antécédents judiciaires du requérant.
Il souligne également que ce n’est pas le requérant lui-même mais son employeur
qui s’est acquitté du montant de l’amende.
C. L’appréciation
de la Cour
1. Sur l’existence
d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but
légitime »
44. Dans son arrêt du 1er
juillet 2014, la chambre a relevé qu’il ne prêtait pas à controverse entre les
parties que la condamnation du requérant avait constitué une ingérence dans l’exercice
par lui du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la
Convention.
45. Il n’était pas non plus
contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir le code pénal suisse
et le code de procédure pénale du canton de Vaud.
46. Dans son arrêt (paragraphes
40 et 41), la chambre a relevé par ailleurs que la mesure incriminée
poursuivait des buts légitimes, à savoir empêcher « la divulgation d’informations
confidentielles », garantir « l’autorité et l’impartialité du pouvoir
judiciaire » et « la protection de la réputation (et) des droits d’autrui »,
ce qui n’est pas non plus contesté par les parties.
47. La Grande Chambre ne voit
aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre sur ces trois points.
2. Sur la
nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
a) Principes généraux
48. Les principes généraux
permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de
la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre
1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01,
§ 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015) et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10,
§ 87, CEDH 2015 :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des
fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions
primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du
paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations »
ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou
indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent :
ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans
lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article
10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation
étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière
convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de
l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États
contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence
d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois
sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une
juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier
lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté
d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce
son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de
vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en
vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle
doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne
foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence
litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle
était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs
invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent «
pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les
autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés
à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation
acceptable des faits pertinents (...) »
49. Par
ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la
Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression
dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt
général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH
1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens
et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46,
CEDH 2007-IV, Axel Springer AG
c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, CEDH 2012, et Morice, précité,
§ 125). Partant, un niveau élevé de protection de
la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des
autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les
propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas,
notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et
ce alors même que la procédure judiciaire dont il est question ne serait pas
terminée (voir, mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07,
§ 43, 15 juillet 2010, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas
e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011,
et Morice,
précité, § 125). Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80,
7 février 2002, Morice,
précité, § 125) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser
certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97,
§ 57, CEDH 2001-III, Morice, précité, § 125) ne font pas disparaître le
droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt
général (Paturel c. France, no 54968/00,
§ 42, 22 décembre 2005, et Morice, précité, § 125).
50. La presse joue
un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites,
tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe
néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses
responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels
c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, Thoma c. Luxembourg, précité, §§ 43‑45,
CEDH 2001‑III, et Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).
En effet, la
protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition
qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et
dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Le
concept de journalisme responsable, activité professionnelle protégée par l’article
10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des
informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens
journalistiques (Pentikäinen, précité, § 90, et
les affaires qui y sont citées). Dans son arrêt dans l’affaire Pentikäinen, la
Cour a souligné (ibidem) que le
concept de journalisme responsable englobe aussi la licéité du comportement des
journalistes et que le fait qu’un journaliste a enfreint la loi doit être pris
en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière
responsable.
51. En
particulier, on ne saurait considérer que les questions dont connaissent les
tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion
ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le
public en général. À la fonction
des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir
compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en
matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66) et le droit d’être présumé innocent (ibidem, § 68). Comme la Cour l’a déjà souligné à plusieurs reprises (ibidem, § 66, Worm
c. Autriche, 29 août
1997, § 50, Recueil des arrêts et
décisions 1997‑V, Campos Dâmaso, précité, § 31, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28
juin 2011, et Ageyevy c. Russie, no 7075/10,
§§ 224‑225, 18 avril 2013) :
« les journalistes qui rédigent des articles sur des
procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du
commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui
risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne
de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le
rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale ».
52. Par ailleurs, lorsqu’elle est appelée à se
prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la
Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue
de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant
elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet
de l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de cet
article. En effet, ces droits méritent a priori
un égal respect (Hachette Filipacchi
Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009,
Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03,
§ 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni,
no 48009/08, § 111, 10 mai 2011 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, 10
novembre 2015). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la
même dans les deux cas (Von Hannover (no 2), précité, § 106, Axel Springer AG,
précité, § 87 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité,
§ 91).
53. La
Cour considère qu’un raisonnement analogue doit s’appliquer dans la mise en
balance des droits garantis, respectivement, par les articles 10 et 6 § 1.
54. Enfin, la Cour rappelle qu’il
convient de tenir compte de l’équilibre à ménager entre les divers intérêts en
jeu. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les
cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge
international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre
à ménager. C’est pourquoi, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les
États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger
de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression
protégée par cette disposition (voir, entre autres, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06,
28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 54, CEDH 2011), en particulier lorsqu’il s’agit
de mettre en balance des intérêts privés en conflit.
Si la mise en
balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères
établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que
celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no
39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Palomo Sánchez et autres, précité, § 57, et,
dernièrement, Haldimann et autres c. Suisse, no
21830/09, §§ 54 et 55, CEDH 2015).
b) Application de ces principes
au cas d’espèce
55. Dans la présente affaire, le
droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des
informations se heurtent à des intérêts publics et privés de même importance,
protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le
secret de l’instruction. Ces intérêts sont : l’autorité et l’impartialité
du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale et le droit du prévenu
à la présomption d’innocence et à la protection de sa vie privée. À l’instar,
mutatis mutandis, de ce qu’elle avait
fait dans les arrêts Axel Springer AG (précité, §§ 89-95) ou Stoll (précité, §§ 108-161), la Cour estime
nécessaire de préciser les critères devant guider les autorités nationales des États
parties à la Convention dans la mise en balance de ces intérêts et donc dans l’appréciation
du caractère « nécessaire » de l’ingérence s’agissant des affaires de
violation du secret de l’instruction par un journaliste.
Ces critères se
dégagent des principes généraux susmentionnés mais également, dans une certaine
mesure, du droit des 30 États membres du Conseil de l’Europe que la Cour a
examiné dans le cadre de la présente requête (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).
i. La manière
dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses
56. La Cour rappelle que la manière dont une
personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles
ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à
effectuer dans le cadre de l’article 10 § 2 (Stoll, précité, § 141).
57. Dans la présente affaire, il
n’a pas été allégué que le requérant se serait procuré les informations
litigieuses de manière illicite (paragraphe 12 ci-dessus). Néanmoins,
cette circonstance n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de
la question de savoir s’il a respecté ses devoirs et responsabilités au moment
de la publication de ces informations. Or, comme la chambre l’a relevé à juste
titre, le requérant, journaliste de profession, ne pouvait pas ignorer le
caractère confidentiel des informations qu’il s’apprêtait à publier (ibidem, § 144). D’ailleurs, il n’a à
aucun moment contesté que la publication de ces informations pouvait relever de
l’article 293 du code pénal suisse, que ce soit devant les juridictions
nationales ou devant la Cour (comparer avec Dupuis
et autres c. France, no 1914/02, § 24,
7 juin 2007).
ii. La teneur de
l’article litigieux
58. La Cour rappelle que la
garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes
rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que
les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent
des informations « fiables et précises », dans le respect de la
déontologie journalistique (Stoll, précité, § 103).
Par ailleurs, outre
la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège
aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni
aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire
quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (ibidem, § 146 ; voir aussi Laranjeira Marques da Silva c. Portugal, no
16983/06, § 51, 19 janvier 2010). La liberté journalistique comprend
aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de
provocation (Prager et Oberschlick
c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Thoma, précité,
§§ 45 et 46, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V,
et Ormanni c. Italie, no 30278/04,
§ 59, 17 juillet 2007).
59. En l’espèce,
la Cour note que, dans son arrêt du 29 avril 2008, le Tribunal fédéral a
longuement examiné le contenu de l’article et en a conclu notamment que « [l]a
mise en situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la
reproduction de lettres du prévenu au juge étaient révélatrices des mobiles qui
avaient animé l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était borné à faire dans
le sensationnel, ne cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité
relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires.
En prenant connaissance de cette publication très partielle, le lecteur se
faisait une opinion et préjugeait sans aucune objectivité de la suite qui
serait donnée par la justice à cette affaire, sans le moindre respect pour la
présomption d’innocence ».
60. Pour sa part, la Cour relève
que, même si l’article litigieux n’exprimait aucune position quant au caractère
intentionnel de l’acte dont été accusé le prévenu, il traçait néanmoins de ce
dernier un portrait très négatif, sur un ton presque moqueur. Les titres
utilisés par le requérant ‑ « L’interrogatoire du
conducteur fou », « La version du chauffard » et « Il a
perdu la boule... » – ainsi que la photo en gros plan du prévenu, publiée
en grand format, ne laissent aucun doute quant à l’approche sensationnaliste
que le requérant avait entendu donner à son article. Par ailleurs, l’article
mettait en exergue la vacuité des déclarations du prévenu et ses
contradictions, qualifiées parfois explicitement de « mensonges à
répétition », pour en conclure, sur le mode interrogatif, que par
« ce mélange de naïveté et d’arrogance », M. B. faisait « tout
pour se rendre indéfendable ». La Cour souligne que ces questions
faisaient précisément partie de celles que les autorités judiciaires étaient
appelées à trancher, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement.
61. Sur ce point aussi, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de remettre en cause la décision,
dûment motivée, du Tribunal fédéral.
iii. La
contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général
62. Dans son arrêt du 1er
juillet 2014, la chambre a relevé que l’incident qui faisait l’objet de la
procédure pénale en cause avait immédiatement suscité l’intérêt du public et
conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la manière dont
la justice pénale la traitait.
63. La Cour
rappelle avoir déjà jugé que le public a un intérêt légitime à être informé et
à s’informer sur les procédures en matière pénale et que les propos relatifs au
fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 152).
64. Dans la présente affaire, la Cour admet que le sujet à l’origine
de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur le drame du Grand-Pont de
Lausanne, relevait de l’intérêt général. Cet incident, tout à fait
exceptionnel, avait suscité une très grande émotion au sein de la population et
les autorités judiciaires elles-mêmes avaient jugé opportun de tenir la presse
et le public informés de certains aspects de l’enquête en cours (paragraphe 11
ci‑dessus).
Toutefois, la question qui se pose est celle de
savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui
étaient couvertes par le secret de l’instruction étaient de nature à nourrir le
débat public sur le sujet en question (Stoll, précité, § 121 ; voir également Leempoel & S.A. Ed. Ciné Revue, précité, § 72) ou simplement à satisfaire
la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie strictement privée
du prévenu (mutatis mutandis, Von Hannover c.
Allemagne, no 59320/00, § 65, CEDH 2004‑VI, Société Prisma Presse c. France (déc.),
nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 40, Mosley, précité,
§ 114).
65. À cet égard, la Cour note qu’après un
examen approfondi du contenu de l’article, de la nature des informations qui y
étaient contenues et des circonstances entourant l’affaire du Grand-Pont de
Lausanne, le Tribunal fédéral, dans un arrêt longuement motivé et qui ne révèle
aucune trace d’arbitraire, a considéré que ni la divulgation des procès-verbaux
d’audition ni celle des lettres adressées par le prévenu au juge d’instruction
n’avaient apporté un éclairage pertinent pour le débat public et que l’intérêt
du public relevait en l’espèce « tout au plus de la satisfaction d’une
curiosité malsaine » (paragraphe 16 ci-dessus).
66. De son côté, le requérant n’a pas démontré en quoi la
publication des procès-verbaux d’audition, des déclarations de la femme et du
médecin du prévenu, ainsi que des lettres que le prévenu avait adressées au
juge d’instruction et qui portaient sur des questions anodines concernant le
quotidien de sa vie en détention, était de nature à nourrir un éventuel débat
public sur l’enquête en cours.
67. Dès lors, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de
substituer son propre avis à celui du Tribunal fédéral (voir, mutatis mutandis, MGN
Limited, précité, §§ 150
et 155, Palomo Sánchez et autres,
précité, § 57, et Haldimann
et autres, précité, §§ 54 et 55),
juridiction qui bénéficiait en la matière d’une certaine marge d’appréciation.
iv. L’influence
de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale
68. Tout en soulignant que les droits garantis, respectivement, par l’article 10 et par l’article 6 § 1 méritent a priori un égal respect (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour
rappelle qu’il est légitime de vouloir accorder une protection
particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure
pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect
de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Dupuis et autres, précité, § 44). Elle
souligne que le secret de l’instruction sert à protéger, d’une part, les
intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion ainsi que le
danger de disparition et d’altération des moyens de preuve et, d’autre part,
les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence
et, plus généralement, de ses relations et intérêts personnels. Il est en outre
justifié par la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et
de prise de décision du pouvoir judiciaire.
69. En l’espèce, bien que l’article
litigieux ne privilégiât pas ouvertement la thèse d’un acte intentionnel, il
était néanmoins orienté de manière à tracer du prévenu un portrait très
négatif, mettant en exergue certains aspects troublants de sa personnalité et
concluant que celui-ci « faisait tout pour se rendre indéfendable »
(paragraphe 60 ci-dessus).
Force est de
constater que la publication d’un article orienté de telle manière, à un moment
où l’instruction était encore ouverte, comportait en soi un risque d’influer d’une
manière ou d’une autre sur la suite de la procédure, que ce soit le travail du
juge d’instruction, les décisions des représentants du prévenu, les positions
des parties civiles ou la sérénité de la juridiction appelée à juger la cause,
indépendamment de la composition d’une telle juridiction.
70. La Grande
Chambre considère qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte la
preuve, a posteriori, que ce type de
publication a eu une influence réelle sur les suites de la procédure. Le risque
d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives,
telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient
adoptées par les autorités nationales.
La légalité de ces mesures en droit interne, ainsi que leur compatibilité
avec les exigences de la Convention, doivent pouvoir être appréciées au moment
où les mesures sont prises et non, comme soutient le requérant, à la lumière de
faits ultérieurs révélateurs de l’impact réel de ces publications sur le
procès, telle la composition de la formation de jugement (voir le
paragraphe 35 ci-dessus).
71. C’est donc à juste titre que
le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 29 avril 2008, a considéré que les
procès-verbaux d’interrogatoire et la correspondance du prévenu avaient fait
« l’objet d’exégèses sur la place publique, hors contexte, au risque
d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et, plus tard, de
l’autorité de jugement ».
v. L’atteinte à
la vie privée du prévenu
72. La Cour rappelle que le droit
à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de
la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70,
CEDH 2004‑VI, Polanco Torres et Movilla
Polanco c. Espagne, no 34147/06
§ 40, 21 septembre 2010, et Axel
Springer AG, précité, § 83). La notion de « vie privée » est une
notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité
physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de
l’identité d’un individu, tels l’identification et l’orientation sexuelle, le
nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image (S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC],
nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend
des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles
ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04,
§ 75, 6 avril 2010, et Saaristo et autres
c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010).
Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la
réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été
effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit
au respect de la vie privée (Axel
Springer AG, précité, § 83).
73. Si l’article
8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences
arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État
de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter
des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou
familiale, lesquelles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect
de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985,
§ 23, série A no 91, Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, §
36, 25 novembre 2008, Von Hannover (no 2), précité, § 98, et Söderman c. Suède [GC], nos 5786/08,
§ 78, CEDH 2013). Cela vaut également pour la protection du droit à
l’image contre les abus de la part de tiers (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février
2002, Von Hannover,
précité, § 57, Reklos et Davourlis c.
Grèce, no 1234/05, § 35, 15 janvier 2009, et Von Hannover (no 2),
précité, § 98).
74. La Cour note que, pour
remplir son obligation positive de garantir à une personne les droits tirés de
l’article 8, l’État peut être amené à restreindre dans une
certaine mesure les droits garantis par l’article 10 à une autre personne. Lors de l’examen de la nécessité de cette restriction dans une
société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des
droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si les
autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux
valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans
certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par
l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée
garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés, précité, § 43, MGN Limited, précité, § 142, et Axel Springer AG, précité, § 84).
75. Selon le Gouvernement, dans
la présente affaire, les autorités suisses avaient une obligation à la fois
négative et positive de protéger la vie privée du prévenu. À cet égard, le
Gouvernement rappelle à juste titre que les
mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 relèvent de la marge d’appréciation
des États. Il considère que l’article 293 du code pénal suisse, qui réprime la
divulgation d’informations classifiées, remplissait en l’occurrence cette
fonction.
76. La Cour a déjà examiné sous l’angle
de l’article 8 la question du respect de la vie privée d’un prévenu dans le
cadre d’une affaire de violation du secret de l’instruction. Dans l’arrêt Craxi c. Italie (no 2) (no 25337/94,
§ 73, 17 juillet 2003), elle a considéré que les autorités nationales n’étaient
pas seulement soumises à une obligation négative de ne pas divulguer sciemment
des informations protégées par l’article 8, mais qu’elles devaient également
prendre des mesures afin de protéger efficacement le droit d’un prévenu,
notamment au respect de sa correspondance.
Par conséquent, la
Cour considère que la procédure pénale diligentée contre le requérant par les
autorités cantonales de poursuite s’inscrivait bien dans le cadre de l’obligation
positive de protéger la vie privée du prévenu qui incombait à la Suisse en
vertu de l’article 8 de la Convention.
Par ailleurs, les
informations divulguées par le requérant étaient de nature très personnelle, et
même médicale, et incluaient notamment des déclarations du médecin traitant du
prévenu (paragraphe 10 ci-dessus), ainsi que des lettres adressées par ce
dernier, depuis son lieu de détention, au juge d’instruction chargé de l’affaire.
Aux yeux de la Cour, ce type d’information appelait le plus
haut degré de protection sous l’angle de l’article 8 ; ce constat est d’autant
plus important que le prévenu n’était pas connu du public et que le simple fait
qu’il se trouvait au centre d’une enquête pénale, certes pour des faits très
graves, n’impliquait pas qu’on l’assimile à un personnage public qui se met
volontairement sur le devant de la scène (voir, mutatis mutandis et a
contrario, Fressoz et Roire,
précité, § 50, et Egeland et Hanseid c.
Norvège, no 34438/04, § 62,
16 avril 2009).
77. Dans son arrêt
du 1er juillet 2014, la chambre a considéré que la protection de la
vie privée du prévenu, et notamment du secret de sa correspondance, pouvait
être assurée par des moyens moins attentatoires à la liberté d’expression du
requérant qu’une condamnation pénale. Aux yeux de la chambre, pour faire valoir
ses droits au titre de l’article 8 de la Convention, le prévenu aurait pu se
prévaloir des voies d’action civile dont il disposait en droit suisse.
La Cour considère que l’existence en droit interne de telles voies de
recours civiles pour la protection de la vie privée ne dispense pas l’État de
son obligation positive, telle qu’elle découle, dans chaque cas, de l’article 8
de la Convention envers tout accusé dans un procès pénal.
78. De toute
manière, quant aux circonstances particulières de la présente affaire, il est à
noter que, au moment de la publication de l’article litigieux, le prévenu se
trouvait en détention, et donc dans une situation de vulnérabilité. Par
ailleurs, rien dans le dossier n’indique qu’il était informé de la parution de
l’article et de la nature des informations qui y figuraient. Au surplus, il
souffrait vraisemblablement de troubles psychiques, ce qui accentuait sa
vulnérabilité. Dans ces conditions, on ne saurait reprocher aux autorités
cantonales d’avoir considéré que, pour remplir leur obligation positive de
protéger le droit de M. B. au respect de sa vie privée, elles ne pouvaient
se contenter d’attendre que M. B. eût pris lui‑même l’initiative d’intenter
une action civile contre le requérant et d’avoir par conséquent opté pour une
démarche active, fût-elle de nature pénale.
vi. La
proportionnalité de la sanction prononcée
79. La Cour rappelle que la
nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre
en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une
ingérence (voir, par exemple, Stoll, précité, § 153). Par ailleurs, la Cour doit
veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à
inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du
débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les
journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent
la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les
médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet
égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le
caractère mineur de la peine infligée (ibidem,
§ 154).
80. Au demeurant, la Cour note
que la divulgation d’informations couvertes par le secret de l’instruction est
sanctionnée dans chacun des 30 États membres du Conseil de l’Europe dont
la législation a été étudiée dans le cadre de la présente affaire (paragraphes
22 et 23 ci-dessus).
81. Certes, la
position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire
preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (voir Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no
236, Incal c. Turquie [GC], 9 juin 1998, §
54, Recueil des arrêts et décisions
1998‑IV, Lehideux
et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, Öztürk c. Turquie [GC], no
22479/93, 28 septembre 1999, § 66, Recueil des arrêts et
décisions 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07,
15 mars 2011, § 58, CEDH 2011, Morice, précité, § 127) en
matière de liberté d’expression. Toutefois, en l’espèce, la Cour
considère que le recours à la voie pénale ainsi que la sanction infligée au
requérant n’ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de
son droit à la liberté d’expression. Le requérant fut condamné initialement à
un mois de prison avec sursis (paragraphe 12 ci-dessus). Cette peine fut
ensuite commuée en une amende de 4 000 CHF, somme qui fut fixée en tenant
compte des antécédents judiciaires du requérant et qui ne fut pas déboursée par
le requérant lui-même mais avancée par son employeur (paragraphe 14 ci‑dessus).
Cette sanction punissait la violation du secret d’une instruction pénale et
protégeait en l’occurrence le bon fonctionnement de la justice ainsi que les
droits du prévenu à un procès équitable et au respect de sa vie privée.
Aux yeux de la Cour, dans ces
conditions, on ne saurait considérer qu’une telle sanction risquait d’avoir un
effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou de
tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure
pénale en cours.
vii. Conclusion
82. Au vu de ce qui précède, et
compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États et du fait que
l’exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu avait été valablement
effectué par le Tribunal fédéral, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation
de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français
et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme,
à Strasbourg, le 29 mars 2016.
Lawrence Early Mirjana Lazarova Trajkovska
Jurisconsulte Présidente
Au présent arrêt
se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l’exposé des opinions séparées des juges Lopez Guerra et Yudkivska.
M.L.T.
T.L.E.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE
LÓPEZ GUERRA
(Traduction)
1. À l’instar
de la chambre, et contrairement à la Grande Chambre, j’estime qu’il y a eu
violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
2. Cette
affaire présente un grand intérêt. Elle concerne la portée et les limites du
droit à la liberté d’expression, droit qui revêt une importance capitale pour
le maintien d’« un régime politique véritablement démocratique »,
selon les termes du préambule à la Convention européenne des droits de l’homme.
Elle est également intéressante en ce qu’elle traite des limites de ce droit
relativement à la liberté de rendre compte d’une procédure judiciaire en cours,
qui peuvent avoir de profondes répercussions juridiques et sociales dans une
société démocratique.
3. En
résumé, il faut rechercher en l’espèce si les restrictions et la peine imposées
au requérant par les autorités internes ont emporté violation du droit à la
liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1. Ces restrictions et cette
peine étaient fondées sur les dispositions de l’article 293 du code pénal
suisse. Il y a lieu de noter que cet article contient une interdiction générale
de publier tout ou partie des actes ou d’une instruction déclarés secrets, sans
référence à l’existence éventuelle d’un intérêt public ou privé justifiant
pareille interdiction. Il s’agit d’une interdiction inconditionnelle, une seule
exception s’appliquant, d’après la loi, « si le secret livré à la
publicité est de peu d’importance ».
4. Le
droit à la liberté d’expression non seulement protège le domaine d’activité d’un
individu mais, selon la jurisprudence de la Cour abondamment citée dans l’arrêt
de la Grande Chambre, il constitue également l’un des fondements essentiels d’une
société démocratique. La liberté d’expression n’est pas uniquement un droit
subjectif, elle est aussi une garantie objective de la démocratie. En outre, d’après
la jurisprudence de la Cour, un aspect particulier de la liberté d’expression,
à savoir la liberté de la presse, joue un rôle éminent dans les sociétés démocratiques.
Par conséquent, et la jurisprudence de la Cour le souligne d’ailleurs, les
garanties dont la presse doit jouir revêtent une importance particulière.
5. En
conséquence, lorsque des restrictions sont apportées à la liberté de la presse,
les lois les imposant et leur application par les juridictions internes
appellent un examen attentif. En ce qui concerne cet examen, la Cour a indiqué
que l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place (voir, parmi
beaucoup d’autres, Morice c. France [GC], no 29369/10,
§ 125, 23 avril 2015) à des restrictions à la liberté d’expression s’agissant
de questions d’intérêt général.
6. À cet
égard, et ainsi que l’énonce le raisonnement de la Grande Chambre (§ 64 de l’arrêt),
le sujet de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur le drame du
Grand-Pont de Lausanne et l’enquête judiciaire en cours, relevait de l’intérêt
général. De plus, les événements à l’origine de cette procédure ont eu un
retentissement considérable dans l’opinion publique, non seulement en raison
des informations fournies par les médias et par les autorités elles-mêmes, mais
essentiellement en raison de leur gravité (trois morts et huit blessés), et de
leur lien avec un sujet de préoccupation commun et général dans toutes les
sociétés, à savoir les causes et les circonstances des accidents de la
circulation.
7. Par
ailleurs, le style informel voire familier utilisé par l’auteur des
informations n’entre pas en ligne de compte pour déterminer si les événements
rapportés relèvent ou non de l’intérêt général. La Cour a déclaré à maintes
reprises que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une
certaine dose d’exagération, voire de provocation (§ 58 de l’arrêt de la Grande
Chambre).
8. Toute
restriction à la liberté d’expression doit être « nécessaire dans une
société démocratique ». Concernant la notion de nécessité, depuis l’arrêt Handyside (Handyside c.
Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 88, série A no 24), la
Cour a dit à plusieurs reprises que « l’adjectif « nécessaire »,
au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ».
Dès lors, la question qui se posait en l’espèce était de savoir s’il existait
réellement un besoin social impérieux d’infliger une peine au journaliste
requérant lorsqu’il a rendu compte d’une question d’intérêt général.
9. La
Grande Chambre avance deux motifs à l’appui de ce besoin : la protection
de la procédure pénale contre une influence indue et la sauvegarde de la vie
privée du prévenu. Toutefois, à la lumière des faits de l’espèce, j’estime que
ces motifs ne justifiaient pas réellement de restreindre la liberté d’expression
du requérant.
10. Premièrement,
en ce qui concerne le risque que l’article du requérant influe d’une manière
indue sur la procédure pénale, il y a lieu de noter que les informations
publiées ne contenaient aucun élément explicite voire implicite concernant la
culpabilité ou l’innocence du prévenu. La Grande Chambre admet en fait que le
requérant n’a pas privilégié la thèse d’un acte intentionnel de la part du
prévenu (§ 69 de l’arrêt de la Grande Chambre). Le requérant s’était au
contraire borné à reproduire les déclarations du prévenu, sans livrer d’observations
ou d’avis sur l’issue éventuelle de l’affaire. On a donc peine à comprendre
comment l’article du requérant a pu influer sur un jugement futur d’un
tribunal.
En outre, l’article
du journaliste a été publié environ trois mois après les événements, et bien
avant les décisions des juridictions internes. Eu égard au déroulement normal d’une
procédure judiciaire, il est tout simplement inconcevable que des informations
publiées dans un journal à faible tirage puissent avoir une quelconque
influence sur un jugement rendu bien plus tard. En fait, le premier jugement
dans l’affaire a été rendu par le tribunal d’arrondissement de Lausanne deux
ans et un mois après la publication des informations pour lesquelles le
requérant a été condamné. Dès lors, au moment de la publication de l’article,
il n’existait aucun risque d’ingérence dans la conduite de la procédure, en
particulier compte tenu du fait que le jugement en question devait être rendu
par un tribunal composé de juges professionnels qui ne se laisseraient très
probablement pas influencer par un article de presse.
11. Deuxièmement,
il n’existait aucun besoin social impérieux d’imposer une restriction à la
liberté d’expression du requérant aux fins de protéger la vie privée du
prévenu.
À cet égard, d’un point de vue procédural, notre Cour a en fait insisté à
maintes reprises sur les obligations positives de l’État de protéger la vie
privée des individus. Toutefois, en l’espèce, la personne qui aurait subi une
ingérence dans sa vie privée du fait de l’article du requérant n’a jamais
cherché à défendre son droit à la vie privée en exerçant l’un des recours dont
elle disposait en droit interne. Le prévenu n’a laissé entendre à aucun stade
qu’il y avait eu une atteinte à sa vie privée. Au contraire, ce sont les
autorités publiques qui ont utilisé cette affaire pour appliquer l’interdiction
faite par le code pénal suisse de publier des informations concernant une
procédure secrète. Il n’y a jamais eu de conflit entre le droit à la liberté d’expression
et le droit à la vie privée, le prévenu n’ayant jamais invoqué ce droit.
12. De
plus, il existait d’autres moyens, moins préjudiciables à la liberté de la
presse, de protéger la vie privée du prévenu. D’ailleurs, l’État a
l’obligation de protéger les données privées concernant un accusé durant une
procédure judiciaire, essentiellement en empêchant qu’elles soient divulguées à
la presse par les actions ou omissions d’agents de l’État ou par des personnes
tenues au secret de la procédure.
13. D’un
point de vue matériel, même si les informations avaient en fait trait à
certains aspects de la vie privée du prévenu, ces aspects (par exemple son état
mental) se rapportaient aux questions essentielles d’un événement d’intérêt
général. En outre, certaines informations prétendument privées concernant l’accusé,
par exemple les lettres du juge relatives aux conditions de la détention
provisoire de l’intéressé, n’ont aucun lien avec des questions intimes ou
privées.
14. Dès
lors, compte tenu de la nature des informations en question et du fait que la
personne visée par les informations publiées n’a jamais formé de recours
judiciaire pour se plaindre d’une intrusion dans sa vie privée, les autorités
publiques n’avaient en l’espèce aucune raison de restreindre la liberté d’expression
du journaliste requérant en lui infligeant une peine.
15. En
ce qui concerne la proportionnalité de la sanction (4 000 francs suisses),
il y a lieu de se pencher sur deux aspects. Premièrement, la peine est loin d’être
symbolique, compte tenu du montant élevé de l’amende. En outre, une sanction de
cette importance a de toute évidence un effet dissuasif sur l’exercice de la
liberté d’expression, suscitant des sentiments de crainte et d’insécurité chez
les journalistes quant à leurs publications futures.
16. Certes,
ainsi que l’arrêt de la Grande Chambre le souligne (§§ 22‑23), il n’existe
aucune norme européenne en la matière. Dans certains pays, il est interdit aux
parties à une affaire et aux agents publics de divulguer, dans le cadre d’une
procédure judiciaire, des informations couvertes par le secret. Toutefois, dans
ces pays, lorsque des informations secrètes sont divulguées à la presse, l’interdiction
et les sanctions ne visent pas les journalistes qui publient ces informations.
Cependant, dans d’autres pays, l’interdiction s’étend également aux
journalistes, comme c’est le cas en Suisse avec l’article 293 du code pénal,
qui, de surcroît, comme je l’ai indiqué plus haut, ne ménage aucune exception
en présence de questions présentant un intérêt général impérieux.
Bien entendu, la
présente affaire ne traite pas de la compatibilité générale de la Convention
avec des dispositions de ce type ou avec l’article 293 du code pénal
suisse ; elle concerne plutôt l’application spécifique par les autorités
nationales de la loi en vigueur. Comme la chambre l’a souligné au
paragraphe 53 de son arrêt, on ne saurait considérer que la conception
formelle de la notion de secret en droit suisse, sur laquelle repose l’article 293
du code pénal, a empêché les tribunaux internes, y compris le Tribunal fédéral,
d’appliquer et d’interpréter le droit d’une manière compatible avec le droit à
la liberté d’expression consacré par la Convention. Ce ne sont pas les
dispositions sur le secret telles qu’elles figurent dans le code pénal qui font
l’objet de l’arrêt de la Cour, mais c’est leur application spécifique par les
autorités suisses dans l’affaire du requérant qui est considérée.
17. Or,
bien que la nature de la disposition du code pénal suisse sur le secret ne soit
pas le principal objet de la présente affaire, les termes de cette disposition
ne sont pas dépourvus de pertinence pour l’appréciation de l’application de la
loi par les tribunaux internes, étant donné que le code renferme une
interdiction générale concernant la divulgation d’informations relatives à des
questions secrètes. En fait, il s’agit là de l’une des raisons qui ont amené la
Grande Chambre à conclure à la violation de la Convention.
L’expérience montre
qu’il n’est pas rare qu’une procédure judiciaire porte sur des questions qui
non seulement présentent un intérêt général mais qui sont aussi directement
liées au fonctionnement du régime démocratique et aux responsabilités des
détenteurs du pouvoir politique, social ou économique, au sujet desquelles les
journalistes ont le droit de rendre compte. Bien que la présente affaire ne se
rapporte pas à ce type de questions, étant donné qu’elle a trait à un article
spécifique sur une procédure concernant un accident de la circulation, le point
qu’elle soulève revêt une dimension plus générale. Une interprétation de l’article 10
de la Convention qui valide expressément ou tacitement des clauses générales et
inconditionnelles restreignant des publications concernant une procédure
judiciaire serait incompatible avec la défense et la protection effectives de
la liberté d’expression, en particulier la liberté de la presse. Indépendamment
de la question de l’opportunité de ce type de clauses, je considère qu’il y a
lieu de soumettre leur application à un contrôle particulièrement strict afin d’éviter
de restreindre des libertés qui sont essentielles pour le fonctionnement d’une
société démocratique.
18. En
conclusion, j’estime que la Grande Chambre aurait dû suivre l’avis de la
chambre et constater une violation de l’article 10 § 1 de la Convention, au
motif que les autorités internes ont appliqué une interdiction générale de
divulguer des informations, restreignant ainsi la liberté de la presse sur une
question d’intérêt général, sans fournir de raisons suffisantes pour justifier
que la restriction relevait des limites du droit à la liberté d’expression
établies par la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE LA
JUGE YUDKIVSKA
(Traduction)
« La liberté d’expression
et l’équité de la procédure sont deux des principes les plus chers de notre
civilisation, et il serait extrêmement difficile d’opérer un choix entre
eux. »
Le juge Black dans Bridges
v. California[1]
Lorsqu’une affaire
qui a fortement divisé la chambre est renvoyée devant la Grande Chambre, cela
signifie généralement que des principes importants doivent être clarifiés. La
présente affaire a offert la possibilité de nuancer la façon d’aborder la mise
en balance, d’une part, de l’intérêt des médias à rendre compte de procès en cours,
et, d’autre part, de la protection de la vie privée d’un accusé et des intérêts
de la justice. La majorité a décidé que, dans les circonstances particulières
de l’espèce, ces derniers intérêts appelaient une plus grande protection.
Certes, l’article
10 est la seule disposition de la Convention qui mentionne les responsabilités
du bénéficiaire d’un droit garanti. La majorité s’est appuyée en l’espèce sur
la notion de « journalisme responsable », telle que développée dans
la jurisprudence de la Cour et résumée récemment dans l’arrêt de Grande Chambre
dans l’affaire Pentikäinen c. Finlande. À mon grand regret, je ne
puis souscrire ni au raisonnement ni à la conclusion de la majorité.
Le 8 septembre
2013, une tragédie est survenue sur le Grand-Pont de Lausanne, faisant trois
morts et huit blessés graves en quelques secondes. Pour une ville relativement
petite, il s’agissait d’un incident d’envergure : presque chaque habitant
aurait pu connaître les victimes ou leurs proches, ou aurait pu se trouver sur
les lieux au moment de l’incident. Le souhait d’une personne de découvrir ce
qui était arrivé à ses voisins et pourquoi des citoyens n’avaient pas été
protégés a été dédaigneusement qualifié de « curiosité malsaine » par
le Tribunal fédéral, qui abondait ainsi dans le sens de George Bernard Shaw,
selon lequel « les gens s’intéressent surtout à ce qui ne les concernent
pas ».
On a peine à
comprendre les motifs pour lesquels le tribunal suisse a dit qu’« on ne
pouvait à cet égard parler de traumatisme collectif de la population
lausannoise, qui aurait justifié qu’elle soit rassurée et renseignée séance
tenante sur l’état de l’enquête ». Cette position a privé les Lausannois
de leur droit à être informés de l’enquête sur un incident qui les avait
choqués. À ma grande déception, la majorité souscrit à ce raisonnement.
La Grande Chambre
reproche au requérant de n’avoir « pas démontré en quoi la publication des
procès-verbaux ou d’audition, des déclarations de la femme et du médecin du
prévenu, ainsi que des lettres que le prévenu avait adressées au juge d’instruction
et qui portaient sur des questions anodines concernant le quotidien de sa vie
en détention, était de nature à nourrir un éventuel débat public sur l’enquête
en cours » (paragraphe 66). Or, c’était précisément, et naturellement, l’état
mental de M.B. à l’époque de la commission de l’infraction (et l’appréciation
par les autorités de cet état) qui intéressait au plus haut point le grand
public. Dès lors, non seulement les déclarations médicales mais également les
lettres que le prévenu avait adressées au juge d’instruction et dans lesquelles
il revendiquait certains droits et privilèges et les explications des membres
de la famille de l’intéressé pouvaient donner au grand public une idée de l’attitude
de M.B. à l’égard de l’infraction qu’il avait commise.
Comme la Cour
suprême des États-Unis l’a dit dans Sheppard v. Maxwell[2], « la presse ne se contente pas de
publier des informations sur des procès mais elle pallie aussi le risque d’une
erreur de justice en soumettant la police, les procureurs et la procédure
judiciaire à un ample examen et à une large critique par le public ». D’après
le juge Brennan, « des informations, une
critique et un débat libres et vigoureux sont de nature à contribuer à la
compréhension par le public de la prééminence du droit et du fonctionnement de
l’ensemble du système de justice pénale, ainsi qu’à l’amélioration de la
qualité de ce système en le soumettant aux effets salutaires de l’exposition
publique et de l’obligation de rendre compte »[3].
Pour
« anodines » que puissent paraître les questions concernant le
quotidien de la vie d’un prévenu en détention, la publication d’informations s’y
rapportant empêche tout ce qui se passe « à huis clos » de tomber
dans l’indifférence ou l’ignorance.
Dans son arrêt de
principe Sunday Times[4], la Cour a exposé sa position sur le rôle
de chien de garde de la presse :
« À [la]
fonction [des médias] consistant à communiquer [des informations] s’ajoute le
droit, pour le public, d’en recevoir ».
Une ingérence dans
la vie privée d’une personne est une conséquence inévitable de ce rôle de chien
de garde. Il reste à rechercher si l’ingérence en question n’a pas dépassé des
limites acceptables.
Au paragraphe 50 du
présent arrêt, la Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle la presse ne
doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la nécessité d’empêcher
la divulgation d’informations confidentielles. Il y a lieu de noter que toutes
les affaires, à l’exception d’une, se rapportent à cet égard à des procédures
civiles dirigées contre les requérants, et que des violations de l’article 10
ont été constatées dans toutes ces affaires à raison du rôle des médias. La
seule exception est l’affaire Tourancheau et July
c. France[5], dans laquelle la Cour, par une majorité
très étroite de quatre voix contre trois, a conclu à la non-violation de l’article
10 à raison de la condamnation des requérants, qui avaient publié des extraits
d’actes de procédure pénale avant le procès. Toutefois, dans cette affaire, l’article
litigieux renfermait des informations – extraits de déclarations faites par l’un
des prévenus à la police et au juge d’instruction et commentaires d’un autre
prévenu (qui avait donné une autre version des événements) – qui étaient
clairement de nature à entraver la suite de la procédure ; l’auteur de l’article
soutenait également que la version de l’un des prévenus était plus fiable, ce
qui aurait bien entendu pu influencer le jury.
Il n’y a rien de
similaire en l’espèce. La majorité admet que « l’article litigieux ne privilégi[ait]
pas ouvertement la thèse d’un acte intentionnel ». Toutefois, elle a estimé qu’« un portrait très négatif » de l’accusé,
mettant en exergue « certains aspects troublants de sa personnalité »
et concluant que celui-ci « faisait tout pour se rendre
indéfendable » (paragraphe 69 de l’arrêt de la Grande Chambre) était de
nature à influer de façon négative sur la suite de l’instruction.
Étant dans l’incapacité d’adhérer à cette conclusion, je souscris sans
réserve aux déclarations formulées par la Cour suprême des États-Unis dans Sheppard v. Maxwell : « en l’absence
de « menace pour l’intégrité de la procédure », nous avons toujours
exigé que la presse ait toute liberté, même si nous avons parfois eu à déplorer
son sensationnalisme ».
La majorité n’a pas
estimé que l’intégrité de l’instruction avait été entamée, c’est-à-dire que la
publication des informations avai entravé la suite de
la procédure en révélant des informations qui, aux fins d’une enquête adéquate,
ne devaient pas être divulguées, par exemple, aux coprévenus
ou à des témoins. Elle a en revanche eu recours aux termes suivants,
extrêmement vagues : « la publication (...) comportait en soi un
risque d’influer d’une manière ou d’une
autre sur la suite de la procédure, que ce soit le travail du juge d’instruction,
les décisions des représentants du prévenu, les positions des parties civiles
ou la sérénité de la juridiction appelée à juger la cause ». À mon
avis, un préjudice potentiel non identifié pour l’instruction ne saurait fonder
la condamnation d’un journaliste.
En ce qui concerne
la violation du droit du prévenu à la protection de sa vie privée, ce qui me
frappe en l’espèce c’est le degré de paternalisme dont ont fait preuve les
autorités de l’État : faute de plainte pertinente du prévenu
ou des membres de sa famille au sujet d’une atteinte à la vie privée, elles ont
engagé une procédure pénale contre le requérant pour remplir leurs obligations
positives découlant de l’article 8. À cet égard, je n’ai pas pu davantage
souscrire à la conclusion de la chambre selon laquelle : « c’est à
M.B. qu’il incombait au premier chef de faire respecter sa vie privée »
(paragraphe 56 de l’arrêt de la chambre).
La Grande Chambre a
toutefois souligné qu’on ne voyait pas très bien si M.B. avait même eu
connaissance de l’article en question ou s’il s’était senti vulnérable (le fait
que son épouse ait également été mentionnée dans l’article mais qu’elle n’ait
pas considéré cette mention comme une atteinte est totalement passé sous
silence). La majorité est parvenue à une conclusion extraordinaire, élargissant
l’étendue des obligations positives incombant à l’État au titre de l’article
8 en déclarant que les autorités « ne pouvaient se contenter d’attendre
que M.B. eût pris lui-même l’initiative d’intenter une action civile contre le
requérant », et que leur recours à des poursuites pénales pour protéger la
vie privée d’une personne qui ne demande pas à être protégée était parfaitement
justifié dans les circonstances de l’espèce. Il y a lieu de
rappeler que, d’après la jurisprudence constante de la Cour, l’obligation
positive qui incombe à l’État en vertu de l’article 8 peut s’étendre aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête
pénale s’agissant d’actes graves qui
mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie
privée ; en revanche, pour ce qui est des actes interindividuels de
moindre gravité, même lorsqu’il y a une atteinte à l’intégrité morale, l’obligation
qui incombe à l’État, au titre de l’article 8, n’implique pas toujours l’adoption
de dispositions pénales s’il existe des recours civils aptes à fournir une
protection suffisante (voir le résumé de la jurisprudence pertinente dans Söderman c. Suède ([GC], no 5786/08, §§ 78‑85, CEDH 2013)).
Non seulement la
présente affaire ne portait pas sur l’intégrité physique ou morale de M.B.,
mais qui plus est le requérant n’a fait sur la vie privée de celui-ci aucune
révélation extrêmement intime de nature à justifier des poursuites pénales.
Quant aux
obligations positives découlant de l’article 8, la majorité renvoie à l’arrêt Craxi c. Italie (no 2) (no
25337/94, 17 juillet 2003). Toutefois, cette affaire concernait les obligations
positives d’enquêter sur la manière dont des informations confidentielles
avaient été divulguées. En l’espèce aussi les obligations positives auraient
exigé une enquête sur la façon dont la fuite s’était produite, mais non l’imposition
de sanctions pénales à un journaliste qui avait utilisé cette fuite.
À mon sens, en l’absence d’action civile de la partie lésée, on peut
considérer la procédure qui a été engagée comme une réaction excessive des
autorités.
Il y a lieu de
noter que dans son examen en trois étapes du critère de proportionnalité
classique, la Cour doit, après avoir recherché si les moyens de l’ingérence
étaient appropriés (Eignung), apprécier la
nécessité de l’ingérence (Erforderlichkeit)
et vérifier si une mesure moins restrictive aurait pu être mise en œuvre, et
procéder ensuite seulement à la mise en balance du but et de l’impact de la
mesure (Zumutbarkeit). En l’espèce, le critère
ne passe pas la deuxième étape – les autorités n’ont pas vérifié si l’effet
recherché pouvait être atteint par une ingérence moins grave qu’une
condamnation pénale, c’est-à-dire si d’autres mesures auraient pu atténuer l’effet
prétendument indésirable de l’article publié.
Dans Nebraska Press
Association v. Stuart[6], la Cour suprême des États-Unis a abordé le
problème de l’imposition de restrictions préalables interdisant à la presse de
publier avant le procès des informations telles que l’existence d’aveux d’un
accusé ou la teneur de ceux-ci. Appréciant l’ingérence en question, la Cour
suprême a reconnu que pour garantir à l’accusé son droit à un procès équitable,
les tribunaux pouvaient adopter des mesures moins restrictives, mais que la
protection de la liberté de la presse nécessitait, par exemple, de changer le
lieu du procès, de donner des instructions non équivoques au jury, d’isoler les
jurés, de limiter les déclarations extrajudiciaires des avocats, des parties,
des témoins, des auxiliaires de la justice, etc. Ces mesures, quels que fussent
leur coût ou le temps requis pour leur mise en œuvre, permettaient de réaliser
le but visé, à savoir garantir le droit à un procès équitable et protéger le
jury contre une influence extérieure, sans porter excessivement atteinte à la
liberté de la presse.
Enfin, toute
condamnation pénale a inévitablement un « effet dissuasif » et le
fait que le requérant n’a jamais purgé sa peine d’emprisonnement d’un mois avec
sursis, qui a été par la suite commuée en amende, ne modifie en rien cette
situation.
En résumé, j’estime
que le requérant entendait participer à un débat public sur une question
sérieuse d’intérêt général, à savoir une procédure pénale en cours, que les
Lausannois souhaitaient suivre non pas pour satisfaire une « curiosité
malsaine » mais pour s’assurer que l’infraction ne demeurerait pas
impunie. La réponse disproportionnée des autorités, à savoir une condamnation
pénale, a emporté violation de l’article 10 de la Convention.
Il y a cent vingt
ans environ, l’éminent juriste russe, Ivan Foinitskiy
a dit : « [l]a transparence permet de maintenir un échange de vues
constant entre les juges et la société et ainsi la justice entretient un lien
avec la réalité. Il est plus important pour les citoyens d’être convaincus que
leur tribunal est juste et bon que d’avoir une juridiction qui dit la vérité
absolue. Cette confiance du public dans la dignité de la justice est possible à
la seule condition que le public ait connaissance de chaque étape de l’activité
judiciaire »[7].
Plus d’un siècle
plus tard, le Comité des Ministres a souligné que « le public doit pouvoir
recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des
services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en
conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires
sur le fonctionnement du système judiciaire pénal », sous réserve de
certaines limitations[8].
La Cour a toujours considéré que la presse concourait au maintien d’un
système judiciaire efficace, ne laissant guère de place pour des restrictions à
la liberté d’expression s’agissant de questions telles que l’intérêt public à
une bonne administration de la justice. À mon sens, le présent arrêt constitue un
abandon regrettable de cette position adoptée de longue dat
[1]. 314 U.S 260
[2]. 384
U.S. 333 (1966)
[3]. Nebraska Press Association
v. Stuart, 427 U.S. 593, (1976)
[4]. Sunday Times c. Royaume-Uni, no 6538/74, § 65, 26
avril 1979.
[5]. Tourancheau et July c.
France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005
[6]. 427
U.S. 593 (1976)
[7]. I.
Ya. Foinitskiy. “The course of criminal proceedings: in 2 volumes”, SPb.,
1898, volume 1., p. 96 – 97.
[8]. Voir la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation
avec les procédures pénales, paragraphe 21 du présent arrêt.