Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera), 29 marzo 2010
(requête no 3394/03 )
AFFAIRE MEDVEDYEV ET AUTRES c.
FRANCE
Cet arrêt
est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Medvedyev et autres c.
France,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant
en une Grande Chambre composée de :
Nicolas Bratza,
président
Jean-Paul Costa,
Françoise Tulkens,
Josep Casadevall ,
Giovanni Bonello,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Lech Garlicki,
Elisabet Fura,
Khanlar Hajiyev,
Dean Spielmann,
Sverre Erik Jebens,
Ján Šikuta,
George Nicolaou,
Nona Tsotsoria,
Ann Power,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Michael O'Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 6 mai 2009 et
3 février 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à
cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de
l'affaire se trouve une requête (no 3394/03) dirigée contre la République
française, dont la Cour a été saisie le 19 décembre 2002 en vertu de
l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des
Libertés fondamentales (« la Convention ») par MM. Oleksandr Medvedyev et Borys Bilenikin,
ressortissants ukrainiens, MM. Nicolae Balaban, Puiu Dodica, Nicu Stelian
Manolache et Viorel Petcu, ressortissants roumains, M. Georgios Boreas,
ressortissant grec et MM. Sergio Cabrera Leon et Guillermo Luis Eduar Sage
Martinez, ressortissants chiliens (« les requérants »).
2. Les requérants sont
représentés par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la
Cour de cassation. Le gouvernement français
(« le Gouvernement ») est représenté par Mme E.
Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires
étrangères.
3. Les requérants alléguaient avoir été victimes d'une
privation arbitraire de liberté après l'arraisonnement de leur navire par les
autorités françaises et se plaignaient de ne pas avoir été
« aussitôt » traduits devant un juge ou un autre magistrat habilité
par la loi à exercer des fonctions judiciaires.
4. La requête a été
attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du
règlement). Le 10 juillet 2008, après une audience portant à la fois sur les
questions de recevabilité et de fond (article 54 § 3 du règlement), une chambre
de ladite section, composée des juges dont le nom suit :
Peer Lorenzen, Président, Jean-Paul Costa, Karel Jungwiert, Renate
Jaeger, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre et Mirjana Lazarova Trajkovska, ainsi
que de Claudia Westerdiek, greffière de section, l'a déclarée recevable et a
rendu un arrêt. A la majorité, elle y constate une violation de l'article 5 § 1
de la Convention, ainsi qu'une non-violation de l'article 5 § 3. Une opinion
partiellement dissidente de la juge Berro-Lefèvre, à laquelle se sont ralliés
les juges Lorenzen et Lazarova Trajkovska, a été jointe à l'arrêt.
5. Les 9 et 10 octobre
respectivement, les requérants et le Gouvernement ont demandé le renvoi de
l'affaire devant la Grande Chambre conformément à l'article 43 de la
Convention. Cette demande a été acceptée par le collège de la Grande Chambre le
1er décembre 2008.
6. La composition de la
Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la
Convention et 24 du règlement.
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des
observations écrites sur le fond de l'affaire.
8. Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits
de l'homme, à Strasbourg, le 6 mai 2009 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme E.
belliard, directrice des affaires
juridiques du ministère des Affaires étrangères, agent du
Gouvernement, agent,;
M. J.-C. marin, procureur de
la République à Paris,
M. L. di guardia, premier
avocat général à la Cour de cassation,
Mme A.-F. tissier,
sous-directrice des droits de l'homme à la direction des affaires
juridiques du ministère des Affaires étrangères,
Mme M. mongin-heuzé,
magistrat détaché auprès du ministère des Affaires étrangères,
M. T. pocquet du haut jusse,
adjoint du directeur des Affaires civiles et des grâces (DACG) au
ministère de la Justice,
M. J.-C. gracia, chef du
département des Affaires contentieuses au ministère de la Justice,
Mme D. merri,
chargée d'études à la direction des Affaires juridiques du ministère de la
Défense, conseillers ;
– pour
les requérants
Me P.
spinosi, avocat au Conseil d'Etat
et à la Cour de cassation, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Spinosi et Mme
Belliard.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Les requérants étaient membres de l'équipage d'un cargo
dénommé le Winner. Immatriculé au Cambodge, ce dernier avait été repéré
par les services américains, espagnols et grecs de lutte contre le trafic de
stupéfiants lorsqu'il a fait l'objet d'une demande d'interception de l'Office
central de répression du trafic illicite de Stupéfiants (« OCRTIS »),
service à vocation ministérielle rattaché à la direction centrale de la police
judiciaire du ministère de l'Intérieur. L'OCRTIS soupçonnait le navire de
transporter une importante cargaison de drogue, de vouloir les transborder sur
des vedettes rapides au large des îles Canaries en vue d'une distribution
ultérieure sur les côtes européennes.
10. Par une note verbale datée
du 7 juin 2002, le ministre des Affaires étrangères cambodgien, saisi d'une
demande de l'ambassade de France à Phnom Penh, donna l'accord de son
gouvernement pour l'intervention des autorités françaises, et ce dans les
termes suivants :
« Le Ministère des Affaires
Etrangères et de la Coopération Internationale présente ses compliments à
l'Ambassade de France à Phnom Penh et, se référant à sa Note no 507/2002
en date du 7 juin 2002, a l'honneur de confirmer formellement que le
Gouvernement Royal du Cambodge autorise les autorités françaises à intercepter,
contrôler et engager des poursuites judiciaires contre le bâteau WINNER,
battant pavillon cambodgien XUDJ3 appartenant à « Sherlock Marine »
aux îles MARSHALL.
Le Ministère des Affaires
Etrangères et de la Coopération Internationale saisit cette occasion pour lui
renouveler l'assurance de sa haute considération. »
11. Par un télégramme
diplomatique daté du même jour, l'ambassade de France à Phnom Penh en informa
le ministère de la Défense à Paris.
12. Alors qu'il mouillait dans le port de Brest, et bien
qu'une mission était déjà programmée au large des côtes africaines, le
commandant de l'aviso Lieutenant de vaisseau Le Hénaff fut spécialement
chargé par les autorités maritimes françaises de procéder à l'interception du Winner.
Il appareilla le jour même de Brest pour effectuer une surveillance maritime en
vue d'intercepter le Winner, une équipe des forces spéciales de la
marine nationale spécialisée dans l'assaut en mer, le commando marine Jaubert,
ayant embarqué pour la durée de la mission. Le 10 juin 2002, à l'occasion d'une
escale technique en Espagne, trois experts de l'OCRTIS embarquèrent également.
13. Le 13 juin 2002 à six heures, le bâtiment français
repéra, au large des îles du Cap Vert, à plusieurs milliers de kilomètres de la
France, un navire de commerce navigant à faible vitesse, n'arborant aucun
pavillon mais identifié comme étant le Winner. Ce dernier changea
brutalement de cap et effectua des manœuvres dangereuses tant pour l'aviso que
pour les militaires qui avaient pris place à bord d'une vedette rapide. Tandis
qu'aucune réponse ne fut donnée aux tentatives de contact radio du commandant
de l'aviso, des membres de l'équipage du Winner jetèrent plusieurs colis
par-dessus bord ; un seul de ces colis, contenant une centaine de
kilogrammes de cocaïne, put être récupéré par les marins français. Après
plusieurs vaines sommations et tirs d'avertissement effectués sur ordre du
préfet maritime de l'Atlantique, un tir au but fut effectué par le bâtiment de
guerre français sur le Winner. Ce dernier répondit alors par radio et
consentit à stopper. En montant à bord du Winner, les militaires
français firent usage de leurs armes pour ouvrir certaines portes verrouillées.
L'un des membres de l'équipage ayant refusé d'obtempérer à leurs sommations, un
tir qualifié de « tir d'arrêt ou d'intimidation » fut effectué en
direction du sol. Le projectile ayant ricoché, ce marin fut blessé. Il fut
immédiatement transféré sur l'aviso Lieutenant de vaisseau le Hénaff, avant
d'être transféré à l'hôpital de Dakar où il décéda une semaine plus tard.
14. Sur ordre du préfet maritime et à la demande du procureur
de la République de Brest, un remorqueur fut dépêché de Brest pour prendre en
charge le navire et le dérouter vers ce port français, sous escorte de l'aviso Commandant
Bouan et avec à son bord un médecin militaire. Compte tenu de son état
délabré et des conditions climatiques, le navire ne put naviguer à une vitesse
supérieure à cinq nœuds.
15. Les membres de l'équipage du Winner furent
consignés dans les cabines du Winner et maintenus sous la garde des
militaires français. Le Gouvernement indique qu'après avoir fait preuve
d'apaisement, ils purent circuler sur le navire, sous la surveillance des
militaires. Selon les requérants, les mesures coercitives ont duré durant tout
le voyage, jusqu'à l'arrivée à Brest.
16. Le 13 juin 2002, à 11 heures, le procureur de la
République de Brest saisit l'OCRTIS de l'enquête de flagrance ; il apparut
que le Winner était ciblé par le service des gardes-côtes grecs dans le
cadre d'un trafic international de stupéfiants mettant en cause des individus
de nationalité grecque.
17. Le 24 juin 2002, le parquet de Brest ouvrit une
information contre X des chefs de direction d'un groupement ayant pour objet la
production, la fabrication, l'importation, l'exportation, le transport, la
détention, l'offre, la cession, l'acquisition ou l'emploi illicite de
stupéfiants et d'importation et exportation illicites de stupéfiants en bande
organisée. Deux juges d'instructions furent désignés.
18. Le 26 juin 2002, à 8 h 45, le Winner entra dans le
port de Brest sous escorte. Les membres d'équipage furent remis à des officiers
de police judiciaire, agissant sur commission rogatoire datée du 25 juin 2002
de l'un des juges d'instruction, qui notifièrent immédiatement aux intéressés
leur placement en garde à vue et les droits y afférents.
19. Le jour même, les requérants furent présentés à un juge
d'instruction dans les locaux du commissariat de police de Brest, afin de
décider ou non de la prolongation de la mesure de garde à vue. Les
procès-verbaux produits par le Gouvernement devant la Grande Chambre permettent
de noter que certains requérants ont rencontré l'un des juges d'instruction (R.
André) à 17 h 05 (Sergio Cabrera Leon), 17 h 10 (Guillermo
Luis Eduar Sage Martinez), 17 h 16 (Nicolae Balaban),
17 h 25 (Nicu Stelian Manolache), 17 h 34 (Viorel Petcu) et
17 h 40 (Puiu Dodica), tandis que les autres requérants (Oleksandr Medvedyev, Borys
Bilenikin et Georgios Boreas) ont été entendus par le second juge d'instruction
(B. Simier) à une heure non précisée. Les requérants furent à nouveau présentés
aux même juges d'instruction le lendemain, 27 juin 2002 (à
17 h 05 pour Guillermo Luis Eduar Sage Martinez, 17 h 10
pour Sergio Cabrera Leon, 17 h 20 pour Nicu Stelian Manolache,
17 h 28 pour Nicolae Balaban, 17h35 pour Puiu Dodica et
17 h 40 pour Viorel Petcu ; l'horaire n'est pas connu pour les
trois autres requérants).
20. Les 28 et 29 juin 2002, les requérants furent mis en
examen et placés sous mandat de dépôt (respectivement MM. Viorel Petcu,
Puiu Dodica, Nicolae Balaban et Nicu Stelian Manolache le 28, et
MM. Oleksandr Medvedyev,
Bory Bilenikin, Georgios Boreas, Sergio Cabrera Leon, Guillermo Luis Eduar
Sage Martinez, ainsi que deux autres membres de l'équipage – MM. Oleksandor
Litetski et Symeon Theophanous – le 29).
21. Les requérants
saisirent la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Rennes d'une
requête en nullité des actes de la procédure, aux motifs, notamment, d'une
part, que les autorités françaises auraient été incompétentes pour arraisonner
le Winner, celui-ci relevant de la juridiction du Cambodge, Etat
non-partie à la Convention de Vienne du 19 décembre 1988 sur le trafic illicite
de stupéfiants et, d'autre part, qu'ils n'avaient pas été présentés
« aussitôt » à un juge après l'interception du Winner,
conformément à l'article 5 § 3 de la Convention.
22. Par un arrêt du 3
octobre 2002, la chambre de l'instruction rejeta les moyens de nullité soulevés
et dit n'y avoir lieu à annulation de pièces de la procédure. Après avoir
rappelé le déroulement des opérations, notamment le fait que « le 13 juin,
à 6 heures, le bâtiment français [avait repéré] au radar, puis à l'optique un
navire de commerce navigant à faible vitesse, n'arborant aucun pavillon et
identifié comme étant le Winner », elle se prononça dans les termes
suivants :
« Considérant que la lutte
internationale contre le trafic illicite de stupéfiants est régie par trois
conventions : la convention des Nations Unies contre le trafic de
stupéfiants du 30 mars 1961, la convention des Nations Unies sur le droit de la
mer signée à Montego Bay le [10] décembre 1982 et la convention des Nations
Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes
signée à Vienne le 20 décembre 1988 ; que si ces conventions ont été
signée et ratifiées par la France, il est constant que le Cambodge n'a pas
signé la convention de Vienne qui prévoit notamment en son article 17.3 des
dérogations au principe traditionnel de la « loi du pavillon ».
Considérant qu'à tort les
requérants soutiennent en l'espèce que conformément à la règle traditionnelle
codifiée par l'article 92 de la convention de Montego Bay, la compétence de
l'état sur les navires battant son pavillon se trouvant en haute mer est à la
fois plénière et exclusive et qu'il peut se recourir à la contrainte pour faire
respecter les règles du droit international et sa propre
réglementation puisque l'article 108 de ladite convention relatif au
« Trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes »
stipule que :
1. – Tous les Etat coopèrent à la répression du trafic de stupéfiants
et de substances psychotropes auquel se livrent, en violation des conventions
internationales, des navires naviguant en haute mer,
2. – Tout Etat qui a de sérieuses raisons de penser qu'un navire battant
son pavillon se livre à un trafic illicite de stupéfiants ou de substances
psychotropes peut demander la coopération d'autres Etats pour mettre fin
à ce trafic,
Considérant que sur la base de ce texte et par référence à la précédente
convention des Nations Unies du 30 mars 1961 contre le trafic international de
stupéfiants, les autorités françaises étaient fondées à solliciter la
coopération du Cambodge pour obtenir de sa part l'autorisation d'intercepter le
« Winner » pour mettre fin au trafic de stupéfiants auquel tout ou
partie de son équipage était soupçonné de se livrer ; que les dispositions
de la convention de Vienne ne s'appliquant pas au Cambodge, il relevait de la
compétence de cet Etat de se faire communiquer par l'Etat Français tous les
éléments d'information nécessaires concernant le trafic de stupéfiants supposé,
lui permettant d'apprécier souverainement le bien-fondé de la demande ;
que le télégramme diplomatique du 7 juin 2002 émanant de l'ambassade de France
et qui mentionne d'ailleurs la demande motivée présentée par l'OCRTIS, suffit à
établir l'existence de l'accord donné sans restrictions ni réserve, par le
gouvernement du Cambodge à l'opération d'arraisonnement projetée avec toutes
ses conséquences, et fait foi jusqu'à preuve contraire ; que sur ce point
les requérants ne peuvent soutenir que ce document ne répond pas au formalisme
de l'article 17.3 de la convention de Vienne pour les accords bilatéraux entre
parties, alors qu'ils font par ailleurs valoir que cette convention est
inapplicable au Cambodge qui ne l'a pas signée ; qu'il est en outre sans
conséquence sur la validité de ce document diplomatique que les mis en examen ignorent
la qualité exacte tant du signataire du message que de la personne ayant
transmis à l'ambassade de France l'accord du gouvernement Cambodgien.
Considérant par contre que pour l'exécution des opérations
d'interception du « Winner », il appartenait aux autorités françaises
de se conformer aux règles de procédures prévues tant par la convention de
Vienne signée par la France, notamment pour « tenir dûment compte de la
nécessité de ne pas porter atteinte à la sécurité de la vie en mer, à celle du
navire et de la cargaison » que par la loi du 15 juillet 1994 modifiée par
la loi du 29 avril 1996 portant adaptation de la législation française à
l'article 17 de la convention de Vienne, qui en ses articles 12 et suivants,
définit la compétence des commandants des bâtiments de l'Etat et la recherche,
la constatation, la poursuite et le jugement par les juridictions françaises,
des infractions constitutives de trafic de stupéfiants et commises en mer.
Considérant qu'il résulte des procès-verbaux dressés par le commandant
du « Lieutenant de Vaisseau Le Hénaff » régulièrement habilité par le
Préfet maritime de l'Atlantique et qui font foi jusqu'à preuve contraire que,
lorsque l'aviso est arrivé en vue du « Winner », au large des
Iles du Cap Vert, le cargo n'arborait aucun pavillon et que son commandant non
seulement n'a pas répondu aux demandes d'identification contrairement aux
règles du droit international et n'a pas stoppé son navire, mais faisant preuve
d'un comportement agressif a entamé une série de manœuvres dangereuses mettant
en péril la sécurité du bâtiment de la marine nationale et la vie des marins
ayant pris place à bord de l'embarcation rapide ; qu'en outre il a été
constaté que des membres de l'équipage du « Winner » jetaient à la
mer des colis suspects dont il devait s'avérer après récupération de l'un d'eux
qu'il contenait une quantité importante de cocaïne ; que l'ensemble de ces
éléments constituait les motifs raisonnables permettant au commandant de
l'aviso de soupçonner qu'il se trouvait en présence de trafiquants de drogue
qui s'étaient débarrassés de leur cargaison avant de chercher à s'enfuir ;
qu'ainsi en faisant usage de la force pour arraisonner le « Winner »
et en prenant des mesures de contrôle et de coercition appropriées à l'égard de
l'équipage consigné dans ses cabines et à la prise en charge de la conduite du
navire, le commandant de l'aviso s'est strictement conformé :
- aux stipulations de l'article 17.4 de la convention de Vienne selon
lequel lorsqu'à la suite de l'arraisonnement et de la visite du navire, des
preuves de participation à un trafic illicite sont découvertes, peuvent être
prises les mesures appropriées à l'égard du navire, des personnes qui se
trouvaient à bord et de la cargaison,
- aux dispositions de la loi du 15 juillet 1994 complétée par la loi du
29 avril 1996 qui d'une part dans ses dispositions générales
(articles 1 à 10) réglemente le recours à des mesures de coercition comprenant,
si nécessaire, l'emploi de la force en cas de refus par un navire de se soumettre
à une mesure de contrôle et d'autre part dans le cas particulier de la lutte
contre le trafic de stupéfiants (articles 12 à 14) prévoit la mise en œuvre des
mesures de contrôle et de coercition prévues par le droit international.
Considérant en effet que compte tenu du comportement résolument agressif
adopté auparavant par le commandant du « Winner » pour tenter
d'échapper au contrôle de l'autorité maritime française et par l'attitude des
membres de l'équipage qui avaient profité de ce délai pour faire disparaître toute
trace de trafic en jetant délibérément les colis à la mer, les hommes du
commando marine monté à bord qui se trouvaient en présence d'un trafic
international de grande ampleur étaient susceptibles de se heurter à tout
moment à un équipage hostile et présentant une dangerosité potentielle
particulière de nature à mettre en cause la sécurité de leur mission ;
qu'ils se sont d'ailleurs trouvés dans l'obligation de faire usage de leurs
armes en raison de la résistance opposée par l'un des marins ; qu'il ne
peut être soutenu que l'article 13 de la loi du 15 juillet 1994 modifiée n'a
prévu que des mesures d'assistance de nature administrative exclusives de toute
coercition à l'égard des personnes alors qu'il mentionne de manière générale
que les autorités maritimes désignées sont habilitées à exécuter ou à faire
exécuter « les mesures de contrôle et de coercition prévues par le doit
international » et que l'article 17.4 c) de la convention de Vienne
en matière de trafic de stupéfiants prévoit expressément « la prise de
mesures appropriées à l'égard des personnes qui se trouvent à
bord » ; que si la nature de ces mesures n'est pas précisée, ce texte
emporte pour le moins la possibilité pour l'autorité maritime responsable, de
limiter si nécessaire, la liberté d'aller et venir de l'équipage du navire
arraisonné, sauf à vider cette disposition de toute signification et de mettre
gravement en danger la sécurité des hommes de prise en charge du navire
[sic] ; qu'il ne peut en effet être exclu dans le cadre de telles
opérations menées en haute mer contre des trafiquants de drogue internationaux
que l'équipage dispose d'armes cachées et qu'il cherche à reprendre par force
le contrôle du bateau ; que dès lors le fait d'avoir consigné les membres
de l'équipage du « Winner » dans les cabines – à l'exception du marin
blessé transféré sur l'aviso – sous la garde des hommes du commando pour
permettre la prise en charge en toute sécurité de la conduite du navire, relève
bien des mesures appropriées prévues par l'article 17.4 c) de la
Convention de Vienne.
Considérant que la loi du 15 juillet 1994 déroge nécessairement aux
règles de procédure pénale de droit commun pour tenir compte de la spécificité
de la lutte contre le trafic illicite de stupéfiants à bord des navires en haute
mer conformément aux règles du droit international et de l'impossibilité
matérielle, compte tenu des délais de navigation pour rejoindre le port de
déroutement, d'appliquer les règles ordinaires de la garde à vue et de la
présentation à un magistrat ; que dès lors les éventuelles restrictions
apportées à la liberté d'aller et venir de l'équipage d'un navire arraisonné
autorisées en cette matière par la convention des Nations unies signée à Vienne
le 20 décembre 1988 ne sont pas contraires à l'article 5 paragraphe 3 de la
Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et ne constituent pas
une rétention illégale ; qu'il y a lieu de retenir que dès l'arrivée à
Brest, les membres de l'équipage du « Winner » ont été remis aux
officiers de police judiciaire et placés en garde à vue avec notification
immédiate des droits avant d'être présentés au juge d'instruction.
Considérant par ailleurs que les juridictions françaises sont
compétentes en application de la loi du 15 juillet 1994 modifié.
(...) dès lors, [il] convient de rejeter les moyens de nullité soulevés
[et] il n'y a pas lieu à annulation d'autres pièces de la procédure qui est
régulière. »
23. Par un arrêt du 15 janvier 2003, la Cour de cassation
rejeta le pourvoi des requérants, en s'exprimant comme suit :
« (...) dès lors que le Cambodge, Etat du pavillon, a, expressément
et sans restriction, autorisé les autorités françaises à procéder à
l'arraisonnement du Winner et que seules ont été prises, conformément à
l'article 17 de la convention de Vienne, des mesures appropriées à l'égard des
personnes se trouvant à bord, lesquelles ont été régulièrement placées en garde
à vue dès leur débarquement sur le territoire français, la chambre de
l'instruction a justifié sa décision ».
24. Le 28 mai 2005, la cour d'assises spéciale
d'Ille-et-Vilaine déclara trois requérants, Georgios Boreas, Guillermo Sage
Martinez et Sergio Cabrera Leon, ainsi qu'un autre membre de l'équipage du
Winner, S.T., coupables de tentative d'importation non autorisée de
stupéfiants commise en bande organisée et les condamna respectivement à vingt
ans, dix ans, trois ans et dix-huit ans de réclusion criminelle. Georgios
Boreas et S.T. furent cependant acquittés de l'accusation de direction ou
organisation d'un groupement ayant pour objet le trafic de stupéfiants. Par
ailleurs, la cour d'assises acquitta les six autres requérants, ainsi qu'un
membre de l'équipage, O. L., des accusations portées contre eux.
25. Par un arrêt du 6 juillet 2007, la cour d'assises de
Loire Atlantique, saisie de l'appel interjeté par Georgios Boreas, Guillermo
Sage Martinez et S.T., confirma la déclaration de culpabilité et les condamna
respectivement à vingt ans, douze ans et dix-sept ans de réclusion criminelle. Le 9 avril 2008,
la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par S.T. et Georgios Boreas.
26. Par une note du 9
septembre 2008, en réponse à une demande présentée par l'ambassade de France à
Phnom Penh le 3 septembre 2008, le ministère des Affaires étrangères et de la
Coopération internationale du Cambodge confirma que sa note verbale du 7 juin
2002 avait « bien autorisé les autorités françaises à intercepter et
engager toutes opérations nécessaires pour le contrôle, la saisie et les
poursuites judiciaires non seulement contre le navire Winner, portant
pavillon cambodgien, mais aussi tous les membres de son équipage ».
II. LE DROIT INTERNE ET
INTERNATIONAL PERTINENTS
A. La Convention unique
sur les stupéfiants du 30 mars 1961
27. Les dispositions
pertinentes de la Convention unique sur les stupéfiants du 30 mars 1961, à
laquelle la France est partie, se lisent comme suit :
Article 35
« Compte dûment tenu de leurs régimes constitutionnel, juridique et
administratif, les Parties:
a) Assureront sur le plan national une coordination de l'action
préventive et répressive contre le trafic illicite ; à cette fin, elles
pourront utilement désigner un service approprié chargé de cette coordination;
b) S'assisteront mutuellement dans
la lutte contre le trafic illicite ;
c) Coopéreront étroitement
entre elles et avec les organisations internationales compétentes dont elles
sont membres afin de mener une lutte coordonnée contre le trafic illicite ;
d) Veilleront à ce que la coopération internationale des services
appropriés soit effectuée par des voies rapides ;
e) S'assureront que, lorsque des pièces de justice sont transmises entre
des pays pour la poursuite d'une action judiciaire, la transmission sera
effectuée par des voies rapides à l'adresse des instances désignées par les
Parties ; cette disposition ne porte pas atteinte au droit des Parties de
demander que les pièces de justice leur soient envoyées par la voie
diplomatique.
f) Fourniront à l'Organe et à la Commission, si elles le jugent
approprié, par l'intermédiaire du Secrétaire général, outre les renseignements
requis en vertu de l'art. 18, des renseignements ayant trait aux activités
illicites constatées à l'intérieur de leurs frontières et relatives notamment à
la culture, à la production, à la fabrication, à l'usage et au trafic illicites
des stupéfiants ; et
g) Fourniront les renseignements visés au paragraphe précédent, dans
toute la mesure du possible de la manière et aux dates que l'Organe fixera, de
son côté, à la demande d'une Partie, l'Organe pourra l'aider à fournir ces
renseignements et soutenir ses efforts en vue de réduire les activités
illicites en matière de stupéfiants à l'intérieur des frontières de
celle-ci. »
B. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de
Montego Bay du 10 décembre 1982
28. Les dispositions pertinentes de la convention de Montego
Bay sur le droit de la mer (à laquelle le Cambodge n'est pas partie) sont ainsi
libellées :
Article 108 : Trafic illicite de stupéfiants et de substances
psychotropes
« 1. Tous les Etats coopèrent à la répression du trafic
illicite de stupéfiants et de substances psychotropes auquel se livrent, en
violation des conventions internationales, des navires naviguant en haute mer.
2. Tout Etat qui a de sérieuses raisons de penser qu'un
navire battant son pavillon se livre au trafic illicite de stupéfiants ou de
substances psychotropes peut demander la coopération d'autres Etats pour mettre
fin à ce trafic. »
Article 110 : Droit de visite
« 1. Sauf dans les cas où l'intervention procède de
pouvoirs conférés par traité, un navire de guerre qui croise en haute mer un
navire étranger, autre qu'un navire jouissant de l'immunité prévue aux articles
95 et 96, ne peut l'arraisonner que s'il a de sérieuses raisons de soupçonner
que ce navire :
a) se livre à la piraterie ;
b) se livre au transport
d'esclaves ;
c) sert à des émissions non
autorisées, l'Etat du pavillon du navire de guerre ayant juridiction en vertu
de l'article 109 ;
d) est sans nationalité ; ou
e) a en réalité la même nationalité
que le navire de guerre, bien qu'il batte pavillon étranger ou refuse d'arborer
son pavillon.
2. Dans les cas visés au
paragraphe 1, le navire de guerre peut procéder à la vérification des titres
autorisant le port du pavillon. A cette fin, il peut dépêcher une embarcation,
sous le commandement d'un officier, auprès du navire suspect. Si, après
vérification des documents, les soupçons subsistent, il peut poursuivre
l'examen à bord du navire, en agissant avec tous les égards possibles.
3. Si les soupçons se révèlent dénués de fondement, le navire
arraisonné est indemnisé de toute perte ou de tout dommage éventuel, à
condition qu'il n'ait commis aucun acte le rendant suspect.
4. Les présentes dispositions s'appliquent mutatis mutandis
aux aéronefs militaires.
5. Les présentes dispositions s'appliquent également à tous
autres navires ou aéronefs dûment autorisés et portant des marques extérieures
indiquant clairement qu'ils sont affectés à un service public. »
C. La Convention des Nations Unies signée à Vienne le 20
décembre 1988 « contre le trafic illicite des stupéfiants et substances
psychotropes »
29. Les dispositions
pertinentes de la Convention de Vienne (à
laquelle la France est partie, pas le Cambodge) stipulent :
Article 17
« Trafic illicite par mer
1. Les Parties coopèrent dans toute
la mesure du possible en vue de mettre fin au trafic illicite par mer, en
conformité avec le droit international de la mer.
2. Une Partie qui a des motifs
raisonnables de soupçonner qu'un navire battant son pavillon ou n'arborant
aucun pavillon ou ne portant aucune immatriculation se livre au trafic illicite
peut demander aux autres Parties de l'aider à mettre fin à cette utilisation. Les Parties ainsi requises fournissent cette
assistance dans la limite des moyens dont elles disposent.
3. Une Partie qui a des motifs raisonnables de soupçonner qu'un navire
exerçant la liberté de navigation conformément au droit international et
battant le pavillon ou portant une immatriculation d'une autre Partie se livre
au trafic illicite peut le notifier à l'Etat du pavillon, demander confirmation
de l'immatriculation et, si celle-ci est confirmée, demander l'autorisation à
cet Etat de prendre les mesures appropriées à l'égard de ce navire.
4. Conformément aux dispositions du paragraphe 3 ou aux traités en
vigueur entre elles ou à tous autres accords ou arrangements conclus par
ailleurs entre ces Parties, l'Etat du pavillon peut notamment autoriser l'Etat
requérant à :
a. arraisonner le navire
b. visiter le navire
c. si des preuves de participation
à un trafic illicite sont découvertes, prendre les mesures appropriées à
l'égard du navire, des personnes qui se trouvent à bord et de la cargaison.
5. Lorsqu'une mesure est prise en
application du présent article, les Parties intéressées tiennent dûment compte
de la nécessité de ne pas porter atteinte à la sécurité de la vie en mer et à
celle du navire et de sa cargaison, et de ne pas porter préjudice aux intérêts
commerciaux et juridiques de l'Etat du pavillon ou de tout autre Etat intéressé.
6. L'Etat du pavillon peut, dans la
mesure compatible avec ses obligations au titre du paragraphe 1 du présent
article, subordonner son autorisation à des conditions arrêtées d'un commun
accord entre lui et l'Etat requérant, notamment en ce qui concerne la
responsabilité.
7. Aux fins des paragraphes 3 et 4
du présent article, chaque Partie répond sans retard à toute demande que lui
adresse une autre Partie en vue de déterminer si un navire qui bat son pavillon
y est autorisé et aux demandes d'autorisation présentées en application du
paragraphe 3. Au moment où il devient Partie à la présente convention, chaque
Etat désigne l'autorité ou, le cas échéant, les autorités habilitées à recevoir
de telles demandes et à y répondre. Dans le mois qui suit cette désignation, le
Secrétaire général notifie à toutes les autres Parties l'autorité désignée par
chacune d'elles.
8. Une Partie qui a pris une des
mesures prévues au présent article informe sans retard l'Etat du pavillon
concerné des résultats de cette mesure.
9. Les Parties envisageront de conclure des accords ou arrangements
bilatéraux ou régionaux en vue de donner effet aux dispositions du présent
article ou d'en renforcer l'efficacité.
10. Les mesures prises en application du paragraphe 4 ne sont exécutées
que par des navires de guerre ou des aéronefs militaires, ou d'autres navires
ou aéronefs à ce dûment habilités portant visiblement une marque extérieure et
identifiables comme étant au service de l'Etat.
11. Toute mesure prise conformément au présent article tient dûment
compte, conformément au droit international de la mer, de la nécessité de ne
pas empiéter sur les droits et obligations et l'exercice de la compétence des
Etats côtiers, ni de porter atteinte à ces droits, obligations ou
compétence. »
D. L'accord du Conseil de l'Europe « relatif au trafic
illicite par mer, mettant en œuvre l'article 17 de la Convention des Nations
Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances
psychotropes » (Convention de Vienne du 20 décembre 1988), fait à Strasbourg
le 31 janvier 1995 et entré en vigueur le 1er mai 2000
30. Les dispositions pertinentes de cet accord, signé par
vingt-deux Etats membres du Conseil de l'Europe (non par la France) et ratifié
par treize d'entre eux, se lisent comme suit :
« Les Etats membres du Conseil de l'Europe, ayant consenti à être
liés par la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de
stupéfiants et de substances psychotropes, faite à Vienne le 20 décembre 1988,
ci-après dénommée « la Convention de Vienne »,
Considérant que le but du Conseil
de l'Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres ;
Convaincus de la nécessité de
poursuivre une politique pénale commune tendant à la protection de la
société ;
Considérant que la lutte contre la
grande criminalité, qui est de plus en plus un problème international, exige
une coopération étroite au niveau international ;
Désireux d'intensifier dans toute
la mesure du possible leur coopération en vue de mettre fin au trafic illicite
de stupéfiants et de substances psychotropes par mer, conformément au droit
international de la mer et dans le respect total du principe de la liberté de
navigation ;
Considérant, en conséquence, qu'il
y a lieu de compléter par un accord régional les dispositions de l'article 17
de la Convention de Vienne en vue de leur donner effet et d'en renforcer
l'efficacité,
Sont convenus de ce qui suit:
(...)
Section 3 – Règles relatives aux mesures applicables
Article 9 – Mesures autorisées
1. Après avoir reçu l'autorisation de l'Etat du pavillon et
sous réserve, le cas échéant, des conditions et restrictions formulées en vertu
de l'article 8, paragraphe 1, l'Etat intervenant peut prendre les mesures
suivantes :
i. a. arrêter le navire et monter à son bord ;
b. prendre le contrôle effectif du navire et de toute
personne se trouvant à son bord ;
c. prendre toute mesure prévue à l'alinéa ii du présent
article, jugée nécessaire pour établir si une infraction pertinente a été
commise, et saisir les éléments de preuve qui s'y rapportent ;
d. contraindre le navire et toute personne se trouvant à son
bord à se faire escorter jusqu'au territoire de l'Etat intervenant et
immobiliser le navire aux fins d'entreprendre des investigations plus
poussées ;
ii et, après avoir pris le contrôle effectif du
navire :
a. fouiller le navire ainsi que toute personne et toute chose
se trouvant à son bord, y compris sa cargaison ;
b. ouvrir tout conteneur ou en ordonner l'ouverture, procéder
à des tests et prélever des échantillons de tout ce qui se trouve à bord du
navire ;
c. demander à toute personne se trouvant à bord de fournir
des informations la concernant elle ou tout objet se trouvant à bord du
navire ;
d. exiger que soient produits documents, livres ou registres
relatifs au navire ou à toute personne ou tout objet qui se trouve à son bord,
et faire des photographies ou des copies de tout objet dont les autorités
compétentes sont habilitées à exiger la production ;
e. saisir, mettre sous scellés et conserver tout élément de
preuve ou matériel découvert à bord du navire.
2. Toute mesure prise en vertu du paragraphe 1 de cet
article est sans préjudice de tout droit existant en vertu de la loi de l'Etat
intervenant du suspect de ne pas fournir d'éléments à sa propre
charge.
Article 10 – Mesures d'exécution
1. .Si, à la suite des mesures prises en application de
l'article 9, l'Etat intervenant détient des preuves qu'une infraction
pertinente a été commise, preuves qui, en vertu de sa législation,
justifieraient soit l'arrestation des personnes concernées, soit
l'immobilisation du navire, soit l'une et l'autre, il peut prendre des mesures
à cet effet.
(...)
Article 11 – Exécution de mesures
1. Les mesures prises en vertu des articles 9 et 10 sont
régies par les lois de l'Etat intervenant. (...) »
E. L'accord de coopération régionale sur la répression du
trafic illicite aérien et maritime dans les Caraïbes, signé à San José le
10 avril 2003
31. Cet accord entre les pays continentaux ou insulaires de
la Caraïbe (France, Costa Rica, Etats-Unis, Haïti, Honduras,
Nicaragua, Pays-Bas et République dominicaine) au titre de la Convention de
Vienne, établit les conditions de la lutte contre les narcotrafics dans la zone
en mettant en place une large coopération et en prévoyant la possibilité pour
les Etats de donner leur accord, a priori, pour l'intervention des autres
parties sur un navire battant son pavillon.
32. Il permet à un Etat
partie de prendre des mesures de coercition, y compris dans les eaux
territoriales d'un autre Etat partie, par délégation de celui-ci. Trois options
sont ouvertes :
– l'autorisation
systématique ;
– l'autorisation, à défaut d'une
réponse dans les quatre heures de l'Etat du pavillon à une demande
d'intervention d'un autre Etat partie ;
– l'autorisation expresse
d'intervention, ce qui correspond au droit actuel de la Convention de Vienne.
33. En conséquence, le
projet de loi prévoit la possibilité pour les Etats de donner leur accord a
priori pour l'intervention des autres parties sur un navire battant leur
pavillon ou dans leurs eaux territoriales.
F. La législation
interne
1. La
loi no 94-589 du 15 juillet 1994 « relative aux modalités de
l'exercice par l'Etat de ses pouvoirs de contrôle en mer »
34. Les dispositions
pertinentes de la loi no 94-589 du 15 juillet 1994 « relative
aux modalités de l'exercice par l'Etat de ses pouvoirs de contrôle en
mer », modifiée par la loi no 96-359 du 29 avril 1996
« relative au trafic de stupéfiants en haute mer et portant adaptation de
la législation française à l'article 17 de la Convention des Nations Unies
contre le trafic illicite des stupéfiants et substances psychotropes faite
à Vienne le 20 décembre 1988 » et telle qu'applicable à l'époque des
faits de la cause, se lisent ainsi :
« Titre II : Dispositions
particulières portant adaptation de la législation française à l'article 17 de
la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite des stupéfiants et
substances psychotropes faite à Vienne le 20 décembre 1988
La recherche, la constatation, la
poursuite et le jugement des infractions constitutives de trafic de stupéfiants
et commises en mer sont régis par les dispositions du titre Ier de la présente
loi et par les dispositions ci-après. Ces dernières s'appliquent, outre aux
navires battant pavillon français :
– aux navires battant pavillon d'un
Etat partie à la convention de Vienne contre le trafic illicite des stupéfiants
et substances psychotropes autre que la France, ou régulièrement immatriculés
dans un de ces Etats, à la demande ou avec l'accord de l'Etat du pavillon ;
– aux navires n'arborant aucun pavillon ou sans nationalité.
Lorsqu'il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu'un trafic de
stupéfiants se commet à bord de l'un des navires visés à l'article 12 et se
trouvant en dehors des eaux territoriales, les commandants des bâtiments de
l'Etat et les commandants de bord des aéronefs de l'Etat, chargés de la
surveillance en mer, sont habilités à exécuter ou à faire exécuter, sous
l'autorité du préfet maritime, qui en avise le procureur de la République, les
mesures de contrôle et de coercition prévues par le droit international et la
présente loi. »
35. Dans sa version
modifiée par la loi no 2005-371 du 22 avril 2005, non applicable à l'époque
des faits, l'article 12 vise également les navires battant pavillon d'un Etat
non partie à la Convention de Vienne :
Article 12
« La recherche, la
constatation, la poursuite et le jugement des infractions constitutives de
trafic de stupéfiants et commises en mer sont régis par les dispositions du
titre II du livre V de la première partie du code de la défense et par les
dispositions du présent titre qui s'appliquent, outre aux navires mentionnés à
l'article L. 1521-1 du code de la défense :
– aux navires battant pavillon d'un
Etat qui a sollicité l'intervention de la France ou agréé sa demande
d'intervention ;
– aux navires n'arborant aucun pavillon ou sans nationalité. »
36. Afin de tenir compte du voyage consécutif à une décision
de déroutement d'un navire, la loi no 2005-371 du 22 avril 2005 a
également complété l'article L. 1521-5 du code de défense, au sein du chapitre
consacré à l'« exercice par l'Etat de ses pouvoirs de police en
mer », en insérant un dernier alinéa rédigé comme suit :
Article L. 1521-5
« Pendant le transit consécutif à la décision de déroutement, les
agents mentionnés à l'article L. 1521-2 peuvent prendre les mesures de
coercition nécessaires et adaptées en vue d'assurer la préservation du navire
et de sa cargaison et la sécurité des personnes se trouvant à bord. »
37. Dans son rapport sur le projet de cette loi, la
commission des affaires étrangères s'exprima notamment comme suit (extrait du
rapport no 280, déposé le 6 avril 2005) :
« B. LE PROJET DE LOI
a) Supprimer la
référence à la Convention de Vienne pour le trafic de stupéfiants
Dans l'Affaire du Winner,
bâtiment battant pavillon cambodgien arraisonné par la marine française au
large des côtes d'Afrique de l'Ouest, la Cour de cassation n'a pas jugé
nécessaire le recours au fondement de la convention de Vienne, à
laquelle le Cambodge n'était pas partie, pour assurer la légalité de
l'arraisonnement du navire effectué avec l'accord de l'Etat du pavillon dans le
cas précis du trafic de stupéfiants. Elle a jugé suffisant le fondement de
l'article 108 de la Convention de Montego Bay qui stipule que « tout Etat
qui a de sérieuses raisons de penser qu'un navire battant son pavillon se livre
à un trafic illicite de stupéfiants ou de substances psychotropes peut demander
la coopération d'autres Etats pour mettre fin à ce trafic ». En revanche,
l'Etat signataire de la Convention de Vienne qui procède à l'arraisonnement du
navire, en l'espèce la France, doit se conformer, pour l'exécution des
opérations d'interception, aux règles qu'elle prescrit et peut ainsi s'appuyer
sur les stipulations de son article 17, relatif aux mesures de coercition. En
l'espèce, la Cour a considéré que la compétence de l'Etat du pavillon n'était
pas exclusive dans l'hypothèse où il donnait son accord à une demande
d'intervention.
Il semble cependant préférable de
supprimer la seule référence à la convention de Vienne, dans la mesure où des
mesures de contrôle et de coercition peuvent être exercées sur le fondement d'autres
instruments internationaux, notamment les accords de coopération régionale
adoptés sur la base de la Convention de Vienne, tel que l'accord de San José,
une fois qu'il sera entré en vigueur.
b) Préciser le
contenu des mesures de coercition
Le projet de loi précise également
que, pendant la durée du transit nécessaire aux opérations de déroutement, les
agents de l'Etat dûment habilités peuvent prendre les mesures de coercition
nécessaires et adaptées en vue d'assurer la préservation du navire et de sa
cargaison et la sécurité des personnes se trouvant à bord. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
38. Les requérants disent avoir été victimes d'une privation
arbitraire de liberté après l'arraisonnement du navire par les autorités
françaises. Ils invoquent l'article 5 § 1 de la Convention, dont les
dispositions pertinentes sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté.
Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les
voies légales :
(...)
c) s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant
l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de
soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables
de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de
s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
(...) »
A. L'arrêt de la chambre
39. La chambre a
marqué son désaccord avec l'approche des juridictions françaises, en ce qu'elle
renvoyait à des conventions internationales auxquelles le Cambodge n'est pas
partie et parce qu'elle reposait sur des dispositions législatives qui, à
l'époque des faits, ne prévoyaient l'intervention extraterritoriale des
autorités françaises que sur les navires français, sur des « navires
battant pavillon d'un Etat partie à la convention de Vienne du 20 décembre 1988
[non ratifiée par le Cambodge, comme indiqué précédemment] (...) ou
régulièrement immatriculés dans un de ces Etats, à la demande ou avec l'accord
de l'Etat du pavillon », et sur des navires n'arborant aucun pavillon ou
sans nationalité. Outre le fait que le Winner ne rentrait dans aucune de
ces catégories, elle a relevé que la loi du 15 juillet 1994 avait été modifiée
pour notamment ne plus faire référence aux seuls Etats parties à la convention
de Vienne. Elle a également considéré que la thèse du Gouvernement relative à
l'applicabilité et au respect en l'espèce desdites dispositions législatives
reposait sur une contradiction, puisqu'il soutenait qu'au moment de
l'interception, le Winner n'arborait aucun pavillon, tout en exposant
par ailleurs que les autorités françaises s'étaient préalablement assurées
auprès des autorités du Cambodge de l'immatriculation du bateau dans ce pays,
ce dernier ayant été identifié comme étant le Winner avant le début des
opérations.
40. La chambre a
cependant admis que, vu l'article 108 de la convention de Montego Bay, la note
verbale du 7 juin 2002 des autorités cambodgiennes pouvait servir de fondement
juridique à l'interception et à la prise de contrôle du Winner par les
autorités françaises, sans toutefois considérer qu'il en allait de même pour la
privation de liberté de treize jours imposée aux membres de l'équipage à bord
du navire. Elle a estimé que la loi française comme l'article 17 de la
convention de Vienne n'envisageait pas plus précisément une privation de
liberté du type et de la durée de celle subie par les requérants
41. A ses yeux, les
normes juridiques invoquées par le Gouvernement n'offraient pas une protection
adéquate contre les atteintes arbitraires au droit à la liberté, dès lors,
d'une part, qu'aucune de ces normes ne vise expressément la privation de
liberté des membres de l'équipage du navire intercepté et n'encadre les
conditions de la privation de liberté à bord et, d'autre part, qu'elles
omettent de la placer sous le contrôle d'une autorité judiciaire. Sur ce
dernier point, elle précisa notamment que si les mesures prises en application
de la loi du 15 juillet 1994 avaient été placées sous le contrôle du procureur
de la République, ce dernier n'était pas une « autorité judiciaire »
au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion (Schiesser
c. Suisse, arrêt du 4 décembre 1979, série A no 34,
§§ 29-30).
42. En conséquence, elle a jugé que les requérants n'avaient
pas été privés de leur liberté « selon les voies légales », au sens
du paragraphe 1 de l'article 5.
B. Thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Les requérants
43. Les requérants, qui partagent l'analyse suivie par la chambre
dans son arrêt, estiment que les mesures prises en haute mer par les autorités
françaises et leur détention à bord du Winner n'avait aucune base
légale. Ils estiment que l'arraisonnement du Winner ne peut trouver de
base légale ni dans des conventions internationales auxquelles le Cambodge
n'est pas partie, qu'il s'agisse de la Convention de Montego Bay du 10 décembre
1982 ou de la Convention de Vienne du 20 décembre 1988, ni dans la note verbale
du ministère des Affaires étrangères du 7 juin 2002.
44. S'agissant de la
Convention de Montego Bay, ils relèvent que son article 108 est inapplicable en
l'espèce, dès lors que, selon eux, ce n'est pas le Cambodge, Etat dont le
navire battait pavillon, qui a demandé la coopération de la France, mais la
France qui a pris l'initiative de demander l'autorisation d'arraisonner le
navire qui battait pavillon cambodgien. Dans ces conditions, la seule
acceptation du Cambodge ne peut être assimilée à une demande de coopération au
sens de l'article 108 de la Convention de Montego Bay. Quant à l'article 110 de
cette dernière, ils estiment que le Gouvernement en propose une interprétation
qui en dénature les termes, puisque le Winner n'était pas sans
nationalité et n'avait pas la même nationalité que le navire de guerre
français.
45. Les requérants
considèrent également que la loi no 94-589 du 14 juillet 1994
n'était pas applicable, notamment dès lors qu'elle renvoie à des conventions
internationales auxquelles le Cambodge n'est pas partie.
46. Ils estiment qu'il
est acquis que les normes internes et internationales n'offraient pas une
protection efficace contre l'arbitraire, dès lors qu'elles ne prévoient pas la
possibilité de contacter un avocat ou un proche tout en autorisant, selon le
Gouvernement, une détention durant treize jours.
47. Concernant la note
verbale du 7 juin 2002, les requérants contestent également l'interprétation
qui en est donnée par le Gouvernement. Ils considèrent qu'elle ne pouvait
valoir délégation de juridiction au profit de la France. A supposer, pour les
besoins de la discussion, qu'un tel accord ad hoc pouvait justifier
l'intervention française selon le principe de droit international public aux
termes duquel un Etat pourrait renoncer à une partie de sa souveraineté
autrement que par une convention, les limites d'une telle dérogation de
compétence exceptionnelle auraient été largement dépassées en l'espèce. Les
requérants relèvent en effet qu'il résulte des constatations mêmes du
Gouvernement que cet accord ne portait que sur une « demande d'interception »,
tandis que le gouvernement cambodgien n'a donné qu'une « autorisation pour
l'opération d'arraisonnement ». Or l'arraisonnement d'un navire consiste
exclusivement à l'arrêter en mer ou à l'entrée d'un port pour procéder à divers
contrôles (notamment quant à son identité, sa nationalité, etc.) : il ne
s'étend pas aux opérations de perquisition ou d'arrestation à bord d'un navire.
Tel a pourtant été le cas en l'espèce, les
requérants ayant été arrêtés et consignés dans leur cabine pendant treize
jours. Cette rétention à bord du Winner et le jugement dans un autre
pays n'avaient pas été autorisés par le Cambodge. Les requérants, tout en
contestant l'existence d'un accord ad hoc justifiant l'arraisonnement du
Winner, estiment donc en tout état de cause qu'un tel accord ne
permettait pas la détention des marins suite à l'opération militaire française.
48. Par ailleurs, les requérants qualifient de « fort
tardive et proprement ahurissante » la production devant la Grande Chambre
d'une note verbale en date du 9 septembre 2008 rédigée par les autorités
cambodgiennes à la demande du gouvernement français sept ans après les faits et
deux mois après l'arrêt de condamnation rendu par la cinquième section de la
Cour. Ils demandent que cette note, qui n'a jamais été versée aux débats devant
les juridictions internes et la cinquième section de la Cour, dès lors qu'elle
n'existait pas et qu'elle tend à une relecture des faits a posteriori,
soit écartée des débats.
2. Le Gouvernement
49. Dans des observations liminaires, le Gouvernement insiste
sur le fait que les circonstances de l'espèce se situaient en haute mer, avec
la nécessaire prise en compte de la spécificité du milieu marin et de la
navigation maritime. Selon lui, cela entraîne deux conséquences spécifiques.
D'une part, la Convention est totalement muette sur les questions maritimes et
il estime possible, à cet égard, de faire un parallèle avec la solution dégagée
par la Cour dans les affaires relatives à des remises de personnes d'un Etat à
un autre Etat dans le cadre d'une extradition (Öcalan c. Turquie [GC], no
46221/99, CEDH 2005-IV, ainsi que Freda c. Italie, (déc.), no
8916/80, décision de la Commission du 7 octobre 1980, Décisions et rapports
(DR) 21, p. 250, Altmann (Barbie) c. France, (déc.), no
10689/83, décision de la Commission du 4 juillet 1984, DR 37, p. 225, Sánchez
Ramirez c. France, (déc.), no 28780/95, décision de la
Commission du 24 juin 1996, DR 86-A, p. 155) : le Gouvernement estime
que, « mutatis mutandis, le même raisonnement pourrait en
l'occurrence trouver application » faute de stipulation relative aux
modalités de déroutement d'un navire ou spécifique au milieu maritime dans la
Convention, laquelle ne serait donc pas applicable ratione materiae.
50. D'autre part, il estime que la liberté d'aller et venir
sur un navire a des limites plus étroites qui sont celles du navire
lui-même : le déroutement légal d'un navire entraîne donc nécessairement
une autorisation de la contrainte sur ses passagers quant à leur liberté de se
déplacer ; les spécificités et les risques de la navigation en mer
justifient que le capitaine d'un navire dispose d'importants pouvoirs. Le
Gouvernement en déduit que les requérants n'ont pas été privés de liberté au
sens de l'article 5, mais qu'ils ont fait l'objet de restrictions de liberté
justifiées, restrictions qui seraient critiquées de façon purement formaliste
et procédurière. Il estime que l'article 5 de la Convention n'est pas
applicable en l'espèce.
51. A titre subsidiaire,
sur le fond, le Gouvernement conclut à la légalité de la privation de liberté
des requérants durant les treize jours qu'a duré le détournement du Winner
et conteste la conclusion à laquelle la chambre est parvenue.
52. Le fondement légal doit
s'examiner à un double point de vue, c'est-à-dire au regard du droit
international public et du droit interne.
53. S'agissant du droit
international public, le Gouvernement indique tout d'abord que le Winner
n'arborait aucun pavillon et a refusé de s'identifier. L'équipage du navire se
serait donc délibérément placé dans l'hypothèse visée par l'article 110 de la
convention de Montego Bay, qui prévoit expressément la possibilité pour un
navire de guerre d'arraisonner un navire qui « refuse d'arborer son
pavillon », principe unanimement admis par le droit de la mer.
54. Le Gouvernement
considère qu'en tout état de cause, l'accord donné par le Cambodge aux
autorités françaises par note verbale conférait à l'intervention des militaires
français une parfaite régularité au regard du droit international. La
Convention de Montego Bay illustre parfaitement l'objectif de
« cohabitation » des Etats sur ce qui appartient à tous sans
appartenir à aucun, en précisant strictement les conditions dans lesquelles un
Etat peut s'immiscer dans la souveraineté d'un autre Etat en faisant contrôler,
par l'intermédiaire d'un navire militaire, un navire battant pavillon étranger.
Et bien que le Cambodge ne soit pas signataire de la Convention de Vienne de
1988, l'accord que cet Etat souverain a donné par note verbale se suffit à
lui-même au regard des principes du droit international public et du droit de
la mer. Cette note verbale du 7 juin 2002 a autorisé l'arraisonnement projeté
ainsi que toutes « ses conséquences », comme les autorités
cambodgiennes l'ont confirmé dans leur note du 9 septembre 2008. Dans ces conditions, l'accord en question fondait
légalement le détournement du Winner et de son équipage.
55. Surabondamment, le Gouvernement estime que cet accord
était en parfaite conformité avec les normes de droit international public. Les
méfaits du trafic de stupéfiants dans les sociétés démocratiques expliquent la
raison pour laquelle la Convention de Montego Bay, en son article 108, ainsi
que la convention de Vienne de 1988 et l'accord du 31 janvier 1995 du Conseil
de l'Europe visent la nécessaire coopération des Etats pour la répression de ce
trafic. La mer pouvant constituer un « havre de sécurité » (Öcalan
précité, § 88) pour les trafiquants, le droit international a prévu que l'Etat
du pavillon puisse déléguer son pouvoir afin de lutter contre cette
criminalité. Le Gouvernement note d'ailleurs que dans l'affaire Rigopoulos, la
Cour avait estimait que l'accord verbal donné par le Panama à l'Espagne était
suffisant pour rendre les opérations conformes au droit international public.
56. Au regard du droit
interne, le Gouvernement conteste l'analyse de la chambre, rappelant que la
jurisprudence de la Cour prévoit qu'il incombe au premier chef aux autorités
nationales d'interpréter et d'appliquer le droit interne, surtout lorsque,
comme en l'espèce, la question porte non sur le fond du droit mais sur le champ
d'application du droit interne. En tout état de cause, il indique que la
chambre de l'instruction ne s'est pas fondée uniquement sur l'article 17 de la
Convention de Vienne, mais également sur les dispositions générales de la loi
de 1994, lesquelles habilitent les commandants des bâtiments de l'Etat chargés
de la surveillance en mer à exercer et faire exécuter des mesures de contrôle
et de coercition. Il estime en conséquence que cette partie de la loi
constituait un fondement légal aux mesures litigieuses, d'une part parce que le
navire était suspecté de se livrer au trafic de stupéfiants, d'autre part parce
qu'il n'arborait aucun pavillon et refusait de s'identifier en faisant usage de
manœuvres agressives.
57. Le Gouvernement insiste sur deux points. Premièrement, un
Etat non partie à une convention peut, par un accord particulier, dans une
circonstance donnée, manifester son accord à l'application de dispositions
figurant dans ladite convention, et les juridictions internes ont pu juger que
la loi française devait s'appliquer. Deuxièmement, la loi française
s'appliquait, puisque le Winner n'arborait aucun pavillon et refusait de
s'identifier.
58. Concernant la
qualité de la base légale, contestée par la chambre, le Gouvernement estime que
la spécificité du droit de la mer doit être prise en considération pour
apprécier la précision des normes ; la loi française de 1994, appliquée en
combinaison avec l'accord du Cambodge conformément aux stipulations de
l'article 17.4 de la Convention de Vienne et celles de la convention de Montego
Bay autorisait le déroutement du navire. Dès lors, si les normes prévoient le déroutement du navire, elles
prévoient aussi une restriction de la liberté de ses passagers en raison de
leur lien indissoluble. Pour le Gouvernement, ce déroutement doit néanmoins
être considéré comme une période préalable à un déferrement judiciaire.
59. En toute hypothèse, le caractère imprévisible de la
navigation maritime et l'immensité des mers ne permettent pas de prévoir dans
le détail les circonstances dans lesquelles un déroutement peut se dérouler.
S'agissant de l'impossibilité pour les requérants de contacter un proche ou un
avocat, le Gouvernement estime que cette critique n'est pas fondée, les
conditions techniques d'une liaison n'étant pas toujours possibles ; de
toute façon, les requérants n'établissant pas qu'ils étaient en contact avec
leurs proches ou leur avocat avant leur interception par la marine française,
leur situation de fait n'a pas été modifiée par le déroutement du navire. Le
Gouvernement indique également que la durée du voyage ne correspondait qu'à une
contingence matérielle et que les requérants n'ont pas été interrogés durant
les treize jours passés à bord, les militaires n'ayant pas la qualité pour ce
faire. En conséquence, le Gouvernement estime que le droit de contacter un
avocat ou des proches aurait été un droit théorique et illusoire.
60. Le Gouvernement
aborde ensuite la question du contrôle par le procureur de la République. Il
critique l'arrêt de la chambre en ce qu'il procéderait d'une confusion entre
les notions visées aux paragraphes 1 c) et 3 de l'article 5 de la Convention,
tout en relevant que les requérants devaient être présentés, à leur arrivée à
Brest, non pas au procureur de la République mais à un juge d'instruction.
61. Il estime que le
fait que le déroutement ait été placé sous la supervision du procureur était
une garantie contre l'arbitraire, les magistrats du parquet présentant en tout
état de cause des garanties d'indépendance qui doivent les faire regarder comme
une autorité judiciaire. Sur ce dernier
point, le Gouvernement présente des développements sur les garanties
d'indépendance des magistrats du parquet du fait de leur statut, de leur mode
de recrutement, de leurs attributions et de leur rôle institutionnel. Il rappelle
notamment que l'article 64 de la Constitution française consacre l'indépendance
de l'« autorité judiciaire » et que le Conseil constitutionnel a jugé
que ladite autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et
ceux du parquet.
C. Appréciation de la
Cour
1. Sur l'article 1 de la
Convention
62. La Cour estime que
la première question à trancher en l'occurrence est celle de savoir si les
faits litigieux, à compter de l'arraisonnement du Winner en haute mer et
durant les treize jours de privation de liberté alléguée au cours du voyage
jusqu'à Brest, relevaient de la juridiction de la France au sens de l'article 1
de la Convention, qui est libellé comme suit :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne
relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la
(...) Convention »
63. Elle rappelle que
l'article 1 fixe une limite, notamment territoriale, au domaine de la
Convention. En particulier, l'engagement des
Etats contractants se borne à reconnaître « (en anglais « to
secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les
droits et libertés énumérés. En outre, la Convention ne régit pas les actes
d'un Etat tiers, ni ne prétend exiger des Parties contractantes qu'elles
imposent ses normes à pareil Etat (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet
1989, § 86, série A no 161, et Banković et autres c.
Belgique et 16 autres Etats contractants (dec.) [GC], no 52207/99,
§ 66, CEDH 2001-XII).
64. En conformité avec la notion essentiellement territoriale
de juridiction, la Cour n'a admis que dans des circonstances exceptionnelles
que les actes des Etats contractants accomplis ou produisant des effets en
dehors de leur territoire peuvent s'analyser en l'exercice par eux de leur
juridiction au sens de l'article 1 de la Convention (Banković, précité,
§ 67, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no
48787/99, § 314, CEDH 2004-VII). Ainsi, dans son premier arrêt
Loizidou (exceptions préliminaires), la Cour a jugé que, compte tenu de
l'objet et du but de la Convention, une Partie contractante pouvait voir sa
responsabilité engagée lorsque, par suite d'une action militaire – légale ou
non –, elle exerçait en pratique son contrôle sur une zone située en dehors de
son territoire national (Loizidou c. Turquie (exceptions
préliminaires) [GC], 23 mars 1995, § 62, série A no 310), ce qui
est toutefois exclu lorsque n'est en cause, comme dans l'affaire Banković,
qu'un acte extraterritorial instantané, le texte de l'article 1 ne
s'accommodant pas d'une conception causale de la notion de
« juridiction » (précitée, § 75).
65. La Cour note par ailleurs que l'on rencontre d'autres cas
d'exercice extraterritorial de sa compétence par un Etat dans les affaires
concernant des actes accomplis à l'étranger par des agents diplomatiques ou
consulaires, ou à bord d'aéronefs immatriculés dans l'Etat en cause ou de navires
battant son pavillon. Dans ces situations spécifiques, il est clair que le
droit international coutumier et des dispositions conventionnelles ont reconnu
et défini l'exercice extraterritorial de sa juridiction par l'Etat concerné (Banković,
précité, § 73).
66. En l'espèce, la Cour constate qu'un navire de guerre
français, l'aviso Lieutenant de vaisseau le Hénaff, a été spécialement
chargé par les autorités maritimes françaises d'intercepter le Winner et
qu'à cette fin il a appareillé de Brest avec à son bord une équipe des forces
spéciales françaises, le commando marine Jaubert spécialisé dans
l'assaut en mer. Lorsque le Winner a été repéré au large des îles du Cap
Vert le 13 juin 2002, l'aviso a effectué plusieurs sommations et tirs
d'avertissement, suivis d'un tir au but, et ce sur ordre du préfet maritime de
l'Atlantique. En montant à bord du Winner, les militaires français ont
dû faire usage de leurs armes pour se défendre et, par la suite, ils ont
maintenu les membres d'équipage sous leur contrôle exclusif, imposant notamment
la consignation dans les cabines, durant le voyage jusqu'en France, où ils sont
arrivés le 26 juin 2002. Quant au déroutement vers la métropole, décidé par les
autorités françaises, il a été rendu possible par l'intervention d'un remorqueur
dépêché de Brest pour prendre en charge le navire et le dérouter vers ce port
français, sous escorte d'un autre navire de guerre, l'aviso Commandant Bouan,
le tout sur ordre du préfet maritime et à la demande du procureur de la
République de Brest.
67. Partant, la Cour
considère que, compte tenu de l'existence d'un contrôle absolu et exclusif
exercé par la France, au moins de facto, sur le Winner et son
équipage dès l'interception du navire, de manière continue et ininterrompue,
les requérants relevaient bien de la juridiction de la France au sens de
l'article 1 de la Convention (voir, a contrario, Banković,
précité).
2. Sur les « observations liminaires » du
Gouvernement
68. La Cour relève d'emblée que, dans ses observations, le
Gouvernement soulève pour la première fois devant la Grande Chambre, dans le
cadre d'«observations liminaires », l'incompatibilité ratione
materiae des griefs soulevés par les requérants avec les dispositions de
l'article 5 de la Convention, ses observations au fond n'étant soulevées que
« subsidiairement ».
69. La Grande Chambre
rappelle que rien ne l'empêche de se prononcer, le cas échéant, sur des
questions relatives à la recevabilité d'une requête en vertu de l'article 35 §
4 de la Convention, cette disposition l'habilitant à rejeter une requête
qu'elle considère comme irrecevable « à tout stade de la procédure »
(voir Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 22,
CEDH 2003-III, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32,
CEDH 2004-III, Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03,
§ 72, 8 juillet 2008, et Mooren c. Allemagne [GC], no
11364/03, § 57, CEDH 2009-...). Aux termes de l'article 55 du règlement de
la Cour, si la partie contractante défenderesse entend soulever une exception
d'irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l'exception
et les circonstances le permettent, dans ses observations sur la recevabilité
de la requête soumises au titre de l'article 54 du règlement (comparer N.C. c. Italie
[GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X, Azinas, précité,
§§ 32 et 37, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00,
§ 41, CEDH 2006-II, et Mooren précité). Seules des circonstances
exceptionnelles, tel en particulier le fait que le motif justifiant une
exception d'irrecevabilité est venu au jour à un stade ultérieur, peuvent
dispenser un gouvernement de l'obligation de soulever son exception dans ses
observations sur la recevabilité de la requête avant l'adoption par la chambre
de la décision sur la recevabilité (voir N.C. c. Italie, précité, §
44, Sejdovic, précité, § 41, et Mooren précité).
70. En l'espèce, la Cour
relève que, dans ses observations écrites sur la recevabilité de la requête
adressées à la chambre, le Gouvernement n'a pas soutenu que les griefs étaient
incompatibles ratione materiae avec les dispositions de l'article 5 de
la Convention, et la Cour ne discerne aucune circonstance exceptionnelle qui
eût été de nature à le dispenser de l'invoquer dans ses observations sur la
recevabilité adressées à la chambre.
71. En conséquence, le
Gouvernement est forclos à soulever à ce stade de la procédure une exception
préliminaire d'incompatibilité ratione materiae de la requête. Néanmoins, nonobstant cette forclusion, la Cour doit
examiner cette question, qui touche à sa compétence, dont l'étendue est
déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non
par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée (Demir
et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, CEDH 2008-...).
72. S'agissant tout
d'abord des observations liminaires qui concernent l'applicabilité de l'article
5, la Cour, qui renvoie par ailleurs à son constat selon lequel les requérants
relevaient de la juridiction de la France au sens de l'article 1 de la
Convention, estime qu'elles concernent en réalité le fond de la requête.
73. Quant aux
observations relatives à l'existence ou non d'une privation de liberté, la Cour
rappelle que l'article 5, en proclamant dans son paragraphe 1 le « droit
à la liberté », vise la liberté physique de la personne. Il a pour
but d'assurer que nul n'en soit dépouillé de manière arbitraire. Pour
déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au
sens de l'article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en
compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les
modalités d'exécution de la mesure considérée (Amuur c. France, 25 juin
1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996-III). Entre privation
et restriction de liberté, il n'y a qu'une différence de degré ou d'intensité,
non de nature ou d'essence (Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, § 92,
série A no 39, et Amuur précité).
74. De l'avis de la Cour, s'il est vrai que les déplacements
des requérants avant l'arraisonnement étaient en tout état de cause déjà
circonscrits aux limites physiques du Winner lui-même, entraînant de
facto une restriction à leur liberté d'aller et venir, on ne saurait
prétendre, avec le Gouvernement, que les mesures prises après l'arraisonnement
ne constituaient qu'une restriction à la liberté de circuler. Les membres de
l'équipage étaient soumis au contrôle des forces militaires spéciales françaises et consignés
dans leurs cabines durant la traversée. Certes, le Gouvernement soutient qu'au
cours de la traversée, les restrictions se sont amoindries. Du point de vue de
la Cour, cette circonstance n'enlève rien au fait que les requérants ont été
privés de leur liberté durant toute la traversée, dès lors que le cap suivi par
le navire était imposé par les militaires français.
75. Par conséquent, la Cour conclut que la situation des
requérants sur le Winner après l'arraisonnement, en raison des
restrictions subies, équivalait en fait à une privation de liberté et que
l'article 5 § 1 trouve à s'appliquer dans le cas d'espèce.
3. Sur l'article 5 § 1
de la Convention
a) Principes généraux
76. La Cour rappelle
d'abord que l'article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la
liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une
très grande importance dans « une société démocratique », au sens de
la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, De Wilde, Ooms et Versyp c.
Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12, Winterwerp
c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33).
77. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c'est-à-dire
à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, arrêt du
2 mars 1987, série A no 114, p. 22, § 40), sauf dans le respect
des exigences du paragraphe 1 de l'article 5.
78. La liste des exceptions que dresse l'article 5 § 1 revêt
un caractère exhaustif (Quinn c. France, arrêt du 22 mars 1995, § 42,
série A no 311, et Labita c. Italie [GC], no
26772/95, § 170, CEDH 2000-IV), et seule une interprétation étroite cadre avec
le but et l'objet de cette disposition (Engel et autres c. Pays-Bas,
8 juin 1976, § 58, série A no 22, et Amuur, précité,
§ 42).
79. La Cour rappelle également qu'en matière de
« régularité » d'une détention, y compris l'observation des
« voies légales », la Convention renvoie pour l'essentiel à la
législation nationale mais également, le cas échéant, à d'autres normes
juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur
source dans le droit international. Dans tous les cas, elle consacre
l'obligation d'en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle
exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de
l'article 5 : protéger l'individu contre l'arbitraire (voir, parmi
beaucoup d'autres, Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 54,
série A no 111, Amuur, précité, § 50, Ilaşcu
et autres c. Moldova et Russie [GC], no 8787/99, § 461,
CEDH 2004-VII, Assanidze c. Géorgie [GC], no 71503/01,
§ 171, CEDH 2004-II, McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03,
§ 30, CEDH 2006-X, et Mooren précité, § 76).
80. La Cour souligne que lorsqu'il s'agit d'une privation de
liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de
la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de
la privation de liberté en vertu du droit interne et/ou du droit international
soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son
application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par
la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour éviter
tout risque d'arbitraire et pour permettre au citoyen – en s'entourant au
besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les
circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte
déterminé (voir, notamment, Amuur, précité, Steel et autres c.
Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 54, Recueil 1998-VII,
Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52,
CEDH 2000-III, et Ječius c. Lithuanie, no 34578/97,
§ 56, CEDH 2000-IX).
81. Enfin, la Grande
Chambre partage le point de vue du Gouvernement et de la chambre, selon lequel
il faut garder à l'esprit que les mesures prises par les autorités françaises à
l'encontre du Winner et de son équipage s'inscrivaient dans le cadre de
la participation de la France à la lutte contre le trafic international de stupéfiants.
Comme elle l'a à maintes reprises indiqué, vu les ravages de la drogue, elle
conçoit en particulier que les autorités des Etats parties fassent preuve d'une
grande fermeté à l'égard de ceux qui contribuent à la propagation de ce fléau,
et elle a pleinement conscience de la nécessité de lutter contre le trafic de
stupéfiants et, partant, d'assurer la coopération fructueuse des Etats en la
matière. Reste que la spécificité du contexte maritime, invoquée par le
Gouvernement en l'espèce, ne saurait aboutir à la consécration d'un espace de
non-droit au sein duquel les équipages ne relèveraient d'aucun régime juridique
susceptible de leur accorder la jouissance des droits et garanties prévus par
la Convention et que les Etats se sont engagés à fournir aux personnes placées
sous leur juridiction, sans que cela conduise pour autant à la mise en place
d'un « havre de sécurité » en faveur des délinquants.
b) Application de ces
principes
82. La Cour constate tout
d'abord qu'il n'est pas contesté que la privation de liberté des requérants à
bord du Winner durant le déroutement vers la France de celui-ci avait
pour but de les conduire « devant l'autorité judiciaire compétente »,
au sens de l'article 5 § 1 c) de la Convention. En l'espèce, la Cour
constate que les parties s'opposent sur la question de savoir si les faits de
la cause avaient une « base légale » au regard tant du droit
international public que du droit interne.
83. La Cour note
d'emblée qu'en matière de lutte contre les stupéfiants en haute mer, le droit
international public maintient la règle de la compétence de l'Etat du pavillon,
soit, en l'espèce, le Cambodge. Elle relève également que ce dernier n'était
partie ni à la Convention de Montego Bay de 1982, ni à la Convention de Vienne
de 1988.
84. Le Gouvernement fait
sienne l'analyse de la Cour de cassation selon laquelle l'intervention des
autorités françaises trouvait sa justification dans l'article 108 § 1 de la
Convention de Montego Bay. Toutefois, l'article 108 § 1
concerne la situation dans laquelle un Etat « a de sérieuses raisons de
penser qu'un navire battant son pavillon se livre au trafic illicite de
stupéfiants ». Dans ce cas, il peut demander la coopération d'autres
Etats. Cela ne signifie pas pour autant que le texte accorde aux Etats une
autorisation générale de demander une coopération à chaque fois qu'ils pensent
qu'un navire ne battant pas leur pavillon se livre à un tel trafic. Aux yeux de
la Cour, l'article 108 ne saurait fonder légalement l'intervention des
autorités françaises en l'espèce, dès lors que le Cambodge n'est pas partie à
la Convention de Montego Bay et qu'il ne peut donc avoir agi en application de
celle-ci en transmettant sa note verbale du 7 juin 2002. De plus, la demande de
coopération présentée au Cambodge par la France n'était pas justifiée par le
fait que cette dernière soupçonnait un navire battant pavillon français de se
livrer à un trafic de stupéfiants. Par conséquent, cette demande de coopération
n'intervenait pas davantage dans le cadre de l'article 108.
85. Cette lacune de
l'article 108 de la Convention de Montego Bay concernant la lutte contre le
trafic de stupéfiants ressort, par ailleurs, d'une lecture d'ensemble de
celle-ci : non seulement les dispositions relatives à la lutte contre le
trafic de stupéfiants sont minimales, comparées notamment à la lutte contre la
piraterie, objet de huit articles qui, notamment, posent en principe la
juridiction universelle par exception à la règle de la compétence exclusive de
l'Etat du pavillon, mais en outre la lutte contre le trafic de stupéfiants est
absente de la liste énumérée à l'article 110 qui vise les infractions dont la
suspicion ouvre un droit de visite et d'arraisonnement des navires étrangers.
Enfin, si les dispositions de la Convention de Montego Bay relatives à la lutte
contre le trafic illicite de stupéfiant en haute mer permettent d'en déduire
que cette matière ne relevait pas du droit coutumier lorsque cette Convention a
été signée, le Gouvernement n'établit pas qu'il y aurait, depuis, une pratique constante
des Etats de nature à établir l'existence d'une norme de droit international
coutumier qui conférerait une autorisation générale d'intervention à tout Etat
ayant de sérieuses raisons de penser qu'un navire battant pavillon d'un autre
Etat se livre au trafic de stupéfiants.
86. S'agissant
précisément de l'article 110 de la Convention de Montego Bay, qui prévoit la
possibilité pour un bâtiment de guerre d'arraisonner un navire qui refuse
d'arborer son pavillon, le Gouvernement soutient qu'il aurait été applicable en
l'espèce.
87. La Cour note tout
d'abord que l'article 110 ne saurait éventuellement concerner, en l'espèce, que
l'hypothèse d'un navire « sans nationalité » visée au paragraphe 1
d), celle d'un navire qui « refuse d'arborer son pavillon », prévue
au paragraphe 1 e), concernant un navire ayant « en réalité la même
nationalité que le navire de guerre » et étant dès lors étrangère à la
présente affaire.
88. Or, s'agissant de la
nationalité du navire, la Cour partage l'avis de la chambre et des requérants
selon lequel la thèse du Gouvernement repose sur une contradiction. Il ressort
des faits non contestés que la rencontre de l'aviso Lieutenant de vaisseau
Le Hénaff et du Winner ne doit rien au hasard. Alors que ce dernier
avait également été repéré par les services américains, espagnols et grecs de
lutte contre le trafic de stupéfiants, il a fait l'objet d'une demande
d'interception de l'Office central de répression du trafic illicite de
stupéfiants qui le soupçonnait de transporter une importante cargaison de
drogue destinée au continent européen. Dès le 7 juin 2002, la nationalité du
navire étant connue, précisément, l'ambassade de France a sollicité l'accord du
Cambodge pour l'intervention des autorités françaises ; cet accord a été donné
par une note verbale du 7 juin 2002, ce dont le ministère de la Défense à Paris
fut immédiatement informé. Ainsi, du moins à la date du 7 juin 2002, le Winner
était parfaitement identifié comme étant un navire battant pavillon cambodgien,
ce qui ressort expressément de la note verbale rédigée par les autorités
cambodgiennes. Quant à l'aviso Lieutenant de vaisseau Le Hénaff, il a
été spécialement chargé d'intercepter le Winner, recevant l'ordre
d'appareiller le jour même, alors qu'il mouillait dans le port de Brest et
qu'une autre mission était déjà programmée au large des côtes africaines. Pour
mener à bien cette mission clairement définie à l'égard du Winner, il a
embarqué une équipe des forces spéciales de la marine spécialisée dans l'assaut
en mer, ainsi que trois experts de l'OCRTIS.
89. Compte tenu de ces
éléments, le Gouvernement ne saurait valablement soutenir que l'hypothèse visée
par l'article 110 de la Convention de Montego Bay, relative à la possibilité
pour un navire de guerre d'arraisonner un navire s'il a de sérieuses raisons de
soupçonner qu'il est sans nationalité (paragraphe 28 ci-dessus), est
applicable aux circonstances de l'espèce. Ces dernières ne corroborent pas de
telles assertions. Il ressort d'ailleurs de l'arrêt de la chambre de
l'instruction de la cour d'appel de Rennes que le navire de commerce repéré le
13 juin à six heures était bien identifié comme étant le Winner
(paragraphe 22 ci-dessus).
90. Concernant la loi
française, outre le fait qu'elle vise essentiellement à transposer en droit
interne les traités internationaux, et plus spécifiquement la convention de
Vienne, elle ne saurait faire échec ni auxdits traités, ni au principe de la
compétence exclusive de l'Etat du pavillon. Ainsi, dès lors que, d'une part, le
Cambodge n'était pas partie aux conventions transposées en droit interne et,
d'autre part, que le Winner ne battait pas pavillon français et qu'aucun
membre d'équipage n'était de nationalité française – à supposer d'ailleurs que
la nationalité des membres de l'équipage puisse être opposée au principe du
pavillon –, la loi française n'avait pas vocation à s'appliquer.
91. La Cour note par
ailleurs que ladite loi a depuis été modifiée tant pour supprimer la référence
aux seuls Etats parties à la convention de Vienne, et ce nonobstant la position
de la Cour de cassation dans l'affaire Medvedyev, que pour préciser le contenu des mesures de coercition
(paragraphes 34 - 37 ci-dessus).
92. On ne saurait
davantage soutenir que la loi française satisfaisait au principe général de la
sécurité juridique, faute de remplir la condition de prévisibilité et
d'accessibilité exigée pour satisfaire au critère de légalité : on ne
saurait raisonnablement prétendre que l'équipage d'un navire battant pavillon
cambodgien et naviguant en haute mer pouvait prévoir, même à l'aide de conseils
éclairés, qu'il était susceptible de relever de la loi française dans les
circonstances de la cause. Par ailleurs, si la Convention de Montego Bay visait
notamment à codifier le droit coutumier de la mer ou à le renforcer, ses
dispositions relatives à la lutte contre le trafic illicite de stupéfiant en
haute mer témoignent, à l'instar d'ailleurs de la Convention de Vienne qui est
venue la compléter pour organiser la coopération internationale sans la rendre
aucunement contraignante, de l'absence tant de consensus que de règles et de
pratiques précises et reconnues en la matière au niveau international.
93. La Cour note
cependant qu'indépendamment des Conventions de Montego Bay et de Vienne, ainsi que
de la loi française, le Cambodge a donné son accord pour l'intervention des
autorités françaises par une note verbale, ce qui, selon le Gouvernement,
attesterait de l'existence d'un accord ad hoc entre les deux pays pour
l'interception du Winner et les suites de l'opération.
94. La question est donc
de savoir si la note verbale du ministre des Affaires étrangères du Cambodge en
date du 7 juin 2002 pouvait légalement fonder les mesures litigieuses.
95. De l'avis de la Cour,
si les prescriptions de l'article 108, alinéa 2, de la Convention de Montego
Bay sont inapplicables en l'espèce, du fait de la non-ratification de ce texte
par le Cambodge, elles n'interdisent pas aux Etats de prévoir d'autres modes de
collaboration pour lutter contre le trafic de stupéfiants en haute mer. Tant la convention unique sur les stupéfiants de 1961
(paragraphe 27 ci-dessus, article 35 c) que les Conventions de Montego Bay et
de Vienne (paragraphes 28 et 29 ci-dessus, respectivement articles 108, alinéa
1 et 17 alinéa 1) prévoient expressément la coopération des Etats en la
matière. Cette coopération peut revêtir diverses formes, compte tenu notamment de
l'imprécision de l'article 17, alinéa 4 c), qui se contente d'évoquer les
« mesures appropriées », notamment donner lieu à un accord régional,
à l'instar de l'accord du Conseil de l'Europe de 1995 mettant en œuvre
l'article 17 de la Convention de Vienne (paragraphe 30 ci-dessus) et de
l'accord de San José du 10 avril 2003 sur la coopération régionale dans les
Caraïbes (paragraphes 31-33 ci-dessus), ou à des traités bilatéraux prévus par
l'alinéa 9 de l'article 17 de la Convention de Vienne.
96. Par ailleurs, les notes verbales constituent une source
de droit international susceptible d'être qualifiée de traité ou d'accord
lorsqu'elles constatent un consentement entre les autorités concernées, une
position mutuelle sur une question donnée ou encore, par exemple, l'expression
d'un souhait ou d'un engagement unilatéral.
97. Dans ces conditions, la Cour considère, avec le
Gouvernement, que la note verbale adressée par les autorités cambodgiennes le 7
juin 2002 constatait l'accord de ces dernières pour l'interception du Winner,
le Cambodge ayant en tout état de cause le droit de coopérer avec d'autres pays
en dehors des conventions de Montego Bay et de Vienne.
98. Pour autant,
l'existence d'un accord ad hoc ne règle pas le problème de sa portée,
puisqu'il appartient à la Cour de l'apprécier en vue d'établir si la note
verbale autorisait ou non l'arrestation, la détention à bord et le transfert
des membres de l'équipage vers la France.
99. Sur ce point, la
Cour relève en premier lieu que le texte de la note verbale fait mention du
« bateau Winner, battant pavillon cambodgien » qui était son
seul objet et pour lequel il confirmait formellement l'autorisation
d'interception, de contrôle et d'engagement de poursuites judiciaires
(paragraphe 10 ci-dessus). Force est de constater que le sort des membres de
l'équipage n'était pas couvert de façon suffisamment précise par le contenu de
cette note et que partant, il n'est pas établi que leur privation de liberté
faisait l'objet d'un accord entre les deux Etats susceptible de représenter un
droit « clairement défini » au sens de la jurisprudence de la Cour.
Quant à la production par le gouvernement défendeur, pour la première fois
devant la Grande Chambre, d'une note verbale explicative rédigée par les
autorités cambodgiennes le 9 septembre 2008, en réponse à une demande présentée
par les autorités françaises le 3 septembre 2008, soit après le prononcé de
l'arrêt de la chambre constatant une violation de l'article 5 § 1 de la
Convention et plus de six ans après les évènements, les requérants n'ayant donc
pu avoir connaissance de ces explications à l'époque des faits, elle n'apparaît
pas décisive aux yeux de la Cour.
100. En second lieu, la
Cour considère que la note verbale ne répondait pas non plus à l'exigence de
« prévisibilité ». Le Gouvernement n'a pas davantage démontré
l'existence d'une pratique courante et continue entre le Cambodge et la France
dans la lutte conte le trafic de stupéfiants en haute mer visant les navires
portant pavillon cambodgien, bien au contraire : le recours à un accord ad
hoc par note verbale, en l'absence de tout traité ou accord bilatéral ou
multilatéral impliquant ces deux Etats de façon permanente atteste du caractère
exceptionnel ou, à tout le moins, ponctuel de la mesure de coopération adoptée
en l'espèce. Ajouté à l'absence de ratification
des conventions pertinentes par le Cambodge, ce constat établit que
l'intervention des autorités françaises sur le fondement d'un accord ad hoc
ne pouvait raisonnablement passer pour « prévisible », au sens de la
jurisprudence de la Cour, et ce y compris avec l'aide de conseils éclairés. En tout état de
cause, la Cour estime que le caractère prévisible, pour un délinquant, de
poursuites pour trafic de stupéfiants ne saurait se confondre avec la
prévisibilité de la norme légale fondant l'intervention. Dans le cas contraire,
toute activité susceptible d'être qualifiée d'infraction par le droit interne
dispenserait les Etats de l'obligation qui pèse sur eux d'adopter des normes
ayant les qualités requises, en particulier au regard de l'article 5 § 1 de la
Convention et, partant, ce dernier serait vidé de sa substance.
101. Aux yeux de
la Cour, on ne peut que regretter que la lutte internationale contre le trafic
de stupéfiants en haute mer ne soit pas mieux coordonnée, compte tenu de la de
la mondialisation croissante du problème. Cela étant, lorsque l'Etat du
pavillon n'est pas partie aux Conventions de Montego Bay ou de Vienne, comme en
l'espèce le Cambodge, l'insuffisance de ces textes, à défaut d'initiatives
régionales ou bilatérales, n'emporte pas réellement conséquence. De telles initiatives ne sont d'ailleurs pas toujours
soutenues par les Etats, et ce malgré la possibilité qu'elles offrent d'agir
dans un cadre juridique clairement défini. En tout état de cause, s'agissant
des Etats non signataires des conventions de Montego Bay et de Vienne, une
réponse adaptée pourrait consister en la mise en place d'accords bilatéraux ou
multilatéraux avec d'autres Etats, à l'instar par exemple de l'accord de San
José de 2003. Au regard tant de la gravité que de l'ampleur du problème posé
par le trafic de stupéfiants, une évolution du droit international public qui
consacrerait le principe selon lequel tous les Etats auraient compétence par
exception à la règle de l'Etat du pavillon constituerait une avancée
significative dans la lutte contre cette activité illicite. Cela permettrait
d'aligner le droit international relatif au trafic de stupéfiants sur ce qui
existe déjà depuis longtemps pour la piraterie.
102. Compte tenu de ce
qui précède et de ce que seule une interprétation étroite cadre avec le but et
l'objet de l'article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessus), la Cour
arrive dès lors à la conclusion que la privation de liberté subie par les
requérants à compter de l'arraisonnement et jusqu'à l'arrivée du navire à Brest
n'était pas « régulière », au sens de l'article 5 § 1, faute de base
légale ayant les qualités requises pour satisfaire au principe général de
sécurité juridique.
103. Partant, il y a eu
violation de l'article 5 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
104. Les requérants se plaignent également de ne pas avoir
été « aussitôt » traduits devant un juge ou un autre magistrat
habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires après l'interception du
navire. Ils invoquent l'article 5 § 3 de la Convention, lequel dispose que :
« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les
conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être
aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à
exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai
raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être
subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à
l'audience. »
A. L'arrêt de la chambre
105. La chambre a
conclu à la non-violation de l'article 5 § 3 de la Convention, estimant que la
présente espèce se rapprochait grandement de l'affaire Rigopoulos (Rigopoulos
c. Espagne (déc.), no 37388/97, CEDH 1999-II) et qu'il y
avait eu pareillement une impossibilité matérielle d'amener
« physiquement » les requérants devant une « autorité
judiciaire » dans un délai plus bref. Compte tenu des éléments dont elle
disposait, le Gouvernement ne lui ayant pas communiqué les informations
relatives au déroulement exact de la garde à vue à Brest et les procès-verbaux
y afférents (§ 64 de l'arrêt), elle a également estimé qu'un délai de deux
ou trois jours de garde à vue après les treize jours de navigation en mer était
justifié en l'espèce. La chambre a donc estimé que la durée de la privation de
liberté subie par les requérants se trouvait justifiée par les
« circonstances tout à fait exceptionnelles », notamment par
l'inévitable délai d'acheminement du Winner vers la France.
B. Thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Les requérants
106. Les requérants soulignent que la jurisprudence de la
Cour a toujours rappelé l'importance des dispositions de l'article 5 § 3 de la
Convention et la nécessité, pour les Etats contractants, de disposer d'un cadre
législatif offrant suffisamment de garanties contre les privations arbitraires
de liberté. Ils considèrent qu'en l'espèce les « circonstances
exceptionnelles », dont les critères ont été dégagés dans l'affaire Rigopoulos
(précitée), n'ont pas été caractérisées : un délai d'acheminement du
navire inévitable, une privation de liberté réalisée sous la supervision d'une
autorité judiciaire au sens de l'article 5 § 3 de la Convention et une
présentation immédiate à un juge à l'arrivée à terre.
107. Ils en concluent que des circonstances exceptionnelles
ne peuvent justifier qu'une personne ne soit pas immédiatement présentée à un
juge que si la détention a été supervisée et contrôlée par une autorité
judiciaire, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce. Les requérants estiment que
les motifs retenus par la chambre dans son arrêt (§ 68) sont insuffisants et
laissent des questions importantes sans réponse. Ils critiquent le motif tiré
de « l'inévitable délai d'acheminement du Winner », dès lors
qu'ils auraient pu être rapatriés sur le navire de la marine nationale plutôt
que sur le Winner dont l'état était déplorable.
108. Les requérants se plaignent en outre du fait qu'après
treize jours de détention en mer, ils ont été placés en garde à vue pendant
deux à trois jours avant d'être présentés à un juge ou un magistrat habilité
par la loi à exercer des fonctions judiciaires, pour être finalement tous mis
en examen et placés en détention provisoire, quel qu'ait été leur degré
d'implication dans le trafic.
109. Outre le fait qu'ils contestent que la garde à vue
serait protectrice des libertés individuelles et des droits de la défense,
faute d'avoir accès au dossier et de pouvoir consulter un avocat avant la
soixante-douzième heure, ils se plaignent de n'avoir pas été présentés au juge
des libertés et de la détention dès leur arrivée à Brest. Sur ce point, ils
notent que l'interception avait pourtant été planifiée depuis plusieurs
semaines et que l'instruction avait été ouverte dès le 24 juin 2002 : les
deux ou trois jours supplémentaires de garde à vue n'étaient donc pas
nécessaires. Compte tenu des treize jours de privation de liberté subis à bord
du Winner, ces deux ou trois jours supplémentaires ne s'accordent pas
avec l'exigence de promptitude qu'exprime le terme « aussitôt » de
l'article 5 § 3.
110. En tout état de cause, les circonstances de la présente
espèce se distinguent des « circonstances exceptionnelles » qui
avaient justifié l'arrêt Rigopoulos. Tout en relevant que les autorités
espagnoles étaient intervenues légalement pour arraisonner le navire battant
pavillon panaméen, l'Espagne et le Panama étant parties à la Convention de
Vienne de 1988, ils critiquent le fait de n'avoir pas été détenus sur le navire
sous la supervision d'un « juge ou un autre magistrat habilité par la loi
à exercer des fonctions judiciaires », mais du procureur de la République
qui n'a pas cette qualité au sens de la jurisprudence de la Cour (Schiesser
c. Suisse, 4 décembre 1979, série A no 34, Huber
c. Suisse, 23 octobre 1990, série A no 188, et Brincat c. Italie,
26 novembre 1992, série A no 249-A), en particulier en raison de son
manque d'indépendance par rapport au pouvoir exécutif. Ils estiment que le
critère purement formel invoqué par le Gouvernement est inopérant au regard du
critère fonctionnel élaboré par la Cour dans sa jurisprudence, comme cela fut
confirmé dans l'arrêt de la chambre. Ainsi, au contraire des autorités
espagnoles pour M. Rigopoulos, dont la privation de liberté avait été décidée
par le tribunal central d'instruction, magistrat au sens de l'article 5 § 3 de
la Convention, par une ordonnance de mise en détention provisoire prise
immédiatement et motivée, les autorités françaises n'ont aucunement cherché à
régulariser leur situation. Ce navire n'était pourtant pas une zone de
non-droit, d'autant qu'un juge d'instruction aurait pu être contacté par radio,
que les marins auraient pu être informés de leurs droits, contacter un avocat
et prévenir un proche. Outre la violation alléguée de l'article 5 § 3 de ce
fait, les requérants, qui se réfèrent à l'opinion partiellement dissidente
manifestée par trois juges de la chambre, rappellent qu'ils durent encore
attendre deux à trois jours pour être présentés au juge des libertés et de la
détention.
2. Le Gouvernement
111. Le Gouvernement
conteste le fait que les requérants aient dû attendre deux à trois jours après
leur arrivée à Brest pour être présentés à un juge ou à un magistrat habilité à
exercer les fonctions judiciaires, au sens de l'article 5 § 3 : il
indique, tout en produisant pour la première fois copie des procès-verbaux
pertinents devant la Grande Chambre, que les requérants ont en réalité tous été
présentés le jour même, quelques heures après leur arrivée à Brest, à un juge
d'instruction, lequel avait le pouvoir de les remettre en liberté. Il estime
qu'en tout état de cause la requête initiale devant la Cour ne portait que sur
la période de treize jours correspondant au déroutement du navire.
112. Le Gouvernement
rappelle que la notion de promptitude a été précisée dans l'affaire Brogan
(Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, série A no
145-B), et confirmée récemment dans l'affaire McKay (McKay
c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30,
CEDH 2006-X). Il indique notamment que dans l'affaire Rigopoulos, la
Cour a conclu à la nécessité d'examiner chaque cas d'espèce en fonction des
caractéristiques particulières pour déterminer si les autorités ont respecté
l'exigence de promptitude, tout en relevant qu'il y avait en l'espèce
impossibilité matérielle d'amener le requérant devant le juge d'instruction
dans un délai plus court et que le requérant avait été présenté au juge
d'instruction le lendemain de son arrivée sur le territoire espagnol.
113. Il estime également
que, dans son arrêt McKay, la Cour a admis des dérogations au principe de
l'automaticité de ce contrôle.
114. Le Gouvernement
estime, s'agissant des caractéristiques et pouvoirs du magistrat, que si la
Cour a jugé qu'un procureur ou un autre magistrat ayant la qualité de partie
poursuivante ne pouvait être considéré comme un « juge » au sens de
l'article 5 § 3 (Huber précité), une telle hypothèse ne correspond
aucunement au juge d'instruction. Ce dernier
est un juge du siège, totalement indépendant, qui a pour mission d'instruire à
charge et à décharge sans pouvoir, ni exercer des actes de poursuite, ni
participer au jugement des affaires pénales qu'il a instruites. En outre, le
juge d'instruction français surveille toutes les mesures privatives de liberté
prises dans les affaires dont il a la charge et il peut y mettre fin à tout
moment, qu'il s'agisse de garde à vue ou de détention provisoire. S'il doit
saisir le juge des libertés et de la détention lorsqu'il envisage un placement
en détention provisoire, il dispose en revanche de tout pouvoir pour remettre
une personne en liberté ou la placer sous contrôle judiciaire. Le Gouvernement
rappelle que la Cour a déjà jugé que le juge d'instruction remplit les
conditions posée par l'article 5 § 3 (A.C. c. France (déc.), no 37547/97,
14 décembre 1999).
115. Le Gouvernement indique que les requérants ont bien été
présentés aux juges d'instruction, sans avoir à en faire la demande, et ce le
jour même de leur arrivée à Brest, dès que cela a été possible.
116. Enfin, il considère
néanmoins que le procureur de la République est bien une autorité judiciaire,
qu'il est indépendant du pouvoir exécutif, et que, dans ces conditions, sa
supervision durant le déroutement du Winner jusqu'à Brest a constitué la
protection contre l'arbitraire qui est le but de l'article 5 de la Convention.
C. Appréciation de la
Cour
1. Principes généraux
117. La Cour rappelle
que l'article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions
garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des
personnes et que trois grands principes en particulier ressortent de la
jurisprudence de la Cour : les exceptions, dont la liste est exhaustive,
appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l'importante série
de justifications prévues par d'autres dispositions (les articles 8 à 11 de la
Convention en particulier) ; la régularité de la détention sur laquelle
l'accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du
fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ;
et, enfin, l'importance de la rapidité ou de la célérité des contrôles
juridictionnels requis en vertu de l'article 5 §§ 3 et 4 (McKay précité,
§ 30).
118. La Cour rappelle
également l'importance des garanties de l'article 5 § 3 pour la personne arrêtée.
Cet article vise à assurer que la personne arrêtée soit aussitôt physiquement
conduite devant une autorité judiciaire. Ce contrôle judiciaire rapide et
automatique assure aussi une protection appréciable contre les comportements
arbitraires, les détentions au secret et les mauvais traitements (voir, par
exemple, les arrêts Brogan et autres, précité, § 58, Brannigan
et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, série A no 258-B, p. 55,
§§ 62-63, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 49,
CEDH 1999-III, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 66, CEDH
2000-VIII, et Öcalan c. Turquie, no 46221/99 , § 103,
CEDH 2005-IV).
119. L'article 5 § 3, en
tant qu'il s'inscrit dans ce cadre de garanties, vise structurellement deux
aspects distincts : les premières heures après une arrestation, moment où
une personne se retrouve aux mains des autorités, et la période avant le procès
éventuel devant une juridiction pénale, pendant laquelle le suspect peut être
détenu ou libéré, avec ou sans condition. Ces deux volets confèrent des droits distincts et n'ont apparemment
aucun lien logique ou temporel (T.W. c. Malte [GC], no
25644/94, § 49, 29 avril 1999).
120. Pour ce qui est du premier volet, seul en cause en
l'espèce, la jurisprudence de la Cour établit qu'il faut protéger par un
contrôle juridictionnel la personne arrêtée ou détenue parce que soupçonnée
d'avoir commis une infraction. Un tel contrôle doit fournir des garanties
effectives contre le risque de mauvais traitements, qui est à son maximum
durant cette phase initiale de détention, et contre un abus par des agents de
la force publique ou une autre autorité des pouvoirs qui leur sont conférés et
qui doivent s'exercer à des fins étroitement limitées et en stricte conformité
avec les procédures prescrites. Le contrôle juridictionnel doit répondre aux
exigences suivantes (McKay précité, § 32) :
i. Promptitude
121. Le contrôle juridictionnel lors de la première
comparution de la personne arrêtée doit avant tout être rapide car il a pour
but de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum
toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle. La stricte limite de
temps imposée par cette exigence ne laisse guère de souplesse dans
l'interprétation, sinon on mutilerait, au détriment de l'individu, une garantie
procédurale offerte par cet article et on aboutirait à des conséquences
contraires à la substance même du droit protégé par lui (Brogan et autres,
précité, § 62, la Cour ayant jugé dans cette affaire que des périodes de
détention de quatre jours et six heures sans comparution devant un juge
emportaient violation de l'article 5 § 3, même dans le contexte spécial
d'enquêtes sur des infractions terroristes).
ii. Caractère
automatique du contrôle
122. Le contrôle doit
être automatique et ne peut être rendu tributaire d'une demande formée par la
personne détenue. A cet égard, la garantie offerte est distincte de celle
prévue par l'article 5 § 4 qui donne à la personne détenue le droit de demander
sa libération. Le caractère automatique du contrôle est nécessaire pour
atteindre le but de ce paragraphe, étant donné qu'une personne soumise à des
mauvais traitements pourrait se trouver dans l'impossibilité de saisir le juge
d'une demande de contrôle de la légalité de sa détention ; il pourrait en
aller de même pour d'autres catégories vulnérables de personnes arrêtées,
telles celles atteintes d'une déficience mentale ou celles qui ne parlent pas
la langue du magistrat (Aquilina, précité).
iii. Les caractéristiques et pouvoirs du magistrat
123. Le paragraphe 1 c) forme un tout avec le paragraphe
3 et l'expression « autorité judiciaire compétente » du paragraphe 1
c) constitue un synonyme abrégé de « juge ou (...) autre magistrat
habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » du paragraphe 3
(voir, notamment, Lawless c. Irlande, 1er juillet 1978, série
A, no 3, et Schiesser, précité, § 29).
124. Le magistrat doit présenter les garanties requises
d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties, ce qui exclut notamment
qu'il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à
l'instar du ministère public, et il doit avoir le pouvoir d'ordonner
l'élargissement, après avoir entendu la personne et contrôlé la légalité et la
justification de l'arrestation et de la détention (voir, parmi beaucoup
d'autres, Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil
1998-VIII, §§ 146 et 149). Concernant la portée de ce contrôle, la formulation à
la base de la jurisprudence constante de la Cour remonte à l'affaire Schiesser
précitée (§ 31) :
« (...) [A] cela s'ajoutent,
d'après l'article 5 § 3, une exigence de procédure et une de fond. A la charge
du « magistrat », la première comporte l'obligation d'entendre
personnellement l'individu traduit devant lui (voir, mutatis mutandis, Winterwerp
précité, § 60) ; la seconde, celle d'examiner les circonstances qui
militent pour ou contre la détention, de se prononcer selon des critères
juridiques sur l'existence de raisons la justifiant et, en leur absence,
d'ordonner l'élargissement (Irlande contre Royaume-Uni, 18 janvier 1978,
série A no 25, § 199) », soit, en un mot, que « le
magistrat se penche sur le bien-fondé de la détention » (T.W. et Aquilina,
précités, respectivement § 41 et § 47).
125. Le contrôle automatique
initial portant sur l'arrestation et la détention doit donc permettre
d'examiner les questions de régularité et celle de savoir s'il existe des
raisons plausibles de soupçonner que la personne arrêtée a commis une
infraction, c'est-à-dire si la détention se trouve englobée par les exceptions
autorisées énumérées à l'article 5 § 1 c). S'il n'en est pas ainsi, ou si
la détention est illégale, le magistrat doit avoir le pouvoir d'ordonner la
libération (McKay précité, § 40).
126. La Cour a déjà admis à plusieurs reprises par le passé
que les enquêtes au sujet d'infractions terroristes placent sans nul doute les
autorités devant des problèmes particuliers (Brogan et autres, précité,
§ 61, Murray c. Royaume-Uni du 28 octobre 1994, série A no
300-A, p. 27, § 58, et Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, Recueil
1996-VI, § 78), mais cela ne signifie pas toutefois que celles-ci aient carte
blanche, au regard de l'article 5, pour arrêter et placer en garde à vue des
suspects, à l'abri de tout contrôle effectif par les tribunaux internes et, en
dernière instance, par les organes de contrôle de la Convention, chaque fois
qu'elles choisissent d'affirmer qu'il y a infraction terroriste (Öcalan,
précité, § 104). Le même constat s'impose s'agissant de la lutte contre le
trafic de stupéfiants en haute mer, dont la Cour a rappelé l'importance
(paragraphe 81 ci-dessus) et qui pose également à n'en pas douter des problèmes
particuliers.
2. Application de ces
principes
127. La Cour relève que
l'arrestation et la détention des requérants ont débuté avec l'interception du
navire en haute mer le 13 juin 2002. Les requérants n'ont été placés en garde à
vue que le 26 juin 2002, après leur arrivée à Brest. Devant la Grande Chambre,
et pour la première fois durant la procédure, ce que la Cour ne peut que
regretter, le Gouvernement a apporté des informations étayées sur la
présentation des requérants, le jour même, à des juges d'instruction chargés de
l'affaire (paragraphe 19 ci-dessus).
128. Reste que cette présentation aux juges d'instruction,
lesquels sont assurément susceptibles d'être qualifiés de « juge ou autre
magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au
sens de l'article 5 § 3 de la Convention, n'est intervenue que treize jours
après leur arrestation.
129. Or la Cour rappelle que, dans l'arrêt Brogan,
elle a jugé qu'une période de garde à vue de quatre jours et six heures sans
contrôle judiciaire allait au-delà des strictes limites de temps fixées par
l'article 5 § 3, même quand elle a pour but de prémunir la collectivité dans
son ensemble contre le terrorisme (Brogan et autres, précité, §
62). Elle a également jugé contraire à l'article 5 § 3 une période de sept
jours avant d'être traduit devant un juge (Öcalan, précité, §§ 104-105).
130. La Cour rappelle cependant qu'elle a déjà admis, dans sa
décision Rigopoulos (précitée), qui concernait l'interception en haute
mer par la police des douanes espagnoles, dans le cadre d'une enquête
judiciaire portant sur un trafic international de stupéfiants, d'un navire
battant pavillon panaméen, et la détention de son équipage le temps de son
convoiement vers un port espagnol, qu'un délai de seize jours n'était pas
incompatible avec la notion d'« aussitôt traduit » énoncée à
l'article 5 § 3 de la Convention, compte tenu de l'existence de
« circonstances tout à fait exceptionnelles » qui justifiaient un tel
délai. Dans sa décision la Cour a relevé que la distance à parcourir était
« considérable » (le navire se trouvait à 5 500 km du territoire
espagnol au moment de son interception) et qu'un retard de quarante-trois
heures, qui avait été provoqué par des actes de résistance de membres de
l'équipage, ne « saurait être imputable aux autorités espagnoles ».
Elle en a déduit qu'il existait « une impossibilité matérielle d'amener
physiquement le requérant devant le juge d'instruction dans un délai plus
court », tout en prenant en compte le fait qu'à son arrivée sur le sol
espagnol, le requérant avait immédiatement été transféré à Madrid par avion et,
dès le lendemain, traduit devant l'autorité judiciaire. Enfin, elle a jugé
« peu réaliste » la possibilité évoquée par le requérant que, plutôt
que d'être convoyé vers l'Espagne, le navire fût dérouté vers l'île britannique
de l'Ascension, en raison de l'accord souscrit entre l'Espagne et le
Royaume-Uni tendant à la répression du trafic illicite de stupéfiants, celle-ci
se trouvant à environ 1 600 km du lieu de l'interception.
131. En l'espèce, la
Cour relève qu'au moment de son interception, le Winner se trouvait lui
aussi en haute mer, au large des îles du Cap Vert et donc loin des côtes
françaises, à une distance de celles-ci du même ordre que celle dont il était
question dans l'affaire Rigopoulos. Par ailleurs, rien n'indique que son acheminement vers la France ait pris
plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment des conditions
météorologiques et de l'état de délabrement avancé du Winner qui
rendaient impossible une navigation plus rapide. En outre, les requérants ne
prétendent pas qu'il était envisageable de les remettre aux autorités d'un pays
plus proche que la France, où ils auraient pu être rapidement traduits devant
une autorité judiciaire. Quant à l'hypothèse d'un transfert sur un navire de la
Marine nationale pour un rapatriement plus rapide, il n'appartient pas à la
Cour d'évaluer la faisabilité d'une telle opération dans les circonstances de
la cause.
132. La Cour note enfin
que les requérants ont été placés en garde à vue le 26 juin 2002 à
8 h 45 et que leur présentation effective à un juge d'instruction
dans les locaux du commissariat de Brest s'est déroulée, au vu des
procès-verbaux produits par le Gouvernement, de 17 h 05 à
17 h 45 pour le premier juge d'instruction, et à des heures inconnues
s'agissant du second juge d'instruction (paragraphe 19 ci-dessus), mais étant
entendu qu'il n'est pas contesté par les requérants que les auditions par ce
dernier ont été concomitantes. En conséquence, la durée de la garde à vue des
requérants avant leur traduction devant un juge n'a été que d'environ huit à neuf
heures après leur arrivée en France.
133. Force est de
constater que cette période de huit à neuf heures était compatible avec la
notion d'«aussitôt traduit » énoncée à l'article 5 § 3 de la Convention et
la jurisprudence de la Cour.
134. Partant, il n'y a
pas eu violation de l'article 5 § 3.
III. SUR L'APPLICATION
DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
135. Aux termes de
l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a
eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de
la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
136. Les requérants
s'estiment fondés à solliciter que leur soit allouée à chacun la somme de
10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.
137. Le Gouvernement ne se prononce
pas.
138. Statuant en équité,
comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour leur accorde une somme de
5 000 EUR chacun à ce titre.
B. Frais et dépens
139. Les requérants demandent 10 000 EUR au titre des
frais et dépens exposés devant la Cour. Ils produisent deux demandes de
provision d'honoraires, en date des 24 avril et 6 décembre 2008, chacune d'un
montant de 5 000 euros, relatives à la procédure successivement suivie
devant la chambre et la Grande Chambre de la Cour.
140. Le Gouvernement ne
se prononce pas.
141. La Cour constate que les requérants ont produit des
justificatifs à l'appui de leur demande. Elle estime raisonnable la somme de
10 000 euros réclamée par les requérants et la leur accorde conjointement.
C. Intérêts moratoires
142. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts
moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque
centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA
COUR,
1. Dit, à l'unanimité, que les requérants relevaient
de la juridiction de la France au sens de l'article 1 de la Convention ;
2. Dit, à
l'unanimité, que le Gouvernement est forclos à soulever une exception
préliminaire d'incompatibilité de la requête et que l'article 5 § 1
trouve à s'appliquer en l'espèce ;
3. Dit, par dix
voix contre sept, qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la
Convention ;
4. Dit, par
neuf voix contre huit, qu'il n'y a pas eu violation de
l'article 5 § 3 de la Convention ;
5. Dit, par treize voix contre quatre,
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les
trois mois, les sommes suivantes :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros) à chacun des requérants, plus
tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
ii. 10 000 EUR (dix mille euros) conjointement aux requérants, plus
tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants, pour frais et
dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au
versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à
celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne
applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
6. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction
équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais
des droits de l'homme, à Strasbourg, le 29 mars 2010.
Michael O'Boyle Nicolas Bratza Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la
Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées
suivantes :
– opinion partiellement
dissidente des juges Costa, Casadevall, Bîrsan, Garlicki, Hajiyev, Šikuta et
Nicolaou ;
– opinion partiellement
dissidente des juges Tulkens, Bonello, Zupančič, Fura, Spielmann,
Tsotsoria, Power et Poalelungi.
N.B.
M.O.B.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
COMMUNE AUX JUGES COSTA, CASADEVALL, BIRSAN, GARLICKI, HAJIYEV, SIKUTA ET
NICOLAOU
1. Nous n'avons pas voté en
faveur d'une violation de l'article 5 § 1 de la Convention et nous voudrions
indiquer pourquoi.
2. L'analyse de nos collègues
de la majorité est développée aux paragraphes 82 à 103 de l'arrêt. La majorité admet d'abord que la privation de liberté
des requérants à bord du navire le « Winner », après son
arraisonnement et lors de son déroutement, avait pour but de les conduire
« devant l'autorité judiciaire compétente », au sens de l'article 5 §
1 c), ce qui n'est d'ailleurs pas contesté par les parties (§ 82).
Implicitement mais nécessairement, la majorité reconnait aussi, puisque c'est
l'article 5 § 1 c) qui s'applique, qu'il y avait des « raisons plausibles
de soupçonner que les requérants avaient commis » une ou des infractions.
Ce point n'est pas davantage contesté, et d'ailleurs certains des accusés ont
été condamnés à des peines de réclusion criminelle pour tentative d'importation
non autorisée de stupéfiants commise en bande organisée (voir les paragraphes
24 et 25).
3. Le débat portait donc sur la « base légale » de la
privation de liberté subie par les requérants, au regard tant du droit
international public que du droit interne, comme l'indique le paragraphe 82
précité. Nos collègues ont majoritairement conclu au défaut d'une base légale
« ayant les qualités requises pour satisfaire au principe général de
sécurité juridique » (§ 102, in fine). C'est sur ce point précis
que se circonscrit le désaccord.
4. L'arraisonnement du « Winner » puis la perte de
liberté de son équipage pendant son déroutement jusqu'à Brest (où les
requérants furent présentés à deux juges d'instruction, mis en examen, placés
sous mandat de dépôt, enfin jugés par une cour d'assises spéciale) trouvent
leur source dans un accord international : la note verbale du 7 juin 2002,
ou plus précisément l'échange de deux notes de cette date, l'une émanant de la
République française, l'autre du Royaume du Cambodge. Notre Cour, qui s'inscrit
dans le droit international public général, doit – nous semble-t-il – prendre
acte de l'existence de cet accord, et présumer sa validité, sauf preuve
contraire (non rapportée en l'espèce).
5. Il est expliqué dans la partie « En fait » de l'arrêt
que le navire, battant pavillon cambodgien, avait été repéré par les services
de lutte contre le trafic de stupéfiants de trois Etats (les Etats-Unis,
l'Espagne et la Grèce), puis avait fait l'objet d'une demande d'interception du
service spécialisé français, l'OCRTIS, qui avait des soupçons précis à
l'encontre du « Winner » (§ 9).
6. La demande d'interception
du « Winner », formée par l'ambassade de France à Phnom Penh,
par note verbale du 7 juin 2002, se situait donc dans le double contexte de la
coopération internationale et de la lutte contre le trafic international de
stupéfiants. C'est dans ce cadre que le ministre des affaires étrangères du
Cambodge, Etat du pavillon, a émis à son tour une note verbale, en date du même
jour que celle de l'ambassade de France. Il est important de rappeler ses
termes (elle est citée au paragraphe 10) :
« Le ministère des affaires
étrangères et de la coopération internationale ... a l'honneur de confirmer
formellement que le gouvernement royal du Cambodge autorise les
autorités françaises à intercepter, contrôler et engager des
poursuites judiciaires contre le bateau « Winner »,
battant pavillon cambodgien... »
Le langage utilisé est très clair, pour les deux Etats.
7. On peut assurément arguer que la note verbale du Cambodge ne
mentionnait pas explicitement le sort des membres de l'équipage ; l'arrêt
le relève au paragraphe 99. Il serait toutefois illogique de retenir une
interprétation étroite de cette note, et de présumer qu'elle excluait la
possibilité pour les autorités françaises de prendre le contrôle du navire et
de son équipage dans l'hypothèse où l'inspection révélerait (comme cela a été
le cas) la présence d'une cargaison de stupéfiants. Une interprétation moins
étroite, non seulement a été confirmée par une note explicative du Cambodge de
2008 – dont on n'a aucune raison de croire qu'elle serait une attestation
mensongère ou de complaisance – mais elle semble aussi constituer l'approche la
plus raisonnable à nos yeux, dans le contexte d'une coopération interétatique
en vue de la lutte contre le trafic de stupéfiants. Au surplus, il
n'est guère possible de dissocier l'équipage du navire lui-même quand il s'agit
d'arraisonnement et de visite en haute mer. Les actions expressément autorisées par le Cambodge (interception,
contrôle, engagement de poursuites judiciaires) concernaient nécessairement les
membres de l'équipage.
8. La notion de coopération internationale est très importante dans
la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, Öcalan c.
Turquie, CEDH 2005-IV, §§ 97 à 99). Il est peut-être trop tôt pour affirmer
l'existence de nouveaux principes de droit international coutumier en matière
de trafic international de stupéfiants (voir l'arrêt au paragraphe 85). Mais il
est manifeste qu'il y a une position commune de toutes les nations civilisées
pour considérer que ce trafic est un fléau, que les Etats doivent coopérer pour
le combattre, et qu'il faut arrêter et punir les coupables ; du moins si
la loi nationale applicable le prévoit, ce qui est évidemment le cas en
l'espèce. La note verbale du Cambodge reflète cette volonté de coopération et
de poursuites contre un navire battant pavillon de ce pays, mais naviguant très
loin de ses côtes (au large du Cap Vert).
9. Certes, on peut encore soutenir que la note verbale ne
remplissait pas toutes les conditions posées par la jurisprudence pour la
qualité de la « loi » (notamment son accessibilité). Mais un échange
de notes verbales est normalement confidentiel, et il doit l'être pour être
efficace dans des circonstances comme celles de l'espèce. La prévisibilité
ne peut non plus être appréciée de la façon ordinaire. L'attitude du « Winner », décrite au paragraphe 13,
montre que l'équipage, ou au moins ses chefs, savaient ce à quoi ils
s'exposaient compte tenu de la nature du chargement : le bateau n'arborait
aucun pavillon, il changea brutalement de cap, effectua des manœuvres
dangereuses pour le bâtiment de la Marine nationale et pour les militaires ;
aucune réponse ne fut donnée aux tentatives de contact radio ; plusieurs
colis furent jetés par-dessus bord, dont l'un fut récupéré (il contenait une
centaine de kilos de cocaïne) ; enfin la résistance de l'équipage obligea
les marins français à faire usage de leurs armes. Comment, dans ces conditions,
peut-on croire que l'interception du « Winner », son
arraisonnement et la mise sous contrôle de son équipage étaient
imprévisibles ?
10. Fondamentalement, il est
nécessaire d'être réaliste dans des circonstances aussi exceptionnelles. Le
Cambodge n'était pas partie aux Conventions de Montego Bay et de Vienne :
mais rien ne lui interdisait, malgré cela, de conclure comme il l'a fait un
accord bilatéral avec la France, ainsi que le reconnait l'arrêt aux paragraphes
97 et 98. Par voie de conséquence, et étant rappelé qu'en droit interne les
infractions dont étaient soupçonnés les requérants étaient légalement
punissables et qu'il n'est pas contesté qu'elles ont été punies selon les voies
légales, faut-il appliquer à la base légale constituée par la note verbale des
critères de la « régularité » qui s'appliquent à des hypothèses
beaucoup moins exceptionnelles ? Nous ne le
pensons pas. Nous pensons que la privation de liberté des requérants n'a pas
été arbitraire, ce qui est évidemment ce qu'exige avant tout l'article 5 (voir
par exemple Winterwerp c. Pays-Bas, série A-33, § 39, et une abondante
jurisprudence). Nous croyons que l'exigence de sécurité juridique, qui a fondé
de façon déterminante la conclusion à laquelle parvient l'arrêt (voir par
analogie Baranowski c. Pologne, CEDH 2000-III, § 56) a été entendue,
dans les circonstances, de façon excessivement rigoureuse. Faut-il enfin
rappeler que, si le « Winner » s'est incontestablement trouvé
– du fait de l'accord de l'Etat du pavillon – sous la « juridiction »
de la France au sens de l'article 1er de la Convention, il ne faut
pas en tirer des conséquences logiques extrêmes ? Quand il y a des
éléments à charge concordants permettant de soupçonner qu'un navire, se trouvant
en haute mer à des milliers de kilomètres des côtes de l'Etat ainsi autorisé à
l'arraisonner, se livre à un trafic international que tous les pays cherchent à
combattre, sans doute est-il légitime de ne pas donner une interprétation aussi
étroite de la base légale que celle qui aurait cours à l'intérieur des
frontières de cet Etat.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
COMMUNE DES JUGES TULKENS, BONELLO, ZUPANČIČ, FURA, SPIELMANN,
TSOTSORIA, POWER ET POALELUNGI
(Traduction)
1.
Nous ne partageons pas l'avis de la majorité selon lequel il n'y a pas
violation de l'article 5 § 3 de la Convention. Les requérants se plaignaient de
ne pas avoir été « aussitôt » traduits devant un juge ou un autre
magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires après
l'interception du navire par les autorités françaises. Certes, la Cour ayant
déjà constaté que l'arrestation et la détention des requérants jusqu'à leur
arrivée à Brest était dépourvue de base légale et conclu à la violation de
l'article 5 § 1 de la Convention, elle aurait pu décider qu'il n'y avait pas
lieu d'examiner séparément les griefs soulevés par les requérants sous l'angle
de l'article 5 § 3 pour la période concernée.1 Elle a
cependant choisi de procéder autrement.
2.
D'emblée, nous soulignons que nous nous opposons aussi fermement que la majorité
au poison que les trafiquants de stupéfiants distillent dans l'ensemble de la
société. Nous nous en démarquons toutefois
en ce que nous ne souhaitons pas cautionner des limitations à des droits
fondamentaux qui ne seraient pas strictement nécessaires pour combattre
ce fléau. De telles limitations n'ajoutent rien à l'efficacité de la lutte
antidrogue tout en affaiblissant notablement les efforts de protection des
droits de l'homme.
3. Nul ne conteste que la présentation des
requérants aux juges d'instruction n'est intervenue que treize jours après leur
arrestation. L'argument du Gouvernement selon lequel le contrôle du procureur
de la République de Brest sur le déroutement devrait être regardé comme une
garantie contre l'arbitraire, au sens de l'article 5 § 1, est loin d'être
convaincant, pareil contrôle ne pouvant passer pour répondre aux exigences des
articles 5 § 1 ou 5 § 3 de la Convention, eu égard aux principes
rappelés dans l'arrêt lui-même (paragraphes 123 et suivants) et à
la jurisprudence de la Cour2.
4. Dans l'arrêt Brogan et autres c.
Royaume-Uni3, la Cour a estimé
qu'une période de garde à vue de quatre jours et six heures sans contrôle
judiciaire allait au-delà des strictes limites de temps fixées par l'article
5 § 3, même si elle avait pour but de prémunir la collectivité dans
son ensemble contre le terrorisme (§ 62). Dans l'affaire Öcalan c. Turquie,
elle a également jugé contraire à l'article 5 § 3 une période de sept jours
avant que l'intéressé ne soit traduit devant un juge4.
5. Certes, la Cour a admis, dans la
décision Rigopoulos c. Espagne5, qu'un délai de
seize jours n'était pas incompatible avec la notion d'« aussitôt
traduit » énoncée par l'article 5 § 3 de la Convention, compte tenu de
l'existence de « circonstances tout à fait exceptionnelles » qui
justifiaient un tel délai. Dans cette affaire, les autorités douanières
espagnoles, dans le cadre d'une enquête judiciaire portant sur un trafic
international de stupéfiants, avaient intercepté en haute mer un navire battant
pavillon panaméen et avaient maintenu son équipage en détention le temps de son
convoiement vers un port espagnol. Cependant, à notre sens, l'affaire Rigopoulos
se distingue de la présente espèce à bien des égards. Le plus significatif, dans
l'affaire Rigopoulos, est que c'est un tribunal central d'instruction,
et non le ministère public, qui contrôla la procédure le jour même de
l'arraisonnement. Dès le lendemain, les membres
de l'équipage furent informés de leur situation et de leurs droits. Dans les
deux jours après l'arraisonnement, ils furent mis en détention provisoire par
le tribunal. Ils eurent connaissance de cette décision le lendemain et furent
invités à indiquer le nom des personnes qu'ils souhaitaient informer de leur
détention. Les ambassades respectives des Etats dont les membres de l'équipage
étaient ressortissants furent également avisées de la situation. Trois jours
après l'arraisonnement, le tribunal central de l'instruction émit une
ordonnance régularisant leur situation en conformité avec le code de procédure
pénale espagnol. Une semaine après l'arraisonnement, le requérant put disposer
des services d'un avocat. Enfin, il convient de remarquer que la régularité
de la détention au regard du paragraphe 1 de l'article 5 n'a jamais été mise en
cause dans l'affaire Rigopoulos.
6. Nous n'excluons pas que de telles
« circonstances tout à fait exceptionnelles » puissent, dans certains
cas, justifier un délai pourtant a priori inconciliable avec les
dispositions de l'article 5 § 3. Encore faut-il que soit clairement établie
l'existence de circonstances susceptibles d'être qualifiées non pas de
particulières ou d'exceptionnelles, mais bien de « tout à fait
exceptionnelles », ce qui rapproche dès lors cette notion sinon des circonstances
« insurmontables », du moins de circonstances dans lesquelles les
autorités ne pouvaient raisonnablement envisager ni exécuter d'autres mesures
pour se conformer à leurs obligations au titre de la Convention.
7. Le Gouvernement soutient que les
mauvaises conditions météorologiques au moment des faits et l'état déplorable
du Winner sont responsables de la vitesse particulièrement faible du
navire et donc du délai considérable qui s'est écoulé sans que les requérants
aient comparu devant un juge. Ces éléments peuvent expliquer les retards
intervenus mais non les justifier. Il n'a pas été démontré devant la Cour que
les autorités françaises aient même envisagé, encore moins examiné, d'autres
mesures adaptées qui auraient permis aux requérants d'être traduits rapidement
devant un juge.
8. Il nous semble qu'un certain nombre de
pistes auraient été susceptibles d'être envisagées par les autorités françaises
afin d'assurer le respect des droits reconnus aux requérants par l'article 5 §
3 de la Convention. Par exemple, dès lors que l'aviso Lieutenant de vaisseau
le Hénaff avait appareillé de Brest avec pour mission d'intercepter le Winner
(repéré par les services américains, espagnols et grecs, et suspecté de
transporter une importante cargaison de drogue, donc faisant l'objet d'une
demande d'interception de l'OCRTIS), la nécessité d'une intervention d'un
magistrat, pendant ou juste après l'opération, était raisonnablement
prévisible. Dès lors, on aurait pu décider qu'un juge embarque à bord de l'aviso
à Brest, voire en Espagne comme ce fut le cas pour les experts de l'OCRTIS.
9. A défaut, les autorités auraient pu
examiner la possibilité de transférer les membres de l'équipage sur un navire
militaire (nous relevons à cet égard que le Lieutenant de vaisseau le Hénaff
n'a mis que six jours depuis Brest pour rejoindre le Winner). Compte
tenu de l'état du navire, il est surprenant que les autorités en charge de
l'opération aient décidé de maintenir les membres de l'équipage du Winner
sur ce dernier, au risque de voir le délai de présentation à un juge durer
exagérément. Par ailleurs, il ne semble pas qu'on ait étudié la possibilité de
les transporter en France par voie aérienne, alors que cette option a déjà été
utilisée par les autorités françaises dans des affaires de piraterie et aurait
pu être envisagée ici aussi.
10. Assurément, les exemples ci-dessus,
qui ne sont pas limitatifs, permettent de conclure que, pour le moins, les
autorités françaises disposaient d'autres options qui auraient pu leur
permettre de respecter leurs obligations au titre de la Convention. Pareilles
mesures peuvent être considérées comme extraordinaires ou radicales mais
lorsque des droits fondamentaux sont en jeu, des circonstances exceptionnelles
appellent des mesures exceptionnelles. En l'espèce, loin de faire tout ce
qui était possible pour traduire « aussitôt » les requérants
devant un juge, rien ne porte à croire que les mesures alternatives décrites
ci-dessus, ou d'autres, aient même été envisagées. Or, malgré l'état de
délabrement du Winner et son incapacité à naviguer rapidement,
l'équipage a été maintenu en détention à son bord le temps qu'il se rende,
lentement, à Brest. Il nous semble donc que les autorités ont choisi la
solution la plus défavorable (en termes de délai de route), et que toute autre
option aurait été préférable pour assurer le respect de l'exigence de
promptitude contenue dans l'article 5 § 3 de la Convention.
11. Nous aurions pu admettre un
amoindrissement de la protection de la liberté des personnes justifié par une
impossibilité matérielle pour les autorités de respecter les exigences de
l'article 5 § 3. Nous ne pouvons l'accepter dès lors que les autorités avaient
le pouvoir d'opter pour d'autres moyens d'assurer le respect des droits fondamentaux
mais ont choisi de ne rien faire à cet égard. Si les autorités françaises, en
vue de garantir la régularité de l'opération, avaient investi ne
serait-ce qu'une fraction des ressources engagées pour en assurer la réussite,
alors ce grief n'aurait pas lieu d'être.
12. Nous ne pouvons souscrire au
raisonnement de la majorité lorsqu'elle se fonde, apparemment, sur la
condamnation ultérieure de certains des requérants (pas tous cependant) pour
justifier le délai de traduction devant un juge. A notre sens, il est difficile de
soutenir que le respect par l'Etat des droits fondamentaux d'une personne est
subordonné au respect par celle-ci du droit pénal de l'Etat en cause. Les exigences requises dans le prologue d'un procès
pénal ne sauraient dépendre de son épilogue.
13. En conclusion, nous ne saurions donc
admettre qu'il ait été nécessaire, dans les circonstances de l'espèce, de
détenir les requérants pendant treize jours, en dehors de tout cadre juridique,
avant de les traduire devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi
à exercer des fonctions judiciaires. Les autorités françaises ont certes fait
des efforts pour embarquer à bord du Henaff des moyens techniques et
militaires impressionnants en vue d'appréhender et d'incarcérer les suspects.
Il est regrettable qu'elles n'aient, en revanche, fait aucun effort pour que la
procédure soit assortie d'une forme adéquate de contrôle juridictionnel, ce qui
aurait assuré la légitimité de l'opération en même temps que son succès.
1 Paladi
c. Moldova, arrêt du 10 mars 2009, § 76.
2 Baranowski
c. Pologne du 28 mars 2000, § 57, Goral c. Pologne du 30 octobre 2003,
§ 57, et Ciszewski c. Pologne du 13 juillet 2004, § 30.
4
Arrêt du 12 mai 2005, §§ 104-105.
5
Décision du 12 janvier 1999.