Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera), 28 febbraio 2008
(requête n. 37201/06)
Cet arrêt peut subir des retouches de forme
En l’affaire Saadi c. Italie,
La
Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée
de :
Jean-Paul Costa,
président,
Christos Rozakis,
Nicolas Bratza,
Boštjan M. Zupančič,
Peer Lorenzen,
Françoise Tulkens,
Loukis Loucaides,
Corneliu Bîrsan,
Nina Vajić,
Vladimiro Zagrebelsky,
Alvina Gyulumyan,
Khanlar Hajiyev,
Dean Spielmann,
Egbert Myjer,
Sverre Erik Jebens,
Ineta Ziemele,
Isabelle Berro-Lefèvre, juges,
et de Vincent
Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les
11 juillet 2007 et 23 janvier 2008,
Rend
l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37201/06) dirigée
contre la République italienne et dont un ressortissant tunisien, M. Nassim Saadi (« le
requérant »), a saisi la Cour le 14 septembre 2006 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes S. Clementi
et B. Manara, avocats à Milan. Le gouvernement italien (« le
Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, et par
son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le requérant alléguait que la mise à
exécution de la décision de l’expulser vers la Tunisie l’exposerait au risque
d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et à
un déni flagrant de justice (article 6 de la Convention). En outre, cette
mesure porterait atteinte à son droit au respect de sa vie familiale (article 8
de la Convention) et aurait été prise au mépris des garanties de procédure
voulues par l’article 1 du Protocole no 7.
4. La
requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52
§ 1 du règlement). Le 16 octobre 2006, le président de la section a décidé
de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de
la Convention, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité
et le fond de l’affaire et que la requête serait traitée en priorité (article
41 du règlement).
5. Le
29 mars 2007, une chambre de la troisième section, composée de Boštjan M.
Zupančič, Corneliu Bîrsan, Vladimiro Zagrebelsky, Alvina
Gyuyulumyan, Egbert Myjer, Ineta Ziemele et Isabelle Berro-Lefèvre,
juges, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, s’est dessaisie au
profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles
30 de la Convention et 72 du règlement).
6. La
composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§
2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
7. Tant le requérant que le
Gouvernement ont déposé un mémoire sur le fond de l’affaire. Les parties ont
chacune soumis des commentaires écrits sur le mémoire de l’autre. Des
observations ont également été reçues du gouvernement du Royaume-Uni, que le
président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite et orale
(articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).
8. Une audience s’est déroulée en
public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 11 juillet 2007
(article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement défendeur
M. N. Lettieri, magistrat, ministère des
Affaires étrangères, coagent adjoint,
Mme E. Mazzuco, préfet,
M.
A. Bella, haut fonctionnaire de police,
M. C. Galzerano, préfet de police adjoint,
conseillers ;
– pour le requérant
Me S. Clementi, avocat, conseil ;
– pour le gouvernement du
Royaume-Uni
M. D. Walton, agent,
M. J. Swift, avocat, conseil,
M. S. Braviner-Roman, ministère de l’Intérieur,
Mme A. Fitzgerald, ministère de la Justice,
M. E. Adams, ministère de la Justice, conseillers.
La Cour a entendu MM.
Clementi, Lettieri et Swift en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses
aux questions posées par les juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant est né en 1974 et
réside à Milan.
10. Le requérant, qui est entré en
Italie à une date non précisée entre 1996 et 1999, était titulaire d’un permis
de séjour délivré pour « raisons familiales » par la préfecture (Questura)
de Bologne le 29 décembre 2001. La date d’expiration de ce permis était
fixée au 11 octobre 2002.
A. Les procédures pénales menées contre
le requérant en Italie et en Tunisie
11. Le 9 octobre 2002, le requérant,
soupçonné, entre autres, de terrorisme international (article 270 bis du
code pénal), fut arrêté et placé en détention provisoire. Le requérant et cinq
autres personnes furent ensuite renvoyés en jugement devant la cour d’assises
de Milan.
12. Le
parquet formula quatre chefs d’accusation à l’encontre du requérant. Selon le
premier, celui-ci s’était associé avec d’autres personnes afin de commettre des
actes de violence (dont des attentats) dans des Etats autres que l’Italie et
dans le but de semer la terreur. De décembre 2001 à septembre 2002, le
requérant aurait compté parmi les organisateurs et dirigeants de cette
association, formulé la doctrine idéologique de celle-ci et donné les ordres
nécessaires pour atteindre les objectifs. Le deuxième chef d’accusation
concernait la falsification « d’un grand nombre de documents, tels que passeports,
permis de conduire, permis de séjour ». Le requérant était également
accusé de recel et d’avoir tenté de favoriser l’entrée sur le territoire
italien d’un nombre indéterminé d’étrangers au mépris des lois sur
l’immigration.
13. Pendant les débats, le représentant
du parquet requit la condamnation du requérant à treize ans d’emprisonnement.
L’avocat de l’intéressé plaida pour l’acquittement de l’infraction de
terrorisme international. Il s’en remit à la sagesse de la cour d’assises quant
aux autres chefs d’accusation.
14. Par
un arrêt du 9 mai 2005, la cour d’assises de Milan modifia la qualification
juridique du premier chef d’accusation. Elle estima que les faits reprochés n’étaient pas constitutifs de
l’infraction de terrorisme international mais de celle d’association de
malfaiteurs. Elle condamna le requérant à quatre ans et six mois
d’emprisonnement pour cette dernière infraction, ainsi que pour faux en
écritures et recel. Elle acquitta le requérant de l’accusation de connivence
avec l’immigration clandestine car les faits reprochés ne s’étaient pas
produits.
15. La cour d’assises infligea au
requérant une peine accessoire d’interdiction d’exercer des fonctions publiques
pendant cinq ans, et ordonna qu’après avoir purgé sa peine, l’intéressé fût
expulsé du territoire italien.
16. Dans la motivation de son arrêt,
long de 331 pages, la cour d’assises observa que les preuves à l’encontre du
requérant résultaient notamment du contenu de certaines écoutes téléphoniques
et hertziennes, des déclarations de certains témoins et de nombreux faux
documents saisis. Dans leur ensemble, ces éléments prouvaient que le requérant
était intégré au sein d’une association ayant pour but le recel de documents
volés et leur falsification, activité dont l’intéressé tirait ses moyens de
subsistance. En revanche, il n’avait pas été établi que les documents en
question avaient été utilisés par leurs faux titulaires pour pénétrer
illégalement sur le territoire italien.
17. Pour ce qui est de l’accusation de
terrorisme international, la cour d’assises nota tout d’abord qu’une
association avait un caractère « terroriste » lorsqu’elle visait à
commettre des actes violents contre des civils ou des personnes ne participant
pas activement à un conflit armé dans le but de semer la terreur ou d’obliger
un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou omettre un
acte, et lorsque le mobile était de nature politique, idéologique ou
religieuse. En l’espèce, on ne savait pas si les actes violents que, selon la
thèse du parquet, le requérant et ses complices s’apprêtaient à commettre,
s’inscrivaient ou non dans le cadre d’un conflit armé.
18. De plus, les éléments recueillis
pendant les investigations et les débats n’étaient pas de nature à prouver,
au-delà de tout doute raisonnable, que les accusés avaient commencé à mettre en
pratique leur intention de commettre des actes de violence, ou avaient fourni
un soutien logistique ou financier à d’autres personnes ou associations ayant
des finalités terroristes. Une telle preuve ne ressortait en particulier pas
des écoutes téléphoniques et hertziennes. Celles-ci prouvaient uniquement que
le requérant et ses complices entretenaient des rapports avec des personnes et
des associations faisant partie de l’univers de l’islamisme intégriste, qu’ils
manifestaient une hostilité à l’encontre des « infidèles » (et
notamment envers ceux qui se trouvaient dans des territoires considérés comme
étant musulmans) et que leur monde relationnel se composait de
« frères » unis par des convictions religieuses et idéologiques
identiques.
19. Utilisant un langage crypté, les
accusés et leurs correspondants avaient mentionné à plusieurs reprises un
« match de football », destiné à renforcer leur foi en Dieu. De
l’avis de la cour d’assises, il était tout à fait évident qu’il ne s’agissait
pas d’une manifestation sportive, mais d’une action répondant aux principes de
l’islam le plus radical. Cependant, il n’avait pas été possible de comprendre de
quelle « action » il s’agissait ni où elle aurait dû se dérouler.
20. Au
demeurant, le requérant avait quitté Milan le 17 janvier 2002 et, faisant
escale à Amsterdam, s’était rendu en Iran, d’où il était rentré en Italie le 14
février 2002. Il avait également parlé d’un « responsable des frères »
qui se trouvait en Iran. Certains membres du groupe auquel le requérant
appartenait s’étaient rendus dans des « camps d’entraînement » en
Afghanistan et s’étaient procuré des armes, des explosifs et du matériel
d’observation et d’enregistrement visuel. Dans l’appartement du requérant et
dans ceux de ses coïnculpés, la police avait saisi du matériel de propagande
sur le djihad – ou guerre sainte – mené au nom de l’islam. En outre, dans des conversations téléphoniques
effectuées depuis son lieu de détention en Italie, le requérant, parlant avec
des membres de sa famille en Tunisie, avait fait référence au
« martyre » de son frère Fadhal Saadi ; dans d’autres
conversations, il avait mentionné son intention de participer à la guerre
sainte.
21. Toutefois, aucun élément ultérieur
qui aurait permis de préciser l’existence et le but d’une association
terroriste n’avait été trouvé. En particulier, il manquait la preuve que
le requérant et ses complices avaient décidé de traduire leur foi intégriste en
des actions violentes ayant les caractéristiques d’un acte terroriste. Leur
désir de se lancer dans le djihad et d’éliminer les ennemis de l’islam
pouvait très bien se réaliser par l’accomplissement d’actes de guerre dans le
cadre d’un conflit armé, c’est-à-dire d’actes ne rentrant pas dans la notion de
« terrorisme ». Il n’avait pas été établi si le frère du
requérant était réellement décédé dans un attentat-suicide et si ce dernier
était le « match de football » auquel les accusés avaient, à plusieurs
reprises, fait référence.
22. Le requérant et le parquet
interjetèrent appel. Le premier sollicita un acquittement de tous les chefs
d’accusation, alors que le second demanda la condamnation du prévenu aussi pour
terrorisme international et connivence avec l’immigration clandestine.
23. Dans son appel, le parquet observa
qu’aux termes de la jurisprudence de la Cour de cassation, les éléments
constitutifs de l’infraction de terrorisme international étaient réunis même en
l’absence d’acte de violence, l’existence d’un projet visant à la commission
d’un tel acte étant suffisante. En outre, une action pouvait avoir un caractère
terroriste même si elle était destinée à être accomplie dans le cadre d’un
conflit armé, à condition toutefois que ses auteurs ne soient pas membres des
« forces armées d’un Etat » ou d’un « groupe
d’insurrection ». En l’espèce, il ressortait des pièces du dossier que le
requérant et ses associés s’étaient procuré et avaient procuré à des tiers des
documents falsifiés, des armes, des explosifs et de l’argent afin de commettre
des actions violentes visant à affirmer les valeurs idéologiques de l’islam
intégriste. De plus, les accusés gardaient des contacts avec des personnes et
organisations faisant partie de l’univers du terrorisme international et
avaient planifié une action violente et illicite, qui aurait dû être commise en
octobre 2002 dans le cadre de la « guerre sainte » et dans un pays
autre que l’Italie. Seule l’arrestation des accusés empêcha l’accomplissement
de cet acte. Par ailleurs, à cette époque, le conflit armé en Afghanistan était
terminé et celui qui devait avoir lieu en Irak n’avait pas encore commencé.
24. Le parquet observa également que le
frère du requérant, M. Fadhal Saadi, avait été détenu en Iran ; le requérant lui avait
rendu visite dans ce pays entre janvier et février 2002. Après sa libération,
M. Fadhal Saadi
s’était installé en France et avait gardé des contacts avec le requérant. Il
était ensuite décédé dans un attentat-suicide, ce dont le requérant et les
autres membres de sa famille étaient fiers. Cela ressortait du contenu des
conversations téléphoniques interceptées dans l’établissement pénitentiaire où
le requérant était détenu.
25. Le parquet demanda enfin la
production de nouvelles preuves, à savoir des lettres et déclarations provenant
d’une personne soupçonnée d’activités terroristes, d’une part, et des écoutes
hertziennes faites à l’intérieur d’une mosquée à Milan, d’autre part.
26. Le
13 mars 2006, la cour d’assises d’appel de Milan souleva une exception
d’inconstitutionnalité de l’article 593 § 2 du code de procédure pénale
(« le CPP »). Telle que modifiée par la loi no 46 du 20
février 2006, cette disposition prévoyait que l’accusé et le parquet pouvaient
interjeter appel contre les verdicts d’acquittement seulement si, après la fin
du procès de première instance, de nouvelles preuves décisives étaient apparues
ou avaient été découvertes. La cour d’assises d’appel ordonna la suspension de
la procédure dans l’attente de la décision de la Cour constitutionnelle.
27. Par
l’arrêt no 26 du 6 février 2007, la Cour constitutionnelle déclara
les dispositions internes pertinentes inconstitutionnelles en ce qu’elles ne
permettaient pas au parquet d’interjeter appel contre tous les jugements
d’acquittement et en ce qu’elles prévoyaient que les appels interjetés par le
parquet avant l’entrée en vigueur de la loi no 46 du 20 février
2006 étaient irrecevables. La Cour constitutionnelle observa notamment que
cette dernière loi ne respectait pas le juste équilibre devant régner, dans le
procès pénal, entre les droits de la défense et ceux du ministère public.
28. La
première audience devant la cour d’assises d’appel de Milan fut fixée au 10
octobre 2007.
29. Entre-temps,
le 11 mai 2005, soit deux jours après le prononcé de l’arrêt de la cour
d’assises de Milan, le tribunal militaire de Tunis avait condamné le requérant
par défaut à vingt ans d’emprisonnement pour appartenance à une organisation
terroriste agissant à l’étranger en temps de paix et pour incitation au
terrorisme. Le condamné était en outre privé de ses droits civils et soumis à
un « contrôle administratif » pour une durée de cinq ans. Le
requérant affirme avoir appris sa condamnation seulement lorsque, le 2 juillet
2005, le dispositif de l’arrêt, devenu définitif, fut notifié à son père.
30. Le
requérant allègue que sa famille et son avocat ne sont pas en mesure d’obtenir
une copie de l’arrêt de condamnation prononcé par le tribunal militaire de
Tunis. Ces allégations sont confirmées par
les déclarations de l’avocat tunisien du requérant. Par une lettre du 22 mai
2007, adressée au président de la République tunisienne et au ministre tunisien
de la Justice et des Droits de l’Homme, ses représentants devant la Cour ont
sollicité la transmission de l’arrêt en question. L’issue de cette démarche
n’est pas connue.
B. L’arrêté d’expulsion pris à
l’encontre du requérant et les recours exercés par ce dernier afin d’empêcher
l’exécution de cette mesure et d’obtenir un permis de séjour et/ou l’octroi du
statut de réfugié
31. Le 4 août 2006, le requérant, qui
avait été détenu sans interruption depuis le 9 octobre 2002, fut remis en
liberté.
32. Le 8 août 2006, le ministre de
l’Intérieur ordonna son expulsion vers la Tunisie, et ce en application des
dispositions du décret-loi no 144 du 27 juillet 2005
(intitulé « mesures urgentes pour combattre le terrorisme
international » et devenu la loi no 155 du 31 juillet 2005). Il
observa qu’il « ressortait des pièces du dossier » que le requérant
avait joué un « rôle actif » dans le cadre d’une organisation
chargée de fournir un support logistique et financier à des personnes
appartenant à des cellules intégristes islamistes en Italie et à l’étranger.
Dès lors, son comportement troublait l’ordre public et mettait en danger la
sûreté nationale.
33. Le
ministre précisa que le requérant ne pourrait revenir en Italie que sur la base
d’une autorisation ministérielle ad hoc.
34. Le
requérant fut transféré dans un centre de détention provisoire (centro di
permanenza temporanea) de Milan. Le 11 août 2006, l’arrêté d’expulsion fut
validé par le juge de paix de Milan.
35. Le
11 août 2006, le requérant demanda l’asile politique. Il allégua avoir été
condamné par contumace en Tunisie pour des raisons de nature politique et
craindre d’être soumis à la torture ainsi qu’à des « représailles
politiques et religieuses ». Par une décision du 16 août 2006, le préfet (Questore)
de Milan déclara cette demande irrecevable au motif que le requérant était
dangereux pour la sécurité de l’Etat.
36. Le
6 septembre 2006, le directeur d’une organisation non gouvernementale,
l’Organisation mondiale contre la torture (« l’OMCT »), adressa une
lettre au président du conseil italien. Dans ce courrier, l’OMCT se déclara
« vivement préoccupée » par la situation du requérant, craignant
qu’en cas d’expulsion vers la Tunisie, l’intéressé soit à nouveau jugé pour les
mêmes faits que ceux qui lui étaient reprochés en Italie. L’OMCT rappela
également qu’aux termes de l’article 3 de la Convention de l’ONU contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
« aucun Etat partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne
vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être
soumise à la torture ».
37. Le
12 septembre 2006, le président d’une autre organisation non gouvernementale,
le Collectif de la communauté tunisienne en Europe, adressa un appel au
gouvernement italien « pour qu’il mette fin à sa politique d’expulsion en
masse des immigrés tunisiens religieux pratiquants ». Il allégua que les pouvoirs publics italiens étaient
en train d’utiliser des méthodes inhumaines et reprochaient à plusieurs
Tunisiens leurs convictions religieuses. De l’avis du président du collectif, il
était « évident » qu’à leur arrivée en Tunisie, les Tunisiens
concernés allaient être « torturés et condamnés à de lourdes peines de
prison, et ce à cause des autorités italiennes qui les soupçonnent faussement
de terrorisme ». Le nom du requérant figurait sur une liste de personnes
risquant une expulsion imminente vers la Tunisie qui était annexée à la lettre
du 12 septembre 2006.
38. La
décision du préfet du 16 août 2006 (paragraphe 35 ci-dessus) fut notifiée au
requérant le 14 septembre 2006. L’intéressé ne tenta aucun recours.
Cependant, le 12 septembre 2006, il avait produit des documents, parmi
lesquels la lettre de l’OMCT du 6 septembre 2006 et les rapports d’Amnesty
International et du Département d’Etat des Etats-Unis d’Amérique relatifs à la
Tunisie, en demandant qu’ils fussent transmis à la commission territoriale pour
l’octroi du statut de réfugié. Le 15 septembre 2006, la préfecture de Milan
indiqua oralement au requérant que, vu le rejet de sa demande d’asile, les
documents en question ne pouvaient être pris en considération.
39. Le
14 septembre 2006, le requérant, invoquant l’article 39 du règlement, avait
demandé à la Cour de suspendre ou annuler la décision de l’expulser vers la
Tunisie. Le 15 septembre 2006, la Cour décida de demander au Gouvernement
italien de lui fournir des informations sur la question de savoir, notamment,
si la condamnation prononcée à l’encontre du requérant par le tribunal
militaire de Tunis était définitive et s’il existait, en droit tunisien, des
recours permettant de rouvrir la procédure ou de tenir un nouveau procès.
40. La
réponse du Gouvernement parvint au greffe le 2 octobre 2006. Selon les
autorités italiennes, lorsqu’une condamnation est prononcée par défaut, la loi
tunisienne confère au condamné le droit d’obtenir la réouverture de la
procédure. Le Gouvernement se référa notamment à une télécopie de l’ambassadeur
d’Italie à Tunis du 29 septembre 2006 précisant que, selon les informations
fournies par le directeur de la coopération internationale du ministère de la
Justice tunisien, la condamnation du requérant n’était pas définitive, le
condamné jugé par défaut pouvant faire opposition à l’arrêt rendu à son
encontre.
41. Le
5 octobre 2006, la Cour décida d’appliquer l’article 39 de son règlement. Elle demanda au Gouvernement de suspendre l’expulsion
du requérant jusqu’à nouvel ordre.
42. Le délai maximal de détention en
vue de son expulsion expirant le 7 octobre 2006, le requérant fut remis en
liberté à cette date. Cependant, le 6 octobre 2006, un nouvel arrêté
d’expulsion avait été pris à son encontre. Le 7 octobre 2006, cet arrêté fut
notifié au requérant, qui fut reconduit au centre de détention provisoire de
Milan. Etant donné que le requérant avait déclaré être entré en Italie depuis la
France, le nouvel arrêté d’expulsion indiquait que le pays de destination était
la France, et non la Tunisie. Le 10 octobre 2006, le nouvel arrêté
d’expulsion fut validé par le juge de paix de Milan.
43. Le
3 novembre 2006, le requérant fut remis en liberté car de nouveaux éléments
indiquaient qu’il était impossible de l’expulser vers la France. Le même jour,
la cour d’assises d’appel de Milan ordonna que, dès sa libération, le requérant
fût soumis à des mesures de précaution, à savoir l’interdiction de quitter le
territoire italien et l’obligation de se rendre dans un bureau de police tous
les lundis, mercredis et vendredis.
44. Entre-temps,
le 27 septembre 2006, le requérant avait sollicité l’octroi d’un permis de
séjour. Par une note du 4 décembre 2006, la préfecture de Milan avait répondu
que cette demande ne pouvait pas être accueillie. En effet, un permis
« pour raisons de justice » pouvait être octroyé seulement à la
demande des autorités judiciaires, lorsque celles-ci estimaient que la présence
d’un étranger en Italie était nécessaire au bon déroulement d’une enquête
pénale. Le requérant était de toute manière frappé par une interdiction de
quitter le territoire italien et était donc obligé de rester en Italie. De
plus, pour obtenir un permis de séjour, il était nécessaire de produire un
passeport ou autre document similaire.
45. Devant
la Cour, le requérant allégua que les autorités tunisiennes avaient refusé de
renouveler son passeport, ce qui avait fait échouer toute autre tentative de
régularisation de sa situation.
46. A
une date non précisée, le requérant introduisit également devant le tribunal
administratif régional (« le TAR ») de Lombardie un recours visant à
obtenir l’annulation de l’arrêté d’expulsion du 6 octobre 2006 ainsi que la
suspension de l’exécution de cet acte.
47. Par
une décision du 9 novembre 2006, le TAR de Lombardie déclara qu’il n’y avait
pas lieu à statuer sur la demande de suspension et ordonna la transmission du
dossier au TAR du Latium, juridiction compétente ratione loci.
48. Le
TAR de Lombardie observa notamment que la Cour européenne des droits de
l’homme avait déjà sollicité la suspension de l’exécution de l’arrêté litigieux
et avait par conséquent remédié à tout préjudice pouvant être allégué par le
requérant.
49. Selon
les informations fournies par le requérant le 29 mai 2007, la procédure devant
le TAR du Latium était, à cette date, encore pendante.
50. Le
18 janvier 2007, le requérant adressa un mémoire à la préfecture de Milan. Il
souligna que la Cour européenne des droits de l’homme avait demandé de
suspendre l’exécution de son expulsion en raison d’un risque concret qu’il ne
subisse des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Dès lors, le
requérant demanda à être entendu par la commission territoriale pour l’octroi
du statut de réfugié en vue de se voir accorder l’asile politique. Selon les informations fournies par le requérant le 11
juillet 2007, à cette date aucune suite n’avait été donnée à son mémoire. Dans une note du
20 juillet 2007, le ministère italien de l’Intérieur précisa que le mémoire du
18 janvier 2007 ne pouvait s’analyser ni en une nouvelle demande d’asile ni en
un appel contre la décision de rejet rendue par le préfet de Milan le 16 août
2006 (paragraphe 35 ci-dessus).
C. Les assurances diplomatiques
demandées par l’Italie à la Tunisie
51. Le 29 mai 2007, l’ambassade
d’Italie à Tunis adressa une note verbale au gouvernement tunisien pour
demander des assurances diplomatiques selon lesquelles, en cas d’expulsion vers
la Tunisie, le requérant ne serait pas soumis à des traitements contraires à
l’article 3 de la Convention et ne subirait aucun déni flagrant de justice.
52. La note en question, rédigée en
français, se lit comme suit :
« L’ambassade d’Italie présente ses compliments
au ministère des Affaires étrangères et, suite à l’entretien entre
l’ambassadeur d’Italie M. Arturo Olivieri et S.E. le ministre de la Justice et
des Droits de l’Homme M. Béchir Tekkari, en marge de la visite du ministre
italien de la Justice M. Clemente Mastella, le 28 mai 2007, a l’honneur de
demander la précieuse collaboration des autorités tunisiennes pour un
développement positif du cas suivant.
Le ressortissant
tunisien Nassim Saadi,
né à Haidra (Tunisie) le 30.11.1974, a fait l’objet d’un décret d’expulsion de
l’Italie vers la Tunisie, prononcé par le ministère de l’Intérieur le
08.08.2006.
Après l’émanation
du susdit décret, ce dernier a fait recours devant la Cour européenne des
Droits de l’Homme de Strasbourg le 14.09.2006, lui demandant et obtenant la
décision de suspension de l’expulsion en question.
Ce recours est
basé sur la thèse selon laquelle il aurait été condamné par contumace à une
peine de 20 ans de réclusion pour des crimes liés au terrorisme, à travers une
sentence émanant du tribunal militaire de Tunis le 11.05.2005, notifiée au père
du condamné le 02.07.2005. A cause de cette condamnation, en cas d’application
du décret d’expulsion vers son pays d’origine, M. Saadi soutient qu’il risquerait d’être
incarcéré, une fois expulsé en Tunisie, sur la base d’un jugement inéquitable
et d’être soumis à torture et traitements dégradants et inhumains (ci-joint
copie de la notification de la sentence exhibée par l’intéressé).
Afin de réunir
tous les éléments nécessaires pour évaluer ce cas, la Cour européenne des
Droits de l’Homme a adressé une requête au gouvernement italien, en vue
d’obtenir une copie de la sentence de condamnation et de connaître si le
gouvernement italien a bien l’intention avant de procéder à l’expulsion de
demander des garanties diplomatiques au gouvernement tunisien.
A la lumière de ce
qui précède, l’ambassade d’Italie, tout en comptant sur la sensibilité des
autorités tunisiennes en matière, a l’honneur de formuler, dans le respect des
prérogatives juridictionnelles de l’Etat tunisien, la suivante urgente demande
de garanties, en tant qu’élément formel indispensable pour la solution du cas
en suspens :
– dans le cas où
l’information fournie par M. Saadi quant à l’existence d’une condamnation émanant du tribunal
militaire de Tunis à son égard datant du 11.05.2005 correspond à la vérité,
transmettre une copie intégrale de ladite sentence (avant le 11.07.2007, date
de l’audience auprès de la Cour) et confirmer qu’il pourra y faire opposition,
et être jugé par un tribunal indépendant et impartial, selon une procédure qui
soit, dans l’ensemble, conforme aux principes d’un procès équitable et
public ;
– démentir les craintes exprimées par M. Saadi d’être
soumis à la torture et à des peines ou des traitements inhumains et dégradants
à son retour en Tunisie ;
– qu’au cas où il
serait emprisonné, il pourra recevoir la visite de ses avocats ainsi que des
membres de sa famille.
L’ambassade
d’Italie saurait en outre gré aux autorités tunisiennes de bien vouloir la
tenir informée de l’état de détention du nommé Nassim Saadi, au cas où il serait emprisonné.
La solution du cas susindiqué a des implications
importantes sur les futurs aspects de la sécurité.
Les précisions susmentionnées, que la Cour européenne
des Droits de l’Homme a demandées au gouvernement italien, sont indispensables
pour pouvoir procéder à l’expulsion.
Dans une certaine mesure, ce cas constitue un
précédent (par rapport à des nombreux autres cas en suspens) et la réponse
positive – on en est persuadé – des autorités tunisiennes rendra plus facile de
procéder à d’éventuelles ultérieures expulsions dans l’avenir.
Tout en étant parfaitement consciente de la
délicatesse de cet argument, l’ambassade d’Italie compte sur la compréhension
des autorités tunisiennes en vue d’une réponse dans l’esprit d’une lutte
efficace contre le terrorisme international, dans le cadre des relations
d’amitié entre nos deux pays. »
53. Le gouvernement italien précisa que
des assurances semblables n’avaient jamais auparavant été demandées aux autorités
tunisiennes.
54. Le 4 juillet 2007, le ministère
tunisien des Affaires étrangères adressa une note verbale à l’ambassade
italienne à Tunis. Ce courrier se lit comme suit :
« Le ministère des Affaires étrangères présente
ses compliments à l’ambassade d’Italie à Tunis et se référant à sa note verbale
no 2533 en date du 2 juillet 2007, relative au détenu Nassim Saadi se trouvant
actuellement en Italie, a l’honneur de faire part que le gouvernement tunisien
confirme sa disposition à accepter le transfert en Tunisie de détenus tunisiens
à l’étranger une fois leur identité confirmée et ce dans le cadre du strict
respect de la législation nationale en vigueur et sous la seule garantie des
lois tunisiennes pertinentes.
Le ministère des Affaire étrangères saisit cette
occasion pour renouveler à l’ambassade d’Italie à Tunis les assurances de sa
haute considération. »
55. Une
deuxième note verbale, du 10 juillet 2007, est ainsi rédigée :
« Le
ministère des Affaire étrangères présente ses compliments à l’ambassade d’Italie
à Tunis et, se référant à sa note verbale no 2588 du 5 juillet 2007,
a l’honneur de lui confirmer la teneur de la note verbale du ministère no
511 du 4 juillet 2007.
Le ministère des Affaires étrangères réaffirme par la
présente que les lois tunisiennes en vigueur garantissent et protègent les
droits des détenus en Tunisie et leur assurent des procès justes et équitables
et rappelle que la Tunisie a adhéré volontairement aux traités et conventions
internationaux pertinents.
Le ministère des Affaires étrangères saisit cette
occasion pour renouveler à l’ambassade d’Italie à Tunis les assurances de sa
haute considération. »
D. La
situation familiale du requérant
56. Le
requérant affirme qu’en Italie il vit avec une Italienne, Mme V.,
qu’il a épousée selon le rite islamique. Le couple a un enfant de huit ans
(né le 22 juillet 1999), de nationalité italienne, qui fréquente l’école
en Italie. Mme V. est au chômage et ne bénéficie actuellement
d’aucune allocation familiale. Elle est atteinte d’une forme d’ischémie.
57. Il
ressort d’une note du ministère de l’Intérieur du 10 juillet 2007 que, le
10 février 2007, le requérant a épousé, selon le rite islamique, une autre
femme, Mme G. Tout en résidant officiellement rue Cefalonia, à Milan,
où habite Mme V., le requérant serait cependant de facto séparé
de ses deux épouses. En effet, depuis la fin de 2006, il résiderait de manière
stable rue Ulisse Dini, à Milan, où il partagerait un appartement avec d’autres
Tunisiens.
II. LES DROITS INTERNES PERTINENTS
A. Les recours contre un arrêté
d’expulsion en Italie
58. Un arrêté d’expulsion peut être
attaqué devant le TAR, juridiction compétente pour examiner la légalité de
tout acte administratif et l’annuler pour méconnaissance des droits fondamentaux
de l’individu (voir, par exemple, Sardinas Albo c. Italie (déc.), no
56271/00, CEDH 2004-I). Un appel peut être interjeté devant le Conseil d’Etat
contre les décisions du TAR.
59. Dans
la procédure devant le TAR, la suspension de l’acte administratif litigieux
n’est pas automatique, mais peut être octroyée sur demande (Sardinas Albo,
décision précitée). Cependant, lorsque, comme dans le cas du requérant,
l’expulsion est ordonnée aux termes du décret-loi no 144 de 2005,
les recours au TAR ou au Conseil d’Etat ne peuvent en aucun cas suspendre
l’exécution de l’arrêté d’expulsion (article 4 §§ 4 et 4bis du
décret-loi en question).
B. La
réouverture d’un procès par défaut en Tunisie
60. Dans
leur traduction française produite par le Gouvernement, les dispositions
pertinentes du code de procédure pénale tunisien se lisent comme suit :
Article 175
« Faute pour
le prévenu touché personnellement de comparaître à la date qui lui est fixée,
le tribunal passe outre et rend une décision qui est réputée contradictoire. Si
le prévenu non comparant a été régulièrement cité, quoique non touché
personnellement, il est jugé par défaut. La signification du jugement par
défaut est faite par le greffier du tribunal qui a rendu la sentence.
L’opposition au jugement par défaut est faite par
l’opposant en personne ou son représentant, au greffe du tribunal qui a rendu
la décision dans les dix jours de la signification de ce jugement.
Si l’opposant
demeure hors du territoire de la République, le délai est porté à trente jours.
Si l’opposant est
détenu, l’opposition est reçue par le surveillant-chef de la prison qui la
communique, sans délai, au greffe du tribunal.
L’opposition est faite, soit par déclaration verbale
dont il est dressé acte séance tenante, soit par déclaration écrite. L’opposant
doit signer et, s’il ne veut ou ne peut signer, il en est fait mention.
Le greffier fixe aussitôt la date d’audience et en
avise l’opposant ; dans tous les cas cette audience doit avoir lieu dans
le délai d’un mois au maximum de la date de l’opposition.
L’opposant ou son représentant avise de l’opposition
et cite par huissier-notaire les parties intéressées, à l’exception du
représentant du ministère public, trois jours au moins avant la date de
l’audience, à défaut de quoi l’opposition est rejetée. »
Article 176
« Si la signification n’a pas été faite à
personne ou s’il ne résulte pas des actes d’exécution du jugement que le
prévenu en a eu connaissance, l’opposition est recevable jusqu’à l’expiration
des délais de prescription de la peine. »
Article 180 (tel que modifié par la loi no 2004-43 du 17 avril
2000)
« L’opposition
est suspensive d’exécution. Lorsque la peine prononcée est la peine capitale,
l’opposant est incarcéré et la peine ne peut être exécutée avant que le
jugement ne soit définitif. »
Article 213
« L’appel
n’est plus recevable, sauf cas de force majeure, s’il n’a été fait dix jours au
plus tard après le prononcé du jugement contradictoire au sens de l’alinéa
premier de l’article 175, ou après l’expiration du délai d’opposition si le
jugement a été rendu par défaut ou après la signification du jugement rendu par
itératif défaut.
Pour le procureur
général de la République et les avocats généraux près les cours d’appel, le
délai d’appel est de soixante jours à compter du jour du prononcé du jugement. Ils doivent en outre, à peine de déchéance, notifier
leurs recours dans ledit délai au prévenu et aux personnes civilement
responsables. »
III. TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX
A. L’accord de
coopération en matière de lutte contre la criminalité signé par l’Italie et la
Tunisie et l’accord d’association entre la Tunisie, l’Union européenne et ses
Etats membres
61. Le 13 décembre 2003, les
gouvernements italien et tunisien ont signé à Tunis un accord en matière de
lutte contre la criminalité par lequel les Parties contractantes se sont
engagées à échanger des informations (notamment en ce qui concerne les
activités de groupes terroristes, les flux migratoires et la production et
l’usage de faux documents) et à favoriser l’harmonisation de leurs législations
nationales. Les articles 10 et 16 de cet accord se lisent comme suit :
Article 10
« Les Parties contractantes, en conformité avec
leurs législations nationales, s’accordent sur le fait que la coopération en
matière de lutte contre la criminalité, comme prévu par les dispositions du
présent accord, s’étendra à la recherche de personnes qui se sont soustraites à
la justice et sont responsables de faits délictueux, ainsi qu’à l’utilisation
de l’expulsion, lorsque les circonstances le requièrent et sauf application des
dispositions en matière d’extradition. »
Article 16
« Le présent accord ne préjuge pas des droits et
obligations découlant d’autres accord internationaux, multilatéraux ou
bilatéraux, souscrits par les Parties contractantes. »
62. La Tunisie a également signé à
Bruxelles, le 17 juillet 1995, un accord d’association avec l’Union européenne
et ses Etats membres. Ce texte, qui porte pour l’essentiel sur la
coopération dans les secteurs commercial et économique, précise dans son
article 2 que les relations entre les Parties contractantes, tout comme les
dispositions de l’accord lui-même, doivent se fonder sur le respect des droits
de l’homme et des principes démocratiques, qui constituent un « élément
essentiel » de l’accord.
B. Les articles 1, 32 et 33 de la
Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés
63. L’Italie est partie à la Convention
des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés. Les articles 1, 32
et 33 de cette Convention disposent :
Article 1
« Aux fins de la présente Convention, le
terme "réfugié" s’appliquera à toute personne (...) qui, (...)
craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de
sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses
opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui
ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de
ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays
dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements,
ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »
Article 32
« 1. Les Etats contractants
n’expulseront un réfugié se trouvant régulièrement sur leur territoire que pour
des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.
2. L’expulsion
de ce réfugié n’aura lieu qu’en exécution d’une décision rendue conformément à
la procédure prévue par la loi (...). »
Article 33
« 1. Aucun
des Etats contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce
soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté
serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité,
de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le
bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un
réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour
la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une
condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave,
constitue une menace pour la communauté dudit pays. »
C. Les lignes directrices du Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe
64. Le 11 juillet 2002, lors de la 804e
réunion des Délégués des Ministres, le Comité des Ministres du Conseil de
l’Europe a adopté des lignes directrices sur les droits de l’homme et la lutte
contre le terrorisme. Le point IV de ce texte, intitulé « Interdiction
absolue de la torture », est ainsi libellé :
« Le recours à la torture ou à des peines ou
traitements inhumains ou dégradants est prohibé en termes absolus, en toutes
circonstances, notamment lors de l’arrestation, de l’interrogatoire et de la
détention d’une personne soupçonnée d’activités terroristes ou condamnée pour
de telles activités, et quels qu’aient été les agissements dont cette personne
est soupçonnée ou pour lesquels elle a été condamnée. »
Aux termes du point XII § 2 de ce même document,
« L’Etat qui fait l’objet d’une demande d’asile a
l’obligation de s’assurer que le refoulement éventuel du requérant dans son
pays d’origine ou dans un autre pays ne l’exposera pas à la peine de mort, à la
torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Il en va de même
en cas d’expulsion. »
D. Le
rapport d’Amnesty International relatif à la Tunisie
65. Dans un rapport concernant la
situation en Tunisie en 2006, Amnesty International relève qu’à l’issue de
procès inéquitables, au moins douze personnes poursuivies pour activités
terroristes ont été condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement. De
nouveaux cas de torture et de mauvais traitements ont été signalés. Des
centaines de prisonniers politiques restent incarcérés depuis plus de dix ans
et leur état de santé se serait dégradé. Par ailleurs, cent trente-cinq
prisonniers ont été remis en liberté à la suite d’une amnistie ; ils
étaient incarcérés depuis plus de quatorze ans, après avoir été jugés de
manière inéquitable pour appartenance à l’organisation islamiste interdite En-Nahda.
Certains étaient en mauvaise santé du fait des conditions carcérales
extrêmement pénibles et des tortures subies avant leur procès.
66. En décembre 2006, des fusillades
ont eu lieu au sud de Tunis entre la police et des membres présumés du Groupe
salafiste pour la prédication et le combat. Plusieurs dizaines de personnes ont
été tuées et des policiers ont été blessés.
67. En juin 2006, le Parlement européen
a réclamé l’organisation d’une session Union européenne-Tunisie, afin de
débattre de la situation des droits de l’homme dans le pays. En octobre 2006,
l’Union européenne a critiqué le gouvernement tunisien pour avoir annulé une
conférence internationale sur le droit au travail.
68. En ce qui concerne la « guerre
contre le terrorisme », Amnesty International souligne que les
autorités tunisiennes n’ont pas répondu à la demande du rapporteur spécial des
Nations Unies sur la protection des droits de l’homme, qui souhaitait se rendre
dans le pays. Des personnes soupçonnées d’activités terroristes ont été
arrêtées et jugées en vertu d’une loi antiterrorisme, estimée
« controversée », de 2003. Cette loi et le code de justice militaire
ont été utilisés contre des Tunisiens rapatriés contre leur gré de
Bosnie-Herzégovine, de Bulgarie et d’Italie et qui étaient accusés d’appartenance
à des organisations terroristes opérant à l’étranger. Dans ce genre d’affaires,
parfois tranchées par les tribunaux militaires, les contacts des avocats avec
leurs clients sont soumis à des restrictions de plus en plus nombreuses. Des
cas de détention en isolement et de torture pendant la garde à vue ont
été relatés ; on cite, notamment, les vicissitudes de M. Hicham Saadi et de M.
Badreddine Ferchichi (expulsé de Bosnie-Herzégovine), ainsi que de six membres
d’un « groupe de Zarzis ».
69. Amnesty International dénonce
en outre d’importantes limitations au droit à la liberté d’expression et un
risque de harcèlement et de violence à l’encontre des défenseurs des droits de
l’homme, de leurs proches, des femmes portant le voile islamique ainsi que des
opposants et détracteurs du gouvernement.
70. Pour ce qui est de l’indépendance
de la justice, Amnesty International note que les avocats ont
publiquement protesté contre un projet de loi instaurant un institut supérieur
des avocats qui sera chargé de la formation des futurs avocats (une mission qui
incombait auparavant à l’ordre des avocats et à l’association des magistrats).
En octobre 2006, le chef de la délégation de la Commission européenne à Tunis a
déploré publiquement la lenteur des réformes politiques et réclamé une
amélioration de la formation des juges et des avocats afin de renforcer
l’indépendance de la justice. Les juges doivent obtenir l’autorisation du
secrétaire d’Etat à la Justice pour se rendre à l’étranger.
71. Le 19 juin 2007, Amnesty
International a émis une déclaration concernant le requérant. Ce document se
lit comme suit :
« Amnesty international craint que Nassim Saadi soit
torturé et subisse d’autres graves violations des droits humains s’il est
renvoyé en Tunisie par les autorités italiennes. Cette préoccupation se fonde
sur le suivi continu des violations des droits humains en Tunisie que nous
assurons, notamment les violations commises à l’encontre de ceux qui sont
renvoyés de force dans le cadre de la « guerre contre la terreur ».
Nassim Saadi a été condamné par contumace à vingt ans d’emprisonnement
par le tribunal militaire permanent de Tunis pour appartenance à une
organisation terroriste opérant à l’étranger en temps de paix et incitation au
terrorisme. Bien qu’il doive être rejugé par la même juridiction militaire, les
tribunaux militaires de Tunisie violent un certain nombre de garanties du droit
à un procès équitable. Le tribunal militaire se compose de quatre conseillers et
d’un président, qui, seul, est un juge civil. La procédure prévoit des restrictions au droit à une audience publique.
L’emplacement du tribunal dans un terrain militaire limite l’accès du grand
public. Les personnes condamnées par un tribunal militaire peuvent interjeter
appel uniquement devant la Cour militaire de cassation. Les prévenus civils ont
fréquemment fait savoir qu’ils n’avaient pas été informés de leur droit à un
défenseur ou, notamment en l’absence d’un avocat, ils n’ont pas compris qu’ils
étaient interrogés par un juge d’instruction, car celui-ci portait un uniforme
militaire.
Les avocats de la défense se heurtent à des
restrictions en matière d’accès au dossier de leurs clients et leur action est
entravée, parce qu’ils ne reçoivent pas d’informations concernant la procédure,
comme les dates des audiences. A la différence des juridictions pénales
ordinaires, les tribunaux militaires ne donnent pas aux avocats d’accès à un
registre des affaires en cours (pour plus d’informations, voir le rapport
d’Amnesty International : « Tunisie : le cycle de l’injustice »,
index d’AI MDE 30/001/2003).
Les autorités tunisiennes continuent aussi d’appliquer
la loi antiterroriste très controversée de 2003 pour arrêter, détenir et juger
des suspects de terrorisme. Ceux qui sont reconnus coupables sont condamnés à
de lourdes peines de prison. La loi antiterroriste et des dispositions du Code
de justice militaire ont aussi servi à l’encontre de ressortissants tunisiens
qui ont été renvoyés en Tunisie contre leur volonté par les autorités d’autres
pays, notamment la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie et l’Italie. Les personnes
renvoyées ont été arrêtées à leur arrivée par les autorités tunisiennes et,
pour beaucoup d’entre elles, accusées d’avoir des liens avec des
« organisations terroristes » opérant à l’étranger. Certaines ont été
traduites devant le système de justice militaire.
Ceux qui ont récemment été renvoyés en Tunisie ont été
mis au secret. Ils ont alors été soumis à la torture et à d’autres mauvais
traitements. Ils ont aussi été condamnés à de lourdes peines de prison à la
suite de procès inéquitables. A cet égard, citons, à titre d’exemples, les
renseignements ci-après sur d’autres affaires :
– le 3 juin 2007, Houssine Tarkhani a été renvoyé
de force de France en Tunisie et arrêté à son arrivée. Il a été maintenu au
secret à la Direction de la Sécurité d’Etat du ministère de l’Intérieur à Tunis
pendant dix jours au cours desquels il aurait été torturé ou aurait subi
d’autres mauvais traitements. Il est actuellement détenu à la prison de Momaguia
dans l’attente de la suite de l’enquête.
Il avait quitté la
Tunisie en 1999 et avait vécu ensuite en Allemagne et, entre 2000 et 2006, en
Italie. Il a été arrêté le 5 mai 2007 à la frontière franco-allemande en
tant que migrant clandestin et maintenu au centre de détention de la ville
française de Metz sous le coup d’une ordonnance d’expulsion. Le 6 mai, il
a été présenté à un juge, qui a prolongé sa détention de quinze jours et qui l’a
informé qu’il faisait l’objet d’une enquête de la police française, car
celle-ci le soupçonnait « d’apporter un soutien logistique » à un
réseau qui aide des particuliers à se rendre en Irak pour participer au conflit
armé contre les forces de la coalition dirigée par les Etats-Unis, allégation
qu’il nie. Aucun chef d’accusation n’a été retenu contre lui en France. Le même
jour, il a fait une demande d’asile et le 7 mai 2007, il a été conduit au
centre de rétention de Mesnil-Amelot pour y séjourner pendant que sa demande
d’asile était traitée. Celle-ci a fait l’objet d’une procédure d’évaluation
accélérée (« procédure prioritaire ») et a été rejetée le
25 mai. Bien que Houssine Tarkhani ait fait appel devant la Commission des
recours des réfugiés (CRR), l’appel n’a pas d’effet suspensif pour les
décisions prises au titre de la procédure prioritaire et les intéressés peuvent
être reconduits à la frontière avant qu’une décision ait été prononcée au sujet
de leur recours. Houssine Tarkhani a aussi fait appel de la décision devant le
tribunal administratif, en vain.
– En mai 2004,
Tarek Belkhirat, un ressortissant tunisien, a été renvoyé contre sa volonté de
France en Tunisie après le rejet de sa demande d’asile. Il a été arrêté à son
arrivée en Tunisie et accusé au titre de la loi antiterroriste de 2003. En
février 2005, le Conseil d’Etat, qui est la plus haute juridiction
administrative de France, a annulé l’ordonnance d’expulsion de Tarek Belkhirat.
En mars 2006, celui-ci a été condamné au terme d’un procès inéquitable en
Tunisie à dix ans d’emprisonnement pour appartenance au Front islamiste
tunisien, chef d’accusation pour lequel il a déjà purgé 36 mois de prison
en France. La condamnation a été réduite à cinq ans en appel en octobre 2005.
Il est toujours détenu en Tunisie.
– Adil Rahali, un
ressortissant tunisien qui avait travaillé pendant plus de dix ans en Europe, a
été expulsé d’Irlande en Tunisie en avril 2004 après le rejet de sa demande
d’asile. Il a été arrêté à son arrivée en Tunisie et conduit à la Direction de
la sécurité d’Etat du ministère de l’Intérieur, où il a été maintenu au secret
pendant plusieurs jours et où il aurait été frappé, suspendu au plafond et
menacé de mort. Il a été accusé au titre de la loi antiterroriste de 2003
d’appartenance à une organisation terroriste opérant à l’étranger. Aucune enquête n’a été menée au sujet des allégations
de tortures qu’il aurait subies, bien que son avocat ait déposé plainte. En
mars 2005, Adil Rahali a été reconnu coupable sur la base d’« aveux »
obtenus sous la torture et condamné à dix ans d’emprisonnement au titre de la
législation antiterroriste. Sa condamnation a été réduite à cinq ans en appel
en septembre 2005. Il est toujours en prison en Tunisie.
– En avril 2004, sept jeunes gens ont été condamnés, à
l’issue d’un procès inéquitable, pour appartenance à une organisation
terroriste, possession ou fabrication d’explosifs, vol, consultation de sites
Web interdits et organisation de réunions non autorisées. Deux autres ont été
condamnés par contumace. Ils faisaient partie des dizaines de personnes
arrêtées en février 2003 à Zarzis dans le sud de la Tunisie, qui ont été
libérés, pour la plupart, au cours du même mois. La procédure n’a pas respecté
les normes internationales relatives à un procès équitable. Selon les avocats
de la défense, la plupart des dates d’arrestation indiquées dans les rapports
de police ont été falsifiées et dans un cas, le lieu de l’arrestation l’a aussi
été. Il n’y a pas eu d’enquête sur les allégations des défendeurs selon lesquelles
les accusés auraient été frappés, suspendus au plafond et menacés de viol. Les
condamnations reposaient presque entièrement sur les aveux obtenus sous la
contrainte. Les prévenus ont nié l’ensemble des chefs d’accusation qui étaient
portées contre eux au tribunal. En juillet 2004, la cour d’appel de Tunis a
réduit les condamnations de six d’entre eux de dix-neuf ans et trois mois à
treize ans d’emprisonnement. Leur pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation
en décembre 2004. Un autre prévenu, qui était mineur au moment de l’arrestation
a vu sa condamnation réduite à vingt-quatre mois de prison. Ils ont tous
été libérés en mars 2006 en vertu d’une grâce présidentielle.
Les violations des droits humains qui ont été commises
dans ces cas sont typiques de celles qui sont monnaie courante en Tunisie et
qui touchent les personnes arrêtées dans le pays comme celles qui sont
renvoyées de l’étranger en relation à des allégations d’infractions de nature
politique ou touchant à la sécurité. Nous estimons en conséquence que Nassim Saadi
s’exposerait à un risque sérieux de torture et de procès inéquitable s’il était
remis aux autorités tunisiennes. »
72. Une déclaration similaire a été
émise par Amnesty International le 23 juillet 2007.
E. Le rapport de Human Rights Watch
relatif à la Tunisie
73. Dans son rapport paru en 2007
concernant la Tunisie, Human Rights Watch affirme que le gouvernement
tunisien utilise la menace du terrorisme et de l’extrémisme religieux comme
prétexte pour réprimer ses opposants. Il y a des allégations constantes et
crédibles d’utilisation de la torture et de mauvais traitements à l’encontre
des suspects pour obtenir des aveux. Les condamnés seraient également
soumis à des mauvais traitements infligés volontairement.
74. Malgré
l’octroi d’une amnistie à de nombreux membres du parti islamiste illégal En-Nahda,
le nombre de prisonniers politiques dépasse les 350 personnes. Il y a eu des
arrestations en masse de jeunes hommes, qui ont été par la suite poursuivis aux
termes de la loi antiterrorisme de 2003. Les anciens prisonniers politiques libérés sont contrôlés de près par
les autorités, qui refusent de renouveler leurs passeports et de leur donner
accès à la plupart des emplois.
75. Selon Human Rights Watch, le
système judiciaire manque d’indépendance. Les juges d’instruction interrogent
les suspects sans la présence de leurs avocats, et le parquet et les juges
ferment les yeux sur les allégations de torture, même si elles sont formulées
par l’intermédiaire d’un avocat. Les prévenus sont souvent condamnés sur la
base d’aveux extorqués ou de déclarations de témoins qu’ils n’ont pas pu
interroger ni faire interroger.
76. Même si le Comité international de
la Croix-Rouge continue son programme de visites dans les prisons tunisiennes,
les autorités refusent l’accès aux lieux de détention à des organisations
indépendantes de défense des droits de l’homme. L’engagement pris en avril 2005
de permettre des visites de Human Rights Watch est resté lettre morte.
77. La
loi dite « antiterrorisme » de 2003 donne une définition très ample
de la notion de « terrorisme », qui peut être utilisée pour accuser
des personnes ayant simplement exercé leur droit de critique politique. Depuis 2005, plus de 200 personnes ont été accusées de
vouloir rejoindre des mouvements djihadistes à l’étranger ou d’organiser des
activités terroristes. Les arrestations ont été effectuées par des policiers en
civil et les familles des accusés sont restées sans nouvelles de leurs proches
pendant des jours ou des semaines. Pendant les procès, la grande majorité des
accusés a affirmé que leurs aveux avaient été obtenus sous la torture ou sous
la menace de la torture. Ces accusés ont été condamnés à de lourdes peines de
prison sans qu’il soit établi qu’ils avaient commis un acte spécifique de
violence ou qu’ils possédaient des armes ou des explosifs.
78. En février 2006, six personnes
accusées de faire partie du groupe terroriste « Zarzis » ont
bénéficié d’une amnistie présidentielle après avoir purgé trois ans de prison.
Elles avaient été condamnées sur la base d’aveux qui leur auraient été arrachés
et de la circonstance qu’elles avaient copié sur Internet des instructions pour
la fabrication de bombes. En 2005, M. Ali Ramzi Bettibi a été condamné à quatre
ans d’emprisonnement pour avoir copié et collé sur un forum en ligne la
déclaration d’un groupe menaçant de lancer des attaques à l’explosif si le
président de la Tunisie acceptait de recevoir la visite du Premier ministre
israélien.
79. Enfin, Human Rights Watch signale
que le 15 juin 2006 le Parlement européen a adopté une résolution qui déplore
la répression des défenseurs des droits de l’homme en Tunisie.
F. Les activités du Comité
international de la Croix-Rouge
80. Le Comité international de la
Croix-Rouge a signé, le 26 avril 2005, un accord avec les autorités tunisiennes
pour visiter les prisons et évaluer les conditions carcérales. Cet accord est
intervenu un an après la décision des autorités de permettre de visiter les
prisons au seul Comité international de la Croix-Rouge, organisation qualifiée
de « strictement humanitaire », tenue par le secret sur
l’accomplissement de ses missions. L’accord entre le gouvernement tunisien et
le Comité international de la Croix-Rouge concerne tous les établissements
pénitentiaires en Tunisie, « y compris les unités de détention provisoire
et les lieux de garde à vue ».
81. Le 29 décembre 2005, M. Bernard
Pfefferlé, délégué régional pour la Tunisie/Afrique du Nord du Comité
international de la Croix-Rouge, a déclaré que le Comité a pu visiter
« sans entraves » une dizaine de prisons et rencontrer des détenus en
Tunisie. M. Pfefferlé a indiqué que, depuis le début de la mission, en
juin 2005, une équipe du Comité international de la Croix-Rouge s’était rendue
dans neuf prisons, à deux reprises pour deux d’entre elles, et avait rencontré
la moitié des détenus auxquels elle avait prévu de rendre visite. Se refusant à
plus d’indications « en raison de la nature de [leurs] accords », il
a néanmoins précisé que ces accords autorisaient le Comité international de la
Croix-Rouge à visiter l’ensemble des prisons et à rencontrer les détenus
« en toute liberté et selon [son] libre choix ».
G. Le rapport du Département d’Etat
américain relatif aux droits de l’homme en Tunisie
82. Dans son rapport « sur les
pratiques en matière de droits de l’homme », publié le 8 mars 2006, le Département d’Etat américain dénonce des violations des
droits fondamentaux perpétrées par le gouvernement tunisien.
83. Bien qu’il n’y ait pas eu de
meurtres commis par les autorités tunisiennes pour des raisons politiques, le
rapport dénonce le décès de deux personnes, M. Moncef Ben Ahmed Ouachichi et M.
Beddreddine Rekeii, survenus respectivement pendant et après leur détention aux
mains de la police.
84. Se référant aux données recueillies
par Amnesty International, le Département d’Etat signale les différentes formes
de torture et de mauvais traitements infligés par les autorités tunisiennes
afin d’obtenir des aveux : décharges électriques, immersion de la tête
dans l’eau, coups de poing, de bâton et de matraque, suspension aux barres des
cellules provoquant une perte de conscience, brûlures de cigarettes sur le
corps. En outre, les policiers abusent sexuellement des épouses des prisonniers
islamistes afin d’obtenir des informations ou d’infliger une punition.
85. Ces actes de torture sont toutefois
très difficiles à prouver, car les autorités refusent aux victimes l’accès aux
soins médicaux jusqu’à la disparition des traces des sévices. De plus, la
police et les autorités judiciaires refusent régulièrement de donner suite aux
allégations de mauvais traitements, et les aveux extorqués sous la torture sont
régulièrement retenus par les tribunaux.
86. Les prisonniers politiques et les
intégristes religieux sont les victimes privilégiées de la torture, qui est
perpétrée principalement pendant la garde à vue, notamment dans les locaux du
ministère de l’Intérieur. Le rapport fait référence à plusieurs cas de torture
dénoncés en 2005 par des organisations non gouvernementales, parmi lesquelles
le Conseil national pour les libertés en Tunisie et l’Association pour la lutte
contre la torture en Tunisie. En dépit des dénonciations des victimes, aucune
investigation n’a été engagée par les autorités tunisiennes sur ces abus et
aucun agent de l’Etat n’a été poursuivi.
87. Les conditions d’incarcération dans
les prisons tunisiennes sont loin de respecter les normes internationales. Les
prisonniers sont placés dans des espaces exigus et partagent le même lit et les
mêmes toilettes. Le risque de maladies contagieuses est très élevé en raison de
la surpopulation et des mauvaises conditions d’hygiène. Les détenus n’ont pas
accès à des soins médicaux adéquats.
88. Les prisonniers politiques sont
souvent transférés d’un établissement à l’autre, ce qui rend difficiles les
visites de leurs familles et décourage toute enquête concernant leurs
conditions de détention.
89. En avril 2005, à l’issue d’une
longue négociation, le gouvernement tunisien a signé un accord permettant à la Croix-Rouge
internationale de visiter les prisons. Les visites ont commencé en juin. En
décembre, la Croix-Rouge a déclaré que les autorités pénitentiaires avaient
respecté l’accord et qu’elles n’avaient pas posé d’obstacles aux visites.
90. En revanche, cette même possibilité
n’a pas été reconnue à Human Rights Watch, malgré l’engagement verbal pris en
avril 2005 par le gouvernement tunisien. Ce dernier s’est également engagé à
interdire la détention en isolement cellulaire prolongé.
91. Bien qu’explicitement interdites
par la loi tunisienne, des arrestations et détentions arbitraires ont
lieu. Selon la loi, la durée maximale de garde à vue est de six jours,
pendant lesquels les familles doivent être informées. Cependant, ces règles
sont parfois ignorées. Les gardes à vue se font très souvent au secret et les
autorités prolongent la période de détention en falsifiant la date de
l’arrestation.
92. Le gouvernement tunisien nie
l’existence de prisonniers politiques et, par conséquent, leur nombre exact est
impossible à déterminer. Cependant, l’Association internationale pour le
soutien aux prisonniers politiques a recensé 542 prisonniers politiques, dont
presque tous seraient des intégristes religieux appartenant à des mouvements
d’opposition interdits par la loi, arrêtés pour appartenance à des associations
illégales dangereuses pour l’ordre public.
93. Le rapport fait état d’entraves
diffuses au droit au respect de la vie privée et familiale des prisonniers
politiques et de leurs proches, telles que la mise en place de contrôles de la
correspondance et d’écoutes téléphoniques ainsi que la confiscation des
documents d’identité.
H. Autres sources
94. Devant la Cour, le requérant a
produit un document de l’Association internationale de soutien aux prisonniers
politiques. Celui-ci relate le cas d’un jeune homme, M. Hichem Ben Said Ben Frej, qui,
le 10 octobre 2006, peu avant un interrogatoire, se serait jeté par la
fenêtre d’un commissariat. Selon l’avocat de
M. Ben Frej, son client avait été sauvagement torturé et détenu dans les
cellules du ministère de l’Intérieur à Tunis pendant vingt-cinq jours.
Des allégations similaires sont contenues dans des
déclarations d’organisations locales de défense des droits des prisonniers et
des femmes et dans de nombreuses coupures de presse.
EN DROIT
I. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
95. Le
requérant considère que la mise à exécution de son expulsion l’exposerait à un
risque de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ainsi
libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des
peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
96. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur
la recevabilité
97. La
Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de
l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte
à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
98. Selon le requérant, il est
« notoire » que les personnes soupçonnées d’activités terroristes, en
particulier liées à l’intégrisme islamiste, sont souvent torturées en Tunisie. Le requérant a
introduit une demande d’asile politique, qui a été rejetée par la préfecture de
Milan sans qu’il ait été entendu par la commission italienne pour l’octroi du
statut de réfugié. Par ailleurs, ses tentatives en vue d’obtenir un permis de
séjour ont échoué car le consulat de Tunisie a refusé de lui renouveler son
passeport, document dont les autorités italiennes avaient sollicité la
production. L’ensemble de ces circonstances
s’analyse selon lui en une « persécution ».
99. De plus, les enquêtes menées par
Amnesty International et par le Département d’Etat américain démontrent que la
torture est pratiquée en Tunisie et que certaines personnes expulsées vers cet
Etat ont tout simplement disparu. Par ailleurs, les nombreux articles de presse
et les témoignages qu’il a produits dénoncent le traitement des détenus
politiques et de leurs familles.
100. La famille du requérant a reçu
plusieurs visites de la police et fait l’objet de menaces et de provocations
continuelles. Cela a poussé sa sœur à tenter à deux reprises de se suicider.
101. Face
aux risques sérieux auxquels il serait exposé en cas d’expulsion, le requérant
estime que le simple rappel des traités signés par la Tunisie ne saurait
suffire.
b) Le Gouvernement
102. Le Gouvernement estime tout
d’abord nécessaire de rappeler les antécédents de l’affaire. Après les
attentats du 11 septembre 2001 sur les tours jumelles de New York, les
carabiniers italiens, alertés par des services de renseignement, découvrirent
un réseau international de militants islamistes, composé principalement de
Tunisiens, et le placèrent sous surveillance. En mai 2002, l’un des chefs de ce
réseau, M. Faraj Faraj Hassan, fut arrêté à Londres. Le requérant avait
entre-temps quitté Milan pour l’Iran, où il avait séjourné dans un camp
d’entraînement d’Al-Qaïda. Il retourna ensuite en Italie, d’où il s’est souvent
rendu sur la Côte d’Azur. Là, grâce à la collaboration d’un autre Tunisien
résidant à San Remo, M. Imed Zarkaoui, il rencontra son frère, M. Fadhal Saadi.
103. M. Zarkaoui
était chargé de trouver du fulminate de mercure pour fabriquer des détonateurs,
tandis qu’en Italie un autre complice se renseignait sur des caméras permettant
de filmer la nuit. Un contact fut établi avec la Malaisie, où se trouvait le
commando qui devait commettre les attentats, et des armes furent distribuées à
certains militants. La cellule islamiste dont le requérant faisait partie avait
entamé une activité de grande envergure visant à falsifier et distribuer à ses
membres de faux papiers d’identité. Le Gouvernement s’oppose à la thèse du
requérant selon laquelle l’infraction de faux en écritures pour laquelle il a
été condamné en Italie n’était pas liée à l’activité de groupes
terroristes ; il souligne à cet égard que, bien que titulaires de permis
de séjour réguliers, le requérant et un coïnculpé s’étaient munis de faux
papiers.
104. Dans ce contexte, en octobre 2002,
plusieurs polices européennes lancèrent l’« opération Bazar », à la
suite de laquelle le requérant, M. Zarkaoui et trois autres personnes
furent arrêtés en Italie. M. Fadhal Saadi parvint à se soustraire à une
tentative d’arrestation de la police française ; il mourra ensuite dans un
attentat suicide en Irak. Informé de cela par ses proches, le requérant s’en
est réjoui, car son frère était devenu un « martyr » de la lutte
contre les « infidèles ». Dans la procédure pénale dirigée contre le
requérant en Italie, le parquet avait trois certitudes : la cellule dont
le requérant faisait partie était associée à Al-Qaïda, elle préparait un
attentat contre une cible qui n’a pas pu être identifiée et elle était manipulée
depuis l’étranger.
105. Le Gouvernement rappelle ensuite
qu’un danger de mort ou le risque d’être exposé à la torture ou à des
traitements inhumains et dégradants doivent être étayés par des éléments de
preuve appropriés. Cependant, en l’espèce, le requérant n’a ni produit des
éléments précis à cet égard ni fourni des explications détaillées, se bornant à
décrire une situation prétendument généralisée en Tunisie. Les « sources
internationales » citées par le requérant sont indéterminées et non pertinentes.
Il en va de même des articles de presse produits par l’intéressé, qui
proviennent de milieux non officiels ayant tous la même ligne idéologique et
politique. Ces informations n’ont pas fait l’objet de vérifications ou d’une
demande d’éclaircissement auprès du gouvernement tunisien ; dès lors, leur
valeur probante est nulle. Les provocations prétendument dirigées par la police
tunisienne à l’encontre de la famille du requérant n’ont aucun lien avec ce que
celui-ci souhaite prouver devant la Cour.
106. En
ce qui concerne le rapport d’Amnesty International, ce document cite trois cas
isolés, relatifs à la lutte contre le terrorisme, qui ne montrent « rien
d’inquiétant » (notamment, certaines personnes ont été soit condamnées
pour terrorisme, soit sont dans l’attente d’un procès). A propos des allégations de mauvais traitements, le
rapport utilise des verbes au conditionnel ou des expressions telles que
« semble-t-il ». Il n’y a donc aucune certitude à cet égard. Le
caractère superficiel du rapport est « évident » si l’on songe aux
pages consacrées à l’Italie, où l’on cite comme cas de violation des droits de
l’homme l’expulsion vers la Syrie de M. Al-Shari, dont la requête à la
Cour a été rejetée pour défaut manifeste de fondement (voir Al-Shari et
autres c. Italie (déc.), no 57/03, 5 juillet 2005).
107. Quant au rapport du Département
d’Etat américain, il cite : a) une affaire (Moncef Louhici ou
Ouahichi) où l’examen de la plainte des membres de la famille de la personne
prétendument tuée par la police est en cours ; b) une affaire (Badreddine
Rekeii ou Reguii) portant sur des crimes dénués de motivation politique
et au sujet de laquelle le gouvernement tunisien a fourni des éclaircissements
complets et rassurants ; c) l’affaire du « groupe de Bizerte »,
où cinq des onze accusés ont été acquittés en appel et les six autres ont
bénéficié de fortes réductions de peine ; d) des cas imprécis et
mentionnés de façon vague ou encore des cas de criminalité dénuée de motivation
politique ou concernant la liberté d’expression ou d’association.
108. De
l’avis du Gouvernement, ces documents ne font pas apparaître la Tunisie comme
« un enfer », ainsi que le voudrait le requérant. La situation dans ce pays n’est, somme toute, pas très
différente de celle de certains Etats signataires de la Convention.
109. Par ailleurs, les vicissitudes
qu’a connues de M. Hichem Ben Said Ben Frej, citées par le requérant
(paragraphe 94 ci-dessus), ne sont pas pertinentes en l’espèce puisqu’il s’agit
d’un cas de suicide.
110. Au demeurant, le Gouvernement
observe que, dans de nombreuses affaires concernant des expulsions vers des
pays (notamment l’Algérie) où les pratiques courantes de mauvais traitements
semblent bien plus inquiétantes qu’en Tunisie, la Cour a rejeté les allégations
des requérants.
111. Le Gouvernement note également que
la Tunisie a ratifié de nombreux instruments internationaux en matière de
protection des droits de l’homme, à savoir le Pacte relatif aux droits civils
et politiques, le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et
la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains et dégradants, tous élaborés au sein des Nations Unies. Aux termes de
l’article 32 de la Constitution tunisienne, les traités internationaux ont une
autorité supérieure à celle des lois. De plus, l’Italie et la Tunisie ont signé
des accords bilatéraux en matière d’émigration et de lutte contre la
criminalité transnationale, y compris le terrorisme (paragraphe 61 ci-dessus).
Cela présuppose une base commune de respect des droits fondamentaux.
L’efficacité de ces ententes serait mise en péril si la Cour devait affirmer le
principe selon lequel les Tunisiens ne peuvent pas être expulsés.
112. La
Tunisie a également signé un accord d’association avec l’Union européenne. Une
condition préalable pour la mise en œuvre de cet accord est le respect des
libertés fondamentales et des principes démocratiques (paragraphe 62
ci-dessus). Or, l’Union européenne est une organisation internationale qui,
selon la jurisprudence de la Cour, est présumée offrir une protection des
droits fondamentaux « équivalente » à celle assurée par la
Convention. Les autorités tunisiennes permettent par ailleurs à la Croix-Rouge
internationale et à « d’autres organismes internationaux » de visiter
les prisons (paragraphes 80-81 ci-dessus). De l’avis du Gouvernement, on peut
présumer que la Tunisie ne s’écartera pas des obligations qui lui incombent en
vertu de traités internationaux.
113. Par
ailleurs, en Tunisie, le danger terroriste est une triste réalité, comme le
démontre l’attentat de Djerba du 11 avril 2002, revendiqué par Al-Qaïda. Pour faire face à ce danger, les autorités tunisiennes
se sont dotées comme certains Etats européens d’une loi antiterrorisme.
114. Dans ces conditions, il convient
d’accorder le « bénéfice du doute » à l’Etat qui a l’intention
d’expulser le requérant et dont l’intérêt national est menacé par sa présence.
A cet égard, il faut tenir compte de l’envergure du danger terroriste dans le
monde actuel et des difficultés objectives qu’il y a à lutter contre ce
phénomène de manière efficace, eu égard non seulement aux risques en cas
d’expulsion, mais aussi à ceux qui surgiraient en cas de non-expulsion. En tout
état de cause, le système juridique italien prévoit des garanties pour
l’individu – y compris la possibilité d’obtenir le statut de réfugié – qui
rendent un refoulement contraire aux exigences de la Convention
« pratiquement impossible ».
115. A l’audience devant la Cour, le
Gouvernement a en outre souscrit en substance aux thèses du tiers intervenant
(paragraphes 117-123 ci-après), observant que, avant l’adoption d’un arrêté
d’expulsion à son encontre, le requérant n’a ni fait allusion au risque de
mauvais traitements en Tunisie, dont il devait pourtant avoir connaissance, ni
demandé l’asile politique. Ses allégations sont dès lors trop tardives pour
être dignes de foi.
116. Le Gouvernement observe enfin que,
même en l’absence d’une demande d’extradition et d’une situation préoccupante
quant au respect des droits de l’homme (telle que, par exemple, celle décrite
dans l’affaire Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre
1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V), l’Italie a demandé des
assurances diplomatiques à la Tunisie (paragraphes 51-52 ci-dessus). Cette dernière
a répondu en s’engageant à appliquer en l’espèce les lois tunisiennes
pertinentes (paragraphes 54-55 ci-dessus), qui punissent sévèrement les actes
de torture ou les mauvais traitements et qui prévoient des droits de visite
très importants pour l’avocat et la famille du détenu.
2. Tiers intervenant
117. Le gouvernement du Royaume-Uni
observe que, dans l’affaire Chahal (précitée, § 81), la Cour a affirmé
le principe selon lequel, au vu du caractère absolu de la prohibition des
traitements contraires à l’article 3 de la Convention, le risque de pareils
traitements ne peut pas être mis en balance avec les motifs (notamment la
défense de la sécurité nationale) avancés par l’Etat défendeur pour justifier
une expulsion. Or, à cause de sa rigidité, ce principe a posé de nombreuses
difficultés aux Etats contractants, en les empêchant en pratique de mettre à
exécution des mesures d’expulsion. A cet égard, il convient de souligner qu’il
est peu probable qu’un Etat autre que celui dont le requérant est le ressortissant
soit disposé à accepter sur son territoire une personne soupçonnée d’activités
terroristes. De plus, la possibilité d’avoir recours à des sanctions pénales à
l’encontre du suspect n’offre pas une protection suffisante pour la
collectivité.
118. En effet, l’individu en question
pourrait ne pas commettre d’infractions (ou bien, avant un attentat, commettre
seulement des infractions mineures) et il pourrait s’avérer difficile de
prouver son implication dans le terrorisme au-delà de tout doute raisonnable,
puisqu’il est parfois impossible d’utiliser des sources confidentielles ou des
informations provenant des services de renseignement. D’autres mesures, telles
que la détention dans l’attente de l’expulsion, le placement du suspect sous
surveillance et la restriction de sa liberté de circulation, n’assurent qu’une
protection partielle.
119. Le terrorisme met sérieusement en
danger le droit à la vie, qui est le préalable nécessaire à la jouissance de
tous les autres droits fondamentaux. Selon un principe de droit international
bien établi, les Etats peuvent utiliser les lois sur l’immigration pour faire
face à des menaces extérieures contre leur sécurité nationale. La Convention ne
garantit pas le droit à l’asile politique, qui est par contre réglementé par la
Convention sur le statut des réfugiés de 1951, laquelle prévoit explicitement
que ce droit ne peut pas être invoqué lorsqu’il y a un risque pour la sécurité
nationale ou lorsque le requérant est responsable d’actes contraires aux
principes des Nations unies. De plus, l’article 5 § 1 f) de la Convention
autorise l’arrestation d’une personne « contre laquelle une procédure
d’expulsion (...) est en cours », reconnaissant ainsi le droit des Etats
d’expulser les non-nationaux.
120. Il est vrai que la protection
offerte contre la torture et les traitements inhumains ou dégradants par
l’article 3 de la Convention est absolue. Cependant, en cas d’expulsion, ces
traitements ne seraient pas administrés par l’Etat signataire, mais par les
autorités d’un Etat tiers. L’Etat signataire est alors lié par une obligation
positive de protection contre la torture implicitement déduite de l’article 3.
Or, dans le domaine des obligations positives et implicites, la Cour a admis
que les droits du requérant doivent être mis en balance avec les intérêts de la
collectivité dans son ensemble.
121. Dans les cas d’expulsion, le degré
de risque existant dans l’Etat de destination dépend d’une évaluation de nature
spéculative. Le niveau requis pour admettre l’existence d’un tel risque est
relativement bas et difficile à appliquer de manière cohérente. De plus,
l’article 3 de la Convention interdit non seulement des traitements extrêmement
graves, comme la torture, mais aussi des agissements relevant de la notion
relativement générale de « traitement dégradant ». Par ailleurs, la
nature de la menace qu’un individu entraîne pour l’Etat signataire varie
également de manière significative.
122. A
la lumière de ce qui précède, le gouvernement du Royaume-Uni soutient que, dans
des cas concernant la menace représentée par le terrorisme international,
l’approche suivie par la Cour dans l’affaire Chahal (qui ne reflète pas
un impératif moral universellement reconnu et est en contradiction avec les
intentions des premiers signataires de la Convention) doit être modifiée et
clarifiée. En premier lieu, la menace constituée par la personne à expulser
doit être un facteur à évaluer par rapport à la possibilité et à la nature du
mauvais traitement potentiel. Cela permettrait
de prendre en considération toutes les circonstances particulières de chaque
cas d’espèce et de mettre en balance les droits garantis au requérant par
l’article 3 de la Convention et ceux garantis à tous les autres membres de
la collectivité par l’article 2. Deuxièmement, les considérations relatives à
la sécurité nationale doivent influer sur le critère de preuve auquel le
requérant doit satisfaire. En d’autres termes, si l’Etat défendeur produit des
éléments portant à croire qu’il y a une menace pour la sécurité nationale, des preuves
plus solides doivent être produites pour démontrer que le requérant risque de
subir des mauvais traitements dans le pays de destination. En particulier,
l’intéressé doit prouver qu’il est « plus probable qu’improbable » (more
likely than not) qu’il sera soumis à des traitements interdits par
l’article 3. Cette interprétation est compatible avec le libellé de l’article 3
de la Convention des Nations Unies contre la torture, qui a été inspiré par la
jurisprudence de la Cour elle-même et tient compte de la circonstance que dans
les affaires d’expulsion il s’agit d’évaluer un risque futur et éventuel.
123. Le gouvernement du Royaume-Uni
souligne enfin que les Etats contractants peuvent obtenir des assurances
diplomatiques qu’un requérant ne sera pas soumis à des traitements contraires à
la Convention. Cependant, dans l’arrêt Chahal précité, la Cour a estimé
nécessaire d’examiner si pareilles assurances offraient une protection
suffisante. Or, comme il est démontré par les opinions de la majorité et de la
minorité de la Cour dans cette affaire, il est probable que des assurances
identiques peuvent être interprétées de manière différente.
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
i. Responsabilité des Etats
contractants en cas d’expulsion
124. Selon la jurisprudence constante
de la Cour, les Etats contractants ont, en vertu d’un principe de droit
international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux
de traités, y compris la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le séjour
et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz,
Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no
94, § 67, et Boujlifa c. France, arrêt du 21 octobre
1997, Recueil 1997-VI, § 42). La Cour note aussi que ni la Convention ni
ses Protocoles ne consacrent le droit à l’asile politique (Vilvarajah et
autres c. Royaume-Uni, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 215,
§ 102, et Ahmed c. Autriche, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI,
§ 38).
125. Cependant,
l’expulsion par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de
l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’Etat en cause au titre de
la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que
l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque
réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas,
l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question
vers ce pays (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989,
série A no 161, §§ 90-91, Vilvarajah et autres
précité, § 103, Ahmed précité, § 39, H.L.R. c. France,
arrêt du 29 avril 1997, Recueil 1997-III, § 34, Jabari
c. Turquie, no 40035/98, § 38,
CEDH 2000-VIII, et Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04,
§ 135, 11 janvier 2007).
126. Dans ce type d’affaires, la Cour
est donc appelée à apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune
des exigences de l’article 3. Il n’en demeure pas moins qu’il ne s’agit pas
pour autant de constater ou prouver la responsabilité de ce pays en droit
international général, en vertu de la Convention ou autrement. Dans la mesure
où une responsabilité se trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la
Convention, c’est celle de l’Etat contractant, du chef d’un acte qui a pour
résultat direct d’exposer quelqu’un à un risque de mauvais traitements prohibés
(Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99
et 46951/99, § 67, CEDH 2005-I).
127. L’article 3, qui prohibe en termes
absolus la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants,
consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il ne prévoit pas
de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives
de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et il ne souffre
nulle dérogation d’après l’article 15 même en cas de danger public menaçant la
vie de la nation (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 8 janvier 1978, série
A no 25, § 163, Chahal précité, § 79, Selmouni
c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, Al-Adsani
c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 59, CEDH 2001-XI, et Chamaïev
et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 335,
CEDH 2005-III). La prohibition de la torture ou des peines ou traitements
inhumains ou dégradants étant absolue, quels que soient les agissements de la
personne concernée (Chahal précité, § 79), la nature de
l’infraction qui était reprochée au requérant est dépourvue de pertinence pour
l’examen sous l’angle de l’article 3 (Indelicato c. Italie, no 31143/96,
§ 30, 18 octobre 2001, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00,
§§ 115-116, 4 juillet 2006).
ii. Eléments retenus pour évaluer le
risque d’exposition à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention
128. Pour déterminer l’existence de
motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel de traitements
incompatibles avec l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments
qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (H.L.R. c.
France précité, § 37, et Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99,
§ 60, CEDH 2001-II). Dans des affaires telles que la présente espèce, la Cour
se doit en effet d’appliquer des critères rigoureux en vue d’apprécier
l’existence d’un tel risque (Chahal précité, § 96).
129. Il appartient en principe au
requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des
raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à
exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des
traitements contraires à l’article 3 (N. c. Finlande, no 38885/02,
§ 167, 26 juillet 2005). Lorsque de tels éléments sont produits, il
incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à leur sujet.
130. Pour vérifier l’existence d’un
risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles
du renvoi du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation
générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé (Vilvarajah
et autres précité, § 108 in fine).
131. Dans ce but, en ce qui concerne la
situation générale dans un pays, la Cour a souvent attaché de l’importance aux
informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations
internationales indépendantes de défense des droits de l’homme telles
qu’Amnesty International, ou de sources gouvernementales, parmi lesquelles le
Département d’Etat américain (voir, par exemple, Chahal précité, §§
99-100, Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 67,
26 avril 2005, Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 54,
5 juillet 2005, et Al-Moayad c. Allemagne (déc.), no 35865/03,
§§ 65-66, 20 février 2007). En même temps, elle a considéré qu’une simple
possibilité de mauvais traitements en raison d’une conjoncture instable dans un
pays n’entraîne pas en soi une infraction à l’article 3 (Vilvarajah et
autres précité, § 111, et Fatgan Katani
et autres c. Allemagne (déc.), no 67679/01,
31 mai 2001) et que, lorsque les sources dont elle dispose décrivent une
situation générale, les allégations spécifiques d’un requérant dans un cas
d’espèce doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (Mamatkoulov
et Askarov précité, § 73, et Müslim précité, § 68).
132. Dans les affaires où un requérant
allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de
mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la
Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, éventuellement à l’aide
des sources mentionnées au paragraphe précédant, qu’il y a des motifs sérieux
et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance
au groupe visé (voir, mutatis mutandis, Salah Sheekh précité, §§
138-149).
133. Pour ce qui est du moment à
prendre en considération, il faut se référer en priorité aux circonstances dont
l’Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion.
Toutefois, si le requérant n’a pas été extradé ou expulsé au moment où la Cour
examine l’affaire, la date à prendre en compte est celle de la procédure devant
la Cour (Chahal précité, §§ 85-86, et Venkadajalasarma c.
Pays-Bas, no 58510/00, § 63, 17 février 2004).
Pareille situation se produit généralement lorsque, comme dans la présente
affaire, l’expulsion ou l’extradition est retardée par suite de l’indication
d’une mesure provisoire par la Cour conformément à l’article 39 du règlement (Mamatkoulov
et Askarov précité, § 69). Partant, s’il est vrai que les faits historiques
présentent un intérêt dans la mesure où ils permettent d’éclairer la situation
actuelle et son évolution probable, ce sont les circonstances présentes qui
sont déterminantes.
iii. Notion de « torture » et de
« traitements inhumains et dégradants »
134. Conformément à la jurisprudence
constante de la Cour, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais
traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum
est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause,
notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi
que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir,
entre autres, Price c. Royaume-Uni, no 33394/96,
§ 24, CEDH 2001-VII, Mouisel c. France, no 67263/01,
§ 37, CEDH 2002-IX, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00,
§ 67, 11 juillet 2006).
135. Pour qu’une peine ou le traitement
dont elle s’accompagne puissent être qualifiés d’« inhumains » ou de
« dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas
aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de
traitement ou de peine légitimes (Labita c. Italie [GC], no
26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).
136. Pour déterminer s’il y a lieu de
qualifier de torture une forme particulière de mauvais traitement, il faut
tenir compte de la distinction que comporte l’article 3 entre cette notion
et celle de traitements inhumains ou dégradants. Il apparaît que cette
distinction a été incluse dans la Convention pour marquer de l’infamie spéciale
de la « torture » les seuls traitements inhumains délibérés
provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Aydın
c. Turquie, arrêt du 25 septembre 1997, Recueil 1997-VI,
§ 82, et Selmouni précité, § 96).
b) Application de ces principes au cas
d’espèce
137. La Cour note tout d’abord que les
Etats rencontrent actuellement des difficultés considérables pour protéger leur
population de la violence terroriste (Chahal précité, § 79, et Chamaïev
et autres précité, § 335). Elle ne saurait donc sous-estimer l’ampleur du danger
que représente aujourd’hui le terrorisme et la menace qu’il fait peser sur la
collectivité. Cela ne saurait toutefois remettre en cause le caractère absolu
de l’article 3.
138. Dès
lors, la Cour ne peut souscrire à la thèse du gouvernement du Royaume-Uni,
appuyée par le gouvernement défendeur, selon laquelle, sur le terrain de
l’article 3, il faudrait distinguer les traitements infligés directement par un
Etat signataire de ceux qui pourraient être infligés par les autorités d’un
Etat tiers, la protection contre ces derniers devant être mise en balance avec
les intérêts de la collectivité dans son ensemble (paragraphes 120 et 122
ci-dessus). La protection contre les traitements prohibés par l’article 3 étant
absolue, cette disposition impose de ne pas extrader ou expulser une personne
lorsqu’elle court dans le pays de destination un risque réel d’être soumise à
de tels traitements. Comme la Cour l’a affirmé à plusieurs reprises, cette
règle ne souffre aucune exception (voir la jurisprudence citée au paragraphe
127 ci-dessus). Il y a donc lieu de réaffirmer le principe exprimé dans l’arrêt
Chahal (précité, § 81) selon lequel il n’est pas possible de mettre
en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour
l’expulsion afin de déterminer si la responsabilité d’un Etat est engagée sur
le terrain de l’article 3, ces mauvais traitements fussent-ils le fait d’un
Etat tiers. A cet égard, les agissements de la personne considérée, aussi
indésirables ou dangereux soient-ils, ne sauraient être pris en compte, ce qui
rend la protection assurée par l’article 3 plus large que celle prévue aux
articles 32 et 33 de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut
des réfugiés (Chahal précité, § 80 ; voir paragraphe 63 ci-dessus).
Cette conclusion est d’ailleurs conforme aux articles IV et XII des lignes
directrices sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme adoptées
par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphe 64 ci-dessus).
139. La
Cour considère que l’argument tiré de la mise en balance, d’une part, du risque
que la personne subisse un préjudice en cas de refoulement et, d’autre part, de
sa dangerosité pour la collectivité si elle n’est pas renvoyée repose sur une
conception erronée des choses. Le « risque » et la
« dangerosité » ne se prêtent pas dans ce contexte à un exercice de
mise en balance car il s’agit de notions qui ne peuvent qu’être évaluées
indépendamment l’une de l’autre. En effet, soit les éléments de preuve soumis à
la Cour montrent qu’il existe un risque substantiel si la personne est
renvoyée, soit tel n’est pas le cas. La perspective que la personne constitue
une menace grave pour la collectivité si elle n’est pas expulsée ne diminue en
rien le risque qu’elle subisse des mauvais traitements si elle est refoulée.
C’est pourquoi il serait incorrect d’exiger, comme le préconise le tiers
intervenant, un critère de preuve plus strict lorsque la personne est jugée
représenter un grave danger pour la collectivité, puisque l’évaluation du
niveau de risque est indépendante d’une telle appréciation.
140. Pour
ce qui est du deuxième volet des arguments du gouvernement du Royaume-Uni
consistant à soutenir que, lorsqu’un requérant représente une menace pour la
sécurité nationale, des preuves plus solides doivent être produites pour
démontrer le risque de mauvais traitements (paragraphe 122 ci-dessus), la Cour
observe qu’une telle approche ne se concilie pas non plus avec le caractère
absolu de la protection offerte par l’article 3. En effet, ce raisonnement revient à affirmer que la protection de la
sécurité nationale justifie d’accepter plus facilement, en l’absence de preuves
répondant à un critère plus exigeant, un risque de mauvais traitements pour
l’individu. La Cour ne voit donc aucune raison de modifier, comme le suggère le
tiers intervenant, le niveau de preuve requis en la matière en exigeant, dans
des cas comme celui-ci, la démonstration que la soumission à des mauvais
traitements serait « plus probable qu’improbable ». Elle réaffirme au
contraire que, pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la
Convention, la condition nécessaire – et suffisante – est que le risque pour
l’intéressé de subir dans le pays de destination des traitements interdits par
l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés
(paragraphes 125 et 132 et la jurisprudence qui y est citée).
141. La Cour observe également que des
arguments similaires à ceux que le tiers intervenant a formulés dans le cadre
de la présente requête ont déjà été rejetés dans l’arrêt Chahal précité.
Même si, comme l’affirment les gouvernements italien et britannique, la menace
terroriste s’est accentuée depuis cette époque, cela ne remet pas en cause les
conclusions contenues dans cet arrêt quant aux conséquences découlant du
caractère absolu de l’article 3.
142. Par ailleurs, la Cour a souvent
indiqué qu’elle applique des critères rigoureux et exerce un contrôle attentif
quand il s’agit d’apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements
(Jabari précité, § 39) en cas d’éloignement d’une personne du territoire
de l’Etat défendeur par extradition, expulsion ou toute autre mesure
poursuivant ce but. Même si l’évaluation de pareil risque a dans une certaine
mesure un aspect spéculatif, la Cour a toujours fait preuve d’une grande
prudence et examiné avec soin les éléments qui lui ont été soumis à la lumière
du niveau de preuve requis (paragraphes 128 et 132 ci-dessus) avant d’indiquer
une mesure d’urgence au titre de l’article 39 du règlement ou de conclure
que l’exécution d’une mesure d’éloignement du territoire se heurterait à
l’article 3 de la Convention. Aussi, depuis l’adoption de l’arrêt Chahal la
Cour n’est-elle que rarement parvenue à une telle conclusion.
143. En l’espèce, la Cour a eu égard,
tout d’abord, aux rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch
relatifs à la Tunisie (paragraphes 65-79 ci-dessus), qui décrivent une
situation préoccupante. Par ailleurs, ces conclusions sont corroborées par le
rapport du Département d’Etat américain (paragraphes 82-93 ci-dessus). En
particulier, des cas nombreux et réguliers de torture et de mauvais traitements
y sont signalés concernant des personnes accusées en vertu de la loi
antiterrorisme de 2003. Les pratiques dénoncées – qui se produiraient souvent
pendant la garde à vue et dans le but d’extorquer des aveux – vont de la
suspension au plafond aux menaces de viol en passant par les décharges
électriques, l’immersion de la tête dans l’eau, les coups et blessures et les
brûlures de cigarettes, c’est-à-dire des pratiques qui sans aucun doute
atteignent le seuil de gravité requis par l’article 3. Les allégations de
torture et de mauvais traitements ne seraient pas examinées par les
autorités tunisiennes compétentes, qui refuseraient de donner suite aux
plaintes et utiliseraient régulièrement les aveux obtenus sous la contrainte
pour parvenir à des condamnations (paragraphes 68, 71, 73-75, 84 et 86
ci-dessus). Compte tenu de l’autorité et de la réputation des auteurs des
rapports en question, du sérieux des enquêtes à leur origine, du fait que sur
les points en question les conclusions se recoupent et que celles-ci se
trouvent en substance confirmées par de nombreuses autres sources (paragraphe
94 ci-dessus), la Cour ne doute pas de la fiabilité de ces rapports. Par
ailleurs, le gouvernement défendeur n’a pas produit d’éléments ou de rapports
susceptibles de réfuter les affirmations provenant des sources citées par le requérant.
144. Le requérant a été poursuivi en
Italie pour participation au terrorisme international et l’arrêté d’expulsion
pris à son encontre a été adopté sur le fondement du décret-loi no 144
du 27 juillet 2005 intitulé « mesures urgentes pour combattre le
terrorisme international » (paragraphe 32 ci-dessus). De plus, il a
été condamné en Tunisie, par contumace, à vingt ans d’emprisonnement pour
appartenance à une organisation terroriste agissant à l’étranger en temps de
paix et pour incitation au terrorisme. L’existence de cette condamnation a été
confirmée par la déclaration d’Amnesty International du 19 juin 2007
(paragraphe 71 ci-dessus).
145. La Cour relève également que la
question de savoir si le procès du requérant en Tunisie pourra être rouvert est
controversée entre les parties. L’intéressé affirme qu’aucun appel avec effet
suspensif ne peut être formé contre sa condamnation et que, même à supposer le
contraire, les autorités tunisiennes pourraient l’incarcérer en exécution d’une
mesure de précaution (paragraphe 154 ci-après).
146. Dans ces conditions, la Cour
estime qu’en l’espèce, des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un
risque réel de voir l’intéressé subir des traitements contraires à l’article 3
de la Convention s’il était expulsé vers la Tunisie. Ce risque ne saurait être
écarté sur la base des autres éléments dont la Cour dispose. En particulier,
même s’il est vrai que le Comité international de la Croix-Rouge a pu visiter
les prisons tunisiennes, cette organisation humanitaire est tenue au secret sur
l’accomplissement de ses missions (paragraphe 80 ci-dessus) et qu’en dépit de
l’engagement pris en avril 2005, un droit de visite analogue a été refusé à une
organisation indépendante de défense des droits de l’homme telle que Human
Rights Watch (paragraphes 76 et 90 ci-dessus). En outre, certains faits de
torture relatés auraient eu lieu durant la garde à vue et la détention
provisoire dans des locaux du ministère de l’Intérieur (paragraphes 86 et 94
ci-dessus). Dès lors, les visites du Comité international de la Croix-Rouge ne
sauraient dissiper le risque de soumission à des traitements contraires à
l’article 3 dans le cas d’espèce.
147. La Cour relève également que, le
29 mai 2007, alors que la présente affaire était déjà pendante devant elle, le
gouvernement italien a demandé au gouvernement tunisien, via l’ambassade
d’Italie à Tunis, des assurances diplomatiques selon lesquelles le requérant ne
serait pas soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (paragraphes
51 et 52 ci-dessus). Cependant, les autorités tunisiennes n’ont pas fourni de
telles assurances. Elles se sont d’abord bornées à déclarer qu’elles
acceptaient le transfert en Tunisie des Tunisiens détenus à l’étranger
(paragraphe 54 ci-dessus). Ce n’est que dans une deuxième note verbale
datée du 10 juillet 2007 (c’est-à-dire la veille de l’audience devant la Grande
Chambre) que le ministère tunisien des Affaires étrangères a rappelé que
les lois tunisiennes garantissaient les droits des détenus et que la Tunisie
avait adhéré « aux traités et conventions internationaux pertinents »
(paragraphe 55 ci-dessus). A cet égard, la Cour souligne que
l’existence de textes internes et l’acceptation de traités internationaux
garantissant, en principe, le respect des droits fondamentaux ne suffisent pas,
à elles seules, à assurer une protection adéquate contre le risque de mauvais
traitements lorsque, comme en l’espèce, des sources fiables font état de
pratiques des autorités – ou tolérées par celles-ci – manifestement contraires
aux principes de la Convention.
148. A titre surabondant, il convient
de rappeler que même si, contrairement à ce qui s’est produit en l’espèce, les
autorités tunisiennes avaient donné les assurances diplomatiques sollicitées
par l’Italie, cela n’aurait pas dispensé la Cour d’examiner si de telles
assurances fournissaient, dans leur application effective, une garantie
suffisante quant à la protection du requérant contre le risque de traitements
interdits par la Convention (Chahal précité, § 105). Le poids à
accorder aux assurances émanant de l’Etat de destination dépend en effet, dans
chaque cas, des circonstances prévalant à l’époque considérée.
149. En
conséquence, la décision d’expulser l’intéressé vers la Tunisie violerait
l’article 3 de la Convention si elle était mise à exécution.
II. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
150. Le
requérant allègue que la procédure pénale entamée contre lui en Tunisie a été
inéquitable et que son expulsion l’exposerait à un risque de déni flagrant de
justice. Il invoque l’article 6 de la Convention, qui, en ses parties
pertinentes, se lit comme suit :
« 1. Toute
personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un
tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de
toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
(...)
3. Tout
accusé a droit notamment à :
a) être
informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une
manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre
lui ;
b) disposer
du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se
défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il
n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement
par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) interroger ou faire interroger les
témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à
décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
e) se
faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle
pas la langue employée à l’audience. »
151. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur
la recevabilité
152. La
Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de
l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte
à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
153. Selon le requérant, un risque
grave de déni de justice existe en Tunisie, où les garanties minimales prévues
par le droit international sont méconnues. Tous les Tunisiens accusés en Italie
d’activités terroristes ont subi des procès inéquitables après leur
rapatriement. Le requérant cite à cet égard le cas emblématique de M. Loubiri
Habib : acquitté de l’accusation de terrorisme par les tribunaux italiens,
l’intéressé a été emprisonné en Tunisie et privé de la possibilité de voir sa
famille. M. Loubiri a pu obtenir la « révision » de la procédure
pénale tunisienne ayant abouti à sa condamnation, mais cette démarche devant la
Haute Cour militaire de Tunis a entraîné une aggravation substantielle de la
peine infligée, qui est passée de dix à trente ans d’emprisonnement.
154. Le
requérant observe ensuite que le dispositif de l’arrêt prononçant sa
condamnation par contumace a été notifié à son père, M. Mohamed Cherif, le
2 juillet 2005. De ce fait, aucun appel ne peut plus être formé. En tout état
de cause, à supposer même qu’il soit possible d’interjeter appel et qu’un tel
appel puisse suspendre l’exécution de la peine, cela n’empêcherait pas les
autorités tunisiennes de l’incarcérer en vertu d’une mesure de précaution qui
pourrait être prise à son encontre. Par
ailleurs, compte tenu des graves violations des droits civils des prisonniers
politiques commises en Tunisie, même la possibilité théorique d’interjeter un
appel tardif ne saurait exclure le risque d’un déni flagrant de justice. Au
demeurant, des doutes surgiraient quant à la juridiction compétente pour se
prononcer sur un éventuel appel : s’agirait-il d’une cour d’appel civile
ou militaire ?
155. Le
requérant note enfin que le procès s’est déroulé en Tunisie devant un tribunal
militaire et que, dans un tel procès, l’accusé n’a aucune possibilité de
produire des preuves, de nommer un avocat ou d’être entendu par le juge. De
plus, en l’espèce, ni la famille du requérant ni ses avocats n’ont pu obtenir
une copie de l’arrêt du tribunal militaire (paragraphe 30 ci-dessus).
b) Le
Gouvernement
156. Le
Gouvernement affirme que l’absence, dans le dossier, de l’original ou d’une
copie conforme de l’arrêt rendu en Tunisie contre le requérant empêche de
vérifier l’exactitude des informations fournies par celui-ci. Par ailleurs, une
expulsion peut engager la responsabilité de l’Etat sur le terrain de l’article
6 seulement dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il apparaît
que la condamnation qui serait prononcée dans le pays de destination
s’analyserait en un déni « flagrant » de justice, ce qui ne serait
pas le cas en l’espèce. Par contre, un Etat contractant n’est pas censé établir
si une procédure qui s’est déroulée en dehors de son territoire remplit chacune
des conditions de l’article 6. Conclure autrement serait contraire à la
tendance actuelle, encouragée par la Cour elle-même, au renforcement de
l’entraide internationale dans le domaine judiciaire.
157. Aux
termes des dispositions pertinentes du droit tunisien, lorsqu’une condamnation
est prononcée par contumace, le condamné a le droit d’obtenir la réouverture de
la procédure. Ce droit peut être utilisé en temps
utile et dans le respect des exigences de l’article 6. En particulier, le
condamné par contumace demeurant à l’étranger peut faire opposition dans un
délai de trente jours à partir de la notification de l’arrêt rendu par défaut.
En l’absence de notification, l’opposition est toujours recevable et suspend
l’exécution de la peine. La possibilité de faire opposition, en Tunisie, à une
condamnation par contumace est en outre confirmée par les déclarations du
directeur pour la coopération internationale du ministère de la Justice
tunisien, qui sont, sur ce point, rassurantes (paragraphe 40 ci-dessus). Par
ailleurs, le requérant n’a apporté aucun élément dont il ressortirait que,
compte tenu des règles de droit tunisien pertinentes, il existe des motifs
sérieux et avérés de croire que son procès s’est déroulé dans des conditions
contraires aux principes du procès équitable.
158. Il est vrai que le fait d’être
jugé par un tribunal militaire peut, dans les Etats parties à la Convention,
soulever une question sous l’angle de l’article 6. Cependant, s’agissant
d’une expulsion, un requérant doit démontrer le caractère
« flagrant » du déni de justice auquel il redoute d’être exposé. Or,
pareille preuve n’a pas été fournie en l’espèce. De plus, la Tunisie a modifié
en décembre 2003 ses dispositions internes en matière de crimes de terrorisme
commis par des civils : les juges militaires ont été remplacés par des
juges ordinaires et il a été prévu l’intervention d’un juge d’instruction au
cours de l’enquête.
159. Enfin,
le Gouvernement note que le cas de M. Loubiri, cité par le requérant, n’est pas
pertinent. En effet, une aggravation de la peine en appel est un événement qui
peut se produire même dans les pays les plus respectueux de la Convention.
2. Appréciation
de la Cour
160. La
Cour rappelle son constat selon lequel l’expulsion du requérant vers la Tunisie
constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 149
ci-dessus). N’ayant aucun motif de douter que le gouvernement défendeur se
conformera au présent arrêt, elle n’estime pas nécessaire de trancher la
question hypothétique de savoir si, en cas d’expulsion vers la Tunisie, il y
aurait aussi violation de l’article 6 de la Convention.
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
161. Le
requérant allègue que son expulsion vers la Tunisie priverait sa compagne et
son fils de sa présence et de son aide. Il invoque l’article 8 de la
Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et
de sa correspondance.
2. Il
ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit
que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue
une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense
de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la
santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés
d’autrui. »
162. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur
la recevabilité
163. La
Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de
l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte
à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
164. Le
requérant observe qu’il a une vie familiale en Italie, qui serait perturbée par
l’exécution de son expulsion : il cohabite avec sa compagne, Mme
V., depuis 1998 ; leur enfant est né l’année suivante. A cette époque, il
avait déjà demandé un permis de séjour, qui n’a été délivré qu’en 2001. Après
l’échéance de ce dernier, il a essayé sans succès de régulariser sa situation
afin de trouver du travail. L’enfant fréquente l’école en Italie, ce qui ne
serait pas possible en Tunisie, où lui-même risque la prison voire la mort. Mme
V. ne travaille pas actuellement car depuis environ un an, elle est atteinte
d’une grave forme d’ischémie qui l’oblige à des hospitalisations fréquentes et
l’empêche aussi de se rendre en Tunisie. Le requérant déclare donc être le seul
soutien financier de sa famille.
165. Selon
le requérant, toute allégation concernant sa dangerosité pour la société est
démentie par son acquittement en première instance de l’accusation de
terrorisme international. Il s’agit, en l’état actuel, de la seule décision de
justice rendue dans le procès à son encontre, la procédure d’appel étant
actuellement encore pendante. Aucun élément nouveau n’a été produit par le
Gouvernement.
166. Par
ailleurs, les autorités disposent de bien d’autres moyens pour le surveiller,
l’expulsion étant une mesure qui ne doit être adoptée que dans des cas
extrêmes. A cet égard, le requérant rappelle que, depuis le 3 novembre
2006, il doit se rendre auprès d’un commissariat de Milan trois fois par
semaine et qu’il est frappé d’une interdiction de quitter le territoire italien
(paragraphe 43 ci-dessus). Il a toujours respecté ces obligations et a
ainsi obtenu la restitution de son permis de conduire, qui pendant un certain
temps lui avait été retiré de manière selon lui illégale par le bureau des
immatriculations (motorizzazione civile).
b) Le
Gouvernement
167. Selon
le Gouvernement, il faut tenir compte des éléments suivants : a) la
cellule familiale du requérant a été créée à une époque où son séjour en Italie
était irrégulier, le requérant ayant eu un fils d’une Italienne en 1999 alors
que son permis de séjour pour raisons familiales ne lui a été délivré que le 29
décembre 2001 ; b) il n’y a pas eu de scolarité et d’immersion culturelle
importantes de l’enfant en Italie (qui fréquente actuellement la deuxième
classe de l’école primaire), ce qui lui permettrait de continuer sa scolarité
en Tunisie ; c) le requérant n’a jamais vécu avec Mme V.
et son fils : ces derniers ont résidé à Arluno jusqu’au 7 octobre 2002,
date à laquelle ils se sont établis à Milan ; le requérant n’a jamais
habité à Arluno, s’est souvent rendu à l’étranger, a été arrêté le 9 octobre
2002 et a épousé selon le rite islamique une autre femme (paragraphe 57
ci-dessus) ; d) l’unité de la vie familiale pourra être préservée en
dehors du territoire italien, étant donné qui ni le requérant ni Mme
V. ne travaillent en Italie.
168. L’ingérence
dans la vie familiale de l’intéressé a une base légale en droit interne, à
savoir la loi no 155 de 2005. En outre, il faut tenir compte de
l’influence négative que, à cause de sa personnalité et de l’ampleur du danger
terroriste, le requérant représente pour la sécurité de l’Etat, et de
l’importance particulière devant être attachée à la prévention des infractions
pénales graves et au maintien de l’ordre public. Toute ingérence éventuelle
dans le droit du requérant au respect de sa vie familiale poursuit donc un but
légitime et est nécessaire dans une société démocratique.
169. De
plus, aucune charge disproportionnée et exorbitante n’a été imposée à la
cellule familiale du requérant. Dans le cadre d’une politique de prévention du
crime, le législateur doit jouir d’une grande latitude pour se prononcer tant
sur l’existence d’un problème d’intérêt public que sur le choix des modalités
d’application d’une mesure individuelle. Or, la criminalité organisée de nature
terroriste a atteint en Italie et en Europe des proportions fort préoccupantes,
au point de remettre en cause le principe de la primauté du droit. Des mesures administratives (telles que l’expulsion)
sont indispensables pour lutter efficacement contre ce phénomène. L’expulsion
présuppose l’existence d’« indices suffisants » démontrant que la
personne soupçonnée soutient ou aide une association terroriste.
Le ministre de l’Intérieur ne peut se fonder sur de simples soupçons, mais
doit établir et évaluer objectivement les faits. Tous les éléments du dossier
portent à croire que cette appréciation a été en l’espèce correcte et n’a pas
été entachée d’arbitraire. En effet, les indices utilisés dans la procédure
administrative d’expulsion sont les preuves recueillies au cours des débats
publics et contradictoires qui se sont tenus devant la cour d’assises de Milan.
Dans le cadre de cette procédure pénale, le requérant a eu la possibilité, par
l’intermédiaire de son avocat, de soulever les exceptions et de présenter les
preuves qu’il a estimées nécessaires à la sauvegarde de ses intérêts.
2. Appréciation
de la Cour
170. La
Cour rappelle son constat selon lequel l’expulsion du requérant vers la Tunisie
constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 149
ci-dessus). N’ayant aucun motif de douter que le gouvernement défendeur se conformera
au présent arrêt, elle n’estime pas nécessaire de trancher la question
hypothétique de savoir si, en cas d’expulsion vers la Tunisie, il y aurait
aussi violation de l’article 8 de la Convention.
IV. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 7
171. Le
requérant considère que son expulsion ne serait ni « nécessaire dans
l’intérêt de l’ordre public » ni « basée sur des motifs de sécurité
nationale ». Il allègue une violation de l’article 1 du Protocole no 7,
ainsi libellé :
« 1. Un
étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un Etat ne peut en être
expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit
pouvoir :
a) faire valoir les raisons qui militent
contre son expulsion,
b) faire examiner son cas, et
c) se faire représenter à ces fins devant
l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette
autorité.
2. Un étranger peut être expulsé avant
l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1 a), b) et c)
de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre
public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. »
172. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur
la recevabilité
173. La
Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article
35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun
autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
174. Le requérant soutient qu’il
résidait régulièrement sur le territoire italien. Il allègue que la condition
de « résidence régulière » doit être évaluée par rapport au moment où
la décision d’expulsion a été prise. Lors de son arrestation, il était
titulaire d’un permis de séjour régulier, qui a expiré uniquement parce qu’il
se trouvait en prison. Il a ensuite essayé de régulariser sa situation, mais en
a été empêché en raison de son internement dans le centre de détention
temporaire.
175. A présent, sa situation pourrait
être régularisée puisque les accusations de terrorisme n’ont pas abouti à une
condamnation, qu’il cohabiterait avec sa compagne et son fils italiens et qu’il
a la possibilité de travailler. Cependant, toute démarche administrative
est bloquée par la circonstance qu’il ne possède aucun document prouvant sa
nationalité et ne pourra jamais l’obtenir des autorités tunisiennes (paragraphe
45 ci-dessus).
176. Le
requérant estime être empêché d’exercer les droits énumérés au paragraphe 1 a),
b) et c) de l’article 1 du Protocole no 7, alors que son expulsion
ne saurait passer pour être « nécessaire dans l’intérêt de l’ordre
public » ou « basée sur des motifs de sécurité
nationale ». A cet égard, il observe que les considérations du
ministre de l’Intérieur sont démenties par la cour d’assises de Milan, qui l’a
acquitté de l’accusation de terrorisme international. En tout état de
cause, le Gouvernement n’a fourni aucune preuve de l’existence de dangers pour
la sûreté nationale et l’ordre public, ce qui aurait rendu
« illégale » la décision de le conduire dans un centre de détention
temporaire en vue de l’expulser.
b) Le
Gouvernement
177. Le
Gouvernement rappelle que, selon le rapport explicatif afférent à l’article 1
du Protocole no 7, le mot « régulièrement » fait référence
à la législation nationale de l’Etat en question. C’est donc celle-ci qui doit
déterminer les conditions qu’une personne doit remplir pour que sa présence sur
le territoire soit considérée comme « régulière ». En particulier, un
étranger dont l’entrée et le séjour ont été soumis à certaines conditions, par
exemple une durée déterminée, et qui ne remplit plus ces conditions, ne peut
pas être considéré comme se trouvant « régulièrement » sur le
territoire de l’Etat. Or, à partir du 11
octobre 2002, date antérieure à l’arrêté d’expulsion, le requérant n’avait plus
de permis de séjour valide en Italie. Il n’était donc pas un « étranger
résidant régulièrement sur le territoire » aux termes de l’article 1 du
Protocole no 7, disposition qui ne trouve donc pas à s’appliquer.
178. Le
Gouvernement rappelle également que l’arrêté d’expulsion a été adopté selon les
règles établies par la loi, qui exige une simple décision administrative. Cette loi était accessible et prévisible et offrait
une certaine protection contre les atteintes arbitraires de la puissance
publique. Le requérant a également bénéficié de « garanties
procédurales minimales ». Il a été représenté devant le juge de paix et le
TAR par son avocat, qui a pu faire valoir les raisons militant contre l’expulsion. Un
ordre d’expulsion a également été prononcé à l’encontre du requérant lors de sa
condamnation à quatre ans et six mois d’emprisonnement, et donc à l’issue d’une
procédure judiciaire contradictoire présentant toutes les garanties voulues par
la Convention.
179. En tout état de cause, le
Gouvernement considère que l’expulsion du requérant est motivée par des raisons
de sécurité nationale et d’ordre public. Il souligne que ces exigences se
justifient à la lumière des éléments produits lors des débats publics qui se
sont tenus dans le cadre de la procédure pénale menée contre le requérant, et
rappelle que le niveau de preuve requis pour l’adoption d’une mesure
administrative (arrêté d’expulsion pris par le ministre de l’Intérieur aux
termes du décret-loi no 144 de 2005) est inférieur à celui
nécessaire pour fonder une condamnation pénale. En l’absence de conclusions
manifestement arbitraires, la Cour devrait entériner la reconstitution des
faits retenue par les autorités nationales.
2. Appréciation
de la Cour
180. La
Cour rappelle son constat selon lequel l’expulsion du requérant vers la Tunisie
constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 149
ci-dessus). N’ayant aucun motif de douter que le gouvernement défendeur se
conformera au présent arrêt, elle n’estime pas nécessaire de trancher la
question hypothétique de savoir si, en cas d’expulsion vers la Tunisie, il y
aurait aussi violation de l’article 1 du Protocole no 7.
V. SUR
L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
181. Aux
termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
182. Le
requérant demande tout d’abord 20 000 euros (EUR) pour perte de revenus.
Il observe que l’arrêté d’expulsion l’a fait tomber dans une situation
irrégulière et qu’il a été retenu de manière illégale dans le centre de
détention temporaire de Milan pendant trois mois, ce qui l’a empêché d’exercer
son activité professionnelle.
183. Pour
préjudice moral, le requérant réclame 50 000 EUR, ainsi que la suspension
et/ou l’annulation de la mesure d’expulsion.
184. Le
Gouvernement observe que l’expulsion n’a pas été exécutée, ce qui empêcherait
le requérant, un étranger ayant violé les lois de l’Etat italien et ayant été
légalement détenu à partir du 9 octobre 2002, d’invoquer un quelconque dommage
matériel ou manque à gagner.
185. Quant
au préjudice moral, le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité
entre le comportement des autorités italiennes et les souffrances et
désagréments allégués par le requérant. En tout état de cause, le requérant
n’indique pas les critères ayant servi de base au calcul de la somme
sollicitée.
186. La
Cour rappelle qu’elle est en mesure d’octroyer des sommes au titre de la
satisfaction équitable prévue par l’article 41 lorsque la perte ou les dommages
réclamés ont été causés par la violation constatée, l’Etat n’étant par contre
pas censé verser des sommes pour les dommages qui ne lui sont pas imputables (Perote
Pellon c. Espagne, no 45238/99, § 57,
25 juillet 2002).
187. En
l’espèce, la Cour a constaté que la mise à exécution de l’expulsion du
requérant vers la Tunisie violerait l’article 3 de la Convention. Par contre,
elle n’a pas relevé de violations de la Convention en raison de la privation de
liberté de l’intéressé ou du fait de sa situation irrégulière. Dès lors, elle
n’aperçoit aucun lien de causalité entre la violation constatée dans le présent
arrêt et le préjudice matériel allégué par le requérant.
188. S’agissant
du préjudice moral subi par le requérant, la Cour estime que le constat que
l’expulsion, si elle était menée à exécution, constituerait une violation de
l’article 3 de la Convention, représente une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
189. Le requérant n’a pas demandé le
remboursement des frais et dépens exposés au niveau interne. Il a en revanche
sollicité le remboursement des frais afférents à la procédure devant la Cour,
qui selon une note de son avocat s’élèvent à 18 179,57 EUR.
190. Le Gouvernement estime que ce
montant est excessif.
191. Selon la jurisprudence constante
de la Cour, l’allocation des frais et dépens exposés par le requérant ne peut
intervenir que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Belziuk c. Pologne,
arrêt du 25 mars 1998, Recueil 1998-II, § 49).
192. La Cour juge excessif le montant sollicité
pour les frais et dépens afférents à la procédure devant elle et décide
d’octroyer 8 000 EUR de ce chef.
C. Intérêts moratoires
193. La Cour juge approprié de calquer
le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA
COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit que, dans l’éventualité de la mise
à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie, il y aurait
violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner si
la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie
violerait également les articles 6 et 8 de la Convention et 1 du
Protocole no 7 ;
4. Dit que le constat d’une violation
constitue une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage moral subi
par le requérant ;
5. Dit
a) que
l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 8 000 EUR
(huit mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à
titre d’impôt par le requérant ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à
majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette
la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en
anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à
Strasbourg, le 28 février 2008.
Vincent Berger Jean-Paul Costa Jurisconsulte Président
Au présent arrêt se trouve
joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l’exposé des opinions concordantes suivantes :
-
opinion concordante du juge Zupančič ;
-
opinion concordante du juge Myjer, à laquelle se rallie le juge
Zagrebelsky.
J.-P.C.
V.B.
OPINION
CONCORDANTE DU JUGE ZUPANČIČ
(Traduction)
1. J’aimerais ajouter les remarques
suivantes à l’avis de la majorité, que je partage, afin de mettre en évidence
deux questions supplémentaires. J’ai déjà dans une certaine mesure
exposé la première question il y a quelques années dans mon opinion concordante
jointe à l’arrêt Scozzari et Giunta1. L’un des
problèmes qui se pose dans les affaires de droit de la famille, de détention
provisoire et celles qu’il faut traiter d’urgence, comme la présente affaire,
est que l’appréciation judiciaire ne porte pas sur un événement historique
appartenant au passé. Comme j’ai abordé la question dans l’affaire Scozzari
et Giunta, il n’y a pas lieu d’exposer de nouveau le problème dans son
intégralité. J’ajouterais simplement que le
paradigme juridique est rétrospectif. Le processus judiciaire, en tant que
mécanisme de règlement des conflits, et accompagné de son dispositif
d’administration des preuves, a toujours un caractère rétrospectif. Ce sont les
compagnies d’assurances qui sont habituées à procéder à des calculs de
probabilités « spéculatifs » quant à la réalisation d’événements
futurs. Dans la littérature juridique américaine, on peut trouver de nombreux
articles de mathématiques sérieux sur la descente de la probabilité abstraite
vers l’analyse concrète du risque. Quand on a affaire aux grands nombres, comme
c’est souvent le cas des compagnies d’assurance, par exemple, on peut utiliser
une formule assez simple, le théorème de Bayes. Lorsqu’on a affaire à des
événements rares, en revanche, il devient impossible d’utiliser cette formule
étant donné que les événements rares ne renvoient à aucune réalité statistique
à laquelle on puisse se référer. Au paragraphe 142 de l’arrêt, la majorité
déclare à juste titre que, si l’évaluation du risque demeure dans une certaine
mesure d’ordre spéculatif, la Cour a toujours fait preuve d’une grande prudence
et examiné avec soin les éléments qui lui ont été soumis à la lumière du niveau
de preuve requis (§§ 128 et 132) avant d’indiquer une mesure d’urgence au titre
de l’article 39 du règlement ou de conclure que l’exécution d’une mesure
d’éloignement du territoire se heurterait à l’article 3 de la Convention.
Bien entendu, la référence
dans ce domaine a toujours été l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni (arrêt du
15 novembre 1996, Recueil 1996-V). Au paragraphe 74 de cet arrêt,
le principe de base est énoncé en ces termes : « lorsqu’il y a des
motifs sérieux et avérés de croire que
l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra
un risque réel d’être soumis à [la torture ou à des peines ou
traitements inhumains ou dégradants], l’article 3 implique l’obligation de ne
pas expulser la personne en question vers ce pays ». C’est cette norme
qui est utilisée par le Comité des Nations unies contre la torture lorsqu’il
applique l’article 33 de la Convention des Nations unies contre la torture.
Tout
en étant logique en apparence, le critère dégagé dans l’arrêt Chahal
comporte un problème intrinsèque que j’ai décrit au début de mon opinion. Aussi
précis que soit son énoncé, ce critère s’applique à la probabilité que se
réalisent des événements futurs plutôt qu’à quelque chose qui s’est déjà
produit. Il est donc pour le moins incohérent de dire que l’on peut appliquer
un certain niveau de preuve comme cela est indiqué au paragraphe 142 de
l’arrêt. La raison en est simple : on ne peut de toute évidence prouver
qu’un événement futur se produira avec le moindre degré de probabilité parce
que la règle de la preuve est un exercice logique et non prophétique. Dire que
l’application du critère Chahal « a dans une certaine mesure un
aspect spéculatif » est donc une litote.
L’approche
cognitive des événements à venir n’est peut-être qu’une appréciation
probabiliste rationnelle dans l’éventail des expériences qui vont de la
probabilité abstraite à la probabilité concrète. La justesse de cette
appréciation probabiliste – on pourrait utiliser le terme pronostic – dépend
entièrement de la nature des informations (et non des éléments de
preuve !) fournies dans une situation particulière.
Que la loi traite des événements passés et de leur
preuve, d’une part, ou des probabilités de réalisation d’événements futurs,
d’autre part, les informations fournies ne sont jamais complètes à cent
pourcent. Le problème est que les événements historiques ne sont par nature pas
reproductibles et qu’ils sont en un certain sens irrémédiablement perdus dans
le passé. C’est cela qui, contrairement aux événements reproductibles,
constitue la différence entre l’approche scientifique et la preuve, d’une part,
et l’appréciation juridique de ce qui s’est produit dans le passé, d’autre
part.
En conséquence, il existe un parallélisme entre le
problème de preuve que pose l’appréciation du point de savoir si les événements
passés se sont réellement produits, d’une part, et l’évaluation probabiliste d’événements
futurs comme en l’espèce, d’autre part. Toutefois, bien que dans les deux cas
nous ayons affaire à des situations qui ne peuvent jamais être totalement
accessibles d’un point de vue cognitif, le problème « de preuve » qui
se pose pour les événements futurs est de loin plus radical.
Depuis des temps immémoriaux, le processus
judiciaire a été confronté à ces problèmes et a inventé des solutions en dépit
de cette insuffisance cognitive. Je renvoie à l’utilisation des présomptions en
droit romain où le magistrat (praetor) devait prendre une décision au
sujet de l’événement passé alors que les preuves avancées étaient
insuffisantes. Les formules relatives aux présomptions renvoyaient donc à des
situations de doute et exigeaient du décideur qu’il adopte une certaine
position en cas de doute, comme le prévoit la présomption légale. Autrement
dit, cela permettait au système d’atteindre la force de chose jugée même quand
il n’était pas possible d’établir toute la vérité.
L’image
en miroir de la présomption est ce qui s’appelle en droit coutumier « la
charge de la preuve » et le « risque de non-conviction ».
La personne sur qui pèsent la charge de la preuve et le risque dans le
processus judiciaire se trouve donc mise dans une situation où elle doit
apporter des preuves suffisantes, faute de quoi elle ne peut obtenir gain de
cause.
Cette
logique fonctionne parfaitement avec les événements passés, mais ne donne pas
de très bons résultats dans les affaires de droit de la famille (Scozzari et
Giunta) ou de détention provisoire ni d’ailleurs dans celles où l’article
39 a été appliqué.
Cette dernière catégorie d’affaires porte sur des
situations d’urgence où la personne est par exemple arrêtée dans un aéroport
avant d’être refoulée. Dire en pareil cas que la personne soit s’acquitter de la
charge de la preuve et supporter le risque de non-conviction – alors qu’elle se
trouve dans un centre de rétention d’aéroport – est manifestement absurde.
Faire peser la preuve et le risque entièrement sur cette personne sans en mettre
une grande partie à la charge de l’Etat qui expulse constitue un procédé quasi
inquisitorial. Ce type de formalisme
superficiel est contraire à l’esprit même de la Convention européenne des
droits de l’homme.
De plus, les mesures provisoires indiquées au
titre de l’article 39 du règlement de la Cour n’ont pas pour but de rendre une
décision dans une affaire donnée. Dans tout système juridique, des mesures
d’urgence de ce type sont utilisées pour geler une situation afin que le
tribunal qui en connaît puisse disposer du temps nécessaire pour faire
prévaloir la justice. Dans de telles situations, la question n’est pas de
savoir si la personne menacée d’expulsion sera ou non torturée ou soumise à des
traitements inhumains ou dégradants dans le pays de destination, mais
simplement de créer un délai sans conséquences irrémédiables pour le cas où la
personne serait expulsée de manière irrévocable. Le but n’est donc pas de
découvrir la vérité, mais de mettre en place des conditions où la vérité peut
néanmoins émerger.
Il apparaît donc manifestement que le rôle des
présomptions et de la « charge de la preuve » est en ce cas
totalement différent parce qu’il ne vise pas à prendre une décision définitive
sur le sujet ; il a seulement pour but de ménager la possibilité de rendre
tout l’éventail des décisions possibles sur le sujet. Il s’ensuit
obligatoirement que le rôle de la personne expulsée après un recours à
l’article 39 consiste à produire l’ombre d’un doute, ce qui provoque un
renversement de la charge de la preuve, qui pèse alors sur le pays concerné.
Ainsi vont les droits de l’homme. Dans la théorie de la preuve, cela s’appelle
« faire éclater la bulle » comme par exemple en cas de présomption de
santé mentale, où le plus petit doute suffit à éliminer cette présomption et à
transférer la charge de la preuve à l’accusation. Les motifs à l’origine
de ce renversement sont bien entendu totalement différents dans le cadre du
procès pénal, mais ils sont atténués au énième degré dans une situation
d’urgence dans un aéroport où la personne doit être refoulée. Dans le cadre des
droits de l’homme, le minimum d’empathie requis et l’humanité commandent que la
personne menacée d’expulsion ne doive pas s’acquitter d’un fardeau excessif en
matière de preuve ou de risque de non-conviction. En d’autres termes, l’Etat
qui expulse est moralement responsable de la mauvaise appréciation du risque,
tandis que dans une telle situation, la Cour doit favoriser la sécurité de la
personne en cause.
2. J’approuve totalement le paragraphe 139 de
l’arrêt, où la majorité déclare qu’il n’y a tout simplement aucune équivalence
entre la « menace grave pour la collectivité », d’une part, et
« le risque [que la personne] subisse des mauvais traitements si elle est
refoulée », d’autre part. La logique
policière avancée par l’Etat contractant intervenant ne tient tout simplement
pas la route. La question de la dangerosité de la personne à expulser pour le pays qui
expulse n’a pas le moindre rapport immédiat avec le danger que cette personne
pourrait courir si elle était effectivement expulsée. Il y a bien entendu des
cas où un terroriste confirmé ou notoire se verra infliger pour cette raison
une peine plus lourde dans le pays, généralement non signataire de la
Convention, vers lequel il est expulsé. Cependant, le fait que ces deux
catégories se chevauchent ne prouve en soi nullement qu’il y ait une
équivalence entre elles.
Il est
en revanche intellectuellement malhonnête de suggérer que les affaires
d’expulsion exigent un faible niveau de preuve simplement parce que la personne
est notoirement dangereuse. D’un point de vue politique, il est clair que
l’Etat qui expulse sera en ce cas plus désireux d’expulser. L’intérêt d’une
partie ne constitue toutefois pas une preuve de son bon droit. L’esprit de la
Convention va précisément dans le sens contraire, c’est-à-dire que la
Convention est conçue pour bloquer de tels courts-circuits logiques et protéger
l’individu de l’« intérêt » sans frein de l’exécutif ou même parfois
du pouvoir législatif de l’Etat.
Il est
donc extrêmement important de lire le paragraphe 139 de l’arrêt comme un
impératif catégorique protégeant les droits de l’individu. La seule manière de sortir de cette nécessité logique
serait d’affirmer que de tels individus ne méritent pas de voir leurs droits de
l’homme protégés – c’est dans une moindre mesure ce que le tiers intervenant
sous-entend inconsciemment – parce qu’ils sont moins humains.
OPINION
CONCORDANTE DU JUGE MYJER, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE ZAGREBELSKY
(Traduction)
J’ai
voté comme tous les autres juges pour la conclusion que, dans l’éventualité de
la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie, il
y aurait violation de l’article 3 de la Convention. Je souscris aussi entièrement au raisonnement exposé aux paragraphes 124
à 148 de l’arrêt.
J’aimerais toutefois ajouter les remarques
suivantes.
Quant à la procédure
La question de principe que pose la présente
affaire, telle qu’exprimée par le gouvernement intervenant (y a-t-il des
raisons de modifier l’approche suivie par la Cour dans l’arrêt Chahal
pour ce qui est des affaires portant sur la menace que crée le terrorisme
international) a déjà été soulevée dans d’autres affaires qui sont actuellement
toujours pendantes devant une chambre de la troisième section (Ramzy c.
Pays-Bas, no 25424/05, et A. c. Pays-Bas, no 4900/06).
Dans ces deux affaires, l’autorisation de présenter des tierces interventions a
été accordée aux gouvernements lituanien, portugais, slovaque et britannique et
à certaines organisations non gouvernementales. Ces gouvernements ont soumis
une tierce intervention commune tandis que les ONG ont présenté des
observations séparées ainsi qu’une intervention commune.
Par la suite, l’affaire Saadi (anciennement dénommée N.S.
c. Italie) s’est trouvée en état alors que les affaires dirigées contre les
Pays-Bas ne l’étaient pas encore. La chambre de la troisième section chargée
de l’affaire Saadi
s’en est dessaisie au profit de la Grande Chambre le 27 mars 2007. Dans la
version provisoire du rapport jurisprudentiel no 95 de mars 2007,
parue en avril 2007, il est fait mention en page 38 de l’affaire N.S. c.
Italie (dessaisissement au profit de la Grande Chambre) pour indiquer que
celle-ci concernait l’expulsion du requérant, accusé de terrorisme
international, vers la Tunisie. Les mêmes informations figuraient dans la
version définitive de la Note d’information no 95 sur la
jurisprudence de la Cour (mars 2007) parue quelque temps après. Le Gouvernement
britannique a demandé l’autorisation de présenter une tierce intervention dans
les délais.
Quant à la question elle-même
Le
paragraphe 137 de l’arrêt y répond avec concision : « La Cour note
tout d’abord que les Etats rencontrent actuellement des difficultés considérables
pour protéger leur population de la violence terroriste (...). Elle ne saurait
donc sous-estimer l’ampleur du danger que représente aujourd’hui le terrorisme
et la menace qu’il fait peser sur la collectivité. Cela ne saurait toutefois
remettre en cause le caractère absolu de l’article 3. »
Je ne
serais pas surpris que certains lecteurs de l’arrêt trouvent – à première vue –
difficile de comprendre que la Cour, en soulignant le caractère absolu de
l’article 3, semble accorder une plus grande protection au requérant étranger
qui a été jugé coupable de crimes liés au terrorisme qu’à la collectivité dans
son ensemble à l’égard de la violence terroriste. On pourrait imaginer qu’ils
raisonnent ainsi : c’est une chose de ne pas expulser les étrangers – y compris
les personnes qui ont demandé l’asile politique – lorsqu’il y a des motifs
sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si
on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être
soumis à des traitements contraires à l’article 3 (voir par exemple
l’arrêt du 11 janvier 2007 dans l’affaire Salah Sheek c. Pays-Bas),
voire de ne pas expulser les étrangers qui relèvent de la catégorie définie à
l’article 1 F. de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des
réfugiés (décision du 15 septembre 2005 dans l’affaire Teshome Goraga
Bonger c. Pays-Bas) tant que ces personnes ne constituent pas un danger
potentiel pour la vie des citoyens de l’Etat, mais c’est en une autre de
s’entendre dire qu’un étranger qui a constitué (et constitue peut-être encore)
une éventuelle menace terroriste pour les citoyens ne peut pas être expulsé.
De fait, la Convention (comme ses protocoles)
contient des normes juridiques en matière de droits de l’homme qui doivent être
reconnues à toute personne relevant de la juridiction des Hautes Parties
contractantes (article 1). Toute personne veut dire toute personne : pas
seulement les terroristes et autres individus du même acabit. Les Etats ont
aussi l’obligation positive de protéger la vie de leurs citoyens. Ils doivent
faire tout ce que l’on peut raisonnablement attendre d’eux pour empêcher la
matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie dont ils avaient ou
auraient dû avoir connaissance (Osman c. Royaume-Uni, arrêt du
28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, §§ 115-116). Ils ont,
comme indiqué dans le préambule aux lignes directrices du Comité des Ministres
du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme et la lutte contre le
terrorisme (adoptées le 11 juillet 2002), « le devoir impératif »
de protéger les populations contre d’éventuels actes terroristes. J’irais même
jusqu’à dire que la Convention oblige les Etats contractants à faire le plus
possible en sorte que les citoyens puissent vivre sans craindre pour leur vie
ou pour leurs biens. Je rappelle à cet égard que la liberté de vivre à l’abri
de la peur figure au nombre des quatre libertés mentionnées dans le fameux
discours de Roosevelt.
Cependant,
il n’est pas permis aux Etats de combattre le terrorisme international à
n’importe quel prix. Les Etats ne
doivent pas recourir à des méthodes qui sapent les valeurs mêmes qu’ils
cherchent à protéger. Et cela vaut à plus forte raison pour les droits
« absolus » auxquels il ne saurait être dérogé même en cas de danger
public (article 15 de la Convention). Lors d’un séminaire de haut niveau sur le
thème de la Protection des droits de l’homme dans la lutte contre le
terrorisme (qui s’est tenu à Strasbourg les 13 et 14 juin 2005),
l’ancien ministre français de la Justice, Robert Badinter, a parlé à juste
titre de la double menace que le terrorisme constitue pour les droits de
l’homme : une menace directe découlant des actes de terrorisme et une
menace indirecte venant du fait que les mesures de lutte contre le terrorisme
elles-mêmes risquent de violer les droits de l’homme. La défense des
droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre le terrorisme est avant tout
une question de défense de nos valeurs, même à l’égard de ceux qui peuvent
chercher à les détruire. Il n’y a rien de plus contre-productif que de
combattre le feu avec le feu, de donner aux terroristes le prétexte idéal pour
se transformer en martyrs et pour accuser les démocraties d’user de deux poids,
deux mesures. Pareille conduite ne servirait qu’à créer un terrain favorable à
une radicalisation encore plus forte et au recrutement de futurs terroristes.
Après les événements du 11 septembre 2001, le
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a réaffirmé dans le préambule des
lignes directrices précitées l’obligation des Etats de respecter, dans leur
lutte contre le terrorisme, les instruments internationaux de protection des
droits de l’homme, et pour les Etats membres, tout particulièrement la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
La ligne directrice 14.2 énonce clairement qu’un Etat qui entend expulser une
personne vers son pays d’origine ou vers un autre pays a l’obligation de ne pas
l’exposer à la peine de mort, à la torture ou à des peines ou traitements
inhumains ou dégradants.
La Cour a dit en l’espèce que des faits sérieux et
avérés justifient de conclure à un risque réel de voir l’intéressé subir des
traitements contraires à l’article 3 de la Convention s’il était expulsé vers
la Tunisie.
Dès
lors, il n’existe qu’une seule réponse (unanime) possible.
1. Scozzari et Giunta c. Italie [GC],
nos 39221/98 et 41963/98, CEDH 2000-VIII.