En l’affaire di
Pietro c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme
(deuxième section), siégeant une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil le 5 juin 2012,
Rend l’arrêt
que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 73575/01) dirigée
contre la République
italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Paola di
Pietro (« la requérante »), a saisi la Cour le 1er
février 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de
sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Par
un arrêt du 2 novembre 2006 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé que la perte de
toute disponibilité du terrain, combinée avec l’impossibilité de remédier à la
situation incriminée, avait engendré des conséquences assez
graves pour que la requérante ait subi une expropriation de fait, incompatible
avec son droit au respect de ses biens (Di Pietro c. Italie, no 73575/01, § 67, 2 novembre
2006).
3. En
s’appuyant sur l’article 41 de la
Convention, la requérante réclamait une satisfaction
équitable de 5 000 000 EUR à titre de préjudice matériel, plus la
somme de 1 300 658,25 EUR correspondant à la différence entre l’indemnité
qu’elle aurait perçue au sens de la loi no 2359 de 1865, à savoir la
valeur marchande du terrain, et celle qui lui a été accordée conformément à l’article
5 bis de la loi no 359 de
1992, majorée d’intérêts et réévaluée. En outre, elle demandait le
remboursement du dommage moral et des frais encourus devant la Cour.
4. La
question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se
trouvant pas en état, la Cour
l’a réservée et a invité le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par
écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment
à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (point 6
b) du dispositif).
5. Le 8 mars 2007, le président de la chambre a
décidé de demander aux parties de nommer chacune un expert chargé d’évaluer le
préjudice matériel et de déposer un rapport d’expertise avant le
1erjuin 2007.
6. Lesdits rapports d’expertise
ont été déposés dans le délai imparti.
7. A la suite de la modification de la composition des
sections de la Cour,
la présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée.
EN FAIT
8. Les faits survenus après l’arrêt
au principal peuvent se résumer comme suit.
9. Par un arrêt du 31 mai
2006, la cour d’appel de Catane confirma le jugement du tribunal de Catane.
10. Il ressort du dossier que
l’administration paya à la requérante la somme reconnue par les juridictions
internes.
EN DROIT
11. Aux
termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu
violation de la Convention
ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie
contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette
violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
matériel
12. La
requérante réclame une satisfaction équitable de 1 187 770,82 EUR à
titre de préjudice matériel, plus la somme de 7 145,61 pour le manque à
gagner.
13. Le
Gouvernement conteste les prétentions de la requérante.
14. La Cour rappelle qu’un
arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de
mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à
rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis
c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32,
CEDH 2000-XI).
15. Elle rappelle que dans
l’affaire Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no
58858/00, 22 décembre 2009), la Grande Chambre a modifié la jurisprudence de la Cour concernant les critères
d’indemnisation dans les affaires d’expropriation indirecte. En particulier, la Grande Chambre a
décidé d’écarter les prétentions des requérants dans la mesure où elles sont
fondées sur la valeur des terrains à la date de l’arrêt de la Cour et de ne plus tenir
compte, pour évaluer le dommage matériel, du coût de construction des immeubles
bâtis par l’Etat sur les terrains.
16. Selon les nouveaux
critères fixés par la
Grande Chambre, l’indemnisation doit correspondre à la valeur
pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle
qu’établie par l’expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de
la procédure interne. Ensuite, une fois que l’on aura déduit la somme
éventuellement octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour
compenser les effets de l’inflation. Il convient aussi de l’assortir d’intérêts
susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est
écoulé depuis la dépossession des terrains. Ces intérêts doivent correspondre à
l’intérêt légal simple appliqué au capital progressivement réévalué.
17. En
l’espèce, la requérante a perdu la propriété de son terrain en 1982. Il ressort
de l’expertise ordonnée par les juridictions internes que la valeur du terrain
en 1982 était de 225 000 000 ITL (116 203 EUR) (§ 14 de l’arrêt
au principal).
18. Compte
tenu de ces éléments, la Cour
estime raisonnable d’accorder à la requérante 355 000 EUR, plus tout
montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
19. Reste à évaluer la perte de chances subie à
la suite de l’expropriation litigieuse (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC] précité, § 107). La Cour juge qu’il y a lieu de
prendre en considération le préjudice découlant de l’indisponibilité du terrain
pendant la période allant du début de l’occupation légitime jusqu’au moment de
la perte de propriété. Statuant en équité, la Cour
alloue à la requérante 7 000 EUR.
B. Dommage
moral
20. La requérante demande un
dédommagement de
400 000 EUR, plus intérêts et réévaluation, pour le préjudice moral.
21. Le Gouvernement s’y oppose et estime
qu’aucune somme n’est due au titre du préjudice moral, puisque ce type de
préjudice ne saurait découler de la violation de l’article 1 du Protocole no
1 mais uniquement de la violation du « délai raisonnable ».
22. La Cour estime que le sentiment
d’impuissance et de frustration face à la dépossession illégale de son bien a
causé à la requérante un préjudice moral important, qu’il y a lieu de réparer
de manière adéquate.
23. Statuant en équité, la Cour accorde à la requérante
10 000 EUR au titre du préjudice moral.
C. Frais
et dépens
24. Justificatifs
à l’appui, la requérante demande le remboursement des frais encourus devant la Cour, soit 86 750 EUR,
plus taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et
contributions à la caisse de prévoyance des avocats (CPA).
25. Le
Gouvernement s’y oppose et observe que les prétentions de la requérante sont
exorbitantes.
26. La Cour rappelle que
l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se
trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère
raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable)
[GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). En outre, les frais de
justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la
violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction
équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c.
Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
27. La Cour ne doute pas de la
nécessité d’engager des frais, mais elle trouve excessifs les honoraires totaux
revendiqués à ce titre. Elle considère dès lors qu’il y a lieu de les
rembourser en partie seulement. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour juge raisonnable
d’allouer un montant de 15 000 EUR pour l’ensemble des frais exposés.
D. Intérêts
moratoires
28. La Cour juge approprié de
calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque
centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
À L’UNANIMITÉ,
1. Dit
a) que
l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du
jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention,
les sommes suivantes :
i. 362 000
EUR (trois cent soixante deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à
titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 10 000
EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour
dommage moral ;
iii. 15 000
EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt à
la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque
centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points
de pourcentage ;
2. Rejette la demande de satisfaction
équitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 26 juin 2012, en application de l’article
77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise
Tulkens
Greffière adjointe Présidente