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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Quinta Sezione)

 

26 marzo 2020

 

 

 

AFFAIRE TÊTE c. FRANCIA

 

(Requête n. 59636/16)

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

 

En l’affaire Tête c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente

Gabriele Kucsko-Stadlmayer,

Ganna Yudkivska,

André Potocki,

Yonko Grozev,

Lәtif Hüseynov,

Anja Seibert-Fohr, juges,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 59636/16) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Etienne Tête (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 octobre 2016,

les observations des parties,

Notant que le 13 septembre 2017, le grief concernant l’article 10 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mars 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  L’affaire concerne la condamnation du requérant pour dénonciation calomnieuse à raison d’une lettre ouverte adressée au président de l’Autorité des Marchés Financiers (« AMF ») dans laquelle il reprochait à une société et à son PDG d’avoir fourni des informations fausses ou trompeuses dans le cadre de la procédure d’entrée en bourse de cette société. Le requérant invoque l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2.  Le requérant est né en 1956 et réside à Lyon. Avocat, il assure lui-même la défense de ses intérêts devant la Cour.

3.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

  1. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE

4.  Le requérant est conseiller régional dans la région Rhône-Alpes depuis 1992. Il fut par ailleurs conseiller municipal de Caluire-et-Cuire de 1983 à 1995, puis conseiller communautaire à la communauté urbaine de Lyon de 1989 à 1995 puis de 2001 à 2008. Durant cette dernière période, il exerça en particulier les fonctions d’adjoint au maire de Lyon chargé des travaux, marchés publics et affaires juridiques, et chargé du cadre de vie.

5.  Opposant au projet de construction par la société Olympique Lyonnais Groupe (« OL Groupe ») d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise, l’« OL Land », qui a été finalement inauguré en 2016, le requérant était, à titre professionnel, l’avocat d’autres opposants au projet et de personnes expropriées dans le cadre de sa réalisation.

6.  Dans l’optique notamment de ce projet, l’OL Groupe décida d’entrer en bourse. Elle prépara à cette fin un « document de base », conformément à la loi no 2006-1770 du 30 décembre 2006 pour le développement de la participation et de l’actionnariat salarié et portant diverses dispositions d’ordre économique et social.

7.  Le document de base fut enregistré par l’AMF le 9 janvier 2007.

8.  Le requérant précise que la loi du 30 décembre 2006 impose une transparence renforcée s’agissant de l’entrée en bourse des sociétés sportives et conditionne une telle opération à l’existence d’un projet d’acquisition d’actifs telle que la construction d’un équipement sportif. Selon lui, sans la construction d’un stade, l’entrée en bourse de l’OL Groupe était illégale.

9.  Le requérant ajoute que le document de base indiquait que le coût d’acquisition des terrains était de l’ordre de dix à vingt millions d’euros (« EUR ») et prévoyait le calendrier suivant : acquisition foncière, courant 2007 ; études préalables, jusqu’en 2009 ; deux années de travaux pour une mise en service au plus tard au début de la saison 2010/2011.

  1. LA LETTRE OUVERTE AU PRÉSIDENT DE L’AMF DU 24 JANVIER 2010

10.  Le requérant indique que, le 24 janvier 2010, ayant constaté que les délais mentionnés dans le document de base n’avaient pas été tenus, il adressa une lettre ouverte au président de l’AMF, dans laquelle il attirait l’attention de ce dernier sur les circonstances d’entrée en bourse de l’OL Groupe, en particulier sur la qualité de certaines informations relatives au projet OL Land figurant dans le document de base.

11.  Renvoyant aux articles L. 465-1 et L. 465-2 du code monétaire et financier qui prévoient et répriment la communication d’informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé, il écrivait notamment ceci :

« (...) L’entrée en bourse d’OL Groupe était principalement motivée par la réalisation du projet OL Land (...). Il est évident que même avec les précautions d’usage, la date de 2007 pour l’acquisition de terrains n’était pas réaliste. Ainsi, il y a lieu de s’interroger si le responsable du document de base ([J.-M. A.], président directeur général de l’OL Groupe) n’a pas sciemment sous-estimé les difficultés de réalisation pour favoriser l’entrée en bourse et si, aujourd’hui, OL Groupe a encore les moyens de l’exécution du projet.

Pour mémoire [l’article L. 465-2 du code monétaire et financier, dans sa version applicable à l’époque des faits], indique : « [...] Est puni des peines prévues au premier alinéa de l’article L. 465-1 [deux ans d’emprisonnement et une amende de 1 500 000 euros dont le montant peut être porté au-delà de ce chiffre, jusqu’au décuple du montant du profit éventuellement réalisé, sans que l’amende puisse être inférieure à ce même profit] le fait, pour toute personne, de répandre dans le public par des voies et moyens quelconques des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier [...] admis sur un marché réglementé, de nature à agir sur les cours. »

De la réponse qui sera apportée à cette question, les citoyens, de plus en plus nombreux opposés au projet, pourront mesurer la faisabilité du stade.

Le bénéfice du groupe est de 4 061 M€, il est en baisse (22 455 M€ en 2008). Le bénéfice est d’ailleurs en baisse sur chaque activité du groupe. Ce bénéfice devient faible tant par rapport à la valorisation boursière que par rapport aux besoins de capitaux pour financer le nouveau projet de stade. La trésorerie a perdu 42,702 M€ (une baisse de près d’un tiers). L’activité billetterie en croissance de 3 % avec des revenus de 22,4 M€ cacherait en réalité une baisse de la présence physique des spectateurs. Les droits télévisuels (LFP, FFF, UEFA) sont en baisse et s’établissent à 68,1 M€. Cette baisse de 9,2 % résulte essentiellement du classement final de l’Olympique Lyonnais à la troisième place du Championnat de France de Ligue 1 et de la participation de trois clubs français à l’UEFA Champions League contre deux au titre de la saison précédente. Les effectifs moyens d’OL Groupe sont en baisse: 262 (2007), 235 (2008), 229 (2009).

La question légitime qui se pose est de savoir si la société OL Groupe a encore les capacités de financer son projet. Par voie de conséquence, l’absence de réalisation d’OL Land aura-t-elle une conséquence « fâcheuse » sur l’avenir de [J.-M. A.] ? Des poursuites pourront-elles être envisagées ? Deux réponses sont effectivement envisageables. Soit le « document de base » ne présente qu’une valeur indicative, alors les collectivités publiques seront libérées de leur « obligation » de réaliser les investissements de plus en plus onéreux tendant à rendre constructible le terrain d’assiette du projet. Soit le « document de base » présente une valeur impérative, et il y a lieu d’engager les procédures de mise en cause de la responsabilité de Monsieur [J.-M. A.]. »

12.  Le Gouvernement indique que le requérant a rendu cette lettre publique à l’occasion d’une conférence de presse (dont il ne précise pas la date).

13.  Le 8 février 2010, le président de l’AMF répondit au requérant que le traitement des éléments qu’il avait portés à sa connaissance relevait bien des missions de cette dernière : veiller à la protection de l’épargne investie en instruments financiers, au bon fonctionnement des marchés correspondants et à la correcte information des investisseurs. Il ajouta que la lettre du 24 janvier 2010 avait été transmise aux services spécialisés qui suivent les questions de cette nature. Il précisa toutefois qu’il ne pouvait donner de plus amples informations étant donné que l’AMF est astreinte à des règles strictes de secret professionnel.

14.  L’AMF ne donna pas de suite administrative ou judiciaire à la lettre du requérant.

15.  Le 13 avril 2010, l’OL Groupe et J.-M. A. déposèrent plainte du chef de dénonciation calomnieuse (article 226-10 du code pénal).

  1. LE JUGEMENT DU TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS DU 16 MARS 2012

16.  Par un jugement du 16 mars 2012, le tribunal de grande instance de Paris retint la culpabilité du requérant.

17.  En premier lieu, il estima qu’il était démontré, au vu des éléments produits, que le courrier fondant les poursuites contenait la dénonciation d’un fait susceptible d’entraîner des sanctions administratives ou judiciaires visant J.-M. A. et la société qu’il dirigeait. En second lieu, il estima que les faits dénoncés par le requérant, à savoir la diffusion dans le document de base d’informations non seulement inexactes mais aussi trompeuses, étaient faux, et que les termes mêmes de la lettre de dénonciation, qui contenait un rappel exhaustif des réserves mentionnées dans ce document, ainsi que la tardiveté de sa démarche, trois ans après les faits, le choix du destinataire officiel de la lettre et la publicité qu’il était parvenu à donner à cet envoi, établissaient la connaissance par le requérant de l’inexactitude des faits dénoncés.

18.  Le tribunal condamna le requérant à une amende délictuelle de 3 000 EUR, au versement de 1 EUR à titre de dommages-intérêts à chacune des parties civiles (J.-M. A. et la société OL Groupe) et au paiement de 5 000 EUR au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale (frais non payés par l’État et exposés par les partes civiles).

  1. L’ARRÊT DE LA COUR D’APPEL DE PARIS DU 15 OCTOBRE 2014

19.  Le requérant interjeta appel. Dans ses conclusions, il développait notamment un moyen tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention, renvoyant de manière détaillée à plusieurs arrêts de la Cour, et invitant la cour d’appel à infirmer le jugement du 16 mars 2012 au nom de la liberté d’expression. La société OL Groupe et J.-M. A. soulignèrent notamment dans leurs conclusions d’appel incident que, lors de son introduction en bourse, la société avait expressément averti le public des risques que comportait le projet de construction d’un nouveau stade, que les risques mentionnés dans le document de base s’étant réalisés, le projet avait été retardé sans jamais avoir été mis en cause, et que la dénonciation du requérant n’était inspirée que par la volonté de s’opposer politiquement au projet.

20.  Par un arrêt du 15 octobre 2014, la cour d’appel de Paris confirma le jugement, y ajoutant la condamnation du requérant au paiement de 5 000 EUR aux parties civiles en application de l’article 475-1 du code de procédure pénale, au titre des frais exposés par ces dernières devant elle. Elle ne répondit pas au moyen tiré de l’article 10. Elle s’attacha en revanche à caractériser l’élément matériel de l’infraction de dénonciation calomnieuse, la fausseté du fait dénoncé et l’élément intentionnel. L’arrêt est ainsi rédigé :

« (...) Sur l’élément matériel de l’infraction de dénonciation calomnieuse reprochée :

Considérant qu’Étienne Tête fait de nouveau valoir devant la cour que la lettre litigieuse n’est pas une lettre de dénonciation mais qu’en sa qualité d’élu, soucieux de l’argent public, il a voulu, d’une part, exprimer une inquiétude légitime en raison des affirmations, fausses ou trompeuses, contenues dans le document de base, relatives à une mise en exploitation du stade prévue pour 2010/2011 et à l’acquisition de terrains dans le courant de l’année 2007 – terrains qui n’étaient toujours pas acquis en 2010 – et, d’autre part, mettre l’accent sur la chute du bénéfice réalisé par le groupe constatée en 2009, de nature également à inquiéter les actionnaires ; qu’il s’est limité à émettre une hypothèse et à solliciter l’avis de l’AMF en posant une question alternative: « soit le document de base n’a qu’une valeur indicative, soit il a une valeur impérative et il y a lieu d’engager les procédures de mise en cause ... », appelant une réponse quant à la valeur du document de base ; que sa lettre a d’ailleurs été traitée comme telle par l’AMF qui s’est bornée à la transmettre aux services spécialisés et non pas au secrétaire général, habilité à décider de l’ouverture d’une enquête ;

Considérant toutefois que, comme l’a retenu le tribunal et le soutiennent les parties civiles et le ministère public, les termes de la lettre adressée au « président » de l’autorité des marchés financiers, invitant expressément ce dernier, après avoir fait état de ce que « même avec les précautions d’usage, la date de 2007 pour l’acquisition de terrains n’était pas réaliste » à s’interroger et donc à rechercher « si le responsable du document de base ([J.-M. A.], président-directeur général d’OL Groupe) n’a pas sciemment sous-estimé les difficultés de réalisation pour favoriser l’entrée en bourse ... » tout en précisant les textes du code monétaire et financier incriminant et réprimant la sous-estimation précédemment évoquée, ne peuvent être interprétés comme une simple demande d’information ou de réponse à une interrogation légitime de la part d’un élu, petit actionnaire de surcroît ; que ces propos visent en effet à dénoncer, sous une forme faussement interrogative, à l’autorité compétente, pouvant et devant éventuellement y donner suite, la diffusion d’informations préalablement présentées comme « irréalistes », dans un document, dont Étienne Tête n’ignore pas, puisqu’il rappelle les textes applicables, qu’il ne présente pas « qu’une valeur indicative » mais bien impérative devant nécessairement, au cas où les indications s’avéreraient effectivement trompeuses, entraîner l’engagement de « procédures de mises en cause de la responsabilité de la partie civile » comme il le souligne lui-même à la fin de la lettre;

Sur la fausseté du fait dénoncé :

Considérant qu’Etienne Tête soutient que les faits qu’il a portés à la connaissance de l’AMF sont exacts, en soulignant qu’en l’espèce il revient à la juridiction d’apprécier la pertinence des accusations ; qu’il expose que les terrains qui devaient être acquis dans le courant de l’année 2007, selon le document de base, ont été acquis avec cinq ans de retard et que le stade, dont la mise en service est mentionnée comme devant intervenir « au plus tard en début de saison 2010/11 » est toujours en construction ; que la prévention de dénonciation calomnieuse suppose uniquement que les faits dénoncés soient inexacts sans qu’il y ait lieu de s’interroger sur l’intention délictueuse de la personne dénoncée ; qu’en tout état de cause, contrairement à ce qu’invoquent les parties civiles, il ressort des éléments qu’elles versent (...) que l’acquisition du terrain n’était envisagée, après obtention du permis de construire, qu’au cours du troisième trimestre 2008 et que des réserves étaient déjà émises sur la capacité à tenir l’objectif de fin 2010 ; que la mise en révision du plan local d’urbanisme, qui n’est pas indiqué dans le document de base, était considéré comme le point le plus sensible de même que la reconnaissance d’intérêt général d’un stade supposant une modification de la législation ; qu’il était d’autant plus difficile d’envisager une acquisition en 2007 que le choix des sites n’était pas arrêté, selon les déclarations du représentant de l’olympique Lyonnais (...) ; que le permis de construire qui devait être déposé en décembre 2007 ne l’a pas été à cette date et qu’il n’existait encore aucun contentieux; que le document de base ne mentionne, de manière erronée, explicitement que la nécessité d’obtenir un permis de construire alors que le Grand Lyon avait établi une liste des principales procédures administratives ; qu’il y a donc bien eu sous-estimation des difficultés de l’opération, les allégations présentées dans le document de base ne s’étant jamais réalisées, étant observé que la date de livraison du stade, dont le prix annoncé de 270 millions atteint à ce jour 405 millions d’euros, est encore retardée pour le premier trimestre 2016 ; qu’enfin une nouvelle augmentation de capital a été nécessaire par l’intermédiaire d’obligations convertibles en actions, diluant le capital d’origine à tout moment ; que sa démarche doit donc être considérée comme pertinente, au sens de l’alinéa trois de l’article 226-10, ce que confirme un changement dans la communication financière du groupe et les éléments précisés dans les documents de référence ultérieurs ; (...)

Considérant qu’il est établi que la lettre litigieuse adressée à l’AMF n’a suscité aucune poursuite et qu’il convient donc d’apprécier la pertinence des faits dénoncés ;

Considérant que ces faits résident, en l’espèce, dans l’accusation d’avoir sciemment diffusé dans le public, par le biais du document de base, des informations trompeuses, en sous-estimant les difficultés de réalisation du projet et ce, dans le but « de favoriser l’entrée en bourse du groupe », ce qui implique qu’il ne suffit pas pour démontrer que les faits dénoncés ne sont pas faux, d’établir qu’ils se sont éventuellement révélés inexacts [Sic], l’élément de mauvaise foi prêté au responsable du document de base étant l’élément déterminant de l’agissement dénoncé ;

Considérant qu’il résulte de la lecture intégrale du document de base que les souscripteurs étaient alertés sur les risques associés au projet ; que les passages qu’Etienne Tête a choisi de reproduire figuraient dans un chapitre « risques liés au projet de développement du nouveau stade ainsi qu’à son financement » et qu’il y est fait état « notamment » de « l’obtention d’autorisations administratives (en particulier le permis de construire) » en précisant que le délai nécessaire à l’obtention de ces autorisations et les éventuels recours pourraient retarder le processus de développement; qu’il était rappelé que le calendrier de construction pouvait subir un décalage en raison de la survenance d’événements imprévus, ... de contraintes architecturales, ... de difficultés ou litiges éventuels ; que sont également évoqués les problèmes de financement et même l’impossibilité d’obtenir les financements nécessaires, et donc un risque de non réalisation du projet ; que des passages figurant aux pages 19 et 29 rappellent que le projet de développement est un processus long et complexe faisant intervenir de nombreux paramètres, dont certains indépendants du groupe, et que la date de 2010 /2011 pour la mise en exploitation n’est que la date prévue ; que la note d’opération mentionne également parmi les risques propres au groupe, ceux liés au projet de développement du nouveau stade ;

Considérant qu’il n’apparaît donc pas pertinent d’avoir prétendu, en feignant d’ignorer la survenance de multiples obstacles – suspension des concertations auprès de différentes communes au cours des élections municipales de 2008, retard pris dans la promulgation de la loi reconnaissant le caractère d’intérêt général des enceintes sportives, annulation le 10 décembre 2009 du vote de la révision du plan local d’urbanisme par la cour administrative d’appel – durant les trois années postérieures à l’introduction en bourse, que des réserves n’avaient été émises que pour la forme et que les risques avaient été délibérément minorés ;

Considérant qu’il convient d’en conclure, comme l’a fait le tribunal, que la fausseté des faits dénoncés est établie, étant précisé que les documents postérieurs relatifs à l’OL ont également été validés par l’AMF ;

Sur l’élément intentionnel :

Considérant qu’Étienne Tête, élu local d’autant plus averti des problèmes liés à la réalisation du Grand Stade qu’il a été l’un des opposants à son implantation sur les communes de Décines Charpieux, site finalement choisi, et a soutenu à ce titre les nombreux recours administratifs (cinquante-six selon les parties civiles) qui ont été exercés, ne peut prétendre avoir adressé ce courrier, de bonne foi, alors qu’il connaissait parfaitement les réserves émises dès l’introduction en bourse et l’accumulation, pendant les trois années postérieures à cette introduction, des difficultés qui ont été évoquées dès l’origine ; que la médiatisation qu’il a voulu donner à cette plainte, dont il a déclaré au cours de l’enquête qu’il l’employait « pour un usage à but politique », confirme que cette dénonciation n’a été faite que dans un but autre que celui d’alerter l’autorité compétente d’infraction au code monétaire et financier, alors qu’Etienne Tête, bien que connaissant parfaitement la réalité des obstacles rencontrés, ne disposait d’aucun élément sérieux pour évoquer une sous-estimation, trois ans auparavant, de ces difficultés;

Considérant que le jugement sera en conséquence confirmé sur la culpabilité ainsi que sur la peine qui sanctionne dans une juste mesure les faits reprochés ; (...) ».

  1. L’ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION DU 12 AVRIL 2016

21.  Le requérant se pourvut en cassation. Invoquant en particulier les articles 6 et 10 de la Convention, il se plaignait notamment du fait que la cour d’appel n’avait pas répondu à son moyen tiré de l’article 10 de la Convention.

22.  Dans ses conclusions relatives à ce moyen, l’avocat général rendit l’avis suivant :

« (...) L’arrêt Heinisch c. Allemagne [no 28274/08, CEDH 2011 (extraits)] (...) constate que les parties s’accordent sur le fait qu’une plainte déposée par un salarié contre son employeur relève de l’article 10 (...). L’arrêt admet, pour sa part, que le licenciement qui s’en est suivi s’analyse en une ingérence dans la liberté d’expression de la salariée et, de fait, la Cour examine le dépôt de plainte au regard de l’article 10. Il convient toutefois de signaler que, pour conclure à une violation de l’article 10 (...), la Cour (...), procédant à une appréciation « in concreto » afin de déterminer si l’ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales étaient « pertinents et suffisants », prend en compte un certain nombre d’éléments qui ne se trouvent pas dans le cas de M. Tête. Elle relève notamment que la salariée qui a porté plainte contre son employeur craignait que sa responsabilité pénale personnelle puisse être engagée (§ 81), que la divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité d’agir autrement (§ 65), ce qui était le cas en l’espèce (§ 84), que la motivation du salarié doit être exempte d’animosité personnelle (§ 69), que l’authenticité des informations divulguées constitue un autre facteur à prendre en compte (§ 77), que la bonne foi du dénonciateur lors de la dénonciation est essentielle (§§ 82 et 87). À ce titre, la Cour relève que la requérante a préféré saisir d’abord le ministère public en vue de l’ouverture d’une enquête plutôt que de s’adresser immédiatement aux médias et de distribuer des tracts (§ 86).

Dans l’espèce (...), il est reproché à M. Tête d’avoir adressé une dénonciation à l’AMF et non pas d’avoir médiatisé cet envoi. Le tribunal et la cour [d’appel] ont d’ailleurs refusé d’indemniser le préjudice pouvant résulter de cette médiatisation.

Même si l’espèce devait être examinée au regard des dispositions de l’article 10 (...), il ne semble pas que ce texte aurait pu être tenu pour applicable eu égard aux différences sensibles avec l’espèce examinée par la [Cour]. En caractérisant l’élément intentionnel de l’infraction et plus généralement en relevant tous les éléments factuels qui distinguent le cas de M. Tête de celui de Mme Heinisch (médiatisation concomitante à l’envoi de la lettre, pas de crainte de l’engagement de sa responsabilité pénale personnelle, pas d’avertissement préalable à l’OL Groupe, etc.), la cour [d’appel] a implicitement mais nécessairement écarté l’application des dispositions de l’article 10 (...) ».

23.  Par un arrêt du 12 avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, répondant ainsi à ce moyen :

« Attendu que les juges, qui étaient saisis de faits de dénonciation calomnieuse et non de diffamation publique, n’avaient pas à répondre à l’argumentation du prévenu tendant à justifier les faits qui lui sont reprochés par la libre expression d’un homme politique vis-à-vis d’un projet d’intérêt général ;

Qu’en effet, des faits de dénonciation calomnieuse ne sauraient être justifiés par le droit d’informer le public défini par l’article 10 § 1 de la Convention (...), lequel, dans son second paragraphe, prévoit que l’exercice de la liberté de recevoir et de communiquer des informations comporte des devoirs et des responsabilités et qu’il peut être soumis par la loi à des restrictions ou des sanctions nécessaires à la protection de la réputation des droits d’autrui. »

24.  La Cour de cassation jugea également ce qui suit :

« Attendu que l’arrêt [de la cour d’appel de Paris du 15 octobre 2014] relève que la dénonciation adressée au président de l’[AMF] l’a été à une autorité compétente au sens de l’article 226-10 du code pénal ;

Attendu qu’en statuant de la sorte, et dès lors que le président de l’[AMF] était susceptible de donner une suite à la dénonciation en la communiquant au secrétaire général de ladite autorité, la cour d’appel a justifié sa décision ».

25.  Le requérant fait valoir que les faits lui ont donné raison puisque des aides publiques ont été nécessaires pour finaliser la construction du stade, ainsi que des augmentations de capital, que la valeur des actions émises à 24 EUR oscille entre 2 et 3 EUR, et que, par dilutions successives, les nouvelles actions émises en 2007, soit 31,21 % du capital, pèseront 4 % environ à la suite de l’arrivée d’un nouvel investisseur.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26.  À l’époque des faits de la cause, l’article L. 465-2 du code monétaire et financier était rédigé ainsi :

Article L. 465-2

« Est puni [de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 500 000 euros dont le montant peut être porté au-delà de ce chiffre, jusqu’au décuple du montant du profit éventuellement réalisé, sans que l’amende puisse être inférieure à ce même profit] le fait, pour toute personne, d’exercer ou de tenter d’exercer, directement ou par personne interposée, une manœuvre ayant pour objet d’entraver le fonctionnement régulier d’un marché réglementé en induisant autrui en erreur.

Est puni des [mêmes] peines (...) le fait, pour toute personne, de répandre dans le public par des voies et moyens quelconques des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier admis sur un marché réglementé, de nature à agir sur les cours. »

27.  L’article 226-10 du code pénal était ainsi libellé (version en vigueur à l’époque des faits) :

« La dénonciation, effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d’un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu’elle est adressée soit à un officier de justice ou de police administrative ou judiciaire, soit à une autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autorité compétente, soit aux supérieurs hiérarchiques ou à l’employeur de la personne dénoncée, est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n’est pas établie ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée.

En tout autre cas, le tribunal saisi des poursuites contre le dénonciateur apprécie la pertinence des accusations portées par celui-ci. »

28.  Les mission, composition, fonctionnement et pouvoirs de l’AMF sont définis par les articles L. 621-1 et suivants du code monétaire et financier. Ils sont par ailleurs explicités sur le site Internet de l’AMF (www.amf-france.org). Il en ressort en particulier qu’il revient au secrétaire général de l’AMF de décider de l’ouverture d’une enquête sur la base notamment d’informations adressées à l’AMF. Il lui revient ensuite de transmettre le rapport d’enquête au collège de l’AMF, qui, en tant qu’autorité de poursuite, décide des suites à lui donner. Le collège peut notamment décider d’ouvrir une procédure de sanction contre le mis en cause ; il peut aussi transmettre le dossier au parquet lorsque les faits relevés dans le rapport paraissent constitutifs d’un délit.

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

29.  Le requérant dénonce une atteinte disproportionnée à son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

  1. Sur la recevabilité

30.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir dûment soulevé son grief tiré de l’article 10 dans le cadre de son pourvoi en cassation. Il relève à cet égard qu’aucun de ses huit moyens en cassation ne venait contester la compatibilité de sa condamnation pour dénonciation calomnieuse avec cette disposition. Il ne l’aurait évoqué que sous l’angle du manque de base légale ou de la non-conformité du troisième alinéa de l’article 226-10 du code pénal à la Constitution. Ainsi, il n’aurait pas critiqué la condamnation prononcée par la cour d’appel de Paris en ce qu’elle serait contraire à l’article 10 de la Convention mais se serait contenté de lui faire grief de ne pas lui avoir répondu sur ce point.

31.  Le requérant réplique qu’il s’est explicitement référé à l’article 10 de la Convention dans son pourvoi, et qu’il avait demandé à la Cour de cassation de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité de l’article 226-10 du code pénal à, notamment, l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (relatif à la liberté d’expression). Il ajoute que, dans des observations faisant suite au rapport du rapporteur, il a non seulement cité de nombreux arrêts de la Cour relatif à l’article 10 mais aussi rappelé à la Cour de cassation qu’elle pouvait écarter une disposition législative au visa de la Convention. Similairement, ses observations consécutives aux conclusions de l’avocat général étaient presqu’entièrement dédiées à l’application de l’article 10. Il en déduit que la non-conformité à la Convention de sa condamnation pour dénonciation calomnieuse a été abondamment soulevée tant sous l’angle de l’existence d’un débat d’intérêt général que sous celui de la nécessité dans une société démocratique.

32.  La Cour rappelle que la règle relative à l’épuisement des voies de recours internes que pose l’article 35 § 1 de la Convention vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, par exemple, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 176, 28 juin 2018). Elle constate que, comme il se devait, le requérant s’est pourvu en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 15 octobre 2014. Il n’a certes pas expressément soulevé devant la Cour de cassation un moyen tiré d’une violation de l’article 10 à raison de sa condamnation pour dénonciation calomnieuse. Toutefois, d’une part, la question de la liberté d’expression est au cœur de la procédure correctionnelle conduite de ce chef contre le requérant. D’autre part et surtout, la Cour de cassation a néanmoins statué sur le terrain de cette disposition (paragraphe 23 ci-dessus), de sorte que le but de la règle de l’épuisement des voies de recours, rappelé ci-dessus, a été atteint.

33.  Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.

34.  Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Thèses des parties

(a)   Le requérant

35.  Le requérant, qui relève que le Gouvernement ne conteste pas qu’il y a ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, soutient tout d’abord que, si cette ingérence avait pour base légale l’article 226-10 du code pénal, cette disposition manquait de la prévisibilité requise dans les circonstances de la cause, dès lors qu’il ne pouvait pas savoir que le président de l’AMF était susceptible de constituer une « autorité ayant le pouvoir [de] donner suite [à la dénonciation] ou de saisir l’autorité compétente ». Il indique que cela ne résulte d’aucun texte, qu’il n’y avait pas de jurisprudence lorsqu’il a été poursuivi et que c’est dans son cas que la Cour de cassation a, pour la première fois – et ex nihilo – statué dans ce sens.

36.  S’agissant du but légitime invoqué par le Gouvernement, à savoir la protection de la réputation ou des droits de l’OL Groupe ou de son président, le requérant souligne que ces derniers n’ont pas été poursuivis à la suite de ses propos et qu’il n’y a pas même eu une enquête. Il observe de plus qu’il n y a pas d’antécédent dans lequel un individu aurait été poursuivi pour dénonciation calomnieuse à raison d’une lettre n’ayant eu aucune conséquence sur la personne dénoncée. Il en déduit que l’ingérence litigieuse était sans lien avec le but poursuivi.

37.  Le requérant estime que l’ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il souligne que l’information litigieuse était publique et d’intérêt général, qu’il ne poursuivait pas un intérêt personnel et que la personne visée a pu répondre immédiatement. Il considère en outre que cette dernière n’ayant pas été poursuivie à la suite de la lettre envoyée à l’AMF, elle n’a subi aucun préjudice distinct de celui qui pourrait résulter de l’information diffusée. Le requérant ajoute qu’à l’époque des faits, il n’était pas encore inscrit au barreau de Lyon mais était conseiller municipal de la ville de Lyon et conseiller régional de la région Rhône-Alpes, et que la lettre ouverte, qui s’inscrivait dans un débat d’intérêt général relatif au projet controversé de construction d’un nouveau stade à Lyon, était une réponse politique à une déclaration du président de la communauté urbaine de Lyon relative à ce projet. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agissait pas pour lui de dénoncer le président de l’OL Groupe en vue d’obtenir sa condamnation et observe que, dans ses observations, le Gouvernement reconnaît qu’il ne cherchait pas à déclencher des poursuites administratives ou pénales, mais seulement à mettre le projet de stade en difficulté. Il observe qu’il lui a été reproché d’avoir émis l’hypothèse dans la lettre à l’AMF que le président de l’OL Groupe avait sous-estimé les difficultés du projet alors que sa lettre à l’AMF précisait pourtant que les précautions d’usages avaient été prises. Il ajoute qu’une étude réalisée par un cabinet de conseil datée du 23 janvier 2007, postérieure de deux semaines au document de base, mettait en lumière des difficultés que ce document ne mentionnait pas (le fait que l’opération nécessitait la révision du plan local d’urbanisme et le problème de l’acquisition des terrains) et était particulièrement réservée sur la capacité à tenir l’objectif annoncé de juin 2010, voire d’obtenir la maîtrise foncière. Il note que le document de base ne mentionne pas non plus le fait que la reconnaissance d’intérêt général, sans laquelle les acquisitions foncières ne pouvaient se faire, nécessitait une intervention législative.

38.  Selon le requérant, ces difficultés étaient nécessairement connues des promoteurs du projet. Divers documents montreraient que, comme il l’indiquait dans sa lettre à l’AMF, l’OL Groupe et son président n’ignoraient pas que le calendrier annoncé ne pourrait être tenu et que la réalisation du projet se heurtait à des difficultés. Cela ressortirait aussi de documents émis par l’OL Groupe après sa lettre à l’AMF, notamment du document de référence 2009/2010 publié le 6 avril 2010. Le requérant renvoie par ailleurs à un entretien télévisé du 4 février 2010, à l’occasion duquel il a précisé qu’en saisissant l’AMF, il entendait essentiellement l’inviter à préciser si le document de base avait une valeur contractuelle, dans l’espoir qu’elle répondrait qu’il n’était qu’indicatif, ce qui aurait permis de relancer le projet alternatif d’agrandissement du stade existant.

39.  S’agissant du caractère prétendument modéré de la peine prononcée contre lui, le requérant rappelle que, dans l’arrêt Mor c. France (no 28198/09, 15 décembre 2011), la Cour a conclu à la violation de l’article 10 alors même que la requérante avait bénéficié d’une dispense de peine et n’avait été condamnée à payer qu’un euro symbolique au titre des dommages-intérêts.

(b)   Le Gouvernement

40.  Le Gouvernent déclare ne pas contester que la condamnation pénale du requérant est constitutive d’une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Il soutient en revanche qu’elle est prévue par la loi, l’article 226-10 du code pénal, et qu’il était prévisible que le président de l’AMF soit considéré comme une « autorité ayant le pouvoir [de donner suite à la dénonciation ou] de saisir l’autorité compétente », au sens de ce texte. Il résulterait en effet des articles L. 621-1 et suivants du code monétaire et financier que la décision d’ouvrir une procédure d’enquête et de sanction devant l’AMF appartient au collège, lequel est présidé par le président de l’AMF. En application de l’article 40 du code de procédure pénale et de l’article L. 621-20-1 du code monétaire et financier, ce dernier aurait de plus l’obligation de transmettre au procureur de la République les crimes et délits dont il a connaissance.

41.  Le Gouvernement soutient également que l’incrimination de la dénonciation calomnieuse a pour but d’assurer le respect de la réputation d’autrui, principe consacré par l’article 8 de la Convention et, plus précisément, de garantir à la personne son intégrité morale et la dignité qui s’attache à son honneur et à sa réputation. Il en déduit que l’ingérence dénoncée par le requérant visait l’un des buts légitimes énumérés par le second paragraphe de l’article 10 : « la protection de la réputation ou des droits d’autrui », ceux de l’OL Groupe et de J.-M. A. Il observe de plus que, si la lettre litigieuse n’a pas eu pour conséquence l’ouverture d’une procédure pénale ou le prononcé de sanctions administratives, elle a cependant entaché la réputation de ces derniers auprès de l’AMF et, à travers la large médiatisation qui lui a été donnée, auprès des souscripteurs et du grand public.

42.  Le Gouvernement ajoute que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. Sur ce dernier point, il souligne que l’affaire concerne la dénonciation d’une infraction pénale censément commise par un particulier, effectuée dans un courrier adressée à une autorité administrative pouvant prononcer des sanctions et saisir la justice, et rendu public par son auteur, homme politique, lors d’une conférence de presse ; ce qui était reproché au requérant ce n’est pas d’avoir voulu obtenir la condamnation de l’OL Groupe ou de son président, mais d’avoir dénoncé à leur sujet un fait susceptible d’entraîner celle-ci et dont il connaissait la fausseté. Selon le Gouvernement la condamnation du requérant était justifiée par des motifs suffisants et pertinentes et était proportionnée au but légitime poursuivi eu égard aux critères suivants : 1o la qualité du requérant ; 2o le lien des propos tenus avec un débat d’intérêt général ; 3o la nature des propos tenus et leur base factuelle ; 4o la motivation de celui qui les a tenus ; 5o la sanction prononcée.

43.  Premièrement, s’agissant de la qualité du requérant, le Gouvernement observe que, s’il fait valoir dans sa requête comme devant les juridictions internes qu’il est un homme politique et qu’il était l’avocat des opposants au projet de stade, il ne s’est pas présenté comme tels dans son courrier à l’AMF, et qu’à supposer qu’il faille néanmoins retenir qu’il agissait en sa qualité d’homme politique et en vertu de son engagement militant, il résulte de la jurisprudence de la Cour que les hommes politiques doivent s’abstenir de recourir à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, incompatibles avec un climat social serein. Selon le Gouvernement, au regard du poids qui sera attaché à leurs propos, ils doivent s’abstenir de transmettre à des fins politiques des informations qu’ils savent inexactes.

44.  Deuxièmement, le Gouvernement estime que, si la lettre adressée à l’AMF présentait un lien avec le débat d’intérêt général relatif à la construction d’un nouveau stade à Lyon, elle ne visait pas à contribuer à ce débat mais à obtenir des poursuites contre la société OL Groupe et son président ou à porter atteinte à leur réputation en vue de les mettre en difficulté. Il en déduit que les juridictions internes avaient une large marge d’appréciation.

45.  Troisièmement, le Gouvernement constate que les propos tenus par le requérant dans cette lettre comportent à la fois des déclarations de fait et des jugements de valeur, de sorte que la proportionnalité de l’ingérence dans son droit à la liberté d’expression dépend de l’existence d’une base factuelle. Il rappelle à cet égard que l’exercice de cette liberté comporte des devoirs et responsabilités, dont l’obligation de vérifier l’exactitude des informations divulguées, qui vaut d’autant plus si elles sont susceptibles d’entrainer la responsabilité pénale de la personne visée. Il ajoute que la jurisprudence de la Cour relative aux lanceurs d’alerte n’est pas pertinente puisque le requérant n’avait ni lien de subordination vis-à-vis des personnes dénoncées, ni devoir de loyauté envers elles. Il constate ensuite que la lettre litigieuse contient des déclarations dont le requérant ne pouvait ignorer l’inexactitude étant donné notamment que, comme l’a noté le juge interne, le document de base allait jusqu’à indiquer qu’il y avait un risque que le projet ne soit pas réalisé. D’après le Gouvernement il ressort des décisions internes et de la procédure que les propos tenus par le requérant n’avaient aucune base factuelle, l’OL Groupe et son président ayant, dans le document de base, entouré le projet de nombreuses précautions d’usage, de sorte qu’il est faux d’affirmer qu’ils auraient voulu donner une fausse information aux souscripteurs, lesquels auraient été parfaitement informés des aléas.

46.  Quatrièmement, le Gouvernement fait valoir que l’objectif du requérant, qui connaissait le caractère inexact de ses propos et n’était donc pas de bonne foi, n’était pas d’informer, mais de dénoncer l’OL Groupe et son président pour diffusion de fausse informations à l’autorité ayant pour fonction d’enquêter et de poursuivre les violations des règles boursières, tout en sachant que sa dénonciation aurait pu déclencher des poursuites administratives et pénales contre eux et porter atteinte à leur honneur et à leur intégrité morale. Le requérant aurait donc instrumentalisé la procédure de saisine de l’AMF à des fins politiques.

47.  Cinquièmement, le Gouvernement souligne que la peine prononcée contre le requérant était parfaitement proportionné à la gravité des faits puisqu’elle se limitait à une amende de 3 000 EUR et que le montant des dommages et intérêt qu’il a été condamné à payer était symbolique.

48.  Selon le Gouvernement, au regard de la gravité des faits reprochés au requérant, dont le courrier aurait pu entraîner des sanctions administratives ou pénales graves pour l’OL Groupe et son président, et compte-tenu de la mauvaise foi du requérant, qui a délibérément et faussement dénoncé une infraction à l’AMF dans le but de freiner ou d’arrêter le projet de construction d’un nouveau stade auquel il était opposé, l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression était proportionnée au but recherché.

  1. Appréciation de la Cour

49.  La Cour rappelle tout d’abord que dénoncer un comportement prétendument illicite devant une autorité est susceptible de relever de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Kwiecień c. Pologne, no 51744/99, §§ 41 et 49-50, 9 janvier 2007, et Diouldine et Kislov c. Russie, no 25968/02, §§ 35 et 40-41, 31 juillet 2007, ainsi que, mutatis mutandisHeinisch, précité, §§ 43-45). Elle considère ensuite que la condamnation du requérant pour dénonciation calomnieuse à raison de la lettre ouverte qu’il a adressée au président de l’AMF constitue une ingérence dans l’exercice de cette liberté dès lors que cette condamnation repose sur la substance des propos contenus dans cette lettre. Le Gouvernement ne le conteste du reste pas.

50.  Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », dirigée vers un but légitime au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre.

(a)   « Prévue par la loi »

51.  La Cour constate que le requérant a été condamné sur le fondement de l’article 226-10 du code pénal, qui incrimine la dénonciation dirigée contre une personne déterminée d’un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu’elle est adressée notamment à « une autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autorité compétente ».

52.  Elle n’est pas convaincue par la thèse du requérant selon laquelle il ne pouvait prévoir que le président de l’AMF était susceptible de constituer une telle autorité. Elle relève en effet que la Cour de cassation a clairement établi que tel était le cas, « dès lors que le président de [l’AMF] était susceptible de donner une suite à une dénonciation en la communiquant au secrétaire général de [l’AMF] » (paragraphe 24 ci-dessus). Sur ce dernier point, elle constate qu’il revient au secrétaire général de l’AMF de décider de l’ouverture d’une enquête et de saisir ensuite le collège de l’AMF, qui est l’autorité de poursuite de cette institution, et qui peut notamment décider d’ouvrir une procédure de sanction contre le mis en cause ou de transmettre le dossier au parquet (paragraphe 28 ci-dessus). Il semble certes que la Cour de cassation s’est prononcée ainsi pour la première fois dans la cause du requérant. Cela ne suffit toutefois pas pour considérer que la loi manquait de prévisibilité. La Cour a en effet précisé que cette exigence n’exclut pas que la loi soit en partie laissée à l’interprétation des juges (voir par exemple, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 108-110 et 114, CEDH 2015), et un individu ne saurait soutenir qu’une disposition légale manque de prévisibilité du seul fait qu’elle est appliquée pour la première fois en sa cause (voir Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 150, 27 juin 2017). Ce qui importe c’est que le requérant pouvait prévoir « à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause » (Kudrevičius et autres, précité, § 114) que le président de l’AMF était une « autorité ayant le pouvoir (...) de saisir l’autorité compétente » au sens de l’article 226-10 du code pénal et qu’il risquait donc d’être poursuivi sur le fondement de cette disposition en lui adressant la lettre litigieuse. La Cour ne doute pas que tel était le cas, pour les raisons indiquées précédemment et eu égard au fait que le requérant est avocat.

53.  L’ingérence était donc prévue par la loi, au sens de l’article 10 de la Convention.

(b)   But légitime

54.  La Cour admet que, comme le soutient le Gouvernement, l’ingérence poursuivait l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 10 : la protection de la réputation ou des droits d’autrui, à savoir ceux de J.-M. A. Elle observe à cet égard que la lettre ouverte litigieuse invitait à se demander si ce dernier n’avait pas sciemment sous-estimé dans le document de base les difficultés de réalisation du stade pour favoriser l’entrée en bourse de l’OL Groupe. Elle constate de plus que cette lettre rappelait dans ce contexte que le fait de répandre des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier admis sur un marché réglementé, de nature à agir sur les cours, était constitutif du délit prévu par l’article L. 465-2 du code monétaire et financier (lequel était retranscrit dans la lettre ouverte ; paragraphe 11 ci-dessus). Or suggérer qu’un individu a commis une infraction pour laquelle il n’a pas été condamné est de nature à affecter sa réputation (voir, par exemple, mutatis mutandisWhite c. Suède, no 42435/02, § 25, 19 septembre 2006), laquelle relève par ailleurs du droit au respect de la vie privée (ibidem, § 26 ; voir aussi, par exemple, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).

(c)   « Nécessaire dans une société démocratique »

(i)  Principes généraux

55.  Les principes généraux à suivre pour déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention ont notamment été rappelés dans les arrêts Perinçek c. Suisse [GC] (no 27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)) et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC] (no 17224/11, § 75, 27 juin 2017) :

i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.

iii. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

56.  Dans les cas où la finalité de la protection de la « réputation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8 de la Convention (étant entendu que l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée pour que l’article 8 entre en ligne de compte ; voir Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, §§ 76-77 et 79), la Cour peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8. Les principes généraux régissant cette mise en balance sont les suivants (voir, par exemple, les arrêts Perinçek et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précités, §§ 198 et 77 respectivement) :

i.  Dans les affaires de cette nature, l’issue ne saurait varier selon que la requête a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur, ces droits méritant en principe un égal respect.

ii.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Hautes Parties contractantes, que les obligations à leur charge soient positives ou négatives. Il existe plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause.

iii.  De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Hautes Parties contractantes disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.

iv.  Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées.

v.  Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis au leur.

(ii)  Application de ces principes au cas d’espèce

57.  La Cour constate d’emblée que la cour d’appel de Paris s’est limitée à rechercher si les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans prendre en compte dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression du requérant, dont ce dernier avait pourtant expressément fait un moyen (paragraphe 19 ci-dessus). Elle n’a donc pas procédé au contrôle de proportionnalité qu’appelle l’article 10 de la Convention.

58.  La Cour de cassation a ensuite retenu que les juges du fond n’avaient pas à répondre à ce moyen, au motif que « des faits de dénonciation calomnieuse ne sauraient être justifiés par le droit d’informer le public défini par l’article 10 § 1 de la Convention (...), lequel, dans son second paragraphe, prévoit que l’exercice de la liberté de recevoir et de communiquer des informations comporte des devoirs et des responsabilités et qu’il peut être soumis par la loi à des restrictions ou des sanctions nécessaires à la protection de la réputation des droits d’autrui » (paragraphe 23 ci-dessus).

59.  En d’autres termes, la Cour de cassation a jugé qu’il y a nécessairement manquement aux devoirs et responsabilités inhérents à l’exercice de la liberté d’expression dès lors qu’il a été jugé que des propos relèvent de la dénonciation calomnieuse, au sens de l’article 226-10 du code pénal. Or la Cour estime que la question d’un tel manquement doit en principe être appréciée au regard des circonstances de chaque cause, dans le cadre du contrôle de proportionnalité susmentionné. Les juridictions saisies d’un moyen tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention à l’occasion de poursuites pour dénonciation calomnieuse ne peuvent donc se trouver dispensées d’y répondre.

60.  Il apparaît ainsi que les juridictions internes n’ont pas procédé à la mise en balance du droit à la liberté d’expression du requérant et du droit au respect de la vie privée de J.-M. A. (lequel était en jeu dès lors que la réputation de J.-M. A. était en cause ; paragraphe 54 ci-dessus) conformément aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 56 ci-dessus). Elles n’ont donc pas dûment examiné la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant.

61.  Ceci étant souligné, la Cour ne perd pas de vue que la lettre ouverte litigieuse suggérait que J.-M. A. avait commis un délit. Or suggérer qu’un individu a commis une infraction pour laquelle il n’a pas été condamné et, de surcroît, en invoquant des faits jugés inexacts, est de nature à significativement affecter sa réputation. Il en va d’autant plus ainsi en l’espèce que la lettre ouverte, qui avait été publiée, rappelait les termes de l’incrimination en retranscrivant l’article L. 465-2 du code monétaire et financier et qu’au vu des peines encourues (paragraphe 26 ci-dessus), il s’agissait d’un délit grave (comparer avec White, précité, §§ 5 et 25).

62.  La Cour constate cependant que l’AMF n’a pas donné suite à la lettre que lui a adressée le requérant (paragraphe 14 ci-dessus). Aucune procédure n’a été initiée contre J.-M. A. par le collège de l’AMF, qui n’a pas non plus transmis le dossier au parquet. Cela relativise les effets que les propos figurant dans cette lettre ont pu avoir sur la réputation de J.-M. A. Il n’y a par ailleurs dans le dossier aucun élément donnant à penser que sa réputation aurait été durablement affectée.

63.  Il faut ensuite souligner que la lettre litigieuse s’inscrit dans un contexte dans lequel l’article 10 de la Convention exige à double titre un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression dès lors que le requérant s’exprimait sur un sujet d’intérêt général et dans le cadre d’une démarche politique et militante (voir, par exemple, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006 XIII, et Haguenauer c. France, no 34050/05, § 49, 22 avril 2010).

64.  En effet, d’une part, le requérant s’exprimait sur un sujet d’intérêt général, puisqu’il était question d’une grande infrastructure dont la réalisation était de nature à générer d’importantes dépenses publiques et avoir de fortes conséquences sur l’environnement, et dans le cadre d’un débat largement ouvert sur la plan local. Sur ce dernier point, il ressort du dossier – et le Gouvernement ne le conteste pas – que, pour ces raisons et du fait des modalités de sa réalisation, le projet OL Land faisait l’objet d’une forte controverse. Le grand nombre de recours administratifs exercés contre celui-ci – cinquante-six, selon les parties civiles dans le cadre de la procédure devant la cour d’appel de Paris (paragraphe 20 ci-dessus) – le confirme.

65.  D’autre part, même s’il ne se présentait pas dans la lettre ouverte comme étant un élu ou un militant, le requérant était conseiller régional lorsqu’il l’a rédigée et envoyée, et il avait notamment été conseiller communautaire au moment où l’OL Groupe avait décidé d’entrer en bourse. La cour d’appel de Paris a d’ailleurs, dans le cadre de l’examen de l’élément intentionnel de l’infraction, pris en compte le fait qu’il était un élu local investi des problèmes liés à la réalisation du stade, qu’il était l’un des opposants au projet, qu’il avait soutenu les nombreux recours exercés contre celui-ci et qu’il agissait dans un but politique (paragraphe 20 ci-dessus). La lettre ouverte s’inscrivait ainsi dans le cadre de l’action politique et militante du requérant, ce que les juridictions internes savaient.

66.  La Cour relève aussi que, dans la lettre litigieuse, le requérant a usé de la forme interrogative plutôt qu’affirmative. Elle note en particulier les phrases suivantes : « il y a lieu de s’interroger si le responsable du document de base, ([J.-M. A.], président directeur général de l’OL Groupe) n’a pas sciemment sous-estimé les difficultés de réalisation pour favoriser l’entrée en bourse et si, aujourd’hui, OL Groupe a encore les moyens de l’exécution du projet » ; « la question légitime qui se pose est de savoir si la société OL Groupe a encore les capacités de financer le projet » ; « des poursuites pourront-elles être envisagées ? ». Cela vaut aussi pour la phrase conclusive, dans laquelle le requérant lie l’assertion qu’« il y a lieu d’engager les procédures de mise en cause de la responsabilité de M. [J.-M. A.] » à la question ouverte de la valeur impérative ou non du document de base.

67.  Or la circonstance que les propos reprochés à un individu étaient entourés de précautions de style est un facteur à prendre en compte dans le cadre du contrôle de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandisHertel c. Suisse, 25 août 1998, § 48, Recueil des arrêts et décisions 1998 VI).

68.  La nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’on évalue la proportionnalité de l’ingérence. En l’espèce, le requérant a été condamné à une amende de 3 000 EUR. Or à supposer qu’il faille retenir comme le suggère le Gouvernement que ce montant est modéré, il s’agit néanmoins d’une sanction pénale qui peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression, lequel doit être pris en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence. Le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, par exemple, Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017). Il faut de plus relever qu’à l’amende de 3 000 EUR s’ajoute la condamnation du requérant au paiement de 10 000 EUR au titre des frais exposés par les parties civiles (article 475-1 du code de procédure pénale) devant le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Paris.

69.  La Cour n’est donc pas convaincue que l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la liberté d’expression du requérant était proportionnée au but légitime poursuivi et que la motivation des décisions des juridictions internes suffisait pour la justifier.

70.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

71.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

72  Le requérant demande 1 EUR pour dommage moral. Il demande en outre, au titre du dommage matériel, les sommes de 10 150 EUR et 3 000 EUR, qui correspondent respectivement au montant qu’il a été condamné à verser aux parties civiles en application de l’article 475-1 du code de procédure pénale et à celui de l’amende prononcée contre lui. Il réclame aussi 120 EUR au titre des droits fixes de procédure qu’il a dû régler à la suite de l’arrêt de la cour d’appel. Il produit un justificatif attestant du paiement de la somme de 10 150 EUR susmentionnée.

73  Le Gouvernement estime que la demande relative au dommage moral peut être acceptée. S’agissant du dommage matériel, il constate que le requérant atteste du règlement des montants qu’il réclame en remboursement de sa condamnation sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale, qui correspondent aux sommes fixées par les juridictions nationales augmentées des intérêts de retard. Il considère toutefois que les intérêts de retard ne sauraient être mis à sa charge et estime en conséquence que 10 000 EUR pourraient être alloués. Il considère par ailleurs qu’aucune somme ne peut être accordée au requérant à raison de l’amende à laquelle il a été condamné dès lors qu’il n’apporte pas la preuve qu’il l’a payée. Il souligne à cet égard que les amendes sont minorées de 20 % si elles sont réglées dans le mois qui suit la condamnation. Il ne se prononce pas sur la demande relative au remboursement des droits fixes de procédure.

74  La Cour considère que le requérant a subi un dommage moral à raison de la violation de l’article 10 dont il a été victime. Elle juge toutefois inapproprié d’allouer 1 EUR de ce chef, fut-ce à titre symbolique. Elle estime en conséquence que le dommage moral subi par le requérant se trouve suffisamment réparé par le constat de violation auquel elle parvient. S’agissant du dommage matériel (voir Becker c. Norvège, no 21272/12, § 88, 5 octobre 2017), la Cour constate que le requérant n’établit avoir payé que 10 150 EUR, correspondant à la somme à laquelle il a été condamné au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale (10 000 EUR) augmentée des intérêts de retard (150 EUR). Elle partage le point de vue du Gouvernement selon lequel il n’y a pas lieu de mettre les intérêts de retard à la charge de l’État défendeur. Elle alloue en conséquence 10 000 EUR au requérant pour dommage matériel.

  1. Frais et dépens

75  Le requérant réclame 24 050 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes. Il produit des factures d’honoraires datées des 15 septembre 2011 et 7 janvier 2014, relatives à des montants de 11 960 EUR et 12 090 EUR respectivement.

76  Le Gouvernement juge le montant réclamé excessif et propose 5 000 EUR.

77.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 10 000 EUR tous frais confondus pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne.

  1. Intérêts moratoires

78.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
  3. Dit

(a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

(i)  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

(ii)  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

(b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

              Claudia Westerdiek   Síofra O’Leary

Greffière                    Présidente