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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Quinta Sezione)

 

26 marzo 2020

 

 

 

AFFAIRE TĂŠTE c. FRANCIA

 

(RequĂŞte n. 59636/16)

 

 

 

Cet arrĂŞt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă  l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

 

En l’affaire TĂŞte c. France,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (cinquième section), siĂ©geant en une Chambre composĂ©e de :

SĂ­ofra O’Leary, prĂ©sidente

Gabriele Kucsko-Stadlmayer,

Ganna Yudkivska,

André Potocki,

Yonko Grozev,

Lәtif HĂĽseynov,

Anja Seibert-Fohr, juges,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Vu :

la requĂŞte susmentionnĂ©e (no 59636/16) dirigĂ©e contre la RĂ©publique française et dont un ressortissant de cet État, M. Etienne TĂŞte (« le requĂ©rant Â») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â») le 10 octobre 2016,

les observations des parties,

Notant que le 13 septembre 2017, le grief concernant l’article 10 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,

Après en avoir dĂ©libĂ©rĂ© en chambre du conseil le 3 mars 2020,

Rend l’arrĂŞt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

INTRODUCTION

1.  L’affaire concerne la condamnation du requĂ©rant pour dĂ©nonciation calomnieuse Ă  raison d’une lettre ouverte adressĂ©e au prĂ©sident de l’AutoritĂ© des MarchĂ©s Financiers (« AMF ») dans laquelle il reprochait Ă  une sociĂ©tĂ© et Ă  son PDG d’avoir fourni des informations fausses ou trompeuses dans le cadre de la procĂ©dure d’entrĂ©e en bourse de cette sociĂ©tĂ©. Le requĂ©rant invoque l’article 10 de la Convention.

EN FAIT

2.  Le requĂ©rant est nĂ© en 1956 et rĂ©side Ă  Lyon. Avocat, il assure lui-mĂŞme la dĂ©fense de ses intĂ©rĂŞts devant la Cour.

3.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est reprĂ©sentĂ© par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires Ă©trangères.

  1. LE CONTEXTE DE L’AFFAIRE

4.  Le requĂ©rant est conseiller rĂ©gional dans la rĂ©gion RhĂ´ne-Alpes depuis 1992. Il fut par ailleurs conseiller municipal de Caluire-et-Cuire de 1983 Ă  1995, puis conseiller communautaire Ă  la communautĂ© urbaine de Lyon de 1989 Ă  1995 puis de 2001 Ă  2008. Durant cette dernière pĂ©riode, il exerça en particulier les fonctions d’adjoint au maire de Lyon chargĂ© des travaux, marchĂ©s publics et affaires juridiques, et chargĂ© du cadre de vie.

5.  Opposant au projet de construction par la sociĂ©tĂ© Olympique Lyonnais Groupe (« OL Groupe Â») d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise, l’« OL Land Â», qui a Ă©tĂ© finalement inaugurĂ© en 2016, le requĂ©rant Ă©tait, Ă  titre professionnel, l’avocat d’autres opposants au projet et de personnes expropriĂ©es dans le cadre de sa rĂ©alisation.

6.  Dans l’optique notamment de ce projet, l’OL Groupe dĂ©cida d’entrer en bourse. Elle prĂ©para Ă  cette fin un « document de base Â», conformĂ©ment Ă  la loi no 2006-1770 du 30 dĂ©cembre 2006 pour le dĂ©veloppement de la participation et de l’actionnariat salariĂ© et portant diverses dispositions d’ordre Ă©conomique et social.

7.  Le document de base fut enregistrĂ© par l’AMF le 9 janvier 2007.

8.  Le requĂ©rant prĂ©cise que la loi du 30 dĂ©cembre 2006 impose une transparence renforcĂ©e s’agissant de l’entrĂ©e en bourse des sociĂ©tĂ©s sportives et conditionne une telle opĂ©ration Ă  l’existence d’un projet d’acquisition d’actifs telle que la construction d’un Ă©quipement sportif. Selon lui, sans la construction d’un stade, l’entrĂ©e en bourse de l’OL Groupe Ă©tait illĂ©gale.

9.  Le requĂ©rant ajoute que le document de base indiquait que le coĂ»t d’acquisition des terrains Ă©tait de l’ordre de dix Ă  vingt millions d’euros (« EUR Â») et prĂ©voyait le calendrier suivant : acquisition foncière, courant 2007 ; Ă©tudes prĂ©alables, jusqu’en 2009 ; deux annĂ©es de travaux pour une mise en service au plus tard au dĂ©but de la saison 2010/2011.

  1. LA LETTRE OUVERTE AU PRÉSIDENT DE L’AMF DU 24 JANVIER 2010

10.  Le requĂ©rant indique que, le 24 janvier 2010, ayant constatĂ© que les dĂ©lais mentionnĂ©s dans le document de base n’avaient pas Ă©tĂ© tenus, il adressa une lettre ouverte au prĂ©sident de l’AMF, dans laquelle il attirait l’attention de ce dernier sur les circonstances d’entrĂ©e en bourse de l’OL Groupe, en particulier sur la qualitĂ© de certaines informations relatives au projet OL Land figurant dans le document de base.

11.  Renvoyant aux articles L. 465-1 et L. 465-2 du code monĂ©taire et financier qui prĂ©voient et rĂ©priment la communication d’informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un Ă©metteur dont les titres sont nĂ©gociĂ©s sur un marchĂ© rĂ©glementĂ©, il Ă©crivait notamment ceci :

« (...) L’entrĂ©e en bourse d’OL Groupe Ă©tait principalement motivĂ©e par la rĂ©alisation du projet OL Land (...). Il est Ă©vident que mĂŞme avec les prĂ©cautions d’usage, la date de 2007 pour l’acquisition de terrains n’était pas rĂ©aliste. Ainsi, il y a lieu de s’interroger si le responsable du document de base ([J.-M. A.], prĂ©sident directeur gĂ©nĂ©ral de l’OL Groupe) n’a pas sciemment sous-estimĂ© les difficultĂ©s de rĂ©alisation pour favoriser l’entrĂ©e en bourse et si, aujourd’hui, OL Groupe a encore les moyens de l’exĂ©cution du projet.

Pour mĂ©moire [l’article L. 465-2 du code monĂ©taire et financier, dans sa version applicable Ă  l’époque des faits], indique : « [...] Est puni des peines prĂ©vues au premier alinĂ©a de l’article L. 465-1 [deux ans d’emprisonnement et une amende de 1 500 000 euros dont le montant peut ĂŞtre portĂ© au-delĂ  de ce chiffre, jusqu’au dĂ©cuple du montant du profit Ă©ventuellement rĂ©alisĂ©, sans que l’amende puisse ĂŞtre infĂ©rieure Ă  ce mĂŞme profit] le fait, pour toute personne, de rĂ©pandre dans le public par des voies et moyens quelconques des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un Ă©metteur dont les titres sont nĂ©gociĂ©s sur un marchĂ© rĂ©glementĂ© ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier [...] admis sur un marchĂ© rĂ©glementĂ©, de nature Ă  agir sur les cours. Â»

De la réponse qui sera apportée à cette question, les citoyens, de plus en plus nombreux opposés au projet, pourront mesurer la faisabilité du stade.

Le bĂ©nĂ©fice du groupe est de 4 061 M€, il est en baisse (22 455 M€ en 2008). Le bĂ©nĂ©fice est d’ailleurs en baisse sur chaque activitĂ© du groupe. Ce bĂ©nĂ©fice devient faible tant par rapport Ă  la valorisation boursière que par rapport aux besoins de capitaux pour financer le nouveau projet de stade. La trĂ©sorerie a perdu 42,702 M€ (une baisse de près d’un tiers). L’activitĂ© billetterie en croissance de 3 % avec des revenus de 22,4 M€ cacherait en rĂ©alitĂ© une baisse de la prĂ©sence physique des spectateurs. Les droits tĂ©lĂ©visuels (LFP, FFF, UEFA) sont en baisse et s’établissent Ă  68,1 M€. Cette baisse de 9,2 % rĂ©sulte essentiellement du classement final de l’Olympique Lyonnais Ă  la troisième place du Championnat de France de Ligue 1 et de la participation de trois clubs français Ă  l’UEFA Champions League contre deux au titre de la saison prĂ©cĂ©dente. Les effectifs moyens d’OL Groupe sont en baisse: 262 (2007), 235 (2008), 229 (2009).

La question lĂ©gitime qui se pose est de savoir si la sociĂ©tĂ© OL Groupe a encore les capacitĂ©s de financer son projet. Par voie de consĂ©quence, l’absence de rĂ©alisation d’OL Land aura-t-elle une consĂ©quence « fâcheuse Â» sur l’avenir de [J.-M. A.] ? Des poursuites pourront-elles ĂŞtre envisagĂ©es ? Deux rĂ©ponses sont effectivement envisageables. Soit le « document de base Â» ne prĂ©sente qu’une valeur indicative, alors les collectivitĂ©s publiques seront libĂ©rĂ©es de leur « obligation » de rĂ©aliser les investissements de plus en plus onĂ©reux tendant Ă  rendre constructible le terrain d’assiette du projet. Soit le « document de base » prĂ©sente une valeur impĂ©rative, et il y a lieu d’engager les procĂ©dures de mise en cause de la responsabilitĂ© de Monsieur [J.-M. A.]. Â»

12.  Le Gouvernement indique que le requĂ©rant a rendu cette lettre publique Ă  l’occasion d’une confĂ©rence de presse (dont il ne prĂ©cise pas la date).

13.  Le 8 fĂ©vrier 2010, le prĂ©sident de l’AMF rĂ©pondit au requĂ©rant que le traitement des Ă©lĂ©ments qu’il avait portĂ©s Ă  sa connaissance relevait bien des missions de cette dernière : veiller Ă  la protection de l’épargne investie en instruments financiers, au bon fonctionnement des marchĂ©s correspondants et Ă  la correcte information des investisseurs. Il ajouta que la lettre du 24 janvier 2010 avait Ă©tĂ© transmise aux services spĂ©cialisĂ©s qui suivent les questions de cette nature. Il prĂ©cisa toutefois qu’il ne pouvait donner de plus amples informations Ă©tant donnĂ© que l’AMF est astreinte Ă  des règles strictes de secret professionnel.

14.  L’AMF ne donna pas de suite administrative ou judiciaire Ă  la lettre du requĂ©rant.

15.  Le 13 avril 2010, l’OL Groupe et J.-M. A. dĂ©posèrent plainte du chef de dĂ©nonciation calomnieuse (article 226-10 du code pĂ©nal).

  1. LE JUGEMENT DU TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS DU 16 MARS 2012

16.  Par un jugement du 16 mars 2012, le tribunal de grande instance de Paris retint la culpabilitĂ© du requĂ©rant.

17.  En premier lieu, il estima qu’il Ă©tait dĂ©montrĂ©, au vu des Ă©lĂ©ments produits, que le courrier fondant les poursuites contenait la dĂ©nonciation d’un fait susceptible d’entraĂ®ner des sanctions administratives ou judiciaires visant J.-M. A. et la sociĂ©tĂ© qu’il dirigeait. En second lieu, il estima que les faits dĂ©noncĂ©s par le requĂ©rant, Ă  savoir la diffusion dans le document de base d’informations non seulement inexactes mais aussi trompeuses, Ă©taient faux, et que les termes mĂŞmes de la lettre de dĂ©nonciation, qui contenait un rappel exhaustif des rĂ©serves mentionnĂ©es dans ce document, ainsi que la tardivetĂ© de sa dĂ©marche, trois ans après les faits, le choix du destinataire officiel de la lettre et la publicitĂ© qu’il Ă©tait parvenu Ă  donner Ă  cet envoi, Ă©tablissaient la connaissance par le requĂ©rant de l’inexactitude des faits dĂ©noncĂ©s.

18.  Le tribunal condamna le requĂ©rant Ă  une amende dĂ©lictuelle de 3 000 EUR, au versement de 1 EUR Ă  titre de dommages-intĂ©rĂŞts Ă  chacune des parties civiles (J.-M. A. et la sociĂ©tĂ© OL Groupe) et au paiement de 5 000 EUR au titre de l’article 475-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale (frais non payĂ©s par l’État et exposĂ©s par les partes civiles).

  1. L’ARRÊT DE LA COUR D’APPEL DE PARIS DU 15 OCTOBRE 2014

19.  Le requĂ©rant interjeta appel. Dans ses conclusions, il dĂ©veloppait notamment un moyen tirĂ© d’une violation de l’article 10 de la Convention, renvoyant de manière dĂ©taillĂ©e Ă  plusieurs arrĂŞts de la Cour, et invitant la cour d’appel Ă  infirmer le jugement du 16 mars 2012 au nom de la libertĂ© d’expression. La sociĂ©tĂ© OL Groupe et J.-M. A. soulignèrent notamment dans leurs conclusions d’appel incident que, lors de son introduction en bourse, la sociĂ©tĂ© avait expressĂ©ment averti le public des risques que comportait le projet de construction d’un nouveau stade, que les risques mentionnĂ©s dans le document de base s’étant rĂ©alisĂ©s, le projet avait Ă©tĂ© retardĂ© sans jamais avoir Ă©tĂ© mis en cause, et que la dĂ©nonciation du requĂ©rant n’était inspirĂ©e que par la volontĂ© de s’opposer politiquement au projet.

20.  Par un arrĂŞt du 15 octobre 2014, la cour d’appel de Paris confirma le jugement, y ajoutant la condamnation du requĂ©rant au paiement de 5 000 EUR aux parties civiles en application de l’article 475-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale, au titre des frais exposĂ©s par ces dernières devant elle. Elle ne rĂ©pondit pas au moyen tirĂ© de l’article 10. Elle s’attacha en revanche Ă  caractĂ©riser l’élĂ©ment matĂ©riel de l’infraction de dĂ©nonciation calomnieuse, la faussetĂ© du fait dĂ©noncĂ© et l’élĂ©ment intentionnel. L’arrĂŞt est ainsi rĂ©digĂ© :

« (...) Sur l’élĂ©ment matĂ©riel de l’infraction de dĂ©nonciation calomnieuse reprochĂ©e :

ConsidĂ©rant qu’Étienne TĂŞte fait de nouveau valoir devant la cour que la lettre litigieuse n’est pas une lettre de dĂ©nonciation mais qu’en sa qualitĂ© d’élu, soucieux de l’argent public, il a voulu, d’une part, exprimer une inquiĂ©tude lĂ©gitime en raison des affirmations, fausses ou trompeuses, contenues dans le document de base, relatives Ă  une mise en exploitation du stade prĂ©vue pour 2010/2011 et Ă  l’acquisition de terrains dans le courant de l’annĂ©e 2007 – terrains qui n’étaient toujours pas acquis en 2010 – et, d’autre part, mettre l’accent sur la chute du bĂ©nĂ©fice rĂ©alisĂ© par le groupe constatĂ©e en 2009, de nature Ă©galement Ă  inquiĂ©ter les actionnaires ; qu’il s’est limitĂ© Ă  Ă©mettre une hypothèse et Ă  solliciter l’avis de l’AMF en posant une question alternative: « soit le document de base n’a qu’une valeur indicative, soit il a une valeur impĂ©rative et il y a lieu d’engager les procĂ©dures de mise en cause ... », appelant une rĂ©ponse quant Ă  la valeur du document de base ; que sa lettre a d’ailleurs Ă©tĂ© traitĂ©e comme telle par l’AMF qui s’est bornĂ©e Ă  la transmettre aux services spĂ©cialisĂ©s et non pas au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, habilitĂ© Ă  dĂ©cider de l’ouverture d’une enquĂŞte ;

ConsidĂ©rant toutefois que, comme l’a retenu le tribunal et le soutiennent les parties civiles et le ministère public, les termes de la lettre adressĂ©e au « prĂ©sident » de l’autoritĂ© des marchĂ©s financiers, invitant expressĂ©ment ce dernier, après avoir fait Ă©tat de ce que « mĂŞme avec les prĂ©cautions d’usage, la date de 2007 pour l’acquisition de terrains n’était pas rĂ©aliste » Ă  s’interroger et donc Ă  rechercher « si le responsable du document de base ([J.-M. A.], prĂ©sident-directeur gĂ©nĂ©ral d’OL Groupe) n’a pas sciemment sous-estimĂ© les difficultĂ©s de rĂ©alisation pour favoriser l’entrĂ©e en bourse ... » tout en prĂ©cisant les textes du code monĂ©taire et financier incriminant et rĂ©primant la sous-estimation prĂ©cĂ©demment Ă©voquĂ©e, ne peuvent ĂŞtre interprĂ©tĂ©s comme une simple demande d’information ou de rĂ©ponse Ă  une interrogation lĂ©gitime de la part d’un Ă©lu, petit actionnaire de surcroĂ®t ; que ces propos visent en effet Ă  dĂ©noncer, sous une forme faussement interrogative, Ă  l’autoritĂ© compĂ©tente, pouvant et devant Ă©ventuellement y donner suite, la diffusion d’informations prĂ©alablement prĂ©sentĂ©es comme « irrĂ©alistes », dans un document, dont Étienne TĂŞte n’ignore pas, puisqu’il rappelle les textes applicables, qu’il ne prĂ©sente pas « qu’une valeur indicative » mais bien impĂ©rative devant nĂ©cessairement, au cas oĂą les indications s’avĂ©reraient effectivement trompeuses, entraĂ®ner l’engagement de « procĂ©dures de mises en cause de la responsabilitĂ© de la partie civile » comme il le souligne lui-mĂŞme Ă  la fin de la lettre;

Sur la faussetĂ© du fait dĂ©noncĂ© :

ConsidĂ©rant qu’Etienne TĂŞte soutient que les faits qu’il a portĂ©s Ă  la connaissance de l’AMF sont exacts, en soulignant qu’en l’espèce il revient Ă  la juridiction d’apprĂ©cier la pertinence des accusations ; qu’il expose que les terrains qui devaient ĂŞtre acquis dans le courant de l’annĂ©e 2007, selon le document de base, ont Ă©tĂ© acquis avec cinq ans de retard et que le stade, dont la mise en service est mentionnĂ©e comme devant intervenir « au plus tard en dĂ©but de saison 2010/11 Â» est toujours en construction ; que la prĂ©vention de dĂ©nonciation calomnieuse suppose uniquement que les faits dĂ©noncĂ©s soient inexacts sans qu’il y ait lieu de s’interroger sur l’intention dĂ©lictueuse de la personne dĂ©noncĂ©e ; qu’en tout Ă©tat de cause, contrairement Ă  ce qu’invoquent les parties civiles, il ressort des Ă©lĂ©ments qu’elles versent (...) que l’acquisition du terrain n’était envisagĂ©e, après obtention du permis de construire, qu’au cours du troisième trimestre 2008 et que des rĂ©serves Ă©taient dĂ©jĂ  Ă©mises sur la capacitĂ© Ă  tenir l’objectif de fin 2010 ; que la mise en rĂ©vision du plan local d’urbanisme, qui n’est pas indiquĂ© dans le document de base, Ă©tait considĂ©rĂ© comme le point le plus sensible de mĂŞme que la reconnaissance d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral d’un stade supposant une modification de la lĂ©gislation ; qu’il Ă©tait d’autant plus difficile d’envisager une acquisition en 2007 que le choix des sites n’était pas arrĂŞtĂ©, selon les dĂ©clarations du reprĂ©sentant de l’olympique Lyonnais (...) ; que le permis de construire qui devait ĂŞtre dĂ©posĂ© en dĂ©cembre 2007 ne l’a pas Ă©tĂ© Ă  cette date et qu’il n’existait encore aucun contentieux; que le document de base ne mentionne, de manière erronĂ©e, explicitement que la nĂ©cessitĂ© d’obtenir un permis de construire alors que le Grand Lyon avait Ă©tabli une liste des principales procĂ©dures administratives ; qu’il y a donc bien eu sous-estimation des difficultĂ©s de l’opĂ©ration, les allĂ©gations prĂ©sentĂ©es dans le document de base ne s’étant jamais rĂ©alisĂ©es, Ă©tant observĂ© que la date de livraison du stade, dont le prix annoncĂ© de 270 millions atteint Ă  ce jour 405 millions d’euros, est encore retardĂ©e pour le premier trimestre 2016 ; qu’enfin une nouvelle augmentation de capital a Ă©tĂ© nĂ©cessaire par l’intermĂ©diaire d’obligations convertibles en actions, diluant le capital d’origine Ă  tout moment ; que sa dĂ©marche doit donc ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme pertinente, au sens de l’alinĂ©a trois de l’article 226-10, ce que confirme un changement dans la communication financière du groupe et les Ă©lĂ©ments prĂ©cisĂ©s dans les documents de rĂ©fĂ©rence ultĂ©rieurs ; (...)

ConsidĂ©rant qu’il est Ă©tabli que la lettre litigieuse adressĂ©e Ă  l’AMF n’a suscitĂ© aucune poursuite et qu’il convient donc d’apprĂ©cier la pertinence des faits dĂ©noncĂ©s ;

Considérant que ces faits résident, en l’espèce, dans l’accusation d’avoir sciemment diffusé dans le public, par le biais du document de base, des informations trompeuses, en sous-estimant les difficultés de réalisation du projet et ce, dans le but « de favoriser l’entrée en bourse du groupe », ce qui implique qu’il ne suffit pas pour démontrer que les faits dénoncés ne sont pas faux, d’établir qu’ils se sont éventuellement révélés inexacts [Sic], l’élément de mauvaise foi prêté au responsable du document de base étant l’élément déterminant de l’agissement dénoncé ;

ConsidĂ©rant qu’il rĂ©sulte de la lecture intĂ©grale du document de base que les souscripteurs Ă©taient alertĂ©s sur les risques associĂ©s au projet ; que les passages qu’Etienne TĂŞte a choisi de reproduire figuraient dans un chapitre « risques liĂ©s au projet de dĂ©veloppement du nouveau stade ainsi qu’à son financement » et qu’il y est fait Ă©tat « notamment » de « l’obtention d’autorisations administratives (en particulier le permis de construire) » en prĂ©cisant que le dĂ©lai nĂ©cessaire Ă  l’obtention de ces autorisations et les Ă©ventuels recours pourraient retarder le processus de dĂ©veloppement; qu’il Ă©tait rappelĂ© que le calendrier de construction pouvait subir un dĂ©calage en raison de la survenance d’évĂ©nements imprĂ©vus, ... de contraintes architecturales, ... de difficultĂ©s ou litiges Ă©ventuels ; que sont Ă©galement Ă©voquĂ©s les problèmes de financement et mĂŞme l’impossibilitĂ© d’obtenir les financements nĂ©cessaires, et donc un risque de non rĂ©alisation du projet ; que des passages figurant aux pages 19 et 29 rappellent que le projet de dĂ©veloppement est un processus long et complexe faisant intervenir de nombreux paramètres, dont certains indĂ©pendants du groupe, et que la date de 2010 /2011 pour la mise en exploitation n’est que la date prĂ©vue ; que la note d’opĂ©ration mentionne Ă©galement parmi les risques propres au groupe, ceux liĂ©s au projet de dĂ©veloppement du nouveau stade ;

Considérant qu’il n’apparaît donc pas pertinent d’avoir prétendu, en feignant d’ignorer la survenance de multiples obstacles – suspension des concertations auprès de différentes communes au cours des élections municipales de 2008, retard pris dans la promulgation de la loi reconnaissant le caractère d’intérêt général des enceintes sportives, annulation le 10 décembre 2009 du vote de la révision du plan local d’urbanisme par la cour administrative d’appel – durant les trois années postérieures à l’introduction en bourse, que des réserves n’avaient été émises que pour la forme et que les risques avaient été délibérément minorés ;

Considérant qu’il convient d’en conclure, comme l’a fait le tribunal, que la fausseté des faits dénoncés est établie, étant précisé que les documents postérieurs relatifs à l’OL ont également été validés par l’AMF ;

Sur l’élĂ©ment intentionnel :

Considérant qu’Étienne Tête, élu local d’autant plus averti des problèmes liés à la réalisation du Grand Stade qu’il a été l’un des opposants à son implantation sur les communes de Décines Charpieux, site finalement choisi, et a soutenu à ce titre les nombreux recours administratifs (cinquante-six selon les parties civiles) qui ont été exercés, ne peut prétendre avoir adressé ce courrier, de bonne foi, alors qu’il connaissait parfaitement les réserves émises dès l’introduction en bourse et l’accumulation, pendant les trois années postérieures à cette introduction, des difficultés qui ont été évoquées dès l’origine ; que la médiatisation qu’il a voulu donner à cette plainte, dont il a déclaré au cours de l’enquête qu’il l’employait « pour un usage à but politique », confirme que cette dénonciation n’a été faite que dans un but autre que celui d’alerter l’autorité compétente d’infraction au code monétaire et financier, alors qu’Etienne Tête, bien que connaissant parfaitement la réalité des obstacles rencontrés, ne disposait d’aucun élément sérieux pour évoquer une sous-estimation, trois ans auparavant, de ces difficultés;

ConsidĂ©rant que le jugement sera en consĂ©quence confirmĂ© sur la culpabilitĂ© ainsi que sur la peine qui sanctionne dans une juste mesure les faits reprochĂ©s ; (...) Â».

  1. L’ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION DU 12 AVRIL 2016

21.  Le requĂ©rant se pourvut en cassation. Invoquant en particulier les articles 6 et 10 de la Convention, il se plaignait notamment du fait que la cour d’appel n’avait pas rĂ©pondu Ă  son moyen tirĂ© de l’article 10 de la Convention.

22.  Dans ses conclusions relatives Ă  ce moyen, l’avocat gĂ©nĂ©ral rendit l’avis suivant :

« (...) L’arrĂŞt Heinisch c. Allemagne [no 28274/08, CEDH 2011 (extraits)] (...) constate que les parties s’accordent sur le fait qu’une plainte dĂ©posĂ©e par un salariĂ© contre son employeur relève de l’article 10 (...). L’arrĂŞt admet, pour sa part, que le licenciement qui s’en est suivi s’analyse en une ingĂ©rence dans la libertĂ© d’expression de la salariĂ©e et, de fait, la Cour examine le dĂ©pĂ´t de plainte au regard de l’article 10. Il convient toutefois de signaler que, pour conclure Ă  une violation de l’article 10 (...), la Cour (...), procĂ©dant Ă  une apprĂ©ciation « in concreto Â» afin de dĂ©terminer si l’ingĂ©rence Ă©tait proportionnĂ©e au but lĂ©gitime poursuivi et si les motifs invoquĂ©s par les autoritĂ©s nationales Ă©taient « pertinents et suffisants Â», prend en compte un certain nombre d’élĂ©ments qui ne se trouvent pas dans le cas de M. TĂŞte. Elle relève notamment que la salariĂ©e qui a portĂ© plainte contre son employeur craignait que sa responsabilitĂ© pĂ©nale personnelle puisse ĂŞtre engagĂ©e (§ 81), que la divulgation au public ne doit ĂŞtre envisagĂ©e qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilitĂ© d’agir autrement (§ 65), ce qui Ă©tait le cas en l’espèce (§ 84), que la motivation du salariĂ© doit ĂŞtre exempte d’animositĂ© personnelle (§ 69), que l’authenticitĂ© des informations divulguĂ©es constitue un autre facteur Ă  prendre en compte (§ 77), que la bonne foi du dĂ©nonciateur lors de la dĂ©nonciation est essentielle (§§ 82 et 87). Ă€ ce titre, la Cour relève que la requĂ©rante a prĂ©fĂ©rĂ© saisir d’abord le ministère public en vue de l’ouverture d’une enquĂŞte plutĂ´t que de s’adresser immĂ©diatement aux mĂ©dias et de distribuer des tracts (§ 86).

Dans l’espèce (...), il est reproché à M. Tête d’avoir adressé une dénonciation à l’AMF et non pas d’avoir médiatisé cet envoi. Le tribunal et la cour [d’appel] ont d’ailleurs refusé d’indemniser le préjudice pouvant résulter de cette médiatisation.

MĂŞme si l’espèce devait ĂŞtre examinĂ©e au regard des dispositions de l’article 10 (...), il ne semble pas que ce texte aurait pu ĂŞtre tenu pour applicable eu Ă©gard aux diffĂ©rences sensibles avec l’espèce examinĂ©e par la [Cour]. En caractĂ©risant l’élĂ©ment intentionnel de l’infraction et plus gĂ©nĂ©ralement en relevant tous les Ă©lĂ©ments factuels qui distinguent le cas de M. TĂŞte de celui de Mme Heinisch (mĂ©diatisation concomitante Ă  l’envoi de la lettre, pas de crainte de l’engagement de sa responsabilitĂ© pĂ©nale personnelle, pas d’avertissement prĂ©alable Ă  l’OL Groupe, etc.), la cour [d’appel] a implicitement mais nĂ©cessairement Ă©cartĂ© l’application des dispositions de l’article 10 (...) Â».

23.  Par un arrĂŞt du 12 avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, rĂ©pondant ainsi Ă  ce moyen :

« Attendu que les juges, qui Ă©taient saisis de faits de dĂ©nonciation calomnieuse et non de diffamation publique, n’avaient pas Ă  rĂ©pondre Ă  l’argumentation du prĂ©venu tendant Ă  justifier les faits qui lui sont reprochĂ©s par la libre expression d’un homme politique vis-Ă -vis d’un projet d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral ;

Qu’en effet, des faits de dĂ©nonciation calomnieuse ne sauraient ĂŞtre justifiĂ©s par le droit d’informer le public dĂ©fini par l’article 10 § 1 de la Convention (...), lequel, dans son second paragraphe, prĂ©voit que l’exercice de la libertĂ© de recevoir et de communiquer des informations comporte des devoirs et des responsabilitĂ©s et qu’il peut ĂŞtre soumis par la loi Ă  des restrictions ou des sanctions nĂ©cessaires Ă  la protection de la rĂ©putation des droits d’autrui. Â»

24.  La Cour de cassation jugea Ă©galement ce qui suit :

« Attendu que l’arrĂŞt [de la cour d’appel de Paris du 15 octobre 2014] relève que la dĂ©nonciation adressĂ©e au prĂ©sident de l’[AMF] l’a Ă©tĂ© Ă  une autoritĂ© compĂ©tente au sens de l’article 226-10 du code pĂ©nal ;

Attendu qu’en statuant de la sorte, et dès lors que le prĂ©sident de l’[AMF] Ă©tait susceptible de donner une suite Ă  la dĂ©nonciation en la communiquant au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de ladite autoritĂ©, la cour d’appel a justifiĂ© sa dĂ©cision Â».

25.  Le requĂ©rant fait valoir que les faits lui ont donnĂ© raison puisque des aides publiques ont Ă©tĂ© nĂ©cessaires pour finaliser la construction du stade, ainsi que des augmentations de capital, que la valeur des actions Ă©mises Ă  24 EUR oscille entre 2 et 3 EUR, et que, par dilutions successives, les nouvelles actions Ă©mises en 2007, soit 31,21 % du capital, pèseront 4 % environ Ă  la suite de l’arrivĂ©e d’un nouvel investisseur.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26.  Ă€ l’époque des faits de la cause, l’article L. 465-2 du code monĂ©taire et financier Ă©tait rĂ©digĂ© ainsi :

Article L. 465-2

« Est puni [de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 500 000 euros dont le montant peut ĂŞtre portĂ© au-delĂ  de ce chiffre, jusqu’au dĂ©cuple du montant du profit Ă©ventuellement rĂ©alisĂ©, sans que l’amende puisse ĂŞtre infĂ©rieure Ă  ce mĂŞme profit] le fait, pour toute personne, d’exercer ou de tenter d’exercer, directement ou par personne interposĂ©e, une manĹ“uvre ayant pour objet d’entraver le fonctionnement rĂ©gulier d’un marchĂ© rĂ©glementĂ© en induisant autrui en erreur.

Est puni des [mĂŞmes] peines (...) le fait, pour toute personne, de rĂ©pandre dans le public par des voies et moyens quelconques des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un Ă©metteur dont les titres sont nĂ©gociĂ©s sur un marchĂ© rĂ©glementĂ© ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier admis sur un marchĂ© rĂ©glementĂ©, de nature Ă  agir sur les cours. Â»

27.  L’article 226-10 du code pĂ©nal Ă©tait ainsi libellĂ© (version en vigueur Ă  l’époque des faits) :

« La dénonciation, effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d’un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu’elle est adressée soit à un officier de justice ou de police administrative ou judiciaire, soit à une autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autorité compétente, soit aux supérieurs hiérarchiques ou à l’employeur de la personne dénoncée, est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n’est pas établie ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée.

En tout autre cas, le tribunal saisi des poursuites contre le dénonciateur apprécie la pertinence des accusations portées par celui-ci. »

28.  Les mission, composition, fonctionnement et pouvoirs de l’AMF sont dĂ©finis par les articles L. 621-1 et suivants du code monĂ©taire et financier. Ils sont par ailleurs explicitĂ©s sur le site Internet de l’AMF (www.amf-france.org). Il en ressort en particulier qu’il revient au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’AMF de dĂ©cider de l’ouverture d’une enquĂŞte sur la base notamment d’informations adressĂ©es Ă  l’AMF. Il lui revient ensuite de transmettre le rapport d’enquĂŞte au collège de l’AMF, qui, en tant qu’autoritĂ© de poursuite, dĂ©cide des suites Ă  lui donner. Le collège peut notamment dĂ©cider d’ouvrir une procĂ©dure de sanction contre le mis en cause ; il peut aussi transmettre le dossier au parquet lorsque les faits relevĂ©s dans le rapport paraissent constitutifs d’un dĂ©lit.

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

29.  Le requĂ©rant dĂ©nonce une atteinte disproportionnĂ©e Ă  son droit Ă  la libertĂ© d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit Ă  la libertĂ© d’expression. Ce droit comprend la libertĂ© d’opinion et la libertĂ© de recevoir ou de communiquer des informations ou des idĂ©es sans qu’il puisse y avoir ingĂ©rence d’autoritĂ©s publiques et sans considĂ©ration de frontière. Le prĂ©sent article n’empĂŞche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinĂ©ma ou de tĂ©lĂ©vision Ă  un rĂ©gime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertĂ©s comportant des devoirs et des responsabilitĂ©s peut ĂŞtre soumis Ă  certaines formalitĂ©s, conditions, restrictions ou sanctions prĂ©vues par la loi, qui constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  l’intĂ©gritĂ© territoriale ou Ă  la sĂ»retĂ© publique, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention du crime, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, Ă  la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui, pour empĂŞcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire. Â»

  1. Sur la recevabilité

30.  Le Gouvernement soutient que le requĂ©rant n’a pas Ă©puisĂ© les voies de recours internes, faute d’avoir dĂ»ment soulevĂ© son grief tirĂ© de l’article 10 dans le cadre de son pourvoi en cassation. Il relève Ă  cet Ă©gard qu’aucun de ses huit moyens en cassation ne venait contester la compatibilitĂ© de sa condamnation pour dĂ©nonciation calomnieuse avec cette disposition. Il ne l’aurait Ă©voquĂ© que sous l’angle du manque de base lĂ©gale ou de la non-conformitĂ© du troisième alinĂ©a de l’article 226-10 du code pĂ©nal Ă  la Constitution. Ainsi, il n’aurait pas critiquĂ© la condamnation prononcĂ©e par la cour d’appel de Paris en ce qu’elle serait contraire Ă  l’article 10 de la Convention mais se serait contentĂ© de lui faire grief de ne pas lui avoir rĂ©pondu sur ce point.

31.  Le requĂ©rant rĂ©plique qu’il s’est explicitement rĂ©fĂ©rĂ© Ă  l’article 10 de la Convention dans son pourvoi, et qu’il avait demandĂ© Ă  la Cour de cassation de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalitĂ© portant sur la conformitĂ© de l’article 226-10 du code pĂ©nal Ă , notamment, l’article 11 de la DĂ©claration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (relatif Ă  la libertĂ© d’expression). Il ajoute que, dans des observations faisant suite au rapport du rapporteur, il a non seulement citĂ© de nombreux arrĂŞts de la Cour relatif Ă  l’article 10 mais aussi rappelĂ© Ă  la Cour de cassation qu’elle pouvait Ă©carter une disposition lĂ©gislative au visa de la Convention. Similairement, ses observations consĂ©cutives aux conclusions de l’avocat gĂ©nĂ©ral Ă©taient presqu’entièrement dĂ©diĂ©es Ă  l’application de l’article 10. Il en dĂ©duit que la non-conformitĂ© Ă  la Convention de sa condamnation pour dĂ©nonciation calomnieuse a Ă©tĂ© abondamment soulevĂ©e tant sous l’angle de l’existence d’un dĂ©bat d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral que sous celui de la nĂ©cessitĂ© dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.

32.  La Cour rappelle que la règle relative Ă  l’épuisement des voies de recours internes que pose l’article 35 § 1 de la Convention vise Ă  mĂ©nager aux États contractants l’occasion de prĂ©venir ou de redresser les violations allĂ©guĂ©es contre eux avant que ces allĂ©gations ne lui soient soumises (voir, par exemple, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, Â§ 176, 28 juin 2018). Elle constate que, comme il se devait, le requĂ©rant s’est pourvu en cassation contre l’arrĂŞt de la cour d’appel de Paris du 15 octobre 2014. Il n’a certes pas expressĂ©ment soulevĂ© devant la Cour de cassation un moyen tirĂ© d’une violation de l’article 10 Ă  raison de sa condamnation pour dĂ©nonciation calomnieuse. Toutefois, d’une part, la question de la libertĂ© d’expression est au cĹ“ur de la procĂ©dure correctionnelle conduite de ce chef contre le requĂ©rant. D’autre part et surtout, la Cour de cassation a nĂ©anmoins statuĂ© sur le terrain de cette disposition (paragraphe 23 ci-dessus), de sorte que le but de la règle de l’épuisement des voies de recours, rappelĂ© ci-dessus, a Ă©tĂ© atteint.

33.  Il s’ensuit que l’exception de non-Ă©puisement des voies de recours internes doit ĂŞtre rejetĂ©e.

34.  Constatant par ailleurs que la requĂŞte n’est pas manifestement mal fondĂ©e au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour la dĂ©clare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Thèses des parties

(a)   Le requĂ©rant

35.  Le requĂ©rant, qui relève que le Gouvernement ne conteste pas qu’il y a ingĂ©rence dans l’exercice de son droit Ă  la libertĂ© d’expression, soutient tout d’abord que, si cette ingĂ©rence avait pour base lĂ©gale l’article 226-10 du code pĂ©nal, cette disposition manquait de la prĂ©visibilitĂ© requise dans les circonstances de la cause, dès lors qu’il ne pouvait pas savoir que le prĂ©sident de l’AMF Ă©tait susceptible de constituer une « autoritĂ© ayant le pouvoir [de] donner suite [Ă  la dĂ©nonciation] ou de saisir l’autoritĂ© compĂ©tente ». Il indique que cela ne rĂ©sulte d’aucun texte, qu’il n’y avait pas de jurisprudence lorsqu’il a Ă©tĂ© poursuivi et que c’est dans son cas que la Cour de cassation a, pour la première fois – et ex nihilo â€“ statuĂ© dans ce sens.

36.  S’agissant du but lĂ©gitime invoquĂ© par le Gouvernement, Ă  savoir la protection de la rĂ©putation ou des droits de l’OL Groupe ou de son prĂ©sident, le requĂ©rant souligne que ces derniers n’ont pas Ă©tĂ© poursuivis Ă  la suite de ses propos et qu’il n’y a pas mĂŞme eu une enquĂŞte. Il observe de plus qu’il n y a pas d’antĂ©cĂ©dent dans lequel un individu aurait Ă©tĂ© poursuivi pour dĂ©nonciation calomnieuse Ă  raison d’une lettre n’ayant eu aucune consĂ©quence sur la personne dĂ©noncĂ©e. Il en dĂ©duit que l’ingĂ©rence litigieuse Ă©tait sans lien avec le but poursuivi.

37.  Le requĂ©rant estime que l’ingĂ©rence n’était pas nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique. Il souligne que l’information litigieuse Ă©tait publique et d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral, qu’il ne poursuivait pas un intĂ©rĂŞt personnel et que la personne visĂ©e a pu rĂ©pondre immĂ©diatement. Il considère en outre que cette dernière n’ayant pas Ă©tĂ© poursuivie Ă  la suite de la lettre envoyĂ©e Ă  l’AMF, elle n’a subi aucun prĂ©judice distinct de celui qui pourrait rĂ©sulter de l’information diffusĂ©e. Le requĂ©rant ajoute qu’à l’époque des faits, il n’était pas encore inscrit au barreau de Lyon mais Ă©tait conseiller municipal de la ville de Lyon et conseiller rĂ©gional de la rĂ©gion RhĂ´ne-Alpes, et que la lettre ouverte, qui s’inscrivait dans un dĂ©bat d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral relatif au projet controversĂ© de construction d’un nouveau stade Ă  Lyon, Ă©tait une rĂ©ponse politique Ă  une dĂ©claration du prĂ©sident de la communautĂ© urbaine de Lyon relative Ă  ce projet. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agissait pas pour lui de dĂ©noncer le prĂ©sident de l’OL Groupe en vue d’obtenir sa condamnation et observe que, dans ses observations, le Gouvernement reconnaĂ®t qu’il ne cherchait pas Ă  dĂ©clencher des poursuites administratives ou pĂ©nales, mais seulement Ă  mettre le projet de stade en difficultĂ©. Il observe qu’il lui a Ă©tĂ© reprochĂ© d’avoir Ă©mis l’hypothèse dans la lettre Ă  l’AMF que le prĂ©sident de l’OL Groupe avait sous-estimĂ© les difficultĂ©s du projet alors que sa lettre Ă  l’AMF prĂ©cisait pourtant que les prĂ©cautions d’usages avaient Ă©tĂ© prises. Il ajoute qu’une Ă©tude rĂ©alisĂ©e par un cabinet de conseil datĂ©e du 23 janvier 2007, postĂ©rieure de deux semaines au document de base, mettait en lumière des difficultĂ©s que ce document ne mentionnait pas (le fait que l’opĂ©ration nĂ©cessitait la rĂ©vision du plan local d’urbanisme et le problème de l’acquisition des terrains) et Ă©tait particulièrement rĂ©servĂ©e sur la capacitĂ© Ă  tenir l’objectif annoncĂ© de juin 2010, voire d’obtenir la maĂ®trise foncière. Il note que le document de base ne mentionne pas non plus le fait que la reconnaissance d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral, sans laquelle les acquisitions foncières ne pouvaient se faire, nĂ©cessitait une intervention lĂ©gislative.

38.  Selon le requĂ©rant, ces difficultĂ©s Ă©taient nĂ©cessairement connues des promoteurs du projet. Divers documents montreraient que, comme il l’indiquait dans sa lettre Ă  l’AMF, l’OL Groupe et son prĂ©sident n’ignoraient pas que le calendrier annoncĂ© ne pourrait ĂŞtre tenu et que la rĂ©alisation du projet se heurtait Ă  des difficultĂ©s. Cela ressortirait aussi de documents Ă©mis par l’OL Groupe après sa lettre Ă  l’AMF, notamment du document de rĂ©fĂ©rence 2009/2010 publiĂ© le 6 avril 2010. Le requĂ©rant renvoie par ailleurs Ă  un entretien tĂ©lĂ©visĂ© du 4 fĂ©vrier 2010, Ă  l’occasion duquel il a prĂ©cisĂ© qu’en saisissant l’AMF, il entendait essentiellement l’inviter Ă  prĂ©ciser si le document de base avait une valeur contractuelle, dans l’espoir qu’elle rĂ©pondrait qu’il n’était qu’indicatif, ce qui aurait permis de relancer le projet alternatif d’agrandissement du stade existant.

39.  S’agissant du caractère prĂ©tendument modĂ©rĂ© de la peine prononcĂ©e contre lui, le requĂ©rant rappelle que, dans l’arrĂŞt Mor c. France (no 28198/09, 15 dĂ©cembre 2011), la Cour a conclu Ă  la violation de l’article 10 alors mĂŞme que la requĂ©rante avait bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une dispense de peine et n’avait Ă©tĂ© condamnĂ©e Ă  payer qu’un euro symbolique au titre des dommages-intĂ©rĂŞts.

(b)   Le Gouvernement

40.  Le Gouvernent dĂ©clare ne pas contester que la condamnation pĂ©nale du requĂ©rant est constitutive d’une ingĂ©rence dans son droit Ă  la libertĂ© d’expression. Il soutient en revanche qu’elle est prĂ©vue par la loi, l’article 226-10 du code pĂ©nal, et qu’il Ă©tait prĂ©visible que le prĂ©sident de l’AMF soit considĂ©rĂ© comme une « autoritĂ© ayant le pouvoir [de donner suite Ă  la dĂ©nonciation ou] de saisir l’autoritĂ© compĂ©tente », au sens de ce texte. Il rĂ©sulterait en effet des articles L. 621-1 et suivants du code monĂ©taire et financier que la dĂ©cision d’ouvrir une procĂ©dure d’enquĂŞte et de sanction devant l’AMF appartient au collège, lequel est prĂ©sidĂ© par le prĂ©sident de l’AMF. En application de l’article 40 du code de procĂ©dure pĂ©nale et de l’article L. 621-20-1 du code monĂ©taire et financier, ce dernier aurait de plus l’obligation de transmettre au procureur de la RĂ©publique les crimes et dĂ©lits dont il a connaissance.

41.  Le Gouvernement soutient Ă©galement que l’incrimination de la dĂ©nonciation calomnieuse a pour but d’assurer le respect de la rĂ©putation d’autrui, principe consacrĂ© par l’article 8 de la Convention et, plus prĂ©cisĂ©ment, de garantir Ă  la personne son intĂ©gritĂ© morale et la dignitĂ© qui s’attache Ă  son honneur et Ă  sa rĂ©putation. Il en dĂ©duit que l’ingĂ©rence dĂ©noncĂ©e par le requĂ©rant visait l’un des buts lĂ©gitimes Ă©numĂ©rĂ©s par le second paragraphe de l’article 10 : « la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui Â», ceux de l’OL Groupe et de J.-M. A. Il observe de plus que, si la lettre litigieuse n’a pas eu pour consĂ©quence l’ouverture d’une procĂ©dure pĂ©nale ou le prononcĂ© de sanctions administratives, elle a cependant entachĂ© la rĂ©putation de ces derniers auprès de l’AMF et, Ă  travers la large mĂ©diatisation qui lui a Ă©tĂ© donnĂ©e, auprès des souscripteurs et du grand public.

42.  Le Gouvernement ajoute que l’ingĂ©rence Ă©tait nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique. Sur ce dernier point, il souligne que l’affaire concerne la dĂ©nonciation d’une infraction pĂ©nale censĂ©ment commise par un particulier, effectuĂ©e dans un courrier adressĂ©e Ă  une autoritĂ© administrative pouvant prononcer des sanctions et saisir la justice, et rendu public par son auteur, homme politique, lors d’une confĂ©rence de presse ; ce qui Ă©tait reprochĂ© au requĂ©rant ce n’est pas d’avoir voulu obtenir la condamnation de l’OL Groupe ou de son prĂ©sident, mais d’avoir dĂ©noncĂ© Ă  leur sujet un fait susceptible d’entraĂ®ner celle-ci et dont il connaissait la faussetĂ©. Selon le Gouvernement la condamnation du requĂ©rant Ă©tait justifiĂ©e par des motifs suffisants et pertinentes et Ă©tait proportionnĂ©e au but lĂ©gitime poursuivi eu Ă©gard aux critères suivants : 1o la qualitĂ© du requĂ©rant ; 2o le lien des propos tenus avec un dĂ©bat d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral ; 3o la nature des propos tenus et leur base factuelle ; 4o la motivation de celui qui les a tenus ; 5o la sanction prononcĂ©e.

43.  Premièrement, s’agissant de la qualitĂ© du requĂ©rant, le Gouvernement observe que, s’il fait valoir dans sa requĂŞte comme devant les juridictions internes qu’il est un homme politique et qu’il Ă©tait l’avocat des opposants au projet de stade, il ne s’est pas prĂ©sentĂ© comme tels dans son courrier Ă  l’AMF, et qu’à supposer qu’il faille nĂ©anmoins retenir qu’il agissait en sa qualitĂ© d’homme politique et en vertu de son engagement militant, il rĂ©sulte de la jurisprudence de la Cour que les hommes politiques doivent s’abstenir de recourir Ă  des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, incompatibles avec un climat social serein. Selon le Gouvernement, au regard du poids qui sera attachĂ© Ă  leurs propos, ils doivent s’abstenir de transmettre Ă  des fins politiques des informations qu’ils savent inexactes.

44.  Deuxièmement, le Gouvernement estime que, si la lettre adressĂ©e Ă  l’AMF prĂ©sentait un lien avec le dĂ©bat d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral relatif Ă  la construction d’un nouveau stade Ă  Lyon, elle ne visait pas Ă  contribuer Ă  ce dĂ©bat mais Ă  obtenir des poursuites contre la sociĂ©tĂ© OL Groupe et son prĂ©sident ou Ă  porter atteinte Ă  leur rĂ©putation en vue de les mettre en difficultĂ©. Il en dĂ©duit que les juridictions internes avaient une large marge d’apprĂ©ciation.

45.  Troisièmement, le Gouvernement constate que les propos tenus par le requĂ©rant dans cette lettre comportent Ă  la fois des dĂ©clarations de fait et des jugements de valeur, de sorte que la proportionnalitĂ© de l’ingĂ©rence dans son droit Ă  la libertĂ© d’expression dĂ©pend de l’existence d’une base factuelle. Il rappelle Ă  cet Ă©gard que l’exercice de cette libertĂ© comporte des devoirs et responsabilitĂ©s, dont l’obligation de vĂ©rifier l’exactitude des informations divulguĂ©es, qui vaut d’autant plus si elles sont susceptibles d’entrainer la responsabilitĂ© pĂ©nale de la personne visĂ©e. Il ajoute que la jurisprudence de la Cour relative aux lanceurs d’alerte n’est pas pertinente puisque le requĂ©rant n’avait ni lien de subordination vis-Ă -vis des personnes dĂ©noncĂ©es, ni devoir de loyautĂ© envers elles. Il constate ensuite que la lettre litigieuse contient des dĂ©clarations dont le requĂ©rant ne pouvait ignorer l’inexactitude Ă©tant donnĂ© notamment que, comme l’a notĂ© le juge interne, le document de base allait jusqu’à indiquer qu’il y avait un risque que le projet ne soit pas rĂ©alisĂ©. D’après le Gouvernement il ressort des dĂ©cisions internes et de la procĂ©dure que les propos tenus par le requĂ©rant n’avaient aucune base factuelle, l’OL Groupe et son prĂ©sident ayant, dans le document de base, entourĂ© le projet de nombreuses prĂ©cautions d’usage, de sorte qu’il est faux d’affirmer qu’ils auraient voulu donner une fausse information aux souscripteurs, lesquels auraient Ă©tĂ© parfaitement informĂ©s des alĂ©as.

46.  Quatrièmement, le Gouvernement fait valoir que l’objectif du requĂ©rant, qui connaissait le caractère inexact de ses propos et n’était donc pas de bonne foi, n’était pas d’informer, mais de dĂ©noncer l’OL Groupe et son prĂ©sident pour diffusion de fausse informations Ă  l’autoritĂ© ayant pour fonction d’enquĂŞter et de poursuivre les violations des règles boursières, tout en sachant que sa dĂ©nonciation aurait pu dĂ©clencher des poursuites administratives et pĂ©nales contre eux et porter atteinte Ă  leur honneur et Ă  leur intĂ©gritĂ© morale. Le requĂ©rant aurait donc instrumentalisĂ© la procĂ©dure de saisine de l’AMF Ă  des fins politiques.

47.  Cinquièmement, le Gouvernement souligne que la peine prononcĂ©e contre le requĂ©rant Ă©tait parfaitement proportionnĂ© Ă  la gravitĂ© des faits puisqu’elle se limitait Ă  une amende de 3 000 EUR et que le montant des dommages et intĂ©rĂŞt qu’il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  payer Ă©tait symbolique.

48.  Selon le Gouvernement, au regard de la gravitĂ© des faits reprochĂ©s au requĂ©rant, dont le courrier aurait pu entraĂ®ner des sanctions administratives ou pĂ©nales graves pour l’OL Groupe et son prĂ©sident, et compte-tenu de la mauvaise foi du requĂ©rant, qui a dĂ©libĂ©rĂ©ment et faussement dĂ©noncĂ© une infraction Ă  l’AMF dans le but de freiner ou d’arrĂŞter le projet de construction d’un nouveau stade auquel il Ă©tait opposĂ©, l’ingĂ©rence dans le droit Ă  la libertĂ© d’expression Ă©tait proportionnĂ©e au but recherchĂ©.

  1. Appréciation de la Cour

49.  La Cour rappelle tout d’abord que dĂ©noncer un comportement prĂ©tendument illicite devant une autoritĂ© est susceptible de relever de la libertĂ© d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Kwiecień c. Pologne, no 51744/99, §§ 41 et 49-50, 9 janvier 2007, et Diouldine et Kislov c. Russie, no 25968/02, §§ 35 et 40-41, 31 juillet 2007, ainsi que, mutatis mutandisHeinisch, prĂ©citĂ©, §§ 43-45). Elle considère ensuite que la condamnation du requĂ©rant pour dĂ©nonciation calomnieuse Ă  raison de la lettre ouverte qu’il a adressĂ©e au prĂ©sident de l’AMF constitue une ingĂ©rence dans l’exercice de cette libertĂ© dès lors que cette condamnation repose sur la substance des propos contenus dans cette lettre. Le Gouvernement ne le conteste du reste pas.

50.  Pareille ingĂ©rence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prĂ©vue par la loi », dirigĂ©e vers un but lĂ©gitime au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique » pour l’atteindre.

(a)   Â« PrĂ©vue par la loi Â»

51.  La Cour constate que le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© sur le fondement de l’article 226-10 du code pĂ©nal, qui incrimine la dĂ©nonciation dirigĂ©e contre une personne dĂ©terminĂ©e d’un fait qui est de nature Ă  entraĂ®ner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu’elle est adressĂ©e notamment Ă  Â« une autoritĂ© ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autoritĂ© compĂ©tente Â».

52.  Elle n’est pas convaincue par la thèse du requĂ©rant selon laquelle il ne pouvait prĂ©voir que le prĂ©sident de l’AMF Ă©tait susceptible de constituer une telle autoritĂ©. Elle relève en effet que la Cour de cassation a clairement Ă©tabli que tel Ă©tait le cas, « dès lors que le prĂ©sident de [l’AMF] Ă©tait susceptible de donner une suite Ă  une dĂ©nonciation en la communiquant au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de [l’AMF] Â» (paragraphe 24 ci-dessus). Sur ce dernier point, elle constate qu’il revient au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’AMF de dĂ©cider de l’ouverture d’une enquĂŞte et de saisir ensuite le collège de l’AMF, qui est l’autoritĂ© de poursuite de cette institution, et qui peut notamment dĂ©cider d’ouvrir une procĂ©dure de sanction contre le mis en cause ou de transmettre le dossier au parquet (paragraphe 28 ci-dessus). Il semble certes que la Cour de cassation s’est prononcĂ©e ainsi pour la première fois dans la cause du requĂ©rant. Cela ne suffit toutefois pas pour considĂ©rer que la loi manquait de prĂ©visibilitĂ©. La Cour a en effet prĂ©cisĂ© que cette exigence n’exclut pas que la loi soit en partie laissĂ©e Ă  l’interprĂ©tation des juges (voir par exemple, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 108-110 et 114, CEDH 2015), et un individu ne saurait soutenir qu’une disposition lĂ©gale manque de prĂ©visibilitĂ© du seul fait qu’elle est appliquĂ©e pour la première fois en sa cause (voir Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 150, 27 juin 2017). Ce qui importe c’est que le requĂ©rant pouvait prĂ©voir « Ă  un degrĂ© raisonnable dans les circonstances de la cause Â» (Kudrevičius et autres, prĂ©citĂ©, Â§ 114) que le prĂ©sident de l’AMF Ă©tait une « autoritĂ© ayant le pouvoir (...) de saisir l’autoritĂ© compĂ©tente » au sens de l’article 226-10 du code pĂ©nal et qu’il risquait donc d’être poursuivi sur le fondement de cette disposition en lui adressant la lettre litigieuse. La Cour ne doute pas que tel Ă©tait le cas, pour les raisons indiquĂ©es prĂ©cĂ©demment et eu Ă©gard au fait que le requĂ©rant est avocat.

53.  L’ingĂ©rence Ă©tait donc prĂ©vue par la loi, au sens de l’article 10 de la Convention.

(b)   But lĂ©gitime

54.  La Cour admet que, comme le soutient le Gouvernement, l’ingĂ©rence poursuivait l’un des buts lĂ©gitimes Ă©numĂ©rĂ©s au second paragraphe de l’article 10 : la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui, Ă  savoir ceux de J.-M. A. Elle observe Ă  cet Ă©gard que la lettre ouverte litigieuse invitait Ă  se demander si ce dernier n’avait pas sciemment sous-estimĂ© dans le document de base les difficultĂ©s de rĂ©alisation du stade pour favoriser l’entrĂ©e en bourse de l’OL Groupe. Elle constate de plus que cette lettre rappelait dans ce contexte que le fait de rĂ©pandre des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un Ă©metteur dont les titres sont nĂ©gociĂ©s sur un marchĂ© rĂ©glementĂ© ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier admis sur un marchĂ© rĂ©glementĂ©, de nature Ă  agir sur les cours, Ă©tait constitutif du dĂ©lit prĂ©vu par l’article L. 465-2 du code monĂ©taire et financier (lequel Ă©tait retranscrit dans la lettre ouverte ; paragraphe 11 ci-dessus). Or suggĂ©rer qu’un individu a commis une infraction pour laquelle il n’a pas Ă©tĂ© condamnĂ© est de nature Ă  affecter sa rĂ©putation (voir, par exemple, mutatis mutandisWhite c. Suède, no 42435/02, § 25, 19 septembre 2006), laquelle relève par ailleurs du droit au respect de la vie privĂ©e (ibidem, § 26 ; voir aussi, par exemple, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 fĂ©vrier 2012).

(c)   Â« NĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique Â»

(i)  Principes gĂ©nĂ©raux

55.  Les principes gĂ©nĂ©raux Ă  suivre pour dĂ©terminer si une ingĂ©rence dans l’exercice du droit Ă  la libertĂ© d’expression est « nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention ont notamment Ă©tĂ© rappelĂ©s dans les arrĂŞts Perinçek c. Suisse [GC] (no 27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)) et MedĹľlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-HerzĂ©govine [GC] (no 17224/11, § 75, 27 juin 2017) :

i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.

iii. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autoritĂ©s nationales compĂ©tentes, mais il lui incombe de vĂ©rifier sous l’angle de l’article 10 les dĂ©cisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner Ă  rechercher si l’État dĂ©fendeur a usĂ© de ce pouvoir d’apprĂ©ciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considĂ©rer l’ingĂ©rence litigieuse Ă  la lumière de l’ensemble de l’affaire pour dĂ©terminer si elle Ă©tait proportionnĂ©e au but lĂ©gitime poursuivi et si les motifs invoquĂ©s par les autoritĂ©s nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autoritĂ©s nationales ont appliquĂ© des règles conformes aux principes consacrĂ©s Ă  l’article 10 et ce, de surcroĂ®t, en se fondant sur une apprĂ©ciation acceptable des faits pertinents.

56.  Dans les cas oĂą la finalitĂ© de la protection de la « rĂ©putation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8 de la Convention (Ă©tant entendu que l’atteinte Ă  la rĂ©putation personnelle doit prĂ©senter un certain niveau de gravitĂ© et avoir Ă©tĂ© effectuĂ©e de manière Ă  causer un prĂ©judice Ă  la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privĂ©e pour que l’article 8 entre en ligne de compte ; voir MedĹľlis Islamske Zajednice Brčko et autres, prĂ©citĂ©, Â§Â§ 76-77 et 79), la Cour peut ĂŞtre appelĂ©e Ă  vĂ©rifier si les autoritĂ©s nationales ont mĂ©nagĂ© un juste Ă©quilibre entre deux valeurs protĂ©gĂ©es par la Convention, Ă  savoir, d’une part, la libertĂ© d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privĂ©e consacrĂ© par l’article 8. Les principes gĂ©nĂ©raux rĂ©gissant cette mise en balance sont les suivants (voir, par exemple, les arrĂŞts Perinçek et MedĹľlis Islamske Zajednice Brčko et autres, prĂ©citĂ©s, §§ 198 et 77 respectivement) :

i.  Dans les affaires de cette nature, l’issue ne saurait varier selon que la requĂŞte a Ă©tĂ© portĂ©e devant la Cour, sous l’angle de l’article 8, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur, ces droits mĂ©ritant en principe un Ă©gal respect.

ii.  Le choix des mesures propres Ă  garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’apprĂ©ciation des Hautes Parties contractantes, que les obligations Ă  leur charge soient positives ou nĂ©gatives. Il existe plusieurs manières diffĂ©rentes d’assurer le respect de la vie privĂ©e. La nature de l’obligation de l’État dĂ©pendra de l’aspect de la vie privĂ©e qui se trouve en cause.

iii.  De mĂŞme, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Hautes Parties contractantes disposent d’une certaine marge d’apprĂ©ciation pour juger de la nĂ©cessitĂ© et de l’ampleur d’une ingĂ©rence dans le droit Ă  la libertĂ© d’expression.

iv.  Toutefois, cette marge va de pair avec un contrĂ´le europĂ©en portant Ă  la fois sur la loi et sur les dĂ©cisions qui l’appliquent, mĂŞme quand elles Ă©manent d’une juridiction indĂ©pendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrĂ´le, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vĂ©rifier, Ă  la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs dĂ©cisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquĂ©es.

v.  Si la mise en balance par les autoritĂ©s nationales s’est faite dans le respect des critères Ă©tablis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sĂ©rieuses pour que celle-ci substitue son avis au leur.

(ii)  Application de ces principes au cas d’espèce

57.  La Cour constate d’emblĂ©e que la cour d’appel de Paris s’est limitĂ©e Ă  rechercher si les Ă©lĂ©ments constitutifs du dĂ©lit de dĂ©nonciation calomnieuse Ă©taient rĂ©unis, sans prendre en compte dans son raisonnement le droit Ă  la libertĂ© d’expression du requĂ©rant, dont ce dernier avait pourtant expressĂ©ment fait un moyen (paragraphe 19 ci-dessus). Elle n’a donc pas procĂ©dĂ© au contrĂ´le de proportionnalitĂ© qu’appelle l’article 10 de la Convention.

58.  La Cour de cassation a ensuite retenu que les juges du fond n’avaient pas Ă  rĂ©pondre Ă  ce moyen, au motif que « des faits de dĂ©nonciation calomnieuse ne sauraient ĂŞtre justifiĂ©s par le droit d’informer le public dĂ©fini par l’article 10 § 1 de la Convention (...), lequel, dans son second paragraphe, prĂ©voit que l’exercice de la libertĂ© de recevoir et de communiquer des informations comporte des devoirs et des responsabilitĂ©s et qu’il peut ĂŞtre soumis par la loi Ă  des restrictions ou des sanctions nĂ©cessaires Ă  la protection de la rĂ©putation des droits d’autrui Â» (paragraphe 23 ci-dessus).

59.  En d’autres termes, la Cour de cassation a jugĂ© qu’il y a nĂ©cessairement manquement aux devoirs et responsabilitĂ©s inhĂ©rents Ă  l’exercice de la libertĂ© d’expression dès lors qu’il a Ă©tĂ© jugĂ© que des propos relèvent de la dĂ©nonciation calomnieuse, au sens de l’article 226-10 du code pĂ©nal. Or la Cour estime que la question d’un tel manquement doit en principe ĂŞtre apprĂ©ciĂ©e au regard des circonstances de chaque cause, dans le cadre du contrĂ´le de proportionnalitĂ© susmentionnĂ©. Les juridictions saisies d’un moyen tirĂ© d’une violation de l’article 10 de la Convention Ă  l’occasion de poursuites pour dĂ©nonciation calomnieuse ne peuvent donc se trouver dispensĂ©es d’y rĂ©pondre.

60.  Il apparaĂ®t ainsi que les juridictions internes n’ont pas procĂ©dĂ© Ă  la mise en balance du droit Ă  la libertĂ© d’expression du requĂ©rant et du droit au respect de la vie privĂ©e de J.-M. A. (lequel Ă©tait en jeu dès lors que la rĂ©putation de J.-M. A. Ă©tait en cause ; paragraphe 54 ci-dessus) conformĂ©ment aux critères Ă©noncĂ©s dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 56 ci-dessus). Elles n’ont donc pas dĂ»ment examinĂ© la nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence dans le droit Ă  la libertĂ© d’expression du requĂ©rant.

61.  Ceci Ă©tant soulignĂ©, la Cour ne perd pas de vue que la lettre ouverte litigieuse suggĂ©rait que J.-M. A. avait commis un dĂ©lit. Or suggĂ©rer qu’un individu a commis une infraction pour laquelle il n’a pas Ă©tĂ© condamnĂ© et, de surcroĂ®t, en invoquant des faits jugĂ©s inexacts, est de nature Ă  significativement affecter sa rĂ©putation. Il en va d’autant plus ainsi en l’espèce que la lettre ouverte, qui avait Ă©tĂ© publiĂ©e, rappelait les termes de l’incrimination en retranscrivant l’article L. 465-2 du code monĂ©taire et financier et qu’au vu des peines encourues (paragraphe 26 ci-dessus), il s’agissait d’un dĂ©lit grave (comparer avec White, prĂ©citĂ©, §§ 5 et 25).

62.  La Cour constate cependant que l’AMF n’a pas donnĂ© suite Ă  la lettre que lui a adressĂ©e le requĂ©rant (paragraphe 14 ci-dessus). Aucune procĂ©dure n’a Ă©tĂ© initiĂ©e contre J.-M. A. par le collège de l’AMF, qui n’a pas non plus transmis le dossier au parquet. Cela relativise les effets que les propos figurant dans cette lettre ont pu avoir sur la rĂ©putation de J.-M. A. Il n’y a par ailleurs dans le dossier aucun Ă©lĂ©ment donnant Ă  penser que sa rĂ©putation aurait Ă©tĂ© durablement affectĂ©e.

63.  Il faut ensuite souligner que la lettre litigieuse s’inscrit dans un contexte dans lequel l’article 10 de la Convention exige Ă  double titre un niveau Ă©levĂ© de protection du droit Ă  la libertĂ© d’expression dès lors que le requĂ©rant s’exprimait sur un sujet d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral et dans le cadre d’une dĂ©marche politique et militante (voir, par exemple, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006 XIII, et Haguenauer c. France, no 34050/05, § 49, 22 avril 2010).

64.  En effet, d’une part, le requĂ©rant s’exprimait sur un sujet d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral, puisqu’il Ă©tait question d’une grande infrastructure dont la rĂ©alisation Ă©tait de nature Ă  gĂ©nĂ©rer d’importantes dĂ©penses publiques et avoir de fortes consĂ©quences sur l’environnement, et dans le cadre d’un dĂ©bat largement ouvert sur la plan local. Sur ce dernier point, il ressort du dossier – et le Gouvernement ne le conteste pas – que, pour ces raisons et du fait des modalitĂ©s de sa rĂ©alisation, le projet OL Land faisait l’objet d’une forte controverse. Le grand nombre de recours administratifs exercĂ©s contre celui-ci – cinquante-six, selon les parties civiles dans le cadre de la procĂ©dure devant la cour d’appel de Paris (paragraphe 20 ci-dessus) – le confirme.

65.  D’autre part, mĂŞme s’il ne se prĂ©sentait pas dans la lettre ouverte comme Ă©tant un Ă©lu ou un militant, le requĂ©rant Ă©tait conseiller rĂ©gional lorsqu’il l’a rĂ©digĂ©e et envoyĂ©e, et il avait notamment Ă©tĂ© conseiller communautaire au moment oĂą l’OL Groupe avait dĂ©cidĂ© d’entrer en bourse. La cour d’appel de Paris a d’ailleurs, dans le cadre de l’examen de l’élĂ©ment intentionnel de l’infraction, pris en compte le fait qu’il Ă©tait un Ă©lu local investi des problèmes liĂ©s Ă  la rĂ©alisation du stade, qu’il Ă©tait l’un des opposants au projet, qu’il avait soutenu les nombreux recours exercĂ©s contre celui-ci et qu’il agissait dans un but politique (paragraphe 20 ci-dessus). La lettre ouverte s’inscrivait ainsi dans le cadre de l’action politique et militante du requĂ©rant, ce que les juridictions internes savaient.

66.  La Cour relève aussi que, dans la lettre litigieuse, le requĂ©rant a usĂ© de la forme interrogative plutĂ´t qu’affirmative. Elle note en particulier les phrases suivantes : « il y a lieu de s’interroger si le responsable du document de base, ([J.-M. A.], prĂ©sident directeur gĂ©nĂ©ral de l’OL Groupe) n’a pas sciemment sous-estimĂ© les difficultĂ©s de rĂ©alisation pour favoriser l’entrĂ©e en bourse et si, aujourd’hui, OL Groupe a encore les moyens de l’exĂ©cution du projet » ; « la question lĂ©gitime qui se pose est de savoir si la sociĂ©tĂ© OL Groupe a encore les capacitĂ©s de financer le projet » ; « des poursuites pourront-elles ĂŞtre envisagĂ©es ? Â». Cela vaut aussi pour la phrase conclusive, dans laquelle le requĂ©rant lie l’assertion qu’« il y a lieu d’engager les procĂ©dures de mise en cause de la responsabilitĂ© de M. [J.-M. A.] Â» Ă  la question ouverte de la valeur impĂ©rative ou non du document de base.

67.  Or la circonstance que les propos reprochĂ©s Ă  un individu Ă©taient entourĂ©s de prĂ©cautions de style est un facteur Ă  prendre en compte dans le cadre du contrĂ´le de la proportionnalitĂ© d’une ingĂ©rence dans l’exercice de sa libertĂ© d’expression (voir, mutatis mutandisHertel c. Suisse, 25 aoĂ»t 1998, § 48, Recueil des arrĂŞts et dĂ©cisions 1998 VI).

68.  La nature et la lourdeur des sanctions infligĂ©es sont aussi des Ă©lĂ©ments Ă  prendre en considĂ©ration lorsqu’on Ă©value la proportionnalitĂ© de l’ingĂ©rence. En l’espèce, le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  une amende de 3 000 EUR. Or Ă  supposer qu’il faille retenir comme le suggère le Gouvernement que ce montant est modĂ©rĂ©, il s’agit nĂ©anmoins d’une sanction pĂ©nale qui peut avoir un effet dissuasif quant Ă  l’exercice de la libertĂ© d’expression, lequel doit ĂŞtre pris en compte pour apprĂ©cier la proportionnalitĂ© de l’ingĂ©rence. Le prononcĂ© mĂŞme d’une condamnation pĂ©nale est l’une des formes les plus graves d’ingĂ©rence dans le droit Ă  la libertĂ© d’expression (voir, par exemple, Lacroix c. France, no 41519/12, Â§ 50, 7 septembre 2017). Il faut de plus relever qu’à l’amende de 3 000 EUR s’ajoute la condamnation du requĂ©rant au paiement de 10 000 EUR au titre des frais exposĂ©s par les parties civiles (article 475-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale) devant le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Paris.

69.  La Cour n’est donc pas convaincue que l’ingĂ©rence dans l’exercice du droit au respect de la libertĂ© d’expression du requĂ©rant Ă©tait proportionnĂ©e au but lĂ©gitime poursuivi et que la motivation des dĂ©cisions des juridictions internes suffisait pour la justifier.

70.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

71.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. Â»

  1. Dommage

72  Le requĂ©rant demande 1 EUR pour dommage moral. Il demande en outre, au titre du dommage matĂ©riel, les sommes de 10 150 EUR et 3 000 EUR, qui correspondent respectivement au montant qu’il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  verser aux parties civiles en application de l’article 475-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale et Ă  celui de l’amende prononcĂ©e contre lui. Il rĂ©clame aussi 120 EUR au titre des droits fixes de procĂ©dure qu’il a dĂ» rĂ©gler Ă  la suite de l’arrĂŞt de la cour d’appel. Il produit un justificatif attestant du paiement de la somme de 10 150 EUR susmentionnĂ©e.

73  Le Gouvernement estime que la demande relative au dommage moral peut ĂŞtre acceptĂ©e. S’agissant du dommage matĂ©riel, il constate que le requĂ©rant atteste du règlement des montants qu’il rĂ©clame en remboursement de sa condamnation sur le fondement de l’article 475-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale, qui correspondent aux sommes fixĂ©es par les juridictions nationales augmentĂ©es des intĂ©rĂŞts de retard. Il considère toutefois que les intĂ©rĂŞts de retard ne sauraient ĂŞtre mis Ă  sa charge et estime en consĂ©quence que 10 000 EUR pourraient ĂŞtre allouĂ©s. Il considère par ailleurs qu’aucune somme ne peut ĂŞtre accordĂ©e au requĂ©rant Ă  raison de l’amende Ă  laquelle il a Ă©tĂ© condamnĂ© dès lors qu’il n’apporte pas la preuve qu’il l’a payĂ©e. Il souligne Ă  cet Ă©gard que les amendes sont minorĂ©es de 20 % si elles sont rĂ©glĂ©es dans le mois qui suit la condamnation. Il ne se prononce pas sur la demande relative au remboursement des droits fixes de procĂ©dure.

74  La Cour considère que le requĂ©rant a subi un dommage moral Ă  raison de la violation de l’article 10 dont il a Ă©tĂ© victime. Elle juge toutefois inappropriĂ© d’allouer 1 EUR de ce chef, fut-ce Ă  titre symbolique. Elle estime en consĂ©quence que le dommage moral subi par le requĂ©rant se trouve suffisamment rĂ©parĂ© par le constat de violation auquel elle parvient. S’agissant du dommage matĂ©riel (voir Becker c. Norvège, no 21272/12, § 88, 5 octobre 2017), la Cour constate que le requĂ©rant n’établit avoir payĂ© que 10 150 EUR, correspondant Ă  la somme Ă  laquelle il a Ă©tĂ© condamnĂ© au titre de l’article 475-1 du code de procĂ©dure pĂ©nale (10 000 EUR) augmentĂ©e des intĂ©rĂŞts de retard (150 EUR). Elle partage le point de vue du Gouvernement selon lequel il n’y a pas lieu de mettre les intĂ©rĂŞts de retard Ă  la charge de l’État dĂ©fendeur. Elle alloue en consĂ©quence 10 000 EUR au requĂ©rant pour dommage matĂ©riel.

  1. Frais et dépens

75  Le requĂ©rant rĂ©clame 24 050 EUR au titre des frais et dĂ©pens qu’il a engagĂ©s dans le cadre de la procĂ©dure menĂ©e devant les juridictions internes. Il produit des factures d’honoraires datĂ©es des 15 septembre 2011 et 7 janvier 2014, relatives Ă  des montants de 11 960 EUR et 12 090 EUR respectivement.

76  Le Gouvernement juge le montant rĂ©clamĂ© excessif et propose 5 000 EUR.

77.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requĂ©rant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dĂ©pens que dans la mesure oĂą se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©, leur nĂ©cessitĂ© et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnĂ©s, la Cour juge raisonnable d’allouer au requĂ©rant la somme de 10 000 EUR tous frais confondus pour les frais et dĂ©pens engagĂ©s dans le cadre de la procĂ©dure interne.

  1. Intérêts moratoires

78.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂŞts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂŞt de la facilitĂ© de prĂŞt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. DĂ©clare la requĂŞte recevable ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
  3. Dit

(a)  que l’État dĂ©fendeur doit verser au requĂ©rant, dans un dĂ©lai de trois mois Ă  compter de la date Ă  laquelle l’arrĂŞt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă  l’article 44 Â§ 2 de la Convention, les sommes suivantes :

(i)  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant ĂŞtre dĂ» sur cette somme Ă  titre d’impĂ´t, pour dommage matĂ©riel ;

(ii)  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant ĂŞtre dĂ» sur cette somme par le requĂ©rant Ă  titre d’impĂ´t, pour frais et dĂ©pens ;

(b)  qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ces montants seront Ă  majorer d’un intĂ©rĂŞt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂŞt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette le surplus de la demande de satisfaction Ă©quitable.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 26 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

              Claudia Westerdiek   SĂ­ofra O’Leary

Greffière                    Présidente