Corte europea dei diritti dell’uomo
(Sezione IV), 25 agosto 2009
(requête n. 23458/02)
AFFAIRE GIULIANI et GAGGIO c. ITALIE
Cet arrêt deviendra
définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Giuliani et
Gaggio c. Italie,
Nicolas
Bratza, président,
Josep Casadevall,
Lech Garlicki
Giovanni Bonello,
Vladimiro Zagrebelsky,
Ljiljana Mijović,
Ján Šikuta, juges,
et de Lawrence Early, greffier de
section,
Après en avoir délibéré
en chambre du conseil le 26 juin 2008 et le 18 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici,
adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se
trouve une requête (no 23458/02) dirigée contre
2. Les requérants ont été
représentés par Mes N. Paoletti et G. Pisapia, avocats à Rome.
Les requérants sont respectivement le père, la mère et la sœur de Carlo Giuliani.
Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par
son agent, E. Spatafora, et par son coagent, F. Crisafulli.
3. Les requérants alléguaient en
particulier que Carlo Giuliani était décédé en raison d'un recours excessif à
la force publique.
4. Une audience consacrée à la fois
aux questions de recevabilité et à celles de fond (article 54 § 3 du règlement)
s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 5
décembre 2006 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. F. Crisafulli, coagent;
– pour les requérants
M. N. Paoletti, Mme A. Mari, Mme G. Paoletti, avocats au barreau de Rome, conseils.
5. Par une décision du 6 février
2007, la chambre a déclaré la requête recevable.
6. Tant les requérants que le
Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires
(article 59 § 1 du règlement). Les parties ont chacune soumis
des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. Les requérants sont nés
respectivement en 1938, 1944 et 1972 et résident à Gênes et à Milan.
A. Le contexte
dans lequel s'est déroulé le G8 à Gênes et les circonstances ayant précédé le
décès de Carlo Giuliani
8. Les 19, 20 et 21 juillet 2001 se
déroula à Gênes le sommet dit du « G8 ». De nombreuses manifestations
« antimondialistes » furent organisées dans la ville et un important
dispositif de sécurité fut mis en place par les autorités italiennes. La loi no
349 du 8 juin 2000 autorisait le préfet de Gênes à recourir au personnel des
forces armées. En outre, une « zone rouge » avait été délimitée à l'aide
d'un filet métallique dans la partie de la ville concernée par les réunions du
G8 (à savoir le centre historique de la ville). De la sorte, seuls les
riverains et les personnes qui devaient y travailler pouvaient y accéder.
L'accès au port avait été interdit et l'aéroport fermé au trafic. La zone rouge
était enclavée dans une zone jaune qui, à son tour, était entourée d'une zone
blanche (zone normale).
9. Concernant les ordres écrits du
commandant des forces de l'ordre, responsable du maintien et du rétablissement
de l'ordre public, le Gouvernement a soumis à la Cour des ordres de service
datés des 14, 17 et 19 juillet 2001. Chacun de ces ordres de service
commence par la phrase : « la présente modifie et complète comme suit
l'ordonnance de service no 2143/R du 12 juillet relative aux
services d'ordre et de sûreté prévus à l'occasion du sommet du G8 qui se
tiendra à Gênes du 20 au 22 juillet ». Cette ordonnance du 12 juillet n'a
pas été fournie à la Cour.
10. L'ordre de service du 19 juillet
2001 est celui de la veille des faits. Il résume ainsi les priorités des forces
de l'ordre : mettre en place à l'intérieur de la « zone rouge »
une ligne de défense permettant de repousser rapidement toute tentative d'intrusion ;
mettre en place dans la « zone jaune » une ligne de défense pour
pouvoir faire face à toute action, compte tenu de la position des manifestants
en différents endroits ainsi que des actions provenant d'éléments plus
extrémistes ; enfin, prendre des mesures d'ordre public sur les axes
touchés par les manifestations, eu égard au danger d'agressions favorisé par
les effets de masse.
11. Les parties s'accordent sur le
fait que l'ordre de service du 19 juillet 2001 a modifié les plans
établis jusque-là quant à la manière de déployer les ressources et les moyens
disponibles, afin que les forces de l'ordre puissent contrer efficacement toute
tentative d'intrusion dans la zone rouge de personnes participant à la
manifestation des « Tute bianche »
(les combinaisons blanches), annoncée et autorisée pour le lendemain.
S'appuyant sur des
témoignages livrés dans le cadre d'une procédure pénale diligentée à l'encontre
de vingt-cinq manifestants (voir, ci-dessous, le « procès des 25 »),
les requérants ont indiqué que l'ordre de service du 19 juillet avait
affecté le peloton de carabiniers en cause à une fonction dynamique alors
qu'auparavant il était censé être statique.
Quant à la manière dont
ces instructions ont été diffusées, le Gouvernement a indiqué que les ordres
donnés et reçus par les officiers sur le terrain ont été transmis oralement. Les requérants, quant à eux, se
réfèrent aux témoignages recueillis par le parquet et également dans le cadre
du « procès des 25 », notamment auprès de M. Lauro (paragraphe 56 ci‑dessous).
12. Les parties s'accordent à dire
qu'un système de communication radio a été mis en place, avec une centrale
opérationnelle située auprès de la questura
(bureaux de la police), et que cette centrale était en contact radio avec les
forces présentes sur le terrain. Les carabiniers et les policiers ne pouvaient
pas communiquer directement entre eux par radio ; ils ne pouvaient joindre
que la centrale opérationnelle.
13. Il ressort du jugement rendu dans
le « procès des 25 » (voir ci-dessous), versé au dossier, qu'avant le
début du G8 il y avait eu des moments de tension : le 16 juillet, une
bombe avait été envoyée aux carabiniers. Le 17 juillet, un fourgon
contenant un engin explosif avait été découvert près du stade Carlini, le lieu
qui allait héberger les manifestants qui participeraient à la grande
manifestation du 20 juillet (le cortège des « Tute bianche »). Le 18 juillet, les forces de l'ordre
se rendirent au stade Carlini pour effectuer des contrôles. Environ 500
manifestants étaient sur place. L'inspection dura environ une heure et eut lieu
en présence de journalistes. Les manifestants présentaient des « moyens de
défense individuels », à savoir des boucliers en plexiglas et des
vêtements pouvant absorber d'éventuels chocs avec les forces de l'ordre.
14. Le même jugement fait état de ce
que, le matin du 20 juillet, des groupes de manifestants particulièrement
agressifs, cagoulés et masqués (les « black
blocks ») provoquèrent de nombreux incidents et accrochages avec les
forces de l'ordre. Vers 13 h 30, le cortège des « Tute bianche » était prêt à
défiler. Le départ était prévu au stade Carlini. Il s'agissait d'une manifestation
regroupant plusieurs organisations : des représentants du mouvement
« no global », des centres
sociaux, des jeunes communistes du Parti « Rifondazione comunista ». Ils croyaient en la contestation non
violente (désobéissance civile) mais avaient annoncé un objectif
politique : tenter de franchir la limite de la zone rouge. C'est pourquoi
à la date du 19 juillet 2001 le questore
de Gênes avait interdit au cortège des « Tute bianche » de pénétrer dans la zone rouge ou dans
celle adjacente et avait déployé les forces de l'ordre de manière à arrêter le
cortège au niveau de la place Verdi. Le cortège pouvait donc défiler entre le
stade Carlini et toute la longueur de la rue Tolemaide, jusqu'à la place Verdi,
soit bien au-delà du croisement entre cette rue et le boulevard Torino,
croisement où se déroulèrent les faits dont il est question ci-après. Vers
13 h 30, le cortège se mit en route et avança lentement vers l'ouest.
Pendant la descente, les manifestants apparurent tranquilles et joyeux, du
moins jusqu'au moment où ils remarquèrent des colonnes de fumée dans la
direction de la rue Canevari et une voiture complètement brûlée rue Montevideo,
ce qui engendra une certaine tension. Dans le secteur de la rue Tolemaide, il y
avait des traces de désordres antérieurs. Un groupe de contact composé de
politiciens et un groupe de journalistes munis de caméras ou d'appareils photo
marchaient en tête du cortège. Ce dernier ralentit et marqua plusieurs arrêts.
Plus bas, dans la zone de la rue Tolemaide, des incidents opposèrent des
personnes masquées et cagoulées aux forces de l'ordre. Le cortège atteignit le
tunnel de la voie ferrée, au croisement du boulevard Torino. Soudain, des
engins lacrymogènes furent lancés sur le cortège par des carabiniers placés
sous les ordres de M. Mondelli.
15. M. Mondelli, commandant de la
compagnie des carabiniers Alpha, avait fait savoir à sa centrale que sa radio
pouvait seulement recevoir les communications et qu'il ne disposait pas d'un
guide de Gênes connaissant bien les rues. Il se trouvait place Tommaseo avec
deux cents carabiniers. Ceux-ci étaient équipés de la nouvelle matraque Tonfa,
d'un bouclier, de nouveaux engins lacrymogènes CS et de lanceurs, ainsi que
d'une combinaison ignifugée et d'équipements anti-incendie. A
14 h 29, la centrale radio ordonna à M. Mondelli de se rendre
rapidement place Giusti, car le cortège des « Tute bianche » était en train de descendre le boulevard
Gastaldi. M. Mondelli accepta. Il avait trois itinéraires possibles pour se
rendre à son point de destination, mais il choisit celui qui l'exposait au
risque de croiser le cortège des « Tute
bianche », c'est-à-dire l'itinéraire passant par la rue d'Invrea et
croisant le boulevard Torino. Quelques minutes avant 15 heures, s'étant
retrouvés sur le chemin des manifestants, les carabiniers attaquèrent le
cortège des « Tute bianche »,
en utilisant d'abord des gaz lacrymogènes puis en avançant et en usant de leurs
matraques. Le cortège fut repoussé vers l'est (au croisement avec la rue
Casaregis). L'assaut dura environ deux minutes. Il n'avait été ordonné ni par
la centrale opérationnelle des carabiniers ni par la personne ayant la
compétence nécessaire. Les carabiniers repoussèrent les manifestants jusqu'au
croisement avec la rue d'Invrea. A cet endroit, ces derniers se
divisèrent : certains se dirigèrent vers la mer, d'autres cherchèrent un
abri rue d'Invrea, puis dans le secteur de la place Alimonda. Des manifestants
réagirent, trouvèrent des objets pouvant être utilisés comme des objets
contondants, tels que des bouteilles en verre ou des conteneurs à déchets, et
commencèrent à les lancer vers les forces de l'ordre. Des blindés de
carabiniers parcoururent à grande vitesse la rue Casaregis et la rue d'Invrea,
défonçant les barricades mises en place par les manifestants à l'aide de
conteneurs et provoquant l'éloignement des manifestants présents sur les lieux.
A 15 h 22 mn 52 s, la centrale opérationnelle ordonna à M. Mondelli de se
déplacer et de laisser passer le cortège des « Tute bianche ». L'assaut terminé, les carabiniers se
retirèrent rue Casaregis puis rue d'Invrea, en direction du nord, puis
suivirent la rue Tolemaide, vers l'ouest.
16. Certains manifestants
organisèrent une riposte violente et des accrochages avec les forces de
l'ordre. Vers 15 h 40, un groupe de manifestants attaqua un fourgon blindé des
carabiniers et l'incendia par la suite.
17. Vers 17 heures, la présence d'un
groupe de manifestants semblant très agressifs fut remarquée notamment par le
bataillon Sicilia, composé d'une cinquantaine de carabiniers postés près de la
place Alimonda.
18. Le fonctionnaire de police Lauro
ordonna auxdits carabiniers de charger les manifestants. A pied et suivis par
deux jeeps Defender, les carabiniers chargèrent.
19. Peu après, les manifestants
parvinrent toutefois à repousser l'attaque des forces de l'ordre : les
carabiniers se replièrent de manière désordonnée à proximité de la place
Alimonda, laissant sans protection les deux jeeps Defender qui se trouvaient en
queue de dispositif (le parquet, dans
sa demande de classement sans suite de l'affaire, décrit ceci comme « ripiegamento disordinato che lascia scoperti i due defender che si
trovano alle spalle del reparto »). Les images prises par hélicoptère
montrent les manifestants qui avancent rue Caffa, à 17 h 23, en
courant après les forces de l'ordre.
B. Le
décès de Carlo Giuliani
20. Les deux jeeps en question se
bloquèrent réciproquement place Alimonda. Alors que l'une d'elle réussissait
finalement à s'éloigner, l'autre, en raison d'une fausse manœuvre du
conducteur, resta immobilisée place Alimonda, bloquée par un conteneur à
déchets renversé.
21. La jeep fut rejointe par un
groupe de manifestants armés de pierres, de bâtons et de barres de fer. Les
vitres latérales arrière et la lunette arrière de la jeep furent brisées. Les
manifestants hurlèrent des injures et des menaces à l'encontre des occupants de
la jeep et lancèrent des pierres vers le véhicule.
22. A bord de la jeep se trouvaient
trois carabiniers : Mario Placanica, Filippo Cavataio et Dario Raffone.
23. L'un d'eux, Mario Placanica
(ci-après « M.P. »), était un grenadier âgé de vingt ans. Intoxiqué
par les grenades lacrymogènes qu'il avait lancées lors d'accrochages
antérieurs, il avait été autorisé par le capitaine Cappello (commandant de la
compagnie ECHO, au sein du CCIR – « contingente
di contenzione e intervento risolutivo ») à monter dans la jeep pour
s'éloigner des lieux du précédent affrontement. Accroupi à l'arrière de la
jeep, blessé, paniqué, se protégeant
d'un côté avec un bouclier (selon la déclaration
du manifestant Predonzani), hurlant aux manifestants de s'en aller,
« sinon il les tuerait », M.P. dégaina son Beretta 9 mm, le
pointa en direction de la lunette arrière brisée du véhicule et, après quelques
dizaines de secondes, tira deux coups de feu.
24. Le premier coup de feu atteignit
Carlo Giuliani au visage, sous l'œil gauche, et le blessa grièvement, alors
qu'il se trouvait à quelques mètres tout au plus de l'arrière de la jeep et
venait de ramasser un extincteur vide. Carlo Giuliani s'écroula à proximité de
la roue arrière gauche du véhicule.
25. Peu après, Filippo Cavataio
(ci-après « F.C. »), le chauffeur, réussit à redémarrer et, dans le
but de se dégager, fit marche arrière, roulant ainsi sur le corps de Carlo
Giuliani. Il passa ensuite la première
vitesse et roula une deuxième fois sur le corps de Carlo Giuliani en quittant
les lieux. La jeep se dirigea alors vers la place Tommaseo.
26. Après « quelques
mètres », le maréchal des carabiniers Amatori monta à bord de la jeep et
se mit au volant, « le chauffeur étant en état de choc ». Le
carabinier Rando monta également dans le véhicule.
27. Après le départ de la jeep, J.M.,
un manifestant, s'approcha de Carlo Giuliani et observa que celui-ci perdait
beaucoup de son sang, qui giclait d'un orifice situé près de l'œil gauche, et
constata que « le pouls de Carlo Giuliani était très rapide et
faible ». Quelques instants plus tard, après l'arrivée de plusieurs carabiniers
et policiers, J.M. s'éloigna de Carlo Giuliani.
28. Des forces de police qui
stationnaient de l'autre côté de la place Alimonda intervinrent et dispersèrent
les manifestants (selon la déclaration du capitaine Cappello). Elles furent
rejointes par des carabiniers.
29. A 17 h27 mn 25 s, un policier
présent sur les lieux appela la centrale opérationnelle pour demander une
ambulance. Par la suite, un médecin arrivé sur place constata le décès de Carlo
Giuliani.
1. Les
indications fournies par les parties quant aux moments ayant précédé la mort de
Carlo Giuliani
30. Les moments ayant précédé la mort
de Carlo Giuliani ont été reconstitués comme suit dans la note du ministère de
l'Intérieur versée au dossier par le Gouvernement :
« A 6 heures, le
secteur reçut l'ordre de service et trois pelotons se placèrent à proximité de
la questura. Après quelques heures,
le contingent fut dissous ; deux pelotons restèrent.
Vers la fin de la matinée,
le contingent fut envoyé place Tommaseo, où il arriva alors que les
affrontements avec les manifestants étaient terminés. Le fonctionnaire de
police Lauro prit le commandement du contingent.
Les effectifs furent
placés rue Rimassa, à proximité des jardins King, et se trouvèrent exposés à
des jets d'objets divers. A partir de 15 heures, le contingent, qui suivait les
manifestants, parcourut la rue Ivrea et arriva place Alimonda, où la situation
était relativement calme ; le contingent fut donc réorganisé. Les
carabiniers présents étaient une cinquantaine environ.
Les deux jeeps Defender
utilisées pour assurer la liaison entre les contingents étaient sur place. Le
fonctionnaire de police Lauro et le capitaine Cappello décidèrent de disposer
le contingent rue Caffa, en direction de la rue Tolemaide, pour faire face à un
groupe de manifestants qui avait érigé une barricade en utilisant des
conteneurs à déchets. Les carabiniers firent l'objet d'une intense série de
jets de pierres et de bouteilles. Craignant d'être rejoints par d'autres
manifestants venant de la rue Odessa, les carabiniers se replièrent à pied,
laissant à découvert les deux jeeps qui se trouvaient derrière le contingent.
Dans l'agitation du
moment, les chauffeurs des deux jeeps essayèrent de se replier au plus vite, en
marche arrière, vers la place Tommaseo. Dans leur tentative pour faire demi‑tour,
les jeeps se firent obstacle l'une l'autre ; celle conduite par Filippo
Cavataio (F.C.) ne parvint pas à terminer sa manœuvre et se retrouva bloquée à
l'avant pas un conteneur à déchets. Quelques instants plus tard, elle fut
rejointe par des manifestants venus de la rue Tolemaide et de la rue
Odessa. ».
31. S'appuyant entre autres sur des
témoignages livrés par des membres des forces de l'ordre au cours du
« procès des 25 », les requérants décrivent ainsi les circonstances
de la mort de Carlo Giuliani :
« Le cortège des
« Tute bianche »
(combinaisons blanches) arriva rue Tolemaide vers 14 h 50. A 14 h 53, les
forces de l'ordre (la compagnie des carabiniers issus du bataillon Lombardia)
l'attaquèrent. Les assauts se répétèrent huit fois et furent menés à l'aide de
dix-neuf blindés, d'autopompes, d'engins lacrymogènes, de matraques. La
dernière attaque eut lieu à 17 h 15.
Entre-temps, la
compagnie ECHO – qui avait aidé le bataillon Lombardia dans quelques‑uns
des assauts – s'était positionnée place Alimonda-rue Caffa et était aux ordres
du fonctionnaire de police Lauro. Deux jeeps Defender la rejoignirent. Les
carabiniers purent enlever leurs masques à gaz, manger et se reposer.
Au même moment, la
police, aux ordres du fonctionnaire de police Fiorillo, était positionnée rue
Caffa.
Dans ce contexte calme,
le capitaine Cappello ordonna à M.P. et à D.R. de monter à bord de l'une des deux
jeeps. Il jugeait opportun de faire monter les deux carabiniers, ceux‑ci
étant psychologiquement « à plat » (« a terra ») et ne remplissant plus les conditions physiques
pour être en service. Estimant en outre que M.P. devait cesser de lancer des
engins lacrymogènes, il lui enleva son lance-lacrymogènes ainsi que la besace
contenant les engins.
A 17 h 20, la compagnie
ECHO, composée à ce moment-là d'une centaine d'hommes, exécuta l'ordre du
fonctionnaire de police Lauro, remit les masques à gaz, les boucliers et se mit
en marche rue Caffa vers la rue Tolemaide. Il fut décidé d'attaquer le cortège,
en la présence du lieutenant colonel Truglio. Les deux jeeps suivaient le
peloton. Plusieurs conteneurs à déchets servaient de barrière aux manifestants.
La compagnie ECHO commença sa retraite en suivant la rue Caffa, vers la place
Alimonda. La retraite fut accompagnée par les deux jeeps roulant en marche
arrière. Environ soixante-dix manifestants suivirent les carabiniers. Arrivée
place Alimonda, la jeep dans laquelle se trouvait M.P. rencontra sur son chemin
un conteneur à déchets, qui arrêta son parcours. Des manifestants jetèrent
contre le véhicule des pierres puis un extincteur, qui retomba par terre.
Carlo Giuliani se
dirigea vers un extincteur gisant au sol. A ce moment-là, un carabinier
présent dans la jeep avait déjà un pistolet en main et était prêt à tirer.
Carlo Giuliani prit l'extincteur et le souleva. Il était 17 h 27. Il
fut atteint au même moment par la balle mortelle. »
32. S'agissant du pistolet, les requérants renvoient aux
photographies versées au dossier de l'enquête et soulignent que l'arme était
tenue horizontalement et vers le bas.
33. Le
ministère de l'Intérieur a affirmé
qu'il était impossible d'indiquer le nombre précis de carabiniers et de
policiers se trouvant sur les lieux au moment du décès de Carlo Giuliani ;
il y avait approximativement cinquante carabiniers, à une distance de
34. Les requérants renvoient quant à
eux aux déclarations du lieutenant colonel Truglio (voir ci-dessous), qui a
affirmé s'être trouvé à une dizaine de mètres de la place Alimonda et à
trente-quarante mètres de la jeep. A quelques dizaines de mètres de la jeep se
trouvaient les carabiniers (une centaine). Les policiers étaient à la fin de la
rue Caffa, vers la place Tommaseo. Les requérants rappellent en outre que les
photographies versées au dossier de l'enquête montrent clairement la présence
de carabiniers à quelques mètres de la jeep en question.
2. Les
indications des requérants quant aux instants ayant suivi immédiatement le
départ de la jeep
35. Un film soumis par les requérants
et basé sur des images versées au dossier de l'enquête montre plusieurs
personnes et des membres des forces de l'ordre qui s'approchent du corps de la
victime. Près de la tête de la victime, une pierre souillée de sang qui
n'apparaît pas au début de la séquence mais est visible à la fin. De plus, un
policier présent près du corps de Carlo Giuliani (M. Lauro) montre du doigt un
manifestant et hurle « sei stato tu,
sei stato tu ! » (« c'est toi ! c'est
toi ! »), après quoi des membres des forces de l'ordre se lancent à
la poursuite de l'homme en question pour le rattraper, mais en vain.
36. Le carabinier Cappello, qui a
témoigné au « procès des 25 » (audience du 20 septembre 2005), a
indiqué qu'une jeune femme s'était approchée du corps de Carlo Giuliani et
avait soulevé la cagoule qu'il portait. Une blessure en forme d'étoile était
visible sur le front de la victime. La jeune fille avait déclaré que Carlo
Giuliani était mort et qu'à son avis ce n'était pas à cause d'un coup de
pierre. Deux minutes environ après que cette phrase avait été prononcée, M.
Lauro s'était livré à ce que M. Cappello qualifiait
d'« épanchement » et qui avait été montré à la télévision.
C. L'enquête
menée par les autorités nationales
1. Les premiers
actes d'enquête
37. La brigade mobile de la police de
la province de Gênes- 3e section- infractions contre les personnes-
se rendit sur place vers 18 heures. Il ressort du rapport établi par Mme
Bucci, fonctionnaire de police appartenant à la brigade mobile de la police de
Gênes, que vers 18 heures celle-ci se rendit place Alimonda avec deux autres
fonctionnaires de police, la centrale opérationnelle ayant signalé le décès
d'un jeune homme. Elle trouva le corps de la victime recouvert d'un drap. Dans
la mesure du possible, elle circonscrivit les lieux (c'est-à-dire ferma la
place Alimonda au public) pour permettre à la police scientifique d'effectuer
les relevés. Le visage de la victime était découvert, la cagoule se trouvant
derrière la tête. Les policiers Fiorillo et Martino furent entendus
(paragraphes 41-42 ci-dessous).
38. Une douille fut découverte à
quelques mètres du corps de Carlo Giuliani. Aucune balle ne fut trouvée. A côté
du corps furent récupérés un extincteur ainsi qu'une pierre souillée de sang,
de l'argent, un cutter, un téléphone portable, un briquet et des clefs. Ces
objets furent saisis par la police. Par ailleurs, il ressort du dossier que le
parquet confia à la police trente-six actes d'enquête.
39. La jeep, après son départ de la
place Alimonda, mais aussi l'arme et l'équipement de M.P., restèrent entre les
mains des carabiniers ; le véhicule, l'arme et l'équipement firent par la
suite l'objet d'une saisie judiciaire. Une douille fut retrouvée à l'intérieur
de la jeep.
40. Le cadavre fut transporté, sur
ordre du parquet, à l'hôpital Galliera. Il put être identifié grâce aux
empreintes digitales, inscrites dans le fichier de l'autorité judiciaire.
41. A 21 h 30, le policier Fiorillo,
responsable du groupe de policiers présents rue Caffa, fut entendu au bureau de
la brigade mobile de la police de Gênes. Il déclara avoir vu place Alimonda un
contingent de carabiniers qui était entraîné (« travolto ») par un nombre impressionnant de manifestants qui
tentaient d'attaquer les policiers. Les deux jeeps Defender étaient isolées au
milieu des manifestants, encerclées et sérieusement endommagées. Immédiatement
après, les deux jeeps étaient parvenues à repartir. A terre gisait un homme
cagoulé. A proximité, il y avait un extincteur.
42. A 20 h 50, au bureau de la
brigade mobile de la police de Gênes, le policier Martino déclara avoir rejoint
la place Alimonda avec son groupe de policiers aux ordres de Fiorillo et avoir
vu à terre Carlo Giuliani, qui saignait abondamment de la tête. A proximité, il
y avait un extincteur. Une fois l'ambulance arrivée, un médecin avait tenté de
réanimer Carlo Giuliani, puis avait constaté le décès et attendu l'arrivée du
magistrat.
43. Le 21 juillet 2001, le capitaine
Cappello, responsable de la compagnie ECHO, relata les événements de la veille
et indiqua les noms des carabiniers s'étant trouvés à bord de la jeep en cause,
qui avait été encerclée par de nombreux manifestants armés de barres de fer, de
pierres et de planches de bois. Il affirma qu'une fois que la jeep était
parvenue à repartir, la police présente de l'autre côté de la place était
intervenue et avait dispersé les manifestants, permettant ainsi de voir un
corps cagoulé gisant au sol. M. Cappello déclara ne pas avoir entendu de coups
de feu, probablement à cause de l'oreillette de la radio, du casque et du
masque à gaz qui limitaient son audition.
44. Le 28 juillet 2001, l'officier
Mirante rédigea une note de service, qui reprenait les considérations de
l'officier Cappello, au sujet des faits survenus place Alimonda.
2. La mise en
examen de M.P. et F.C., deux des trois carabiniers présents à bord de la jeep
45. Le soir du 20 juillet 2001, deux
des trois carabiniers présents à bord de la jeep au moment des faits furent
identifiés et entendus par le parquet de Gênes, dans les locaux du commandement
des carabiniers à Gênes, en tant que personnes soupçonnées d'homicide
volontaire.
a) Première
déclaration du tireur (M.P.), entendu par le parquet le 20 juillet 2001, à
23 heures, dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes
46. M.P. était un carabinier
auxiliaire, affecté au bataillon no 12 « Sicilia » et intégré à la compagnie ECHO, constituée pour les
besoins du G8. Avec quatre autres compagnies venues d'autres régions d'Italie,
la compagnie ECHO faisait partie du CCIR, placé sous les ordres du
lieutenant-colonel Truglio. La compagnie ECHO était sous les ordres du
capitaine Cappello et de ses adjoints Mirante et Zappia, et sous la direction
et la coordination de M. Lauro, un fonctionnaire de la police (vice questore) de Rome. En outre, il y
avait un bataillon de parachutistes et des structures dénommées G2 et G3.
Chacune des cinq compagnies était divisée en quatre pelotons de cinquante
hommes chacun. Le commandant de toutes les compagnies était le colonel
Leso ; le vice-commandant chargé de la coordination était le
lieutenant-colonel Truglio.
47. M.P., né le 13 août 1980, et
entré en service le 16 septembre 2000, était grenadier et avait été affecté au
lancer d'engins lacrymogènes. Il déclara que pendant les opérations de maintien
et de rétablissement de l'ordre public (MROP), il était censé se déplacer à
pied avec son peloton. Après avoir lancé plusieurs engins lacrymogènes, il
avait eu les yeux et le visage brûlés et avait demandé au capitaine Cappello
l'autorisation de monter à bord de la jeep conduite par F.C. Peu après, un
autre carabinier (Dario Raffone), blessé, les avait rejoints.
48. M.P. affirma avoir eu très peur,
à cause de tout ce qu'il avait vu lancer pendant la journée, et avoir craint
notamment que les manifestants ne lancent des cocktails Molotov. Puis il
expliqua que sa peur avait été accrue lorsqu'il avait été blessé à la jambe par
un objet métallique et à la tête par une pierre. Il déclara avoir perçu la
présence d'agresseurs en raison des jets de pierres et avoir pensé que
« des centaines de manifestants encerclaient la jeep », même s'il
ajouta qu'« au moment des tirs il n'y avait personne en vue ». Il
précisa avoir été « en proie à la panique ». M.P. décrivit le moment
du tir en disant qu'à un certain moment il avait réalisé que sa main avait
empoigné son pistolet, qu'il avait sorti sa main, armée, par la lunette arrière
de la jeep et qu'après environ une minute il avait tiré deux coups de feu. M.P.
ne donna aucune précision quant au moment où il avait enlevé le cran de sûreté
de son pistolet. Il soutint ne pas
s'être aperçu de la présence de Carlo Giuliani derrière la jeep, ni avant ni
après avoir tiré.
b) Déclaration
du chauffeur (F.C.), entendu par le parquet le 20 juillet 2001, dans
les locaux du commandement des carabiniers
49. F.C., le chauffeur, né le 3
septembre 1977, était en service depuis vingt-deux mois. Il déclara qu'il
s'était trouvé dans une ruelle à proximité de la place Alimonda et qu'il avait
cherché à revenir vers la place en marche arrière parce que le peloton reculait
sous la poussée des manifestants. Toutefois, sa route avait été bloquée par un
conteneur à déchets qu'il n'était pas arrivé à déplacer, le moteur ayant calé.
Il affirma avoir concentré ses efforts sur la manière de dégager la jeep,
tandis que les collègues à bord du véhicule hurlaient. De ce fait, il n'avait
pas entendu les détonations du pistolet de M.P. Enfin, il déclara :
« Je n'ai pas remarqué de personnes à terre parce que je portais un
masque, qui ne me laissait qu'un champ de vision partiel (...), et aussi parce
que la vision latérale, dans la voiture, n'est pas optimale. J'ai fait marche
arrière et je n'ai senti aucune résistance ; en fait, j'ai senti un
soubresaut de la roue sur la gauche, j'ai pensé à un tas de détritus étant
donné que le conteneur à déchets avait été renversé ; je n'avais qu'une
idée en tête, celle de m'éloigner de ce désastre ».
c) Déclaration
du troisième carabinier (D.R.) présent à bord de la jeep au moment des faits,
entendu par le parquet le 21 juillet 2001
50. D.R., qui est né le 25 janvier
1982, et qui effectuait son service militaire (carabiniere di leva) depuis le 16 mars 2001, déclara qu'il avait
été touché au visage et au dos par des pierres lancées par des manifestants et
qu'il avait commencé à saigner. Il avait essayé de se protéger en se couvrant
le visage, et M.P. avait tenté à son tour de l'abriter en faisant rempart de
son corps. A ce moment-là, il n'avait plus rien vu, mais il avait entendu les
hurlements et le bruit des coups et des objets qui entraient dans l'habitacle de
la jeep. Il avait entendu M.P. hurler aux agresseurs d'arrêter et de s'en
aller, puis deux coups de feu juste après.
d) La deuxième
déclaration de M.P. au parquet
51. Le 11 septembre 2001, M.P.,
interrogé par le parquet, confirma ses déclarations du 20 juillet 2001 et
ajouta avoir hurlé aux manifestants « allez vous-en ou je vous
tue ! ».
3. Déclarations
recueillies pendant l'enquête
a) Déclarations
faites par d'autres carabiniers
52. Le maréchal Amatori, qui se
trouvait dans l'autre jeep immobilisée un moment sur la place Alimonda, déclara
avoir noté que la jeep à bord de laquelle se trouvait M.P. était immobilisée
par un conteneur à déchets et qu'elle était entourée par un nombre important de
manifestants, « certainement plus de vingt ». Ces derniers lançaient
des projectiles sur la jeep. Le maréchal avait vu notamment qu'un manifestant
avait lancé un extincteur contre la lunette arrière. Il déclara avoir entendu
les détonations et avoir vu Carlo Giuliani s'écrouler. Il avait également vu la
manœuvre de la jeep, qui était passée deux fois sur le corps de Carlo Giuliani.
Une fois que la jeep avait réussi à quitter la place Alimonda, il s'était
approché de celle-ci et avait vu que F.C., le chauffeur, était descendu de la
voiture et demandait de l'aide, visiblement agité. Le maréchal avait pris la
place du chauffeur et avait remarqué que M.P. avait un pistolet à la
main ; il lui avait ordonné de remettre le cran de sûreté. Il déclara
avoir pensé immédiatement qu'il s'agissait de l'arme qui venait de tirer les
deux coups de feu mais ne pas en avoir parlé à M.P., ce dernier étant blessé et
saignant de la tête. Le maréchal affirma que F.C. lui avait raconté avoir
entendu les détonations pendant qu'il manœuvrait la jeep. Le maréchal ne
recueillit aucune explication quant aux circonstances ayant entouré la décision
de tirer et ne posa aucune question à ce sujet.
53. Le carabinier Rando avait rejoint
à pied la jeep en question. Il déclara avoir vu l'arme de M.P. sortie de sa
gaine et avoir alors demandé à M.P. s'il avait tiré. Celui-ci avait répondu par
l'affirmative, sans préciser s'il avait tiré en l'air ou en direction d'un
manifestant donné. M. Rando relata que M.P. répétait sans cesse « ils
voulaient me tuer, je ne veux pas mourir ».
54. Le 11 septembre 2001, le parquet
entendit le capitaine Cappello, qui
était chargé du commandement de la compagnie de carabiniers à laquelle M.P.
était affecté pendant le G8, et qui était placé sous les ordres du
lieutenant-colonel Truglio. M. Cappello déclara qu'il avait autorisé M.P. à
monter dans la jeep et qu'il avait récupéré le lance-lacrymogènes de ce dernier
parce que M.P. était en difficulté. Il précisa ultérieurement (au « procès
des 25 », audience du 20 septembre 2005) que M.P. était physiquement
inapte à poursuivre son service en raison de problèmes psychologiques et de
tension nerveuse. M. Cappello s'était
ensuite dirigé avec ses hommes – une cinquantaine – vers l'angle de la place
Alimonda et de la rue Caffa. M. Cappello indiqua avoir été prié par le
fonctionnaire de police Lauro de remonter la rue Caffa en direction de la rue
Tolemaide pour aider les forces occupées là-bas à repousser les manifestants.
Il déclara avoir été perplexe face à cette demande, vu le nombre et l'état de
fatigue des hommes à sa disposition. Néanmoins, M. Cappello et ses hommes
s'étaient placés rue Caffa. Sous la poussée des manifestants venant de la rue
Tolemaide, les carabiniers avaient été contraints de reculer ; ils
s'étaient repliés d'abord dans l'ordre puis de manière désordonnée. M. Cappello
indiqua ne pas avoir réalisé que lors du retrait des carabiniers deux jeeps
Defender suivaient ceux-ci, la présence de ces véhicules n'ayant aucune
« justification fonctionnelle ». Le capitaine Cappello déclara en
outre que les manifestants n'avaient été dispersés que grâce à l'intervention
de brigades mobiles de la police, présentes de l'autre côté de la place
Alimonda, et qu'alors seulement il avait constaté qu'un homme cagoulé gisait à
même le sol, apparemment grièvement blessé. M. Cappello indiqua enfin que
certains de ses hommes portaient un casque équipé de caméras vidéo, ce qui
permettrait d'éclaircir le déroulement des faits, et que les enregistrements
vidéo avaient été remis au responsable du CCIR, le colonel Leso.
55. Le lieutenant-colonel Truglio
déclara s'être arrêté à une dizaine de mètres de la place Alimonda et à
trente-quarante mètres de la jeep en question, et avoir remarqué que celle-ci
passait sur un corps étendu à terre.
b) Déclarations
du fonctionnaire de police Lauro
56. Le 21 décembre 2001, M. Lauro fut
entendu par le parquet. Il déclara que le 20 juillet 2001 il s'était présenté à
6 heures à l'endroit où il était censé prendre en charge deux cents hommes,
pour commencer son service. Deux heures plus tard, n'ayant vu arriver personne,
il s'était renseigné auprès de la questura
et avait appris que les ordres de service avaient été modifiés. Selon les précisions fournies ultérieurement par M.
Lauro (audience du 26 avril 2005, procès des 25), ce dernier avait été informé le 19 juillet qu'aucun cortège
n'avait été autorisé pour le lendemain. Le
20 juillet il n'était pas au courant de ce qu'un cortège autorisé devait
défiler. On lui avait demandé de se rendre près de la foire et de rejoindre un
contingent de cent carabiniers afin de contrôler la zone. M. Lauro n'avait
pu entrer en contact avec le contingent et son capitaine – M. Cappello –
qu'à 12 h 30. Il s'était rendu place Tommaseo, où se déroulaient des
accrochages avec les manifestants. A 15 h 30, dans un moment calme, le
lieutenant-colonel Truglio et les deux jeeps avaient rejoint le contingent. Un
déjeuner avait été pris. Le contingent avait été impliqué dans des accrochages
boulevard Torino entre 16 heures et 16 h 45. Puis il était arrivé place
Tommaseo-place Alimonda. Le lieutenant-colonel Truglio et les deux jeeps
étaient revenus. Le contingent avait été réorganisé. M. Lauro déclara avoir
remarqué, au bout de la rue Caffa, un groupe de manifestants qui avaient formé
une barrière avec des conteneurs sur roulettes et qui avançaient vers les
forces de l'ordre. M. Lauro affirma avoir demandé à M. Cappello si
ses hommes étaient en mesure de faire face à la situation et avoir obtenu une
réponse affirmative. M. Lauro et le contingent s'étaient alors placés près
de la rue Caffa. Il avait entendu un ordre de repli et avait assisté à la
retraite désordonnée du contingent.
c) Déclarations
livrées au parquet par des manifestants
57. Des manifestants présents au
moment des faits furent également entendus. Certains d'entre eux déclarèrent
avoir été très près de la jeep, avoir eux-mêmes lancé des pierres et avoir
donné sur la jeep des coups à l'aide de bâtons ou d'autres objets. L'un des
manifestants déclara que M.P. avait hurlé « bâtards, je vais tous vous
tuer ! ». Un autre s'était aperçu que M.P., à bord de la jeep, avait
sorti son pistolet, et il avait alors hurlé à ses camarades de faire attention
et s'était éloigné. Un autre déclara
que M.P. s'était protégé d'un côté avec un bouclier (paragraphe 23 ci-dessus).
d) Autres
déclarations livrées au parquet
58. Des personnes ayant assisté aux
faits depuis les fenêtres de leurs habitations déclarèrent avoir vu un
manifestant ramasser un extincteur et le soulever. Ils avaient entendu deux
détonations et avaient vu le manifestant s'écrouler.
4. Matériel
audiovisuel
59. Au cours de l'enquête, le parquet
ordonna aux forces de l'ordre de lui remettre le matériel audiovisuel pouvant
contribuer à la reconstitution des faits survenus place Alimonda. Pendant les opérations de maintien et
de rétablissement de l'ordre public, des
photographies et des enregistrements vidéo avaient été réalisés par des équipes
de tournage, des cameras montées sur des hélicoptères et des mini-caméras
placées sur les casques de quelques agents. Par ailleurs, des images de source
privée étaient également disponibles.
5. Les
expertises
a) L'autopsie
60. Dans les vingt-quatre heures, le
parquet ordonna une autopsie aux fins de l'établissement de la cause du décès
de Carlo Giuliani. Le 21 juillet 2001, à 12 h 10, un avis d'autopsie
– précisant que la partie lésée pouvait nommer un expert et un défenseur – fut
notifié au premier requérant.
A 15 h 15, MM. Canale et
Salvi, experts du parquet, furent formellement investis du mandat, et les
opérations d'autopsie commencèrent. Les requérants n'envoyèrent aucun
représentant ni expert désigné par eux.
Le mandat donné aux
experts se lisait ainsi : « Les experts doivent indiquer quelle est
la cause du décès de Carlo Giuliani et dire si, dans les facteurs déterminants
de celle-ci, sont intervenus des facteurs exogènes tels que des substances
chimiques-toxicologiques. Dans l'hypothèse où des tirs d'arme à feu auraient
causé la mort, les experts doivent préciser le nombre de coups de feu, le point
d'impact, la trajectoire suivie dans le corps, la position de la victime par
rapport au tireur et, si possible, la distance de tir, et indiquer si avant la
blessure mortelle il y a eu une lutte mortelle ».
61. L'autopsie terminée, le corps fut
mis à la disposition de la famille de Carlo Giuliani, qui souhaitait
l'incinérer. Vu la complexité des questions, les experts demandèrent au parquet
un délai de soixante jours pour déposer leur rapport. Le parquet fit droit à
cette demande.
62. Le 23 juillet 2001, le parquet
autorisa l'incinération du corps de Carlo Giuliani souhaitée par la famille.
63. Le rapport d'expertise fut déposé
le 6 novembre 2001. Les experts relevaient que Carlo Giuliani avait été atteint
sous l'œil gauche par un projectile et que celui-ci avait traversé le crâne et
était ressorti par la paroi postérieure gauche. La trajectoire du projectile
avait été la suivante : tiré à plus de cinquante centimètres de distance,
de l'avant vers l'arrière, de la droite vers la gauche, du haut vers le bas.
Carlo Giuliani mesurait 1,65 m. Le tireur se trouvait face à la victime,
légèrement décalé vers la droite. Selon les experts, le coup de feu à la tête
était d'une gravité telle qu'il avait entraîné la mort en quelques
minutes ; le passage de la jeep sur le corps n'avait causé que des lésions
mineures et non évaluables aux organes thoraciques et abdominaux.
b) Les
expertises médicolégales pratiquées sur M.P. et D.R.
64. Après avoir quitté la place
Alimonda, les trois carabiniers qui s'étaient trouvés dans la jeep s'étaient
rendus aux services d'urgence de l'hôpital Galliera, à Gênes. M.P. avait
signalé des contusions diffuses à la jambe droite et un traumatisme crânien
avec blessures ouvertes ; malgré l'avis des médecins voulant
l'hospitaliser, M.P. avait signé une décharge et, vers 21 h 30, avait quitté
l'hôpital. Il souffrait d'un traumatisme crânien, provoqué selon lui par un
coup à la tête dû à un objet contondant, coup reçu pendant qu'il était à bord
de la jeep. Selon les médecins, il ne s'agissait pas d'un état de santé pouvant
mettre M.P. en danger de mort.
65. D.R. présentait des contusions et
des écorchures sur le nez et la pommette droite, des contusions à l'épaule
gauche et au pied gauche. F.C. avait signalé un syndrome psychologique
post-traumatique guérissable en quinze jours.
66. Les expertises médicolégales
effectuées pour établir la nature précise de ces lésions et les liens de
celles-ci avec l'agression subie par les occupants de la jeep conclurent que
les blessures infligées à D.R. et à M.P. n'avaient pas mis leur vie en danger.
Concernant M.P., les blessures dont il souffrait à la tête avaient pu être
causées par un jet de pierre, mais on ne pouvait pas déterminer l'origine des
autres blessures. Quant à D.R., la lésion qu'il présentait au visage avait pu
être causée par un jet de pierre, et celle à l'épaule par un coup porté à
l'aide d'une planche.
c) Les
expertises balistiques ordonnées par le parquet
i. La première
expertise
67. Le 4 septembre 2001, le parquet
chargea M. Cantarella d'établir si les deux douilles retrouvées sur les lieux
(l'une dans la jeep, l'autre à quelques mètres du corps de Carlo Giuliani)
provenaient de la même arme, en particulier de celle de M.P. Dans son rapport
du 5 décembre 2001, l'expert estimait qu'il y avait 90 % de chances que la
douille découverte dans la jeep provienne du pistolet Beretta de M.P., alors
qu'il n'y avait que 10 % de chances que celle retrouvée à proximité du
corps de Carlo Giuliani provienne de ce même pistolet. Cette expertise fut
effectuée unilatéralement en vertu de l'article 392 du code de procédure
pénale, c'est‑à-dire sans qu'il y ait possibilité pour la partie lésée
d'y participer.
ii. La deuxième
expertise
68. Le parquet nomma un deuxième
expert, l'inspecteur de police Biagio Manetto. Dans un rapport présenté le 15
janvier 2002, celui-ci était d'avis qu'il y avait 60 % de chances que la
douille retrouvée près du corps de la victime provienne de l'arme de M.P. Il
concluait que les deux douilles provenaient du pistolet de M.P. Quant à la
distance entre M.P. et Carlo Giuliani au moment de l'impact, il estimait
qu'elle se situait entre 110 et 140 centimètres. Cette expertise fut
effectuée unilatéralement.
iii. La
troisième expertise (collégiale)
69. Le 12 février 2002, le parquet
ordonna à un collège d'experts composé de Nello Balossino, Pietro Benedetti,
Paolo Romanini et Carlo Torre, « après avoir visionné le matériel vidéo et
photographique et les planimétries versés au dossier, les objets saisis, les
expertises déjà effectuées, de reconstituer, même sous forme virtuelle, la
conduite de M.P. et de Carlo Giuliani dans les moments ayant immédiatement
précédé et suivi l'instant où la balle a atteint le corps. Il s'agit en
particulier de déterminer la distance qui séparait M.P. et Carlo Giuliani, les
angles de vue respectifs et le champ de vision de M.P. à l'intérieur de la jeep
au moment des tirs ». Il ressort du dossier que M. Romanini avait fait
paraître un article, en septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il avait estimé
que M.P. avait agi en état de légitime défense.
Les experts furent
autorisés à consulter l'ensemble de la documentation, du matériel audiovisuel
et des expertises dont disposait le parquet. Les représentants et les experts
des requérants participèrent aux actes d'expertise. Il ressort du procès-verbal
que les requérants furent représentés pas Me Vinci, qui déclara ne
pas vouloir formuler de demande d'incident probatoire (incidente probatorio).
70. Un déplacement sur les lieux fut
effectué le 20 avril
71. Le 10 juin 2002, le rapport
d'expertise (intitulé « Etude de la dynamique des événements ayant abouti
au décès de Carlo Giuliani à travers l'analyse des images ») fut déposé au
parquet. Ce rapport avait pour objet de déterminer la position des deux
personnes concernées et la distance entre elles au moment du coup de feu, ce
aux fins d'établir l'angle visuel. Les experts précisaient d'emblée que
l'indisponibilité du cadavre de Carlo Giuliani (en raison de son incinération)
avait constitué un important obstacle qui avait rendu leur travail non
exhaustif en raison de l'impossibilité, d'une part, de réexaminer certaines
parties du corps et, d'autre part, de rechercher des microtraces.
72. Tout d'abord, sur la base du
« peu de matériel à disposition », les experts tentaient de répondre
à la question de savoir quel avait été l'impact de la balle sur Carlo Giuliani.
Selon eux, les blessures au crâne étaient très graves et avaient entraîné la
mort « après peu de temps ». Ils constataient ensuite que la balle
n'était pas sortie entière de la tête de Carlo Giuliani, le scanner effectué avant
l'autopsie ayant en effet permis d'identifier un morceau de métal opaque qui,
de par son aspect, semblait être un fragment de blindage. Quant à l'orifice
d'entrée sur l'avant du visage, il avait un aspect qui ne se prêtait pas à une
interprétation univoque, sa forme irrégulière s'expliquant en premier lieu par
la typologie des tissus de la zone du corps atteinte par la balle. Une
explication pouvait toutefois être avancée, selon laquelle la balle n'avait pas
atteint directement Carlo Giuliani mais avait rencontré un objet intermédiaire,
capable de la déformer et de la ralentir, avant d'atteindre le corps de la
victime. Cette hypothèse concordait avec les dimensions réduites de l'orifice
de sortie et avec le fait que la balle s'était fragmentée à l'intérieur de la
tête de Carlo Giuliani.
73. Partant de cette hypothèse, les
experts avaient ensuite recherché des traces, et ils affirmaient avoir retrouvé
un petit fragment métallique de plomb, provenant vraisemblablement de la balle.
Comme il s'était détaché de la cagoule de Carlo Giuliani lors de la
manipulation de celle-ci, il était impossible de savoir si ce fragment
provenait de la partie antérieure, latérale ou postérieure de la cagoule. Cela
dit, les experts faisaient état de traces d'une matière n'appartenant pas au
projectile en tant que tel mais provenant d'un matériel utilisé dans la
construction. En outre, des micro-fragments de plomb avaient été trouvés à
l'avant et à l'arrière de la cagoule, ce qui semblait confirmer l'hypothèse
selon laquelle la balle avait en partie perdu son blindage au moment de
l'impact.
Quant à la nature de
l'« objet intermédiaire », les experts affirmaient qu'il n'était pas
possible d'établir de quel objet il s'agissait mais que l'on pouvait exclure
l'extincteur que Carlo Giuliani tenait à bout de bras.
74. Enfin, quant à la distance de
tir, les experts estimaient qu'elle avait été supérieure à 50-100 centimètres.
75. Pour reconstituer les faits dans
le cadre de « l'hypothèse de la collision avec un objet », les
experts avaient ensuite procédé à des essais de tir et à des simulations vidéo
et logicielle. Leurs conclusions étaient les suivantes : en partant du
postulat que la balle avait heurté un autre objet, il ne leur était pas
possible d'en établir la trajectoire, puisque celle-ci avait certainement été
modifiée par la collision. Se fondant sur une séquence vidéo montrant une
pierre se désintégrant en l'air et sur la détonation perçue dans la bande son,
les experts estimaient que la pierre avait explosé immédiatement après le coup
de feu.
Sur la base d'une simulation logicielle, les experts concluaient que
la balle tirée vers le haut par M.P. avait frappé Carlo Giuliani à la suite de
la collision avec cette pierre, qui avait été lancée par un autre manifestant
contre la jeep. Les experts estimaient que la distance entre Carlo Giuliani et
la jeep avait été d'environ
6. Les
investigations menées par les requérants
76. Les requérants déposèrent une
déclaration faite devant leur avocat par le manifestant J.M. en date du 19
février 2002. J.M. avait notamment déclaré que Carlo Giuliani était encore
vivant après le passage de la jeep sur son corps et qu'il avait attiré
l'attention des agents sur le blessé et avait hurlé des mots comme
« médecin, hôpital...». A l'arrivée des membres des forces de l'ordre, J.M.
s'était éloigné.
Les requérants soumirent
ensuite une déclaration d'un carabinier (V.M.) faisant état d'une pratique
selon lui répandue au sein des forces de l'ordre, consistant à modifier les
projectiles du type de celui utilisé par M.P. afin d'en accroître la capacité
d'expansion et donc de fragmentation.
77. Les requérants déposèrent enfin
deux rapports d'expertise rédigés par des experts qu'ils avaient eux-mêmes
désignés. Selon l'un d'eux, M. Gentile, la balle était déjà fragmentée au
moment où elle avait atteint la victime. La fragmentation de la balle pouvait
s'expliquer par un défaut ou par une manipulation du projectile ayant visé à
accroître sa capacité de fragmentation. L'expert estimait que cela se vérifiait
dans un nombre limité de cas et que dès lors il s'agissait d'une hypothèse
moins probable que celle émise par les experts du parquet (à savoir que la
balle avait heurté un objet pendant sa trajectoire).
En outre, les autres
experts chargés par les requérants de reconstituer le déroulement des faits
exclurent que « la pierre » s'était fragmentée à la suite d'une
collision avec la balle tirée par M.P. ; la pierre s'était à leur avis
fragmentée contre la jeep. Selon les experts, pour pouvoir reconstituer les
faits à partir du matériel audiovisuel, et notamment à partir des
photographies, il fallait forcément établir la position précise du photographe,
notamment son angle de vision, en tenant compte également du type de matériel
(focale, boîtier, caméra) utilisé. En outre, il fallait mettre en rapport,
d'une part, les images et le temps, et, d'autre part, les images et le son. Par
ailleurs, les experts contestèrent la méthode des experts mandatés par le
parquet, qui s'étaient basés sur une « simulation vidéo et logicielle »
et n'avaient pas analysé les images disponibles avec rigueur et précision. Des
critiques similaires furent formulées à l'égard de ces mêmes experts, au motif
qu'ils n'avaient pas suivi une méthode fiable lors des essais de tir.
78. Les experts des requérants
conclurent que Carlo Giuliani se trouvait à environ trois mètres de la jeep au
moment du coup de feu et que, si l'on ne pouvait nier que la balle meurtrière
était fragmentée lorsqu'elle avait atteint Carlo Giuliani, on devait exclure
qu'il ait heurté la pierre visible sur l'image, notamment parce qu'une pierre
aurait déformé différemment la balle et aurait laissé un autre type de traces
sur le corps de Carlo Giuliani. De plus, M.P. n'avait pas tiré vers le haut.
7. La demande
de classement sans suite
79. A titre préliminaire, le parquet
observa que l'organisation des opérations de maintien et de rétablissement de
l'ordre public avait été profondément modifiée dans la nuit du 19 au 20 juillet
2001, et considéra que cela expliquait une partie des dysfonctionnements
survenus le 20 juillet. Il n'énuméra toutefois pas les modifications et les
dysfonctionnements en découlant.
Sur la base des éléments
du dossier, le parquet reconstitua les faits ayant précédé la mort de Carlo
Giuliani. Quant à l'initiative de se poster rue Caffa pour bloquer les
manifestants présents rue Tolemaide, le parquet prit note de ce que la version
des faits présentée par M. Lauro divergeait en partie de celle du capitaine
Cappello : alors que M. Lauro parlait d'une décision prise d'un commun
accord, le capitaine Cappello soutenait que les hommes avaient été postés sur
décision unilatérale de M. Lauro, et ce malgré les risques que pouvait
comporter une telle décision (nombre réduit et fatigue des hommes du
détachement).
80. Le parquet examina ensuite les
rapports d'expertise et releva que les différents experts s'accordaient
notamment sur le fait que le pistolet de M.P. avait tiré deux balles, dont la
première avait porté un coup mortel à Carlo Giuliani ; que la balle en
cause ne s'était pas fragmentée uniquement parce qu'elle avait atteint Carlo
Giuliani ; que la photographie montrant Carlo Giuliani portant
l'extincteur avait été prise alors qu'il était à environ trois mètres de la
jeep.
En revanche, les experts
avaient des opinions divergentes notamment sur les points suivants :
a) au moment
où il avait été atteint, Carlo Giuliani était à 1,75 mètre de la jeep selon les
experts du parquet, mais à environ
b) concernant
le décalage entre l'image de la pierre et le bruit de la détonation : pour
les experts de la famille Giuliani, le tir était parti avant qu'on puisse voir
la pierre, alors que les experts du parquet pensaient le contraire.
81. Etant donné que les parties
s'accordaient à dire que la balle était déjà fragmentée lorsqu'elle avait
atteint la victime, le parquet en déduisit que les parties étaient également
d'accord sur les causes de cette fragmentation et que les requérants adhéraient
à la « théorie de la balle déviée par un objet solide ». Le passage
pertinent de la demande de classement se lit ainsi :
« Les points ne
faisant l'objet d'aucune contestation substantielle sont indiqués
schématiquement ci-après :
(...)
Avant de toucher
Giuliani, la balle a rencontré sur sa trajectoire un objet qui en a causé la
fragmentation partielle.
La note en bas de page
dit : A la page 13 du rapport d'expertise du 10.06.02, l'expert, M. Torre,
affirme : « En bref, tous les éléments dont nous disposons indiquent
que la balle, avant d'atteindre le visage de Carlo Giuliani, est entrée en
contact avec un objet dur (cible intermédiaire) capable d'en ralentir la
trajectoire de manière significative, d'en endommager le blindage, favorisant
ainsi sa désagrégation, et de laisser des traces sur le noyau de plomb ».
L'expert de la famille Giuliani, M. Gentile, affirme quant à lui, à la
page 2 de son rapport d'expertise déposé le 09.08.02 : « Nous ne
pouvons que souscrire à l'avis du professeur Torre selon lequel un projectile
d'un tel calibre, conforme à l'équipement OTAN, n'aurait pu (la négation a été
ajoutée le 5.10.02 de la main de M. Gentile, durant la confrontation entre
les experts) être fragmenté à la suite d'un seul impact final avec la
victime ».
Les autres hypothèses
susceptibles d'expliquer la fragmentation de la balle qui avaient été avancées
par les requérants – telles qu'une manipulation de la balle visant à accroître
sa capacité à se fragmenter ou un défaut de fabrication – étaient considérées
par les requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus
improbables ». De par leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne
pouvaient selon le parquet fournir une explication valable.
82. Avant de passer aux
considérations juridiques, le parquet observa que l'enquête avait été longue,
notamment en raison du retard de quelques experts et de la
« superficialité » du rapport d'autopsie, ainsi que des erreurs
commises par M. Cantarella, l'un des experts. Ensuite, il estima que l'enquête
avait été menée à terme et que toute question pertinente avait été approfondie.
En conclusion, le parquet jugea que l'hypothèse de la balle tirée vers le haut
et déviée par une pierre lancée en l'air était « la plus
convaincante ». Toutefois, il considéra que les éléments du dossier ne
permettaient pas de déterminer si M.P. avait tiré dans la seule intention de
disperser les manifestants ou en prenant le risque d'en blesser ou d'en tuer un
ou plusieurs. Trois hypothèses étaient retenues, et « il n'y aurait jamais
de réponse certaine » :
– dans le premier cas,
il s'agissait de tirs d'intimidation et donc d'un homicide résultant d'une
faute ;
– dans le deuxième cas,
M.P. avait tiré pour arrêter l'agression et avait pris le risque de tuer,
auquel cas il y avait eu homicide volontaire ;
– dans le troisième cas,
M.P. avait visé Carlo Giuliani et il s'agissait également d'un homicide
volontaire.
Selon le parquet, les
éléments du dossier permettaient d'exclure la troisième hypothèse.
83. Le parquet considéra ensuite que
la collision entre la pierre et la balle n'était pas de nature à rompre le lien
de causalité entre le comportement de M.P. et la mort de Carlo Giuliani. Le
lien de causalité subsistait, la question étant de savoir si M.P. avait agi en
état de légitime défense.
84. Aux yeux du parquet, il était
avéré que l'intégrité physique des occupants de la jeep était menacée et que M.P.
avait « riposté » alors qu'il était en danger. Cela dit, il fallait
évaluer la riposte de M.P., tant du point de vue de la nécessité que de la
proportionnalité, « ce dernier aspect étant le plus délicat ».
Quant à la question de
savoir si M.P. avait une autre option et si l'on pouvait s'attendre à ce qu'il
se conduise autrement, le parquet répondit par la négative en avançant les
raisons suivantes : « la jeep était encerclée par les manifestants,
l'agression physique contre les occupants était évidente et virulente ».
C'était à juste titre que M.P. avait eu le sentiment d'être en danger de mort.
Le pistolet était un instrument capable d'arrêter l'agression, et l'on ne
pouvait critiquer M.P. quant au choix de l'équipement qu'on lui avait fourni.
D'un point de vue juridique, l'on ne pouvait exiger de M.P. qu'il évite
d'utiliser son arme à feu et subisse une agression susceptible de menacer son
intégrité physique.
85. A la lumière de ces
considérations, le parquet demanda le classement sans suite de l'affaire.
8. L'opposition
des requérants
86. Le 10 décembre 2002, les
requérants firent opposition à la demande de classement sans suite. S'appuyant
sur le fait que le parquet lui-même avait reconnu que l'enquête avait été
caractérisée par des erreurs et par des doutes qui n'avaient pas trouvé de
réponses certaines, ils soutenaient que des débats contradictoires étaient
indispensables à la recherche de la vérité.
87. Quant à M.P., les requérants
contestaient la thèse de la balle déviée par la pierre et alléguaient que l'on
ne pouvait affirmer à la fois que M.P. avait tiré en l'air et qu'il avait agi
en état de légitime défense, d'autant que l'intéressé avait déclaré ne pas
avoir vu Carlo Giuliani au moment de tirer.
Les requérants faisaient
ensuite remarquer que la thèse de la balle déviée par un objet avait été émise
un an après les faits par un expert nommé par le parquet et qu'elle se fondait
sur une simple hypothèse non corroborée par des éléments objectifs. L'expert
des requérants avait estimé qu'une collision avec une pierre aurait déformé la
balle d'une autre manière. En outre, les requérants se référaient à la
déclaration faisant état de la pratique consistant à modifier les balles pour
en accroître la capacité d'expansion et donc de fragmentation.
88. Concernant F.C., les requérants
faisaient observer qu'il ressortait du dossier que Carlo Giuliani était encore
vivant après le passage de la jeep sur son corps. A cet égard, ils soulignaient
que l'autopsie ayant conclu à l'absence de lésions appréciables provoquées par
les passages de la jeep avait été qualifiée de superficielle par le parquet.
89. A la lumière de ces
considérations, et critiquant le choix de confier aux carabiniers plusieurs
actes d'enquête, les requérants insistaient pour qu'un procès ait lieu, aux
fins de l'établissement des responsabilités quant au décès de Carlo Giuliani.
90. A titre subsidiaire, les
requérants demandaient l'accomplissement d'autres actes d'enquête,
notamment :
a) une
expertise visant à établir les causes et le moment du décès de Carlo Giuliani,
en particulier pour savoir si celui-ci était encore vivant pendant et après le
passage de la jeep ;
b) une
audition du chef de la police, M. De Gennaro, et du carabinier Zappia, pour
savoir quelles directives avaient été données quant au port de l'arme sur la
cuisse ;
c) la
recherche et l'identification de la personne ayant lancé la pierre en
cause ;
d) une
deuxième audition des manifestants qui s'étaient présentés spontanément ;
e) l'audition
du carabinier V.M., qui avait fait état de la pratique consistant à entailler
la pointe des projectiles afin de leur donner un meilleur effet ;
f) une
expertise sur les douilles retrouvées et sur les armes de tous les policiers ou
gendarmes qui se trouvaient place Alimonda au moment des faits.
9. L'audience
devant la juge des investigations préliminaires
91. L'audience devant la juge des
investigations préliminaires eut lieu le 17 avril 2003. Il ressort du
compte rendu d'audience que les requérants maintinrent leur thèse selon
laquelle la balle en cause ne s'était pas fragmentée à la suite d'une collision
avec la pierre. Ils exclurent la possibilité que la balle ait été déviée et
soutinrent que celle-ci avait directement atteint la victime. Me
Vinci, le représentant des requérants à l'audience, déclara quant à l'hypothèse
selon laquelle on avait pu modifier le projectile afin de le rendre plus
performant, suivant la pratique relatée par un témoin : « évidemment
nous n'avons pas de preuves, il s'agit d'un témoignage qu'on a produit pour
avancer différentes hypothèses. Bien sûr, nous ne pouvons pas affirmer, et nous
ne le prétendons pas, que M.P. a fait ça ».
92. Le procureur présent à l'audience
déclara qu'il avait l'impression que « certaines questions, dont [il
avait] cru qu'elles étaient l'objet d'une convergence, ne l'étaient pas et
[qu]'il y [avait] au contraire des divergences ». Il rappela que l'expert
des requérants, M. Gentile, était d'accord sur le fait que le projectile avait
été endommagé avant d'atteindre Carlo Giuliani et qu'il avait reconnu que,
parmi les causes possibles du dommage il y avait une collision avec quelque
chose ou bien un défaut intrinsèque du projectile, et que cette deuxième
hypothèse était moins probable que la première.
10. La décision
de la juge des investigations préliminaires
93. Par une ordonnance déposée au
greffe le 5 mai 2003, la juge des investigations préliminaires de Gênes classa
l'affaire sans suite.
94. Pour reconstituer les faits, la
juge fit référence à un résumé des faits établi par un anonyme et mis sur le
net par un site anarchiste (www.anarchy99.net), résumé que la juge estimait
crédible compte tenu de sa concordance avec le matériel audiovisuel et les
déclarations de témoins :
« [I]l est
particulièrement intéressant de se pencher sur la description, versée au
dossier, qu'un participant anonyme aux manifestations avait mise en ligne sur
un site Internet pouvant être relié à des anarchistes français
(www.anarchy99.net) ; elle donne un compte rendu précis et certainement
fidèle à la réalité, comme on peut en juger par les détails qui sont attestés
dans les vidéos et photographies ainsi que dans les témoignages versés au
dossier, et peut donc servir de base à une reconstitution précise des
événements, aussi bien pour les mouvements des manifestants à l'endroit où
Carlo Giuliani a trouvé la mort que pour l'appréciation de leur nombre et de
leur comportement ainsi que de celui des forces de l'ordre dans les instants
qui ont précédé la mort du jeune homme ».
Le site en question
décrivait la situation sur la place Alimonda et relatait une charge des
manifestants contre les carabiniers avec, en première ligne, ceux qui lançaient
tout ce qu'ils trouvaient et, en deuxième ligne, ceux qui transportaient des
conteneurs, poubelles, etc., pouvant servir de barricades mobiles. L'atmosphère
sur la place était décrite comme « furieuse ». La juge retint dans sa
décision le passage suivant :
« ... Je pense
vraiment pas qu'on ait été très nombreux de ce cortège à aller jusqu'au cœur de
la zone d'affrontement, là où le corso Gastaldi se rétrécit et devient la Via
Tolemaide ...
Il y avait des milliers
de personnes dans cette zone proche des affrontements qui se reposaient,
observaient, s'aéraient après avoir reçu des gaz lacrymogènes. J'ai continué à
descendre vers la Via Tolemaide. Il y avait toujours plein de gens et les
premières traces d'affrontements commençaient à apparaître ... Il y avait
vraiment beaucoup de gens qui portaient des équipements ou des éléments
d'équipement « à la mode Tute bianche »...
J'ai continué à descendre.
Il y avait toujours plein de gens ... Il y avait des centaines de personnes
dans les premières lignes d'émeutiers ... Peu de temps après que j'eus rejoint
les premières lignes d'émeutiers, une grosse contre-attaque des manifestants a
commencé à se déclencher ... Des centaines de gens ont commencé à avancer vers
les flics. Les jets de projectiles sur les rangs de la police se sont
intensifiés peu à peu. Ça a commencé à être une véritable pluie de pierres. Ils
y en avait toujours plus qui leur tombaient dessus ... Ils en prenaient plein
la gueule et ils voyaient tous que derrière les centaines de gens qui les
attaquaient, il y en avait mille, deux mille, plus haut sur l'avenue, qui
commençaient à suivre, de plus en plus massivement et rapidement, les premières
lignes émeutières, droit sur eux. Les gens criaient « Avanti !
Avanti ! ».
Alors, les rangs des
flics ont commencé à se disloquer ... Les gens ont tous chargé en criant et en
lançant tout ce qu'ils pouvaient ... Les gens se précipitaient sur tous les
projectiles qui traînaient par terre. Tous les
95. Selon la juge, la description du
manifestant anonyme concordait pleinement avec le contenu des communications
liées au signalement du délit ainsi qu'avec les conclusions des enquêtes
ouvertes immédiatement, selon lesquelles « vers 17 heures, un groupe de
manifestants s'était regroupé rue Caffa, au croisement avec la rue Tolemaide,
érigeant des barricades avec des poubelles, des chariots de supermarché et tout
ce qu'ils avaient réussi à récupérer sur place. A partir de cette barricade, le
groupe avait commencé à lancer des pierres et des objets contondants en grand
nombre sur un contingent de carabiniers qui, au départ positionné place
Alimonda, à l'angle avec la rue Caffa, avait commencé à avancer dans le but
d'arrêter les manifestants, dont le nombre avait entre-temps augmenté du fait
de l'arrivée d'autres manifestants venant de la rue Tolemaide. »
96. La juge reconstitua ainsi la
suite des événements :
« C'est pourquoi
deux jeeps Defender, dont l'une était conduite par le carabinier Cavataio et à
bord de laquelle se trouvaient les carabiniers Raffone et Placanica, étaient
venues en renfort pour aider le contingent bloqué.
De manière totalement
inattendue, les manifestants avaient entrepris une charge extrêmement violente
qui avait contraint le contingent des carabiniers à reculer dans la rue Caffa
pour retrouver une position relativement sûre ; les deux jeeps avaient en
conséquence entamé une marche arrière jusqu'à la place Alimonda où, alors que
l'une des deux avait réussi à repartir en direction de la place Tommaseo,
l'autre, conduite par le carabinier Cavataio, en voulant faire demi-tour avait
heurté son pare-chocs avant contre une poubelle, sans réussir à faire marche
arrière immédiatement. En l'espace d'un instant, le véhicule s'était trouvé
entouré par de nombreux manifestants qui l'avaient encerclé, pris d'assaut et
frappé avec tout ce qu'ils avaient sous la main (tubes, poteaux de panneaux de
signalisation, planches, etc.), tandis que les manifestants à proximité même du
véhicule ou plus loin avaient continué à lancer des pierres de manière
ininterrompue. Les nombreuses images filmées sur place montrent la violence de
l'attaque contre le contingent des carabiniers, notamment le film réalisé par
« Luna Rossa Cinematografica », où l'on voit bien que l'assaut contre
la jeep bloquée à l'angle de la place Alimonda a été d'une extrême violence,
les manifestants s'acharnant contre le véhicule, brisant les vitres à coups de
pierres, de barres et de bâtons. Les images extraites de films et les
photographies prises au moment même de l'événement et rassemblées dans l'album
de la brigade mobile, qui contient 34 clichés, indiquent le déroulement précis
des faits, montrant les carabiniers à pied déployés dans la partie de la rue
Caffa qui relie la place Alimonda à la rue Tolemaide, alors qu'ils sont
confrontés à de nombreux manifestants qui, armés de barres de fer et de bâtons,
lancent des pierres depuis une barricade érigée au croisement avec la rue
Tolemaide, derrière laquelle on observe (photographie no 1) Carlo
Giuliani lui-même en train de lancer une pierre sur les carabiniers.
Les photographies nos
3 à 7 montrent les manifestants qui avancent vers le contingent de carabiniers
suivi par la jeep ; ils sont armés de barres de fer et de bâtons ainsi que
de nombreuses pierres qu'ils lancent sur les carabiniers, comme le montre de
manière évidente la photographie no 4.
Les images suivantes
montrent la retraite du contingent de carabiniers, précédé des jeeps roulant en
marche arrière, « suivi » de très nombreux manifestants (parmi
lesquels on voit, sur la photographie no 10, Massimiliano Monai qui
court en serrant une poutre), un grand nombre d'autres manifestants venant de
la rue Tolemaide et ayant entre-temps rejoint ceux qui se trouvaient déjà rue
Caffa. Le contingent à pied réussit à traverser la place en courant pour se
replier vers la place Tommaseo, toujours suivi par les manifestants, et les
jeeps entament une rapide manœuvre pour faire demi-tour mais sont rejointes par
les manifestants qui, entre-temps, tentent un assaut, comme le montrent bien
les photographies nos 13 et 14. L'un des véhicules parvient à mener
à bien sa manœuvre et à quitter la place ; l'autre, en tentant un
demi-tour, va heurter par l'avant une poubelle, dans laquelle il reste
encastré, notamment, comme nous allons le voir, parce que son moteur a calé à
plusieurs reprises.
Tandis que quelques
manifestants continuent de lancer des pierres même sur le contingent à pied qui
s'est désormais éloigné et sur la jeep qui est en train de s'éloigner, le
véhicule conduit par le carabinier Cavataio – dans lequel ont pris place les
carabiniers Raffone et Placanica – est immédiatement encerclé par les
manifestants qui s'acharnent sur lui, défonçant les vitres et frappant les
occupants avec des pierres et des barres de fer qu'ils introduisent à plusieurs
reprises par les fenêtres. L'acharnement des manifestants contre le véhicule,
comme le montre le matériel vidéo et photographique versé au dossier, est
impressionnant ; le véhicule est soumis à des jets de pierres, dont
certaines, comme on le verra, atteignent les carabiniers au visage et à la
tête, et on voit distinctement Massimiliano Monai, encore armé de la longue
poutre de bois, qui introduit celle-ci par la vitre latérale droite,
occasionnant ainsi au carabinier Dario Raffone, entre autres, « des
contusions et éraflures au niveau de la région scapulaire droite »,
lésions dont les conclusions de l'expertise médicolégale demandée par le
parquet attesteront qu'elles présentent des caractéristiques compatibles avec
un coup porté précisément de cette manière (photographies nos 16 à
22). Sur la photographie no 18, on note que, de la vitre arrière
totalement défoncée dépasse le pied de l'un des carabiniers se trouvant à bord,
qui est en train de repousser un extincteur lancé vers l'intérieur du véhicule,
extincteur qui pourrait être l'objet ayant occasionné l' « importante
contusion à la jambe droite, avec œdème diffus dans toute la jambe »
signalée par le carabinier Placanica, lequel au cours de son interrogatoire a
en effet mentionné avoir été touché également à la jambe par un objet « extrêmement
lourd et métallique ».
Tandis que des objets
continuent d'être lancés contre la jeep Defender et que les assaillants restent
massés autour du véhicule, l'un des carabiniers à l'intérieur de celui-ci prend
un pistolet de la main droite ; cela est clairement visible sur les
photographies nos 18, 19, 20, 21 et 22, où l'on voit une main qui,
de l'intérieur, braque un pistolet au niveau de la limite supérieure de la
ligne formée sur la photographie par la masse de la roue de secours placée sur
la portière arrière ; tandis que l'agression se poursuit, un jeune homme
se penche à terre et ramasse un extincteur qu'il soulève vers la vitre arrière
de la jeep, comme pour le projeter.
De l'intérieur partent
deux coups de feu rapprochés. Le jeune homme à l'extincteur s'écroule et son
corps roule, s'arrêtant contre la roue arrière gauche du véhicule ; à côté
de celle-ci, à l'avant du corps, a roulé l'extincteur.
Quelques instants après,
la jeep Defender réussit à passer la marche arrière, roulant avec sa roue arrière
gauche sur le corps du jeune homme, puis le touchant à nouveau tandis qu'elle
avance et s'engage dans la rue Caffa en direction de la place Tommaseo,
s'arrêtant presque immédiatement à l'angle avec une rue latérale. Sur la
chaussée reste le corps inanimé d'un jeune homme à la tête recouverte d'un
passe-montagne, qui sera identifié comme étant Carlo Giuliani ».
97. Concernant F.C., la juge estima
que les éléments du dossier permettaient d'exclure sa responsabilité pénale,
étant donné que la mort de Carlo Giuliani avait certainement été provoquée, en
quelques minutes, par le coup de feu et que les passages de la jeep sur le
corps n'avaient entraîné que des contusions et des ecchymoses. De plus, F.C.
n'avait pu voir Carlo Giuliani, compte tenu de la confusion qui régnait autour
de la jeep. Cela excluait donc toute responsabilité du chauffeur pour homicide.
98. Quant à M.P., la juge prit acte
de ce que les éléments du dossier montraient que la première balle tirée avait
touché mortellement Carlo Giuliani. Il s'agissait d'un projectile blindé de
calibre
99. Quant à la trajectoire initiale
du tir (« l'originaria direzione del
colpo »), la juge prit acte
de ce que celle‑ci n'avait pas pu être établie par l'expertise balistique. Elle estima cependant que, si l'on partait
du principe que la jeep mesurait 1,96 mètre de hauteur, que la pierre visible
dans le film se trouvait à une hauteur d'environ 1,90 mètre lorsque la caméra
avait fixé l'image, il était sensé de penser que le coup de feu avait été tiré
vers le haut, conformément aux conclusions des experts du parquet.
100. La juge estima que la première
hypothèse formulée par le parquet – à savoir que M.P. avait tiré dans le seul
but d'intimider les manifestants – ne pouvait être retenue, et considéra que
M.P. avait voulu contrer l'agression. Par ailleurs, il n'y avait pas assez
d'éléments permettant d'affirmer que M.P. avait pu voir Carlo Giuliani au
moment de tirer et donc qu'il avait visé la victime.
Selon la juge,
l'hypothèse la plus probable était que M.P. avait tiré en prenant le risque de
tuer et qu'il s'agissait dès lors d'un homicide volontaire. Toutefois, deux faits
neutralisant la responsabilité pénale intervenaient en l'espèce :
premièrement, l'usage légitime des armes, tel que prévu par l'article 53 du
code pénal (« [ne
peut être sanctionné] l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir
relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de
tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité
de repousser une violence ou de vaincre une résistance à l'autorité ») ;
deuxièmement, la légitime défense.
101. Il fallait tout d'abord
déterminer si le recours à une arme avait été nécessaire. La reconstitution
détaillée des faits permettait de penser que M.P. s'était trouvé dans une
situation d'extrême violence tendant à déstabiliser l'ordre public et visant
les carabiniers, dont l'intégrité physique était directement menacée. Selon la
juge, le danger venait du nombre de manifestants et des modalités globales de
l'action (« modalità complessive
dell'azione »), qui étaient tels que les actes de violence contre M.P.
et les deux autres carabiniers mettaient en péril leur intégrité physique. En
conclusion, l'usage de l'arme à feu était justifié et susceptible de ne pas
être gravement préjudiciable, vu que M.P. avait « certainement tiré vers le
haut » et que la balle avait atteint Carlo Giuliani uniquement parce que
sa trajectoire avait été modifiée de manière imprévisible. Le passage pertinent
de la décision se lit ainsi :
« La mort de Carlo
Giuliani, atteint par le projectile d'un carabinier qui, au cours d'une
manifestation, a fait usage de son arme, impose avant toute chose de rechercher
si la conduite de Placanica est justifiée au regard de l'article 53 CP, qui
prévoit que ne peut être sanctionné « l'officier public qui, dans
l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire
usage d'une arme ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est
obligé par la nécessité de repousser un acte de violence ou de vaincre une
résistance à l'autorité ». Il ne s'agit pas de légitime défense mais d'un
pouvoir plus étendu, où la légitimité de la réaction n'est pas subordonnée à la
limite de la proportionnalité par rapport à la menace, à condition de ne pas
dépasser les limites de la « nécessité », car si celles-ci sont franchies
il conviendra d'appliquer l'article 55 CP, qui punit l'excès involontaire,
étant entendu que même pour les officiers publics le recours à une arme
constitue une « extrema ratio »
et qu'il convient donc toujours de préférer le moyen le moins préjudiciable.
Mais quand le recours à une arme est jugé légitime, à condition que le principe
de proportionnalité ait été respecté, le fait qu'il se produise un événement
plus grave non voulu ne peut pas être retenu à la charge de l'officier public
dans la mesure où la prévisibilité d'un tel événement est intrinsèquement liée
au risque inhérent à l'utilisation d'une arme à feu qui a été remise à
l'officier public, et où ce risque ne pourrait être annulé que par la
renonciation à l'utilisation de l'arme, utilisation autorisée par la loi (voir
jurisprudence où l'usage légitime de leurs armes par des carabiniers a été
reconnu : ces derniers ayant visé les pneus pour arrêter une voiture en
fuite, il a été exclu qu'ils aient à répondre au titre de l'article 55 CP de
l'homicide involontaire des passagers du véhicule. Cass 22.9.2000 –
Brancatelli). L'usage des armes ou de tout autre moyen de coercition physique
(consistant donc en une violence matérielle contre la personne) n'est pas
punissable :
– quand l'acte est
commis pour s'acquitter d'un devoir propre à la fonction et du fait de la
nécessité dans laquelle se trouve l'auteur de l'acte de repousser une violence
ou une résistance à l'autorité ;
– quand elle est
autorisée de manière spécifique par un texte de loi ;
– de manière
générale, et donc sans qu'il soit nécessaire d'invoquer une autorisation légale
particulière, le caractère punissable est exclu lorsque l'acte tire son origine
de la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à
l'autorité, qu'il s'agisse ou non d'une violence ou d'une résistance
constitutives de l'un des délits visés aux articles 336 et suivants du CP.
L'article 53 CP prévoit
cependant une exception, y compris pour ce qui est des officiers publics, aux
dispositions des articles 51et 52 CP et justifie le comportement de l'officier
public quand bien même celui-ci n'est pas en train de réagir au danger d'un
délit injuste commis à son encontre ; en effet, l'article 53 CP contient
une exception spéciale s'appliquant également dans le cas de l'obligation de
remplir un devoir lié à une fonction qui qualifie la conduite.
Il s'agit donc d'une
disposition qui complète celles des articles 51 et 52 CP en conférant un cadre
autonome à l'utilisation des armes et en éliminant tout doute sur les conditions
requises par la loi pour que l'officier public ou l'individu échappe aux
sanctions.
Il s'agit, comme on l'a
dit, d'une justification plus étendue de la légitime défense qui trouve des
applications plus fréquentes dans des hypothèses de résistance que de violences
directes commises à l'encontre de l'officier public ; mais il est
indubitable que la limite entre les deux cas de figure juridiques, quand
l'auteur de l'acte délictuel est précisément un officier public, peut s'avérer
ténue.
Il ne fait aucun doute,
d'après la minutieuse reconstitution des faits, que Placanica, qui était chargé
de faire respecter l'ordre public, pouvait en toute légitimé faire usage de son
arme lorsque se sont réalisées les conditions de la nécessité de repousser une
violence ou de vaincre la résistance à l'autorité. De même, il n'y a pas de
doute que la situation à laquelle Placanica a dû faire face était une situation
d'extrême violence visant à déstabiliser l'ordre public et à s'opposer aux
forces de l'ordre elles-mêmes, dont l'intégrité était directement menacée.
En fait, dans le cas en
l'espèce, il ne s'agissait pas de la nécessité de repousser un acte de violence
selon une notion générique qui couvre également l'absence de respect de
l'autorité, mais bel et bien de la nécessité de se défendre contre le danger
concret d'un acte d'agression injuste visant directement la personne de
Placanica et ceux qui se trouvaient avec lui.
Il est certain que, du
fait du nombre des manifestants et des caractéristiques mêmes de l'action violente
lancée contre Placanica et l'équipage de la Land Rover dans laquelle celui-ci
se trouvait, il était exposé au risque de graves dommages physiques, comme il
ressort à l'évidence des blessures que Placanica lui-même et le carabinier
Raffone ont signalé, puisqu'ils ont été atteints à la tête et au visage par de
grosses pierres ainsi qu'en d'autres endroits de leur corps par des coups
assénés avec des planches, des poutres et des bâtons introduits violemment à
travers les fenêtres brisées de la jeep.
Il s'agissait donc d'une
situation de grave danger qui est incontestable, au vu non seulement des
documents vidéo et photographiques versés au dossier, mais également des
déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l'agression.
Il suffit de se souvenir
de la description que l'anarchiste anonyme a faite de ces instants, ainsi que
des paroles de certains des agresseurs directs de la jeep :
« ... [M]oi,
j'essaie de m'enfuir par une rue latérale, et je me retrouve avec environ 400
personnes au bout de rue qui conduit à la place Alimonda, où j'espérais que la
situation serait plus tranquille et que je pourrais reprendre mon souffle ... à
peine avons-nous pénétré dans la rue latérale que nous nous trouvons face à une
cinquantaine de carabiniers qui, me voyant arriver en courant, prennent peur et
s'enfuient également en courant après nous avoir aspergés à l'aide de petites
bombes lacrymogènes.
Nous continuons de
courir, les carabiniers devant, nous derrière, jusqu'à la place Alimonda. C'est
là que deux jeeps des carabiniers s'interposent entre nous et eux, nous
arrêtent et protègent la course des agents.
Sur les deux jeeps
arrivées sur place, l'une prend rapidement position pour rejoindre le cordon de
police et de carabiniers qui se trouvaient dans le morceau de la rue Caffa près
de la place Alimonda, l'autre, de manière incompréhensible, se dirige, avec la
vitre arrière déjà brisée, contre une poubelle qui s'encastre entre la jeep et
le mur.
A ce moment-là, je suis
à côté de la jeep ; je vois plusieurs manifestants qui se massent autour
du véhicule et se défoulent de quatre heures de peur et d'exaspération ...
Je regarde ce qui se
passe autour de la jeep, je me rends compte que le carabinier qui est assis à
l'intérieur est en train de brandir le pistolet et je l'entends qui hurle
« je vais tous vous tuer, porcs, bâtards ! ». Je me retourne et
je crie qu'il a un pistolet, je cherche à prévenir les autres du danger. A ce
moment-là, Carlo Giuliani, que je n'ai pas encore reconnu, est près de moi et
regarde par terre. Pendant que je cours vers la rue où je voulais aller,
j'entends les coups de feu, je me retourne et je vois le corps d'un jeune par
terre, les autres qui se trouvent à côté du véhicule s'arrêtent et s'éloignent
... J'ai l'impression qu'entre le moment où j'ai vu le pistolet et celui où
j'ai entendu les coups de feu, plusieurs secondes se sont écoulées pendant
lesquelles le carabinier continuait de hurler « je vais tous vous tuer ! ».
Je précise en outre que, avant de tirer sur celui dont je saurai plus tard que
c'était Carlo Giuliani, le carabinier avait pointé l'arme vers d'autres
personnes, surtout vers le jeune avec l'écharpe et le casque noir, qui, s'étant
rendu compte comme moi qu'il y avait ce pistolet, s'est échappé en sortant de
la ligne de mire ». Par la suite, dans le même interrogatoire, il revient
sur ses propos en disant « nous cherchions à passer vers un endroit où,
selon certains, « il n'y a personne », en fait, rue Caffa, il y avait
40 carabiniers, bizarrement, il semblait qu'ils s'étaient perdus... Il devait y
avoir
Pour comprendre ce qui
s'est réellement passé place Alimonda, il est en outre utile de reprendre les
déclarations faites par Massimiliano Monai, qui s'est présenté spontanément au
parquet le 30.8.2001, et qui a déclaré :
« ... Durant les
affrontements, durant le foutoir, quand ils nous chargeaient encore et
toujours, un moment, on est près de Carlo Giuliani, moi en tout cas j'étais
près d'Ottavio Barbieri... je cherchais à faire quelque chose, à me replier
vers l'arrière, ou alors à avancer, mais je ne pouvais aller nulle part :
devant il y avait eux. Derrière il y avait une foule de gens qui jetaient des
pierres. A ce moment-là, il se passait quelque chose, on était tous là avec
quelques personnes que je ne connais pas, quelques-uns avaient un
passe-montagne, il y en avait qui étaient comme moi, d'autres avaient un
foulard, on a vu les carabiniers reculer... J'ai vu des gens qui jetaient les
cailloux contre les carabiniers. Les carabiniers couraient vers l'arrière, il y
avait un groupe qui avançait et un groupe qui voulait les encercler ; on a
reculé en jetant des pierres... Les carabiniers couraient vers l'arrière et les
gens les caillassaient... Bon, ils se sont rapprochés clairement de nous, nous,
nous fuyions... A ce moment-là, les carabiniers sont partis, nous nous sommes
arrêtés et ces deux jeeps sont arrivées à toute vitesse. Pourquoi ? Bon,
elles ont roulé vers nous, alors il est évident qu'on partait en courant ;
l'une des deux voitures a fait marche arrière depuis l'église et a réussi à
s'en aller, l'autre a fait un demi-tour et est resté bloquée ; on lui est
tous tombés dessus, comme on peut le voir ; là, à
Les photographies
versées au dossier attestent largement de la violence décrite par les
manifestants eux-mêmes.
Il suffit de regarder
les photographies nos 16 à 20, qui montrent clairement un extincteur
qui, projeté vers la vitre arrière déjà fracassée de la jeep, touche le pied
droit de Placanica. Ce dernier, clairement, se penche par-dessus la roue de
secours pour tenter d'empêcher l'extincteur de pénétrer à l'intérieur de la
jeep, ce même extincteur que, quelques secondes après, Carlo Giuliani ramassera
par terre, soulèvera au-dessus de sa tête pour le projeter à nouveau à
l'intérieur de la jeep, comme quelqu'un – à moins que ce ne soit
lui-même – avait peu avant tenté de le faire, selon ce qu'a déclaré à la
police judiciaire le 23 juillet 2001 Neri Ernesta, gérante de la pompe à
essence de la société Q8 sise rue Tolemaide, qui a signalé que, peu après 16
heures, elle avait noté depuis son habitation un jeune avec un passe-montagne
sombre, un tee-shirt blanc et un pantalon sombre qui s'éloignait de la pompe à
essence avec un extincteur dont il vidait le contenu, tournant ensuite dans la
rue Caffa ; elle a ensuite reconnu l'extincteur portatif comme étant celui
qui avait été saisi à côté du corps de Carlo Giuliani.
La violence de l'assaut
mené par de nombreux manifestants, le caillassage ininterrompu du véhicule, qui
a causé à ses passagers les dommages physiques relevés par les expertises
médicolégales, l'agression contre les passagers perpétrée par les manifestants
qui continuaient à entourer le véhicule de très près en y introduisant des
objets contondants et, en conséquence, le prolongement de la situation de
danger, ont indéniablement constitué une atteinte réelle et injuste à
l'intégrité personnelle de Placanica et de ses compagnons, ce qui a
certainement rendu nécessaire une réaction de défense qui ne pouvait que
déboucher sur l'utilisation de l'unique moyen dont disposait Placanica :
son arme.
En fait, le geste de
Giuliani n'a pas été un acte d'agression isolé, comme l'ont avancé les
défenseurs de sa famille, mais uniquement l'une des phases d'une violente
agression contre la jeep perpétrée par les nombreuses personnes qui l'avaient
encerclée, qui tentaient de la faire basculer et, probablement, d'en ouvrir la
portière, comme l'ont déclaré certaines des personnes présentes au moment des
faits, au risque de blesser directement et de manière plus grave les occupants
du véhicule.
Si l'on part de
l'hypothèse, désormais prouvée, que le coup de feu tiré par Placanica était
dirigé vers le haut, il ne fait pas de doute que la conduite de ce dernier, qui
a abouti à la mort de Carlo Giuliani, est couverte par les dispositions de
l'article 53 CP, le militaire ayant tiré deux coups de feu directement vers le
haut après de nombreuses et vaines sommations destinées à faire cesser la
violence, l'un des éléments projetés ayant, du fait d'un facteur absolument
imprévisible, dévié le projectile, causant la mort de Carlo Giuliani.
Tous les éléments de
l'enquête, dont on ne peut douter qu'elle a été complète, permettent donc
d'exclure avec certitude que Placanica a délibérément dirigé ses coups de feu
vers Carlo Giuliani ; mais, quand bien même il s'avérerait que tel a été
été le cas, il ne fait pas de doute que le carabinier, autorisé à utiliser des
armes, avec le risque inhérent à l'utilisation d'un tel instrument, se trouvait
face à un danger réel pour sa vie ou son intégrité physique ainsi que pour
celle de ses compagnons, danger qui s'était déjà concrétisé par des actes ayant
porté atteinte à l'intégrité physique et devenant de plus en plus
violents ; donc, légitimement, il aurait pu viser les agresseurs afin de
les mettre dans l'impossibilité de poursuivre leurs actes, même en cherchant à
limiter les dommages (par exemple en évitant d'atteindre des organes vitaux),
puisqu'il ne s'agissait pas d'une résistance passive et que l'agresseur n'avait
pas non plus pris d'otage en bouclier – les seuls cas où la doctrine et la
jurisprudence concordent pour exclure la légitimité de l'utilisation de l'arme
directement contre l'agresseur.
Les arguments exposés
ci-dessus permettent donc de conclure que le geste de Placanica était justifié
au regard de l'article 53 CP, d'autant plus que l'usage de l'arme, absolument
indispensable, a été adapté pour être le moins dangereux possible, puisque les
coups ont certainement été dirigés vers le haut et que ce n'est que du fait
d'une modification imprévisible de la trajectoire que l'un d'eux a atteint
Carlo Giuliani. »
102. La juge estima ensuite devoir
décider si M.P. avait agi en état de légitime défense, critère « plus
rigoureux » de neutralisation de la responsabilité.
A cet égard, la juge
estima que M.P. avait, à juste titre, eu l'impression d'un danger pour son
intégrité physique et celle de ses compagnons, et que ce danger avait subsisté
en raison du contexte violent. Selon la juge, pour apprécier la nécessité de la
riposte et la proportionnalité de celle-ci, il ne fallait pas considérer la
situation isolée de Carlo Giuliani et évaluer son geste séparément (il avait
soulevé un extincteur vide) ; il fallait au contraire considérer le geste
de Carlo Giuliani comme l'une des phases d'une violente agression contre la
jeep, perpétrée par une foule de manifestants. Cette agression n'était pas le
seul fait de Carlo Giuliani, mais d'une foule d'agresseurs. La riposte de M.P.
devait ainsi être mise en rapport avec celle‑ci pour être appréciée dans
son « contexte ».
Compte tenu du nombre
d'agresseurs, des moyens utilisés, du caractère continu des actes de violence,
des blessures des carabiniers présents dans la jeep, de la difficulté pour le
véhicule de s'éloigner de la place en raison de problèmes de moteur, on pouvait
dire que la riposte de M.P. avait été nécessaire. Ensuite, la riposte avait été
adéquate vu le degré de violence.
A cet égard, la juge
affirma qu'il était certain que si M.P. n'avait pas sorti son arme et tiré deux
fois, l'agression n'aurait pas cessé, et que si l'extincteur – que M.P. avait
déjà repoussé une fois avec sa jambe – avait pu pénétrer dans la jeep il aurait
causé de graves blessures à ceux qui s'y trouvaient. La juge déclara que M.P.
avait à disposition un seul moyen pour contrer l'agression : son arme à
feu. A cet égard, elle estima que M.P. en avait fait un usage proportionné, dès
lors qu'avant de tirer il avait hurlé aux manifestants de s'en aller pour que
ceux-ci changent de comportement ; puis, il avait tiré vers le haut. La
juge conclut que M.P. avait agi en état de légitime défense. Par ailleurs, elle
précisa que le fait que M.P. avait pu voir Carlo Giuliani – ce qu'affirmaient
les experts du parquet et les requérants – et le fait qu'il avait pris le
risque de tuer ne changeaient rien à la conclusion, dès lors que le geste de
M.P. s'expliquait par la nécessité de défendre l'intégrité physique des
occupants de la jeep et était proportionné à l'importance des biens à défendre
et aux moyens dont il disposait pour cela.
103. La décision de classement sans
suite était ainsi libellée :
« Il convient
d'examiner la conduite de Placanica également à la lumière de la persistance
des conditions les plus limitatives exigées par l'article 52 CP, pour vérifier
si l'on peut invoquer aussi pour les circonstances factuelles et la réaction engagée
les éléments nécessaires à l'application de la cause plus rigoureuse de
justification de la légitime défense. Les circonstances factuelles et le
contexte dans lequel Placanica a dû agir ont été longuement présentés. Il ne
fait pas de doute que dans cette situation – similaire à celle qui, près de là,
boulevard Torino, avait peu avant abouti à l'incendie d'un véhicule blindé à
l'intérieur duquel un cocktail Molotov avait été lancé – Placanica a eu
l'impression concrète qu'il y avait un danger d'atteinte à son intégrité et à
celle de ses compagnons, danger qui s'était déjà concrétisé par des blessures
(selon les pièces versées au dossier et les blessures signalées par les
occupants de la jeep), et que ce danger persistait malgré les sommations qu'il
avait formulées à plusieurs reprises en montrant l'arme. Il suffit d'observer
les nombreuses photographies qui montrent la jeep toujours encerclée par des
manifestants défonçant les vitres du véhicule avec des bâtons et des barres de
fer, qu'ils introduisent à l'intérieur dans l'intention manifeste, non
seulement d'endommager le véhicule pour protester, mais aussi de faire du mal à
son équipage, et lançant vers le véhicule de très nombreuses pierres, dont une
grande partie ont pénétré à l'intérieur de l'habitacle et atteint les
occupants, pour avoir une idée de la violence concrète déchaînée et des
dommages ultérieurs qui auraient pu être causés aux occupants du véhicule. Il
n'est pas possible non plus d'étayer l'hypothèse soutenue au cours de
l'audience par la défense de la partie lésée, qui a avancé que les blessures à
la tête de Placanica avaient pu être occasionnées par le choc contre les
leviers internes du gyrophare positionné sur le toit de la jeep plutôt que par
la conduite des manifestants. En dehors de la circonstance objective que de
nombreuses pierres souillées de sang ont été récupérées à l'intérieur de la
jeep, il convient de noter que le levier du gyrophare positionné sur le toit
est revêtu de plastique et inséré dans un élément à rotule couvert d'une coiffe
protectrice qui sert à orienter le phare, et le fait même que ce levier soit
relié à un élément à rotule prive l'ensemble de la rigidité nécessaire pour
infliger aux passagers de la jeep des blessures à la tête, encore moins des
blessures avec écorchures de la nature de celles signalées par Placanica. Pour
en revenir à la situation effective, il ne fait pas de doute que la réaction
mise en œuvre a été nécessaire compte tenu de toutes les circonstances, et en
particulier du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés par ces derniers pour
agresser les personnes, de la durée des actes de violence, qui ne cessaient pas
malgré les nombreuses sommations des militaires, des blessures déjà
occasionnées à ces derniers, et enfin de la difficulté à quitter les lieux
parce que le moteur de la jeep avait calé, cet éloignement n'étant pas exigé
mais ayant néanmoins été tenté. Il s'ensuit que même l'analyse de l'adéquation
de la réaction de défense face à l'attaque, pour ce qui est de l'équivalence
substantielle des biens mis en danger, ne peut qu'aboutir à une conclusion
positive, l'attaque contre la jeep des carabiniers s'étant concrétisée par des
actes non seulement dangereux, mais aussi en eux-mêmes constitutifs d'une
violation des droits, et en particulier de l'intégrité physique des occupants
du véhicule ; et il est incontestable à la lumière des circonstances
factuelles que, si Placanica n'avait pas extrait l'arme en menaçant les
manifestants puis en tirant les deux coups de feu, l'attaque n'aurait pas cessé
et aurait certainement eu des conséquences ultérieures plus graves et que, si
l'extincteur que Placanica avait déjà rejeté une fois d'un coup de pied avait
pénétré dans l'habitacle et touché les carabiniers déjà blessés, il leur aurait
causé des blessures d'une grande gravité, voire pire. L'existence d'un danger
réel et d'une agression injuste ressort non seulement du niveau de risque mais
aussi du fait que l'agression était déjà en cours, et il convient de vérifier
si l'exigence de proportionnalité a été respectée, y compris en ce qui concerne
les moyens mis à disposition de l'agressé et les modalités de leur utilisation.
Pour ce qui est de la proportionnalité des moyens de défense par rapport à
l'agression,
104. Les demandes de la défense
tendant à l'obtention d'un complément d'enquête furent entièrement rejetées par
la juge pour les motifs exposés ci‑après.
105. Quant à l'expertise médicolégale
sur les causes de la mort de Carlo Giuliani, qui visait en particulier à
déterminer si celui-ci était encore vivant au moment où la jeep avait roulé sur
lui et, en conséquence, à vérifier si les méthodes d'enquête appliquées étaient
scientifiquement correctes :
« Il a déjà été dit
qu'il n'y a dans le dossier aucun élément permettant de douter que les
vérifications ont été effectuées de manière scrupuleuse et que les méthodes
d'investigation employées par les experts étaient correctes ; c'est
pourquoi cette vérification supplémentaire demandée n'apparaît pas nécessaire.
Nous faisons en outre observer que la partie lésée, s'étant vu proposer de
participer à l'autopsie du jeune homme avec ses propres experts et donc de
s'assurer que les méthodes d'enquêtes appliquées étaient correctes, n'a pas
jugé bon de se prévaloir de cette possibilité, ni de procéder elle-même à des
vérifications sur la dépouille du jeune homme qui, au contraire, a été
incinérée trois jours à peine après sa mort, ce qui a rendu impossible, en
admettant que cela eût été utile (ce qui n'est pas le cas), toute vérification
ultérieure. »
106. Quant à l'audition du chef de la
police De Gennaro et du sous‑lieutenant des carabiniers Zappia, au sujet
des directives données pour le maintien de l'ordre public et concernant la
régularité de l'utilisation des « étuis de cuisse » comme celui dont
M.P. a extrait l'arme d'où est parti le coup de feu qui a atteint Carlo
Giuliani :
« Cette enquête
paraît aussi parfaitement inappropriée pour la vérification des faits tragiques
qui ont entraîné la mort de Carlo Giuliani, attendu que les directives données
pour le maintien de l'ordre public ne peuvent avoir qu'un caractère général et
ne prévoient assurément pas des instructions applicables à des situations
imprévisibles d'attaques directes contre les personnes des militaires, telles
que celles à laquelle le carabinier Placanica a réagi ; la conduite de
celui-ci, ainsi qu'il a été dit à maintes reprises, se justifie tant par
l'utilisation légitime de l'arme que par l'hypothèse plus rigoureuse de la
légitime défense. En ce qui concerne la demande de vérification de la régularité
de l'utilisation des « étuis de cuisse », et des modalités de cette
utilisation par les militaires de l'Arme des carabiniers, on ne comprend pas ce
que ces éléments pourraient apporter à l'enquête, étant entendu que la manière
dont Placanica portait le pistolet n'a aucune pertinence puisqu'il aurait pu
légitimement, dans la situation décrite, faire usage de l'arme quel que soit
l'endroit où il la portait ou le lieu où il l'avait prise. »
107. Quant aux recherches aux fins d'identification
de la personne qui pourrait avoir lancé la pierre susceptible d'avoir dévié la
trajectoire de la balle, afin de recueillir son témoignage au sujet de la
trajectoire de cette pierre :
« La vérification
serait en pratique impossible, même si elle était jugée nécessaire, attendu
qu'il n'est pas réaliste de penser que des manifestants aient suivi la
trajectoire des pierres après les avoir lancées vers la cible choisie pour
s'assurer qu'elles avaient bien atteint cette cible ; les manifestants étaient
davantage occupés à trouver de nouveaux objets contondants à lancer sur les
forces de l'ordre.
En outre, même en
admettant la possibilité d'un tel témoignage de la part du manifestant inconnu
qui a paradoxalement, sans le vouloir, causé la mort d'un des autres
manifestants, il serait impossible d'identifier l'intéressé et ses déclarations
ne seraient de toute façon pas pertinentes par rapport aux conclusions
techniques dont on dispose. »
108. Quant à une nouvelle audition du manifestant
M. Monai sur le comportement des militaires à l'intérieur de la jeep Defender,
sur le nombre de manifestants qui se trouvaient à proximité du véhicule et sur
la personne qui, dans la jeep, a réellement saisi l'arme, à la lumière des
déclarations faites par M. Monai lors d'un précédent entretien, et quant à une
nouvelle audition d'E. Predonzani sur les mêmes circonstances, sur la position
de Giuliani avant qu'il n'ait été atteint par le tir mortel et sur le nombre de
vitres de la jeep qui étaient brisées :
« Toute nouvelle
audition serait parfaitement inutile, compte tenu des déclarations que Monai et
Predonzani, très peu de temps après les faits et alors qu'ils en avaient un
souvenir plus vif qu'aujourd'hui, ont livrées en se présentant spontanément au
parquet afin de témoigner de ce qu'ils savaient sur les faits auxquels ils
avaient pris part ainsi que sur la mort tragique de Carlo Giuliani ; ces
déclarations contiennent en effet des détails extrêmement précis, qui ont été
confirmés par les documents vidéo et photographiques versés au dossier, au
point de constituer une confirmation importante des résultats des enquêtes
techniques, alors que les différentes déclarations de Predonzani et Monai, et
en particulier de ce dernier, à des organes de presse écrite ou de télévision
n'ont aucune valeur judiciaire et que de toute façon leur contenu ne nécessite
aucun éclaircissement compte tenu de la reconstitution précise effectuée
immédiatement après les faits, qui a été confirmée par des données objectives
telles que des photographies et des films. Il ne paraît pas non plus pertinent
de savoir combien de vitres de la jeep étaient brisées puisqu'il est
incontestable que certaines vitres du côté droit l'étaient, ainsi que la vitre
arrière. »
109. Quant à l'audition de Marco
D'Auria, censée confirmer qu'aucun cocktail Molotov n'avait été lancé place
Alimonda, contrairement à ce qu'a laissé entendre M.P., et permettre de
déterminer la distance à laquelle il se trouvait au moment de prendre la
photographie sur laquelle les experts du parquet se sont fondés pour effectuer
la reconstitution balistique :
« Cette demande ne
paraît pas non plus à même d'apporter une contribution quelconque à l'enquête
puisque la photographie prise par D'Auria n'a été qu'un des éléments utilisés
pour déterminer la position dans laquelle se trouvait Giuliani lorsqu'il a été
atteint par le coup de feu ; la distance entre la victime et la jeep a en
effet été calculée compte tenu de la position supposée des personnes qui
figurent sur les photographies par rapport à des éléments fixes tels que du
mobilier urbain et des panneaux de signalisation à partir desquels ont été
effectuées des mesures concrètes ; cette distance est confirmée par les
déclarations des personnes qui se trouvaient à côté de Giuliani.
Pour autant que
Placanica aurait laissé entendre que des cocktails Molotov avaient été lancés
place Alimonda, comme il ressortirait de la demande de vérification ultérieure,
cette affirmation est inexacte. Placanica n'a en effet jamais affirmé que des
cocktails Molotov avaient été lancés place Alimonda : il a seulement
indiqué qu'il avait craint que tel fût le cas. »
110. Quant à l'audition du maréchal
Primavera concernant le moment où la vitre arrière du hayon de la jeep a été
brisée :
« Il ne fait aucun
doute que la vitre n'a pas été brisée par le coup de feu de Placanica,
puisqu'il est manifeste, d'après les photographies où l'on voit la main de
Placanica saisir le pistolet pour menacer les manifestants, que la vitre avait
été brisée – probablement par un jet de pierre – bien avant que Placanica ne
tire le coup de feu qui a causé la mort de Giuliani. La perception divergente
de celui qui se trouvait dans une autre jeep n'a pas influé sur la
reconstitution des faits, lesquels ont été établis de manière incontestable et
sereine dans leur objectivité. »
111. Quant à l'obtention des images
filmées sur la place Alimonda par deux carabiniers dont les casques étaient
équipés de caméras vidéo, « étiquetées et remises au colonel
Leso » :
« Il s'agit de
matériels déjà versés au dossier, comme il ressort de la communication des
carabiniers de Gênes en date du 13/9/2001, qui donne acte de la transmission au
parquet de 17 vidéocassettes, dont 15 contiennent des images filmées en divers
endroits de la ville – parmi lesquels la rue Caffa – grâce aux caméras vidéo
fixées sur les casques de certains militaires ; deux autres vidéocassettes
transmises contiennent des images filmées depuis l'hélicoptère de
l'Armée. »
112. Quant à l'audition du carabinier
V.M. concernant les raisons pour lesquelles le projectile a perdu sa chemise.
« La demande de la
défense de la partie lésée repose sur les déclarations spontanées de Mattioli,
dont il ressort que « le fait d'entailler la pointe d'un projectile afin
de lui donner un meilleur pouvoir de fragmentation est une pratique
répandue », ce qui exclut automatiquement « l'intention de faire
usage des armes à feu à des fins d'intimidation. Elles servent à tuer du
premier coup ».
Si l'on prend acte de la
connaissance de cette pratique du fait de la déclaration de Mattioli, on ne
comprend pas quel intérêt il pourrait y avoir à ce qu'il soit entendu par le
parquet alors qu'on dispose déjà des conclusions des expertises balistiques
enregistrées, qui reposent sur des vérifications objectives ; étant
entendu que l'hypothèse de Mattioli ne peut être considérée que comme une
référence à une mauvaise pratique peu répandue, on comprend mal pour quel motif
et sur la base de quelles données objectives il faudrait l'attribuer au
carabinier Placanica, attendu par ailleurs que les autres balles trouvées dans
le chargeur de son pistolet se sont avérées parfaitement normales. »
113. Quant à l'expertise technique sur
la jeep, dont l'objet était de déterminer les causes des dégâts occasionnés au
montant supérieur du véhicule, au-dessus du deuxième « i » de
l'inscription « carabinieri » :
« Les vérifications
effectuées afin de déterminer l'origine des dégâts occasionnés au hayon,
imputables certainement au grand nombre de pierres et d'objets contondants qui
se sont abattus sur le véhicule, ont déjà été amplement exposées. Il est
incontestable que les dégâts dont il est question ici ne peuvent avoir une
autre origine.
La nouvelle vérification
demandée ne permettrait donc pas de dissiper les doutes de la défense des
opposants au sujet de la collision entre le projectile et une pierre, puisqu'on
ne peut certainement pas supposer qu'une seule pierre ait été lancée contre le
véhicule, qui a été cabossé en plusieurs endroits, puisque les objets lancés
sur les lieux et contre les véhicules des forces de l'ordre étaient très
nombreux et ont causé non seulement des lésions corporelles mais aussi les
dégâts visibles sur la carrosserie de la jeep. »
114. Quant à l'expertise technique
collégiale sur les douilles saisies, dans le but de vérifier de quelle arme
elles ont été tirées, en élargissant la vérification aux armes de tous les
membres des forces de l'ordre présentes sur la place Alimonda au moment où
Carlo Giuliani a été atteint par la balle :
« Il s'agit
évidemment d'une vérification dénuée de toute utilité concrète. Il ne fait en
effet aucun doute, de l'aveu même de Placanica et d'après les résultats des
expertises effectuées, que c'est bien avec l'arme de ce dernier qu'a été tiré
le coup de feu fatal à Carlo Giuliani.
Les investigations
menées à l'époque par le parquet pour vérifier si d'autres membres des forces
de l'ordre avaient utilisé leur arme à feu dans la zone de la place Alimonda le
20 juillet 2001 ont en effet abouti à une réponse négative, sauf en
ce qui concerne les coups de feu d'intimidation que le carabinier Errichiello
Massimiliano a tirés dans la rue Tolemaide, au croisement avec la rue Armenia,
afin d'éloigner quelques manifestants armés de barres, de pierres et de pioches
qui avaient encerclé un autre véhicule blindé contre lequel ils lançaient des
pierres. »
115. Concernant par ailleurs les
critiques des avocats des requérants, qui avaient fait valoir que de nombreux
aspects de l'enquête avaient été délégués aux carabiniers et qu'un grand nombre
d'auditions avaient été menées en présence de membres de l'Arme des
carabiniers, la juge s'exprima ainsi :
« On observe que de
telles considérations peuvent à première vue sembler justifiées, mais qu'elles
n'ont cependant rien à voir avec les faits qui ont véritablement été établis
comme s'étant déroulés sur la place Alimonda et ayant entraîné la mort tragique
du jeune Giuliani, faits dont le déroulement dramatique a été reconstitué au
moyen d'un grand nombre de documents vidéo et photographiques versés au dossier
et d'après les déclarations des personnes mêmes qui ont participé à
l'événement ; la profusion de ces ressources et de ces détails ne peut pas
– et ne doit pas – permettre qu'on prête davantage attention à d'autres
considérations parfaitement dénuées de pertinence. »
116. A la lumière de ces
considérations, la juge des investigations préliminaires conclut que « la
preuve avait été faite que le carabinier M.P. avait agi dans une situation
justifiant qu'il ne soit pas condamné pour ces faits et qu'aucun élément ne
permettait de reconnaître la responsabilité du carabinier F.C. dans la mort de
Carlo Giuliani ». Partant, la juge décida de classer l'affaire.
D. La
Commission parlementaire d'enquête
117. Le 5 septembre 2001, une
commission d'enquête parlementaire entendit M. Lauro, un fonctionnaire de la
police de Rome, qui avait participé aux opérations de maintien et de
rétablissement de l'ordre public à Gênes.
118. M. Lauro déclara que les
carabiniers étaient équipés de laryngophones, instruments permettant de
communiquer entre eux très rapidement.
Appelé à expliquer
pourquoi les forces de l'ordre se trouvant assez près de la jeep (15 ou
Quant à la fonction des
deux jeeps, M. Lauro expliqua que celles-ci avaient apporté du ravitaillement
aux alentours de 16 heures, qu'elles étaient reparties et étaient réapparues
environ une heure plus tard pour vérifier s'il y avait des blessés.
En outre, M. Lauro
déclara avoir appelé une ambulance pour Carlo Giuliani, parce qu'il n'y avait
pas de médecin sur place.
119. Le 20 septembre 2001, des
parlementaires demandèrent au Gouvernement d'expliquer les raisons pour
lesquelles les forces de l'ordre déployées lors d'opérations de maintien et de
rétablissement de l'ordre public étaient équipées de balles létales et non pas
de balles en caoutchouc. Les parlementaires prônaient l'utilisation de ce type
de projectiles, arguant que ceux-ci avaient été employés à plusieurs reprises
avec succès dans des pays étrangers.
Le représentant du
Gouvernement répondit que la législation ne prévoyait pas une telle possibilité
et que, du reste, il n'était pas établi que de telles munitions n'engendraient
pas elles aussi des conséquences très graves pour la victime. Enfin, il
expliqua que des recherches sur l'opportunité d'introduire des armes non
létales étaient en cours.
E. Le jugement
du tribunal de Gênes rendu dans le « procès des 25 »
120. Le 13 mars 2008, le tribunal de
Gênes rendit public le jugement prononcé à l'issue du procès intenté contre
vingt-cinq manifestants pour plusieurs infractions (notamment dégradation, vol,
dévastation, saccage, actes de violence à l'encontre de membres des forces de
l'ordre) relatives à la journée du 20 juillet 2001. Les ministères de
l'Intérieur, de la Défense, de la Justice, ainsi que le gouvernement, s'étaient
constitués parties civiles. Le jugement en question a été frappé d'appel et la
procédure y relative est pendante.
121. Ce jugement contribue à la
compréhension des événements du 20 juillet 2001 (voir paragraphes 13-19
ci-dessus). Au cours des débats, lors de 144 audiences, le tribunal de Gênes
put notamment entendre de nombreux témoins et examiner en détail l'abondante documentation
audiovisuelle.
122. Dans ses conclusions concernant
l'attaque des carabiniers contre le cortège des « Tute bianche », le tribunal estima que celle-ci avait été
illégale et arbitraire.
123. Pour parvenir à cette conclusion,
le tribunal avait établi que les manifestants des « Tute bianche » n'avaient pas commis d'actes significatifs de
violence à l'égard des carabiniers qui les avaient attaqués. L'usage d'engins
lacrymogènes et l'avancée des carabiniers vers le boulevard Torino avaient eu
lieu sans réelle nécessité d'employer la force. L'attaque avait été menée
contre des centaines de personnes inoffensives ; elle n'avait même pas
visé à isoler et bloquer les quelques personnes qui lançaient des objets sur
les carabiniers, qui avaient pu continuer à le faire tranquillement. Par
ailleurs, aucun ordre de se disperser n'avait été donné.
124. Le tribunal jugea ensuite que la
charge consécutive avait également été illégale et arbitraire. Elle n'avait pas
été précédée par une sommation de se disperser ; elle n'avait pas été
ordonnée par l'officier qui en avait la compétence. Elle n'avait pas été
nécessaire : les images prouvaient que les manifestants se tenaient
immobiles derrière des boucliers en plexiglas, et que les personnes participant
au cortège ne lançaient pas d'objets, hormis trois tirs provenant de
l'extérieur du cortège. En outre, les forces de l'ordre auraient eu le temps
(environ une minute et demie) de demander des instructions, ce qu'elles
n'avaient pas fait. Enfin, le cortège était légal et les manifestants n'avaient
pas agressé les carabiniers.
125. Les modalités d'intervention
avaient elles aussi été illégales : les carabiniers avaient lancé des
engins lacrymogènes à hauteur d'homme ; beaucoup de manifestants
présentaient des blessures infligées à l'aide de matraques non
régulières ; les blindés avaient défoncé les barricades et poursuivi la
foule jusque sur les trottoirs, avec l'intention manifeste de faire mal.
126. En conséquence, le tribunal
estima que le caractère illégal et arbitraire des agissements des carabiniers
justifiait les comportements de résistance adoptés par les manifestants lors de
l'usage de gaz lacrymogène et lors de la charge du cortège, et puis les
accrochages survenus dans les rues latérales, rue Casaregis et rue d'Invrea,
jusqu'à 15 h 30, soit jusqu'au moment où les carabiniers avaient exécuté
l'ordre d'arrêter et de laisser passer le cortège. En conclusion, le tribunal
jugea que les accusés s'étaient trouvés dans une situation de « réponse
nécessaire » face aux actes arbitraires de la force publique, au sens de
l'article 4 du décret législatif no 288 de 1944.
127. En outre, le tribunal transmit le
dossier au parquet, au motif que les déclarations de M. Mondelli et de deux
autres membres des forces de l'ordre, selon lesquelles leur attaque avait été
nécessaire pour riposter à l'agression des manifestants, ne correspondaient pas
à la réalité.
128. S'agissant du comportement adopté
par les manifestants après 15 h 30, par contre, le tribunal estima
qu'il n'était plus justifié par les agissements de la force publique, dès lors
que l'attaque illégale et arbitraire avait cessé. Par conséquent, même si les
manifestants avaient peut-être gardé le sentiment d'avoir été victimes d'abus
et d'injustices, leur comportement à ce stade n'était plus défensif mais plutôt
dû à un désir de vengeance et, comme tel, injustifié et punissable.
129. Pour ce qui est spécifiquement
des faits survenus place Alimonda, le tribunal de Gênes considéra que l'attaque
ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro à l'encontre du groupe de
manifestants n'avait été ni illégale ni arbitraire. De ce fait, la violente
réaction des manifestants qui avait suivi, à savoir la poursuite des
carabiniers et l'assaut contre la jeep, ne pouvait pas passer pour une réaction
de défense contre un comportement arbitraire des forces de l'ordre.
130. Quant à la conduite des
carabiniers à bord de la jeep, ceux-ci avaient pu imaginer faire l'objet d'une
tentative de lynchage. Le fait que les manifestants en question – à la
différence des groupes de black blocks
– ne disposaient pas de cocktails Molotov et n'étaient donc pas en mesure
d'incendier le véhicule était un élément appréciable ex post. Selon le tribunal, on ne pouvait pas reprocher aux
occupants de la jeep de ne pas avoir raisonné ainsi et d'avoir cédé à la
panique.
131. Le tribunal estima que Carlo
Giuliani se trouvait à quatre mètres de la jeep lorsqu'il avait été abattu.
F.C. avait déclaré qu'avec son masque à gaz il n'avait qu'une vision partielle.
M.P. avait dit ne pas avoir compris pourquoi le véhicule dans lequel il était
monté ne l'avait pas amené à l'hôpital et s'était mis à suivre le contingent.
Il voyait uniquement ce qui se passait dans l'habitacle. Au moment du tir, M.P.
était allongé et avait les pieds vers la porte arrière du véhicule. Il avait
pris Raffone sur lui et ne voyait pas sa propre main : il ne pouvait pas
dire si sa main s'était trouvée à l'intérieur ou à l'extérieur de l'habitacle.
En tout cas, il avait tiré vers le haut. Le jugement du tribunal mentionne que
l'expert Marco Salvi, qui avait autopsié le corps de Carlo Giuliani avait
déclaré, quant à lui, que la trajectoire du tir mortel indiquait un tir direct
(« la traiettoria rimandava ad uno
sparo diretto »). Quant au fragment métallique logé dans le corps de
la victime, Salvi déclara qu'il était très difficile de le trouver.
II. LE DROIT ET
1. Usage
légitime des armes
132. L'article 53 du code pénal (CP)
prévoit que ne peut être sanctionné « l'officier public qui, dans l'exercice
d'un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d'une
arme ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par
la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à
l'autorité, et, en tout cas, s'il s'agit d'empêcher l'accomplissement de faits
délictueux tels que massacre, naufrage, submersion, désastre aéronautique,
désastre ferroviaire, homicide volontaire, hold
up et enlèvement de personne (...). La loi prévoit d'autres cas où l'usage
des armes ou de tout autre moyen de coercition physique est autorisé ».
2. Légitime
défense
133. L'article 52 CP prévoit que ne
peut être sanctionné « quiconque a commis une infraction pour y avoir été contraint par
la nécessité de défendre son droit ou le droit d'autrui contre le danger actuel
d'une offense injuste, à condition que la réaction de défense soit
proportionnée à l'offense ».
3. Excès
involontaire
134. Aux termes de l'article 55 CP, en
cas notamment de légitime défense ou d'usage légitime des armes, lorsque
l'intéressé a par imprudence
(« colposamente ») dépassé
les limites établies par la loi ou par l'autorité ou par la nécessité, son
comportement est punissable comme comportement involontaire, dans la mesure où
la loi le prévoit.
4. Dispositions
sur la sûreté publique
135. Les articles 18-24 du code (Testo Unico) de la sûreté publique du 18
juin 1931 régissent le déroulement des réunions publiques et des rassemblements
en lieu public. Lorsqu'une réunion ou un rassemblement en lieu public ou ouvert
au public est susceptible de mettre en danger l'ordre public ou la sûreté, ou
lorsque des infractions sont commises, la réunion peut être dissoute. Avant de
procéder à la dissolution d'une telle réunion, les participants sont invités
par les forces de l'ordre à se disperser. Si cette invitation reste sans effet,
la foule est formellement sommée, à trois reprises, de se disperser. Si les trois
sommations restent sans effet ou si celles-ci ne peuvent avoir lieu pour cause
de révolte ou d'opposition, les officiers de la sûreté publique ou des
carabiniers ordonnent que la réunion ou le regroupement soient dissous par la
force. Cet ordre est exécuté par la force publique et par la force armée, sous
le commandement des chefs respectifs. Quiconque refuse d'obéir à l'ordre de
dispersion est puni d'une peine d'emprisonnement (d'une durée minimum d'un mois
et maximum d'un an) et d'une amende (de 30 et 413 euros).
5. Réglementation
de l'usage des armes
136. Une directive du ministère de
l'Intérieur, datée de février 2001 et adressée aux questori, contient des dispositions générales sur l'usage des
engins lacrymogènes et des matraques (sfollagente).
L'usage de ce matériel doit être ordonné de manière expresse et claire par le
responsable du service, après consultation du questore. Le personnel doit en être informé.
6. Enquête
préliminaire et partie lésée
137. Les articles pertinents du code
de procédure pénale (CPP) disposent :
Article 79
« La constitution
de partie civile a lieu à partir de l'audience préliminaire (...) »
Article 90
« La partie lésée
exerce les droits et les facultés qui lui sont expressément reconnus par la loi
et peut en outre, à tout stade de la procédure, présenter des mémoires et,
excepté en cassation, indiquer des éléments de preuve. »
Article 101
« La partie lésée
peut nommer un représentant légal pour l'exercice des droits et des facultés
dont elle jouit (...) »
Article 359 § 1
« Lorsque le
parquet effectue des investigations techniques (...) nécessitant une compétence
particulière, il peut nommer des experts et s'en prévaloir. Ceux-ci ne peuvent
pas refuser leur contribution. »
Article 360
« 1. Lorsque
les investigations techniques (...) sont à effectuer sur des personnes, objets
ou lieux susceptibles de modification, le parquet informe sans délai le
prévenu, la partie lésée et les défenseurs de la date, de l'heure et du lieu
fixés (...) et de la faculté de nommer des experts.
(...)
3. Les défenseurs
et les experts nommés le cas échéant ont le droit d'assister à la nomination
des experts, de participer aux investigations techniques et de formuler des
observations. »
Article 392
« 1. Au
cours des investigations préliminaires, le parquet et le prévenu auteur présumé
de l'infraction (persona sottoposta alle
indagini) peuvent demander au juge un incident probatoire (...) »
« 2. Le
parquet et le prévenu peuvent demander au juge d'ordonner une expertise,
lorsque celle-ci pourrait entraîner une suspension (du procès) d'au moins
soixante jours si ordonnée pendant les débats ».
Article 394
« 1. La partie lésée peut
demander au ministère public de provoquer un incident probatoire (incidente probatorio).
2. Si le
parquet ne fait pas droit à cette demande, il doit motiver sa décision et la
notifier à la partie lésée. »
Article 409
« 1. Hormis
l'hypothèse où il y a eu opposition à la demande de classement sans suite, si
le juge accepte la demande de classement il prononce par ordonnance le
classement sans suite et restitue le dossier au parquet. (...)
2. Si le juge
rejette la demande de classement sans suite, il fixe la date de l'audience en
chambre du conseil et en informe le parquet, le prévenu et la partie lésée. La
procédure se déroule conformément à l'article 127. Les actes sont déposés au
greffe jusqu'au jour de l'audience, et le défenseur peut en faire une copie.
3. Le juge
informe de l'audience le procureur général près la cour d'appel.
4. Après
l'audience, le juge peut indiquer par ordonnance au parquet les actes
complémentaires d'enquête qu'il estime nécessaires, et fixe un délai.
5. Lorsqu'il
n'est pas nécessaire de procéder à des actes complémentaires d'enquête et que
le juge rejette la demande de classement sans suite, il demande au parquet de
formuler l'accusation dans les dix jours (...).
6. La
décision de classement sans suite ne peut être attaquée devant
Article 410
« 1. En
s'opposant à la demande de classement sans suite, la partie lésée demande que
l'enquête se poursuive. Elle indique l'objet du complément d'enquête et les
moyens de preuve, sous peine d'irrecevabilité.
2. Lorsque
l'opposition est irrecevable et les soupçons sont infondés, le juge classe la
procédure sans suite par ordonnance et restitue le dossier au parquet.
3. Dans les
hypothèses non couvertes par l'alinéa 2, le juge décide conformément à
l'article 409 §§ 2, 3, 4, 5. S'il y a pluralité de parties lésées, l'avis est
notifié uniquement à l'opposant. »
6. Inhumation
et incinération
138. L'article 116 des dispositions
d'exécution du CPP, relatif aux investigations sur le décès d'une personne
lorsqu'il y a soupçon de crime, énonce :
« Au cas où,
s'agissant du décès d'une personne, il y a un soupçon de crime, le parquet
vérifie la cause du décès et, s'il l'estime nécessaire, ordonne une autopsie
selon la procédure prévue à l'article 369 du code de procédure ou bien en
demandant un incident probatoire (...)
(...) L'inhumation
ne peut avoir lieu sans l'ordre du procureur de la République. »
139. L'article 79 du décret du
Président de
III. TEXTES
INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Principes de base de l'ONU sur le recours à la
force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application
des lois
140. Adoptés le 7 septembre 1990 par
le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le
traitement des délinquants, ces principes disposent en leurs parties
pertinentes :
« 1. Les
pouvoirs publics et les autorités de police adopteront et appliqueront des
réglementations sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu
contre les personnes par les responsables de l'application des lois. En
élaborant ces réglementations, les gouvernements et les services de répression
garderont constamment à l'examen les questions d'éthique liées au recours à la
force et à l'utilisation des armes à feu.
2. Les
gouvernements et les autorités de police mettront en place un éventail de
moyens aussi large que possible et muniront les responsables de l'application
des lois de divers types d'armes et de munitions qui permettront un usage
différencié de la force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de
mettre au point des armes non meurtrières neutralisantes à utiliser dans les
situations appropriées, en vue de limiter de plus en plus le recours aux moyens
propres à causer la mort ou des blessures. Il devrait également être possible,
dans ce même but, de munir les responsables de l'application des lois
d'équipements défensifs tels que pare-balles, casques ou gilets antiballes et
véhicules blindés afin qu'il soit de moins en moins nécessaire d'utiliser des
armes de tout genre.
(...)
9. Les
responsables de l'application des lois ne doivent pas faire usage d'armes à feu
contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des
tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour
prévenir une infraction particulièrement grave mettant sérieusement en danger
des vies humaines, ou pour procéder à l'arrestation d'une personne présentant
un tel risque et résistant à leur autorité, ou l'empêcher de s'échapper, et
seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre
ces objectifs. Quoi qu'il en soit, ils ne recourront intentionnellement à
l'usage meurtrier d'armes à feu que si cela est absolument inévitable pour
protéger des vies humaines.
10. Dans les
circonstances visées au principe 9, les responsables de l'application des lois
doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de
leur intention d'utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour
que l'avertissement puisse être suivi d'effet, à moins qu'une telle façon de
procéder ne compromette indûment la sécurité des responsables de l'application
des lois, qu'elle ne présente un danger de mort ou d'accident grave pour
d'autres personnes ou qu'elle ne soit manifestement inappropriée ou inutile vu
les circonstances de l'incident.
11. Une
réglementation régissant l'usage des armes à feu par les responsables de
l'application des lois doit comprendre des directives aux fins ci-après :
a) Spécifier
les circonstances dans lesquelles les responsables de l'application des lois
sont autorisés à porter des armes à feu et prescrire les types d'armes à feu et
de munitions autorisés ;
b) S'assurer
que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et
de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ;
c) Interdire
l'utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures
inutiles ou présentent un risque injustifié ;
d) Réglementer
le contrôle, l'entreposage et la délivrance d'armes à feu et prévoir notamment
des procédures conformément auxquelles les responsables de l'application des
lois doivent rendre compte de toutes les armes et munitions qui leur sont
délivrées ;
e) Prévoir
que des sommations doivent être faites, le cas échéant, en cas d'utilisation d'armes
à feu ;
f) Prévoir
un système de rapports en cas d'utilisation d'armes à feu par des responsables
de l'application des lois dans l'exercice de leurs fonctions.
(...)
18. Les
pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les
responsables de l'application des lois sont sélectionnés par des procédures
appropriées, qu'ils présentent les qualités morales et les aptitudes
psychologiques et physiques requises pour le bon exercice de leurs fonctions et
qu'ils reçoivent une formation professionnelle permanente et complète. Il
convient de vérifier périodiquement s'ils demeurent aptes à remplir ces
fonctions.
19. Les
pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les
responsables de l'application des lois reçoivent une formation et sont soumis à
des tests selon des normes d'aptitude appropriées sur l'emploi de la force. Les
responsables de l'application des lois qui sont tenus de porter des armes à feu
ne doivent être autorisés à en porter qu'après avoir été spécialement formés à
leur utilisation.
20. Pour la
formation des responsables de l'application des lois, les pouvoirs publics et
les autorités de police accorderont une attention particulière aux questions
d'éthique policière et de respect des droits de l'homme, en particulier dans le
cadre des enquêtes, et aux moyens d'éviter l'usage de la force ou des armes à
feu, y compris le règlement pacifique des conflits, la connaissance du
comportement des foules et les méthodes de persuasion, de négociation et de médiation,
ainsi que les moyens techniques, en vue de limiter le recours à la force ou aux
armes à feu. Les autorités de police devraient revoir leur programme de
formation et leurs méthodes d'action en fonction d'incidents particuliers.
(...) »
B. Comité européen
pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou
dégradants (CPT)
141. Le passage pertinent du rapport
relatif à la visite effectuée en Italie en 2004, rendu public le 17 avril 2006,
se lit comme suit :
« 14. Le
CPT a engagé, dès 2001, un dialogue avec les autorités italiennes concernant
les événements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes (du
20 au 22 juillet 2001). Les autorités italiennes ont continué d'informer le
Comité sur les suites réservées aux allégations de mauvais traitements
formulées à l'encontre des forces de l'ordre. Dans ce cadre, les autorités ont
fourni, à l'occasion de la visite, une liste des poursuites judiciaires et
disciplinaires en cours.
Le CPT souhaite être tenu régulièrement informé de
l'évolution des poursuites judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En outre,
il souhaite recevoir des informations détaillées sur les mesures prises par les
autorités italiennes visant à éviter le renouvellement d'épisodes similaires
dans le futur (par exemple, au niveau de la gestion des opérations de maintien
de l'ordre d'envergure, au niveau de la formation du personnel d'encadrement et
d'exécution, et au niveau des systèmes de contrôle et d'inspection).[1]
15. Dans son
rapport sur la visite en 2000, le CPT avait recommandé que des mesures soient
prises en matière de formation des membres des forces de l'ordre, plus
particulièrement en ce qui concerne l'intégration des principes des droits de
l'homme à la formation pratique – initiale et continue – à la gestion des
situation à haut risque, telles que l'appréhension et l'interrogatoire de
suspects. Dans leurs réponses, les autorités italiennes ont seulement fourni
des informations de nature générale sur la composante « droits de
l'homme » de la formation proposée aux membres des forces de l'ordre. Le CPT souhaite recevoir des informations
plus détaillées – et mises à jour – sur cette question (...) »
EN DROIT
I. SUR
142. Les requérants se plaignent que
Carlo Giuliani a été tué par les forces de l'ordre et que les autorités n'ont
pas protégé sa vie, ni mené une enquête effective sur sa mort. Ils invoquent
l'article 2 de
« 1. Le
droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être
infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence
capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine
par la loi.
2. La mort
n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où
elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour
assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour
effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne
régulièrement détenue ;
c) pour
réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A. Arguments
des parties
1. Les
requérants
a) Sur le
volet matériel de l'article 2 de
143. Se référant à la jurisprudence de
144. Les requérants estiment que les
actes de M.P. mettent en cause la responsabilité de l'Etat et affirment
l'existence d'un lien de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et la
mort de Carlo Giuliani. Selon eux, il faut s'en tenir à ce que l'autopsie a
constaté, à savoir que M.P. a tiré du haut vers le bas et a atteint la victime.
145. Quant à la « théorie de la
pierre », ils observent que celle-ci n'a jamais rencontré leur accord et
renvoient sur ce point à leur opposition au classement sans suite ainsi qu'au
procès-verbal de l'audience devant la juge des investigations préliminaires.
Les requérants se réfèrent à l'opinion de leur expert, M. Gentile, qui dans son
rapport a affirmé que le projectile ne s'était pas fragmenté en atteignant le
corps de la victime ; toutefois, dès lors que l'on ne disposait pas du
projectile et que l'on ne connaissait ni la forme, ni les dimensions ni la
masse de la « cible intermédiaire », il était impossible de formuler
une hypothèse scientifique quant au type de « traumatisme » subi par
le projectile dans sa trajectoire et de soutenir que celle-ci avait été déviée.
En outre, les autres experts chargés par eux de reconstituer le déroulement des
faits ont exclu que « la pierre » se soit fragmentée après collision
avec le projectile tiré par M.P. et ont estimé qu'elle s'était fragmentée
contre la jeep.
146. Les requérants allèguent ensuite
que les occupants de la jeep ne se trouvaient pas en danger de mort, puisqu'il
s'agissait d'une jeep Defender, véhicule qui, même non blindé, est suffisamment
robuste. En outre, le nombre de manifestants visibles sur les images ne dépasse
pas la douzaine. Ceux-ci n'avaient pas d'armes létales. En outre, les images
montrent bien que les manifestants n'avaient pas encerclé la jeep : il n'y
avait aucun manifestant ni à gauche ni devant le véhicule. A bord de la jeep,
il y avait un bouclier, comme les photographies le prouvent. M.P. portait un
gilet pare-balles et avaient deux casques à sa disposition. Enfin, d'autres
forces de l'ordre étaient à proximité. Quant aux blessures de M.P. et D.R., les
requérants estiment qu'aucun élément ne prouve qu'elles ont été infligées au
moment des faits.
147. Selon les requérants, il y a eu
en l'espèce un usage disproportionné de la force. Les éléments suivants
viennent selon eux corroborer cette thèse : M.P. a tiré du haut vers le
bas, selon l'autopsie et ce que l'on peut déduire des déclarations de
l'intéressé. Ce dernier n'a jamais affirmé avoir tiré vers le haut et a déclaré
ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment du tir. Selon les requérants, cela
signifie que M.P. a admis avoir tiré à hauteur d'homme et qu'il n'a pas tiré
dans le but de contrer un acte de violence illégal émanant de Carlo Giuliani.
En outre, M.P. n'a pas donné d'avertissements clairs quant à son intention
d'utiliser l'arme à feu. Les images versées au dossier montrent bien que le
pistolet est tenu horizontalement et vers le bas. Les requérants observent
ensuite que certaines des photographies prises lors des faits montrent un
bouclier de carabinier servant de protection à la place de l'une des vitres cassées
de la jeep. Enfin, les balles létales dont disposaient les carabiniers
renforcent la thèse de l'usage excessif de la force. La responsabilité de
l'Etat se trouve donc engagée du fait des actes de M.P.
148. Les requérants estiment ensuite
que la responsabilité de l'Etat est également engagée en raison des
défaillances dans la planification, l'organisation et la gestion de l'opération
de maintien de l'ordre, et des lacunes du cadre normatif.
149. Selon les requérants, un premier
problème est posé par le fait que les forces de l'ordre n'ont pas bénéficié
d'un cadre normatif approprié, mis en place par le droit interne et la
pratique. Le droit interne a rendu inévitable l'usage de l'arme à feu, ce que
démontre le fait que l'enquête a été classée sans suite parce que la conduite
de M.P. relevait des articles 52 et 53 CP. Les requérants allèguent que le
droit interne en matière d'usage des armes par les forces de l'ordre est
inadéquat, dépassé et non conforme aux normes internationales. Ils arguent qu'à
la lumière de la jurisprudence de
150. En outre, il n'y pas eu en
matière d'usage des armes à feu de dispositions réglementaires claires et conformes
aux normes internationales. En effet, aucun des ordres de service du questore de Gênes soumis par le
Gouvernement ne réglemente l'usage des armes à feu. Les requérants se réfèrent
aux Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à
feu par les responsables de l'application des lois, adoptés par le huitième
Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des
délinquants, qui s'est tenu à
151. Un autre problème réside dans la
sélection et la formation du personnel. A cet égard, les requérants allèguent
que la compagnie de carabiniers CCIR était commandée par des personnes
expérimentées dans le domaine des missions de police militaire internationale à
l'étranger mais dépourvues d'expérience en matière de maintien et de
rétablissement de l'ordre public. Les officiers Leso, Truglio et Cappello avaient
précédemment eu des expériences internationales (par exemple en Somalie). Quant
à l'expérience du personnel en général, les requérants observent qu'aucun
règlement contenant des critères de recrutement et de sélection pour des
opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public n'était en
vigueur au moment des faits. Cela est contraire aux principes nos 18
et 19 énoncés par l'ONU. Le Gouvernement n'a d'ailleurs pas précisé les
conditions minimales pour qu'un carabinier soit déployé lors d'une grande
opération de maintien et de rétablissement de l'ordre public. Quant à
l'expérience des troupes employées à Gênes, les requérants arguent qu'il
s'agissait pour les trois quarts de jeunes faisant leur service militaire au
sein de l'Arme des carabiniers ou juste nommés auxiliaires (carabinieri di leva, carabinieri ausiliari), ce qui donne une
idée de leur inexpérience. Concernant en particulier les trois carabiniers à
bord de la jeep : D.R. avait dix-neuf ans et six mois au moment des faits
et effectuait son service militaire depuis quatre mois ; M.P. n'avait pas
encore vingt ans et était en service depuis moins de dix mois ; F.C.
n'avait pas encore vingt-quatre ans et était en service depuis vingt-deux mois.
Quant au stage de formation d'une semaine à Velletri mentionné par le
Gouvernement, les requérants observent qu'il ne s'agissait pas d'une formation
ayant pour objet la connaissance des normes internationales en vue de réduire
au maximum les risques pour la vie des manifestants ; il s'agissait plutôt
d'un entraînement de guerre, puisque les instructeurs – tel le capitaine
Cappello – avaient acquis une expérience professionnelle militaire à
l'étranger. Or cela serait incompatible avec le principe no 20 de
l'ONU. Les requérants rappellent enfin les observations formulées par le Comité
européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants (CPT) dans son rapport relatif à la visite en Italie
rendu public le 17 avril 2006 (voir les textes internationaux pertinents ci-dessus).
152. L'équipement des carabiniers
serait également problématique, car non conforme au principe no 2 de
l'ONU étant donné que les intéressés étaient équipés uniquement de balles
létales et non pas de balles en caoutchouc. En outre, un certain nombre de
carabiniers aurait utilisé des armes non réglementaires, telles que des
matraques métalliques.
153. Les requérants se penchent
ensuite sur l'ordre de service du 19 juillet 2001 et observent que
celui-ci avait profondément modifié les instructions précédentes, en ce qu'il
avait prévu un dispositif de défense dynamique impliquant la mobilité des
carabiniers alors qu'auparavant il s'agissait d'une organisation statique. En
outre, l'ordre de service du 19 juillet avait autorisé, en plus des
manifestations statiques, le cortège des « Tute bianche ». De surcroît, cet ordre de service n'aurait pas
été diffusé de manière adéquate. En témoigneraient les déclarations faites au
« procès des 25 » par le fonctionnaire de police Lauro et par
l'officier des carabiniers Zappia, le premier ayant affirmé avoir été informé
par radio des modifications le 20 juillet au matin, le deuxième ayant indiqué
que l'ordre de service était tombé à 3 heures du matin le 20 juillet. M. Lauro
avait en outre précisé que le 19 juillet on lui avait dit qu'aucun cortège
n'était autorisé le lendemain et qu'il devait commencer son service à 6 heures
à un endroit donné, alors que dans la matinée du 20 juillet il avait reçu par
radio d'autres instructions selon lesquelles le début de son service était fixé
à 10 heures à un autre endroit. Enfin, il avait affirmé ne pas avoir su
qu'il devait y avoir un cortège (déclarations de M. Lauro à l'audience du 26
avril 2005, lors du « procès des 25 » ; déclarations de M.
Zappia à l'audience du 3 mai 2005, lors du même procès). Enfin, les
requérants allèguent que les forces de l'ordre sélectionnées et déployées à
Gênes ne connaissaient pas la ville et ses routes. Ils renvoient sur ce point à
plusieurs déclarations livrées au « procès des 25 » (M. Mondelli,
audience du 16 novembre 2004 ; M. Bruno, même audience ; M.
Fiorillo, audience du 8 février 2005 ; M. Lauro, audience du 26 avril
2005 ; M. Mirante, 15 mars 2005).
154. Les requérants soutiennent
ensuite que les autorités italiennes n'ont pas pris les mesures nécessaires
pour protéger la vie des personnes pendant la gestion des opérations de
maintien et de rétablissement de l'ordre public et qu'elles n'ont pas été
capables d'évaluer le risque de manière adéquate. A cet égard, ils observent
que M.P. a été considéré par son supérieur, le capitaine Cappello, comme étant
inapte psychiquement et physiquement à poursuivre son service. De ce fait, le
lance-lacrymogène et les engins lacrymogènes lui ont été retirés. Les
requérants se demandent dès lors pourquoi le pistolet muni de balles létales ne
lui a pas été retiré aussi. Cela représente pour les requérants un élément
permettant, à lui seul, d'établir la violation de l'article 2 de
155. Les requérants observent en outre
que la jeep dans laquelle se trouvait M.P. était une jeep non blindée et que
malgré cela elle a été laissée sans protection. Les raisons pouvant expliquer
la présence des jeeps en queue de peloton, lorsque celui-ci est parti à
l'assaut d'un groupe de manifestants, n'apparaissent pas dans le dossier
d'enquête. Les responsables Lauro et Cappello ont déclaré au « procès des
25 » ne pas s'être aperçus que les deux jeeps suivaient. Le deuxième aurait
déclaré : « la jeep qui suit doit être blindée, sinon c'est du
suicide » (audiences du 26 avril et du 20 septembre 2005). Quoi qu'il
en soit, les requérants estiment que le fait qu'aucune surveillance n'ait été
assurée sur les deux jeeps qui suivaient la compagnie, si bien qu'elles ont pu
suivre le peloton une fois celui-ci parti à l'attaque des manifestants, révèle
la désorganisation et l'absence d'une chaîne de commandement claire.
156. Les requérants observent que le système de
communication a également connu des dysfonctionnements du fait de sa structure,
puisque beaucoup de policiers et carabiniers devaient communiquer avec la
centrale opérationnelle et que policiers et carabiniers ne pouvaient pas
communiquer par radio directement entre eux.
157. Enfin, les requérants déclarent
ne pas comprendre pourquoi, malgré leur proximité, les forces de l'ordre
présentes sur les lieux ne sont pas intervenues. A leur avis, les policiers qui
se trouvaient non loin ont forcément dû voir la scène.
158. De surcroît, les requérants
allèguent que l'absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani s'était
écroulé et les passages de la jeep sur son corps ont contribué au décès de leur
proche.
b) Sur le
volet procédural de l'article 2 de
159. Les requérants soutiennent que
l'enquête n'a pas été effective au sens de l'article 2 de
160. S'agissant de l'étendue de
l'enquête, les requérants observent qu'à aucun moment il n'a été question
d'évaluer la responsabilité globale des autorités quant aux défaillances dans
la conduite des opérations et quant à leur incapacité à assurer un usage
proportionné de la force pour disperser les manifestants (Şimşek et autres, précité). L'enquête n'a pas porté sur
la planification et la coordination des opérations (Erdoğan et autres, précité). Elle n'a pas non plus porté sur
les instructions données aux membres des forces de l'ordre, ni sur les raisons
pour lesquelles les forces de l'ordre n'avaient que des balles létales (ibidem). Le parquet semble avoir accepté
la version des faits livrée par les membres des forces de l'ordre sans se poser
d'autres questions sur les circonstances factuelles. Il ne s'est jamais demandé
si les supérieurs de M.P. pouvaient être tenus pour responsables du fait qu'ils
avaient laissé une arme létale entre les mains d'un carabinier alors que l'état
psychologique et physique de celui-ci le rendait inapte à poursuivre son
service.
161. Les requérants rappellent que,
pour sa défense, le Gouvernement a plaidé l'impossibilité d'étendre l'enquête
au motif que le parquet ne pouvait agir que par rapport à la personne
soupçonnée d'avoir commis l'infraction. Une enquête sur les décisions
politiques et d'organisation était exclue, dès lors que le parquet ne pouvait
examiner le bien-fondé des choix opérationnels effectués pendant le G8.
Selon les requérants, si
cela est vrai, c'est le droit national qui est incompatible avec l'article 2 de
Cependant, vu que le
parquet, dans sa demande de classement sans suite, a fait état de
dysfonctionnements (sans préciser leur nature), et vu que ce constat n'a pas
donné lieu à la recherche des causes et des responsabilités à l'origine de ces
dysfonctionnements, la violation de l'article 2 est également liée au choix du
parquet d'avoir une enquête incomplète.
162. Les requérants soulignent qu'ils
se sont opposés au classement de l'affaire et ont demandé, en vain,
l'approfondissement et l'élargissement de l'enquête. Ils reprochent aux
enquêteurs de ne pas avoir entendu J.M., le témoin ayant vu Carlo Giuliani
vivant après le tir ; de ne pas avoir tenté d'identifier le lanceur de
« la pierre » ; de ne pas avoir enquêté sur la régularité de
l'arme de M.P. ; de ne pas avoir entendu le photographe auteur du cliché
qui montre Carlo Giuliani portant l'extincteur, de sorte que la distance entre
celui-ci et la jeep a été présumée et non confirmée ; de ne pas avoir pris
en compte l'hypothèse selon laquelle le projectile meurtrier avait été modifié
avant le tir (effet dum-dum), suivant la pratique en vigueur au sein des forces
de l'ordre ; de ne pas avoir entendu les hauts responsables de la police.
163. Quant à la possibilité de
participer à l'enquête du parquet, les requérants observent d'emblée qu'ils
n'ont jamais été « parties » à la procédure, car en droit italien la
constitution de partie civile n'est possible que s'il y a renvoi en jugement.
En tant que personnes lésées en l'absence de renvoi en jugement, les requérants
ont bénéficié d'un droit limité de participation à l'enquête, droit qui est
encore plus restreint lorsque le parquet procède suivant l'article 360 du code
de procédure pénale (investigations techniques non répétables), dès lors que la
loi ne prévoit pas dans ce cas la possibilité pour la partie lésée de demander
au parquet d'adresser au juge une demande d'incident probatoire (et que c'est
seulement en cas d'incident probatoire que la partie lésée peut prier le juge
de poser des questions aux experts du parquet).
164. Les requérants se sont trouvés
dans la situation des « investigations techniques non répétables »
lors de l'autopsie et de l'expertise collégiale.
En ce qui concerne
spécifiquement l'autopsie, les requérants font en outre observer que le parquet
les a informés en fin de matinée que l'autopsie commencerait à 15 heures, et
que le délai était tellement court qu'eux-mêmes et leur défenseur n'ont pas eu
la possibilité de comprendre et d'étudier la situation.
S'agissant des première
et deuxième expertises balistiques, les requérants admettent qu'ils avaient la
possibilité théorique de prier le parquet d'adresser au juge une demande
d'incident probatoire ; toutefois, le parquet ayant lui-même demandé un
incident probatoire et ayant essuyé un refus, les requérants n'avaient pas
estimé utile de déposer pareille demande.
165. Enfin, les requérants observent
qu'ils n'ont pu intervenir au moment des premiers actes d'enquête confiés aux
carabiniers (saisie de l'arme de M.P. ; constat que l'arme était équipée
d'un chargeur ; premières investigations techniques sur le cadavre dans la
salle mortuaire de l'hôpital ; investigations techniques concernant la
jeep à bord de laquelle s'était trouvé M.P. ; relevés photographiques du
matériel de M.P. au moment de la mort de Carlo Giuliani ; vérifications
concernant l'obturateur non original de l'arme de M.P. ; saisie de la
voiture), car leur intervention n'était pas prévue par la loi.
166. Les requérants énumèrent ensuite
plusieurs défaillances de l'enquête :
– les projectiles n'ont
jamais été retrouvés, de sorte qu'aucune véritable expertise balistique n'a été
possible. Seules deux douilles ont été retrouvées, et il n'est pas certain
qu'elles correspondent aux projectiles tirés par M.P. (voir les première et
deuxième expertises balistiques) ;
– un scanner avait
permis de voir un fragment métallique logé dans la tête de Carlo Giuliani. Or
celui-ci n'a jamais été retrouvé et versé au dossier ;
– l'intervention de
l'autorité judiciaire sur place n'a pas été rapide et n'a pas permis de
préserver l'état des lieux ;
– l'arme, l'équipement
et la jeep sont restés en possession des carabiniers ;
– M.P., D.R., et F.C.
ont eu un entretien avec leurs supérieurs avant d'être entendus par le parquet
et ont pu communiquer entre eux. Par ailleurs, D.R. n'a été entendu qu'au
lendemain des faits ;
– des membres des forces
de l'ordre présents sur les lieux ont été entendus avec beaucoup de retard (le
capitaine Cappello a été entendu le 11 septembre 2001 ; son adjoint
Zappia, le 21 décembre 2001).
– la juge des investigations
préliminaires a également basé sa décision de classement sans suite sur du
matériel provenant d'un site internet anonyme ;
– il n'y a pas eu de
procédure contradictoire, le classement sans suite ayant empêché la tenue de
débats contradictoires.
167. Les requérants remettent en cause
l'impartialité de l'enquête en raison du rôle joué par les carabiniers de Gênes
(comando provinciale di Genova), vu
que, potentiellement, ces carabiniers auraient pu être entendus si l'enquête avait
été conforme à l'article 2 de
– immédiatement après la
mort de Carlo Giuliani, les trois carabiniers se sont éloignés (avec la jeep et
les armes) jusqu'au moment où, des heures plus tard, le parquet a commencé les
auditions. Ainsi, M.P., F.C. et D.R. auraient été entendus par leurs supérieurs
avant d'être entendus par le parquet ;
– les carabiniers ont eu
en main les premiers le pistolet de M.P. et ont procédé à sa saisie ; ils
ont déclaré que le chargeur de l'arme comptait moins de quinze balles ;
– les premiers relevés
techniques sur le cadavre auraient été faits par les carabiniers ;
– les carabiniers ont
procédé aux relevés techniques sur la jeep et ont eu en leur possession ledit
véhicule et le matériel se trouvant à bord, y compris une douille ;
– ils ont effectué les
relevés photographiques de l'équipement de M.P. ;
– ils ont été chargés de
retrouver et transmettre à l'autorité judiciaire l'ensemble des films et des
photographies (aériennes et au sol) pris par les carabiniers ou d'autres
sujets, concernant les événements survenus le 20 juillet entre 12 heures
et 18 heures près de la place Alimonda ;
– ils ont été priés de
vérifier le matériel audiovisuel ;
– ils ont acté les
déclarations faites au parquet.
168. Les requérants remettent ensuite
en question l'impartialité de l'enquête au motif que la police de Gênes (squadra mobile di Genova) aurait dû être
visée par l'enquête si celle-ci avait été conforme à l'article
169. Les requérants remettent enfin en
cause l'impartialité de l'expert Romanini, choisi par le parquet pour
coordonner la troisième expertise balistique. Ils observent que cet expert
avait fait paraître un article en septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il avait estimé
que M.P. avait agi en état de légitime défense. La question de son
incompatibilité avait été soulevée par le quotidien « Il Manifesto » le 19 mars 2003, à savoir avant la
décision de classement du 5 mai 2003. Les requérants n'ont pas eu la
possibilité de demander l'exclusion de l'expert du parquet, puisque l'affaire
en est restée au stade de l'enquête préliminaire.
Les requérants
soulignent l'importance que l'expertise de M. Romanini a eue pour l'autorité
judiciaire, qui a retenu sa théorie de la « balle déviée par une
pierre ».
170. A la lumière de ces éléments, les
requérants demandent à
2. Le
Gouvernement
a) Sur le
volet matériel de l'article 2 de
171. Se fondant sur la thèse selon
laquelle l'enquête menée au niveau national a été effective, le Gouvernement observe d'emblée que
172. Selon le Gouvernement, en
l'espèce, la mort n'a pas été infligée intentionnellement. En outre, il n'y
aurait eu « usage excessif de la force » ni de la part de M.P., ni
dans l'organisation et la gestion des opérations de maintien de l'ordre public.
Dans sa note intégrée aux observations du Gouvernement, le ministère de
l'Intérieur fait observer qu'à l'issue de l'enquête judiciaire, c'est la thèse
de l'usage légitime des armes qui a été retenue au bénéfice de M.P. et que le
classement de l'enquête se fonde sur cet élément.
173. Le Gouvernement plaide l'absence
de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et la mort de Carlo
Giuliani ; ce n'est que par un hasard tout à fait exceptionnel et
imprévisible que la balle a touché la victime. Selon lui, cette thèse se dégage
de la décision de classement sans suite. A cet égard, il indique que le
classement de l'affaire n'a pas été motivé par l'exclusion de la responsabilité
objective de M.P. (il n'y a guère eu de doute, dès les premiers moments de
l'enquête, quant au fait que Carlo Giuliani avait succombé à une balle tirée
par M.P.), mais par des motifs de caractère juridique (la légitime défense),
combinés avec certains éléments de fait relatifs à la direction du tir, à la
visibilité et à la trajectoire anormale de la balle. S'il est vrai que la juge
des investigations préliminaires a bien appliqué les règles excluant la
responsabilité en cas d'usage légitime des armes et en cas de légitime défense,
elle n'a toutefois pas négligé la circonstance exceptionnelle et imprévisible
de la déviation du tir suite à la collision avec une pierre, circonstance qui a
été appréciée sur le terrain de la proportionnalité. Le Gouvernement en déduit
que la décision de classement sans suite a exclu la responsabilité de M.P. au
motif que le lien de causalité entre le coup de feu et le décès de Carlo
Giuliani avait été rompu par la collision entre la balle et la pierre et la
déviation de la trajectoire du tir. Cela « constitue d'ailleurs un volet
des motifs de son acquittement, mais en définitive ce détail procédural importe
peu ».
174. Le Gouvernement rappelle les
conclusions de la juge des investigations préliminaires : M.P. a agi de sa
propre initiative, en proie à la panique, dans une situation où il avait des
raisons valables de croire que sa propre vie ou son intégrité physique étaient
exposées à un danger grave et imminent, de même que celles de ses collègues. En
outre, M.P. n'a visé ni Carlo Giuliani, ni qui que ce fût d'autre. Il a tiré
vers le haut, dans une direction incompatible avec le risque de toucher
quelqu'un. Il serait dès lors inapproprié de tenir M.P. pour responsable de la
mort de Carlo Giuliani, car le lien de causalité entre son action et ses effets
a été rompu par l'intervention d'un facteur externe imprévisible et
incontrôlable. Le décès n'a pas été la conséquence voulue et directe d'un
recours à la force, et cette force n'était pas potentiellement meurtrière (Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no
41773/98, §§ 58 et 60, 7 février 2006 ; Kathleen Stewart c. Royaume-Uni,
décision de la Commission du 10 juillet 1984, Décisions et rapports (DR) 39,
p.162). Quant à la trajectoire de la balle, le Gouvernement souligne « le
caractère improbable et imprévisible de la collision entre la balle et un corps
solide qui l'a déviée ». Cette théorie de la « déviation de la
balle » aurait eu l'adhésion des requérants, comme le parquet l'a indiqué
dans sa demande de classement sans suite, dès lors que les experts des deux
parties concordaient sur le fait que la balle était déjà fragmentée avant
d'atteindre le corps de la victime ; cela impliquerait qu'il y avait
également accord sur les causes de cette fragmentation. Les autres hypothèses
pouvant expliquer la fragmentation de la balle et avancées par les requérants –
telles qu'une manipulation de la balle visant à accroître sa capacité de
fragmentation ou un défaut de fabrication – étaient considérées par les
requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus improbables ». De
par leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne pouvaient pas fournir une
explication valable. Concernant pour finir l'impossibilité d'identifier l'objet
susceptible d'avoir croisé, endommagé et dévié la balle, le Gouvernement estime
– tout comme le parquet – qu'il s'agit d'un détail qui ne semble pas pouvoir
peser de manière décisive sur les conclusions de l'enquête.
175. A titre subsidiaire et « par
acquit de conscience », dans l'hypothèse où un lien de causalité
juridiquement appréciable entre le coup de feu et la mort de Carlo Giuliani
serait retenu par la Cour et où la responsabilité de l'Etat se trouverait dès
lors engagée, le Gouvernement argue que le recours à la force
« meurtrière » a été « absolument nécessaire » et
« proportionné » (Andronicou et
Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, Recueil
des arrêts et décisions 1997‑VI ; Brady c. Royaume-Uni (déc.), no 55151/00,
3 avril 2001 ; Ahmet
Özkanet et autres c. Turquie, no 21689/93,
6 avril 2004). A l'appui de cette thèse, le Gouvernement se livre à
une analyse de la décision de classement sans suite et prend en compte les
éléments suivants qui s'en dégagent : l'ampleur et le caractère généralisé
de la violence qui prévalaient, depuis le début, dans le cadre des
manifestations ; la force de l'assaut des manifestants contre le
contingent des carabiniers juste avant les actes litigieux, et le paroxysme de
violence que les événements avaient atteint à ce moment ; la condition
personnelle, physique et psychologique des carabiniers impliqués, surtout de
M.P. ; l'extrême brièveté de la scène, depuis l'assaut donné au véhicule
jusqu'au coup de feu mortel (sur ce point, le Gouvernement renvoie aux deux
cassettes vidéo qu'il a soumises) ; le fait que M.P. n'a tiré que deux
coups de feu et les a dirigés vers le haut ; la probabilité que M.P. ne
pouvait pas voir la victime au moment du tir, ou qu'il pouvait tout au plus
l'apercevoir indistinctement à la limite de son champ visuel ; les
blessures subies par M.P. et D.R. pendant le service, le 20 juillet.
176. S'agissant notamment de la
hauteur des tirs de M.P., le Gouvernement observe qu'il n'est pas prouvé que la
photographie montrant le pistolet dépassant de la lunette arrière de la jeep –
cliché versé au dossier – indique la position de l'arme au moment des deux coups
de feu. En effet, il ne faut pas oublier que M.P. a sorti son arme quelques
secondes au moins avant de tirer, et qu'une fraction de seconde suffit pour
déplacer la main de quelques centimètres ou pour changer son angle de quelques
degrés. La photographie en question n'apporte donc pas la preuve de la
responsabilité de M.P. quant à la mort de Carlo Giuliani et elle ne contredit
pas la thèse de l'accident imprévisible.
177. Le Gouvernement souligne ensuite
« l'impossibilité objective, retenue par le parquet, de savoir quelles
étaient l'attitude psychologique et les intentions précises de M.P., étant
donné l'état de confusion et de panique dans lequel il se trouvait au moment
des faits et son incapacité à se donner des réponses à lui-même ».
Toutefois, « il suffit de regarder les images vidéo et de tenir compte des
lésions corporelles qu'avaient déjà subies les carabiniers pour se rendre
compte que ces derniers étaient effectivement exposés au danger sérieux et
immédiat de perdre la vie ou de subir des blessures graves. Du moins
pouvaient-ils légitimement penser courir ce risque ». L'équipement de M.P.
était constitué de sa tenue de maintien de l'ordre public, de deux casques
équipés d'une visière, d'un sac à dos, de six grands engins lacrymogènes, d'un
filtre Dirin 500Sekur pour masque à gaz, d'un pistolet Beretta et de son
chargeur. Le ministère de l'Intérieur affirme qu'il n'est pas possible de
savoir s'il y avait un bouclier à bord de la jeep au moment des faits.
178. Le Gouvernement observe que M.P.
n'a, à aucun moment, reçu l'ordre de tirer et qu'il a agi de sa propre
initiative, en proie à la panique, dans une situation où il avait des raisons
valables de croire que sa propre vie ou son intégrité physique étaient
sérieusement menacés, de même que celles de ses collègues. L'usage des armes à
feu n'a à aucun moment été préconisé dans la planification des opérations.
L'épisode de la mort de Carlo Giuliani doit être replacé dans un contexte
général de violence et, de ce fait, tout excès dans l'usage de l'arme et toute
disproportion doivent être exclus. Selon le Gouvernent, M.P. n'avait pas
d'autre possibilité que de tirer ; la position du véhicule empêchait la
fuite. En outre, les carabiniers se trouvant dans la jeep ne pouvaient appeler
au secours, vu leur état de panique, les intentions agressives des manifestants
et la rapidité de l'action. Les secours n'auraient d'ailleurs pas eu le temps
d'arriver, compte tenu de la distance et du fait que les forces de l'ordre
devaient se réorganiser et étaient elles aussi engagées dans un affrontement
avec les manifestants.
179. La demande de classement formée
par le parquet se fondait sur la prise en compte de tous ces éléments, ainsi
que sur le principe du favor rei :
lorsqu'il y a des doutes et qu'il apparaît impossible de soutenir devant le
tribunal, avec des chances de succès, l'accusation sur la base des éléments
rassemblés, et que les débats ne sont pas susceptibles d'intégrer le matériel
probatoire de manière significative, alors le classement d'une affaire
s'impose.
180. Le Gouvernement en conclut que la
responsabilité de l'Etat ne se trouve en aucun cas engagée du fait des actes de
M.P. et F.C.
181. Sur la question de savoir si la
responsabilité des autorités peut être retenue du fait que celles-ci auraient
indirectement provoqué la situation de danger qui a abouti à la nécessité pour
M.P. de faire feu, le Gouvernement observe que la mort de Carlo Giuliani est
résultée de l'action individuelle de M.P., action non ordonnée et non autorisée
par ses supérieurs, et donc réaction imprévue et imprévisible. Les conclusions
de l'enquête – tir vers le haut interrompu et dévié par une pierre – permettent
d'exclure toute responsabilité de l'Etat, y compris la responsabilité indirecte
en raison de prétendues lacunes dans l'organisation ou la gestion des
opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public dans leur
ensemble. S'agissant des « dysfonctionnements » évoqués par le
parquet dans sa demande de classement sans suite, notamment en raison des
modifications apportées à l'organisation dans la nuit ayant précédé les faits,
le Gouvernement observe que ceux-ci n'ont pas été précisés ou établis. Pour sa
part, le Gouvernement nie que la conduite des opérations ait été perturbée par
des changements de plan inopportuns et, de toute manière, nie que d'éventuels
dysfonctionnements soient à l'origine des actes litigieux.
182. Se référant à l'arrêt Andronicou et Constantinou précité, le
Gouvernement prie la Cour de faire preuve de la même retenue et de ne pas aller
au-delà d'un « simple regret » quant à la mort de Carlo Giuliani. Il
ne serait pas justifié que la Cour substitue son appréciation à celle des
officiers et des fonctionnaires qui, dans leurs bureaux ou sur le terrain, ont
planifié et conduit les opérations.
183. Quant aux aspects généraux de
l'organisation des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre
public, le Gouvernement observe que rien n'indique qu'il y ait eu une erreur
d'appréciation pouvant être rattachée à l'événement litigieux. Le Gouvernement
fait remarquer qu'il n'y a pas de lien de causalité entre la mort de Carlo Giuliani
et l'assaut donné au cortège des « Tute
bianche ». Ensuite, rien ne permet de dire qu'il ne fallait pas
conduire le contingent des carabiniers place Alimonda, prendre le temps de le
réorganiser et le déployer face aux manifestants.
184. Ce qui distingue l'espèce des
affaires Ergi c. Turquie
(28 juillet 1998, Recueil 1998‑IV),
Oğur c. Turquie ([GC], no 21594/93,
CEDH 1999‑III) et Makaratzis
(précitée), c'est que dans la présente affaire la planification des opérations
ne pouvait qu'être partielle et approximative, étant donné que les manifestants
pouvaient soit rester pacifiques soit se livrer à la violence. De ce fait, les
manifestants étaient « pour ainsi dire, inévitablement, maîtres du jeu en
ce qui concerne l'évolution des faits, et les autorités ne pouvaient pas
prévoir dans les détails ce qui allait se passer et devaient assurer dans leur
intervention une flexibilité difficile à programmer ».
185. Le Gouvernement observe ensuite
qu'un deuxième élément distingue le cas d'espèce des affaires ci-dessus. Dans
ces affaires, les victimes avaient été atteintes par une balle tirée à hauteur
d'homme et dans le cadre de tirs multiples. En somme, « dans aucune
desdites affaires, le hasard n'avait joué un rôle comparable à celui qu'il a
tenu dans la situation litigieuse ».
186. Le Gouvernement remarque que les
manifestations de Gênes auraient dû être pacifiques et se dérouler dans la
légalité. Les images vidéo montrent qu'une grande partie des manifestants sont
restés dans les limites de la légalité et de la non-violence. Les autorités
auraient fait tout ce qui était en leur pouvoir – par le biais des services de
renseignement – pour éviter dans la mesure du possible que des éléments
perturbateurs (anarchistes, provocateurs, sujets violents et agressifs, voire
terroristes) se mêlent aux manifestants et fassent dégénérer la manifestation.
A cet égard, le Gouvernement allègue « qu'un nombre considérable de sujets
violents (dont le jeune Giuliani) ont pu rejoindre la ville et la mettre à feu
et à sang ». En prévision d'une éventuelle dégradation de la situation,
d'importantes précautions avaient été prises. Toutefois, aucune autorité
n'aurait pu – « sans l'assistance d'un voyant » – prévoir exactement
quand, où et comment la violence allait éclater et dans quelles directions elle
se répandrait. Au moment où les carabiniers étaient arrivés place Alimonda, la
situation était calme et les commandants en avaient profité pour réorganiser
leurs hommes et pour faire monter à bord de la jeep M.P. et D.R., les deux
carabiniers intoxiqués par des gaz lacrymogènes. Ce n'est qu'à la suite de
l'assaut donné par les manifestants (qui avaient lancé des objets contondants
et entamé une manœuvre d'encerclement dans l'intention évidente de mener une
véritable attaque contre les militaires) que les carabiniers avaient dû se
replier. Au cours de cette retraite, les deux jeeps s'étaient retrouvées
isolées. Selon le Gouvernement, si les événements ne s'étaient pas précipités,
la jeep concernée se serait éloignée aussitôt avec les blessés.
187. Sur la question de savoir
pourquoi une jeep non blindée comme celle où se trouvait M.P. a été utilisée
lors du G8, le Gouvernement soutient que le véhicule n'était pas destiné à être
opérationnel dans le cadre du maintien de l'ordre mais qu'il intervenait
simplement dans le support logistique. Par ailleurs, le Gouvernement précise
que la jeep Defender était équipée de grilles métalliques destinées à protéger
le pare-brise et les vitres latérales avant. A l'arrière, les vitres latérales
et la lunette ne comportaient pas de grilles. En outre, la jeep était dotée du
système radio Gamma 400.
188. Quant au fait que les forces de
l'ordre étaient équipées de munitions létales et non pas de balles en
caoutchouc, le Gouvernement observe que le droit italien ne permet pas
l'utilisation de ce deuxième type de munitions. En tout cas, le port d'une arme
« non létale », indépendamment des règles en vigueur, constitue un
encouragement à s'en servir, dans l'illusion de ne pas provoquer de graves
dégâts. Or, la règle en Italie est que les armes à feu ne sont pas utilisées
dans les opérations de maintien de l'ordre : les forces de police ne
tirent pas sur les foules, que ce soit avec du plomb ou avec du caoutchouc. De
plus, l'expérimentation des armes et munitions « non létales »
effectuée dans les années 80 a été suspendue à la suite d'incidents ayant
montré que celles-ci pouvaient provoquer la mort ou des blessures très graves.
Les armes non létales sont conçues pour un usage massif visant à contrer un
assaut important de manifestants ou à disperser ceux-ci. Dans le cas d'espèce,
les forces de l'ordre n'ont jamais
reçu l'ordre de tirer et leur équipement servait, comme c'était le cas pour
M.P., à leur défense personnelle.
189. Aucune disposition spécifique en
vue du G8 n'a été adoptée concernant l'usage des armes à feu, mais référence a
été faite aux circulaires du Commandement général des carabiniers rappelant les
dispositions du CP en vigueur (articles 52, 53 et 54).
190. S'agissant de l'expérience
professionnelle des carabiniers employés au G8 de Gênes, le Gouvernement
précise que F.C. (le chauffeur) était en service depuis le 16 septembre 1999,
D.R., auxiliaire, depuis le 16 mars 2001, et M.P., auxiliaire, depuis le
14 septembre 2000. Leur formation avait inclus un entraînement technique
de base dispensé au moment de leur recrutement et des stages de
perfectionnement sur le maintien de l'ordre public et l'utilisation de
l'équipement fourni. En outre, ils avaient acquis une expérience significative
lors d'événements sportifs ou autres.
191. Enfin, en vue du G8 tout le
personnel utilisé à Gênes, y compris les trois carabiniers susmentionnés, avait
participé à des sessions d'entraînement à Velletri. A cette occasion, des
moniteurs expérimentés avaient approfondi les techniques d'intervention à
mettre en œuvre lors d'opérations de maintien de l'ordre public.
192. Quant à la question de savoir
pour quelles raisons les forces de l'ordre qui se trouvaient à proximité de la
jeep ne sont pas intervenues, le Gouvernement observe que les carabiniers
présents sur place venaient de se replier sous l'attaque des manifestants et
qu'il leur fallait donc du temps pour se réorganiser. Quant aux policiers,
« présents à une distance relativement courte, mais non à proximité
immédiate », ils sont intervenus aussi rapidement que possible. A cet
égard, le Gouvernement souligne la rapidité avec laquelle l'événement tragique
s'est produit (quelques dizaines de secondes au total).
193. Enfin, le Gouvernement fait
remarquer que le rapport d'autopsie a fait état de ce que le passage du
véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait été sans conséquences sérieuses
pour celui-ci. Par ailleurs, les secours étaient intervenus rapidement sur les
lieux du drame.
b) Sur le
volet procédural de l'article 2 de
194. Le Gouvernement observe qu'il
faut partir de l'examen du volet procédural du grief, et invite
195. Quant à l'exigence d'efficacité,
le Gouvernement souligne qu'il s'agit d'une obligation de moyens et non de
résultat. Par conséquent, le fait que les moyens déployés, malgré leur
caractère adéquat, n'aient pas permis de tirer entièrement au clair tous les
aspects du cas d'espèce ne saurait, en tant que tel, conduire
196. Quant à l'exigence de célérité
dans l'ouverture de la procédure et dans le rassemblement des preuves, elle
aurait également été respectée, notamment au vu des éléments suivants : la
mise en examen des deux suspects date du lendemain des faits ;
immédiatement après les faits, la place Alimonda a été isolée et la scène du
drame a été préservée ; des objets pertinents ont tout de suite été
identifiés et saisis ; l'autopsie a été pratiquée dans les vingt-quatre
heures ; les principaux acteurs et témoins ont été entendus immédiatement
(M.P. et F.C. le soir même, D.R. le lendemain) ; les autres témoins
facilement accessibles ont également été entendus dans des délais très
brefs ; seuls les manifestants plus difficile à identifier ont été
convoqués plus tard, mais en tout cas dans des délais pleinement compatibles
avec l'exigence de célérité.
197. Quant à l'ampleur et au sérieux
des investigations, le Gouvernement observe que l'autorité judiciaire n'a fait
l'économie d'aucun moyen pour établir les faits et a eu recours dans ce but aux
ressources technologiques les plus avancées tout comme à des méthodes plus
traditionnelles. Ainsi, le parquet et les enquêteurs ont réinterrogé des
personnes qui avaient déjà été entendues une première fois, lorsque cela est
apparu nécessaire, et ont également entendu des tiers étrangers aussi bien aux
manifestants qu'aux forces de l'ordre (des habitants qui avaient pu assister
aux faits). Il a été procédé à une reconstitution des faits et à des essais de
tir sur place. Un matériel audiovisuel important a été intégré aux actes de la
procédure. Il s'agissait non seulement d'images filmées par les forces de
l'ordre (qui, au demeurant, ne sauraient être taxées de non fiables pour cette
seule raison), mais également du matériel qui avait pu être identifié auprès de
particuliers (notamment de journalistes). Trois expertises balistiques ont été
ordonnées par le parquet, dont la troisième a été confiée à un collège de
quatre experts très réputés pour les expertises délicates qu'ils avaient
réalisées lors d'autres procès. Enfin, le Gouvernement rappelle que la juge des
investigations préliminaires, dans sa décision, s'est également appuyée sur du
matériel provenant de sources proches des manifestants eux-mêmes (le matériel
d'un site internet anarchiste). Cela prouverait « le soin et
l'impartialité avec lesquels tout élément potentiellement utile a été recueilli
et analysé, alors même qu'il n'était pas évident d'en apprendre l'existence et
d'en prévoir le contenu ».
198. Quant au fait que l'enquête n'ait
visé que M.P. et F.C., le Gouvernement observe que la responsabilité pénale est
strictement personnelle et présuppose un rapport de causalité selon lequel le
fait délictueux est la conséquence directe et immédiate de l'acte incriminé.
Or, des erreurs ou dysfonctionnements éventuels dans l'organisation, la
direction ou la conduite des opérations de maintien de l'ordre public ne
pouvaient en aucun cas être considérés comme étant directement à l'origine du
drame survenu place Alimonda. Il eût donc été superflu, et étranger à la
compétence et aux pouvoirs de l'autorité judiciaire, d'étendre l'enquête aux
hauts responsables de la police ou de rechercher d'autres
responsables,« le but d'une procédure pénale n'étant pas de trouver à tout
prix un bouc émissaire. » En particulier, la disposition du code pénal
prévoyant le « manquement à un devoir de sa charge » ne trouvait pas
à s'appliquer en l'espèce, personne n'ayant jamais insinué qu'un fonctionnaire,
officier ou agent de police ait refusé ou omis d'accomplir un acte imposé par
sa fonction.
199. Quant à l'exigence de
transparence de l'enquête – qui a été ouverte d'office, conformément au
principe de droit de l'action pénale obligatoire –, le Gouvernement remarque
que les requérants auraient eu, dès le début, la possibilité de participer
pleinement à l'enquête, en se faisant représenter par des avocats. Ils auraient
également pu participer aux opérations de nature technique en mandatant des
experts. Ils ont pris part, par le biais de leurs propres experts, à la
troisième expertise balistique et à la reconstitution des faits. Cela a été
possible grâce au parquet, qui « est allé jusqu'à forcer l'interprétation
et l'utilisation de l'article 360 du code de procédure pénale ». Par
ailleurs, les requérants n'ont pas profité de la possibilité qu'ils avaient de
participer à l'autopsie. A cet égard, le Gouvernement observe que l'avis
d'autopsie a été notifié au premier requérant à 12 h 10 le
21 juillet 2001, soit trois heures avant le début de l'examen. Compte
tenu de la célérité requise dans ce type d'affaires on ne saurait critiquer ce
délai comme étant trop bref. Enfin, le Gouvernement remarque que les requérants
ont pu formuler des critiques et des demandes lors de l'opposition à la demande
de classement ; dans sa décision de classement, la juge a fourni une
réponse suffisamment détaillée pour motiver le rejet de leurs demandes
d'instruction complémentaire. Certes, les requérants n'ont pas eu la
possibilité de demander un incident probatoire en vertu de l'article 394
CPP en ce qui concerne les premiers actes de l'enquête, mais ce type de
vérification relève exclusivement de l'activité de la police. Quant à la
possibilité de demander un incident probatoire au parquet à propos de
l'autopsie et de l'expertise collégiale pour la reconstitution des faits, le
Gouvernement soutient que cette possibilité existait en droit, même si
l'article 360 CPP ne le prévoit pas. Toutefois, le parquet n'aurait pas été
tenu d'accepter une telle demande. En tout cas, lors de l'expertise collégiale
le parquet a demandé aux parties s'il elles avaient des objections à ce qu'il
utilise la procédure prévue par l'article 360 CPP, et aucune objection n'a été
soulevée. Quant aux deux expertises balistiques qui ont précédé l'expertise
collégiale, le Gouvernement reconnaît qu'elles ont été faites unilatéralement.
Cependant, ces expertises avaient pour seul but de vérifier si les deux
douilles retrouvées appartenaient ou non à l'arme de M.P., et puisque ce
dernier avait déjà avoué avoir tiré deux coups de feu elles n'avaient aucune
incidence décisive sur la reconstitution des faits et sur la suite de
l'enquête. Elles n'étaient que des vérifications de routine. En tout état de
cause, l'arme a été réexaminée lors de l'expertise collégiale.
200. Quant à l'exigence d'impartialité
de l'enquête, le Gouvernement observe que dès les premiers instants consécutifs
au drame, la police de Gênes (Squadra
mobile della Questura di Genova) est intervenue et a pris en main les
investigations. Les carabiniers n'ont été mandatés que « pour des actes de
moindre importance et lorsqu'il s'agissait d'objets se trouvant en leur
possession – par exemple pour la saisie du véhicule ou de l'arme – ou de
personnes appartenant à leurs effectifs – par exemple lorsqu'il a fallu citer
(non pas entendre) des carabiniers. » En outre, le parquet a limité au
minimum les actes délégués, préférant les accomplir lui-même, notamment les
interrogatoires les plus importants et ceux qui auraient pu être influencés par
l'appartenance de l'enquêteur à un corps de police ou autre. « Compte tenu
de l'autonomie et de l'indépendance du judiciaire, qui a atteint en Italie un
niveau qui figure parmi les plus élevés d'Europe, et dont bénéficient au même
titre (ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays) aussi bien les juges que les
représentants du parquet, et du fait qu'il faut bien confier l'enquête à une
autorité de police (à moins de s'en remettre aux détectives privés pour les
affaires concernant l'article 2), on ne saurait reprocher à l'enquête ou aux
enquêteurs un manque quelconque d'impartialité (d'un point de vue subjectif ou
objectif). D'ailleurs le fait qu'une telle hypothèse relève de la pure
fantaisie est une chose confirmée par deux éléments circonstanciels : ab interno, par les résultats des
investigations, qui n'ont nullement donné à penser que l'on essayait de dissimuler
des éléments, ainsi que par les motifs du classement sans suite ; ab externo, par l'aboutissement d'une
autre enquête (concernant certains agissements ultérieurs à l'épisode de la place
Alimonda), à l'issue de laquelle plusieurs membres des forces de l'ordre,
accusés de s'être livrés à un raid dans une école qui abritait des manifestants
pour la nuit, ont été renvoyés en jugement ».
201. Au demeurant, le Gouvernement
observe que tous les experts du parquet étaient des civils, à l'exception du
deuxième expert en balistique, qui était un policier. Quant à l'expert
Romanini, le parquet aurait ignoré à l'époque où il lui avait confié
l'expertise que celui-ci avait publié en septembre 2001 un éditorial dans
lequel il avait estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense, compte
tenu de la gravité de la situation de danger et de peur dans laquelle il
s'était manifestement trouvé. Le Gouvernement soutient que l'éditorial
litigieux n'avait pour but que d'exposer une théorie politique fondée sur la
comparaison entre l'épisode en question et une autre tragédie, qui était
survenue auparavant à Naples et que M. Romanini jugeait objectivement plus
grave, mais qui d'après lui avait fait beaucoup moins de bruit dans les médias
parce qu'elle ne se prêtait pas à une instrumentalisation politique. Selon le
Gouvernement, le fait d'avoir écrit cet article ne rendait pas M. Romanini
inapte à exercer de manière objective et impartiale son mandat d'expert, car
celui-ci ne consistait ni à rechercher si M.P. avait agi en état de légitime
défense, ni à vérifier si le déroulement des faits était de nature à étayer la
thèse de la légitime défense. Le collège d'experts devait s'exprimer en
particulier sur la trajectoire de la balle. Le rôle spécifique de M. Romanini
s'est limité à effectuer des essais de tir en présence des autres experts ainsi
que des requérants et des experts désignés par ceux-ci. Cette activité
« purement technique et essentiellement matérielle » ne laissait pas
de place à des appréciations préconçues qui auraient pu influer sur les
conclusions de l'enquête. Au demeurant, le Gouvernement observe que les
requérants n'ont soulevé aucune objection quant au choix de la personne de M.
Romanini.
202. En conclusion, le Gouvernement
estime que l'enquête a été effective et que les obligations procédurales
découlant de l'article 2 de
203. Le Gouvernement précise par
ailleurs qu'aucune enquête administrative ou disciplinaire n'a été ouverte à
l'encontre des carabiniers. Quant aux policiers, il observe que deux procédures
dirigées contre plusieurs agents sont pendantes pour des actes de violence prétendument
commis à l'égard de manifestants après la mort de Carlo Giuliani, les 21 et 22
juillet 2001.
B. Appréciation
de la Cour
1. Principes
généraux
204. L'article 2, qui garantit le
droit à la vie et expose les circonstances dans lesquelles infliger la mort
peut se justifier, se place parmi les articles primordiaux de
205. La première phrase de l'article 2
§ 1 astreint l'Etat non seulement à s'abstenir de provoquer la mort de manière
volontaire et illégale, mais aussi à prendre, dans le cadre de son ordre
juridique interne, les mesures nécessaires à la protection de la vie des
personnes relevant de sa juridiction (Kiliç
c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000‑III). L'obligation de l'Etat à cet égard implique le
devoir primordial d'assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre
juridique et administratif propre à dissuader
de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme
d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Comme le montre le texte de l'article
2 lui-même, le recours des policiers à la force meurtrière peut être justifié
dans certaines circonstances. Toutefois, l'article 2 ne donne pas carte
blanche. Le non-encadrement par des règles et l'abandon à l'arbitraire de
l'action des agents de l'Etat sont incompatibles avec un respect effectif des
droits de l'homme. Cela signifie que les opérations de police, en plus d'être
autorisées par le droit national, doivent être suffisamment délimitées par ce
droit, dans le cadre d'un système de garanties adéquates et effectives contre
l'arbitraire et l'abus de la force (Makaratzis, précité, § 58).
206. Compte tenu de l'importance de la
protection accordée par l'article 2,
207. L'obligation de protéger le droit
à la vie qu'impose l'article 2 de
208. La Cour considère de surcroît que
la nature et le degré de l'examen répondant au critère minimum d'effectivité de
l'enquête dépendent des circonstances de l'espèce. Ils s'apprécient sur la base
de l'ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du
travail d'enquête. Il n'est pas possible de réduire la variété des situations
pouvant se produire à une simple liste d'actes d'enquête ou à d'autres critères
simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie
[GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999‑IV ; Kaya, précité, §§ 89-91 ; Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79‑81,
Recueil 1998‑IV ; Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, §
80, CEDH 2000‑VI ; et Buldan c. Turquie, no 28298/95,
§ 83, 20 avril 2004).
209. D'une manière générale, il est
nécessaire, pour que l'enquête puisse passer pour « effective » au
sens visé, que les personnes qui en sont responsables et celles effectuant les
investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements.
Cela suppose non seulement l'absence de tout lien hiérarchique ou
institutionnel mais également une indépendance pratique (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no
52391/99, § 325, CEDH 2007-... ; McKerr
c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 128, CEDH 2001‑III ;
Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94,
§ 120, CEDH 2001‑III ; Aktaş
c. Turquie, no 24351/94,
§ 301, CEDH 2003‑V). Il y
va de l'adhésion de l'opinion publique au monopole du recours à la force
possédé par l'Etat.
210. L'enquête doit également être
effective en ce sens qu'elle doit permettre de déterminer si le recours à la
force était justifié ou non dans les circonstances (voir, par exemple, l'arrêt Kaya précité, § 87) et d'identifier et
de sanctionner les responsables. Il s'agit d'une obligation non pas de
résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures
raisonnables dont elles disposaient pour assurer l'obtention des preuves
relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des
témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à
fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse
objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès
(concernant les autopsies, voir par exemple l'arrêt Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH
2000-VII ; concernant les témoins, voir par exemple Tanrıkulu, précité, § 109 ; concernant les expertises,
voir par exemple Gül c. Turquie, no
22676/93, § 89, 14 décembre 2000).
211. Une exigence de célérité et de
diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil 1998‑VI ; Cakıcı précité, §§ 80, 87 et
106 ; Tanrıkulu précité, §
109 ; Mahmut Kaya c. Turquie, no
22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III). Force est d'admettre qu'il peut y avoir
des obstacles ou des difficultés empêchant l'enquête de progresser dans une
situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu'il
s'agit d'enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être
considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le
respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou
de tolérance relativement à des actes illégaux.
212. Pour les mêmes raisons, le public
doit avoir un droit de regard suffisant sur l'enquête ou sur ses conclusions,
de sorte qu'il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en
pratique qu'en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d'une
situation à l'autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime
doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la
protection de leurs intérêts légitimes (dans l'affaire Güleç, précitée (§ 82), le père de la victime n'avait pas été informé
des décisions de non-lieu ; dans l'affaire Oğur, précitée, (§ 92), la famille de la victime n'avait
pas pu consulter les documents relatifs à l'enquête et à la procédure ;
voir aussi l'arrêt Gül précité, §
93).
213. Toute déficience de l'enquête
affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les personnes
responsables risque de faire conclure qu'elle ne répond pas à cette norme (Aktaş, précité, § 300).
2. Application
de ces principes au cas d'espèce
a) Sur l'usage
prétendument excessif de la force
214. La Cour est appelée à répondre en
premier lieu à la question de savoir s'il y a eu usage excessif de la force,
susceptible d'entraîner la violation du volet matériel de l'article 2.
215. L'enquête menée au niveau
national a conclu que Carlo Giuliani a été tué par une balle tirée par M.P.
216. En dépit des arguments présentés
par le Gouvernement, le classement sans suite de l'enquête ayant visé M.P. ne
se fonde pas sur l'absence d'un lien de causalité entre le tir mortel et le
décès de Carlo Giuliani. En effet, la collision entre la pierre et la balle
n'était pas de nature à rompre ce lien, comme l'a explicité le parquet dans sa
demande de classement sans suite (paragraphe 83 ci-dessus).
217. L'existence d'un lien de
causalité entre le tir de M.P. et le décès de Carlo Giuliani est au cœur du
raisonnement de la juge des investigations préliminaires, qui l'a retenue, même
si cet élément n'est pas explicité dans le texte de la décision de classement
sans suite. En effet, si une absence de lien de causalité avait été constatée,
ce constat aurait été à lui seul suffisant pour exclure la culpabilité de M.P.
Or, la juge des investigations
préliminaires a approfondi son raisonnement, une fois l'existence du lien de
causalité retenue. Ce faisant, la juge a soigneusement évalué les circonstances
ayant entouré le décès de Carlo Giuliani, essayant de se faire une idée précise
des évènements, sur la base des témoignages recueillis, du dossier d'enquête,
de l'abondant matériel audiovisuel, comme il ressort du texte de sa décision
résumé en détail aux paragraphes 93-116 ci-dessus.
218. Bien que la trajectoire précise du
tir mortel n'ait pu être déterminée (paragraphe 99 ci-dessus), la juge des
investigations préliminaires a estimé que M.P. avait tiré vers le haut, ce qui
permettait d'exclure qu'il ait délibérément tué Carlo Giuliani (paragraphe 101
ci-dessus). Selon la juge il s'agissait tout de même d'un homicide volontaire,
car M.P. n'avait pas tiré juste pour intimider ses agresseurs, mais pour
contrer la violence, prenant ainsi le risque de tuer (paragraphe 100
ci-dessus).
219. La juge des investigations
préliminaires s'est posé ensuite la question de savoir s'il y avait des faits
pouvant neutraliser la responsabilité de M.P. A cet égard, la juge a conclu que
deux faits neutralisaient la responsabilité pénale de M.P. : l'usage légitime
de l'arme et la légitime défense.
220. S'agissant de l'usage de l'arme,
la juge a estimé que celui-ci avait été indispensable, étant donné que la
reconstitution détaillée des faits permettait de penser que M.P. s'était trouvé
dans une situation d'extrême violence déstabilisant l'ordre public et menaçant
directement l'intégrité physique des carabiniers (paragraphe 101 ci-dessus).
Dans son évaluation du
danger, la juge a pris en compte le nombre de manifestants et les modalités
globales de l'action, tels que les actes de violence contre M.P. et les autres
occupants de la jeep. En particulier, la juge s'est basée sur les témoignages
et les images montrant la violence de l'assaut mené par les manifestants, le
caillassage ininterrompu du véhicule, qui avait causé à ses occupants des
dommages physiques, l'agression contre les passagers perpétrée par les
manifestants qui continuaient à entourer le véhicule de très près en y
introduisant des objets contondants. Cette situation de danger prolongé avait
indéniablement constitué une atteinte réelle et injuste à l'intégrité
personnelle de M.P. et de ses compagnons, et avait rendu nécessaire une
réaction de défense qui ne pouvait que déboucher sur l'utilisation de l'unique
moyen dont disposait M.P. : son arme.
221. A supposer même que M.P. eût
délibérément dirigé ses coups de feux vers Carlo Giuliani, selon la juge la
situation de danger ci-dessus aurait en tout cas rendu légitime le recours à
l'arme (paragraphe 101 ci-dessus).
222. Quant à la légitime défense, la
juge des investigations préliminaires a estimé qu'elle intervenait aussi pour
neutraliser la responsabilité pénale de M.P., compte tenu de ce que celui-ci
avait à juste titre eu l'impression d'un danger menaçant son intégrité physique
et celle de ses compagnons. La riposte de M.P. était nécessaire, compte tenu du
nombre d'agresseurs, des moyens utilisés, du caractère continu des actes de
violence, des blessures des occupants de la jeep, des difficultés pour le
véhicule de se déplacer. La riposte de M.P. était adéquate, vu que si M.P.
n'avait pas pris son arme et tiré deux fois, l'agression n'aurait pas cessé, et
que si l'extincteur avait pu pénétrer dans la jeep, il aurait causé de graves
blessures à ceux qui s'y trouvaient. En outre, la riposte de M.P. était
proportionnée, dès lors qu'avant de tirer il avait hurlé aux manifestants de
s'en aller, et compte tenu de ce qu'il avait tiré vers le haut (paragraphes
102-103 ci-dessus). En conclusion, le geste de M.P., qui avait pris le risque
de tuer en utilisant son arme à feu, était dû à la nécessité de défendre
l'intégrité physique des occupants de la jeep, et était proportionné à
l'importance des biens à défendre et aux moyens à disposition pour les défendre.
223. Quant à F.C., compte tenu de ce
qu'il avait roulé sur le corps de Carlo Giuliani sans le voir et que les
passages de la jeep sur le corps de la victime n'avaient causé ni le décès ni
des lésions appréciables, aucun élément ne permettait de lui attribuer une
responsabilité quelconque (paragraphe 97 ci-dessus).
224. A la lumière des conclusions de
l'enquête, et en l'absence d'autres éléments pouvant l'amener à conclure
différemment, la Cour n'a aucune raison de douter que M.P. ait sincèrement cru
que sa vie était en danger et estime que M.P. a utilisé son arme dans le but de
se défendre contre l'agression ayant visé les occupants de la jeep, dont
lui-même, qui se sentait directement menacé (McCann et autres,
précité, § 200 ; Huohvanainen c.
Finlande, no 57389/00, § 96, 13 mars 2007). Il s'agit là de l'un des cas énumérés au second
paragraphe de l'article 2, dans lesquels le recours à une force meurtrière peut
être légitime, mais il va de soi qu'un équilibre doit exister entre le but et
les moyens. Dans ce contexte, la Cour doit rechercher si le recours à la force
meurtrière était légitime. Ce faisant, elle ne saurait, en réfléchissant dans
la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la
situation à celle de l'agent qui a dû réagir, dans le feu de l'action, à ce
qu'il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, §
139, CEDH 2005-II (extraits)).
225. M.P. a utilisé un pistolet
Beretta, arme puissante. En effet, ayant été écarté du service d'ordre, il ne
disposait plus d'engins lacrymogènes et il n'est pas établi judiciairement –
car la décision de classement sans suite ne le mentionne pas – qu'il avait un
bouclier pour se protéger. Cependant, la Cour note que, d'après les
photographies versées au dossier, il y avait un bouclier dans la jeep et
que l'un des manifestants a déclaré que M.P. avait tenté de s'en servir pour se
défendre (paragraphe 23 ci-dessus). Avant
de tirer, M.P. a hurlé et a tenu le Beretta armé dans sa main de manière
visible depuis l'extérieur (les images versées au dossier montrent le
pistolet). Le carabinier était confronté à un groupe de manifestants qui
menaient une attaque violente contre le véhicule où il se trouvait et qui
avaient ignoré les sommations de s'éloigner. La Cour estime que, dans les
circonstances de la cause, le recours à la force meurtrière, quoique très regrettable,
n'a pas outrepassé les limites de ce qui était absolument nécessaire pour
éviter ce que M.P. avait honnêtement perçu comme étant un danger réel et
imminent menaçant sa vie et celle de ses collègues.
226. La Cour ne perd pas de vue que
l'auteur du tir a pris l'initiative personnelle de faire feu, sous l'effet de
la panique. Dès lors, la Cour n'estime pas nécessaire de se pencher dans
l'abstrait sur la compatibilité avec l'article 2 des dispositions législatives
applicables en matière d'usage des armes par les membres des force de l'ordre
lors d'opérations de maintien de l'ordre (McCann
et autres précité, § 153), car la situation examinée concerne la défense d'un
militaire exclu du service d'ordre et placé dans un véhicule non blindé, et
relève des articles 52 et 53 du code pénal.
227. Eu égard à ce qui précède, la
Cour estime qu'il n'y a pas eu usage disproportionné de la force. Dès lors, il
n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 2 de la Convention à cet
égard.
b) Sur le
manquement aux obligations de protéger la vie de Carlo Giuliani
228. La Cour est appelée à répondre en
deuxième lieu à la question de savoir si l'opération de maintien de l'ordre a
été planifiée, organisée et conduite de façon à réduire au minimum,
autant que faire se peut, le recours à la force meurtrière, à défaut de
quoi elle devrait constater un manquement aux obligations positives découlant
du volet matériel de l'article 2 de la Convention.
229. Elle note d'emblée que les
défaillances identifiées par les requérants (paragraphes 149-159 ci-dessus)
n'ont pas été prises en considération par les autorités nationales car
l'enquête qui a eu lieu s'est focalisée sur le comportement de F.C. et M.P.
pris isolément. La Cour reviendra sur ce point dans le cadre de l'analyse des
obligations procédurales découlant de l'article 2 (voir 245-255 ci-dessous).
230. En procédant à l'évaluation de la
phase de préparation et de direction de l'opération sous l'angle de l'article 2
de la Convention, la Cour doit considérer tout particulièrement le contexte
dans lequel l'incident s'est produit ainsi que la manière dont la situation a
évolué. Son unique souci doit être de déterminer si, dans ces conditions, la
préparation et la direction de l'opération de maintien de l'ordre montrent que
les autorités ont déployé la vigilance voulue pour que toute mise en danger de
la vie de Carlo Giuliani fût réduite au minimum et qu'elles n'ont pas fait
preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Andronicou et Constantinou, précité, §§
181-182).
231. De manière générale, la Cour
estime que lorsqu'un Etat accepte que sur son territoire se déroule un évènement
international à très haut risque, il doit prendre les mesures de sécurité qui
s'imposent et déployer un effort maximal pour assurer le maintien de l'ordre.
Ainsi, il lui incombe de prévenir les débordements pouvant occasionner des
incidents violents. Si toutefois de tels incidents se produisent, les autorités
doivent être attentives dans leur réponse à la violence, de façon à réduire au
minimum le risque de recourir à la force meurtrière. En même temps, l'Etat a le
devoir d'assurer le bon déroulement des manifestations organisées autour de
l'évènement, en protégeant entre autres les droits garantis par les articles 10
et 11 de la Convention.
232. En l'occurrence, les autorités
italiennes avaient affaire à une réunion du G8 au cours de laquelle elles
devaient assurer la sécurité des chefs d'Etat et fonctionnaires, celle des
habitants de Gênes ainsi que celle des milliers de manifestants ayant annoncé
leur présence. S'agissant de la planification et de l'organisation, il ressort
du dossier que le préfet de Gênes a pris des mesures visant à limiter l'accès
aux zones sensibles de la ville, dans le but de préserver la sécurité des
participants aux travaux du G8 et d'éviter le risque d'attentats et
d'agressions. Ensuite, compte tenu de l'importance de l'évènement, de la taille
de la ville et du nombre très important de manifestants attendus, un nombre
considérable de membres des forces de l'ordre avait été envoyé à Gênes quelques
jours avant le début du G8. La veille du 20 juillet 2001, les responsables de
la sûreté ont élaboré leur stratégie pour le lendemain sachant qu'il s'agirait
d'une opération de grande envergure et qu'ils devraient tenter d'éviter tout
débordement de la part des manifestants.
233. La Cour doit répondre à la
question de savoir si les défaillances ayant pu entacher la préparation et la
conduite de l'opération sont en rapport direct avec la mort de Carlo Giuliani.
234. Parmi les défaillances
identifiées par les requérants figurent entre autres le système de
communication mis en place et ne permettant pas à des membres de forces de
l'ordre différentes de communiquer directement entre eux ; la diffusion
inadéquate de l'ordre de service concernant le 20 juillet 2001, qui a fait
que les forces de l'ordre ont attaqué le convoi des Tute bianche, ignorant qu'il était autorisé ; le manque de
coordination des forces de l'ordre sur le terrain.
235. S'agissant de la conduite de
l'opération, il n'est pas contesté que les carabiniers ont attaqué le convoi
autorisé des Tute bianche. Elle
relève à cet égard que le tribunal de Gênes, appelé à un examen approfondi de
cet épisode dans le cadre du « procès des 25 », qui est pendant en appel,
a conclu en première instance au caractère illégal et arbitraire des
agissements des carabiniers en ce qui concerne l'attaque au convoi en question.
Cela dit, la Cour ne
perd pas de vue que l'attaque au convoi des Tute
bianche n'est pas en rapport direct avec les faits survenus place Alimonda,
qui se sont déroulés quelques heures plus tard. Elle note que ce même tribunal
de Gênes a clairement fait la distinction entre la réaction des manifestants
pendant que lesdits agissements arbitraires avaient lieu et la réaction
successive, lorsque les manifestants, animés uniquement par un désir de
vengeance et non plus par un besoin de défense, se sont livrés à des actes de
violence (paragraphes 120-128 ci-dessus).
236. Concernant les faits de la place
Alimonda, la Cour relève qu'en l'espace de quelques minutes, le groupe de
carabiniers conduit par le fonctionnaire de police Lauro a attaqué des
manifestants particulièrement agressifs provenant d'une rue adjacente et que
ces derniers ont obligé les forces de l'ordre à reculer rapidement. Le véhicule
à bord duquel se trouvait M.P. a suivi la charge et s'est retrouvé bloqué place
Alimonda lors de la manœuvre de repli. Les policiers présents à proximité ne
sont pas venus en aide aux occupants du véhicule, et ces derniers se sont
sentis en situation de grave danger, de sorte que M.P. a utilisé son arme à
feu.
Certes, il y a lieu de
se demander : si M.P., qui a agi dans un état psychologique particulier
découlant d'un grand stress et de la panique, aurait pris cette initiative s'il
avait bénéficié d'une formation et d'une expérience appropriées ; si par
ailleurs une meilleure coordination entre les forces de l'ordre présentes sur
place aurait permis de contrer l'attaque de la jeep sans faire de
victimes ; enfin et surtout, si on aurait pu éviter le drame en prenant
soin de ne pas laisser la jeep non équipée de protections au beau milieu des
affrontements, d'autant que celle-ci avait à son bord des blessés non désarmés.
237. La réponse à ces questions ne
ressort ni de l'enquête menée au niveau national ni des autres éléments du
dossier. Dans ces circonstances, la Cour, en réfléchissant dans la sérénité des
délibérations, doit faire preuve de prudence quand elle réexamine les
événements avec le bénéfice du recul (Bubbins, précité, §§ 139
et 141; Andronicou et Constantinou précité,
§ 171).
238. La Cour ne perd pas de vue le
fait que contrairement à la situation dans d'autres affaires (Mc Cann précité, Andronicou précité), l'opération des forces de l'ordre ne visait
pas en l'espèce une cible précise, étant donné que le danger de débordement
était imprévisible et dépendait de l'évolution de la situation. Par conséquent,
l'envergure de l'opération était très vaste et la situation était en quelque
sorte floue.
Elle relève ensuite que
les événements litigieux se sont déroulés à la fin d'une longue journée
d'opérations de maintien de l'ordre, au cours de laquelle les forces de l'ordre
avaient dû faire face à des situations de danger évoluant dans un laps de temps
très court et prendre des décisions opérationnelles cruciales. Aussi la Cour
est-elle convaincue que les forces de l'ordre ont subi une pression énorme, ce
que confirme la condition psychique de M.P.
La Cour estime que la
charge ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro était le résultat d'une
décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en
fonction de l'évolution de la situation. Il était dès lors impossible de
prévoir à l'avance les évènements qui se sont produits place Alimonda.
Enfin, il convient de
rappeler que l'incident ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été
relativement bref.
239. Eu égard à ce qui précède, et vu l'absence
d'une enquête nationale à ce sujet, qu'elle déplore (paragraphes 245-255
ci-dessous), la Cour est dans l'impossibilité d'établir l'existence d'un lien
direct et immédiat entre les défaillances qui ont pu entacher la préparation ou
la conduite de l'opération de maintien de l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.
240. La Cour doit enfin se pencher sur
l'allégation des requérants selon laquelle, après que Carlo Giuliani s'est
écroulé, les autorités ont tardé à appeler et à faire intervenir les secours.
241. Il ressort du dossier (paragraphe
19 ci-dessus) qu'à 17 h 23, le groupe de manifestants précédemment
chargé par les forces de l'ordre était parvenu à repousser celles-ci et
remontait la rue Caffa. A 17 h 27 mn 25 s, un policier
présent sur les lieux appela la centrale opérationnelle pour demander qu'une
ambulance porte secours à Carlo Giuliani (paragraphe 29 ci-dessus). La balle
mortelle a donc été tirée dans ce laps de temps. Par ailleurs, les requérants
ont observé qu'une image montre Carlo Giuliani avec l'extincteur en main à
17 h 27, et qu'à ce moment précis il a été atteint par le tir mortel
(paragraphe 31 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour estime que l'appel
au secours lancé par le policier présent sur les lieux ne saurait passer pour
tardif.
242. L'heure à laquelle l'ambulance
est arrivée sur place ne figure pas dans le dossier. Compte tenu toutefois de
ce que la mort de Carlo Giuliani est survenue en quelques minutes seulement, vu
la gravité de la blessure par balle (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour juge que
rien n'indique que l'ambulance soit arrivée en dehors d'un délai raisonnable au
vu des circonstances.
243. Eu égard à ce qui précède, la
Cour estime qu'il n'est pas établi que les autorités italiennes ont manqué à
leur obligation de protéger la vie de Carlo Giuliani.
244. Partant, il n'y a pas eu
violation du volet matériel de l'article 2 de la Convention à cet égard.
c) Sur
l'observation des obligations procédurales découlant de l'article 2 de la
Convention
245. Plusieurs dysfonctionnements de
l'enquête ont été signalés par les requérants. La Cour n'estime pas devoir se
livrer à une analyse de tous les points soulevés, car, comme elle l'a rappelé
plus haut, toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la
cause ou les personnes responsables du décès risque de faire conclure qu'elle
ne satisfait pas à l'obligation procédurale découlant de l'article 2 (Aktaş précité, § 300).
246. La Cour souligne les aspects
suivants.
247. Elle note en premier lieu qu'une
autopsie a été pratiquée le
lendemain du décès de Carlo Giuliani par deux médecins mandatés par le parquet.
Ces derniers ont constaté que la victime avait été touchée par une seule balle,
laquelle avait entraîné la mort. Bien que le scanner « total body » effectué sur le
cadavre ait révélé la présence d'un fragment métallique fiché dans la tête, les
deux experts ne l'ont pas mentionné dans le rapport d'expertise et n'ont pas
extrait le fragment en question. Dans sa déposition au « procès
des 25 », M. Salvi a déclaré qu'il avait bien tenté d'extraire le fragment
en question. En outre, les balles tirées par M.P. n'avaient pas été retrouvées,
et, au demeurant, rien n'indique que l'on ait tenté de les retrouver. L'analyse
de ce fragment métallique aurait donc été importante pour une évaluation
balistique et pour la reconstitution des faits. Quant à la trajectoire suivie
par le projectile litigieux, les médecins ont indiqué que celle-ci allait du
haut vers le bas, de l'avant vers l'arrière et de la droite vers la gauche, et
que la distance de tir avait été supérieure à 50 centimètres. Cependant,
il n'a pas été précisé explicitement si le tir avait été direct.
248. Partageant ainsi les doutes du
parquet (paragraphe 82 ci-dessus) liés au caractère superficiel des
informations recueillies pendant cet examen,
249. On
ne saurait soutenir que l'autopsie qui a été pratiquée ou les constatations
consignées dans le rapport d'autopsie étaient de nature à servir de point de
départ à une enquête ultérieure efficace ou à satisfaire aux exigences
minimales d'une investigation sur un cas manifeste d'homicide, car elles ont
laissé trop de questions cruciales sans réponse. Ces lacunes doivent passer
pour particulièrement graves étant donné que le cadavre a ensuite été remis aux
requérants et qu'une autorisation d'incinération a été délivrée, ce qui a
interdit toute analyse ultérieure, notamment du fragment de métal logé dans le
corps.
250. La
Cour trouve fort regrettable que le parquet ait autorisé l'incinération du
cadavre le 23 juillet 2001, bien avant de connaître les résultats de
l'autopsie, et alors que la veille il avait donné aux experts un délai de
soixante jours pour remettre leur rapport, d'autant plus que le parquet
lui-même a jugé « superficiel » le rapport d'autopsie. Que la non-conservation
du corps ait été un obstacle majeur à l'enquête est d'ailleurs confirmé par les
quatre experts mandatés par le parquet (paragraphe 71 ci-dessus), qui ont été
entravés dans la reconstitution des faits, de sorte que la trajectoire précise
du tir mortel n'a pu être déterminée (paragraphe 99 ci-dessus).
251. Eu égard aux lacunes de l'examen
médicolégal et à la non‑conservation du corps, il n'est pas surprenant
que la procédure judiciaire ait débouché sur le classement sans suite de l'affaire.
La Cour conclut que les autorités n'ont pas mené une enquête adéquate sur les
circonstances du décès de Carlo Giuliani.
252. En second lieu, la Cour note que
l'enquête au niveau national était limitée à l'examen de la responsabilité de
F.C. et M.P.. Pour la Cour, une telle approche ne peut être considérée comme
étant conforme aux exigences de l'article 2, car, comme elle l'a rappelé plus
haut (paragraphe 206 ci-dessus), les investigations doivent notamment être
approfondies, impartiales et rigoureuses et elles doivent porter sur les
circonstances ayant entouré la mort.
A aucun moment il n'a
été question d'examiner le contexte général et de voir si les autorités avaient
planifié et géré les opérations de maintien de l'ordre de façon à éviter le
type d'incident ayant causé le décès de Carlo Giuliani. En particulier,
l'enquête n'a nullement visé à déterminer les raisons pour lesquelles M.P. –
jugé incapable par ses supérieurs de poursuivre son service en raison de son
état physique et psychique (paragraphes 47 et 54 ci-dessus) – n'avait pas été
immédiatement conduit à l'hôpital, avait été laissé en possession d'un pistolet
chargé et avait été placé dans une jeep privée de protection qui s'était
retrouvée isolée du peloton qu'elle avait suivi.
253. La Cour considère que l'enquête
aurait dû porter au moins sur ces aspects de l'organisation et de la gestion
des opérations de maintien de l'ordre, car elle voit un lien étroit entre le
tir mortel et la situation dans laquelle M.P. et F.C. se sont retrouvés. En
d'autres termes, l'enquête n'a pas été adéquate dans la mesure où elle n'a pas
recherché quelles étaient les personnes responsables de cette situation.
254. Dès lors, il y a eu violation de
l'article 2 de la Convention en son volet procédural.
255. Ayant abouti à cette conclusion,
la Cour n'estime pas devoir examiner les autres défaillances de l'enquête
alléguées par les requérants, notamment l'absence d'indépendance des enquêteurs
et des experts.
II. SUR LA
VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
256. Sous l'angle de l'article 3 de la
Convention, les requérants allèguent que l'absence de secours immédiats après
que Carlo Giuliani s'était écroulé et le passage de la jeep sur son corps ont
contribué à son décès et ont constitué un traitement inhumain.
257. L'article 3 de la Convention
dispose :
« Nul ne peut être
soumis à la torture ni à des peines ou traitement inhumains ou
dégradants ».
258. Le Gouvernement soutient que ce
grief est manifestement mal fondé, dès lors que le rapport d'autopsie a indiqué
que le passage du véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait été sans
conséquences sérieuses pour celui-ci, et que l'on a tenté de secourir la
victime rapidement.
259. Les requérants contestent cette
thèse et renvoient aux principes nos 5 et 8 de l'ONU
susmentionnés.
260. La Cour estime que l'on ne
saurait déduire du comportement des forces de l'ordre qu'elles ont eu
l'intention d'infliger des douleurs ou des souffrances à Carlo Giuliani (Makaratzis, précité, § 53). Eu égard aux circonstances de la présente
affaire, elle considère que les faits allégués appellent un examen sous l'angle
de l'article 2 de la Convention, examen auquel elle vient de se livrer
(paragraphes 214-244 ci-dessus).
261. Partant, il n'y a pas lieu
d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 3 de la Convention.
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION
262. Les requérants se plaignent de ne
pas avoir bénéficié d'une enquête conforme aux exigences procédurales découlant
des articles 6 et 13 de la Convention.
Le passage pertinent de
l'article 6 de la Convention dispose :
« Toute personne a
droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un
délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi,
qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil (...) »
L'article 13 de la
Convention se lit ainsi :
« Toute personne
dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a
droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors
même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans
l'exercice de leurs fonctions officielles. »
263. Les requérants soutiennent qu'au
vu des résultats contradictoires et incomplets de l'enquête, l'affaire
nécessitait des approfondissements, dans le cadre de véritables débats
contradictoires. Or ils n'ont disposé d'aucune voie de droit qui leur eût
permis d'obtenir une telle enquête.
264. Le Gouvernement demande à la Cour
de dire qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain des articles 6
et 13 de la Convention ou que ces dispositions n'ont pas été méconnues, eu
égard à la conduite de l'enquête et à la participation des requérants à
celle-ci.
265. La Cour note que le grief tiré
par les requérants de l'article 6 § 1 de la Convention est
indissolublement lié à leur doléance concernant la manière dont les autorités chargées
de l'enquête ont traité le décès de Carlo Giuliani et les répercussions qui en
ont résulté sur l'accès à des recours effectifs qui leur auraient permis de
faire redresser le préjudice que ce drame leur a causé. Il convient donc
d'examiner le grief que les requérants tirent de l'article 6 en liaison avec
l'obligation plus générale que l'article 13 de la Convention fait peser sur les
Etats contractants, selon lequel ils doivent fournir un recours effectif pour
les violations de la Convention, y compris de l'article 2 (voir, mutatis mutandis, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§
93-94, Recueil 1996‑VI).
266. Eu égard aux circonstances de la
présente affaire et au raisonnement qui l'a conduite à constater une violation
de l'article 2 de
IV. SUR LA
VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 38 DE LA CONVENTION
267. Les requérants critiquent
l'attitude du Gouvernement durant la procédure devant
268. Le Gouvernement observe qu'il a
le droit « sacro-saint » de se défendre et qu'en tout état de cause
il a mis à la disposition de la Cour toutes les informations utiles. Quant aux
informations concernant l'assaut contre le cortège des « Tute bianche », il faut remarquer
que cet épisode n'a pas de rapport avec les événements au cœur de la requête.
269. La Cour rappelle qu'il est
fondamental pour le bon fonctionnement du système de recours individuel prévu
par l'article 34 de la Convention que les Etats fournissent toute l'aide
nécessaire pour permettre un examen effectif des requêtes (Tanrıkulu, précité, § 70). La non mise à disposition de la Cour, sans
explication valable, des informations pertinentes dont un Etat dispose expose
celui-ci non seulement à des conséquences quant au bien‑fondé des
allégations de la partie requérante, mais aussi au constat de non‑respect
de l'article 38 § 1 a) de la Convention. Les mêmes conséquences s'appliquent à un Etat qui fournit des
informations en retard (Bazorkina c. Russie, no 69481/01,
§ 171, 27 juillet 2006).
270. En l'espèce, même si les
informations fournies par le Gouvernement ne couvrent pas de manière exhaustive
les points énumérés ci-dessus, la Cour estime que le caractère incomplet de ces
informations ne l'a pas empêchée d'examiner le cas d'espèce.
271. Dans ces circonstances, elle
conclut que l'Etat défendeur n'a pas manqué aux obligations découlant de
l'article 38 de la Convention.
V. SUR
L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
272. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
273. Les requérants demandent à la
Cour de leur accorder une somme équitable pour le préjudice moral qu'ils ont
subi. Ils s'en remettent à la sagesse de la Cour et précisent que cette somme
sera dévolue à une fondation pour la défense des droits de l'homme qu'ils
entendent créer en mémoire de Carlo Giuliani.
274. Le Gouvernement estime qu'aucune
somme n'est due aux requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions
au titre de la satisfaction équitable.
275. Statuant en équité, la Cour
alloue 15 000 euros (EUR) à M. Giuliano Giuliani, 15 000 EUR à Mme
Adelaide Gaggio (épouse Giuliani) et 10 000 EUR à Mme
Elena Giuliani.
B. Frais et
dépens
276. Les requérants demandent à la
Cour de statuer en équité pour leur allouer une somme au titre des frais
exposés dans le cadre de la procédure à Strasbourg. Ils précisent que cette
somme sera également dévolue à la fondation pour la défense des droits de l'homme.
277. Le Gouvernement estime qu'aucune
somme n'est due aux requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions
au titre des frais et dépens.
278. En l'absence de justificatifs
pertinents, la Cour rejette la demande de remboursement des frais concernant la
procédure à Strasbourg.
C. Intérêts
moratoires
279. La Cour juge approprié de calquer
le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu
violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel pour
ce qui est de l'usage excessif de la force ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu'il
n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention en son volet
matériel pour ce qui est des obligations positives de protéger la vie ;
3. Dit, par quatre voix contre trois, qu'il
y a eu violation de l'article 2 de la Convention en son volet
procédural ;
4. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu
d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 3 de la Convention ;
5. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu
d'examiner l'affaire sous l'angle des articles 6 et 13 de la Convention ;
6. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu
violation de l'article 38 de la Convention ;
7. Dit, à
l'unanimité,
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants,
dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif
conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes
suivantes :
i. pour
les requérants Giuliano Giuliani et Adelaide Gaggio :
– à chacun 15 000
EUR (quinze mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral et
ii. pour la requérante Elena Giuliani :
– 10 000 EUR (dix
mille euros), plus tout montant pouvant être dû
à titre d'impôt, pour dommage moral ;
b) qu'à
compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront
à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, à
l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et
en anglais, puis communiqué par écrit le 25 août 2009, en application de
l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Greffier Président
Au présent arrêt se
trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l'exposé des opinions dissidentes suivantes :
– opinion en
partie dissidente du juge Bratza à laquelle se rallie le juge Šikuta
;
– opinion en
partie dissidente commune des juges Casadevall et Garlicki ;
– opinion en
partie dissidente du juge Zagrebelsky.
N.B.
T.L.E
OPINION EN
PARTIE DISSIDENTE DU JUGE BRATZA À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE ŠIKUTA
(Traduction)
1. Je
partage l'avis de la majorité de la chambre selon lequel il y a eu en l'espèce
violation des obligations procédurales de l'Etat défendeur découlant de
l'article 2 de la Convention, pour les raisons exposées dans l'arrêt. Je ne
puis toutefois souscrire à l'avis de la majorité qu'il n'y a pas eu violation
des obligations matérielles de l'Etat au regard de la même disposition. A mes
yeux, le décès de Carlo Giuliani est le résultat d'un manquement des autorités
nationales à protéger son droit à la vie conformément aux exigences de
l'article en question.
i. L'obligation
matérielle découlant de l'article 2
2. Les
principes généraux régissant l'interprétation et l'application de l'article 2
sont fidèlement exposés aux paragraphes 205 à 214 de l'arrêt de la chambre. Je
compléterai ce résumé en soulignant deux points. Premièrement, l'article 2
contient, outre l'interdiction d'un recours à la force qui n'est pas absolument
nécessaire pour atteindre l'un des buts mentionnés aux alinéas a), b) ou c) du
paragraphe 2 de l'article, une obligation positive pour l'Etat, en vertu de la
première phrase de cet article, de protéger la vie. Lorsque la force meurtrière
a été utilisée dans le cadre d'une opération policière ou militaire, il faut
rechercher non seulement si le recours à cette force était légitime mais aussi
si l'opération litigieuse était encadrée par des règles et organisée de manière
à réduire autant que possible les risques de faire perdre la vie aux personnes
concernées (voir, par exemple, Şimşek
et autres c. Turquie, nos 35072/97 et 37194/97, § 106, 26
juillet 2005). Deuxièmement, la Cour a conscience du caractère subsidiaire de
son rôle et doit se montrer prudente avant d'assumer celui d'une juridiction de
première instance appelée à connaître des faits, lorsque les circonstances
d'une affaire donnée ne le lui commandent pas. Dans l'hypothèse où il y a eu
une procédure interne, il n'entre pas dans les attributions de la Cour de
substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux nationaux,
auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux.
Même si la Cour n'est pas liée par les constatations de fait de ceux-ci, elle
doit normalement posséder des données convaincantes pour pouvoir s'en écarter.
Elle doit toutefois se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont
alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention, même si des
procédures et des enquêtes ont déjà eu lieu au niveau interne (Şimşek et autres, précité, § 102).
3. S'appuyant sur les conclusions factuelles du procureur et
de la juge des investigations préliminaires, le Gouvernement estime qu'aucune
violation matérielle de l'article 2 n'a été établie. Il argue tout d'abord
qu'il n'y a pas de lien de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et le
décès de Carlo Giuliani, la balle
n'ayant selon lui atteint la victime que par un hasard tout à fait exceptionnel
et imprévisible. Le décès, dit-il, n'est pas le résultat d'un recours
intentionnel et direct de M.P. à une force potentiellement meurtrière :
M.P. aurait tiré en l'air et le lien de causalité entre son action et les
effets de cette action aurait été rompu par la collision imprévisible et
incontrôlable entre la balle et une pierre, ce qui aurait modifié la
trajectoire du projectile. Ensuite, le Gouvernement affirme que même dans
l'hypothèse où il existerait un lien de causalité et où la responsabilité de
l'Etat se trouverait dès lors engagée, le recours à la force meurtrière pour
protéger les passagers de la jeep contre une violence illégale était
« absolument nécessaire » et « proportionné ». Enfin, le
Gouvernement soutient qu'il n'y a eu de la part des autorités nationales aucun
manquement à protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani en conséquence d'une
mauvaise planification des opérations ayant abouti au décès, les autorités
ayant fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher une manifestation
pacifique de dégénérer en violence.
4. La parquet a expressément examiné l'hypothèse de la
rupture de la chaîne de causalité et a explicitement rejeté cette théorie, considérant
que la collision entre la balle et la pierre n'était pas de nature à rompre le
lien de causalité entre l'acte de M.P. et le décès de Carlo Giuliani, la véritable question étant de savoir
si M.P. avait agi en état de légitime défense (paragraphe 83 de l'arrêt). La
juge des investigations préliminaires ne s'est pas penchée sur cette théorie.
Même si dans sa décision elle a mentionné la déviation de la balle comme étant
un « facteur absolument imprévisible » et le décès de Carlo Giuliani comme étant résulté d'une
« tragique fatalité », il ressort clairement du contexte qu'elle
n'insinuait pas qu'il y avait eu rupture du lien de causalité mais se demandait
si les conditions de l'article 53 du code pénal étaient remplies et si dans les
circonstances de l'espèce l'usage par M.P. de son arme à feu avait constitué
une réaction nécessaire et proportionnée.
5. Que la thèse du Gouvernement soit ou non étayée par le
raisonnement de la juge des investigations préliminaires, je ne puis absolument
pas souscrire à l'argument selon lequel la déviation de la trajectoire de la
balle après collision avec une pierre ou un autre objet solide était de nature
à rompre le lien de causalité et donc à dégager l'Etat de sa responsabilité
quant au décès. Pour rompre une chaîne de causalité, la cause nouvelle doit à
mon sens être suffisamment puissante et inattendue pour que la conduite de la
personne concernée ne puisse en aucun cas passer pour une cause mais tout au
plus pour un élément de l'ensemble des circonstances de l'affaire. Si le
facteur en question pouvait raisonnablement être prévu, il ne peut en soi être
considéré comme un novus actus interveniens – un événement nouveau – rompant le lien de
causalité et isolant l'acte initial du résultat final.
6. Les circonstances de l'espèce sont à mon avis très
éloignées de celles d'un véritable novus actus. L'acte de M.P., c'est-à-dire le fait de prendre un
pistolet chargé et de tirer, était foncièrement dangereux. M.P. était tapi sur
le plancher de la jeep. La jeep était encerclée par une foule de manifestants
qui la bombardaient de pierres et d'autres projectiles et qui étaient
suffisamment proches pour pouvoir enfoncer une planche et un extincteur par la
lunette arrière brisée et pour blesser M.P. La visibilité de M.P. depuis l'arrière
de la jeep était voilée (selon son propre récit, il savait que des
« centaines de manifestants » entouraient la jeep, mais au moment où
il a tiré il n'y avait personne en vue et il n'avait remarqué la présence de
Carlo Giuliani derrière la jeep ni avant ni après le coup de feu). De plus, les
photographies prises au moment des faits montrent clairement qu'à un moment
donné M.P. a pointé le pistolet horizontalement en direction des manifestants
afin de se protéger des agresseurs. Même si, comme l'ont jugé les tribunaux
nationaux, l'arme était dirigée vers le haut lorsque M.P. a tiré, il y a eu à
tout le moins – comme l'a estimé la juge des investigations
préliminaires – un risque que la balle n'atteigne l'une des personnes
présentes. A mon avis, il était aussi clairement prévisible que, même si la
balle ne touchait directement aucun des manifestants, elle risquait néanmoins
de ricocher sur l'un des projectiles lancés ou brandis par les manifestants et
ainsi de tuer ou de blesser grièvement quelqu'un. Les requérants maintiennent
que la balle n'a jamais heurté de pierre et que d'après les éléments
photographiques et autres, loin de tirer en l'air M.P. a tiré directement vers
Carlo Giuliani en visant du haut vers le bas. Cependant, même si l'on admet les
faits tels qu'établis par le parquet et la juge, la déviation de la balle après
collision avec une pierre ne peut, vu les circonstances, être considérée comme
un élément extraordinaire et imprévisible au point de rompre le lien de
causalité.
7. La juge
des investigations préliminaires a estimé non seulement que l'usage d'une arme
par M.P. avait été justifié au regard de l'article 53 du code pénal, car
nécessaire pour repousser un acte de violence, mais aussi que la mort de Carlo
Giuliani était résultée d'un acte légitime d'une personne qui avait voulu se
défendre ou défendre autrui, au sens de l'article 52 du code, le tir ayant été
à la fois « nécessaire » et « proportionné » à la menace. Selon les requérants,
les conclusions de la juge ne forment pas une base solide permettant de
conclure que les exigences de l'article 2 § 2 de la Convention ont été
satisfaites : à leurs yeux, les critères relatifs à l'usage des armes à feu
posés par l'article 53 du code pénal – disposition datant des années 1930 – ne
correspondent pas aux normes internationales modernes reconnues, notamment aux
Principes de base de l'ONU sur le recours à la force et l'utilisation des armes
à feu par les responsables de l'application des lois, déjà évoqués dans la
jurisprudence de la Cour ; de plus, les notions de « nécessité » et de «
proportionnalité » contenues à l'article 52 du code pénal n'équivaudraient pas
à la formule « absolument nécessaire » figurant à l'article 2 § 2 ou aux termes
« absolument inévitable pour protéger des vies humaines » ou « strictement
proportionné [aux circonstances] », utilisés dans la jurisprudence de la Cour
relative à cet article. Les requérants se fondent également sur les lacunes de
l'enquête elle-même, examinées dans le cadre des obligations procédurales de
l'Etat découlant de l'article 2. En outre, ils contestent en tout état de cause
la conclusion de la juge selon laquelle M.P. a agi en état de légitime défense,
arguant que vu les circonstances de l'affaire les occupants de la jeep
n'étaient pas confrontés à un danger mortel justifiant le recours à la force
meurtrière, dès lors qu'ils se trouvaient dans un véhicule solide et étaient
protégés par un bouclier, des gilets pare-balles et des casques, qu'il y avait
relativement peu de manifestants, lesquels n'étaient pas munis d'armes
meurtrières, que les blessures de M.P. et de D.R. étaient sans gravité et que
de nombreux autres policiers et carabiniers étaient à proximité immédiate de la
jeep et pouvaient leur venir en aide si nécessaire.
8. Je ne suis
pas sûr que la Cour doive rejeter ou traiter avec circonspection les
conclusions de la juge des investigations préliminaires pour l'un ou l'autre
des motifs invoqués par les requérants. Ainsi que la Cour l'a dit précédemment,
la Convention n'oblige pas les Parties contractantes à incorporer ses
dispositions dans leur système national, et le rôle de la Cour ne consiste pas
à examiner dans l'abstrait la compatibilité des dispositions législatives ou
constitutionnelles internes avec les exigences de la Convention (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 153, série A no
324). Bien que le critère pertinent de la « nécessité absolue », tiré de
l'article 2 § 2 de la Convention, paraisse de prime abord plus strict que celui
prévu en droit interne, je trouve que la différence entre les deux n'est pas
bien grande en l'espèce. Objectivement,
il ressort de la décision de la juge qu'un strict critère de nécessité a été
appliqué, la juge ayant conclu non seulement que l'usage de l'arme à feu avait
été en l'espèce « absolument indispensable » mais aussi que le fait
de tirer avait constitué un acte proportionné compte tenu des circonstances de
l'affaire – en ce que c'était le seul moyen dont disposait M.P. pour se
protéger et protéger son collègue contre les actes extrêmement violents dirigés
contre eux –, et qu'en tirant en l'air M.P. avait essayé de réduire autant
que possible les risques pour les agresseurs.
9. Il est vrai qu'il y a eu dans les mesures d'enquête des
lacunes qui ont abouti à la décision de clore l'enquête pénale relative à M.P.
et à F.C., lacunes dont la majorité de la Cour a jugé qu'elles avaient donné
lieu à la violation des obligations procédurales de l'Etat en vertu de
l'article 2. En dépit de ces carences, le parquet et la juge des investigations
préliminaires semblent avoir étudié de manière approfondie les circonstances
dans lesquelles M.P. a fait feu. En particulier, tant le parquet que la juge
ont examiné avec minutie les éléments de preuve dont ils disposaient –
témoignages oculaires et expertises – avant de conclure que M.P. avait agi
en état de légitime défense. De plus, la juge a pleinement motivé sa décision
d'écarter la version différente des requérants quant à la manière dont la balle
avait atteint Carlo Giuliani mais aussi leur demande de complément d'enquête.
10. Il reste à savoir si la conclusion des autorités
judiciaires nationales selon laquelle M.P. a agi en état de légitime défense
peut se justifier au vu des éléments dont dispose la Cour. L'argument des
requérants consistant à dire qu'il n'a pas été démontré objectivement que les
manifestants menaçaient la vie des occupants de la jeep et qu'en conséquence on
ne peut affirmer que M.P. a agi en état de légitime défense revient à mon sens
à imposer un critère trop strict. La jurisprudence de la Cour a établi que la
question de savoir si l'usage de la force était absolument nécessaire pour
assurer la défense d'une personne contre une violence illégale doit être
appréciée à la lumière non seulement de la situation prise globalement mais
aussi de la perception subjective de la personne qui a eu recours à la force
meurtrière à un moment donné. Ainsi, le
recours à la force pour atteindre l'un des objectifs énoncés
à l'article 2 § 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette
disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête
considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à
l'époque des événements mais qui se révèle
ensuite erronée. Affirmer le contraire « imposerait à l'Etat et à
ses agents chargés de l'application des lois une charge irréaliste qui
risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle d'autrui » (McCann et autres, précité, § 200 ; Bubbins c.
Royaume-Uni, no 50196/99, §§ 138-140, CEDH 2005‑II). Dans le
même ordre d'idées, la Cour a déclaré qu'elle ne saurait substituer sa propre
appréciation de la situation à celle d'un agent chargé de l'application des
lois qui a dû réagir, dans le feu de l'action, à un danger pour sa propre vie
ou celle d'autrui.
11. En dépit des divers éléments qui selon les requérants
font douter de la réalité et de la gravité du danger couru par les passagers de
la jeep, je ne vois aucune raison de remettre en cause la conclusion des
autorités judiciaires nationales, à savoir que l'impression de M.P. selon
laquelle sa propre vie et celle de D.R. étaient menacées reposait sur de bonnes
raisons et que le coup de feu n'a pas en soi donné lieu à une violation de
l'article 2. Je peux également admettre l'avis du parquet et de la juge des
investigations préliminaires – fondé sur les éléments dont ils
disposaient, notamment le rapport d'autopsie – selon lequel la marche
arrière de F.C. sur le corps de Carlo Giuliani n'a pas causé de lésions
internes et n'a pas contribué au décès, lequel est résulté exclusivement de la
blessure par balle à la tête.
12. Il reste toutefois à déterminer si les mesures
d'organisation et de contrôle des opérations ayant abouti à la situation de
crise dans laquelle M.P. s'est retrouvé et a recouru à la force meurtrière ont
respecté l'obligation en vertu de l'article 2 de protéger le droit à la vie
(McCann
et autres, précité, §§ 200 et 201). C'est sur cet aspect que je
m'écarte du point de vue majoritaire de la Cour. Il s'agit du reste d'une
question sur laquelle les enquêtes du parquet et de la juge des investigations
préliminaires, qui se sont limitées à examiner la responsabilité pénale de M.P.
et de F.C., ne sont pas d'un grand secours. Ni le parquet ni la juge n'ont
réellement étudié la planification générale des opérations de sécurité ou
l'opération particulière qui a plus directement mené au « naufrage »
de la jeep où se trouvait M.P., place Alimonda, et débouché sur la mort de
Carlo Giuliani. Les requérants critiquent sévèrement ces deux aspects.
Concernant la planification générale, les critiques visent plus
particulièrement certains éléments : la modification des plans, le 19
juillet 2001 – veille des événements –, qui semble avoir donné aux
carabiniers une fonction dynamique alors qu'auparavant ils étaient censés rester
essentiellement statiques, changement qui n'a été communiqué qu'oralement aux
chefs, dont M. Lauro, lequel n'en a eu connaissance qu'au matin du 20
juillet ; le fait que les carabiniers n'aient pas été convenablement
informés d'un autre changement dans l'ordre de service du 19 juillet 2001, à
savoir la décision d'autoriser le cortège des « Tute bianche » ;
la sélection et la formation des effectifs, l'argument avancé étant que les
carabiniers étaient commandés par des personnes qui avaient de l'expérience
dans le domaine des missions de police militaire internationale à l'étranger
mais pas en matière de maintien et de rétablissement de l'ordre public ;
le choix des armes confiées aux carabiniers, à savoir des armes à feu dotées de
balles de plomb et non de balles de caoutchouc ; enfin, le système de
communication choisi, qui permettait uniquement les échanges avec les centres
de commandement de la police et des carabiniers mais non les contacts radio
directs entre policiers et carabiniers. Le Gouvernement estime que des erreurs
ou dysfonctionnements éventuels dans la planification, la direction ou la
conduite des opérations de sécurité ne sauraient passer pour être directement à
l'origine du drame survenu place Alimonda. Je doute fort que cela soit vrai, du
moins en ce qui concerne le manquement à informer adéquatement les carabiniers
que le cortège des « Tute bianche »
avait été autorisé. A supposer que l'on puisse affirmer que la planification
générale de l'ensemble des opérations de sécurité n'a pas eu d'effet direct sur
les événements ayant conduit au décès de Carlo Giuliani, on ne peut à mon avis
en dire autant de la gestion et du contrôle des événements survenus juste avant
que la jeep ne se retrouve coincée sur la place.
13. La lumière
a été faite sur ces événements grâce aux témoignages livrés lors du
« procès des 25 » et au jugement rendu dans cette affaire par le
tribunal de Gênes à la date du 13 mars 2008. En résumé, les éléments dont
dispose la Cour, notamment ledit jugement, font ressortir les faits
suivants :
i. Vers 14 h
50, le cortège des « Tute bianche »
arriva rue Tolemaide. Peu après, les carabiniers du bataillon Lombardia
l'attaquèrent à l'aide de gaz lacrymogène et de matraques, ignorant apparemment
que le cortège avait été autorisé par l'ordre de service modifié de la veille.
En réaction, les manifestants commencèrent à lancer des bouteilles de verre et
des conteneurs à déchets vers les forces de l'ordre. Des véhicules blindés
conduits par des carabiniers arrivèrent à grande vitesse et défoncèrent les
barricades mises en place par les manifestants. Peu avant 15 h 30, la centrale
opérationnelle ordonna aux carabiniers de se retirer et de laisser passer le
cortège des « Tute bianche ».
Certains manifestants organisèrent une violente riposte, incendiant l'un des
blindés. Le tribunal de Gênes a jugé que jusqu'à 15 h 30 la conduite des
carabiniers avait été illégale et arbitraire et avait justifié la résistance
des manifestants. Il a cependant estimé que le comportement de ceux-ci après le
retrait des carabiniers n'était plus justifié dès lors que l'assaut illégal et
arbitraire des carabiniers avait cessé ; en conséquence, même si les
manifestants avaient gardé le sentiment d'avoir été victimes d'abus et
d'injustices, leur conduite ne pouvait plus à ce stade passer pour défensive
mais devait plutôt être considérée comme motivée par un désir de vengeance.
ii. Durant
ces événements, et après une confrontation avec des manifestants, un contingent
de la compagnie ECHO, dont M.P. faisait partie, se retira dans le calme relatif
de la place Alimonda et s'y réorganisa. A un moment donné, le contingent fut
rejoint par les deux jeeps Defender, l'une affectée à la compagnie ECHO et
l'autre au lieutenant colonel Truglio. Aucun des deux véhicules n'était blindé
ni muni de grilles de protection au niveau des vitres latérales arrière ou de
la lunette arrière. Selon le Gouvernement, la jeep de la compagnie ECHO
conduite par F.C. n'était pas employée dans les opérations de maintien de l'ordre
– pour lesquelles on utilisait des véhicules blindés d'un autre type –
mais servait uniquement au soutien logistique ; toujours selon le
Gouvernement, la jeep avait été envoyée place Alimonda afin d'y récupérer M.P.
et D.R., qui étaient souffrants à cause de leur exposition prolongée au gaz
lacrymogène. Le capitaine Cappello autorisa M.P. et D.R. à monter dans le
véhicule. Selon des éléments de preuve non contestés, M.P. était jeune et
inexpérimenté – en service comme carabinier auxiliaire depuis environ dix mois
– et de plus il souffrait des effets du gaz lacrymogène, montrait des signes
d'intolérance au masque à gaz, avait du mal à respirer et était extrêmement
nerveux. Selon le capitaine Cappello, il était inapte à poursuivre son service
et était psychologiquement « à plat » et « épuisé ». M.
Cappello avait retiré à M.P. le lance-lacrymogènes et la besace contenant les
engins lacrymogènes mais ne lui avait pris ni son arme ni ses munitions. En
dépit de ses difficultés respiratoires et de sa nervosité, M.P. n'avait pas
reçu de soins médicaux alors que, selon le Gouvernement, c'était là le but
avoué de l'envoi de la jeep vers la place Alimonda. M.P. a dit lui-même ne pas
avoir compris pourquoi on ne l'avait pas conduit à l'hôpital. Au lieu de cela,
il était resté à l'arrière de la jeep avec D.R., lequel souffrait également de
tension nerveuse et des effets du gaz lacrymogène.
iii. Vers 17
h 20, le contingent de la compagnie ECHO, constitué de cinquante à cent hommes,
reçut de M. Lauro l'ordre de remonter la rue Caffa vers la rue Tolemaide, afin
d'aider à affronter certains manifestants qui avaient adopté une attitude très
agressive et avaient placé des conteneurs à déchets au croisement avec la rue
Caffa. Le capitaine Capello a déclaré plus tard que cet ordre l'avait rendu
perplexe, compte tenu du nombre et de l'état d'épuisement des hommes dont il
disposait et de l'absence totale de véhicules blindés pour protéger ceux-ci.
Comme les requérants l'ont souligné, ces propos cadrent mal avec l'affirmation
de M. Lauro selon laquelle, avant d'avancer vers la rue Tolemaide, il aurait
demandé au capitaine Capello si ses hommes étaient en état de faire face à la
situation et aurait reçu une réponse affirmative.
iv. Les deux
jeeps Defender, dont l'une avait toujours à son bord M.P. et D.R., suivirent
les membres de l'unité qui remontaient à pied la rue Caffa, munis de masques à
gaz et de boucliers. Nul ne sait précisément qui, le cas échéant, en a donné
l'ordre. F.C., le conducteur de la jeep attribuée à la compagnie ECHO, a
déclaré lors du « procès des 25 » qu'il avait eu pour mission de
« fermer la marche de ses collègues à pied ». Le sous-lieutenant
Zappia, adjoint du capitaine Cappello, a assuré que les deux jeeps s'étaient
déplacées ensemble pour éviter de se retrouver isolées et que des instructions
avaient été reçues du capitaine Cappello et de M. Lauro, qui étaient en tête du
contingent. Or, MM. Lauro et Cappello ont tous deux nié s'être jamais aperçu
que les jeeps suivaient l'unité. M. Lauro a dit que les jeeps n'auraient pas dû
être là. Le capitaine Cappello a quant à lui affirmé que s'il avait su qu'elles
suivaient, il les aurait « renvoyées sans détours » : selon lui,
les véhicules n'avaient reçu de lui aucune instruction de suivre le contingent
en marche car cela aurait été « du suicide », tout véhicule qui se
déplace avec un contingent devant être blindé pour pouvoir fournir le soutien
nécessaire. M.P. lui-même a déclaré qu'il n'avait pas compris pourquoi la jeep
avait suivi le contingent de la compagnie ECHO au lieu de le conduire à
l'hôpital.
v. Rue
Tolemaide, le contingent fit l'objet d'une forte riposte de manifestants qui,
abrités derrière une barricade de conteneurs, jetaient aux carabiniers des
pierres et d'autres projectiles. Le contingent fut contraint à un repli
désordonné vers la place Alimonda, laissant derrière lui les deux jeeps
exposées et non protégées. Les véhicules firent marche arrière. En essayant de
faire demi-tour pour battre en retraite, la jeep conduite par F.C. heurta un
conteneur à déchets renversé, qui la bloqua ; le moteur cala. Le véhicule
fut immédiatement suivi et encerclé par des manifestants qui, armés de pierres,
de bâtons, de barres de fer et d'autres objets, attaquèrent les deux passagers
qui se trouvaient à l'arrière. Il est malaisé de déterminer où étaient les
autres membres du contingent durant l'assaut de la jeep ayant abouti au décès
de Carlo Giuliani. Le Gouvernement a affirmé qu'au moment des faits il y avait
approximativement cinquante carabiniers à quelque 150 mètres de la jeep et une
« brigade volante » de la Polizia
dello Stato postée place Tommaseo, à 250 mètres environ. Il a également été
dit qu'aucun appel à l'aide n'avait été adressé à la centrale opérationnelle.
Ces informations sont contestées par les requérants, selon lesquels, d'après
les documents photographiques et le rapport sommaire, le lieutenant Truglio
était à 10 mètres environ de la place Alimonda et le reste de la compagnie ECHO
– soit une centaine d'hommes – un peu plus loin, ce que corroborent
les témoignages livrés lors du « procès des 25 » par l'officier
Mirante et le sous-lieutenant Zappia, qui ont estimé que les jeeps se
trouvaient respectivement à 30 et 20 mètres d'eux. Ce qui est clair et
incontesté, c'est que les membres de la compagnie ECHO et la police n'ont rien
fait pour venir en aide à la Defender, qui était l'objet d'un violent assaut et
qui avait à son bord deux personnes diminuées et vulnérables, tapies à
l'arrière, situation dans laquelle il existait un réel danger de mort non seulement
pour les carabiniers eux-mêmes mais aussi pour les manifestants dans
l'hypothèse où les carabiniers étaient forcés d'utiliser leurs armes pour se
défendre.
14. La
majorité de la chambre admet que la gestion des opérations par les autorités nationales
soulève un certain nombre de questions, auxquelles n'ont permis de répondre ni
l'enquête menée au niveau interne ni les autres éléments dont dispose la Cour.
La majorité estime toutefois qu'il faut tenir compte du fait que les événements
en cause se sont produits en un court laps de temps et au terme d'une longue
journée d'opérations de maintien de l'ordre, journée durant laquelle les
services chargés de l'application des lois ont été mis à rude épreuve face à
des situations dangereuses où tout se précipitait. La majorité déclare
également que la charge contre les manifestants ordonnée par M. Lauro était le
résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des
risques, en fonction de l'évolution de la situation, et qu'il était impossible
de prévoir les événements de la place Alimonda. Plus généralement, la majorité
estime que, vu l'absence d'une enquête nationale à ce sujet, la Cour est dans
l'impossibilité d'établir l'existence d'un lien direct et immédiat entre les
défaillances qui ont pu entacher la préparation et la conduite de l'opération
de maintien de l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.
15. Je ne
conteste pas que la décision de recourir à la compagnie ECHO pour charger les
manifestants était justifiée sur le plan opérationnel. Ce qui en revanche
soulève de sérieuses questions, c'est le fait que les deux jeeps – dont l'une
avait à son bord un carabinier armé et diminué physiquement et
psychologiquement – aient été autorisées à suivre l'unité et à participer à une
opération pour laquelle elles n'étaient manifestement pas équipées. Si les
faits précis qui se sont produits place Alimonda ne pouvaient être prévus, il
était à mon sens parfaitement prévisible que, dans la situation très tendue qui
prévalait à ce moment et en ce lieu, la vie des occupants de la jeep et celle
des manifestants étaient menacées. Pour la même raison, et même si la Cour a
hélas été privée du bénéfice des conclusions d'une enquête interne effective
sur les faits ayant abouti au décès, je ne peux admettre qu'aucun lien ne
puisse être établi entre, d'une part, les carences du contrôle et de la gestion
des faits survenus juste avant les déboires
de la Defender et, d'autre part, la mort de Carlo Giuliani.
16. Concernant
le premier élément d'appréciation invoqué par la majorité de la Cour, je tiens
à dire que je suis bien conscient des grandes difficultés rencontrées par les
autorités nationales dans la planification et la conduite d'une vaste opération
de sécurité lors du sommet du G8, lequel a été le théâtre de graves troubles et
d'actes extrêmement violents. J'ai également à l'esprit la mise en garde du
Gouvernement contre le fait de substituer son propre avis sur la bonne manière
de gérer les opérations à celui des responsables qui se trouvaient sur place,
et je n'oublie pas qu'il est risqué de s'appuyer sur la sagesse rétrospective.
Cependant, même si l'on tient compte des problèmes auxquels les autorités ont
dû faire face, les circonstances décrites révèlent à mon sens un grave et
préoccupant manque de coordination et de contrôle effectif sur les opérations
de sécurité de l'après-midi du 20 juillet, lacunes qui sont directement à
l'origine de la situation dans laquelle M.P., jeune carabinier inexpérimenté,
blessé, non protégé et paniqué, a eu recours à une force meurtrière ayant
entraîné un tragique décès. A mes yeux, ces défaillances de la part des
personnes responsables de la planification et du contrôle des opérations
s'analysent en un manquement à protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani, et
donc en une violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel.
ii. L'obligation procédurale découlant de l'article 2
17. Le
Gouvernement insiste sur le fait que, puisque toutes erreurs ou carences
éventuelles dans la planification et la conduite des opérations n'ont eu aucun
effet direct sur l'origine des événements de la place Alimonda, il était
superflu et étranger à la compétence des autorités judiciaires italiennes ayant
examiné la responsabilité pénale de M.P. et de F.C. d'étendre leurs investigations
aux autorités supérieures de la police ou d'apprécier la responsabilité
d'autres personnes. Pour les raisons exposées plus haut, je ne suis pas
convaincu que les erreurs et défaillances dans la conduite des opérations
soient dépourvues de lien étroit avec les événements qui ont débouché sur le
décès de Carlo Giuliani. Les obligations procédurales pesant sur l'Etat en
vertu de l'article 2 exigent que les actions de l'Etat ayant mené à l'usage de
la force meurtrière soient soumises à une forme d'enquête indépendante et
publique propre à déterminer si le recours à la force était justifié dans les
circonstances particulières d'une affaire. Le cas échéant, l'enquête doit
également être susceptible d'examiner toute déficience du système ayant pu aboutir
à un décès, par exemple dans la planification d'opérations de police (McCann et autres et Şimşek et autres, arrêts précités). Dans le contexte propre à l'espèce, j'estime que
l'article 2 exigeait une enquête effective portant non seulement sur l'éventuelle
responsabilité pénale de M.P. ou de F.C., mais aussi sur la planification et la
conduite des opérations ayant mené au décès, de manière à faire jouer
pleinement l'obligation des agents de l'Etat de rendre des comptes quant aux
circonstances ayant abouti au décès. Etant donné que pareille enquête n'a pas
été menée, il y a eu, comme l'a jugé la majorité, violation des exigences
procédurales de l'article 2 pour ce motif également.
18. Etant parvenu à cette conclusion, j'ai estimé qu'il
n'était pas nécessaire d'examiner séparément le grief des requérants tiré des
articles 6 et 13 de la Convention. En outre, je partage globalement l'avis de
la chambre selon lequel il n'y a pas eu manquement de l'Etat défendeur à
satisfaire à ses obligations découlant de l'article 38 de la Convention.
OPINION EN
PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES CASADEVALL ET GARLICKI
1. Dans cette affaire,
certes déplorable, la majorité a conclu à la violation de l'article 2 de la
Convention sous son volet procédural. Nous ne saurions souscrire à cette
conclusion.
2. D'emblée, nous
tenons à marquer notre accord partiel avec l'observation de caractère général
du juge Zagrebelsky, notre collègue, en ce qui concerne l'exposé de faits
figurant dans l'arrêt. Celui-ci est excessivement long et comporte des
antécédents non nécessaires, voire inutiles, pour l'essentiel des questions à
résoudre en l'espèce.
3. Nous adhérons par
ailleurs à l'exposé des faits et aux conclusions de la juge des investigations
préliminaires en date du 5 mai 2003, notamment sur les points relatifs au lien
de causalité entre le tir de M.P. et la mort de Carlo Giuliani, ainsi que sur
la situation d'extrême violence envers les carabiniers qui a prévalu dans les
lieux et les circonstances de l'affaire et qui permet de neutraliser la
responsabilité pénale de M.P. Celui-ci a fait un usage légitime des armes pour
repousser une violence ou vaincre une résistance à l'autorité (cas prévus à
l'article 53 du code pénal) et, en tout état de cause, confronté à une
situation d'extrême violence qui menaçait directement son intégrité physique, a
agi en situation de légitime défense (paragraphe 2 a) de l'article 2 de la
Convention).
4. Une fois admis qu'il
n'y a pas eu un usage disproportionné de la force (paragraphe 227) ni de
manquement à l'obligation positive de protéger la vie de Carlo Giuliani
(paragraphe 243 de l'arrêt), il ne
reste plus que la question des obligations procédurales. La majorité conclut à
la violation de l'article 2 sous son volet procédural en se basant essentiellement
sur les deux points suivants :
a) le caractère
prétendument « superficiel » du rapport d'autopsie, combiné avec
l'observation d'un fragment métallique fiché dans la tête de la victime et la
restitution du corps à la famille en vue de son incinération (paragraphes 247 à
251) et
b) l'absence d'un
examen du contexte général – enquête au niveau national – qui eût
permis de déterminer si les opérations de maintien de l'ordre avaient été
planifiées de façon à éviter l'incident (paragraphes 252 et 253).
5. Sur le premier
point, nous estimons qu'après le constat du lien de causalité entre l'action du
tireur et l'effet produit, ainsi que de la réalité de la mort de la victime,
nulle autre autopsie n'était vraiment nécessaire afin d'établir la vérité (si
ce n'est pour l'intérêt médicolégal et de police scientifique). En effet, Carlo
Giuliani a été tué par M.P., qui a avoué avoir tiré deux coups de feu, dans des
conditions ayant résulté des faits.
Pour trancher la
question qui nous est posée, peu importent les éventuelles informations
supplémentaires qui auraient pu être obtenues sur le fragment métallique, la
distance, la trajectoire, l'angle de tir ou l'éventuel impact de la balle avec
une pierre ou un autre objet intermédiaire. Des telles informations n'auraient
à notre avis rien changé aux éléments essentiels du drame, à savoir : l'auteur
des tirs, la victime et la cause du décès. Le corps du défunt n'a été remis à
la famille qu'après l'autopsie et c'est à sa demande que le parquet, n'ayant
pas de raison impérieuse, présente ou prévisible de refuser une telle demande,
et pour éviter de prolonger inutilement le désarroi de la famille, a autorisé
l'incinération. Les proches du défunt savaient que l'incinération est un mode
de destruction irréversible et que toute autopsie ultérieure serait désormais
impossible.
6. Sur le deuxième
point, nous ne voyons pas de rapport entre une enquête au « niveau national »
visant à l'examen de l'organisation et de la gestion de l'ensemble des
opérations de maintien de l'ordre pour le sommet du G8 à Gênes, et l'incident
concret, ponctuel et de courte durée qui s'est produit place Alimonda le 20
juillet 2001. La majorité reconnaît que la charge ordonnée par le fonctionnaire
de police Lauro « était le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et
liée à la perception des risques, en fonction de l'évolution de la situation »
et elle ajoute qu'« [i]l était dès lors impossible de prévoir à l'avance
les évènements qui se sont produits (...). Enfin, il convient de rappeler que
l'incident ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été relativement
bref » (paragraphe 238) ; en effet, l'incident s'est déroulé entre 17
heures et 17 heures 27 (paragraphes 17 et 29) et « les circonstances ayant
entouré la mort » (paragraphe 252) ne laissent aucun doute.
7. Partant, avec le
bénéfice du recul, nous estimons que l'enquête menée pas les autorités
italiennes dans cette regrettable affaire a été suffisante, effective et
contradictoire, conformément aux obligations positives incombant à l'Etat, et
qu'aucune violation procédurale de l'article 2 de la Convention n'est imputable
à l'Etat défendeur.
OPINION EN
PARTIE DISSIDENTE
DU JUGE ZAGREBELSKY
Je regrette de ne
pouvoir partager l'opinion de la majorité de la chambre, qui a conclu à la
violation de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural.
1. J'expliquerai
ci-après mon opinion dissidente, mais une prémisse générale est nécessaire,
concernant l'arrêt dans son ensemble et, plus particulièrement, sa partie en
fait. A mon avis, l'exposé des faits s'étend sur la narration d'antécédents
dont la Cour elle-même est consciente de l'inutilité aux fins des questions à
trancher (voir le paragraphe 235). Il s'agit de la description et de l'évaluation
d'événements hautement controversés au niveau national et qui n'ont pas encore
fait l'objet de jugements définitifs des tribunaux internes. Le risque d'une
lecture partisane de l'arrêt aux fins des tensions que suscitent toujours en
Italie les événements en cause n'est pas exclu, et se trouve même aggravé par
le retard avec lequel la décision de la Cour arrive (sept ans après
l'introduction de la requête).
2. Je partage l'opinion
de la majorité de la chambre, qui n'a pas décelé de violation de l'article 2 de
la Convention en son volet matériel. A mon avis, il n'y a aucune raison de se
départir des conclusions du jugement rendu à l'issue d'une enquête qui a
éclairci, autant qu'il était possible, les événements en question.
La juge, sur la base du
rapport collégial des experts et des autres preuves (vidéos, témoignages) dont
elle disposait, a admis que le tir allait vers le haut et que la trajectoire de
la balle avait été déviée par l'impact avec une pierre ou un objet similaire.
Il me semble que, dans
le contexte de l'agression violente qu'il a subie avec ses collègues, le tireur
a eu une réaction justifiée au sens du paragraphe 2 a) de l'article 2 de
la Convention.
Nul doute que
l'agression était très grave et qu'elle a dû paraître gravissime aux occupants
de la jeep, encerclée par plusieurs manifestants qui étaient armés de bâtons,
de poutres et de pierres, et qui avaient cassé les vitres du véhicule. L'un des
assaillants a introduit une planche de bois dans la jeep et a blessé un
carabinier qui se trouvait à côté de l'auteur des coups de feu. Les occupants
ne pouvaient bouger à l'intérieur de la jeep. Peu avant, un blindé des
carabiniers avait été incendié par les manifestants. La crainte d'être lynché
était, vu les circonstances, plus que raisonnable.
Dans cette situation
spécifique – soudaine et gravissime –, la réaction du carabinier a
consisté à tirer deux coups de feu vers le haut ; seul un hasard
exceptionnel et improbable a dévié la balle. On doit certes prendre en
considération l'anomalie imprévisible de la trajectoire de la balle (et les
conséquences mortelles du coup de feu qui, par ricochet, a touché la victime),
même si l'on admet que cette anomalie n'exclut pas le lien de causalité.
Des tirs d'intimidation
peuvent-ils être assimilés à l'usage de la force au sens de l'article 2 § 2 a) de la Convention ? Il est clair en
tout cas que leur nature, au regard de leur nécessité et du but légitime
poursuivi, doit être prise en compte.
Dans l'arrêt Bakan c. Turquie (no 50939/99, §§
55-56, 12 juin 2007), la Cour a
exclu la violation de l'article 2 de la Convention en tenant compte du fait que
la mort de la victime, tuée par une balle tirée par un gendarme, « [était]
le résultat de la malchance, la balle à l'origine de la blessure mortelle ayant
atteint la victime par ricochet » (voir aussi, mutatis mutandis, Kathleen
Stewart c. Royaume-Uni, no
10044/82, décision de la Commission du 10 juillet 1984, Décision et
rapports 39).
Sagesse et prudence
conduisent normalement la Cour à adopter un critère réaliste et à dire que la
légitimité de l'usage de la force doit être appréciée au regard de la situation
telle qu'elle s'est présentée aux yeux des protagonistes des événements, qui
agissent dans le feu de l'action et dans la perception honnête d'un danger pour
leur propre vie ou celle des autres, même si par la suite la situation peut
être évaluée différemment. Une attitude différente de la part de la Cour
imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une
charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de
celle d'autrui (Bubbins c. Royaume-Uni, no
50196/99, §§ 138-140, CEDH 2005‑II ; McCann
et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 200, série A no
324 ; Makaratzis c. Grèce [GC],
no 50385/99, § 66, CEDH 2004‑XI ; Huohvanainen
c. Finlande, no 57389/00, §§ 96-97, 13 mars 2007).
3. Le G8 de Gènes a vu
se dérouler, d'une part une imposante manifestation d'opposition pacifique et
légale et, d'autre part, des actes de violence extrême contre les biens et les
personnes, organisés par des groupes nombreux, armés de toutes sortes d'objets.
En s'entremêlant, manifestations et actes de violence ont rendu extrêmement
difficile, voire impossible, une gestion de l'ordre public ordonnée et
planifiée à l'avance.
La majorité elle-même
admet que « la charge ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro était
le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des
risques, en fonction de l'évolution de la situation », que « les
forces de l'ordre avaient dû faire face à des situations de danger évoluant
dans un laps de temps très court et prendre des décisions opérationnelles
cruciales », qu'« [i]l était (...) impossible de prévoir à l'avance les
événements qui se sont produits place Alimonda » et que « l'incident
ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été relativement bref »
(paragraphe 238 de l'arrêt). On ne voit pas, par conséquent, la pertinence des
questions concernant l'organisation, la planification et la gestion des
opérations de maintien de l'ordre public antérieures aux faits litigieux
(paragraphe 235). Et ce particulièrement si l'on tient compte, comme on doit le
faire, de la situation d'encombrement et de violence qui prévalait dans la zone,
des priorités qui étaient celles des responsables des opérations et de
l'imprévisibilité de l'incident soudain.
En ce qui concerne les
événements tels qu'ils se sont produits, ce qui est pertinent c'est l'action du
tireur dans le contexte du moment.
De plus, la Cour a dit
plusieurs fois qu' « eu égard à la difficulté de la mission de la police
dans les sociétés contemporaines, à l'imprévisibilité du comportement humain et
à l'inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources,
il y a lieu d'interpréter l'étendue de l'obligation positive pesant sur les
autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau
insupportable » (voir, entre autres, Makaratzis
précité, § 69).
La jurisprudence de la
Cour offre nombre d'exemples où la Cour a décelé des manquements ou des erreurs
dans la planification et la direction de l'action des forces de l'ordre et a
dit, pour cette seule raison, qu'il y avait eu violation de l'article 2. Il
ressort de cette jurisprudence que la responsabilité de l'Etat peut être
engagée même dans le cas où aucune critique ne peut être soulevée à propos de
l'action ultime de l'agent qui a causé la perte d'une vie. Cela dit, il est
tout à fait évident que les circonstances propres à chaque affaire sont différentes
et que la jurisprudence dont il s'agit doit être maniée avec discernement. Il
suffit de comparer la présente affaire avec les cas examinés par la Cour dans
les arrêts McCann et autres (précité),
Andronicou et Constantinou c. Chypre (9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI), Makaratzis
(précité), Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos
43577/98 et 43579/98, CEDH 2005‑VII), Şimşek
et autres c. Turquie (nos 35072/97 et 37194/97, 26 juillet
2005) et Erdoğan et autres c.
Turquie (no 19807/92, 25 avril 2006).
En l'espèce, le cadre et
la cause des tirs du carabinier résident exclusivement dans l'agression menée
par le groupe de manifestants, dont la victime elle-même faisait partie. Cela
me conduit à dire qu'il serait injustifié de fonder une conclusion de violation
matérielle de l'article 2 sur l'évaluation critique de la conduite des
autorités à un moment ou à un autre des événements qui ont marqué les
manifestations contre le sommet du G8 de Gênes. A la lumière de ce que la
majorité admet (paragraphe 238), seuls me paraissent pertinents, dans la
présente affaire, le contexte de la violente agression, l'action du tireur et
ses conséquences.
4. La position que je
pense correcte aux fins de l'examen du grief concernant l'article 2 sous son volet
matériel amène une discussion parallèle sur la question de la carence de
l'enquête nationale, retenue par la majorité du fait qu' « [à] aucun
moment il n'a été question d'examiner le contexte général et de voir si les
autorités avaient planifié et géré les opérations de maintien de l'ordre de
façon à éviter le type d'incident ayant causé le décès de Carlo
Giuliani ». En particulier, l'enquête n'aurait « nullement visé à
déterminer les raisons pour lesquelles M.P. – jugé incapable par ses
supérieurs de poursuivre son service en raison de son état physique et
psychique (...) – n'avait pas été immédiatement conduit à l'hôpital, avait
été laissé en possession d'un pistolet chargé et avait été placé dans une jeep
privée de protection qui s'était retrouvée isolée du peloton qu'elle avait
suivi » (paragraphe 252 de l'arrêt).
D'une part, il me
semble que l'enquête menée par le parquet de Gênes a bien abordé les éléments
antérieurs aux tirs en cause. De ce fait, l'enquête est allée bien au-delà du
seul fait matériel des tirs de pistolet et du contexte immédiat dans lequel ils
se sont inscrits (la documentation rassemblée pendant l'enquête, le contenu des
témoignages, l'exposé des faits dans le réquisitoire du ministère public et
dans la décision du juge en sont la preuve). Et cela est encore plus vrai
s'agissant du « procès des 25 ».
D'autre part, pour les
raisons déjà exprimées dans le cadre de l'examen du volet matériel de l'article
2, l'efficacité de l'enquête en ce qui concerne le décès en cause n'en a en
rien pâti, puisque les faits indiqués au paragraphe 252 de l'arrêt ne
concernent pas la question de savoir si en l'espèce la mort infligée à la
victime est justifiée au regard du paragraphe 2 de l'article 2 de la
Convention. La réponse à cette question est donnée par la majorité au
paragraphe 238.
5. Dans le raisonnement
de la majorité, une autre défaillance de l'enquête justifierait sa conclusion
qu'il y a eu violation de l'article 2 en son volet procédural. Il s'agit de la
« superficialité » de l'autopsie, de l'incinération inopportune du
cadavre, du trop court délai laissé aux requérants pour intervenir dans les
opérations d'autopsie.
Concernant cette
dernière remarque (paragraphe 248), il me semble qu'elle ne tient pas compte du
fait que l'autopsie est par sa nature même urgente, ce qui laisse très peu de
temps au parquet, à l'accusé et aux parties lésées pour le choix de leurs
experts. De toute façon, rien n'empêchait les requérants de nommer un expert,
de prendre contact avec les experts du parquet et de voir le corps dans les
heures suivantes avant de faire procéder à l'incinération (autorisée le 23
juillet, soit deux jours après l'autopsie). La possibilité de participer aux
opérations des experts n'a par conséquent pas été rendue trop difficile, voire
impossible.
Le corps, après
l'autopsie, a été rendu à la famille et, à la demande de celle-ci, le parquet
en a autorisé l'incinération. La majorité estime que le parquet n'aurait pas dû
donner son autorisation « bien avant de connaître les résultats de l'autopsie,
et alors que la veille il avait donné aux experts un délai de soixante jours
pour remettre leur rapport, d'autant plus que le parquet lui-même a jugé
« superficiel » le rapport d'autopsie » (paragraphe 250).
Au moment où le parquet
a autorisé la famille de la victime à disposer de la dépouille et à la faire
incinérer, aucune des raisons qui sont apparues par la suite n'étaient
présentes ou prévisibles (ne l'était certes pas la « superficialité »
du rapport des experts, lequel devait encore être rédigé) ; de plus, si
les experts n'indiquent pas qu'ils ont encore besoin du cadavre, la pratique
constante et raisonnable veut que l'on épargne à la famille le fardeau
supplémentaire d'une attente prolongée.
Tout ce que l'on peut
regretter a posteriori ne permet pas,
à mon avis, de mettre en cause ceux qui à l'époque ont raisonnablement cru
pouvoir et devoir répondre favorablement à la demande de la famille. Pour
l'évaluation des faits matériels objets d'une requête mais également en ce qui
concerne les décisions judiciaires de nature procédurale, le moment et cadre à
prendre en considération est celui où la décision a été (a dû être) prise
(voir, mutatis mutandis, R.K. et A.K. c. Royaume-Uni, no 38000/05, § 36, 30 septembre
2008).
J'en viens à la
question de la « superficialité » de l'autopsie et du rapport
d'autopsie. Mentionnée par le parquet dans son réquisitoire, sans précisions,
pour justifier le temps pris par l'enquête (le parquet ayant dû ordonner une
autre expertise collégiale), elle renvoie à l'évidence au fait que les experts
n'ont pas récupéré le morceau du blindage de la balle que le scanner avait mis
en évidence, fiché dans la tête de la victime. L'expert Salvi s'est expliqué à
ce propos et l'arrêt du tribunal de Gênes dans le « procès des 25 »
en donne acte (page 389). L'expert a vu le fragment métallique dans les
reproductions tirées du scanner et a estimé qu'il ne s'agissait pas de la balle
mais d'un fragment très petit, le jugeant très difficile à récupérer dans la
masse cérébrale et inutile aux fins des examens balistiques. Cette explication
peut paraître insuffisante a posteriori,
vu l'importance du fait que le blindage de la balle s'était brisé, et que
certains débris du blindage, retrouvés dans la cagoule de la victime, portaient
les traces d'un impact avec un objet intermédiaire, amenant ainsi l'hypothèse d'une déviation de la
trajectoire du tir. On peut comprendre que les experts successifs aient pu, par
prudence, regretter l'indisponibilité du cadavre aux fins de leurs examens,
mais cela ne signifie pas que cet élément ait entaché l'enquête dans son
ensemble. En effet, le morceau de blindage non récupéré pouvait uniquement
confirmer l'hypothèse d'un impact avec un objet intermédiaire (en cas de
présence de traces de l'impact), mais nullement l'infirmer (en cas d'absence de
traces).
Tous les éléments
pertinents et utiles pour évaluer le déroulement des faits et les éventuelles
responsabilités quant à la mort de la victime ont été recherchés et examinés,
autant qu'il était possible, pendant l'enquête. Celle-ci doit donc, à mon avis,
être jugée suffisante dans son ensemble au regard des obligations procédurales
découlant de l'article 2 de la Convention.