Corte europea dei diritti dell’uomo
(Sezione II), 24 febbraio 2009
(requête n. 246/07)
AFFAIRE BEN KHEMAIS c. ITALIE
Cette
version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour le
16 septembre 2009
DÉFINITIF
06/07/2009
Cet
arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Ben Khemais
c. Italie
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième
section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danute Jociene,
Dragoljub Popovic,
András Sajó,
Isil Karakas, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après
en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 février 2009,
Rend
l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A
l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 246/07) dirigée
contre la République italienne et dont un ressortissant tunisien, M. Essid Sami
Ben Khemais (« le
requérant »), a saisi la Cour le 3 janvier 2007 en vertu de l'article 34
de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
2. Le
requérant est représenté par Mes S. Clementi et B. Manara,
avocats à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est
représenté par son agente, Mme E. Spatafora, et par son
co-agent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le
requérant allègue en particulier que son expulsion vers la Tunisie l'a exposé à
un risque de mort, de torture et de déni flagrant de justice. Il considère
également que la mise à exécution de la décision de l'expulser a enfreint son
droit de recours individuel.
4. Le 20 février 2007, la Cour a
déclaré la requête partiellement recevable et a décidé de communiquer au
Gouvernement les griefs tirés des articles 2, 3 et 6 de la Convention. Comme le permet
l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient
examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire. Le 1er
juillet 2008, la Cour a décidé de traiter la requête par priorité (article 41 in
fine du règlement de la Cour) et de communiquer au Gouvernement un nouveau
grief du requérant, tiré de la mise à exécution de la décision de l'expulser.
Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été
décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de ce
grief.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1968 et est
actuellement détenu en Tunisie.
A. Les condamnations du requérant en
Italie et en Tunisie
6. A une date indéterminée,
le requérant fut accusé d'appartenance à une association de malfaiteurs
ayant pour objet le recel, la falsification de documents et l'assistance à
l'immigration clandestine.
7. Par
un jugement du 22 février 2002, le juge de l'audience préliminaire
(« GUP ») de Milan le condamna à cinq années d'emprisonnement et
9 810 euros (EUR) d'amende.
8. Le
requérant interjeta appel. Il demanda ensuite l'application d'une peine
négociée avec le parquet (quatre ans et six mois d'emprisonnement).
9. Par
un arrêt du 11 décembre 2002, la cour d'appel de Milan accepta d'appliquer
la peine sollicitée par le requérant. Ce dernier ne se pourvut pas en cassation
et sa condamnation acquit force de chose jugée le 29 décembre 2002.
10. Le
requérant purgea entièrement sa peine ; puis, à une date non précisée, de
nouvelles poursuites furent ouvertes à son encontre, et il fut placé en
détention provisoire.
11. A
cet égard, le requérant a précisé que son placement en détention provisoire
aurait pu être révoqué à tout moment, ce qui l'eût exposé au risque d'une
expulsion immédiate.
12. Par
un jugement du 21 mars 2006, dont le texte fut déposé au greffe le 4 avril
2006, le tribunal de Côme condamna le requérant à deux ans et deux mois
d'emprisonnement pour coups et blessures, et précisa que l'intéressé devrait
être expulsé du territoire italien après avoir purgé sa peine.
13. Le
requérant interjeta appel de ce jugement. Par un arrêt du 14 décembre
2006, dont le texte fut déposé au greffe le 7 février 2007, la cour d'appel de
Milan réduisit la peine infligée au requérant à un an et huit mois
d'emprisonnement.
14. Le
requérant se pourvut en cassation. L'issue de ce recours n'est pas connue.
15. Entre-temps,
par un jugement du 30 janvier 2002, le tribunal militaire de Tunis avait
condamné le requérant par contumace à dix années d'emprisonnement pour
appartenance, en temps de paix, à une organisation terroriste. Cette
condamnation reposerait exclusivement sur les déclarations d'un coïnculpé.
16. Le
requérant n'aurait appris sa condamnation en Tunisie que lorsque l'un de ses
coaccusés (M. Khammoun Mehdi) y fut expulsé. A cette occasion, les membres de
la famille de M. Mehdi auraient informé le requérant que son coaccusé avait été
torturé et incarcéré au pénitencier de Tunis et qu'il n'avait pas eu la
possibilité de contacter un avocat.
17. Le requérant précise que les
autorités tunisiennes refusent de renouveler son passeport.
B. L'expulsion du requérant vers la Tunisie
18. Le 29 mars 2007, la présidente
de la deuxième section de la Cour a décidé, à la demande du requérant,
d'indiquer au gouvernement italien, en vertu de l'article 39 du règlement de la
Cour, que dans l'intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure, il
était souhaitable de ne pas expulser le requérant vers la Tunisie jusqu'à
nouvel ordre. Elle a appelé l'attention du Gouvernement sur le fait que
l'inobservation par un Etat contractant d'une mesure indiquée en vertu de
l'article 39 du règlement peut emporter violation de l'article 34 de la
Convention (voir Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos
46827/99 et 46951/99, §§ 128-129 et point 5 du dispositif, CEDH 2005-I).
19. Le
28 février 2008, dans l'affaire Saadi c. Italie (no
37201/06), la Grande Chambre a conclu que la mise à exécution de la décision
d'expulser M. Saadi vers la Tunisie constituerait une violation de l'article 3
de la Convention. Par un courrier du 6 mars 2008, la greffière de la deuxième
section a appelé l'attention du Gouvernement sur le contenu de cet arrêt et
noté que certaines affaires pendantes devant la Cour, parmi lesquelles celle du
requérant, présentaient d'étroites similitudes avec l'affaire Saadi.
Elle a dès lors invité le Gouvernement à indiquer, avant le 24 avril 2008, s'il
envisageait la possibilité de conclure des règlements amiables et s'il
souhaitait, le cas échéant, faire des propositions à cet égard. Le Gouvernement
a demandé une prorogation de ce délai, qui a été accordée jusqu'au 19 septembre
2008.
20. Le
2 juin 2008, le représentant du requérant a informé le greffe de la Cour que
son client avait été conduit à l'aéroport de Milan en vue de l'exécution de son
expulsion vers la Tunisie.
21. Le
même jour, la greffière adjointe de la deuxième section a envoyé à la
représentation permanente de l'Italie à Strasbourg ainsi qu'aux ministères des
Affaires intérieures (Bureau UCARLI et Direction centrale de l'immigration et
de la police frontalière) et de la Justice (Bureau de l'extradition et des
commissions rogatoires), par télécopie et par courrier, le message
suivant :
« Me référant
à la conversation téléphonique de M. Tamietti [membre du greffe] avec M.
Lettieri [co-agent adjoint du Gouvernement] concernant la requête citée en
marge, je vous confirme que le greffe de la Cour a été
informé en fin de matinée que le requérant a aujourd'hui été
transféré à l'aéroport de Milan en vue de son expulsion vers la Tunisie. En
particulier, par un appel téléphonique reçu vers 11h55, le représentant du
requérant, Me Clementi, a déclaré que les autorités italiennes
s'apprêtaient à donner exécution à l'expulsion de son client sur la base d'un
arrêté d'expulsion émis récemment. Me Clementi a ensuite
confirmé cette circonstance par e-mail. Le greffe de la Cour a
aussitôt essayé de prendre contact avec la représentation italienne à
Strasbourg, sans toutefois y parvenir en raison de la fermeture des
bureaux à l'occasion de la fête de la République. M. Lettieri a donc
été contacté directement.
Par une lettre du
29 mars 2007 (ci-annexée), votre Gouvernement avait été informé que la
présidente de la deuxième section de la Cour avait décidé de lui indiquer, en
application de l'article 39 du règlement de la Cour, qu'il était souhaitable,
dans l'intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la
Cour, de ne pas expulser le requérant vers Tunisie jusqu'à nouvel ordre. Cette
mesure provisoire n'a jamais été levée. La présidente, informée des
nouvelles circonstances, a confirmé que cette indication était toujours en
vigueur nonobstant le fait que cette expulsion se fonderait sur un
nouvel arrêté.
J'attire votre
attention sur le jugement Saadi c. Italie du 28 février 2008 dans
lequel la Grande Chambre a considéré, dans une affaire similaire que, dans
l'éventualité de la mise à exécution de la décision d'expulser le requérant
vers la Tunisie, il y aurait violation de l'article 3 de la Convention. »
22. Le
4 juin 2008, le juge désigné comme rapporteur, se fondant sur l'article 49
§ 3 a) du règlement de la Cour, a invité le Gouvernement à indiquer, dans un
délai échéant le 11 juin 2008, si le requérant avait été expulsé vers la
Tunisie.
23. Par
une télécopie en date du 11 juin 2008, le Gouvernement a informé la Cour qu'un
arrêté d'expulsion avait été pris le 31 mai 2008 à l'encontre du requérant
en raison du rôle que celui-ci avait joué dans le cadre des activités menées par
des extrémistes islamistes nourrissant des projets terroristes, et que le
tribunal de Milan avait donné son accord (nulla osta) à l'expulsion en
observant que l'intéressé représentait une menace pour la sécurité de l'Etat
car il était en mesure de renouer des contacts visant à la reprise d'activités
terroristes, y compris au niveau international.
24. Dans
cette télécopie, le Gouvernement précisait également que l'arrêté du 31 mai
avait été notifié au requérant et validé par le juge de paix le 2 juin, et que
l'intéressé avait été expulsé vers la Tunisie le 3 juin ; et il soulignait
« qu'en tout état de cause, il ne s'[était] pas désintéressé du requérant
et de la nécessité que sa santé et son bien-être soient assurés de manière
adéquate dans le pays de destination aussi ».
25. Dans
une télécopie du 13 juin 2008, le représentant du requérant a estimé que le
gouvernement italien avait montré sa volonté de ne pas respecter la mesure
provisoire indiquée par la présidente de la deuxième section de la Cour, et que
cette conduite constituait une entrave au bon déroulement de la procédure
devant la Cour et violait les articles 2 et 3 de la Convention.
C. Les assurances diplomatiques
obtenues par les autorités italiennes
26. Le
6 août 2008, l'Ambassade d'Italie à Tunis adressa au ministère tunisien des
Affaires étrangères la note verbale (no 2911) suivante :
« L'Ambassade
d'Italie présente ses compliments au ministère des Affaires Etrangères et se
réfère à ses propres notes verbales no 2738 du 21 juillet et no
2118 du 5 juin dernier et à la visite en Tunisie de la délégation technique des
représentants des ministères italiens de l'Intérieur et de la Justice, tenue le
24 juillet dernier, concernant un examen des procédures à suivre au sujet des
recours pendants auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, se
rapportant à des citoyens tunisiens faisant l'objet de décrets d'expulsion.
Les autorités
italiennes ont beaucoup apprécié le grand esprit de coopération qui a animé
ladite réunion et la documentation déjà fournie à cette occasion. Conformément
à ce qui avait été convenu, elles ont l'honneur de soumettre par voie
diplomatique leur requête d'éléments additionnels spécifiques qui sont
indispensables dans la procédure auprès de la Cour de Strasbourg concernant le
citoyen tunisien Essid Sami Ben Khemais.
A cet effet, l'Ambassade d'Italie a l'honneur de
demander au ministère des Affaires Etrangères de bien vouloir saisir les
autorités tunisiennes compétentes pour qu'elles puissent fournir par la voie
diplomatique les assurances spécifiques suivantes, relatives à M. Essid Sami Ben Khemais :
- que le susnommé, détenu dans les prisons
tunisiennes, n'est pas soumis à des tortures ni à des peines ou traitements
inhumains ou dégradants ;
- qu'il puisse être jugé par un tribunal indépendant
et impartial, selon des procédures qui, dans l'ensemble, soient conformes aux
principes d'un procès équitable et public ;
- qu'il puisse,
durant sa détention, recevoir les visites de la part de ses avocats et de
l'avocat italien qui le représente dans le jugement devant la Cour de
Strasbourg, des membres de sa famille, d'un médecin aussi bien que de
l'Ambassadeur d'Italie à Tunis ou [de l']un de ses collaborateurs délégués.
Compte tenu que
l'échéance pour la présentation des observations du gouvernement italien à
Strasbourg pour le cas de M. Ben Khemais
est le 1er septembre prochain, l'Ambassade d'Italie saurait gré au
ministère des Affaires Etrangères de bien vouloir lui faire parvenir dans les
plus brefs délais les éléments requis et fondamentaux pour la stratégie de
défense du gouvernement italien et suggère que Mme Costantini,
Premier secrétaire de [l']ambassade, puisse se rendre au ministère de la
Justice et des droits de l'homme pour donner tout éclaircissement estimé utile.
L'Ambassade
d'Italie saurait aussi gré au ministère des Affaires Etrangères de saisir les
instances tunisiennes compétentes sur l'éventualité que le gouvernement
tunisien intervienne devant la Cour de Strasbourg, en tant que tiers à la
requête de la partie italienne, et ce conformément aux articles 36 [de la
Convention], 44 du règlement de la Cour, [et] A1 paragraphe 2 de l'annexe au
règlement. Le gouvernement italien attache une grande importance à cette
participation tunisienne.
L'Ambassade
d'Italie remercie d'avance le ministère des Affaires Etrangères et saisit
l'occasion pour lui renouveler les assurances de sa haute considération. »
27. Le 26 août 2008, les autorités
tunisiennes firent parvenir leur réponse, signée par l'avocat général à la
direction générale des services judiciaires. En ses parties pertinentes, cette
réponse se lit comme suit :
« (...). Il
convient, au préalable, de rappeler que l'intéressé a été condamné par
contumace, entre autres, pour sa participation, dans le cadre de son
appartenance, en tant que chef de cellule de la branche européenne du réseau du
groupe terroriste El Qaida, au soutien logistique aux réseaux liés audit groupe
notamment par le recrutement et l'entraînement des personnes en vue de
commettre des actes terroristes.
Après sa remise
aux autorités tunisiennes, il a exercé son droit [d']opposition contre les
jugements rendus à son encontre, étant entendu que l'opposition a pour effet
d'anéantir les jugements rendus par contumace et de lui permettre d'être jugé à
nouveau et de présenter les moyens de défense qu'il jugerait utiles.
Les précisions suivantes constituent la réponse aux
différents points susmentionnés.
I. La
garantie du respect de la dignité du détenu Sami Essid :
Le détenu Sami Ben Khemais Essid n'a jamais été
soumis à une quelconque forme de torture, peine ou traitement inhumain ou
dégradant. Le respect de la dignité dudit détenu découle du principe du respect
de la dignité de toute personne quel que soit l'état dans lequel elle se
trouve, principe fondamental reconnu par le droit tunisien et garanti pour
toute personne notamment les détenus, et ce en raison [de leur] statut
particulier.
Il est utile à cet
égard de rappeler que l'article 13 de la Constitution tunisienne dispose dans
son alinéa 2 que « tout individu ayant perdu sa liberté est traité
humainement, dans le respect de sa dignité. »
La Tunisie a par ailleurs ratifié sans aucune réserve
la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle a ainsi reconnu la compétence
du comité contre la torture pour recevoir et examiner les communications
présentées par ou pour le compte des particuliers relevant de sa juridiction
qui prétendent être victimes de violation des dispositions de la Convention
[ratification par la loi no 88-79 du 11 juillet 1988. Journal
Officiel de la République tunisienne no 48 du 12-15 juillet 1988,
page 1035 (annexe no 1)].
Les dispositions de ladite Convention ont été
transposées en droit interne, l'article 101 bis du code pénal
définit la torture comme étant « tout acte par lequel une douleur ou des
souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à
une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des
renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce
personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire
pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne,
ou lorsque la douleur ou les souffrances aiguës sont infligées pour tout autre
motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit. »
Le législateur a prévu des peines sévères pour ce
genre d'infractions, ainsi l'article 101 bis suscité dispose
qu'« est puni d'un emprisonnement de huit ans le fonctionnaire ou assimilé
qui soumet une personne à la torture et ce, dans l'exercice ou à l'occasion de
l'exercice de ses fonctions. »
Il est à signaler
que la garde à vue est, selon l'article 12 de la Constitution, soumise au
contrôle judiciaire et qu'il ne peut être procédé à la détention préventive que
sur ordre juridictionnel. Il est interdit de soumettre quiconque à une garde à
vue ou à une détention arbitraire. Plusieurs garanties accompagnent la
procédure de la garde à vue et tendent à assurer le respect de l'intégrité
physique et morale du détenu dont notamment :
- Le droit de la
personne gardée à vue dès son arrestation d'informer les membres de sa famille.
- Le droit de
demander au cours du délai de la garde à vue ou à son expiration d'être soumis
à un examen médical. Ce droit peut être exercé le cas échéant par les membres
de la famille.
- La durée de la
détention préventive est réglementée, son prolongement est exceptionnel et doit
être motivé par le juge.
Il y a lieu
également de noter que [la] loi du 14 mai 2001 relative à l'organisation des
prisons dispose dans son article premier qu'elle a pour objectif de régir
« les conditions de détention dans les prisons en vue d'assurer
l'intégrité physique et morale du détenu, de le préparer à la vie libre et
d'aider à sa réinsertion. »
Ce dispositif
législatif est renforcé par la mise en place d'un système de contrôle destiné à
assurer le respect effectif de la dignité des détenus. Il s'agit de plusieurs types de contrôles effectués par divers organes
et institutions :
- Il y a d'abord un contrôle judiciaire assuré par le
juge d'exécution des peines tenu, selon les termes de l'article 342-3 du code
de procédure pénale tunisien, [de] visiter l'établissement pénitentiaire
relevant de son ressort pour prendre connaissance des conditions des détenus,
ces visites sont dans la pratique effectuées en moyenne à raison de deux fois
par semaine.
- Il y a ensuite le contrôle effectué par le comité
supérieur des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le président de
cette institution nationale indépendante peut effectuer des visites inopinées
aux établissements pénitentiaires pour s'enquérir de l'état et des conditions
des détenus.
- Il y a également le contrôle administratif interne
effectué par les services de l'inspection générale du ministère de la Justice
et des droits de l'homme et l'inspection générale relevant de la direction
générale des prisons et de la rééducation. Il est à noter dans ce cadre que
l'administration pénitentiaire relève du ministère de la Justice et que les
inspecteurs dudit ministère sont des magistrats de formation ce qui constitue
une garantie supplémentaire d'un contrôle rigoureux des conditions de
détention.
- Il faut enfin signaler que le comité international
de la Croix-Rouge est habilité depuis 2005 à effectuer des visites dans les
lieux de détention, prisons et locaux de la police habilités à accueillir des
détenus gardés à vue. A l'issue de ces visites des rapports détaillés sont
établis et des rencontres sont organisées avec les services concernés pour
mettre en œuvre les recommandations formulées par le comité sur l'état des
détenus.
Les autorités tunisiennes rappellent qu'elles
n'hésitent point à enquêter sur toutes les allégations de torture chaque fois
qu'il y a des motifs raisonnables laissant croire qu'un acte de mauvais
traitements a été commis. On citera en illustration deux exemples : le
premier concerne trois agents de l'administration pénitentiaire qui ont
maltraité un détenu, suite à une enquête ouverte à ce sujet les trois agents
ont été déférés devant la justice et ont été condamnés chacun à quatre ans
d'emprisonnement par un arrêt de la cour d'appel de Tunis rendu le 25 janvier
2002. Le deuxième exemple concerne un agent de police qui a été poursuivi pour coups
et blessures volontaires et qui a été condamné à 15 ans d'emprisonnement par un
arrêt rendu par la cour d'appel de Tunis le 2 avril 2002.
Les quelques cas de condamnation pour mauvais
traitements ont été signalés dans le rapport présenté par la Tunisie devant le
Conseil des droits de l'homme (annexe 2) et devant le Comité des droits de
l'homme (annexe 3) dénotant ainsi de la politique volontariste de l'Etat à
poursuivre et réprimer tout acte de torture ou de mauvais traitements ce qui
est de nature à réfuter toute allégation de violation systématique des droits
de l'homme.
En conclusion, il
faut [souligner] que :
- Le détenu Sami
Essid bénéficie de toutes les garanties que lui offre la législation tunisienne
et qui le protègent de toutes formes de tortures ou de mauvais traitements.
- Qu'après
consultation des registres du parquet de Tunis et ceux de la prison de la
Mornaguia, lieu de sa détention, il apparaît qu'aucune plainte n'a été déposée
par l'intéressé, ses avocats ou les membres de sa famille.
II. La garantie
d'un procès équitable au détenu Sami Essid :
Le détenu Sami
Essid est poursuivi pour sa participation, dans le cadre de son appartenance,
en tant que chef de cellule de la branche européenne du réseau du groupe El
Qaida, au soutien logistique aux réseaux liés au dit groupe notamment par le
recrutement et l'entraînement des personnes en vue de commettre des actes
terroristes.
Les procédures de poursuite, d'instruction et de
jugement de ces infractions sont entourées de toutes les garanties nécessaires
à un procès équitable dont notamment :
- Le respect du principe de la séparation entre les
autorités de poursuite, d'instruction et de jugement.
- L'instruction en matière de crimes est obligatoire.
Elle obéit au principe du double degré de juridiction (juge d'instruction et
chambre d'accusation).
- Les audiences de jugement sont publiques et
respectent le principe du contradictoire.
- Toute personne soupçonnée de crime a obligatoirement
droit à l'assistance d'un ou plusieurs avocats. Il lui en est, au besoin,
commis un d'office et les frais sont supportés par l'Etat. L'assistance de
l'avocat se poursuit pendant toutes les étapes de la procédure :
instruction préparatoire et phase de jugement.
- L'examen des crimes est de la compétence des cours
criminelles qui sont formées de cinq magistrats, cette formation élargie
renforce les garanties du prévenu.
- Le principe du double degré de juridiction en
matière criminelle est consacré par le droit tunisien. Le droit de faire appel
des jugements de condamnation est donc un droit fondamental pour le prévenu.
- Aucune condamnation ne peut être rendue que sur la
base de preuves solides ayant fait l'objet de débats contradictoires devant la
juridiction compétente. Même l'aveu du prévenu n'est pas considéré comme une preuve
déterminante. Cette position a été confirmée par l'arrêt de la Cour de
cassation tunisienne no 12150 du 26 janvier 2005 par lequel la Cour
a affirmé que l'aveu extorqué par violence est nul et non avenu et ce, en
application de l'article 152 du code de procédure pénale qui dispose que :
« l'aveu, comme tout élément de preuve, est laissé à la libre appréciation
des juges ». Le juge doit donc apprécier toutes les preuves qui lui sont
présentées afin de décider de la force probante à conférer aux dites preuves
d'après son intime conviction.
- [Il faut]
rappeler que Sami Essid a bénéficié de toutes les garanties légales d'un procès
équitable objet de la première affaire réexaminée sur opposition présentée par
son conseil contre l'un des jugements rendus à son encontre par contumace. En
effet la première audience devant la chambre criminelle du tribunal de première
instance de Tunis a eu lieu le 28 juin 2008 et a été reportée, suite à la
demande de sa défense, à deux reprises (2 juillet 2008 et 5 juillet 2008). Le 22 juillet 2008, la chambre criminelle a condamné
l'intéressé à 8 ans d'emprisonnement lors d'une audience tenue publiquement en
présence de journalistes et observateurs nationaux et étrangers.
III. La
garantie du droit de recevoir des visites :
La loi du 14 mai
2001 relative à l'organisation des prisons consacre le droit de tout prévenu à
recevoir la visite de l'avocat chargé de sa défense, sans la présence d'un
agent de la prison ainsi que la visite des membres de sa famille. Le détenu
Sami Essid jouit de ce droit conformément à la réglementation en vigueur et
sans restriction aucune.
a) visite de
l'avocat
A ce jour, chaque
fois que Maître Samir Ben
Amor, avocat de l'intéressé, a demandé une autorisation de visite de son
client, il y a été autorisé par l'autorité compétente comme le démontre le
tableau suivant :
Dates des visites |
|
1 |
09/06/2008 |
2 |
01/07/2008 |
3 |
17/07/2008 |
4 |
30/07/2008 |
Ci-joint des photocopies des autorisations de visites
(annexe 4).
b) Visite des
membres de la famille
A ce jour, à
chaque fois que les membres de la famille de Sami Essid ont demandé une
autorisation de visite, il leur a été répondu favorablement par l'autorité
compétente selon le tableau suivant :
Qualité et nom du visiteur |
Dates de visites |
|
1 |
La sœur Lilia |
07/06/2008 |
2 |
Le père Khémais Le frère Mounir La sœur Samira |
10/06/2008 |
3 |
Le père Khémais Le frère Souhail La sœur Samira |
17/06/2008 |
4 |
La sœur Samira La sœur Lilia |
24/06/2008 |
5 |
Le père Khémais |
01/07/2008 |
6 |
La sœur Samira La sœur Lilia |
08/07/2008 |
7 |
Le père Khémais La sœur Samira La sœur Lilia |
15/07/2008 |
8 |
La sœur Samira La sœur Lilia |
22/07/2008 |
9 |
La sœur Samira |
29/07/2008 |
10 |
La sœur Samira La sœur Lilia |
05/08/2008 |
11 |
Le père Khémais La sœur Samira La sœur Lilia |
13/08/2008 |
12 |
La sœur Samira La sœur Lilia |
20/08/2008 |
c) Visite des autorités diplomatiques et consulaires
et des avocats étrangers
Les autorités tunisiennes ne peuvent donner suite à la
demande de visite au citoyen tunisien Sami Essid [formulée] par son excellence
l'ambassadeur de la République italienne en Tunisie ou son représentant, les
autorités consulaires ne sont admises, en application de la loi relative aux
prisons, qu'à rendre visite à leurs ressortissants.
De même, la
demande de visite de Sami Essid par l'avocat qui le représente dans la
procédure en cours devant la Cour européenne des droits de l'homme, ne peut
être autorisée en l'absence de convention ou de cadre légal interne qui
l'autoriserait.
En effet la loi
relative aux prisons détermine les personnes habilitées à exercer ce
droit : il s'agit notamment des membres de la famille du détenu et de son
avocat tunisien.
La Convention
d'entraide judiciaire conclue entre la Tunisie et l'Italie le 15 novembre
1967 ne prévoit pas la possibilité pour les avocats italiens de rendre visite à
des détenus tunisiens. Toutefois Sami Essid peut, s'il le souhaite, charger un
avocat tunisien de son choix [de] lui rendre visite et de procéder, avec son
homologue italien, à la coordination de leur action dans la préparation des
éléments de sa défense devant la Cour européenne des droits de l'homme.
IV. La
garantie du droit de bénéficier des soins médicaux :
La loi précitée
relative à l'organisation des prisons dispose que tout détenu a droit à la
gratuité des soins et des médicaments à l'intérieur des prisons et, à défaut,
dans les établissement hospitaliers. En outre, l'article 336 du code de procédure
pénale autorise le juge d'exécution des peines à soumettre le condamné à examen
médical.
C'est dans ce
cadre que le détenu Sami Essid a été soumis à l'examen médical de première
admission dans l'unité pénitentiaire le 5 juin 2008, le rapport du médecin ne
relève rien de particulier à son égard. Ledit détenu a, d'autre part, bénéficié
ultérieurement d'un suivi médical dans le cadre d'examens périodiques (ci-joint
une copie du dernier rapport médical de l'intéressé – annexe no 5).
En conclusion, l'intéressé bénéficie d'un suivi médical régulier à l'instar de
tout détenu et il n'y a pas lieu de ce fait d'autoriser son examen par un autre
médecin.
Les autorités
tunisiennes réitèrent leur volonté de coopérer pleinement avec la partie
italienne en lui fournissant toutes les informations et les données utiles à sa
défense dans la procédure en cours devant la Cour européenne des droits de
l'homme et suggère à la partie italienne de demander, si elle le juge utile, le
report de l'affaire à une date ultérieure pour s'enquérir de l'évolution de la
procédure en cours à l'encontre de Sami Essid devant les tribunaux
tunisiens. »
28. Le
rapport médical annexé à la réponse des autorités tunisiennes (annexe no
5), est ainsi libellé :
« Le détenu
Sami Khemais Salah
Essid, âgé de 40 ans, écrou : 11271 est pris en charge au dispensaire de
la prison de Mornaguia depuis le 04/06/2008. Le détenu a consulté l'infirmerie
à trois reprises :
- Le 05/06/2008,
il a bénéficié d'une visite d'entrée, il n'a pas d'antécédents médicaux
particuliers, il n'a aucune trace de violence.
- Le 19/06/2008,
il a consulté pour migraine, ayant cédé sous traitement médical.
- Le 25/08/2008,
le détenu a été vu dans le cadre d'une consultation périodique, l'examen
médical de ce jour note un bon état général, bon état de conscience. Il n'a pas de plaintes fonctionnelles. »
D. Les autres documents produits par le
Gouvernement italien
29. Le Gouvernement a également produit
trois messages signés par l'ambassadeur d'Italie à Tunis. En ses parties
pertinentes, le premier message (no 2483, 3 juillet 2008) se
lit ainsi :
« (...) Le 2 juillet dernier était prévue la
comparution devant le tribunal militaire de Tunis, pour connexions avec des
milieux terroristes, du citoyen tunisien Essid Sami Ben Khemais, alias Saber, expulsé
d'Italie le 3 juin dernier. L'intéressé avait précédemment été condamné en
Tunisie à 115 années d'emprisonnement.
Le procès (...) devant le tribunal militaire devait porter
sur le réexamen des peines que la juridiction militaire tunisienne avait
précédemment infligées par contumace, et qui s'élevaient au total à 100 années
d'emprisonnement. Toutefois, comme l'ont relaté les agences de presse
internationales, le procès a été repoussé au 15 octobre 2008.
D'après Samir Ben Amor, avocat du prévenu, celui-ci
n'était pas présent au tribunal militaire car il se trouvait le même jour
devant un tribunal ordinaire de Tunis qui devait statuer sur une autre peine
prononcée par contumace, à savoir 15 années d'emprisonnement, pour deux chefs
d'inculpation également liés à la participation supposée de l'intéressé à des
activités terroristes.
Ces peines avaient été prononcées par contumace en
Tunisie entre 2000 et 2007, période pendant laquelle Saber séjournait en
Italie, où, comme on le sait, il a été condamné en 2002 à six ans et deux mois
d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en relation avec une
entreprise terroriste. Il est aujourd'hui détenu au pénitencier de Mornaguia (ouest
de Tunis) dans l'attente de l'issue de ses recours contre les jugements
tunisiens précités.
Il convient de rappeler qu'au cours des jours qui ont
suivi l'expulsion, le ministre de la Justice et des droits de l'homme, Bechir
Tekkari, avait assuré que le prévenu serait jugé à nouveau dans le cadre d'un
procès équitable et public et avait écarté les craintes de traitements
inhumains.
Je saisis l'occasion pour signaler que la
correspondante de [l'agence de presse] ANSA, Mme Angela Virdò, a
rencontré au cours des dernières semaines Maître Ben Amor, qui a indiqué que son client
n'avait pas dénoncé de mauvais traitements au cours de la détention qui a suivi
son expulsion. »
30. Le
deuxième message (no 2652, 15 juillet 2008) contient, entre autres,
l'extrait d'un communiqué de presse de l'agence ANSA que voici :
« Tunis, 7
JUIN – « Je l'ai vu cet après-midi, il va bien, il se trouve dans la
prison de Moraguia, près de Tunis ; il est encore surpris et déçu que
l'Italie, qui est un Etat de droit, ait violé les règles européennes qui
faisaient obstacle à son expulsion ». Celui qui s'exprime ainsi est Samir Ben Amor,
l'avocat du Tunisien Essid Sami Ben Khemais,
dit Saber, expulsé d'Italie le soir du 2 juin après avoir purgé une peine de
prison de six ans et demi pour terrorisme.
« On lui a
donné ses effets personnels » rapporte l'avocat. « Alors qu'il se
croyait libre, trois agents l'ont pris et l'ont emmené d'abord au centre de
permanence temporaire de Milan, puis à l'aéroport de la Malpensa. De là,
toujours escorté par les policiers, il est parti pour Rome, où il a embarqué le
soir même sur un vol à destination de Tunis. »
Selon Ben Amor, Saber
faisait partie du groupe connu sous le nom de « réseau de Milan », un
groupe de musulmans qui, vers 1990, est parti s'entraîner en Afghanistan et a
combattu en Bosnie et en Tchétchénie. « Ben Khemais ne risque pas la peine de mort
en Tunisie » a expliqué l'avocat « mais l'infraction pour laquelle il
a déjà été jugé en Italie lui a valu ici 115 années d'emprisonnement, cinq condamnations
par les tribunaux militaires et deux [condamnations] par les [tribunaux]
civils ».
Le 2 juillet,
Saber comparaîtra devant le tribunal militaire à Tunis, et le ministre de la
Justice a assuré aujourd'hui au cours d'une conférence de presse que le procès
sera équitable et public. « Cela aura lieu à sa demande » a expliqué Ben Amor
« car il a introduit un recours ; en effet, selon le code de
procédure pénale, la même personne ne peut pas être jugée deux fois pour la
même infraction, auquel cas l'on aurait neuf procès : deux en Italie et
sept en Tunisie ».
« Non, il n'a
pas été torturé » dit l'avocat « mais tout le monde sait que dans les
prisons tunisiennes, la torture est une pratique courante : les coups,
l'électricité, et le « balanco », dans lequel le détenu est soulevé
par les bras et ensuite battu à l'aide de bâtons. Une autre pratique est celle
du « rôti » : un bâton passé sous les genoux et les bras tient
le prisonnier suspendu entre deux chaises, ce qui lui fait perdre toute sensibilité
dans l'ensemble du corps. »
31. Le
dernier message (no 2767, 25 juillet 2008) relate une réunion qui
s'est tenue le 24 juillet 2008 au ministère tunisien de la Justice et des
droits de l'homme et à laquelle ont participé des hauts fonctionnaires
italiens. Au cours de cette réunion, les autorités tunisiennes se sont
déclarées disposées à fournir des assurances diplomatiques similaires à celles
formulées dans la missive parvenue le 26 août 2008 (voir le paragraphe 27
ci-dessus).
II. LES DROITS INTERNES PERTINENTS
32. Les recours qu'il est possible de
former contre un arrêté d'expulsion en Italie et les règles régissant la
réouverture d'un procès par défaut en Tunisie sont décrits dans Saadi c.
Italie ([GC], no 37201/06, §§ 58-60, 28 février 2008).
III. TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX
33. On trouve dans l'arrêt Saadi précité
une description des textes, documents internationaux et sources d'informations
suivants : l'accord de coopération en matière de lutte contre la
criminalité signé par l'Italie et la Tunisie et l'accord d'association entre la
Tunisie, l'Union européenne et ses Etats membres (§§ 61-62) ; les
articles 1, 32 et 33 de la Convention des Nations unies de 1951 relative au
statut des réfugiés (§ 63) ; les lignes directrices du Comité des
Ministres du Conseil de l'Europe (§ 64) ; les rapports relatifs à la
Tunisie d'Amnesty International (§§ 65-72) et de Human Rights Watch
(§§ 73-79) ; les activités du Comité international de la Croix-Rouge
(§§ 80-81) ; le rapport du Département d'Etat américain relatif aux droits
de l'homme en Tunisie (§§ 82-93) ; les autres sources d'informations
relatives au respect des droits de l'homme en Tunisie (§ 94).
34. Après l'adoption de l'arrêt Saadi,
Amnesty International a publié son rapport annuel 2008. En ses
parties pertinentes, la section consacrée à la Tunisie se lit ainsi :
« Les performances économiques de la Tunisie et
les avancées législatives ont amélioré l'image du pays au niveau international.
Ceci dissimulait toutefois une réalité plus sombre dans laquelle les garanties
juridiques étaient souvent violées, les personnes arrêtées pour des motifs
politiques torturées alors que les auteurs des sévices étaient impunis, et les
défenseurs des droits humains harcelés. Des restrictions sévères continuaient
de peser sur la liberté d'expression et d'association. De nombreuses personnes
poursuivies pour activités terroristes ont été condamnées à de lourdes peines
d'emprisonnement à l'issue de procès inéquitables, qui se sont notamment
déroulés devant des tribunaux militaires. Plusieurs centaines d'autres,
condamnées les années précédentes à l'issue de procès iniques, étaient
maintenues en détention, dans certains cas depuis plus de dix ans. Certains de
ces détenus étaient susceptibles d'être considérés comme des prisonniers
d'opinion.
Évolutions sur le plan juridique et institutionnel
En juillet, la composition du [comité supérieur des
droits de l'homme et des libertés fondamentales], l'organe chargé de recueillir
les plaintes pour violation des droits humains, a été modifiée par décret. Le nombre de
membres du Comité a été accru, mais celui-ci n'incluait pas d'organisations
indépendantes de défense des droits fondamentaux.
« Guerre
contre le terrorisme »
Abdellah al Hajji
et Lotfi Lagha, deux des 12 Tunisiens détenus par les autorités
américaines à Guantánamo Bay (Cuba), ont été renvoyés en Tunisie en juin.
Arrêtés à leur arrivée, ils ont été placés en détention dans les locaux de la
Direction de la sûreté de l'Etat du ministère de l'Intérieur, où ils auraient
été torturés et contraints de signer des déclarations. Abdellah al Hajji s'est
plaint d'avoir été privé de sommeil et frappé au visage. Il a ajouté que des
agents de la Direction de la sûreté de l'Etat avaient menacé de violer sa femme
et ses filles. Déclaré coupable, en octobre, d'appartenance à une organisation
terroriste opérant à l'étranger, Lotfi Lagha a été condamné à trois ans
d'emprisonnement. Abdellah al Hajji, qui avait interjeté appel d'une
condamnation à dix ans d'emprisonnement prononcée par contumace en 1995, a été
rejugé par un tribunal militaire de Tunis. Déclaré coupable, en novembre,
d'appartenance, en temps de paix, à une organisation terroriste opérant à
l'étranger, il a été condamné à sept ans d'emprisonnement. Neuf Tunisiens renvoyés d'Egypte en janvier et en mars
auraient été détenus aux fins d'interrogatoire, dans certains cas pendant
plusieurs semaines. La plupart d'entre eux ont été libérés, mais deux au moins
– Ayman Hkiri et Adam Boukadida – étaient maintenus en détention à la
fin de l'année dans l'attente de leur procès. Ces hommes avaient été arrêtés en
Egypte en novembre 2006 avec d'autres étudiants égyptiens et étrangers. Ils
auraient été torturés alors qu'ils étaient interrogés à propos d'un complot
présumé en vue de recruter des personnes en Egypte et de les envoyer en Irak
combattre les troupes de la coalition emmenée par les Etats-Unis.
Système judiciaire
Les procès des suspects accusés d'activités
terroristes, dont certains se sont déroulés devant des tribunaux militaires,
étaient le plus souvent inéquitables et débouchaient généralement sur des
condamnations à de lourdes peines d'emprisonnement. Parmi les accusés
figuraient des personnes arrêtées en Tunisie ainsi que des Tunisiens renvoyés
contre leur gré par les autorités d'autres pays, notamment de France, d'Italie
et des Etats-Unis, alors qu'ils risquaient d'être victimes d'actes de torture.
Les condamnations étaient souvent fondées sur des « aveux » obtenus durant
la période de détention provisoire et que les accusés avaient rétractés à
l'audience en affirmant qu'ils avaient été extorqués sous la torture. Les juges
d'instruction et les tribunaux s'abstenaient systématiquement d'ordonner une
enquête sur ce type d'allégations. Seize civils au moins auraient été traduits
devant le tribunal militaire de Tunis et condamnés à des peines allant jusqu'à
onze ans d'emprisonnement. La plupart ont été déclarés coupables de liens avec
des organisations terroristes opérant à l'étranger. Dans ces procès, non
conformes aux normes internationales d'équité, le droit des accusés de se
pourvoir en appel n'a pas été intégralement respecté.
En novembre,
30 hommes ont comparu devant le tribunal de première instance de Tunis
dans le cadre de l'affaire dite « de Soliman ». Ils étaient accusés
de toute une série d'infractions, notamment de complot en vue de renverser le
gouvernement, utilisation d'armes à feu et appartenance à une organisation
terroriste. Tous avaient été arrêtés en décembre 2006 et janvier 2007 à la
suite d'affrontements armés entre les forces de sécurité et des membres
présumés des Soldats d'Assad ibn al Fourat, un groupe armé. Ils se sont plaints
d'avoir été torturés et maltraités durant leur garde à vue, qui s'est prolongée
bien au-delà de la durée maximale légale de six jours. Leurs avocats ont demandé au juge d'instruction et au tribunal
d'ordonner des examens médicaux de leurs clients en vue de constater des traces
de torture, mais ces demandes ont été rejetées. Le 30 décembre, deux des
accusés ont été condamnés à mort, huit à la détention à perpétuité et les
autres à des peines allant de cinq à trente ans d'emprisonnement.
Libération de prisonniers politiques
Cent soixante-dix-neuf prisonniers politiques ont été
remis en liberté. Selon les informations recueillies, une quinzaine avaient été
maintenus en détention provisoire car on les soupçonnait d'appartenir au Groupe
salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), un groupe armé qui serait
lié à Al Qaïda. Les autres étaient, pour la plupart, incarcérés depuis le début
des années 1990 pour appartenance à l'organisation islamiste interdite Ennahda
(Renaissance).
Torture et mauvais traitements
Comme les années précédentes, des cas de torture et de
mauvais traitements infligés par des membres des forces de sécurité, et
notamment de la Direction de la sûreté de l'État, ont été signalés. Les
prisonniers maintenus au secret risquaient tout particulièrement d'être
victimes de telles pratiques. Il n'était pas rare que les forces de sécurité ne
respectent pas la durée maximale de la garde à vue, fixée à six jours, et
maintiennent des personnes au secret pendant plusieurs semaines. De nombreux
détenus se sont plaints d'avoir été torturés pendant leur garde à vue. Parmi
les méthodes le plus souvent signalées figuraient les coups, la suspension dans
des positions contorsionnées, les décharges électriques, la privation de
sommeil, le viol et les menaces de viol de parentes des détenus. Les autorités
n'ont pratiquement jamais mené d'enquête ni pris une quelconque mesure pour
traduire en justice les tortionnaires présumés.
Mohamed Amine Jaziri, l'un des accusés dans
« l'affaire de Soliman » (voir plus haut), a été arrêté le
24 décembre à Sidi Bouzid, au sud de Tunis. Il a été détenu au secret,
dans un premier temps au poste de police de cette localité puis dans les locaux
de la Direction de la sûreté de l'Etat à Tunis, jusqu'au 22 janvier. Les
proches de cet homme se sont régulièrement enquis de son sort, mais les
autorités ont nié le détenir jusqu'à sa remise en liberté. Mohamed Amine Jaziri
a affirmé que pendant sa garde à vue il avait été frappé sur tout le corps et
suspendu au plafond durant plusieurs heures, et qu'on lui avait administré des
décharges électriques. Il a ajouté qu'on l'avait aspergé d'eau froide et privé de
sommeil et qu'on lui avait recouvert la tête d'une cagoule sale durant les
interrogatoires. Cet homme a été condamné en
décembre à trente ans d'emprisonnement.
Conditions de détention
Selon certaines informations, de nombreux prisonniers
politiques étaient victimes de discrimination et subissaient des conditions de
détention très pénibles. Certains ont observé une grève de la faim pour
protester contre les sévices infligés par les gardiens, la privation de soins médicaux,
l'interruption des visites de leur famille ainsi que la dureté des conditions
carcérales, tout particulièrement le maintien prolongé à l'isolement.
En octobre, Ousama Abbadi, Ramzi el Aifi, Oualid
Layouni et Mahdi Ben
Elhaj Ali auraient été frappés à coups de poing et de pied et ligotés par des
surveillants de la prison de Mornaguia. Lorsque l'avocat d'Ousama Abbadi lui a
rendu visite, il a constaté que son client était grièvement blessé à l'œil et
présentait une blessure ouverte profonde à la jambe ; il était dans un
fauteuil roulant, incapable de se tenir debout. D'autres détenus de la prison de Mornaguia auraient été entièrement
dévêtus par des gardiens et traînés dans un couloir le long des cellules.
Aucune enquête n'a semble-t-il été effectuée, malgré les plaintes déposées par
les avocats des détenus. (...).
Défenseurs des droits humains
Les autorités ont fortement entravé les activités des
organisations de défense des droits humains. Les lignes téléphoniques et les
connexions Internet de ces organisations étaient régulièrement interrompues ou
perturbées, ce qui les empêchait de communiquer avec des personnes en Tunisie
et à l'étranger. Des défenseurs des droits humains ont été harcelés et
intimidés. Certains d'entre eux, de même que leur famille, étaient soumis à une
surveillance constante de membres des forces de sécurité qui, dans certains
cas, les brutalisaient.
En mai, Raouf Ayadi, avocat et défenseur des droits
humains, a été agressé par un policier alors qu'il allait entrer dans une salle
d'audience pour assurer la défense d'une personne accusée d'activités
terroristes. Sa voiture a été saccagée au mois de juin. En novembre, Raouf
Ayadi a été insulté, jeté par terre et traîné par des policiers qui voulaient
l'empêcher de rendre visite à un militant des droits humains et à un
journaliste qui observaient une grève de la faim pour protester contre le refus
des autorités de leur délivrer un passeport. Les autorités n'ont pris aucune
mesure contre les responsables des agressions dont cet avocat a été victime.
(...). »
35. Dans sa résolution 1433(2005),
relative à la légalité de la détention de personnes par les Etats-Unis à
Guantánamo Bay, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a
demandé au gouvernement américain, entre autres, « de ne pas renvoyer ou
transférer les détenus en se fondant sur des « assurances
diplomatiques » de pays connus pour recourir systématiquement à la torture
et dans tous les cas si l'absence de risque de mauvais traitement n'est pas
fermement établie ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES
ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION
36. Le requérant allègue que son
expulsion vers la Tunisie met sa vie en danger et l'expose au risque d'être
torturé. Il invoque les articles 2 et 3 de la Convention.
Ces
dispositions se lisent ainsi :
Article 2 § 1
« 1. Le
droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être
infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence
capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine
par la loi. »
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des
peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
37. Le
Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. L'exception de non-épuisement des
voies de recours internes soulevée par le Gouvernement
38. Le Gouvernement excipe tout d'abord
du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le requérant n'a
pas contesté devant les juridictions internes la mesure d'éloignement du
territoire italien prononcée par le tribunal de Côme et confirmée par la cour
d'appel de Milan (voir les paragraphes 12 et 13 ci-dessus).
39. La
Cour relève que l'expulsion du requérant n'a pas été exécutée sur la base de
l'arrêt de la cour d'appel de Milan, mais sur le fondement d'un arrêté
ministériel adopté le 31 mai 2008 (voir les paragraphes 23 et 24
ci-dessus). Le Gouvernement n'a pas indiqué
quelles voies de recours efficaces auraient pu être exercées contre cet arrêté
validé le 2 juin 2008 et exécuté le lendemain.
40. Il s'ensuit que l'exception
préliminaire du Gouvernement ne saurait être retenue.
2. Autres motifs d'irrecevabilité
41. La Cour constate que ce grief n'est
pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et
qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc
de le déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
42. Le requérant allègue que plusieurs
tunisiens expulsés sous le prétexte qu'ils seraient des terroristes n'ont plus
donné signe de vie. Les enquêtes menées par Amnesty International et par le
Département d'Etat des Etats-Unis d'Amérique, qui démontreraient que la torture
est pratiquée en Tunisie, confirmeraient cette allégation. La thèse du
Gouvernement, qui soutient que la situation des droits de l'homme en Tunisie
s'est améliorée, ne reposerait sur aucun élément objectif.
43. La famille du requérant aurait reçu
à plusieurs reprises la visite de la police, et aurait fait l'objet de menaces
et de provocations continues. Face aux risques sérieux auxquels il estime
être exposé une fois expulsé, l'intéressé considère que le simple rappel des
traités signés par la Tunisie ne saurait suffire. Il affirme avoir
présenté une demande d'asile politique en Italie et n'avoir obtenu aucune
réponse.
44. Le
requérant qualifie de propagande les assurances diplomatiques fournies par la
Tunisie, et affirme qu'elles ne sont pas fiables. En tout état de cause, le
Gouvernement n'aurait entamé des pourparlers aux fins de l'obtention de telles
assurances que le 24 juillet 2008, c'est-à-dire après l'expulsion, acceptant
ainsi le risque que le requérant fût torturé.
45. Les autorités tunisiennes auraient
pour pratique de menacer et de maltraiter les prisonniers, leurs familles et
leurs avocats. Les membres de la famille des détenus craindraient d'être
accusés de ne pas vouloir coopérer et de subir des représailles. Le fait que la
Tunisie ne veuille pas autoriser les visites de l'avocat italien du requérant
démontrerait qu'elle souhaite éviter la présence d'une personne indépendante
qu'elle ne pourrait intimider. Enfin, comme la
Cour l'a relevé dans l'affaire Saadi précitée, la Croix Rouge ne peut
pas divulguer les constations qu'elle fait lors de ses visites dans les
prisons.
b) Le Gouvernement
46. Le Gouvernement souligne que les
allégations relatives à un danger de mort ou au risque d'être exposé à la
torture ou à des traitements inhumains et dégradants doivent être étayées par
des éléments de preuve adéquats, et estime que cela1 n'a pas été le cas en l'espèce. Les documents produits par le requérant
se borneraient tantôt à décrire une situation prétendument généralisée en
Tunisie, tantôt à citer des cas isolés. La situation en Tunisie ne serait pas
différente de celle prévalant dans certains Etats parties à la Convention. De
plus, le Gouvernement voit mal la valeur qui pourrait être attribuée au rapport
du Département d'Etat des Etats-Unis d'Amérique, pays qui ne serait
« certes pas un modèle en ce qui concerne le traitement des personnes
suspectées de terrorisme ». Les autorités tunisiennes, qui selon le
rapport américain ne se sont jamais rendues coupables d'enlèvements ou
d'assassinats, exerceraient une surveillance efficace sur le territoire
national. Le Gouvernement souligne que la population tunisienne compte moins de
dix millions d'habitants, et estime que de ce fait, la présente espèce est
différente de l'affaire Chahal c. Royaume-Uni (Recueil des
arrêts et décisions 1996-V, 15 novembre 1996), où la Cour avait exprimé des
doutes quant à la capacité du gouvernement indien de résoudre le problème des
violations des droits de l'homme perpétrées par certains des membres des forces
de sécurité.
47. Le Gouvernement rappelle également
que la Cour a rejeté les allégations des requérants dans de nombreuses affaires
concernant des expulsions vers des pays (notamment l'Algérie) où les pratiques
courantes de mauvais traitements semblent selon lui bien plus inquiétantes
qu'en Tunisie.
48. Il note en outre que la Tunisie a
ratifié de nombreux instruments internationaux en matière de protection des droits
de l'homme, y compris un accord d'association avec l'Union européenne,
organisation internationale qui, selon la jurisprudence de la Cour, est
présumée offrir une protection des droits fondamentaux
« équivalente » à celle assurée par la Convention. Les autorités
tunisiennes permettraient par ailleurs à la Croix-Rouge internationale et à
« d'autres organismes internationaux » de visiter les prisons, les
unités de détention provisoire et les lieux de garde à vue. De l'avis du
Gouvernement, on peut présumer que la Tunisie ne s'écartera pas des obligations
qui lui incombent en vertu des traités internationaux.
49. L'interprétation de la Cour selon
laquelle le refoulement est interdit en cas de risque de mauvais traitements
même si le requérant représente un danger pour la sécurité du pays d'accueil
reviendrait à une abrogation de facto des autres traités internationaux
en matière de droit d'asile politique et d'octroi du statut de réfugié.
50. En l'espèce, le requérant n'aurait
été expulsé qu'après l'obtention de garanties officieuses qu'il ne serait pas
soumis à des traitements contraires à la Convention, et son dossier aurait
ensuite été formalisé lors d'une visite en Tunisie des autorités italiennes.
Celles-ci auraient reçu des assurances diplomatiques suffisantes quant à la
sécurité et au bien-être du requérant ; et n'y accorder aucun crédit
reviendrait à douter de la bonne foi des autorités tunisiennes et à briser un
dialogue intergouvernemental et international très fructueux. Soulignant que
dans l'affaire Saadi précitée, la Cour elle-même a demandé si de telles
assurances avaient été sollicitées et obtenues, le Gouvernement estime que,
sans qu'il soit question de les remettre en cause, les principes affirmés par
la Grande Chambre doivent être adaptés aux circonstances factuelles
particulières du cas d'espèce.
51. Le Gouvernement souligne que
l'avocat et les proches du requérant, qui lui ont rendu visite en prison
respectivement quatre fois en un mois et douze fois en un mois et demi, n'ont
dénoncé aucun mauvais traitement, et que l'avocat, même s'il a affirmé que la
torture était pratiquée en Tunisie, a reconnu publiquement que son client
n'avait subi aucune forme de traitement contraire à l'article 3 de la
Convention. Les autorités tunisiennes, tout en démentant l'existence d'une
violence d'Etat systématique, n'auraient pas exclu la possibilité de cas isolés
de mauvais traitements, ce dont pratiquement aucun pays ne serait d'ailleurs à
l'abri. Les responsables de ces mauvais traitements auraient été poursuivis et
sévèrement sanctionnés. Le requérant aurait bénéficié d'un accès régulier aux
soins médicaux, et le Gouvernement observe que le rapport médical du 25 août
2008 (voir le paragraphe 28 ci-dessus) a exclu l'existence de toute trace de
violence.
52. Enfin, les allégations formulées
par le requérant sur le terrain de l'article 2 de la Convention se
confondraient avec celles soulevées sous l'angle de l'article 3 et devraient
donc être examinées uniquement à la lumière de cette dernière disposition.
2. Appréciation de la Cour
53. Les principes généraux relatifs à
la responsabilité des Etats contractants en cas d'expulsion, aux éléments
à retenir pour évaluer le risque d'exposition à des traitements contraires à
l'article 3 de la Convention et à la notion de « torture » et de
« traitements inhumains et dégradants » sont résumés dans l'arrêt Saadi
(précité, §§ 124-136), dans lequel la Cour a également réaffirmé
l'impossibilité de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les
motifs invoqués pour l'expulsion afin de déterminer si la responsabilité d'un
Etat est engagée sur le terrain de l'article 3 (§§ 137-141).
54. La Cour rappelle les conclusions
auxquelles elle est parvenue dans l'affaire Saadi précitée (§§ 143-146),
qui étaient les suivantes :
- les textes internationaux pertinents font état
de cas nombreux et réguliers de torture et de mauvais traitements infligés en
Tunisie à des personnes soupçonnées ou reconnues coupables de terrorisme ;
- ces textes décrivent une situation préoccupante ;
- les visites du Comité international de la
Croix-Rouge dans les lieux de détention tunisiens ne peuvent dissiper le risque
de soumission à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention.
55. La
Cour ne voit en l'espèce aucune raison de revenir sur ces conclusions, qui se
trouvent d'ailleurs confirmées par le rapport 2008 d'Amnesty International relatif
à la Tunisie (voir le paragraphe 34 ci-dessus). Elle note de surcroît que le
requérant a été condamné en Tunisie à de lourdes peines d'emprisonnement pour
appartenance, en temps de paix, à une organisation terroriste. L'existence de
ces condamnations, prononcées par contumace par des tribunaux militaires, a été
confirmée par les autorités tunisiennes (voir le paragraphe 27 ci-dessus), par
l'ambassadeur d'Italie à Tunis (voir le paragraphe 29 ci-dessus) et par
l'avocat tunisien de l'intéressé (voir le paragraphe 30 ci-dessus).
56. Dans
ces conditions, la Cour estime qu'en l'espèce, des faits sérieux et avérés
justifient de conclure à un risque réel de voir le requérant subir des
traitements contraires à l'article 3 de la Convention en Tunisie (voir, mutatis
mutandis, Saadi, précité, § 146). Il reste à vérifier si les
assurances diplomatiques fournies par les autorités tunisiennes suffisent à
écarter ce risque et si les renseignements relatifs à la situation du requérant
après son expulsion ont confirmé l'avis du gouvernement défendeur quant au
bien-fondé des craintes du requérant.
57. A
cet égard, la Cour rappelle, premièrement, que l'existence de textes internes
et l'acceptation de traités internationaux garantissant, en principe, le
respect des droits fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une
protection adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque, comme en
l'espèce, des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou
tolérées par celles-ci – manifestement contraires aux principes de la
Convention (Saadi, précité, § 147 in fine). Deuxièmement,
il appartient à la Cour d'examiner si les assurances données par l'Etat de
destination fournissent, dans leur application effective, une garantie
suffisante quant à la protection du requérant contre le risque de traitements
interdits par la Convention (Chahal, précité, § 105). Le
poids à accorder aux assurances émanant de l'Etat de destination dépend en
effet, dans chaque cas, des circonstances prévalant à l'époque considérée (Saadi,
précité, § 148 in fine).
58. En
la présente espèce, l'avocat général à la direction générale des services
judiciaires a assuré que la dignité humaine du requérant serait respectée en
Tunisie, qu'il ne serait pas soumis à la torture, à des traitements inhumains
ou dégradants ou à une détention arbitraire, qu'il bénéficierait de soins
médicaux appropriés et qu'il pourrait recevoir des visites de son avocat et des
membres de sa famille. Outre les lois
tunisiennes pertinentes et les traités internationaux signés par la Tunisie,
ces assurances reposent sur les éléments suivants :
- les contrôles pratiqués par le juge d'exécution
des peines, par le comité supérieur des droits de l'homme et des libertés
fondamentales (institution nationale indépendante) et par les services de
l'inspection générale du ministère de la Justice et des Droits de
l'homme ;
- deux cas de condamnation d'agents de
l'administration pénitentiaire et d'un agent de police pour mauvais
traitements ;
- la
jurisprudence interne, aux termes de laquelle un aveu extorqué sous la
contrainte est nul et non avenu (voir le paragraphe 27 ci-dessus).
59. La
Cour note, cependant, qu'il n'est pas établi que l'avocat général à la
direction générale des services judiciaires était compétent pour donner ces
assurances au nom de l'Etat (voir, mutatis mutandis, Soldatenko c.
Ukraine, no 2440/07, § 73, 23 octobre 2008). De plus, compte tenu du fait que des sources
internationales sérieuses et fiables ont indiqué que les allégations de mauvais
traitements n'étaient pas examinées par les autorités tunisiennes compétentes (Saadi,
précité, § 143), le simple rappel de deux cas de condamnation d'agents de
l'Etat pour coups et blessures sur des détenus ne saurait suffire à écarter le
risque de tels traitements ni à convaincre la Cour de l'existence d'un système
effectif de protection contre la torture, en l'absence duquel il est difficile
de vérifier que les assurances données seront respectées. A cet égard, la Cour
rappelle que dans son rapport 2008 relatif à la Tunisie, Amnesty International
a précisé notamment que, bien que de nombreux détenus se soient plaints
d'avoir été torturés pendant leur garde à vue, « les autorités n'ont
pratiquement jamais mené d'enquête ni pris une quelconque mesure pour traduire
en justice les tortionnaires présumés » (voir le paragraphe 34 ci-dessus).
60. De plus, dans l'arrêt Saadi précité
(§ 146), la Cour a constaté une réticence des autorités tunisiennes à
coopérer avec les organisations indépendantes de défense des droits de l'homme,
telles que Human Rights Watch. Dans son rapport 2008 précité, Amnesty
International a par ailleurs noté que bien que le nombre de membres du comité
supérieur des droits de l'homme ait été accru, celui-ci « n'incluait pas
d'organisations indépendantes de défense des droits fondamentaux ».
L'impossibilité pour le représentant du requérant devant la Cour de rendre
visite à son client emprisonné en Tunisie confirme la difficulté d'accès des
prisonniers tunisiens à des conseils étrangers indépendants même lorsqu'ils
sont parties à des procédures judiciaires devant des juridictions
internationales. Ces dernières risquent donc, une fois un requérant expulsé en
Tunisie, de se trouver dans l'impossibilité de vérifier sa situation et de
connaître d'éventuels griefs qu'il pourrait soulever quant aux traitements
auxquels il est soumis. Pareilles vérifications semblent également impossibles
au gouvernement défendeur, dont l'ambassadeur ne pourra pas voir le requérant
dans son lieu de détention.
61. Dans ces circonstances, la Cour ne
saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle les assurances
données en la présente espèce offrent une protection efficace contre le risque
sérieux que court le requérant d'être soumis à des traitements contraires à
l'article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Soldatenko,
précité, §§ 73-74). Elle rappelle au contraire le principe affirmé par
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe dans sa résolution 1433(2005),
selon lequel les assurances diplomatiques ne peuvent suffire lorsque l'absence
de danger de mauvais traitement n'est pas fermement établie (voir le paragraphe
35 ci-dessus).
62. Pour
ce qui est, enfin, des informations fournies par le Gouvernement quant à la
situation du requérant en Tunisie, il convient de rappeler que si, pour
contrôler l'existence d'un risque de mauvais traitements, il faut se référer en
priorité aux circonstances dont l'Etat en cause avait ou devait avoir
connaissance au moment de l'expulsion, cela n'empêche pas la Cour de tenir
compte de renseignements ultérieurs, qui peuvent servir à confirmer ou infirmer
la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien-fondé des
craintes d'un requérant (Mamatkulov et Askarov, précité, §
69 ; Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre
1991, § 107, série A no 215 ; Cruz Varas et autres c. Suède,
20 mars 1991, §§ 75-76, série A no 201).
63. La Cour relève que les autorités
tunisiennes ont fait savoir que le requérant avait reçu de nombreuses visites
des membres de sa famille et de son avocat tunisien. Ce dernier a précisé que
son client n'avait pas allégué avoir subi de mauvais traitements (voir les
paragraphes 29 et 30 ci-dessus), ce qui semble confirmé par le rapport médical
annexé aux assurances diplomatiques (voir le paragraphe 28 ci-dessus).
64. De l'avis de la Cour, ces éléments
peuvent démontrer que le requérant n'a pas subi de traitements contraires à
l'article 3 de la Convention au cours des semaines ayant suivi son expulsion,
mais ils ne présagent en rien du sort de l'intéressé à l'avenir. A cet égard,
la Cour ne peut que réitérer ses observations quant à l'impossibilité pour le
représentant du requérant devant elle et pour l'ambassadeur d'Italie à Tunis de
le visiter en prison et de vérifier le respect effectif de son intégrité
physique et de sa dignité humaine.
65. Partant,
la mise à exécution de l'expulsion du requérant vers la Tunisie a violé
l'article 3 de la Convention.
66. Cette
conclusion dispense la Cour d'examiner la question de savoir si l'expulsion a
également violé l'article 2 de la Convention.
II. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
67. Le
requérant se plaint d'un manque d'équité des procédures pénales dirigées contre
lui en Tunisie et invoque l'article 6 de la Convention. Le Gouvernement
conteste ce grief.
68. La
Cour considère que ce grief est recevable (Saadi, précité, § 152).
Cependant, au vu de son constat selon lequel l'expulsion du requérant vers la
Tunisie a constitué une violation de l'article 3 de la Convention (voir le
paragraphe 65 ci-dessus), elle n'estime pas nécessaire de trancher les
questions de savoir si les procédures pénales dirigées contre le requérant en
Tunisie étaient conformes à l'article 6 de la Convention et si elles
s'analysent en un déni flagrant de justice (voir, mutatis mutandis, Saadi,
précité, § 160).
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 34 DE LA CONVENTION
69. Dans
son message télécopié du 13 juin 2008, le représentant du requérant a dénoncé
le non-respect par le gouvernement italien de la mesure provisoire indiquée en
vertu de l'article 39 du règlement de la Cour par la présidente de la deuxième
section (voir le paragraphe 18 ci-dessus).
70. Le Gouvernement estime ne pas avoir
manqué à ses obligations.
71. La
Cour estime que ce grief se prête à être examiné sous l'angle de l'article 34
de la Convention, qui se lit ainsi :
« La Cour peut être saisie d'une requête par
toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe
de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes
Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles.
Les Hautes Parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure
l'exercice efficace de ce droit. »
A. Sur la recevabilité
72. La Cour constate que ce grief n'est
pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par
ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient
donc de le déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
73. Le Gouvernement relève qu'il était
indiqué dans l'exposé des faits annexé à la communication de la requête que
l'expulsion du requérant avait été ordonnée par le jugement du juge de
l'audience préliminaire de Milan en date du 22 février 2002, précise que ce
n'est pas exact, et considère que de ce fait, la mesure provisoire indiquée par
la présidente de la deuxième section aux termes de l'article 39 du règlement
reposait sur une base factuelle erronée.
74. Tout en reconnaissant l'importance
des mesures provisoires, il soutient qu'elles ne trouvent à s'appliquer que
lorsqu'il y a un danger imminent de dommage irréparable et que les voies de
recours internes ont été épuisées, ce qui n'aurait pas été le cas en l'espèce,
l'arrêt de la cour d'appel de Milan du 14 décembre 2006, qui confirmait
l'expulsion du requérant, n'étant pas définitif.
75. L'expulsion ayant été exécutée sur
le fondement d'un arrêté ministériel en date du 31 mai 2008 adopté après
l'obtention par l'Italie de garanties formelles et tranquillisantes de la part
des autorités tunisiennes quant au respect des principes énoncés dans l'arrêt Saadi,
l'inobservation de la mesure provisoire n'aurait porté atteinte à aucun intérêt
protégé par la Convention.
76. Le refus de donner suite à une
demande d'application de mesures provisoires n'entraverait pas forcément et
automatiquement l'exercice du droit de recours individuel : une telle
entrave ne se produirait que lorsque la conduite de l'Etat empêcherait la Cour
d'examiner efficacement les griefs du requérant. Il n'y aurait violation de
l'article 34 de la Convention, interprété à la lumière de l'article 31 de la
Convention de Vienne, que lorsque le droit de recours a été concrètement
atteint et non seulement mis en danger de manière abstraite ; et l'analyse
de la jurisprudence de la Cour en la matière confirmerait cette conclusion
(voir, notamment, Olaechea Cahuas c. Espagne, no 24668/03,
10 août 2006, Aoulmi c. France, no 50278/99, 17
janvier 2006, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02,
CEDH 2005-III, et Mamatkoulov et Askarov, précité).
77. Le Gouvernement souligne qu'à la
différence des affaires précitées, où l'éloignement des requérants a eu lieu
peu de temps après l'introduction de la requête ou de la demande de mesures
provisoires, l'expulsion de l'intéressé a eu lieu en l'espèce presque un an
après l'échange d'observations, principales et complémentaires, entre les
parties. Ainsi, l'affaire étant en état d'être tranchée, l'exécution de l'expulsion
n'aurait entravé ni l'exercice par le requérant de son droit de recours
individuel ni l'examen efficace de la requête par la Cour.
b) Le requérant
78. Le requérant estime que le fait que
son expulsion ait reposé sur un jugement différent de celui qu'il avait
initialement indiqué est sans importance aux fins du respect des obligations
incombant au Gouvernement en vertu de l'article 34 de la Convention, et que les
autorités italiennes ne sauraient se soustraire à leur devoir de respecter les
mesures provisoires indiquées par la Cour au prétexte qu'un nouvel arrêté
d'expulsion a été adopté et presque immédiatement exécuté.
79. Les faits de l'espèce
démontreraient que les garanties offertes par le système italien n'ont pas
protégé l'individu contre le risque d'expulsion, et le Gouvernement voudrait
minimiser l'importance des mesures provisoires indiquées en vertu de l'article
39 du règlement. En réalité, chaque cas de non-respect d'une mesure visant à
empêcher l'expulsion relèverait de l'article 44B du règlement de la Cour, et le
requérant souligne que chaque Etat signataire est tenu de coopérer avec la Cour
dans l'intérêt du respect des droits garantis par la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
80. La Cour rappelle que l'article 39
du règlement habilite les chambres ou, le cas échéant, leur président à
indiquer des mesures provisoires. De telles mesures n'ont été indiquées que
lorsque cela était strictement nécessaire et dans des domaines limités, en
principe en présence d'un risque imminent de dommage irréparable. Dans la
grande majorité des cas, il s'agissait d'affaires d'expulsion et d'extradition.
Les affaires dans lesquelles les Etats ne se sont pas conformés aux mesures
indiquées sont rares (Mamatkulov et Askarov, précité, §§
103-105).
81. Dans des affaires telles que la
présente, où l'existence d'un risque de préjudice irréparable à la jouissance
par le requérant de l'un des droits qui relèvent du noyau dur des droits
protégés par la Convention est alléguée de manière plausible, une mesure
provisoire a pour but de maintenir le statu quo en attendant que la Cour
se prononce sur la justification de la mesure. Dès lors qu'elle vise à prolonger
l'existence de la question qui forme l'objet de la requête, la mesure
provisoire touche au fond du grief tiré de la Convention. Par sa requête, le
requérant cherche à protéger d'un dommage irréparable le droit énoncé dans la
Convention qu'il invoque. En conséquence, le requérant demande une mesure
provisoire, et la Cour l'accorde, en vue de faciliter « l'exercice efficace »
du droit de recours individuel garanti par l'article 34 de la Convention,
c'est-à-dire de préserver l'objet de la requête lorsqu'elle estime qu'il y a un
risque que celui-ci subisse un dommage irréparable en raison d'une action ou
omission de l'Etat défendeur (Mamatkulov et Askarov, précité, §
108).
82. Dans
le cadre du contentieux international, les mesures provisoires ont pour objet
de préserver les droits des parties, en permettant à la juridiction de donner
effet aux conséquences de la responsabilité engagée dans la procédure
contradictoire. En particulier, dans le système de la Convention, les mesures
provisoires, telles qu'elles ont été constamment appliquées en pratique, se
révèlent d'une importance fondamentale pour éviter des situations irréversibles
qui empêcheraient la Cour de procéder dans de bonnes conditions à un examen de
la requête et, le cas échéant, d'assurer au requérant la jouissance pratique et
effective du droit protégé par la Convention qu'il invoque. Dès lors, dans ces
conditions, l'inobservation par un Etat défendeur de mesures provisoires met en
péril l'efficacité du droit de recours individuel, tel que garanti par
l'article 34, ainsi que l'engagement formel de l'Etat, en vertu de l'article 1,
de sauvegarder les droits et libertés énoncés dans la Convention. De telles
mesures permettent également à l'Etat concerné de s'acquitter de son obligation
de se conformer à l'arrêt définitif de la Cour, lequel est juridiquement
contraignant en vertu de l'article 46 de la Convention (Mamatkulov et
Askarov, précité, §§ 113 et 125).
83. Il
s'ensuit que l'inobservation de mesures provisoires par un Etat contractant
doit être considérée comme empêchant la Cour d'examiner efficacement le grief
du requérant et entravant l'exercice efficace de son droit et, partant, comme
une violation de l'article 34 (Mamatkulov et Askarov, précité, §
128).
b) Application de ces principes au cas
d'espèce
84. En l'occurrence, l'Italie ayant
expulsé le requérant vers la Tunisie, le niveau de protection des droits énoncés
dans les articles 2 et 3 de la Convention que la Cour pouvait garantir à
l'intéressé a été amoindri de manière irréversible. Peu importe que l'expulsion
ait été exécutée après l'échange d'observations entre les parties : elle
n'en a pas moins ôté toute utilité à l'éventuel constat de violation de la
Convention, le requérant ayant été éloigné vers un pays qui n'est pas partie à
la Convention, où il alléguait risquer d'être soumis à des traitements
contraires à celle-ci.
85. En
outre, l'efficacité de l'exercice du droit de recours implique aussi que la
Cour puisse, tout au long de la procédure engagée devant elle, continuer à
examiner la requête selon sa procédure habituelle. Or, en l'espèce, le
requérant a été expulsé. Ainsi, ayant perdu tout contact avec son avocat, il a
été privé de la possibilité de susciter, dans le cadre de l'administration des
preuves, certaines recherches propres à étayer ses allégations sur le terrain
des articles 2, 3 et 6 de la Convention, recherches qui auraient pu être menées
même après l'échange d'observations. Les
autorités tunisiennes ont par ailleurs confirmé que le représentant du
requérant devant la Cour ne pourra pas être autorisé à visiter son client en
prison.
86. De plus, la Cour note que le
Gouvernement défendeur, avant d'expulser le requérant, n'a pas demandé la levée
de la mesure provisoire adoptée aux termes de l'article 39 du règlement de la
Cour, qu'il savait être toujours en vigueur, et a procédé à l'expulsion avant
même d'obtenir les assurances diplomatiques qu'il invoque dans ses
observations.
87. Les faits de la cause, tels qu'ils
sont exposés ci-dessus, montrent clairement qu'en raison de son expulsion vers
la Tunisie, le requérant n'a pu développer tous les arguments pertinents pour
sa défense et que l'arrêt de la Cour risque d'être privé de tout effet utile.
En particulier, le fait que le requérant a été soustrait à la juridiction de
l'Italie constitue un obstacle sérieux qui pourrait empêcher le Gouvernement de
s'acquitter de ses obligations (découlant des articles 1 et 46 de la
Convention) de sauvegarder les droits de l'intéressé et d'effacer les
conséquences des violations constatées par la Cour. Cette situation a constitué
une entrave à l'exercice effectif par le requérant de son droit de recours individuel
garanti par l'article 34 de la Convention, droit que son expulsion a réduit à
néant.
c) Conclusion
88. Compte
tenu des éléments en sa possession, la Cour conclut qu'en ne se conformant pas
à la mesure provisoire indiquée en vertu de l'article 39 de son règlement,
l'Italie n'a pas respecté les obligations qui lui incombaient en l'espèce au
regard de l'article 34 de la Convention.
IV. SUR
L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
89. Aux
termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
90. Dans
sa demande de satisfaction équitable du 14 mai 2007, le requérant sollicite
50 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi. Dans sa
demande du 3 octobre 2008, formulée après l'exécution de son expulsion, il
sollicite 500 000 EUR.
91. Le
Gouvernement s'oppose à l'octroi de toute somme à titre de satisfaction
équitable, estimant que le requérant aurait dû savoir que la commission de
crimes liés au terrorisme l'exposait à être expulsé vers la Tunisie.
92. La
Cour estime que le requérant a subi un tort moral certain en raison de la mise
à exécution de la décision de l'expulser. Statuant en équité, comme le veut
l'article 41 de la Convention, elle lui octroie 10 000 EUR à ce
titre.
B. Frais et dépens
93. Dans sa demande de satisfaction
équitable du 14 mai 2007, le requérant sollicite également 15 266,13 EUR
au titre des frais et dépens engagés devant la Cour. Dans sa demande du
3 octobre 2008, il sollicite l'octroi de 8 722,89 EUR pour le traitement
ultérieur de son affaire.
94. Le Gouvernement estime que les
frais réclamés sont excessifs.
95. Selon la jurisprudence constante de
la Cour, l'allocation des frais et dépens exposés par le requérant ne peut
intervenir que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Belziuk c. Pologne,
25 mars 1998, § 49, Recueil 1998-II).
96. La Cour juge excessif le montant
sollicité pour les frais et dépens afférents à la procédure devant elle, et
décide d'octroyer 5 000 EUR de ce chef.
C. Intérêts moratoires
97. La Cour juge approprié de calquer
le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA
COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit que la mise à exécution de la
décision d'expulser le requérant vers la Tunisie a violé l'article 3 de la
Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner
également si la mise à exécution de la décision d'expulser le requérant vers la
Tunisie a également violé les articles 2 et 6 de la Convention ;
4. Dit qu'il y a eu violation de
l'article 34 de la Convention ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu
définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les
sommes suivantes :
i. 10 000 EUR
(dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour
dommage moral ;
ii. 5 000 EUR
(cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le
requérant, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de
l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer
d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de
la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de
trois points de pourcentage ;
6. Rejette
la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis
communiqué par écrit le 24 février 2009, en application de l'article 77 §§
2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente
Au présent arrêt se trouve
joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement,
l'exposé de l'opinion séparée du Juge Cabral Barreto.
F.T.
S.D.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE CABRAL BARRETO
Je suis pleinement d'accord avec les constats de
violation.
J'aimerais
seulement préciser ce qui suit en ce qui concerne la violation de l'article 34
de la Convention.
Dans
le paragraphe 87 de l'arrêt, il me semble qu'on ne fait pas parfaitement la
distinction entre les obligations de l'Etat découlant des articles 1 et 46 de
la Convention et celles qui sont imposées par l'article 34 ; ceci pourrait
provoquer des doutes quant à la façon de la Cour d'interpréter ces
dispositions.
Ainsi,
en suivant de près l'arrêt Mamatkulov et Askarov, précité, j'aurai aimé
que les paragraphes 87 et 88 de l'arrêt soient remplacés par les paragraphes
suivants :
« 87. Les faits de la cause, tels qu'ils
sont exposés ci-dessus, montrent clairement qu'en raison de l'expulsion du
requérant vers la Tunisie, l'arrêt de la Cour risque d'être privé de tout effet
utile. En particulier, le fait que le requérant a été soustrait à la
juridiction de l'Italie constitue un obstacle sérieux qui pourrait empêcher le
Gouvernement de s'acquitter de ses obligations découlant des articles 1 et 46
de la Convention de sauvegarder les droits de l'intéressé et d'effacer les
conséquences des violations constatées par la Cour.
88. Et
il est manifeste que la dite expulsion a empêché le requérant de développer
tous les arguments pertinents pour sa défense, ce qui a constitué une entrave à
l'exercice effectif, par le requérant, de son droit de recours individuel
garanti par l'article 34 de la Convention, droit que l'expulsion litigieuse a
réduit à néant.
c) Conclusion
89. Compte
tenu des éléments en sa possession, la Cour conclut qu'en ne se conformant pas
aux mesures provisoires indiquées en vertu de l'article 39 de son
règlement, l'Italie n'a pas respecté les obligations qui lui incombaient en
l'espèce au regard de l'article 34 de la Convention (Mamatkulov et Askarov,
précité, § 129) ».
1 Rectifié le 16 septembre 2009 :
« ce » a été remplacé par « cela »