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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

24 gennaio 2017

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE PARADISO ET CAMPANELLI c. ITALIE

 

(Requête no 25358/12)

  

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l’affaire Paradiso et Campanelli c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Luis López Guerra, président,

Guido Raimondi,

Mirjana Lazarova Trajkovska,

Angelika Nußberger,

Vincent A. De Gaetano,

Khanlar Hajiyev,

Ledi Bianku,

Julia Laffranque,

Paulo Pinto de Albuquerque,

André Potocki,

Paul Lemmens,

Helena Jäderblom,

Krzysztof Wojtyczek,

Valeriu Griţco,

Dmitry Dedov,

Yonko Grozev,

Síofra O’Leary, juges,

et de Roderick Liddell, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 9 décembre 2015 et 2 novembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25358/12) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet État, Mme Donatina Paradiso et M. Giovanni Campanelli (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 avril 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me P. Spinosi, avocat à Paris. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par sa coagente, Mme P. Accardo.

3. Les requérants alléguaient en particulier que les mesures adoptées par les autorités nationales à l’égard de l’enfant T.C. étaient incompatibles avec leur droit à la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 27 janvier 2015, une chambre de ladite section composée de Işıl Karakaş, présidente, Guido Raimondi, András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen Keller, Egidijus Kūris, Robert Spano, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a déclaré la requête recevable quant au grief soulevé par les requérants en leur nom sous l’angle de l’article 8 de la Convention concernant les mesures adoptées à l’égard de l’enfant T.C. et irrecevable pour le surplus, et a conclu, par cinq voix contre deux, à la violation de l’article 8. À l’arrêt était joint le texte de l’opinion en partie dissidente commune aux juges Raimondi et Spano. Le 27 avril 2015, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 1er juin 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 décembre 2015 (article 59 § 3 du règlement).

 

Ont comparu :

– pour le Gouvernement

MmesP. ACCARDO,co-agente,

M.L. AVERSANO, bureau de l’agent du Gouvernement,

A. MORRESI, ministère de la Santé,

G. PALMIERI, avocate,

M.G. D’AGOSTINO, ministère de la Justice,conseillers ;

– pour les requérants

MM.P. SPINOSI, avocat,conseil,

Y. PELOSI, avocat,

N. HERVIEU, avocat,conseillers.

 

La Cour a entendu M. Spinosi et Mmes Aversano, Morresi et Palmieri en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à des questions de juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Les requérants – un couple marié – sont nés respectivement en 1967 et 1955 et résident à Colletorto.

A. L’arrivée de l’enfant en Italie

9. Après avoir tenté d’avoir un enfant et après avoir eu recours en vain à des techniques de procréation médicalement assistée, les requérants se proposèrent de devenir parents adoptifs.

10. Le 7 décembre 2006, ils obtinrent l’agrément du tribunal pour mineurs de Campobasso pour adopter un enfant étranger au sens de la loi no 184 de 1983, intitulée « Droit de l’enfant à une famille » (ci-après « la loi sur l’adoption »), sous réserve que l’âge de l’enfant fût compatible avec les limites prévues par la loi (paragraphe 63 ci-dessous). Les requérants déclarent être restés en vain dans l’attente d’un enfant à adopter.

11. Par la suite, ils décidèrent de recourir de nouveau à des techniques de procréation assistée et de faire appel à une mère porteuse en Russie. Ils prirent contact à cette fin avec une clinique située à Moscou. La requérante affirme s’être rendue à Moscou et avoir transporté depuis l’Italie et déposé à la clinique le liquide séminal du requérant dûment conservé.

Une mère porteuse fut trouvée et les requérants conclurent une convention de gestation pour autrui avec la société Rosjurconsulting. Après une fécondation in vitro réussie le 19 mai 2010, deux embryons furent implantés dans l’utérus de la mère porteuse le 19 juin 2010.

12. Le 16 février 2011, la clinique russe attesta que le liquide séminal du requérant avait été utilisé pour les embryons à implanter dans l’utérus de la mère porteuse.

13. La requérante se rendit à Moscou le 26 février 2011, la clinique ayant annoncé la naissance de l’enfant pour la fin du mois.

14. L’enfant naquit à Moscou le 27 février 2011. À la même date, la mère porteuse donna son consentement écrit pour que l’enfant soit enregistré comme le fils des requérants. Sa déclaration écrite datée du même jour, lue à voix haute à l’hôpital en présence de son médecin, du médecin-chef et du chef de division de l’hôpital, est ainsi libellée (traduction française de la version originale russe) :

« Je soussignée (...) ai mis au monde un garçon à la clinique maternité (...) de Moscou. Les parents de l’enfant sont un couple marié d’italiens, Giovanni Campanelli, né le (...) et Donatina Paradiso, née le (...), qui ont déclaré par écrit vouloir implanter leurs embryons dans mon utérus.

Sur la base de ce qui précède et conformément à l’alinéa 5 du paragraphe 16 de la loi fédérale sur l’état civil et à l’alinéa 4 du paragraphe 51 du code de la famille, je donne mon consentement pour que le couple ci-dessus soit inscrit sur l’acte et sur le certificat de naissance en tant que parents de l’enfant dont j’ai accouché. (...) »

15. Dans les jours qui suivirent la naissance de l’enfant, la requérante s’installa avec lui dans un appartement à Moscou qu’elle avait loué à l’avance. Le requérant, resté en Italie, put communiquer avec elle régulièrement par l’internet.

16. Le 10 mars 2011, les requérants furent enregistrés en tant que parents du nouveau-né par le bureau d’état civil de Moscou. Le certificat de naissance russe, qui indiquait que les requérants étaient les parents de l’enfant, fut apostillé conformément aux dispositions de la Convention de La Haye du 5 octobre 1961 supprimant l’exigence de la légalisation des actes publics étrangers.

17. Le 29 avril 2011, la requérante, munie du certificat de naissance, se rendit au consulat d’Italie à Moscou en vue d’obtenir les papiers lui permettant de rentrer en Italie avec l’enfant. Le consulat d’Italie délivra les documents permettant à ce dernier de partir en Italie avec la requérante.

18. Le 30 avril 2011, la requérante et l’enfant arrivèrent en Italie.

19. Par une note du 2 mai 2011 – qui n’est pas versée au dossier – le consulat d’Italie à Moscou fit savoir au tribunal des mineurs de Campobasso, au ministère des Affaires étrangères, à la préfecture et à la ville de Colletorto que le dossier relatif à la naissance de l’enfant contenait des données fausses.

20. Quelques jours plus tard, le requérant demanda à la municipalité de Colletorto l’enregistrement du certificat de naissance.

B. La réaction des autorités italiennes

21. Le 5 mai 2011, le parquet ouvrit une procédure pénale à l’encontre des requérants, soupçonnés d’« altération d’état civil » au sens de l’article 567 du code pénal, d’« usage de faux » au sens de l’article 489 du code pénal, ainsi que de l’infraction prévue à l’article 72 de la loi sur l’adoption, au motif qu’ils avaient amené l’enfant en Italie sans respecter la procédure prévue par les dispositions sur l’adoption internationale figurant dans cette loi (paragraphe 67 ci-dessous).

22. Parallèlement, le 5 mai 2011, le ministère public près le tribunal pour mineurs de Campobasso demanda l’ouverture d’une procédure d’adoptabilité afin que l’enfant puisse être proposé à l’adoption, estimant que l’enfant devait être considéré en état d’abandon au sens de la loi. Le même jour, le tribunal pour mineurs nomma un curateur spécial (curatore speciale) et ouvrit une procédure d’adoptabilité.

23. Le 16 mai 2011, le tribunal pour mineurs mit l’enfant sous curatelle à la demande du procureur de la République. Le curateur de l’enfant demanda au tribunal de suspendre l’autorité parentale des requérants, en application de l’article 10 § 3 de la loi sur l’adoption.

24. Les requérants s’opposèrent aux mesures concernant l’enfant.

25. À la demande du tribunal pour mineurs le 10 mai 2011, les requérants reçurent, le 12 mai 2011, la visite d’une équipe d’assistantes sociales. Il ressort du rapport rédigé par celles-ci et daté du 18 mai 2011 que les requérants étaient estimés et respectés par leurs concitoyens, qu’ils jouissaient d’un niveau de revenus confortable et vivaient dans une belle maison. Selon le rapport, l’enfant était en parfaite santé et son bien-être était manifeste car il était pris en charge de façon optimale par les requérants.

26. Le 25 mai 2011, la requérante, assistée de son avocat, fut interrogée par les carabiniers de Larino. L’intéressée déclara qu’elle s’était rendue en Russie, seule, en septembre 2008, avec le liquide séminal de son mari. Elle affirma avoir souscrit un contrat avec la société Rosjurconsulting, qui se serait engagée à trouver une mère porteuse disposée à accueillir dans son utérus le matériel génétique de la requérante et de son époux, par le biais de la clinique Vitanova de Moscou. La requérante expliqua que cette pratique était parfaitement légale en Russie et lui avait permis d’obtenir un certificat de naissance mentionnant les requérants comme parents. En juin/juillet 2010, la requérante aurait été contactée par la société russe au motif qu’une mère porteuse avait été trouvée et aurait donné son accord pour l’intervention.

27. Le 27 juin 2011, les requérants furent entendus par le tribunal pour mineurs. La requérante déclara qu’après huit tentatives infructueuses de fécondation in vitro, qui avaient mis en danger sa santé, elle s’était adressée à la clinique russe car il était possible en Russie d’utiliser les ovules d’une donneuse qui étaient ensuite implantés dans le ventre de la mère porteuse.

28. Le 7 juillet 2011, le tribunal ordonna de procéder à un test ADN pour établir si le requérant était le père biologique de l’enfant.

29. Le 11 juillet 2011, le ministre de l’Intérieur demanda au bureau d’état civil de refuser l’enregistrement de l’acte de naissance.

30. Le 1er août 2011, le requérant et l’enfant se soumirent à un test ADN. Le résultat de ce test montra qu’il n’y avait pas de lien génétique entre eux.

31. À la suite du résultat de ce test, les requérants demandèrent des explications à la clinique russe. Des mois plus tard, par une lettre du 20 mars 2012, la direction de la clinique leur fit part de sa surprise quant aux résultats du test ADN. Selon elle, il y avait eu une enquête interne car il y avait évidemment eu une erreur, mais le responsable de cette erreur n’avait pas pu être identifié car il y avait eu dans l’intervalle des licenciements et de nouveaux recrutements.

32. Le 4 août 2011, le bureau d’état civil de la municipalité de Colletorto refusa l’enregistrement du certificat de naissance. Les requérants introduisirent un recours contre ce refus devant le tribunal de Larino. La suite de la procédure est exposée aux paragraphes 46-48 ci-dessous.

33. Le ministère public demanda au tribunal de Larino de donner une nouvelle identité à l’enfant et de délivrer un nouveau certificat de naissance.

C. La suite de la procédure devant les juridictions pour mineurs

1. La décision du tribunal pour mineurs du 20 octobre 2011

34. Dans le cadre de la procédure d’adoptabilité pendante devant le tribunal pour mineurs (paragraphe 22 ci-dessus), les requérants demandèrent à une psychologue, Mme I., de conduire une expertise sur le bien-être de l’enfant. Il ressort de la note rédigée le 22 septembre 2011 par Mme I., après quatre rencontres entre celle-ci et l’enfant, que les requérants – attentifs aux besoins de ce dernier – avaient développé une relation affective intense avec lui. Le rapport indiquait que les grands-parents et le reste de la famille entouraient également l’enfant d’affection, et que celui-ci était sain, vif, réactif. Mme I. en concluait que les requérants étaient des parents idoines pour l’enfant, à la fois du point de vue psychologique et du point de vue de leur capacité à éduquer et à former. Elle ajoutait que d’éventuelles mesures d’éloignement auraient des conséquences dévastatrices pour l’enfant, expliquant que ce dernier traverserait une phase dépressive due à l’abandon et à la perte de personnes fondamentales dans sa vie. Pour elle, cela pouvait entraîner des somatisations et compromettre le développement psycho-physique de l’enfant et, à long terme, des symptômes d’une pathologie psychotique pouvaient apparaître.

35. Les requérants demandèrent à ce que l’enfant soit placé chez eux en vue de l’adopter le cas échéant.

36. Par une décision immédiatement exécutoire du 20 octobre 2011, le tribunal pour mineurs de Campobasso ordonna l’éloignement de l’enfant des requérants, sa prise en charge par les services sociaux et son placement en foyer (casa famiglia).

37. Les passages pertinents de la décision du tribunal pour mineurs se lisent ainsi :

« (...)

Il ressort des déclarations des époux Campanelli que Mme Paradiso s’est rendue en Russie avec le liquide séminal de son mari dans un récipient prévu à cet effet et a souscrit là-bas un accord avec la société Rosjurconsulting. Mme Paradiso a ensuite remis le liquide séminal de son mari à la clinique prévue par ledit accord. Un ou plusieurs ovules d’une donatrice, inconnue, ont été fécondés in vitro avec ce liquide séminal, puis implantés dans une autre femme, dont l’identité est connue, qui a mis au monde le mineur en question le 27 février 2011. En contrepartie, M. Campanelli et Mme Paradiso ont versé une importante somme d’argent. Mme Paradiso a précisé que la femme qui a accouché du mineur a renoncé à ses droits sur ce dernier et a donné son consentement pour que l’acte de naissance, rédigé en Russie, mentionne que l’enfant était celui de M. Campanelli et Mme Paradiso (une copie du consentement éclairé donné le 27 février 2011 par la femme ayant donné naissance au mineur a été déposée dans le cadre de la présente instance).

Une expertise a ensuite été ordonnée pour établir si le mineur était le fils biologique de Giovanni Campanelli. Dans son rapport, déposé dans le cadre de la présente instance, l’experte, [L.S.], a conclu que les résultats obtenus lors du typage de l’ADN de Giovanni Campanelli et de celui du mineur [T.C.] conduisent à exclure la paternité biologique de Giovanni Campanelli à l’égard du mineur.

Lors de l’audience tenue ce jour, M. Campanelli et Mme Paradiso se sont reportés aux déclarations déjà faites et Mme Paradiso a répété avoir emmené en Russie le liquide séminal de son mari pour qu’il soit utilisé aux fins de la fécondation prévue.

Les conclusions de l’expertise n’ont toutefois pas été contestées.

À l’issue de l’audience, le ministère public a demandé que les demandes des époux Campanelli soient rejetées, que le mineur soit placé chez des tiers et qu’un tuteur provisoire soit nommé pour ce dernier. Le curateur spécial du mineur a demandé que le mineur soit placé conformément à l’article 2 de la loi no 184/1983 et qu’un tuteur lui soit désigné. M. Campanelli et Mme Paradiso ont demandé, à titre principal, au tribunal d’ordonner que le mineur fût temporairement placé chez eux en vue d’une adoption ultérieure ; à titre subsidiaire, ils ont sollicité la suspension de la présente procédure dans l’attente de la qualification pénale des faits, ainsi que la suspension de la procédure pénale susmentionnée ouverte contre eux et de la procédure engagée pour contester le refus de transcrire l’acte de naissance du mineur devant la cour d’appel de Campobasso ; à titre encore plus subsidiaire, ils ont demandé la suspension de la présente procédure au titre de l’article 14 de la loi no 184/1993 en vue d’un éventuel rapatriement du mineur en Russie ou, en cas de refus, d’un placement du mineur auprès d’eux au titre de l’article 2 de la loi précitée.

Cela étant, le tribunal observe que les déclarations de M. Campanelli et de Mme Paradiso quant à la remise en Russie du matériel génétique de Giovanni Campanelli ne sont confirmées par aucun élément de preuve. Il est, en revanche, démontré que le mineur [T.C.] n’est le fils biologique ni de Donatina Paradiso ni, au vu des résultats de l’expertise, de Giovanni Campanelli. En l’état, la seule certitude concerne l’identité de la femme qui a accouché de l’enfant. Il ne nous est pas donné de connaître les parents biologiques de ce dernier, à savoir l’homme et la femme qui ont fourni les gamètes.

Au vu de ces éléments, le présent cas d’espèce ne peut être qualifié de maternité dite subrogée de type gestationnel, dans laquelle la mère subrogée qui a accouché de l’enfant n’a aucun lien génétique avec celui-ci puisque la fécondation a été faite avec des ovules d’une tierce femme. En réalité, pour pouvoir parler de maternité subrogée de type gestationnel ou traditionnel (la mère subrogée met à disposition ses propres ovules), il est nécessaire qu’il y ait un lien biologique de l’enfant avec au moins un des parents d’intention (en l’espèce M. Campanelli et Mme Paradiso), lien biologique qui, comme nous l’avons vu, n’existe pas. »

Pour le tribunal, les requérants s’étaient par conséquent mis dans une situation illégale :

« Il en découle que M. Campanelli et Mme Paradiso se sont mis dans une situation illégale puisqu’ils ont fait entrer un enfant en Italie en faisant croire qu’il s’agissait de leur fils, ce qui constitue une violation manifeste des dispositions de notre ordre juridique (loi no 184 du 4 mai 1983) qui régissent l’adoption internationale des mineurs. Au-delà des aspects pénaux qui pourraient entrer en ligne de compte en l’espèce (violation de l’article 72, alinéa 2, de la loi no 184/1983 ), dont l’appréciation n’incombe pas au présent tribunal, il convient de relever que l’accord conclu par MmeParadiso avec la société Rosjurconsulting revêt les caractéristiques de l’illégalité puisque, compte tenu des termes de l’accord (remise du matériel génétique de M. Campanelli en vue de la fécondation des ovules d’une autre femme), il est contraire à l’interdiction de recourir à des techniques de procréation médicalement assistée (P.M.A.) de type hétérologue, prévue par l’article 4 de la loi no 40 du 19 février 2004.

En tout état de cause, il convient de relever que, bien qu’en possession d’un agrément à l’adoption internationale accordé par ordonnance rendue le 7 décembre 2006 par le présent tribunal , M. Campanelli et Mme Paradiso ont intentionnellement contourné, comme nous l’avons dit, les dispositions de la loi no 184/1983 en ce qu’elles prévoient non seulement l’obligation pour les personnes souhaitant adopter de s’adresser à un organisme agréé (article 31), mais également l’intervention de la commission pour les adoptions internationales (article 38) qui est le seul organisme compétent pour autoriser l’entrée et la résidence permanente du mineur étranger en Italie (article 32). »

Le tribunal estima qu’il fallait donc avant tout mettre un terme à cette situation d’illégalité :

« Il faut donc avant tout mettre un terme à cette situation illégale dont le maintien aurait valeur de ratification d’une conduite illégale mise en œuvre par une violation flagrante des dispositions de notre ordre juridique.

Partant, il est nécessaire d’éloigner le mineur des époux Campanelli et de le placer dans une structure appropriée dans l’attente de trouver, le plus vite possible, un couple approprié auquel le confier. Cette tâche sera assignée aux services sociaux de la commune de Colletorto afin qu’ils identifient la structure appropriée et y placent le mineur, auquel la législation italienne en matière d’adoption est applicable au sens de l’article 37 bis de la loi no 184/1983 : il est en effet indubitable qu’il se trouve en état d’abandon, puisqu’il est dépourvu de parents biologiques ou de famille et que la femme qui l’a mis au monde a renoncé à ses droits sur lui.

Force est d’admettre, certes, que le mineur subira probablement un préjudice du fait de la séparation avec M. Campanelli et Mme Paradiso. Mais compte tenu de son bas âge et de la courte période passée avec ceux-ci, on ne peut partager l’avis de la psychologue, [Mme I.] (à laquelle se sont adressés M. Campanelli et Mme Paradiso), selon lequel il est certain que la séparation du mineur d’avec ces derniers entraînerait des conséquences dévastatrices pour le mineur. Selon la littérature en la matière, le simple fait d’être séparé de personnes qui prennent soin de lui ne constitue pas un agent causal déterminant d’un état psychopathologique chez le mineur, en l’absence d’autres facteurs de causalité. Le traumatisme de la séparation d’avec M. Campanelli et MmeParadiso ne sera pas irréparable, étant donné que seront immédiatement activées des recherches pour trouver un couple en mesure d’apaiser les conséquences du traumatisme à travers un processus compensatoire apte à favoriser une nouvelle adaptation.

Il convient, en outre, de relever que le fait que M. Campanelli et Mme Paradiso (en particulier Mme Paradiso) ont affronté les souffrances et les difficultés des techniques de la P.M.A. (MmeParadiso a même affirmé qu’elle s’était trouvée en danger de mort lors de l’une de ces interventions) et ont préféré contourner la législation italienne en la matière, alors même qu’ils étaient en possession d’un agrément à l’adoption internationale, fait penser et craindre que le mineur soit un instrument pour réaliser un désir narcissique du couple ou exorciser un problème individuel ou de couple. Tout cela, au vu de la conduite de M. Campanelli et de Mme Paradiso en l’espèce, jette une ombre importante sur l’existence de réelles capacités affectives et éducatives et d’un instinct de solidarité humaine, qui doivent être présents chez ceux qui désirent intégrer les enfants d’autres personnes dans leur vie comme s’il s’agissait de leurs propres enfants.

L’éloignement du mineur des époux Campanelli répond donc à l’intérêt supérieur du mineur. »

38. D’après les requérants, la décision du tribunal fut mise à exécution le jour même, sans qu’ils en fussent préalablement informés.

2. Le recours contre la décision du tribunal pour mineurs

39. Les requérants déposèrent un recours (reclamo) devant la cour d’appel de Campobasso. Ils arguaient, entre autres, que les juridictions italiennes ne pouvaient pas remettre en cause le certificat de naissance russe. Ils demandaient, par ailleurs, de n’adopter aucune mesure concernant l’enfant tant que la procédure pénale ouverte contre eux et la procédure engagée pour contester le refus de transcrire le certificat de naissance étaient pendantes.

3. La décision de la cour d’appel de Campobasso du 28 février 2012

40. Par une décision du 28 février 2012, la cour d’appel de Campobasso rejeta le recours.

La cour d’appel estima que l’enfant T.C. se trouvait « en état d’abandon » (in stato di abbandono) au sens de l’article 8 de la loi sur l’adoption, étant donné que les requérants n’étaient pas ses parents. Dans ces conditions, la question de savoir si les requérants avaient une responsabilité pénale ou pas et s’il y avait eu erreur ou pas dans l’utilisation du liquide séminal d’origine inconnue n’était selon elle pas pertinente. Pour la cour d’appel, il n’était pas opportun d’attendre l’issue du procès pénal ni celle de la procédure intentée par les requérants face au refus de transcrire le certificat de naissance. La cour d’appel estima que l’article 33 de la loi no 218/1995 (loi sur le droit international privé) n’empêchait pas l’autorité judiciaire italienne de ne pas donner suite aux indications certifiées provenant d’un État étranger, et que sa compétence pour connaître de l’affaire ne posait pas problème puisque, aux termes de l’article 37bis de la loi sur l’adoption, « (...) la loi italienne régissant l’adoption, le placement et les mesures nécessaires en cas d’urgence s’appliqu[ait] a tout mineur étranger se trouvant [en Italie] en état d’abandon » (voir aussi cour de cassation 1128/92).

41. La décision était insusceptible de pourvoi en cassation (paragraphe 68 ci-dessous).

D. La saisie conservatoire du certificat de naissance

42. Entre-temps, le 30 octobre 2011, le procureur de la République près le tribunal de Larino avait ordonné la saisie conservatoire du certificat de naissance russe, au motif qu’il s’agissait d’une preuve essentielle. Selon lui, les requérants non seulement avaient vraisemblablement commis les faits reprochés, mais ils avaient tenté de les dissimuler. Aux dires du procureur, les intéressés avaient, entre autres, déclaré être les parents biologiques, puis avaient corrigé leur version des faits au fur et à mesure qu’ils étaient désavoués.

43. Les requérants attaquèrent la décision de saisie conservatoire.

44. Par une décision du 20 novembre 2012, le tribunal de Campobasso rejeta le recours des requérants en raison des graves soupçons qui pesaient sur eux quant à la commission des infractions reprochées. Le tribunal releva en particulier les faits suivants : la requérante avait fait circuler la rumeur de sa grossesse ; elle s’était présentée au consulat italien à Moscou en laissant sous-entendre qu’elle était la mère naturelle ; ensuite, elle avait admis que l’enfant avait été mis au monde par une mère subrogée ; elle avait déclaré aux carabiniers, le 25 mai 2011, que le requérant était le père biologique, ce que les tests ADN avaient démenti ; elle avait donc fait de fausses déclarations ; elle avait été très vague quant à l’identité de la mère génétique ; les documents relatifs à la maternité subrogée disaient que les deux requérants avaient été vus par les médecins russes, ce qui ne concordait pas avec le fait que le requérant ne s’était pas rendu en Russie ; les documents concernant l’accouchement n’indiquaient aucune date précise. Le tribunal estima que la seule certitude était que l’enfant était né et qu’il avait été remis à la requérante contre le paiement de près de 50 000 euros (EUR). Pour le tribunal, l’hypothèse selon laquelle les requérants avaient eu une conduite illégale afin d’obtenir la transcription de la naissance et de contourner les lois italiennes paraissait donc fondée.

45. En novembre 2012, le ministère public transmit au tribunal pour mineurs la décision concernant la saisie conservatoire et indiqua qu’une condamnation pour l’infraction prévue par l’article 72 de la loi sur l’adoption priverait les intéressés de la possibilité d’accueillir l’enfant en placement (affido) et d’adopter celui-ci ou d’autres mineurs. Pour le ministère public, il n’y avait donc pas d’autres solutions que de continuer la procédure d’adoption pour l’enfant, et le placement provisoire auprès d’une famille avait donc été demandé en vertu des articles 8 et 10 de la loi sur l’adoption. Le ministère public réitéra sa demande et souligna que l’enfant avait été éloigné plus d’un an auparavant et qu’il vivait depuis dans un foyer (casa famiglia), où il avait établi de solides relations avec des personnes appelées à s’occuper de lui. Il expliqua que l’enfant n’avait donc pas encore trouvé un environnement familial pouvant remplacer celui qui lui avait été illégalement offert par le couple qui l’avait emmené en Italie. Selon le ministère public, cet enfant semblait destiné à une nouvelle séparation beaucoup plus douloureuse que celle d’avec la mère qui l’avait mis au monde, puis d’avec la femme qui prétendait être sa mère.

E. La procédure intentée par les requérants pour contester le refus d’enregistrer l’acte de naissance

46. Suite à l’introduction d’un recours pour contester le refus du bureau d’état civil d’enregistrer le certificat de naissance russe, le tribunal de Larino se déclara incompétent le 29 septembre 2011. Par la suite, la procédure reprit devant la cour d’appel de Campobasso. Les requérants demandèrent avec insistance la transcription du certificat de naissance russe.

47. Par une décision immédiatement exécutoire du 3 avril 2013, la cour d’appel de Campobasso se prononça au sujet de la transcription du certificat de naissance.

À titre préliminaire, elle rejeta l’exception soulevée par le tuteur selon laquelle les requérants n’avaient pas la qualité pour agir devant cette juridiction ; elle reconnut en effet aux requérants la capacité d’ester en justice dans la mesure où ils étaient mentionnés comme les « parents » dans l’acte de naissance qu’ils souhaitaient transcrire.

Toutefois, la cour d’appel jugea évident que les requérants n’étaient pas les parents biologiques, et en conclut qu’il n’y avait donc pas eu de gestation pour autrui. Elle releva que les parties s’accordaient à dire que la loi russe présupposait un lien biologique entre l’enfant et au moins un des parents d’intention pour pouvoir parler de maternité de substitution. Elle en déduisit que l’acte de naissance était faux (ideologicamente falso) et contraire à la loi russe. Pour la cour d’appel, étant donné ensuite que rien ne montrait que l’enfant avait la citoyenneté russe, l’argument des requérants tiré de l’inapplicabilité de la loi italienne se heurtait à l’article 33 de la loi sur le droit international privé, selon lequel la filiation était déterminée par la loi nationale de l’enfant au moment de la naissance.

La cour d’appel ajouta qu’il était contraire à l’ordre public de transcrire le certificat litigieux car il était faux. Selon elle, même si les requérants plaidaient leur bonne foi et alléguaient qu’ils n’arrivaient pas à s’expliquer pourquoi, à la clinique russe, le liquide séminal du requérant n’avait pas été utilisé, cela ne changeait rien à la situation et ne remédiait pas au fait que le requérant n’était pas le père biologique.

48. En conclusion, la cour d’appel estima qu’il était légitime de refuser la transcription du certificat de naissance russe ainsi que d’accueillir la demande du ministère public d’établir un nouvel acte de naissance. Par conséquent, elle ordonna la délivrance d’un nouvel acte de naissance dans lequel il serait indiqué que l’enfant était né à Moscou le 27 février 2011 de parents inconnus, et il lui serait attribué un nouveau nom (déterminé conformément au décret présidentiel no 396/00).

F. Le sort de l’enfant

49. À la suite de l’exécution de la décision rendue le 20 octobre 2011 par le tribunal pour mineurs, l’enfant resta placé dans un foyer pendant environ quinze mois, dans un endroit inconnu des requérants. Les contacts entre les requérants et l’enfant furent interdits. Ceux-ci ne purent avoir aucune nouvelle de lui.

50. En janvier 2013, l’enfant fut placé dans une famille en vue de son adoption.

51. Début avril 2013, son tuteur demanda au tribunal pour mineurs d’attribuer une identité conventionnelle à l’enfant, afin que celui-ci puisse être inscrit sans difficulté à l’école. Il expliqua que l’enfant avait été placé dans une famille le 26 janvier 2013, mais qu’il était sans identité. Pour le tuteur, cette « inexistence » avait un fort impact sur les questions administratives, notamment s’agissant de savoir sous quelle identité il fallait inscrire l’enfant à l’école, dans son carnet de vaccinations et à son domicile. Tout en admettant que cette situation répondait au but de ne pas permettre aux requérants de déterminer où était l’enfant afin de mieux le protéger, le tuteur expliqua qu’une identité temporaire conventionnelle permettrait de maintenir le secret sur l’identité réelle de l’enfant et, en même temps, permettrait à ce dernier d’accéder aux services publics alors que, jusqu’à présent, il lui était loisible seulement d’utiliser les services médicaux d’urgence.

52. Il ressort du dossier que cette demande fut accueillie par le tribunal pour mineurs, et que l’enfant reçut une identité conventionnelle.

53. Le Gouvernement a fait savoir que l’adoption du mineur est désormais effective.

G. L’issue de la procédure devant le tribunal pour mineurs

54. La procédure d’adoptabilité (paragraphe 22 ci-dessus) reprit devant le tribunal pour mineurs de Campobasso. Les requérants confirmèrent leur opposition au placement de l’enfant auprès de tierces personnes. Le tuteur sollicita une déclaration selon laquelle les requérants n’avaient plus de locus standi.

Le ministère public demanda au tribunal de ne pas déclarer l’enfant adoptable sous le nom que celui-ci avait à l’origine, au motif qu’il avait entre-temps ouvert une deuxième procédure en vue de demander la déclaration d’adoptabilité pour l’enfant sous sa nouvelle identité (enfant de parents inconnus).

55. Le 5 juin 2013, le tribunal pour mineurs déclara que les requérants n’avaient plus la qualité pour agir dans la procédure d’adoption, étant donné qu’ils n’étaient ni les parents ni les membres de la famille de l’enfant au sens de l’article 10 de la loi sur l’adoption. Le tribunal déclara qu’il réglerait la question de l’adoption de l’enfant dans le cadre de l’autre procédure d’adoption, à laquelle le ministère public s’était référé.

H. L’issue de la procédure pénale dirigée contre les requérants

56. Aucun détail sur la suite de la procédure pénale ouverte contre les requérants n’a été fourni par les parties. Il semble que cette procédure soit toujours pendante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit italien

1. La loi sur le droit international privé

57. Aux termes de l’article 33 de la loi no 218 de 1995 sur le droit international privé, la filiation est déterminée par la loi nationale de l’enfant au moment de la naissance.

2. La loi de simplification de l’état civil

58. Le décret no 396 du président de la République du 3 novembre 2000, (loi de simplification de l’état civil) prévoit que les déclarations de naissance relatives à des ressortissants italiens qui ont été émises à l’étranger doivent être transmises aux autorités consulaires (article 15). Les autorités consulaires transmettent copie des actes aux fins de la transcription à l’état civil de la commune où l’intéressé entend établir sa résidence (article 17). Les actes formés à l’étranger ne peuvent être transcrits s’ils sont contraires à l’ordre public (article 18). Pour qu’elles déploient leurs effets en Italie, les décisions (provvedimenti) étrangères prononcées en matière de capacité des personnes ou d’existence de relations familiales ne doivent pas être contraires à l’ordre public (article 65).

3. La loi no 40 du 19 février 2004 sur la procréation médicalement assistée

59. Cette loi prévoyait en son article 4 l’interdiction de recourir aux techniques de procréation hétérologues. Le non-respect de cette disposition entraînait une sanction pécuniaire allant de 300 000 EUR à 600 000 EUR.

60. Par l’arrêt no 162 du 9 avril 2014, la Cour constitutionnelle a déclaré ces dispositions inconstitutionnelles, dans la mesure où l’interdiction ci dessus concernait un couple hétérosexuel souffrant de stérilité ou d’infertilité avérée et irréversible.

61. Dans ce même arrêt, la Cour constitutionnelle a dit que l’interdiction de la maternité de substitution, prévue par l’article 12 § 6 de la loi, était en revanche légitime. Cette disposition punit quiconque pratique, organise ou promeut la commercialisation de gamètes ou d’embryons ou la maternité de substitution. Les peines prévues sont l’emprisonnement (trois mois à deux ans) et une amende allant de 600 000 EUR à 1 000 000 EUR.

62. Par l’arrêt no 96 du 5 juin 2015, la Cour constitutionnelle s’est de nouveau prononcée sur l’interdiction de recourir aux techniques de procréation hétérologue et a déclaré ces dispositions inconstitutionnelles à l’égard des couples fertiles mais porteurs de graves maladies génétiquement transmissibles.

4. Les dispositions pertinentes en matière d’adoption

63. Les dispositions relatives à la procédure d’adoption sont consignées dans la loi no 184/1983, intitulée « Droit de l’enfant à une famille », telle que modifiée par la loi no 149 de 2001.

Selon l’article 2 de cette loi, le mineur qui a été temporairement privé d’un environnement familial adéquat peut être confié à une autre famille, si possible comprenant des enfants mineurs, ou à une personne seule, ou à une communauté de type familial, afin de lui assurer subsistance, éducation et instruction. Au cas où un placement familial adéquat ne serait pas possible, il est autorisé de placer le mineur dans un établissement d’assistance public ou privé, de préférence dans sa région de résidence.

L’article 5 de la loi prévoit que la famille ou la personne à laquelle le mineur est confié doit assurer sa subsistance, son éducation et son instruction, compte tenu des indications du tuteur et conformément aux prescriptions de l’autorité judiciaire. Dans tous les cas, la famille d’accueil exerce la responsabilité parentale en ce qui concerne les rapports avec l’école et le service sanitaire national. La famille d’accueil doit être entendue dans le cadre de la procédure de placement et de celle concernant la déclaration d’adoptabilité.

L’article 6 de la loi prévoit des limites d’âge pour adopter. L’écart entre l’âge de l’enfant et celui de l’adoptant doit être au minimum de dix-huit ans et au maximum de quarante-cinq ans, cette limite pouvant être portée jusqu’à cinquante-cinq ans pour le deuxième adoptant. Le tribunal pour mineurs peut déroger à ces limites d’âge lorsqu’il estime que le fait de ne pas procéder à l’adoption de l’enfant serait préjudiciable pour celui-ci.

Par ailleurs, l’article 7 dispose que l’adoption est possible au bénéfice des mineurs déclarés adoptables.

L’article 8 prévoit que « peuvent être déclarés en état d’adoptabilité par le tribunal pour enfants, même d’office, (...) les mineurs en état d’abandon car dépourvus de toute assistance morale ou matérielle de la part des parents ou de la famille tenus d’y pourvoir, sauf si le manque d’assistance est dû à une cause de force majeure à caractère transitoire ». « L’état d’abandon subsiste », poursuit l’article 8, « (...) même si les mineurs se trouvent dans un foyer ou s’ils ont été placés auprès d’une famille ». Enfin, cette disposition prévoit que la cause de force majeure cesse si les parents ou d’autres membres de la famille du mineur tenus de s’en occuper refusent les mesures d’assistance publique et si ce refus est considéré par le juge comme injustifié. L’état d’abandon peut être signalé à l’autorité publique par tout particulier et peut être constatée d’office par le juge. D’autre part, tout fonctionnaire public ainsi que tout membre de la famille du mineur qui aurait connaissance de l’état d’abandon de ce dernier est tenu de le signaler. Par ailleurs, les foyers doivent informer régulièrement l’autorité judiciaire de la situation des mineurs qu’ils accueillent (article 9).

L’article 10 prévoit ensuite que le tribunal peut ordonner, jusqu’au placement en vue de l’adoption du mineur dans la famille d’accueil, toute mesure temporaire dans l’intérêt de celui-ci, y compris, le cas échéant, la suspension de l’autorité parentale.

Les articles 11 à 14 prévoient une instruction visant à clarifier la situation du mineur et à établir s’il se trouve en état d’abandon. En particulier, l’article 11 dispose que lorsque, au cours de l’enquête, il ressort que l’enfant n’a de rapports avec aucun membre de sa famille jusqu’au quatrième degré, le tribunal peut déclarer que l’enfant est en état d’adoptabilité, sauf s’il existe une demande d’adoption au sens de l’article 44 de la loi.

Si, à l’issue de la procédure prévue par ces derniers articles, l’état d’abandon au sens de l’article 8 persiste, le tribunal des mineurs déclare le mineur adoptable si : a) les parents ou les autres membres de la famille ne se sont pas présentés au cours de la procédure ; b) leur audition a démontré la persistance du manque d’assistance morale et matérielle ainsi que l’incapacité des intéressés à y remédier ; c) les prescriptions imposées en application de l’article 12 n’ont pas été exécutées par la faute des parents (article 15). L’article 15 prévoit également que la déclaration d’adoptabilité est émise par le tribunal des mineurs siégeant en chambre du conseil par décision motivée, après avoir entendu le ministère public, le représentant du foyer dans lequel le mineur a été placé ou de son éventuelle famille d’accueil, le tuteur et le mineur lui-même s’il est âgé de plus de douze ans ou, s’il est plus jeune, si son audition est nécessaire.

Selon l’article 17, la demande d’opposition à la décision déclarant un mineur adoptable doit être déposée dans un délai de trente jours à partir de la date de la communication à la partie requérante.

L’article 19 stipule que, pendant l’état d’adoptabilité, l’exercice de l’autorité parentale est suspendu.

L’article 20 prévoit enfin que l’état d’adoptabilité cesse au moment où le mineur est adopté ou lorsque ce dernier devient majeur. Par ailleurs, l’état d’adoptabilité peut être révoqué, d’office ou sur demande des parents ou du ministère public, si les conditions prévues par l’article 8 ont entre-temps disparu. Cependant, si le mineur a été placé dans une famille en vue de l’adoption (affidamento preadottivo) en vertu des articles 22 à 24, l’état d’adoptabilité ne peut pas être révoqué.

64. L’article 44 prévoit certains cas d’adoption spéciale : l’adoption est possible au bénéfice des mineurs qui n’ont pas encore été déclarés adoptables. En particulier, l’article 44 d) autorise l’adoption quand il est impossible de procéder à un placement en vue de l’adoption.

65. L’article 37bis de cette loi dispose que la loi italienne s’applique aux mineurs étrangers qui se trouvent en Italie et qui sont en état d’abandon, pour ce qui est de l’adoption, du placement et des mesures urgentes.

66. Les personnes souhaitant adopter un enfant étranger doivent s’adresser à un organisme autorisé pour la recherche d’un enfant (article 31), et à la commission pour les adoptions internationales (article 38). Cette dernière est le seul organe compétent pour autoriser l’entrée et la résidence permanente du mineur étranger en Italie (article 32). Une fois le mineur arrivé en Italie, le tribunal pour mineurs ordonne la transcription de la décision d’adoption dans le registre de l’état civil.

67. Aux termes de l’article 72 de la loi, celui qui – en violation des dispositions indiquées au paragraphe 66 ci dessus – introduit sur le territoire de l’État un mineur étranger en vue de se procurer de l’argent ou d’autres bénéfices, et afin que le mineur soit confié définitivement à des citoyens italiens, commet une infraction pénale punie d’une peine d’emprisonnement de un à trois ans. Cette peine s’applique également à ceux qui, en échange d’argent ou d’autres bénéfices, accueillent des mineurs étrangers en « placement » de manière définitive. La condamnation pour cette infraction entraîne l’incapacité d’accueillir des enfants en placement (affido) et l’incapacité de devenir tuteur.

5. Le recours en cassation prévu par l’article 111 de la Constitution

68. Aux termes de l’article 111, alinéa 7, de la Constitution italienne, il est toujours possible de se pourvoir en cassation pour alléguer une violation de la loi s’agissant de décisions judiciaires portant sur les restrictions à la liberté personnelle. La Cour de cassation a élargi le domaine d’application de ce recours aux procédures civiles lorsque la décision litigieuse a un impact substantiel sur des situations (decisoria) et qu’elle ne peut pas être modifiée ou révoquée par le même juge qui l’a prononcée (definitiva).

Les décisions concernant des mesures urgentes à l’égard d’un mineur en état d’abandon prises par décision du tribunal pour mineurs sur la base de l’article 10 de la loi sur l’adoption (articles 330 et suivants du code civil, et 742 du code de procédure civile) sont modifiables ou révocables. Elles peuvent faire l’objet d’une réclamation devant la cour d’appel. Les décisions pouvant être modifiées et révoquées à tout moment ne peuvent pas faire l’objet d’un recours en cassation (Cour de cassation, section I, arrêt du 18.10.2012, no 17916).

6. La loi instituant les tribunaux pour mineurs

69. Le décret royal no 1404 de 1934, converti en la loi no 835 de 1935, a institué les tribunaux pour mineurs. Cette loi a subi des modifications ultérieurement.

Aux termes de son article 2, tout tribunal pour mineurs se compose d’un juge de cour d’appel, d’un juge de première instance et de deux magistrats non professionnels. Ces derniers sont choisis parmi des spécialistes en biologie, psychiatrie, anthropologie criminelle, pédagogie ou psychologie.

B. La jurisprudence de la Cour de cassation

1. Jurisprudence antérieure à l’audience devant la Grande Chambre

70. La Cour de cassation (Section I, arrêt no 24001 du 26 septembre 2014) s’est prononcée dans une affaire civile concernant deux ressortissants italiens qui s’étaient rendus en Ukraine pour avoir un enfant à l’aide d’une mère porteuse. La Cour de cassation a estimé que la décision de placer l’enfant était conforme à la loi. Ayant constaté l’absence de liens génétiques entre l’enfant et les parents d’intention, elle en a déduit que la situation litigieuse était illégale au regard du droit ukrainien, ce dernier exigeant un lien biologique avec l’un des parents d’intention. Après avoir rappelé que l’interdiction de la maternité de substitution était toujours en vigueur en Italie, la haute juridiction a expliqué que l’interdiction de la maternité de substitution en droit italien était de nature pénale et avait pour but de protéger la dignité humaine de la mère porteuse ainsi que la pratique de l’adoption. Elle a ajouté que seule une adoption règlementaire, reconnue en droit, rendait possible une parentalité non basée sur le lien biologique. Elle a déclaré que l’évaluation de l’intérêt de l’enfant se faisait en amont par le législateur, et que le juge n’a en la matière aucune marge d’appréciation. Elle en a conclu qu’il ne pouvait pas y avoir de conflit avec l’intérêt de l’enfant lorsque le juge appliquait la loi nationale et ne prenait pas en compte la filiation établie à l’étranger suite à une maternité de substitution.

2.Jurisprudence postérieure à l’audience devant la Grande Chambre

71. La Cour de cassation (Section V, arrêt no 13525 du 5 avril 2016) s’est prononcée dans une procédure pénale dirigée contre deux ressortissants italiens qui s’étaient rendus en Ukraine en vue de concevoir un enfant en ayant recours à une donneuse d’ovules et à une mère porteuse. La loi ukrainienne exige que l’un des deux parents soit le parent biologique. Le jugement d’acquittement prononcé en première instance avait été attaqué en cassation par le ministère public. La haute juridiction a rejeté le pourvoi du ministère public, confirmant ainsi l’acquittement, fondé sur le constat que les requérants n’avaient pas violé l’article 12 § 6 de la loi no40 du 19 février 2004 sur la procréation médicalement assistée puisqu’ils avaient eu recours à une technique de procréation assistée qui était légale dans le pays où elle avait été pratiquée. En outre, la Cour de cassation a estimé que le fait que les accusés avaient présenté aux autorités italiennes un certificat de naissance étranger ne s’analysait pas en une infraction de « fausse déclaration sur l’identité » (article 495 du code pénal) ou d’« altération d’état civil » (article 567 du code pénal), dès lors que le certificat en question était légal au regard du droit du pays qui l’avait délivré.

72. La Cour de cassation (Section I, arrêt no 12962/14 du 22 juin 2016) s’est prononcée dans une affaire civile où la requérante avait demandé à pouvoir adopter l’enfant de sa compagne. Les deux femmes s’étaient rendues en Espagne en vue d’avoir recours à des techniques de procréation assistée interdites en Italie. L’une d’elles est la « mère » selon le droit italien, le liquide séminal provient d’un donneur inconnu. La requérante avait obtenu gain de cause en première et deuxième instance. Saisie par le ministère public, la haute juridiction a rejeté le recours de celui-ci et a ainsi accepté qu’un enfant né grâce à des techniques de procréation assistée au sein d’un couple de femmes soit adopté par celle qui n’en avait pas accouché. Pour parvenir à cette conclusion la Cour de cassation a pris en compte le lien affectif stable existant entre la requérante et l’enfant ainsi que l’intérêt du mineur. La Cour a utilisé l’article 44 de la loi sur l’adoption, qui prévoit des cas particuliers d’adoption.

C. Le droit russe

73. À l’époque des faits, à savoir jusqu’en février 2011, moment de la naissance de l’enfant, la seule loi pertinente en vigueur était le code de la famille du 29 décembre 1995. Ce dernier disposait qu’un couple marié était reconnu comme couple de parents d’un enfant né d’une mère porteuse, lorsque cette dernière donnait son consentement écrit (article 51 § 4 du code de la famille). Le code de la famille était silencieux quant à la question de savoir si, en cas de gestation pour autrui, les parents d’intention doivent avoir ou non un lien biologique avec l’enfant. Le décret d’application no 67, adopté en 2003 et resté en vigueur jusqu’en 2012, était pareillement silencieux à cet égard.

74. Postérieurement à la naissance de l’enfant, la loi fondamentale sur la protection de la santé des citoyens, adoptée le 21 novembre 2011 et entrée en vigueur le 1er janvier 2012, a introduit des dispositions pour réglementer les activités médicales, y compris les procréations assistées. Dans son article 55, cette loi définit la gestation pour autrui comme le fait de porter et de remettre un enfant sur la base d’un contrat conclu par la mère porteuse et les parents d’intention qui ont fourni le matériel génétique leur appartenant.

Le décret no 107 pris le 30 août 2012 par le ministre de la santé définit la gestation pour autrui comme un contrat passé entre la mère porteuse et les parents d’intention ayant utilisé leur matériel génétique pour la conception.

III. DROIT ET INSTRUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. La Convention de la Haye supprimant l’exigence de la légalisation des actes publics étrangers

75. La Convention de la Haye supprimant l’exigence de la légalisation des actes publics étrangers a été conclue le 5 octobre 1961. Elle s’applique aux actes publics – tels que définis à l’article 1 – qui ont été établis sur le territoire d’un État contractant et qui doivent être produits sur le territoire d’un autre État contractant.

Article 2

« Chacun des États contractants dispense de légalisation les actes auxquels s’applique la présente Convention et qui doivent être produits sur son territoire. La légalisation au sens de la présente Convention ne recouvre que la formalité par laquelle les agents diplomatiques ou consulaires du pays sur le territoire duquel l’acte doit être produit attestent la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu. »

Article 3

« La seule formalité qui puisse être exigée pour attester la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu, est l’apposition de l’apostille définie à l’article 4, délivrée par l’autorité compétente de l’État d’où émane le document. »

Article 5

« L’apostille est délivrée à la requête du signataire ou de tout porteur de l’acte. Dûment remplie, elle atteste la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu. La signature, le sceau ou timbre qui figurent sur l’apostille sont dispensés de toute attestation ».

Il ressort du rapport explicatif de ladite Convention que l’apostille n’atteste pas de la véracité du contenu de l’acte sous-jacent. Cette limitation des effets juridiques découlant de la Convention de la Haye a pour but de préserver le droit des États signataires d’appliquer leurs propres règles en matière de conflits de lois lorsqu’ils doivent décider du poids à attribuer au contenu du document apostillé.

B. La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant

76. Les dispositions pertinentes de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, conclue à New York le 20 novembre 1989, se lisent comme suit :

Préambule

« Les États parties à la présente Convention,

(...)

Convaincus que la famille, unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants, doit recevoir la protection et l’assistance dont elle a besoin pour pouvoir jouer pleinement son rôle dans la communauté,

Reconnaissant que l’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, doit grandir dans le milieu familial, dans un climat de bonheur, d’amour et de compréhension,

(...)

Sont convenus de ce qui suit :

(...)

Article 3

1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.

(...)

Article 7

1. L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci (...) le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux.

(...)

Article 9

1. Les États parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré (...)

Article 20

1. Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial, ou qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans ce milieu, a droit à une protection et une aide spéciales de l’État.

2. Les États parties prévoient pour cet enfant une protection de remplacement conforme à leur législation nationale.

3. Cette protection de remplacement peut notamment avoir la forme du placement dans une famille, de la kafalah de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le choix entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique.

Article 21

Les États parties qui admettent et/ou autorisent l’adoption s’assurent que l’intérêt supérieur de l’enfant est la considération primordiale en la matière, et :

a) Veillent à ce que l’adoption d’un enfant ne soit autorisée que par les autorités compétentes, qui vérifient, conformément à la loi et aux procédures applicables et sur la base de tous les renseignements fiables relatifs au cas considéré, que l’adoption peut avoir lieu eu égard à la situation de l’enfant par rapport à ses père et mère, parents et représentants légaux et que, le cas échéant, les personnes intéressées ont donné leur consentement à l’adoption en connaissance de cause, après s’être entourées des avis nécessaires ;

b) Reconnaissent que l’adoption à l’étranger peut être envisagée comme un autre moyen d’assurer les soins nécessaires à l’enfant, si celui-ci ne peut, dans son pays d’origine, être placé dans une famille nourricière ou adoptive ou être convenablement élevé ;

c) Veillent, en cas d’adoption à l’étranger, à ce que l’enfant ait le bénéfice de garanties et de normes équivalant à celles existant en cas d’adoption nationale;

d) Prennent toutes les mesures appropriées pour veiller à ce que, en cas d’adoption à l’étranger, le placement de l’enfant ne se traduise pas par un profit matériel indu pour les personnes qui en sont responsables ;

e) Poursuivent les objectifs du présent article en concluant des arrangements ou des accords bilatéraux ou multilatéraux, selon les cas, et s’efforcent dans ce cadre de veiller à ce que les placements d’enfants à l’étranger soient effectués par des autorités ou des organes compétents.

(...) »

77. Dans son Observation générale no 7 (2005) sur la mise en œuvre des droits de l’enfant dans la petite enfance, le Comité des droits de l’enfant a souhaité encourager les États parties à reconnaître que les jeunes enfants jouissent de tous les droits garantis par la Convention relative aux droits de l’enfant et que la petite enfance est une période déterminante pour la réalisation de ces droits. Le Comité évoque notamment l’intérêt supérieur de l’enfant :

« 13. L’article 3 de la Convention consacre le principe selon lequel l’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale dans toutes les décisions concernant les enfants. En raison de leur manque relatif de maturité, les jeunes enfants dépendent des autorités compétentes pour définir leurs droits et leur intérêt supérieur et les représenter lorsqu’elles prennent des décisions et des mesures affectant leur bien-être, tout en tenant compte de leur avis et du développement de leurs capacités. Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant est mentionné à de nombreuses reprises dans la Convention (notamment aux articles 9, 18, 20 et 21, qui sont les plus pertinents pour la petite enfance). Ce principe s’applique à toutes les décisions concernant les enfants et doit être accompagné de mesures efficaces tendant à protéger leurs droits et à promouvoir leur survie, leur croissance et leur bien-être ainsi que de mesures visant à soutenir et aider les parents et les autres personnes qui ont la responsabilité de concrétiser au jour le jour les droits de l’enfant :

a) Intérêt supérieur de l’enfant en tant qu’individu. Dans toute décision concernant notamment la garde, la santé ou l’éducation d’un enfant, dont les décisions prises par les parents, les professionnels qui s’occupent des enfants et autres personnes assumant des responsabilités à l’égard d’enfants, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être pris en considération. Les États parties sont instamment priés de prendre des dispositions pour que les jeunes enfants soient représentés de manière indépendante, dans toute procédure légale, par une personne agissant dans leur intérêt et pour que les enfants soient entendus dans tous les cas où ils sont capables d’exprimer leurs opinions ou leurs préférences ;

(...) »

C. La Convention de la Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale

78. Les dispositions pertinentes de la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, conclue à la Haye le 29 mai 1993, se lisent comme suit :

Article 4

« 1. Les adoptions visées par la Convention ne peuvent avoir lieu que si les autorités compétentes de l’État d’origine :

a) ont établi que l’enfant est adoptable ;

b) ont constaté, après avoir dûment examiné les possibilités de placement de l’enfant dans son État d’origine, qu’une adoption internationale répond à l’intérêt supérieur de l’enfant ;

c) se sont assurées

1) que les personnes, institutions et autorités dont le consentement est requis pour l’adoption ont été entourées des conseils nécessaires et dûment informées sur les conséquences de leur consentement, en particulier sur le maintien ou la rupture, en raison d’une adoption, des liens de droit entre l’enfant et sa famille d’origine,

2) que celles-ci ont donné librement leur consentement dans les formes légales requises, et que ce consentement a été donné ou constaté par écrit,

3) que les consentements n’ont pas été obtenus moyennant paiement ou contrepartie d’aucune sorte et qu’ils n’ont pas été retirés, et

4) que le consentement de la mère, s’il est requis, n’a été donné qu’après la naissance de l’enfant ; et

d) se sont assurées, eu égard à l’âge et à la maturité de l’enfant,

1) que celui-ci a été entouré de conseils et dûment informé sur les conséquences de l’adoption et de son consentement à l’adoption, si celui-ci est requis,

2) que les souhaits et avis de l’enfant ont été pris en considération,

3) que le consentement de l’enfant à l’adoption, lorsqu’il est requis, a été donné librement, dans les formes légales requises, et que son consentement a été donné ou constaté par écrit, et

4) que ce consentement n’a pas été obtenu moyennant paiement ou contrepartie d’aucune sorte. »

D. Les principes adoptés par le comité ad hoc d’experts sur les progrès des sciences biomédicales du Conseil de l’Europe

79. Le comité ad hoc d’experts sur les progrès des sciences biomédicales constitué au sein du Conseil de l’Europe (CAHBI), prédécesseur de l’actuel comité directeur de bioéthique, a publié en 1989 une série de principes dont le quinzième, relatif aux « mères de substitution », est ainsi libellé :

« 1. Aucun médecin ou établissement ne doit utiliser les techniques de procréation artificielle pour la conception d’un enfant qui sera porté par une mère de substitution.

2. Aucun contrat ou accord entre une mère de substitution et la personne ou le couple pour le compte de laquelle ou duquel un enfant est porté ne pourra être invoqué en droit.

3. Toute activité d’intermédiaire à l’intention des personnes concernées par une maternité de substitution doit être interdite, de même que toute forme de publicité qui y est relative.

4. Toutefois, les États peuvent, dans des cas exceptionnels fixés par leur droit national, prévoir, sans faire exception au paragraphe 2 du présent Principe, qu’un médecin ou un établissement pourra procéder à la fécondation d’une mère de substitution en utilisant des techniques de procréation artificielle, à condition :

a. que la mère de substitution ne retire aucun avantage matériel de l’opération; et

b. que la mère de substitution puisse à la naissance choisir de garder l’enfant. »

E. Les travaux de la Conférence de la Haye de droit international privé

80. La Conférence de la Haye de droit international privé s’est penchée sur les questions de droit international privé relatives au statut des enfants, notamment concernant la reconnaissance de la filiation. À la suite d’un vaste processus de consultation ayant débouché sur une étude comparative (documents préliminaires no3B et no 3C de 2014), en avril 2014, le Conseil sur les affaires générales et la politique a convenu que des travaux devraient être poursuivis en vue d’approfondir l’étude de faisabilité pour l’établissement d’un instrument multilatéral. Le document préliminaire no 3A de février 2015, intitulé « Le projet Filiation/Maternité de substitution : note de mise à jour » fait état de l’importance des préoccupations en matière de droit de l’homme que suscite la situation actuelle concernant les conventions de maternité de substitution internationales, ainsi que leur fréquence croissante. Dans ce document, la Conférence de la Haye estime ainsi qu’il existe désormais une justification impérative, du point de vue des droits de l’homme et notamment de ceux des enfants, à ses travaux dans ce domaine.

IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

81. Dans les affaires Mennesson c. France (no 65192/11, §§ 40-42, CEDH 2014 (extraits) et Labassee c. France (no 65941/11, §§ 31-33, 26 juin 2014), la Cour a donné un aperçu des résultats d’une analyse de droit comparé couvrant trente-cinq États parties à la Convention autres que la France. Il en ressort que la gestation pour autrui est expressément interdite dans quatorze de ces États ; que dans dix autres États, dans lesquels il n’y a pas de réglementation relative à la gestation pour autrui, soit celle-ci est interdite en vertu de dispositions générales, soit elle n’est pas tolérée, soit la question de sa légalité est incertaine ; et qu’elle est autorisée dans sept de ces trente-cinq États (sous réserve de la réunion de certaines conditions strictes).

Dans treize de ces trente-cinq États, il est possible pour les parents d’intention d’obtenir la reconnaissance juridique du lien de filiation avec un enfant né d’une gestation pour autrui légalement pratiquée dans un autre pays.

EN DROIT

I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

82. Dans la procédure devant la Grande Chambre, les deux parties ont soumis des observations par rapport aux griefs qui ont été déclarés irrecevables par la chambre.

83. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où ils se plaignent de la non reconnaissance du certificat de naissance étranger. En effet, les intéressés ne se sont pas pourvus en cassation contre la décision de la cour d’appel de Campobasso du 3 avril 2013, par laquelle celle-ci a confirmé le refus d’enregistrer ledit certificat.

84. La Cour note que la chambre a accueilli l’exception tirée du non épuisement des voies de recours internes quant au grief concernant l’impossibilité d’obtenir l’enregistrement du certificat de naissance russe. Par conséquent, ce grief a été déclaré irrecevable (paragraphe 62 de l’arrêt de la chambre). Dès lors, ce grief ne fait pas l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre car, selon la jurisprudence constante, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (voir, entre autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 141, CEDH 2001-VII).

85. Les requérants demandent à la Grande Chambre de prendre en compte les griefs qu’ils ont formulés au nom de l’enfant, ceux-ci présentant à leur sens un intérêt au stade de l’examen au fond (Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004-III, K. et T. c. Finlande, précité, § 141). Ils soutiennent qu’en effet l’intérêt supérieur de l’enfant est au cœur de l’affaire et qu’il n’a aucunement été pris en compte par les autorités nationales.

86. À cet égard, la Cour relève que la chambre a estimé que les requérants n’avaient pas qualité pour agir devant la Cour au nom de l’enfant et qu’elle a rejeté les griefs soulevés au nom de celui-ci comme étant incompatibles ratione personae (paragraphes 48-50 de l’arrêt de la chambre). Il s’ensuit que cette partie de la requête ne fait pas l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre (K. et T. c. Finlande, précité, § 141).

87. Néanmoins, la question de savoir si l’intérêt supérieur de l’enfant est à prendre en compte dans l’examen des griefs que les requérants soulèvent en leur nom est une question qui fait partie du litige devant la Grande Chambre.

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Arguments des parties

1. Le Gouvernement

88. Le Gouvernement soulève deux exceptions préliminaires.

89. En premier lieu, il soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où ils n’ont pas contesté la décision du tribunal pour mineurs du 5 juin 2013 qui leur dénie toute qualité pour agir dans la procédure d’adoption. Selon lui, les recours disponibles en droit italien étaient efficaces.

90. En deuxième lieu, le Gouvernement demande à la Cour de rejeter la requête pour incompatibilité ratione personae, au motif que les requérants n’auraient pas de locus standi devant la Cour.

2. Les requérants

91. Les requérants rappellent que la chambre s’est déjà prononcée au sujet de ces exceptions et qu’elle les a rejetées. Concernant en particulier l’exception de non-épuisement des voies de recours internes par rapport à la décision du 5 juin 2013 leur déniant toute qualité pour agir dans la procédure d’adoption, ils soulignent qu’au moment où le tribunal pour mineurs les a exclus de la procédure, plus de vingt mois s’étaient écoulés depuis l’éloignement de l’enfant. Ils estiment que l’écoulement du temps avait rendu parfaitement illusoire le retour de l’enfant étant donné que celui ci vivait désormais dans une autre famille. Ils observent que, du reste, le Gouvernement n’a fourni aucun précédent jurisprudentiel à l’appui de sa thèse.

B. Appréciation de la Cour

92. La Cour note que les exceptions soulevées par le Gouvernement ont déjà été examinées par la chambre (paragraphes 55-64 de l’arrêt de la chambre).

93. Elle relève que la chambre les a rejetées (paragraphes 64 et 57 respectivement de l’arrêt de la chambre) et que le Gouvernement réitère ces exceptions en se fondant sur les mêmes arguments. La Cour estime qu’en ce qui concerne ces deux exceptions rien ne permet de s’écarter des conclusions de la chambre.

94. En conclusion, les exceptions du Gouvernement doivent être rejetées.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

95. Les requérants allèguent que les mesures prises par les autorités italiennes à l’égard de l’enfant et qui ont conduit à l’éloignement définitif de celui-ci ont porté atteinte à leur droit à la vie privée et familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention.

96. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

97. L’article 8 de la Convention dispose ainsi dans ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. L’arrêt de la chambre

98. Après avoir déclaré irrecevable le grief formulé par les requérants au nom de l’enfant ainsi que leur grief tiré de la non-reconnaissance du certificat de naissance délivré en Russie, la chambre s’est penchée sur les mesures ayant entraîné l’éloignement définitif de l’enfant.

Le certificat de naissance n’ayant pas été reconnu en droit italien, la chambre a estimé qu’entre les requérants et l’enfant il n’existait pas de lien juridique à proprement parler. La chambre a conclu toutefois à l’existence d’une vie familiale de facto au sens de l’article 8. Pour parvenir à cette conclusion, elle a pris en compte le fait que les requérants avaient passé avec l’enfant les premières étapes importantes de sa jeune vie, et qu’ils s’étaient comportés à l’égard de l’enfant comme des parents. De surcroît, la chambre a estimé que la vie privée du requérant était également en jeu, étant donné qu’au niveau national, il avait cherché à vérifier l’existence d’un lien biologique entre lui et l’enfant par le biais d’un test ADN. En conclusion, la chambre a dit que les mesures litigieuses s’analysaient en une ingérence dans la vie familiale de facto entre les requérants et l’enfant (paragraphes 67-69 de l’arrêt de la chambre), et également dans la vie privée du requérant (paragraphe 70 de l’arrêt de la chambre).

99. Ensuite, constatant que les tribunaux internes avaient appliqué le droit italien pour déterminer la filiation de l’enfant et avaient conclu à « l’état d’abandon » de celui-ci à défaut d’un lien biologique avec les requérants, la chambre a estimé que les juges nationaux n’avaient pas pris une décision déraisonnable. Par conséquent, la chambre a admis que l’ingérence était « prévue par la loi » (paragraphe 72 de l’arrêt de la chambre).

100. La chambre a estimé ensuite que les mesures prises à l’égard de l’enfant tendaient à la « défense de l’ordre », dans la mesure où la conduite des requérants se heurtait à la législation italienne sur l’adoption internationale et sur la procréation médicalement assistée. En outre, les mesures en question visaient la protection des « droits et libertés » de l’enfant (paragraphe 73 de l’arrêt de la chambre).

101. Ayant reconnu l’existence d’une vie familiale, la chambre a apprécié les intérêts privés des requérants et l’intérêt supérieur de l’enfant conjointement, et les a mis en balance avec l’intérêt public. Elle n’a pas été convaincue par le caractère adéquat des éléments sur lesquels les autorités italiennes s’étaient appuyées pour conclure que l’enfant devait être pris en charge par les services sociaux. Dans son raisonnement, elle s’est basée sur le principe que l’éloignement de l’enfant du contexte familial était une mesure extrême à laquelle on ne devrait avoir recours qu’en tout dernier ressort, pour répondre au but de protéger l’enfant confronté à un danger immédiat pour celui-ci (la chambre a renvoyé à cet égard aux arrêts suivants : Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 148, CEDH 2000 VIII, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 136, CEDH 2010, Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, §§ 133-138, 13 mars 2012, et Pontes c. Portugal, no 19554/09, §§ 74-80, 10 avril 2012). Au vu des éléments du dossier, la chambre a estimé que les juridictions nationales avaient pris des décisions sans évaluer concrètement les conditions de vie de l’enfant avec les requérants et l’intérêt supérieur de celui-ci. Elle a par conséquent conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, au motif que les autorités nationales n’avaient pas préservé le juste équilibre devant régner entre l’intérêt général et les intérêts privé en jeu (paragraphes 75-87 de l’arrêt de la chambre).

B. Observations des parties

1. Les requérants

102. Les requérants déclarent d’emblée que la Cour n’a pas vocation à se prononcer sur autre chose que les mesures prises par les autorités italiennes à l’égard de l’enfant, et ce sur le terrain de l’article 8 de la Convention, pour déterminer s’il y a eu violation de leur droit à la vie privée et familiale. Pour eux, eu égard à la décision de la chambre de déclarer irrecevable le grief tiré du refus de transcrire en Italie l’acte de naissance russe de l’enfant, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur la conventionalité du choix d’un État d’autoriser ou non la pratique de la gestation pour autrui sur son sol ou sur les conditions de reconnaissance d’un lien de filiation légalement conçu à l’étranger.

103. Les requérants estiment que les liens qui les unissaient à l’enfant s’analysent en une vie familiale relevant de l’article 8 de la Convention. Ils se réfèrent à cet égard à la jurisprudence de la Cour.

104. Ils soutiennent que la vie familiale constituée entre eux et l’enfant mis au monde par une mère de substitution est conforme au droit russe, tel qu’applicable à l’époque des faits. Elle reposerait donc sur un lien juridique de parenté légale attesté par le certificat de naissance délivré par les autorités compétentes. La légalité de ce lien juridique de parenté ne serait pas affectée par le fait qu’il s’est avéré qu’aucun lien biologique de filiation n’unissait le père d’intention à l’enfant, la présence d’un tel lien biologique n’étant pas requise par le droit russe à l’époque.

105. Pour les requérants, l’autorité parentale qu’ils ont exercée sur l’enfant – et donc le lien juridique de parenté qu’ils ont établi avec lui – a été reconnue par les autorités italiennes dans la mesure où celles-ci l’ont suspendue et révoquée.

106. L’enfant aurait été le fruit d’un projet parental sérieux et mûrement réfléchi. Le couple lui aurait manifesté son attachement avant même sa naissance (Anayo c. Allemagne, no 20578/07, § 61, 21 décembre 2010) et aurait entrepris des démarches afin de permettre une vie familiale effective. Les requérants affirment qu’à la naissance de l’enfant la requérante l’a pris rapidement en charge et qu’elle s’est installée avec lui dans un appartement à Moscou, en établissant de forts liens affectifs. Une fois arrivé en Italie, l’enfant aurait vécu avec les requérants dans un cadre accueillant, sécurisant et épanouissant pour lui tant sur le plan affectif que matériel. Les requérants rappellent que la famille a vécu ensemble huit mois, dont six mois en Italie. Même si cette période est relativement brève, elle correspondrait aux premières étapes importantes de la jeune vie de l’enfant. Les requérants rappellent que, du reste, cette brièveté ne saurait être imputée à leur volonté, la fin brutale de cette cohabitation ayant découlé exclusivement des mesures prises par les autorités italiennes.

107. Les requérants ajoutent que l’absence de lien biologique ne peut suffire à écarter l’existence d’une vie familiale. En l’occurrence, ils déclarent qu’ils étaient de plus convaincus de l’existence d’un lien biologique entre le requérant et l’enfant et qu’il n’existe aucune raison de douter de leur bonne foi. En tout cas, l’erreur de la clinique n’aurait aucune conséquence juridique sur la légalité de la filiation établie en Russie, puisqu’à l’époque des faits le droit russe n’exigeait pas que les parents d’intention fournissent leur propre matériel biologique. Dès lors, au regard des règles applicables à l’époque des faits, la gestation pour autrui pratiquée par les requérants aurait été parfaitement légale au regard du droit russe. Selon les requérants, ce n’est que depuis le 1er janvier 2012, date de l’entrée en vigueur de la loi fédérale no 323 FZ du 21 novembre 2011, que le recours à un donneur de gamètes est interdit pour les parents d’intention.

108. Les requérants estiment que les mesures adoptées par les autorités italiennes s’analysent en une ingérence dans leur vie familiale. Pour eux, cette ingérence reposait formellement sur une base légale, les mesures litigieuses ayant été prises sur la base de la loi italienne sur l’adoption. Toutefois, ces mesures découleraient d’une analyse arbitraire de la part des juridictions nationales dans la mesure où celles-ci ont estimé que l’enfant était « en état d’abandon ». Les requérants soutiennent en outre que, si la pratique de la gestation pour autrui est interdite par la loi sur la procréation médicalement assistée (articles 6 et 14), il n’y a pourtant jamais eu de poursuites pénales diligentées à l’encontre de mères porteuses ou de parents d’intention. En effet, en l’absence d’une clause d’extraterritorialité, une gestation pour autrui réalisée légalement dans un autre État ne peut selon eux pas faire l’objet de poursuites de la part des juges italiens. À défaut de pouvoir poursuivre la gestation pour autrui en tant que telle, d’autres dispositions seraient utilisées pour fonder les poursuites pénales. Tel serait le cas des requérants, poursuivis depuis le 5 mai 2011 pour altération d’état civil (article 567 du code pénal), pour usage de faux (article 489 du code pénal) et pour infraction aux dispositions de la loi sur l’adoption.

109. Les requérants contestent la thèse selon laquelle le but légitime des mesures en question était de protéger les droits et libertés de l’enfant. En effet, les juridictions italiennes se seraient fondées exclusivement sur l’illégalité de la situation créée par les requérants et se seraient bornées à affirmer – sans aucun respect pour la législation russe – que la maternité de substitution en Russie était contraire au droit italien. Ainsi, le tribunal pour mineurs se serait principalement attaché à empêcher la poursuite de la situation illégale. Les requérants voient dans les décisions de cette juridiction la volonté exclusive de les sanctionner pour leur comportement. L’intérêt de l’enfant n’aurait été évoqué que pour affirmer que l’impact des mesures litigieuses sur celui-ci serait minime.

110. Quant à la nécessité de ces mesures, les requérants observent que si le recours à la gestation pour autrui suscite de délicates interrogations d’ordre éthique, cette considération ne saurait justifier une « carte blanche justifiant toute mesure ». En effet, si les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour autoriser ou non la pratique de la gestation pour autrui sur leur sol, ils estiment que ce n’est pas l’objet de la présente requête. Il reviendrait en l’espèce à la Cour de dire si les mesures ayant entraîné l’éloignement définitif de l’enfant ont préservé le juste équilibre entre les intérêts en jeu, à savoir ceux des requérants, ceux de l’enfant et ceux de l’ordre public. De ce point de vue, les requérants estiment qu’il y a lieu de considérer que dans toutes les décisions concernant un enfant son intérêt supérieur doit primer. Ainsi, ils soutiennent qu’une rupture immédiate et définitive des liens familiaux n’a été jugée conforme à l’article 8 que lorsque les enfants concernés étaient exposés à des risques graves et persistants pour leur santé et leur bien-être. Or, tel n’était pas le cas en l’espèce selon les requérants, qui estiment que l’intérêt supérieur de l’enfant n’a aucunement été pris en compte par les autorités nationales.

111. Les requérants soutiennent qu’il y avait convergence d’intérêts entre eux et l’enfant le jour où les mesures litigieuses ont été mises en œuvre. Ces mesures auraient brisé leur vie familiale, et auraient entrainé une rupture définitive des liens familiaux, avec des conséquences irrémédiables, en l’absence de conditions pouvant justifier cette rupture. Le tribunal pour mineurs se serait abstenu d’examiner les conditions réelles de vie de l’enfant, et aurait présumé que ce dernier était sans assistance matérielle et morale des parents. Pour les requérants, les juges nationaux ont mis en doute leur capacité affective et éducative sur la seule base de l’illégalité de leur comportement et ont estimé qu’ils avaient eu recours à la gestation pour autrui par narcissisme. Les requérants rappellent qu’ils avaient été pourtant jugés aptes à devenir parents adoptifs par ces mêmes autorités, et qu’en outre les assistantes sociales, mandatées par le tribunal pour mineurs, avaient rédigé un compte-rendu très favorable à la continuation de la vie commune avec l’enfant. Il y aurait eu des insuffisances flagrantes dans le processus décisionnel ayant conduit aux mesures contestées. Ainsi, les requérants estiment qu’ils ont été considérés comme incapables d’éduquer et aimer l’enfant uniquement sur la base de présomptions et déductions, et sans qu’une expertise ait été ordonnée par les tribunaux.

112. Les requérants observent en outre que les autorités n’ont pas envisagé des mesures autres que la prise en charge définitive de l’enfant.

113. Ils expliquent que le 20 octobre 2011 les agents des services sociaux se sont présentés à leur domicile, alors qu’eux-mêmes n’étaient pas informés de la décision du tribunal, et ont emmené l’enfant. Cette opération aurait provoqué frayeur et détresse. Même au moment de la mise à exécution des mesures il y aurait donc eu disproportion.

114. Enfin, les requérants soulignent que les autorités italiennes n’ont pris aucune mesure pour maintenir les relations entre eux et l’enfant en vue de préserver la possibilité de reconstituer la famille et, bien au contraire, ont interdit tout contact avec l’enfant et ont placé celui-ci dans un endroit inconnu. Pour les requérants, l’impact de ces mesures a été irrémédiable.

115. Les requérants demandent à la Cour de conclure à une violation de l’article 8 de la Convention. Tout en étant conscients qu’une longue période de temps s’est écoulée depuis que l’enfant a été placé sous assistance, et qu’il est souhaitable, dans l’intérêt de l’enfant, que sa situation familiale ne change pas de nouveau, ils estiment qu’une somme accordée au titre de la satisfaction équitable ne serait pas suffisante. Ils souhaitent en effet reprendre contact avec l’enfant.

2. Le Gouvernement

116. Le Gouvernement soutient que la chambre a interprété l’article 8 § 1 de la Convention de manière trop extensive, et l’article 8 § 2 de manière trop restrictive.

117. Se référant au paragraphe 69 de l’arrêt de la chambre, dans lequel la chambre a conclu à l’existence d’une vie familiale de facto entre les requérants et l’enfant, le Gouvernement estime que l’affirmation de la chambre aurait été valable si le lien entre les requérants et l’enfant avait été un lien familial réellement biologique (quoique seulement du côté paternel) et formalisé par un acte de naissance légal, et, surtout, si le temps vécu ensemble avait permis la mise en place d’une réelle vie familiale et de l’exercice effectif de la responsabilité parentale. Or, le Gouvernement observe qu’aucun des requérants n’a un lien biologique avec l’enfant. Il en conclut que la vie familiale n’a en l’espèce jamais commencé.

118. L’acte de naissance litigieux serait également contraire à l’ordre public en raison du fait qu’il mentionne que les requérants sont les parents « biologiques » de l’enfant, ce qui, selon le Gouvernement, est faux. En outre, le Gouvernement s’oppose à l’argument des requérants selon lequel le certificat de naissance délivré par les autorités russes serait conforme à la loi russe. Il explique que cette dernière requiert expressément l’existence d’un lien biologique entre l’enfant et au moins un des parents d’intention. Ce point aurait d’ailleurs été pris en compte par la cour d’appel de Campobasso au moment où elle a décidé de ne pas autoriser l’enregistrement du certificat de naissance (arrêt du 3 avril 2013).

119. Par ailleurs, le Gouvernement soutient qu’en 2011, les requérants ne répondaient plus aux critères d’âge leur permettant d’adopter l’enfant en question. Il ajoute que la vie familiale de facto ne peut pas se fonder sur une situation illégale telle que celle créée par les requérants, qui pouvaient avoir un enfant par l’adoption étant donné qu’ils avaient obtenu l’agrément en 2006. Selon lui, les requérants avaient le choix de ne pas agir contre la loi.

120. Le Gouvernement rappelle par ailleurs que, selon la jurisprudence de la Cour, l’article 8 ne garantit ni le droit de fonder une famille ni le droit d’adopter.

121. Le Gouvernement reproche aux requérants d’avoir pris la responsabilité d’amener en Italie un enfant qui leur était complètement étranger, et ce, en violation de la législation applicable. Pour lui, le choix des intéressés était délibéré et le fait qu’ils ont conclu un contrat pour acheter un nouveau-né a vicié leur situation dès le départ. Le Gouvernement ne voit aucune mesure de nature à régulariser cette situation.

122. En outre, l’État jouit selon lui d’une vaste marge d’appréciation pour ce qui est de la maternité subrogée et des techniques de procréation assistée. Le transport du liquide séminal du requérant serait contraire à la loi sur la procréation assistée ainsi qu’au décret législatif no 191/2007, transposant la directive européenne 2004/23/CE relative à l’établissement de normes de qualité et de sécurité pour le don, l’obtention, le contrôle, la transformation, la conservation, le stockage et la distribution des tissus et cellules humains. En outre, eu égard au fait que l’enfant n’a aucun lien biologique avec les requérants, le Gouvernement doute de la validité du consentement de la mère porteuse et de la régularité du protocole suivi en Russie.

123. Le Gouvernement consacre une partie de ses observations à la question de la non-reconnaissance du certificat de naissance étranger et observe que, selon le code civil italien, la seule mère biologique possible est la mère qui a accouché de l’enfant, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

124. S’agissant des mesures visant à éloigner définitivement l’enfant, le Gouvernement soutient que celles-ci reposaient sur une base légale et convient avec la chambre qu’elles répondaient à un but légitime.

125. Quant à leur nécessité, le Gouvernement souligne que le droit italien ne reconnaît la filiation qu’en présence d’un lien biologique ou qu’en cas d’adoption respectueuse des garanties prévues par la loi sur l’adoption. Selon lui, c’est par ce choix – législatif, politique et éthique – que l’État italien a décidé de protéger l’intérêt des mineurs, et de répondre aux exigences de l’article 3 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Ce choix ne laisserait aucune marge discrétionnaire aux juges.

126. Le Gouvernement estime que les mesures prises par les tribunaux internes reposent sur une évaluation attentive de la situation. Il rappelle que les juridictions pour mineurs – qui prennent leurs décisions collégialement – se composent de deux juges professionnels et de deux magistrats non professionnels ayant une formation spécifique en psychiatrie ou biologie ou anthropologie criminelle ou pédagogie ou psychologie. En l’occurrence, le tribunal de Campobasso aurait pris en compte les aspects psycho-sociaux de l’enfant dans l’évaluation de l’intérêt de celui-ci et aurait douté des capacités des requérants d’aimer et éduquer l’enfant.

127. Le Gouvernement assure que les mesures litigieuses ont été prises afin que l’enfant puisse bénéficier d’une vie privée et familiale dans une autre famille, capable de protéger sa santé et d’assurer son développement sain et sûr et une identité certaine. Les autorités italiennes auraient recherché l’équilibre entre les différents intérêts, et l’intérêt supérieur de l’enfant aurait été la considération primordiale. Pour le Gouvernement, elles ont respecté la législation nationale, conformément à la marge d’appréciation qui leur est accordée en la matière, et ont réagi face au comportement des requérants qui avaient violé la loi sur la procréation assistée.

128. Le Gouvernement fait observer que la Cour de cassation est parvenue à la même conclusion quant à des mesures similaires que les autorités avaient prises dans un cas analogue à celui de l’espèce, où l’enfant était né en Ukraine (paragraphe 70 ci-dessus). Il demande à la Cour de respecter le principe de subsidiarité et la marge d’appréciation laissée aux États et de ne pas substituer son appréciation à celle des autorités nationales.

129. Compte tenu de ces éléments, le Gouvernement estime que la requête ne pose aucun problème sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

130. Enfin, le Gouvernement consacre le dernier chapitre de ses observations à la gestation pour autrui et à la loi sur la procréation médicalement assistée, qui interdit cette pratique. Il souligne que les requérants ont eu recours à une pratique commerciale éthiquement condamnable, à propos de laquelle il n’y a pas de consensus européen. Le Gouvernement critique l’arrêt de la chambre au motif qu’il ne contient pas de chapitre consacré au droit comparé européen en matière de gestation pour autrui. Vu l’absence de règles communes et le fait que certains États admettent la pratique de la maternité de substitution, le Gouvernement dénonce la croissance du « tourisme procréatif » et observe que les problèmes juridiques dans ce domaine sont épineux en raison du manque d’harmonisation entre les systèmes juridiques des États. Il estime que, face à ce défaut d’harmonisation et à l’absence de réglementation internationale, la Cour doit reconnaître dans ce domaine une ample marge d’appréciation aux États.

C. Appréciation de la Cour

1. Considérations préliminaires

131. La Cour note d’emblée que l’enfant T.C. est né d’un embryon issu d’un don d’ovocytes et d’un don de sperme provenant de donneurs inconnus, et a été mis au monde en Russie par une femme russe qui a renoncé à ses droits sur lui. Les requérants n’ont donc aucun lien biologique avec l’enfant. Les intéressés ont payé une somme de près de 50 000 EUR pour recevoir cet enfant. Les autorités russes ont délivré un certificat de naissance attestant qu’ils en étaient les parents au regard du droit russe. Les requérants ont ensuite décidé d’amener l’enfant en Italie et d’y vivre avec lui. L’origine génétique de cet enfant demeure inconnue. L’espèce concerne donc des requérants qui, en dehors de toute procédure d’adoption régulière, ont introduit sur le territoire italien un enfant – ne présentant aucun lien biologique avec au moins l’un d’eux – provenant de l’étranger, et conçu – selon les juridictions nationales – à l’aide de techniques de procréation assistée illégales au regard du droit italien.

132. La Cour note que, dans les affaires Mennesson c. France (no 65192/11, CEDH 2014 (extraits)) et Labassee c. France (no 65941/11, 26 juin 2014), deux couples de parents d’intention avaient eu recours à la gestation pour autrui aux États-Unis et s’étaient installés avec leurs enfants en France. Dans ces affaires, l’existence d’un lien biologique entre le père et les enfants était avérée, et les autorités françaises n’avaient à aucun moment envisagé de séparer les enfants des parents. La question au cœur de ces affaires était le refus de transcrire l’acte de naissance établi à l’étranger, dont la conformité au droit du pays d’origine n’était pas contestée, ainsi que le droit des enfants à la reconnaissance de leur filiation. Les parents et les enfants étaient tous requérants devant la Cour.

133. Contrairement aux affaires Mennesson et Labassee ci-dessus, la présente affaire ne porte pas sur la transcription du certificat de naissance étranger et sur la reconnaissance de la filiation d’un enfant issu d’une gestation pour autrui (paragraphe 84 ci-dessus). La question qui se pose en l’espèce porte sur les mesures adoptées par les autorités italiennes ayant entraîné la séparation définitive de l’enfant et des requérants. Les juridictions internes ont d’ailleurs affirmé qu’il ne s’agissait pas d’une gestation pour autrui « traditionnelle », dès lors que le matériel biologique des requérants n’avait pas été utilisé. Elles ont mis l’accent sur le non-respect de la procédure prévue par les dispositions sur l’adoption internationale et sur la violation de l’interdiction d’utiliser des gamètes provenant de donneurs au sens de l’article 4 de la loi sur la procréation médicalement assistée (voir le passage pertinent de la décision du tribunal pour mineurs, paragraphe 37 ci-dessus).

134. Les questions juridiques au cœur de la présente affaire sont donc les suivantes : tout d’abord, il convient de déterminer si, au vu des circonstances décrites ci-dessus, l’article 8 est applicable puis, dans l’affirmative, si les mesures urgentes ordonnées par le tribunal pour mineurs – qui ont entraîné l’éloignement de l’enfant – s’analysent en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale et/ou de leur vie privée au sens de l’article 8 § 1 de la Convention et, le cas échéant, si les mesures en question ont été prises conformément à l’article 8 § 2 de la Convention.

135. La Cour rappelle enfin que l’enfant T.C. n’est pas requérant dans la procédure devant elle, la chambre ayant écarté les griefs soulevés par les requérants en son nom (paragraphe 86 ci-dessus). La Cour est donc appelée à se prononcer uniquement sur les griefs soulevés par les requérants en leur propre nom (voir, a contrario, Mennesson, précité, §§ 96-102, et Labassee, précité, §§ 75-81).

2. Applicabilité de l’article 8 de la Convention

136. La Cour rappelle que la chambre a conclu à l’existence d’une vie familiale de facto entre les requérants et l’enfant (paragraphe 69 de l’arrêt de la chambre). Elle a estimé en outre que la situation dénoncée relevait également de la vie privée du requérant, au motif que l’enjeu pour ce dernier tenait à ce que l’existence d’un lien biologique avec l’enfant fût établie (paragraphe 70 de l’arrêt de la chambre). Dès lors, l’article 8 de la Convention s’appliquait en l’espèce.

137. Le Gouvernement conteste l’existence d’une vie familiale en l’occurrence, arguant essentiellement du défaut de lien biologique entre les requérants et l’enfant, et de l’illégalité du comportement des requérants au regard du droit italien : il soutient que, vu le comportement contraire à la loi adopté par les requérants, aucun lien protégé par l’article 8 de la Convention ne saurait exister entre eux et l’enfant. Il fait valoir que, de plus, les requérants ont vécu seulement huit mois avec l’enfant.

138. Les requérants demandent à la Cour de reconnaître l’existence d’une vie familiale, malgré l’absence de lien biologique avec l’enfant et de reconnaissance de la filiation en droit italien. Ils avancent pour l’essentiel qu’un lien juridique de parenté est reconnu en droit russe et qu’ils ont tissé des liens affectifs étroits avec l’enfant pendant les huit premiers mois de sa vie.

139. La Cour se doit dès lors de répondre à la question de savoir si les faits de la présente affaire relèvent de la vie familiale et/ou de la vie privée des requérants.

a) Vie familiale

i. Principes pertinents

140. La question de l’existence ou de l’absence d’une vie familiale est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31, et K. et T. c. Finlande, précité, § 150). La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne les relations fondées sur le mariage, et aussi d’autres liens « familiaux » de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital ou lorsque d’autres facteurs démontrent qu’une relation a suffisamment de constance (Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30 , série A no 297-C, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 55, série A no 112, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 36, Recueil 1997 II).

141. Les dispositions de l’article 8 ne garantissent ni le droit de fonder une famille ni le droit d’adopter (E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 41, 22 janvier 2008). Le droit au respect d’une « vie familiale » ne protège pas le simple désir de fonder une famille ; il présuppose l’existence d’une famille (Marckx, précité, § 31), voire au minimum d’une relation potentielle qui aurait pu se développer, par exemple, entre un père naturel et un enfant né hors mariage (Nylund c. Finlande (déc.), no27110/95, CEDH 1999-VI), d’une relation née d’un mariage non fictif, même si une vie familiale ne se trouvait pas encore pleinement établie (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 62, série A no 94), d’une relation entre un père et son enfant légitime, même s’il s’est avéré des années après que celle-ci n’était pas fondée sur un lien biologique (Nazarenko c. Russie, no 39438/13, § 58, CEDH 2015 (extraits)) ou encore d’une relation née d’une adoption légale et non fictive (Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 148, CEDH 2004 V (extraits)).

ii. Application en l’espèce

142. Il n’est pas contesté qu’il n’existe aucun lien biologique entre les requérants et l’enfant. Les parties ont toutefois présenté des arguments divergents quant à la question de savoir si les requérants étaient unis à l’enfant par un lien juridique de parenté reconnu en droit russe (paragraphes 107 et 118 ci-dessus).

143. Il est vrai que, comme l’indique le Gouvernement dans ses observations (paragraphe 118 ci-dessus), la question de la conformité au droit russe du certificat de naissance a été examinée par la cour d’appel de Campobasso, qui a confirmé le refus d’enregistrer le certificat litigieux, estimant que celui-ci était contraire au droit russe (paragraphe 47 ci dessus). Les requérants n’ont pas contesté cette thèse devant la Cour de cassation (paragraphe 84 ci-dessus).

144. Cependant, le libellé des dispositions de droit russe applicables le 27 février 2011, date de la naissance de l’enfant, et le 10 mars 2011, date à laquelle les requérants furent enregistrés comme parents à Moscou, semble confirmer la thèse des requérants devant la Cour selon laquelle l’existence d’un lien biologique entre l’enfant à naître et les parents d’intention n’était à l’époque des faits pas explicitement requis en droit russe (paragraphes 73-74 et 107 ci-dessus). En outre, le certificat en question se borne à indiquer que les requérants étaient les « parents », sans préciser s’ils étaient les parents biologiques (paragraphe 16 ci-dessus).

145. La Cour note que la question de la conformité au droit russe du certificat de naissance n’a pas été examinée par le tribunal pour mineurs, dans le cadre des mesures urgentes adoptées à l’égard de l’enfant.

146. Devant les juridictions italiennes, l’autorité parentale que les requérants ont exercée sur l’enfant a été implicitement reconnue dans la mesure où celle-ci a fait l’objet d’une demande de suspension (paragraphe 23 ci-dessus). Cependant, l’autorité parentale en question était précaire, pour les raisons suivantes.

147. La situation des requérants se heurtait au droit national. Selon le tribunal pour mineurs de Campobasso (paragraphe 37 ci-dessus), et indépendamment des aspects de droit pénal, les requérants étaient dans l’illégalité, d’une part pour avoir amené en Italie un enfant étranger ne présentant aucun lien biologique avec au moins l’un d’eux, en violation des règles fixées en matière d’adoption internationale et, d’autre part, pour avoir souscrit un accord prévoyant la remise du liquide séminal du requérant pour la fécondation d’ovocytes d’une autre femme, ce qui était contraire à l’interdiction de la procréation assistée hétérologue.

148. La Cour doit rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, la relation entre les requérants et l’enfant relève de la vie familiale au sens de l’article 8. La Cour accepte, dans certaines situations, l’existence d’une vie familiale de facto entre un adulte ou des adultes et un enfant en l’absence de liens biologiques ou d’un lien juridiquement reconnu, sous réserve qu’il y ait des liens personnels effectifs.

149. En dépit de l’absence de liens biologiques et d’un lien de parenté juridiquement reconnu par l’État défendeur, la Cour a estimé qu’il y avait vie familiale entre les parents d’accueil qui avaient pris soin temporairement d’un enfant et ce dernier, et ce en raison des forts liens personnels existants entre eux, du rôle assumé par les adultes vis-à-vis de l’enfant, et du temps vécu ensemble (Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, § 48, 27 avril 2010, et Kopf et Liberda c. Autriche,no1598/06, § 37, 17 janvier 2012). Dans l’affaire Moretti et Benedetti, la Cour a attaché de l’importance au fait que l’enfant était arrivée à l’âge d’un mois dans la famille et que, pendant dix-neuf mois, les requérants avaient vécu avec l’enfant les premières étapes importantes de sa jeune vie. Elle avait constaté, en outre, que les expertises conduites sur la famille montraient que la mineure y était bien insérée et qu’elle était profondément attachée aux requérants et aux enfants de ces derniers. Les requérants avaient également assuré le développement social de l’enfant. Ces éléments ont suffi à la Cour pour dire qu’il existait entre les requérants et l’enfant un lien interpersonnel étroit et que les requérants se comportaient à tous égards comme ses parents de sorte que des « liens familiaux » existaient « de facto » entre eux (Moretti et Benedetti, précité, §§ 49-50). Dans l’affaire Kopf et Liberda, il s’agissait d’une famille d’accueil, qui s’était occupée pendant environ quarante-six mois d’un enfant arrivé à l’âge de deux ans. Là aussi, la Cour a conclu à l’existence d’une vie familiale, compte tenu de ce que les requérants avaient réellement à cœur le bien-être de l’enfant et compte tenu du lien affectif existant entre les intéressés (Kopf et Liberda, précité, § 37).

150. En outre, dans l’affaire Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg (no 76240/01, § 117, 28 juin 2007) – où il était question de l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance au Luxembourg d’une décision judiciaire péruvienne prononçant l’adoption plénière de la deuxième requérante au profit de la première requérante – la Cour a reconnu l’existence d’une vie familiale en l’absence d’une reconnaissance juridique de l’adoption. Elle a pris en compte la circonstance que des liens familiaux de facto existaient depuis plus de dix ans entre les requérantes et que Mme Wagner se comportait à tous égards comme la mère de la mineure.

151. Il y a donc lieu d’examiner en l’espèce la qualité des liens, le rôle assumé par les requérants vis-à-vis de l’enfant et la durée de la cohabitation entre eux et l’enfant. La Cour estime que les requérants avaient conçu un projet parental et assumaient leur rôle de parents vis à vis de l’enfant (voir, a contrario, Giusto, Bornacin et V. c. Italie (déc.), no 38972/06, 15 mai 2007). Ils avaient tissé de forts liens affectifs avec celui-ci dans les premières étapes de sa vie, dont la qualité ressort d’ailleurs du rapport de l’équipe d’assistantes sociales demandé par le tribunal pour mineurs (paragraphe 25 ci-dessus).

152. Quant à la durée de la cohabitation entre les requérants et l’enfant en l’espèce, la Cour relève qu’il y a eu six mois de cohabitation entre les requérants et l’enfant en Italie, précédés d’une période d’environ deux mois entre la requérante et l’enfant en Russie.

153. Il serait certes inapproprié de définir une durée minimale de vie commune qui puisse caractériser l’existence d’une vie familiale de facto, étant donné que l’appréciation de toute situation doit tenir compte de la « qualité » du lien et des circonstances de chaque espèce. Toutefois, la durée de la relation à l’enfant est un facteur clé pour que la Cour reconnaisse l’existence d’une vie familiale. Dans l’affaire Wagner et J.M.W.L. précitée, la vie commune avait duré plus de dix ans. Ou encore, dans l’affaire Nazarenko (précitée, § 58) dans laquelle un homme marié avait assumé le rôle paternel avant de découvrir qu’il n’était pas le père biologique de l’enfant, la vie commune s’était étendue sur plus de cinq ans.

154. Il est vrai qu’en l’occurrence, la durée de la vie commune avec l’enfant a été supérieure à celle de l’affaire D. et autres c. Belgique, ((déc.), no 29176/13, § 49, 8 juillet 2014), dans laquelle la Cour a estimé qu’il y avait vie familiale protégée par l’article 8 pour une cohabitation ayant duré seulement deux mois avant la séparation provisoire d’un couple belge et d’un enfant né en Ukraine d’une mère porteuse. Toutefois, dans cette affaire, il y avait un lien biologique entre l’enfant et au moins l’un des parents, et la cohabitation avait repris par la suite.

155. Quant à l’argument du requérant selon lequel il était convaincu d’être le père biologique de l’enfant étant donné qu’il avait remis son propre liquide séminal à la clinique, la Cour estime que cette conviction – qui a été démentie en août 2011 par le résultat du test ADN – ne peut pas compenser la courte durée de la vie commune avec l’enfant (voir, a contrario, Nazarenko, précité, § 58) et ne suffit donc pas pour qu’il y ait une vie familiale de facto.

156. Même si la fin de leur relation avec l’enfant n’est pas directement imputable aux requérants en l’espèce, elle est tout de même la conséquence de la précarité juridique qu’ils ont eux-mêmes donné aux liens en question en adoptant une conduite contraire au droit italien et en venant s’installer en Italie avec l’enfant. Les autorités italiennes ont rapidement réagi à cette situation en demandant la suspension de l’autorité parentale et en ouvrant une procédure d’adoptabilité (paragraphes 22-23 ci-dessus). En effet, l’espèce se distingue des affaires précitées Kopf, Moretti et Benedetti, et Wagner, dans lesquelles le placement de l’enfant auprès des requérants était soit reconnu soit toléré par les autorités.

157. Compte tenu des éléments ci-dessus, à savoir l’absence de tout lien biologique entre l’enfant et les parents d’intention, la courte durée de la relation avec l’enfant et la précarité des liens du point de vue juridique, et malgré l’existence d’un projet parental et la qualité des liens affectifs, la Cour estime que les conditions permettant de conclure à l’existence d’une vie familiale de facto ne sont pas remplies.

158. Partant, la Cour conclut à l’absence de vie familiale en l’espèce.

b) Vie privée

i. Principes pertinents

159. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre l’intégrité physique et morale de la personne (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91) et, à un certain degré, le droit, pour l’individu, de nouer et développer des relations avec ses semblables (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251-B). Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). La notion de vie privée englobe aussi le droit au développement personnel ou encore le droit à l’autodétermination (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002 III), de même que le droit au respect des décisions de devenir ou de ne pas devenir parent (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007-I, et A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 212, CEDH 2010).

160. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Dickson c. Royaume-Uni ([GC], no 44362/04, § 66, CEDH 2007-V), où était en cause le refus d’octroyer aux requérants – un détenu et son épouse – la possibilité de pratiquer une insémination artificielle, la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 8 au motif que la technique de procréation en question concernait la vie privée et familiale des intéressés, précisant que cette notion englobait un droit pour eux à voir respecter leur décision de devenir parents génétiques. Dans l’affaire S.H. et autres c. Autriche ([GC], no 57813/00, § 82, CEDH 2011) – qui concernait des couples désireux d’avoir un enfant en ayant recours au don de gamètes – la Cour a considéré que le droit des couples à concevoir un enfant et à recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée relevait de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale.

ii. Application au cas d’espèce

161. La Cour estime qu’il n’y a aucune raison valable de comprendre la notion de « vie privée » comme excluant les liens affectifs s’étant créés et développés entre un adulte et un enfant en dehors de situations classiques de parenté. Ce type de liens relève également de la vie et de l’identité sociale des individus. Dans certains cas impliquant une relation entre des adultes et un enfant qui ne présentent aucun lien biologique ou juridique, les faits peuvent néanmoins relever de la « vie privée » (X. c. Suisse, no 8257/78, décision de la Commission du 10 juillet 1978, Décisions et rapports 5 ; voir aussi, mutatis mutandis, Niemietz, précité, § 29).

162. En particulier, dans l’affaire X. c. Suisse précité, la Commission a examiné le cas d’une personne à laquelle des amis avaient confié leur enfant afin qu’elle s’en occupe, ce qu’elle avait fait. Lorsque, des années plus tard, les autorités avaient décidé que l’enfant ne pouvait plus rester avec la personne en question, les parents ayant demandé à le reprendre en charge, la requérante avait introduit un recours en vue de pouvoir garder l’enfant et avait invoqué l’article 8 de la Convention. La Commission a estimé que la vie privée de l’intéressée était en jeu, car elle s’était fortement attachée à cet enfant.

163. En l’espèce la Cour relève que les requérants avaient conçu un véritable projet parental, en passant d’abord par des tentatives de fécondation in vitro, puis en demandant et obtenant l’agrément pour adopter, et, enfin, en se tournant vers le don d’ovules et le recours à une mère porteuse. Une grande partie de leur vie était projetée vers l’accomplissement de leur projet, devenir parents en vue d’aimer et éduquer un enfant. Est en cause dès lors le droit au respect de la décision des requérants de devenir parents (S.H. et autres c. Autriche, précité, § 82), ainsi que le développement personnel des intéressés à travers le rôle de parents qu’ils souhaitaient assumer vis-à-vis de l’enfant. Enfin, dès lors que la procédure devant le tribunal pour mineurs se rapportait à la question de l’existence de liens biologiques entre l’enfant et le requérant, cette procédure et l’établissement des données génétiques ont eu un impact sur l’identité de ce dernier, ainsi que sur la relation des deux requérants.

164. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les faits de la cause relèvent de la vie privée des requérants.

c) Conclusion

165. Compte tenu de ces éléments, la Cour conclut à l’absence de vie familiale entre les requérants et l’enfant. Elle estime en revanche que les mesures litigieuses relèvent de la vie privée des requérants. Il s’ensuit que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer de ce chef.

3. Observation de l’article 8 de la Convention

166. En l’espèce, les requérants ont été affectés par les décisions judiciaires ayant conduit à l’éloignement de l’enfant et à la prise en charge par les services sociaux de celui-ci en vue de son adoption. La Cour estime que les mesures adoptées à l’égard de l’enfant – éloignement, placement en foyer sans contact avec les requérants, mise sous tutelle – s’analysent en une ingérence dans la vie privée des requérants.

167. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si elle peut se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de cette disposition, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes énumérés dans cette disposition et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.

a) « Prévue par la loi »

168. Les requérants soutiennent que l’application du droit italien et, en particulier, de l’article 8 de la loi sur l’adoption – qui définit le mineur en état d’abandon comme un enfant dépourvu de toute assistance morale ou matérielle de la part des parents ou de la famille tenus de fournir cette assistance – relève d’un choix arbitraire de la part des juridictions italiennes.

169. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les mots « prévue par la loi » imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012). Toutefois, il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998-II, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 140 ; voir aussi Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 127, CEDH 2015).

170. À l’instar de la chambre (paragraphe 72 de l’arrêt de la chambre), la Grande Chambre estime que le choix des tribunaux nationaux d’appliquer le droit italien quant à la filiation et de ne pas se baser sur le certificat de naissance délivré par les autorités russes et apostillé est compatible avec la Convention de la Haye de 1961 (paragraphe 75 ci-dessus). En effet, aux termes de l’article 5 de cette Convention, le seul effet de l’apostille est celui de certifier l’authenticité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu. Il ressort du rapport explicatif de cette convention que l’apostille n’atteste pas la véracité du contenu de l’acte sous-jacent. Cette limitation des effets juridiques découlant de la Convention de la Haye a pour but de préserver le droit des États signataires d’appliquer leurs propres règles en matière de conflits de lois lorsqu’ils doivent décider du poids à attribuer au contenu du document apostillé.

171. En l’espèce, le tribunal pour mineurs a appliqué la règle de conflits de lois italienne, qui prévoit que la filiation est déterminée par la loi nationale de l’enfant au moment de la naissance (loi sur le droit international privé, paragraphe 57 ci-dessus). Cependant, l’enfant étant issu de gamètes de donneurs inconnus, sa nationalité n’était pas établie aux yeux des juridictions italiennes.

172. L’article 37bis de la loi sur l’adoption prévoit que la loi italienne s’applique aux mineurs étrangers qui sont en Italie pour ce qui est de l’adoption, du placement et des mesures urgentes (paragraphes 63 et 65 ci-dessus). La situation de l’enfant T.C., dont la nationalité n’est pas connue et qui est né à l’étranger de parents biologiques inconnus, a été assimilée à celle d’un enfant étranger.

173. En pareille situation, la Cour estime qu’il était prévisible que l’application du droit italien par les juridictions nationales aboutisse au constat que l’enfant était en état d’abandon.

174. Il s’ensuit que l’ingérence dans la vie privée des requérants était « prévue par la loi ».

b) But légitime

175. Le Gouvernement marque son accord avec l’arrêt de la chambre qui a accepté que les mesures en question visaient la « défense de l’ordre » et la protection des « droits et libertés » de l’enfant.

176. Pour leur part, les requérants contestent que ces mesures servaient à protéger les « droits et libertés » de l’enfant.

177. Dans la mesure où la conduite des requérants se heurtait à la loi sur l’adoption et à l’interdiction en droit italien des techniques de procréation assistée hétérologue, la Grande Chambre admet le point de vue de la chambre selon lequel les mesures prises à l’égard de l’enfant tendaient à la « défense de l’ordre ». Par ailleurs, elle admet que ces mesures visaient également la protection des « droits et libertés » d’autrui. En effet, la Cour juge légitime au regard de l’article 8 § 2 la volonté des autorités italiennes de réaffirmer la compétence exclusive de l’État pour reconnaître un lien de filiation – et ce uniquement en cas de lien biologique ou d’adoption régulière – dans le but de préserver les enfants.

178. Partant les mesures litigieuses répondaient à des buts légitimes.

c) Nécessité dans une société démocratique

i. Principes pertinents

179. La Cour rappelle que pour apprécier la « nécessité » des mesures litigieuses « dans une société démocratique », il lui faut examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour les justifier sont pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 (voir, parmi beaucoup d’autres,Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 168, CEDH 2015, S.H. et autres c. Autriche, précité, § 91, et K. et T. c. Finlande, précité, § 154).

180. Dans une affaire issue d’une requête individuelle, la Cour n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait une législation ou une pratique contestée, mais elle doit autant que possible se limiter, sans oublier le contexte général, à traiter les questions soulevées par le cas concret dont elle se trouve saisie (S.H. et autres c. Autriche, précité, § 92, et Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 54, série A no 130). Elle n’a donc pas à substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales compétentes s’agissant de déterminer le meilleur moyen de réglementer la question – complexe et sensible – de la relation entre des parents d’intention et un enfant né à l’étranger dans le cadre d’un accord commercial de gestation pour autrui et à l’aide d’une méthode de procréation médicalement assistée qui sont tous deux interdits dans l’État défendeur.

181. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la notion de nécessité implique que l’ingérence corresponde à un besoin social impérieux et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi eu égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (A, B et C c. Irlande, précité, § 229). Pour déterminer si une ingérence est « nécessaire, dans une société démocratique », il y a lieu de tenir compte du fait qu’une marge d’appréciation est laissée aux autorités nationales, dont la décision demeure soumise au contrôle de la Cour, compétente pour en vérifier la conformité aux exigences de la Convention (X, Y et Z c. Royaume-Uni, précité, § 41).

182. La Cour rappelle que, pour se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’Etat dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs (voir, parmi de nombreux exemples, S.H. et autres c. Autriche, précité, § 94, etHämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 67, CEDH 2014). Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (Evans, précité, § 77). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large (Evans, précité, § 77, et A, B et C c. Irlande, précité, § 232). La marge d’appréciation est de façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Evans, précité, § 77 et Dickson, précité, § 78).

183. Si les autorités jouissent d’une grande latitude en matière d’adoption (Wagner et J.M.W.L., précité, § 128) ou pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 67, CEDH 2002 I), en particulier lorsqu’il y a urgence, la Cour doit néanmoins avoir acquis la conviction que dans l’affaire en question, il existait des circonstances justifiant le retrait de l’enfant (Zhou c. Italie, no 33773/11, § 55, 21 janvier 2014).

184. Quant à la reconnaissance par elle du fait que les États doivent en principe se voir accorder une ample marge d’appréciation s’agissant de questions qui suscitent de délicates interrogations d’ordre éthique pour lesquelles il n’y a pas de consensus à l’échelle européenne, la Cour renvoie à l’approche nuancée qu’elle a adoptée sur la question de la fécondation assistée hétérologue dans l’affaire S.H. et autres (précitée, §§ 95-118), et à son analyse concernant la gestation pour autrui et la reconnaissance juridique du lien de filiation entre les parents d’intention et les enfants ainsi légalement conçus à l’étranger dans l’arrêt Mennesson(précité, §§ 78-79).

ii. Application au cas d’espèce

185. Les requérants allèguent que l’éloignement de l’enfant n’était ni nécessaire ni fondé sur des motifs pertinents et suffisants, et que les juridictions nationales ont pris leur décision en se basant uniquement sur la défense de l’ordre public, sans procéder à l’évaluation des intérêts en jeu. À cet égard, ils observent que les rapports établis par les services sociaux et par la psychologue consultante désignée par eux – qui étaient extrêmement positifs quant à leur capacité d’aimer l’enfant et d’en prendre soin – n’ont pas du tout été pris en compte par les tribunaux.

186. Le Gouvernement soutient que les décisions rendues par les tribunaux étaient nécessaires pour rétablir la légalité et qu’elles ont tenu compte de l’intérêt de l’enfant.

187. La Cour doit dès lors évaluer les mesures visant l’éloignement immédiat et définitif de l’enfant et leur impact sur la vie privée des requérants.

188. Elle note à cet égard que les juridictions nationales ont fondé leurs décisions sur l’absence de tout lien génétique entre les requérants et l’enfant et sur la violation de la législation nationale relative à l’adoption internationale et à la procréation médicalement assistée. Les mesures prises par les autorités ont visé la rupture immédiate et définitive de tout contact entre les requérants et l’enfant, ainsi que le placement de celui-ci dans un foyer et sa mise sous tutelle.

189. Dans sa décision du 20 octobre 2011, le tribunal pour mineurs de Campobasso a pris en compte les éléments suivants (paragraphe 37 ci dessus). La requérante avait déclaré ne pas être la mère génétique ; les ovules provenaient d’une femme inconnue ; le test ADN effectué sur le requérant et sur l’enfant avait démontré qu’il n’existait aucun lien génétique entre eux ; les requérants avaient payé une importante somme d’argent ; contrairement à ses dires, rien ne prouvait que le matériel génétique du requérant ait été réellement transporté en Russie. Cela étant, il ne s’agissait pas d’un cas de maternité subrogée traditionnelle, car l’enfant n’avait aucun lien génétique avec les requérants. La seule certitude avait trait à l’identité de la mère porteuse, qui n’était pas la mère génétique et qui avait renoncé à ses droits sur l’enfant après l’avoir mis au monde. Les parents génétiques demeuraient inconnus. Les requérants étaient dans l’illégalité car, en premier lieu, ils avaient emmené un enfant en Italie sans respecter la loi sur l’adoption. Or aux termes de celle-ci, avant d’emmener un enfant étranger en Italie, les candidats à l’adoption internationale doivent en fait s’adresser à un organisme agréé pour rechercher un enfant, puis solliciter l’intervention de la commission pour les adoptions internationales, seul organe compétent pour autoriser l’entrée et la résidence permanente d’un mineur étranger en Italie. L’article 72 de cette loi sanctionne les comportements contrevenant à ces règles, mais l’évaluation de l’aspect pénal de la situation ne relevait pas de la compétence du tribunal pour mineurs. En deuxième lieu, l’accord conclu par les requérants avec la société Rosjurconsulting était contraire à la loi sur la procréation médicalement assistée qui interdisait en son article 4 la fécondation assistée hétérologue. Il fallait mettre un terme à cette situation illégale et la seule façon de le faire était d’éloigner l’enfant des requérants.

190. Tout en reconnaissant que l’enfant subirait un préjudice du fait de la séparation, le tribunal pour mineurs a estimé que, vu la courte période passée avec les requérants et son bas âge, ce traumatisme ne serait pas irréparable, et ce contrairement à l’avis de la psychologue désignée par les requérants. Il a déclaré que la recherche d’un autre couple pouvant prendre en charge l’enfant et apaiser les conséquences du traumatisme devrait être immédiatement entamée. Il a ajouté que, eu égard au fait que les requérants avaient préféré court-circuiter la loi sur l’adoption malgré l’agrément qu’ils avaient obtenu, on pouvait penser que l’enfant résultait d’un désir narcissique du couple ou qu’il était destiné à résoudre des problèmes de couple. En conséquence, le tribunal a exprimé des doutes quant à la réelle capacité affective et éducative des requérants.

191. Par ailleurs, la cour d’appel de Campobasso a confirmé la décision du tribunal pour mineurs, en estimant elle aussi que l’enfant était en « état d’abandon » au sens de la loi sur l’adoption. Elle a souligné l’urgence à décider des mesures le concernant, sans attendre l’issue de la procédure portant sur la transcription du certificat de naissance (paragraphe 40 ci dessus).

α. Marge d’appréciation

192. La Cour doit examiner si ces motifs sont pertinents et suffisant et si les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts privés et publics concurrents. Pour ce faire, elle doit au préalable déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder à l’État en la matière.

193. D’après les requérants, la marge d’appréciation est restreinte, étant donné que l’objet de la présente affaire est la mesure d’éloignement définitif de l’enfant et que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer (paragraphe 110 ci-dessus). Pour le Gouvernement, les autorités disposent d’une ample marge d’appréciation pour ce qui est de la maternité subrogée et des techniques de procréation médicalement assistée (paragraphe 122 ci dessus).

194. La Cour observe que les faits de la cause touchent à des sujets éthiquement sensibles – adoption, prise en charge par l’État d’un enfant, procréation médicalement assistée et gestation pour autrui – pour lesquels les États membres jouissent d’une ample marge d’appréciation (paragraphe 182 ci-dessus).

195. Contrairement à la situation dans l’arrêt Mennesson (précité, §§ 80 et 96 97), la question de l’identité de l’enfant et de la reconnaissance de sa filiation génétique ne se pose pas en l’espèce puisque, d’une part, un éventuel refus par l’État de donner une identité à l’enfant ne peut être contesté par les requérants, qui ne représentent pas celui-ci devant la Cour et, d’autre part, il n’existe aucun lien biologique entre l’enfant et les requérants. En outre, la présente affaire ne concerne pas le choix de devenir parents génétiques, domaine dans lequel la marge d’appréciation des États est restreinte (Dickson, précité, § 78). Cependant, les choix opérés par l’État, même dans les cas où, comme en l’espèce, il jouit d’une ample marge d’appréciation, n’échappent pas au contrôle de la Cour. Il incombe à celle-ci d’examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par cette solution (voir, mutatis mutandis, S.H. et autres c. Autriche, précité, § 97).

β. Motifs pertinents et suffisants

196. Quant aux motifs avancés par les autorités internes, la Cour observe que celles-ci se sont fondées en particulier sur deux séries d’arguments : premièrement, elles ont eu égard à l’illégalité de la conduite des requérants et, deuxièmement, à l’urgence qu’il y avait à prendre des mesures concernant l’enfant, qu’elles considéraient comme étant « en état d’abandon » au sens de l’article 8 de la loi sur l’adoption.

197. La Cour ne doute pas de la pertinence des motifs invoqués par les juridictions internes. Ces motifs sont directement liés au but légitime de la défense de l’ordre et aussi de la protection de l’enfant – pas seulement de celui dont il est question en l’espèce mais des enfants en général – eu égard à la prérogative de l’État d’établir la filiation par l’adoption et par l’interdiction de certaines techniques de procréation médicalement assistée (paragraphe 177 ci-dessus).

198. Quant à la question de savoir si les motifs avancés par les juridictions internes étaient également suffisants, la Grande Chambre rappelle que, contrairement à la chambre, elle estime que les faits de la cause ne relèvent pas de la notion de vie familiale, mais uniquement de la vie privée. Ainsi, il convient d’examiner l’affaire non pas du point de vue de la préservation d’une unité familiale, mais plutôt sous l’angle du droit des requérants au respect de leur vie privée, dès lors que ce qui est en jeu en l’espèce est leur droit au développement personnel au travers de leur relation avec l’enfant.

199. Dans les circonstances particulières de la cause, la Cour estime que les motifs donnés par les juridictions internes, qui étaient centrés sur la situation de l’enfant et sur l’illégalité de la conduite des requérants, étaient suffisants.

γ. Proportionnalité

200. Il reste à examiner si les mesures litigieuses étaient proportionnées au but légitime poursuivi, en particulier si les juridictions internes, agissant dans le cadre de l’ample marge d’appréciation qui leur était accordée en l’espèce, ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu.

201. Les juridictions internes ont attaché une grande importance au non-respect par les requérants de la loi sur l’adoption et au fait qu’ils ont eu recours à l’étranger à des méthodes de procréation médicalement assistée interdites en Italie. Dans le cadre de la procédure interne, les tribunaux, qui se sont concentrés sur la nécessité impérieuse de prendre des mesures urgentes, ne se sont pas étendus sur les intérêts généraux en jeu ni n’ont abordé explicitement les questions éthiquement sensibles sous-jacentes aux dispositions juridiques transgressées par les requérants.

202. Dans la procédure devant la Cour, le gouvernement défendeur a expliqué que, en droit italien, la filiation peut être établie soit par l’existence d’un lien biologique soit par une adoption respectant les règles établies par la loi. D’après lui, le législateur italien, par ce choix, cherchait à protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, comme le requiert l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant. La Cour admet que, en interdisant l’adoption privée fondée sur une relation contractuelle entre les individus et en restreignant le droit des parents adoptifs de faire entrer des mineurs étrangers en Italie aux cas dans lesquels les règles sur l’adoption internationale sont respectées, le législateur italien s’efforce de protéger les enfants contre des pratiques illicites, dont certaines peuvent être qualifiées de trafic d’êtres humains.

203. Par ailleurs, le Gouvernement s’est fondé sur l’argument selon lequel les solutions retenues devaient être examinées dans le contexte de l’interdiction en droit italien des conventions de gestation pour autrui. Il ne fait aucun doute que le recours à de telles conventions soulève des questions éthiques sensibles sur lesquelles il n’existe aucun consensus parmi les États contractants (Mennesson, précité, § 79). En interdisant la gestation pour autrui, l’État italien estime poursuivre l’intérêt général de la protection des femmes et des enfants potentiellement concernés par des pratiques qu’il perçoit comme étant hautement problématiques d’un point de vue éthique. Comme le Gouvernement le souligne, cette politique revêt d’autant plus d’importance lorsque, comme en l’espèce, des contrats commerciaux de gestation pour autrui sont en jeu. Cet intérêt général sous-jacent entre également en jeu s’agissant des mesures prises par l’État pour dissuader ses ressortissants d’avoir recours à l’étranger à des pratiques qui sont interdites sur son propre territoire.

204. En somme, les juridictions internes avaient pour souci principal de mettre fin à une situation illégale. Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour admet que les lois qui ont été transgressées par les requérants et les mesures qui ont été prises en réponse à leur conduite avaient vocation à protéger des intérêts généraux importants.

205. Concernant les intérêts privés en jeu, il y a ceux de l’enfant d’une part et ceux des requérants de l’autre.

206. Quant aux intérêts de l’enfant, la Cour rappelle que le tribunal des mineurs de Campobasso a eu égard à l’absence de lien biologique entre les requérants et l’enfant, et a déclaré qu’un couple susceptible de prendre soin de lui devait être identifié dès que possible. Compte tenu du jeune âge de l’enfant et de la courte période qu’il avait passée avec les requérants, le tribunal n’a pas souscrit à l’expertise d’une psychologue soumise par les requérants, selon laquelle la séparation aurait des conséquences dévastatrices pour l’enfant. Renvoyant à la littérature en la matière, le tribunal a estimé que le simple fait d’être séparé des personnes prenant soin de lui n’entraînerait pas un état psychopathologique chez le mineur en l’absence d’autres facteurs de causalité. Il a conclu que le traumatisme causé par la séparation ne serait pas irréparable.

207. Quant à l’intérêt des requérants à poursuivre leur relation avec l’enfant, le tribunal des mineurs a relevé que rien dans le dossier ne venait confirmer les déclarations des intéressés selon lesquelles ils avaient remis à la clinique russe le matériel génétique du requérant. Le tribunal a ajouté qu’après avoir obtenu l’agrément à l’adoption internationale, ils avaient contourné la loi sur l’adoption en ramenant l’enfant en Italie sans l’approbation de l’organe compétent, c’est-à-dire la commission pour les adoptions internationales. Au vu de cette conduite, le tribunal des mineurs a déclaré craindre que l’enfant ne fût un instrument pour réaliser un désir narcissique du couple ou exorciser un problème individuel ou de couple. De plus, il a estimé que la conduite des requérants jetait « une ombre importante sur l’existence de réelles capacités affectives et éducatives et d’un instinct de solidarité humaine, qui doivent être présents chez ceux qui désirent intégrer les enfants d’autres personnes dans leur vie comme s’il s’agissait de leurs propres enfants » (paragraphe 37 ci-dessus).

208. Avant de se pencher sur la question de savoir si les autorités italiennes ont dûment pesé les différents intérêts en jeu, la Cour rappelle que l’enfant n’est pas requérant en l’espèce. De plus, l’enfant n’était pas un membre de la famille des requérants au sens de l’article 8 de la Convention. Cela dit, il n’en résulte pas que l’intérêt supérieur de l’enfant et la manière dont celui-ci a été pris en compte par les juridictions internes ne revêtent aucune importance. À cet égard, la Cour observe que l’article 3 de la Convention sur les droits de l’enfant exige que « [d]ans toutes les décisions qui concernent les enfants, (...) l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale », sans toutefois préciser la notion d’« intérêt supérieur de l’enfant ».

209. L’espèce diffère des affaires concernant l’éclatement d’une famille par la séparation d’un enfant et de ses parents dans lesquelles, en principe, la séparation est une mesure qui peut seulement être ordonnée si l’intégrité physique ou morale de l’enfant est en danger (voir, parmi d’autres, Scozzari et Giunta, précité, §§ 148-151, Kutzner, précité, §§ 69 82). En l’espèce au contraire, la Cour estime que les juridictions internes n’étaient pas tenues de donner la priorité à la préservation de la relation entre les requérants et l’enfant. Elles étaient plutôt face à un choix délicat : soit permettre aux requérants de continuer leur relation avec l’enfant, et ainsi légaliser la situation que ceux-ci avaient imposée comme un fait accompli, soit prendre des mesures en vue de donner à l’enfant une famille conformément à la loi sur l’adoption.

210. La Cour a déjà relevé l’importance des intérêts généraux en jeu. En outre, elle estime que le raisonnement des juridictions italiennes concernant l’intérêt de l’enfant ne revêtait pas un caractère automatique ou stéréotypé (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 107, CEDH 2013). Les tribunaux, dans le cadre de leur appréciation de la situation spécifique de l’enfant, ont jugé souhaitable de le placer chez un couple approprié en vue de l’adoption mais ont également évalué l’impact qu’aurait sur lui la séparation d’avec les requérants. Elles ont conclu pour l’essentiel que la séparation ne causerait pas à l’enfant un préjudice grave ou irréparable.

211. Au contraire, les juridictions italiennes ont fait peu de cas de l’intérêt des requérants à continuer à développer des relations avec un enfant dont ils souhaitaient être les parents. Elles n’ont pas explicitement abordé l’impact que la séparation immédiate et irréversible d’avec l’enfant aurait sur leur vie privée. Cependant, l’affaire doit être examinée au regard de l’illégalité de la conduite des requérants et du fait que leur relation avec l’enfant était précaire depuis le moment même où ils ont décidé de résider avec lui en Italie. Le lien est devenu encore plus ténu lorsqu’il s’est avéré, une fois connu le résultat du test ADN, qu’il n’y avait aucun lien biologique entre le second requérant et l’enfant.

212. Les requérants allèguent que la procédure a été entachée de plusieurs lacunes. Quant à l’idée qu’aucun avis d’expert n’aurait été recueilli, la Cour observe que le tribunal des mineurs a bien eu égard au rapport rédigé par une psychologue qu’ont soumis les requérants. Toutefois, le tribunal n’a pas souscrit à la conclusion figurant dans ce rapport selon laquelle la séparation d’avec les requérants aurait des conséquences dévastatrices pour l’enfant. À cet égard, la Cour attache de l’importance à l’observation du Gouvernement selon laquelle le tribunal des mineurs est un tribunal composé de deux juges professionnels et de deux spécialistes (paragraphe 69 ci-dessus).

213. Quant à l’argument des requérants selon lequel les tribunaux n’ont pas examiné d’autres solutions que la séparation immédiate et irréversible d’avec l’enfant, la Cour observe que devant le tribunal des mineurs les intéressés ont demandé avant tout que l’enfant soit provisoirement placé chez eux en vue d’une adoption ultérieure. De l’avis de la Cour, il faut garder à l’esprit que la procédure revêtait un caractère urgent. Toute mesure de nature à prolonger le séjour de l’enfant chez les requérants, telle que son placement provisoire chez eux, aurait impliqué le risque que le simple écoulement du temps n’amène à une résolution de l’affaire.

214. Par ailleurs, outre l’illégalité de la conduite des requérants, le Gouvernement souligne qu’ils ont dépassé l’âge limite pour l’adoption prévu à l’article 6 de la loi sur l’adoption, à savoir une différence d’âge maximum de 45 ans pour l’un des parents adoptant et de 55 ans pour le second. La Cour relève que la loi autorise les tribunaux à faire des exceptions à ces limites d’âge. Dans les circonstances de l’espèce, on ne saurait reprocher aux tribunaux nationaux d’avoir omis de se pencher sur cette option.

δ. Conclusion

215. La Cour ne sous-estime pas l’impact que la séparation immédiate et irréversible d’avec l’enfant doit avoir eu sur la vie privée des requérants. Si la Convention ne consacre aucun droit de devenir parent, la Cour ne saurait ignorer la douleur morale ressentie par ceux dont le désir de parentalité n’a pas été ou ne peut être satisfait. Toutefois, l’intérêt général en jeu pèse lourdement dans la balance, alors que, comparativement, il convient d’accorder une moindre importance à l’intérêt des requérants à assurer leur développement personnel par la poursuite de leurs relations avec l’enfant. Accepter de laisser l’enfant avec les requérants, peut-être dans l’optique que ceux-ci deviennent ses parents adoptifs, serait revenu à légaliser la situation créée par eux en violation de règles importantes du droit italien. La Cour admet donc que les juridictions italiennes, ayant conclu que l’enfant ne subirait pas un préjudice grave ou irréparable en conséquence de la séparation, ont ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu en demeurant dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont elles disposaient en l’espèce.

216. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;

 

2. Dit, par onze voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 24 janvier 2017.

              Roderick LiddellLuis López Guerra

GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Raimondi ;

– opinion concordante commune des juges De Gaetano, Pinto de Albuquerque, Wojtyczek et Dedov ;

– opinion concordante du juge Dedov ;

– opinion dissidente commune des juges Lazarova Trajkovska, Bianku, Laffranque, Lemmens et Grozev.

L.L.G.

R.L.

 

 

 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE RAIMONDI

1. Je partage entièrement les conclusions auxquelles la Grande Chambre parvient dans cet arrêt important, des conclusions, d’ailleurs, que je préconisais dans mon opinion dissidente, rédigée conjointement avec le juge Spano et annexée à l’arrêt de chambre, à savoir qu’en l’espèce on ne peut pas constater une violation de l’article 8 de la Convention.

2. Si je ressens le besoin de m’exprimer par l’intermédiaire d’une opinion séparée, c’est uniquement parce que je tiens à noter que le choix de la Grande Chambre d’analyser cette affaire sous l’angle de la protection de la vie privée des requérants et non sous l’angle de leur vie familiale est, à mon sens, particulièrement approprié.

3. Le juge Spano et moi-même avions observé dans notre opinion dissidente commune que « [n]ous pouvons accepter, mais avec une certaine hésitation et sous réserve des remarques qui suivent, les conclusions de la majorité selon lesquelles l’article 8 de la Convention est applicable en l’espèce (...) et il y a eu ingérence dans les droits des requérants. (...) En effet, la vie familiale (ou vie privée) de facto des requérants avec l’enfant se fondait sur un lien ténu, en particulier si l’on tient compte de la période très brève au cours de laquelle ils en auraient eu la garde. Nous estimons que la Cour, dans des situations telles que celle à laquelle elle était confrontée dans cette affaire, doit prendre en compte les circonstances dans lesquelles l’enfant a été placé sous la garde des personnes concernées dans son examen de la question de savoir si une vie familiale de facto a été développée ou pas. Nous soulignons que l’article 8 § 1 ne peut pas, à notre avis, être interprété comme consacrant une « vie familiale » entre un enfant et des personnes dépourvues de tout lien biologique avec celui-ci dès lors que les faits, raisonnablement mis au clair, suggèrent que l’origine de la garde est fondée sur un acte illégal en contravention de l’ordre public. En tout cas, nous estimons que les considérations liées à une éventuelle illégalité à l’origine de l’établissement d’une vie familiale de facto doivent entrer en ligne de compte dans l’analyse de la proportionnalité qui s’impose dans le contexte de l’article 8. »

4. Je souscris donc à l’analyse de la Grande Chambre (paragraphes 142-158) qui exclue toute reconnaissance en l’espèce d’une « vie familiale », notamment sur la base de l’absence de tout lien biologique entre l’enfant et les parents d’intention, de la courte durée de la relation avec l’enfant et de la précarité des liens du point de vue juridique, et à sa conclusion selon laquelle, malgré l’existence d’un projet parental et la qualité des liens affectifs, les conditions permettant de conclure à l’existence d’une vie familiale de facto ne sont pas remplies.

5. Je suis pleinement convaincu, en revanche, par le raisonnement de la Grande Chambre, qui parvient à configurer les mesures litigieuses comme une ingérence dans la « vie privée » des requérants (voir, en particulier, les paragraphes 161-165 de l’arrêt), nonobstant les doutes que j’avais exprimés également sous cet angle.

 

 

 

 

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES DE GAETANO, PINTO DE ALBUQUERQUE, WOJTYCZEK ET DEDOV

(Traduction)

 

1. Tout en souscrivant pleinement à la conclusion en l’espèce, nous avons de sérieuses réserves en ce qui concerne la motivation de l’arrêt, laquelle, à notre sens, met en exergue toutes les faiblesses et incohérences dans l’approche adoptée jusqu’ici par la Cour dans les affaires mettant en jeu l’article 8.

2. La mise en œuvre de l’article 8 appelle une définition minutieuse de son champ d’application. Selon l’arrêt, l’existence ou l’absence d’une vie familiale est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits et constants (voir, en particulier, le paragraphe 140 de l’arrêt). À notre avis, la formule proposée est à la fois trop vague et trop large. Cette approche semble fondée sur l’idée implicite que les liens interpersonnels existants devraient bénéficier d’une protection, au moins prima facie, contre les ingérences de l’État. Nous relevons à cet égard que des liens personnels étroits et constants peuvent exister hors du champ de toute vie familiale. Le raisonnement exposé dans l’arrêt n’explique pas la nature des liens interpersonnels qui forment la vie familiale. En même temps, il semble attacher une grande importance aux liens affectifs (paragraphes 149, 150, 151 et 157 de l’arrêt). Toutefois, les liens affectifs ne peuvent en soi créer une vie familiale.

3. Les différentes dispositions de la Convention doivent être interprétées au regard de l’ensemble de son texte et d’autres traités internationaux pertinents. Il s’ensuit que l’article 8 doit être lu à la lumière de l’article 12, qui garantit le droit de se marier et de fonder une famille. Ces deux articles doivent également être placés dans le contexte de l’article 16 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de l’article 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Cette dernière disposition, fortement inspirée par l’article 16 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, est ainsi libellée :

1. La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État.

2. Le droit de se marier et de fonder une famille est reconnu à l’homme et à la femme à partir de l’âge nubile.

3. Nul mariage ne peut être conclu sans le libre et plein consentement des futurs époux.

4. Les États parties au présent Pacte prendront les mesures appropriées pour assurer l’égalité de droits et de responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. En cas de dissolution, des dispositions seront prises afin d’assurer aux enfants la protection nécessaire.

Il convient de prendre note de l’approche du Comité des droits de l’homme adoptée dans son Observation générale no 19 : article 23 (Protection de la famille), § 2). La famille est à juste titre entendue dans ce texte comme un élément bénéficiant d’une reconnaissance juridique ou sociale dans l’État concerné.

La notion même d’« élément » figurant dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 10) présuppose la subjectivité de la famille dans son ensemble (c’est-à-dire la reconnaissance de l’ensemble de la famille comme le titulaire de droits) ainsi que la stabilité des liens interpersonnels au sein de la famille. L’accent mis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques sur le caractère naturel et fondamental de la famille placent celle-ci parmi les plus importantes institutions et valeurs appelant une protection dans une société démocratique. De plus, le libellé et la structure de l’article 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que le libellé de l’article 12 de la Convention établit un lien clair entre la notion de famille et celle du mariage. À la lumière de toutes les dispositions mentionnées ci-dessus, la famille doit être entendue comme un élément naturel et fondamental de la société institué essentiellement par le mariage entre un homme et une femme. La vie familiale englobe, en premier lieu, les liens entre les conjoints et ceux entre les parents et leurs enfants. En se mariant, les conjoints non seulement contractent certaines obligations juridiques mais également choisissent de protéger juridiquement leur vie familiale. La Convention offre une protection forte de la famille fondée sur le mariage.

Comme mentionné ci-dessus, la notion de famille figurant aux articles 8 et 12 de la Convention se fonde essentiellement sur les relations interpersonnelles formalisées en droit ainsi que sur les liens de parenté biologique. Pareille approche n’exclut pas d’étendre la protection de l’article 8 aux relations interpersonnelles avec des parents moins proches telles que les relations entre des grands-parents et leurs petits-enfants. Certains liens familiaux de facto peuvent également appeler une protection (voir, par exemple, Muñoz Díaz c. Espagne, no 49151/07, CEDH 2009 ; et Nazarenko c. Russie, no 39438/13, CEDH 2015 (extraits)). L’ampleur et les outils de protection en pareilles situations relèvent du pouvoir discrétionnaire de l’État, sous le contrôle de la Cour.

Dans les cas mettant en jeu des liens interpersonnels de facto qui ne sont pas formalisés en droit interne, il est nécessaire de prendre en considération plusieurs éléments afin de déterminer si une vie familiale existe. Premièrement, la notion de famille présupposant l’existence de liens stables, il convient d’examiner la nature et la stabilité des liens interpersonnels. Deuxièmement, il est impossible, à notre avis, d’établir l’existence d’une vie familiale sans regarder la manière dont les liens interpersonnels ont été établis. Cet élément doit être apprécié d’un point de vue tant juridique que moral. Nemo auditur propriam turpitudinem allegans. La loi ne saurait offrir une protection aux situations de fait accompli nées d’une violation de règles juridiques ou de principes moraux fondamentaux.

En l’espèce, les liens entre les requérants et l’enfant ont été établis en violation du droit italien. Ils ont également été établis en violation du droit international sur l’adoption. Les requérants ont conclu un contrat ayant pour objet la conception d’un enfant et la gestation par une mère de substitution. L’enfant a été séparé de la mère porteuse avec laquelle il avait commencé à développer un lien unique (voir ci-dessous). De plus, les effets éventuels sur l’enfant de son inévitable séparation d’avec les personnes ayant pris soin de lui pendant quelque temps doivent être imputés aux requérants eux-mêmes. Il n’est pas acceptable de brandir les conséquences préjudiciables de ses propres actions illégales comme un bouclier contre l’ingérence de l’État. Ex iniuria ius non oritur.

4. L’arrêt souligne comme un argument en faveur des requérants le fait que ceux-ci ont développé un « projet parental » (paragraphes 151 et 157 de l’arrêt). Cet argument entraîne trois remarques. Premièrement, toute parentalité qui ne repose pas sur des liens biologiques se fonde nécessairement sur un projet et est le résultat de longs efforts. L’existence d’un « projet parental » ne différencie pas cette affaire d’autres cas de parentalité non fondée sur des liens biologiques.

Deuxièmement, comme mentionné ci-dessus, le lien de facto entre les requérants et l’enfant a été établi illégalement. L’approche adoptée par la majorité n’est pas convaincante dès lors qu’elle considère l’existence d’un projet parental comme un argument militant en faveur de la protection, indépendamment de la nature illégale, reconnue dans le raisonnement, du projet concret. Le fait que les requérants ont agi avec préméditation afin de tourner la législation nationale ne peut que jouer en leur défaveur. Dans les circonstances de l’espèce, l’existence d’un « projet parental » est en réalité une circonstance aggravante.

Troisièmement, la parentalité appelle une protection indépendamment du fait qu’elle relève ou non d’un projet plus général. Il n’y a aucune raison de considérer que l’article 8 offre une protection plus forte aux actes prémédités.

5. Une protection effective en matière de droits de l’homme exige de définir clairement le contenu et la portée des droits protégés, ainsi que la notion d’ingérence contre laquelle un droit spécifique offre un bouclier. Nous relevons à cet égard que selon la majorité, « les faits de la cause relèvent de la vie privée des requérants » (paragraphe 164 de l’arrêt).

De plus, « [e]st en cause (...) le droit au respect de la décision des requérants de devenir parents (S.H. et autres c. Autriche, précité, § 82), ainsi que le développement personnel des intéressés à travers le rôle de parents qu’ils souhaitaient assumer vis-à-vis de l’enfant » (paragraphe 163 de l’arrêt).

Le raisonnement contient également les considérations suivantes : « En l’espèce, les requérants ont été affectés par les décisions judiciaires ayant conduit à l’éloignement de l’enfant et à la prise en charge par les services sociaux de celui-ci en vue de son adoption. La Cour estime que les mesures adoptées à l’égard de l’enfant – éloignement, placement en foyer sans contact avec les requérants, mise sous tutelle – s’analysent en une ingérence dans la vie privée des requérants » (paragraphe 166 de l’arrêt).

Il est difficile de souscrire à l’approche de la majorité telle qu’exprimée dans les passages cités ci-dessus. Premièrement, la notion de « faits de la cause » est nécessairement beaucoup plus large que l’ingérence elle-même même si celle-ci doit être placée dans un contexte plus général. Ces « faits » peuvent relever de nombreux droits reconnus par la Convention. La Cour doit apprécier la compatibilité avec la Convention non pas des faits de la cause mais de l’ingérence litigieuse, considérée dans un contexte plus général. Ce qui importe, ce n’est pas de savoir si les « faits de la cause » relèvent de la vie privée des requérants mais seulement si l’ingérence litigieuse tombe sous l’empire du droit des requérants à la protection de leur vie privée.

Deuxièmement, on ne saurait dire que l’enjeu a trait au droit des requérants au respect de leur décision de devenir parents. L’enjeu ne porte pas sur cette décision en soi mais sur la manière dont ils ont essayé d’atteindre leur but. L’État n’a pas commis d’ingérence dans la décision des requérants de devenir parents mais seulement dans la mise en œuvre, contraire à la loi, de cette décision.

Troisièmement, il ne fait aucun doute que les requérants ont été affectés par les décisions judiciaires ayant conduit à l’éloignement de l’enfant et à sa prise en charge par les services sociaux en vue de son adoption. Cela ne justifie en rien la conclusion selon laquelle les mesures prises à l’égard de l’enfant ont nécessairement entraîné une ingérence dans la vie privée des requérants. L’article 8 ne vise pas la protection contre tout acte qui affecte une personne mais contre des types spécifiques d’actes qui s’analysent en une ingérence au sens de cette disposition. Afin d’établir l’existence d’une ingérence dans l’exercice d’un droit, il est nécessaire d’établir d’abord le contenu du droit et les types d’ingérence contre lesquels il protège.

En conclusion, le raisonnement adopté par la majorité ne dit pas clairement ce que recouvre la vie privée, quelle est la portée de la protection du droit reconnu par l’article 8, et ce qu’est une ingérence au sens de cette disposition. Nous déplorons que ces notions n’aient pas été clarifiées dans le raisonnement de l’arrêt.

6. La Cour admet à juste titre (au paragraphe 202 de l’arrêt) que, « en interdisant l’adoption privée fondée sur une relation contractuelle entre les individus et en restreignant le droit des parents adoptifs de faire entrer des mineurs étrangers en Italie aux cas dans lesquels les règles sur l’adoption internationale sont respectées, le législateur italien s’efforce de protéger les enfants contre des pratiques illicites, dont certaines peuvent être qualifiées de trafic d’êtres humains ».

En l’espèce, l’enfant a effectivement été victime d’un trafic d’êtres humains. Il a été commandé et acheté par les requérants. Il convient de noter à cet égard que les « faits de la cause » tombent sous l’empire de plusieurs instruments internationaux.

Premièrement, il est nécessaire d’évoquer ici la Convention de la Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale. En vertu de ce traité, une adoption relevant de cet instrument n’aura lieu que si les consentements n’ont pas été obtenus moyennant paiement ou contrepartie d’aucune sorte et qu’ils n’ont pas été retirés.

Deuxièmement, l’article 35 de la Convention relative aux droits de l’enfant est pertinent en l’espèce. Cette disposition est libellée comme suit :

« Les États parties prennent toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants à quelque fin que ce soit et sous quelque forme que ce soit. »

Cette disposition a été complétée par le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants. Nous jugeons regrettable que ce protocole ait été omis dans la partie du raisonnement énumérant les instruments internationaux pertinents. Il contient les dispositions suivantes :

« Article premier

Les États Parties interdisent la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants conformément aux dispositions du présent Protocole.

Article 2

Aux fins du présent Protocole :

a) On entend par vente d’enfants tout acte ou toute transaction en vertu desquels un enfant est remis par toute personne ou de tout groupe de personnes à une autre personne ou un autre groupe contre rémunération ou tout autre avantage ; (...) »

Nous notons la définition très large de la vente d’enfants, qui s’étend à toutes les transactions quel que soit leur but, et donc s’applique à des contrats conclus aux fins d’acquérir des droits parentaux. Les traités internationaux susmentionnés témoignent d’une tendance internationale affirmée vers la limitation de la liberté contractuelle actuelle en proscrivant toute sorte de contrat ayant pour objet le transfert d’enfants ou le transfert de droits parentaux sur des enfants.

Troisièmement, les dispositions pertinentes de soft law traitent également de la question de la gestation pour autrui. En vertu des principes adoptés par le comitéad hoc d’experts sur les progrès des sciences biomédicales constitué au sein du Conseil de l’Europe (document évoqué au paragraphe 79 de l’arrêt) :

« Aucun médecin ou établissement ne doit utiliser les techniques de procréation artificielle pour la conception d’un enfant qui sera porté par une mère de substitution. »

Il est également important de relever à cet égard que la Déclaration sur les droits de l’enfant dispose de manière plus générale que :

« L’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, a besoin d’amour et de compréhension. Il doit, autant que possible, grandir sous la sauvegarde et sous la responsabilité de ses parents et, en tout état de cause, dans une atmosphère d’affection et de sécurité morale et matérielle ; l’enfant en bas âge ne doit pas, sauf circonstances exceptionnelles, être séparé de sa mère (Principe 6, in principio). »

7. La présente affaire touche à la question de la maternité de substitution. Aux fins de cette opinion, nous entendons par maternité de substitution une situation dans laquelle une femme (la mère de substitution) porte pendant la grossesse un enfant à naître qui a été implanté dans son utérus alors qu’elle lui est génétiquement étrangère, l’enfant ayant été conçu à partir d’un ovule fourni par une autre femme (la mère biologique). La mère de substitution porte l’enfant en prenant l’engagement de donner l’enfant à des tiers qui ont commandé la grossesse, lesquels peuvent être les donneurs de gamètes (les parents biologiques) mais pas nécessairement.

Nous aimerions présenter ici brièvement notre point de vue sur cette question, en soulevant seulement quelques points parmi les nombreux aspects de ce problème complexe.

Selon le Comité des droits de l’enfant, la gestation pour autrui rémunérée, en l’absence de réglementation, relève de la vente d’enfants (voir les Observations finales concernant le deuxième rapport périodique des États-Unis d’Amérique, soumis en application de l’article 12 du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, CRC/C/OPSC/USA/CO/2, § 29 ; Observations finales concernant les troisième et quatrième rapports périodiques de l’Inde, CRC/C/IND/CO/3-4, §§ 57–58).

À notre sens, la gestation pour autrui à des fins commerciales, qu’elle soit ou non réglementée, s’analyse en une situation relevant de l’article 1 du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, et est donc illégale au regard du droit international. Nous souhaiterions souligner à cet égard qu’à l’heure actuelle, pratiquement tous les États européens interdisent la gestation pour autrui à des fins commerciales (voir les documents de droit comparé évoqués au paragraphe 81 de l’arrêt).

Plus généralement, nous estimons que la gestation pour autrui, qu’elle soit ou non rémunérée, n’est pas compatible avec la dignité humaine. Elle constitue un traitement dégradant non seulement pour l’enfant mais également pour la mère de substitution. La médecine moderne offre de plus en plus d’éléments démontrant l’impact déterminant de la période prénatale de la vie humaine pour le développement ultérieur de l’être humain. La grossesse avec ses soucis, ses contraintes et ses joies, ainsi que l’épreuve et le stress de la naissance, crée un lien unique entre la mère biologique et l’enfant. La gestation pour autrui est d’emblée orientée vers une rupture radicale de ce lien. La mère de substitution doit renoncer à développer une relation d’amour et de soins pendant toute une vie. L’enfant à naître non seulement est placé de force dans un environnement biologique étranger mais est également privé de ce qui aurait dû être l’amour sans limite de la mère au stade prénatal. La gestation pour autrui empêche également le développement de ce lien particulièrement fort entre l’enfant et le père qui accompagne la mère et l’enfant pendant toute la grossesse. Aussi bien l’enfant que la mère de substitution ne sont pas traités comme des buts en soi mais comme des moyens de satisfaire les désirs d’autres personnes. Pareille pratique n’est pas compatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention. La gestation pour autrui est particulièrement inacceptable si la mère de substitution est rémunérée. Nous regrettons que la Cour n’ait pas pris une position claire contre de telles pratiques.

 

 

 

 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE DEDOV

(Traduction)

 

Pour la première fois, alors qu’elle statue en faveur de l’État défendeur, la Cour insiste plus sur les valeurs que sur la marge d’appréciation formelle. Elle présume que l’interdiction d’une adoption privée vise à protéger les enfants contre des pratiques illicites, dont certaines peuvent être assimilées à un trafic d’êtres humains. En effet, le trafic d’êtres humains est étroitement lié aux conventions de gestation pour autrui. Les faits de l’espèce démontrent clairement combien il serait facile qu’un trafic d’êtres humains soit formellement représenté (et couvert) par une telle convention. Cependant, le phénomène de la gestation pour autrui est en soi très dangereux pour le bien-être de la société. J’entends par là non seulement la gestation pour autrui à des fins commerciales mais toutes les formes de maternité de substitution.

Dans une société qui se développe harmonieusement, tous ses membres apportent leur contribution au moyen de leurs talents, de leur énergie et de leur intelligence. Bien sûr, ils ont également besoin de biens, de capitaux et de ressources, mais ces derniers sont nécessaires uniquement en tant qu’instrument matériels permettant d’appliquer les premiers. Ainsi, même si la seule ressource valable dont dispose un individu est un corps beau ou sain, l’argument ne suffit pas pour qu’il puisse justifier de tirer un revenu de la prostitution, de la pornographie ou de la maternité de substitution.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne prévoit l’interdiction de faire du corps humain en tant que tel une source de profits, une disposition qui vise à protéger le droit de toute personne à son intégrité physique et mentale (article 3). Cependant, cette déclaration sans ambiguïté a fait l’objet de débats parmi les experts, qui n’ont pas pu trouver des raisons communes de la soutenir et de parvenir à des conclusions définitives, en raison de la complexité du sujet et de la diversité des approches par les États de ces questions.

On pourrait avancer de nombreux arguments en faveur de la maternité de substitution, fondés, par exemple, sur les notions d’économie de marché, de diversité et de solidarité. Tout le monde n’est pas en mesure d’utiliser son cerveau puisque cela requiert des efforts intellectuels considérables et un apprentissage permanent, ce qui est une tâche très difficile. Il est beaucoup plus facile de gagner de l’argent en utilisant son corps, eu égard particulièrement au fait que la maternité de substitution génère une forte demande pour les corps, demande relativement stable depuis des siècles. Cela pourrait aider à résoudre les problèmes de chômage et à réduire les tensions sociales. La participation du corps humain à l’économie en tant que ressource économique de valeur ne signifie pas un arrêt du progrès. Ceux qui préfèrent utiliser leur matière grise continueront à développer de nouvelles technologies et de nouvelles sciences. Dans un contexte où la population mondiale augmente de manière exponentielle, l’exploitation du corps pourrait passer pour raisonnable d’un point de vue économique.

Cependant, nous sommes ici confrontés à un dilemme millénaire : soit les êtres humains survivent par un processus d’adaptation naturelle, exigeant un compromis avec la dignité et l’intégrité humaines, soit ils tentent de parvenir à une nouvelle qualité de vie sociale, laissant ainsi derrière eux la nécessité d’un tel compromis. La notion de droits et libertés fondamentaux exigent la mise en œuvre de la seconde option. Notre survie et notre développement l’exigent. Tout compromis avec les droits de l’homme et les valeurs fondamentales implique la fin de toute civilisation. Il va sans dire que cela s’est produit à de nombreuses reprises, tant dans l’ancien temps que dans l’histoire moderne.

En fait, deux raisons justifient que les bénéficiaires soutiennent la maternité de substitution : échapper aux problèmes physiques causés par la grossesse ou avoir un enfant dans une situation d’infertilité. Les demandes des deux types seraient satisfaites, sauf si une stratégie sociale est mise en œuvre. Pareille stratégie sociale (fondée sur la protection de la dignité) peut changer la façon de répondre à la demande : l’adoption (la manière la plus facile de résoudre des problèmes sociaux), le développement de l’embryon hors de l’utérus (ce qui n’est pour l’instant pas possible, mais pourrait le devenir à l’avenir avec l’aide des nouvelles biotechnologies), le développement des biotechnologies existantes de procréation artificielle qui permettraient à toute femme de tomber enceinte, la promotion de l’idée qu’une vie peut être riche même sans enfant, la promotion d’une culture d’éducation et la création de nouveaux métiers. C’est à la société de décider comment elle souhaite avancer : vers le progrès social et le développement ou vers la stagnation et la dégradation. Mais, avant tout, la société doit fixer la valeur des droits fondamentaux, en fonction desquels cette approche de la vie privée ne peut être respectée au détriment de la stagnation et de la dégradation de la société. La maternité de substitution ne constituerait pas un problème si elle était utilisée en de rares occasions, mais nous savons que cela est devenu une activité commerciale importante et lucrative pour le « tiers-monde ».

En ce qui concerne la solidarité, je ne crois pas à la gestation pour autrui en tant que forme d’assistance volontaire et librement fournie à ceux qui ne peuvent pas avoir d’enfants ; je ne peux croire que cela soit une déclaration honnête et sincère. La solidarité vise à aider ceux dont la vie est en jeu, mais pas ceux qui ont uniquement le désir de jouir d’une vie privée ou familiale bien remplie. Les donneurs devraient être prêts à partager leur énergie ou leurs biens (soit un surplus soit une partie importante de ceux-ci), mais de préférence sans mettre en danger leur propre santé et leur propre vie (sauf dans des situations d’urgence, comme un incendie ou d’autres circonstances de force majeure). Ces facteurs ont joué un rôle directeur dans la récente crise migratoire en Europe, lorsque les peuples ont envoyé un message clair à leurs dirigeants : nous sommes prêts à accepter les migrants sur la base de la solidarité, mais nous ne sommes prêts à mettre nos vies en danger.

Un donneur peut partager certaines parties de son corps avec des bénéficiaires dans un seul cas : immédiatement après sa mort, suivant un consentement éclairé ou d’autres garanties procédurales. La grossesse et la naissance d’un enfant sont extrêmement stressantes pour la mère porteuse en termes aussi bien physiques qu’émotionnels. Les conséquences sont imprévisibles, et, en l’absence de situation d’urgence, la maternité de substitution ne peut être considérée comme une façon convenable de favoriser la solidarité sociale.

Je ne vais pas m’étendre sur les questions éthiques et morales, car celles-ci ne devraient pas être utilisées pour une analyse systémique. À l’heure actuelle, elles n’aident pas à résoudre le problème, eu égard à la diversité très large des convictions éthiques et morales. Il vaut mieux partir de la réalité.

Selon l’étude de droit comparé, le nombre d’États qui interdisent la gestation pour autrui est pratiquement égal à ceux qui tolèrent explicitement les gestations pour autrui réalisées à l’étranger. On pourrait même conclure que c’est la maternité de substitution qui sort « gagnante » de cette étude, étant donné que seuls un tiers des États membres l’ont explicitement interdite.

Les statistiques et les faits des affaires de maternité de substitution examinées par la Cour démontrent que les gestations pour autrui sont menées à bien par des gens pauvres ou dans des pays pauvres. Les bénéficiaires sont généralement riches et séduisants et, de plus, participent fréquemment au parlement national ou exercent sur lui une influence décisive. Par ailleurs, il est extrêmement hypocrite d’interdire la maternité de substitution dans son propre pays pour protéger les femmes qui y vivent, mais de permettre le recours à ce type d’opérations à l’étranger.

De nouveau, c’est un autre défi contemporain pour la notion de droits de l’homme : soit nous créons une société qui est divisée entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors, soit nous créons une base pour une solidarité mondiale ; soit nous créons une société qui est divisée entre les nations développées et les nations non développées, soit nous créons une base pour le développement solidaire et l’accomplissement de soi ; nous créons une base pour l’égalité ou non. La réponse est claire.

L’État défendeur a pris une position très honnête et sans compromis concernant l’interdiction de tout type de maternité de substitution. Cela ressort clairement de la position du Gouvernement et de la Cour constitutionnelle italienne. Je pense que cette position a été développée sur la base de valeurs chrétiennes (Lautsi et autres c. Italie [GC], no 30814/06, CEDH 2011 (extraits)).

En Russie, la situation est complètement différente. La Cour constitutionnelle russe a au départ (en 2012) refusé d’examiner les problèmes soulevés dans des cas de gestation pour autrui lorsque la mère porteuse exprimait le souhait de garder l’enfant à la naissance. Ce problème a été rapidement résolu en 2013 dans le code de la famille, en faveur de la mère porteuse. Cela a été la première initiative législative visant à réglementer les conventions de gestation pour autrui. Je n’ai entendu aucune voix s’élever pour interdire la maternité de substitution sur la base de valeurs fondamentales. Dans l’intervalle, cette méthode pour acheter un bébé est devenue très populaire parmi les gens riches et célèbres.

Quant au lien biologique entre l’enfant et les parents adoptifs (c’est-à-dire les bénéficiaires de la gestation pour autrui), le juge Knyazev de la Cour constitutionnelle russe, dans son opinion séparée, a soulevé un problème, à savoir le fait que le droit de la mère porteuse de garder l’enfant porte atteinte aux droits constitutionnels des bénéficiaires de la gestation pour autrui lui ayant fourni leur matériel génétique. À mon sens, ce n’est pas un problème majeur, de tels parents pouvant être considérés comme des donneurs. Un problème plus grave tient au fait que, dès le départ, la maternité de substitution enfreint les valeurs fondamentales de la civilisation humaine et affecte tous les participants : la mère porteuse, les parents adoptifs et l’enfant.

Certains des parents adoptifs ne sont pas mariés ou vivent seuls. Si le code de la famille autorise la conclusion de conventions de gestation pour autrui seulement par les couples mariés, les juridictions russes ont pris une position encore plus « libérale » et ont autorisé toute personne, même une femme fertile, a avoir un enfant de cette manière. Cela engendre, à mon sens, un grave problème de trafic d’êtres humains autorisé par l’État.

Je crois que, afin d’empêcher la dégradation morale et éthique de la société, la Cour devrait soutenir des actions fondées sur les valeurs et non se cacher derrière la marge d’appréciation. Ces valeurs (dignité, intégrité, égalité, solidarité, curiosité, accomplissement de soi, créativité, connaissance et culture) ne sont pas en conflit avec le respect de la vie privée et familiale. Le respect de la vie familiale, de par l’existence d’un lien biologique, a constitué un critère décisif dans les affaires précédentes contre la France, à savoir Mennesson c. France (no 65192/11, CEDH 2014 (extraits)) et Labassee c. France (no 65941/11, 26 juin 2014), qui ont été tranchées en faveur des requérants. L’absence de lien biologique est également un point central de l’arrêt en l’espèce ; cependant, si la maternité de substitution n’est en principe pas compatible avec la notion de droits fondamentaux, elle devrait être contrebalancée par une sanction individuelle et un débat public en vue de prévenir de telles pratiques à l’avenir.

J’estime qu’en l’espèce la Cour a fait un premier pas en faisant primer les valeurs sur la marge d’appréciation dans une affaire « éthique » (je devrais mentionner une autre affaire récente rendue par la Grande Chambre, à savoir Dubská et Krejzová c. République tchèque ([GC], nos 28859/11 et 28473/12, 15 novembre 2016)). Elle ne l’avait pas fait dans l’affaire précitée Lautsi et autres ou dans l’affaire Parrillo c. Italie ([GC], no 46470/11, CEDH 2015). À présent, c’est réellement une nouvelle Cour.

Il est très difficile de choisir entre le droit au respect de la vie privée et l’ingérence dans l’exercice de ce droit aux fins de protéger la morale, les catégories morales n’étant pas précises. Cependant, lorsque les normes morales sont liées aux valeurs humaines, la décision est mieux étayée sur le long terme, parce que le progrès social doit absolument s’appuyer sur des valeurs.

Finalement, la maternité de substitution représente l’un de ces défis qui nous obligent à nous demander qui nous sommes – une civilisation ou une biomasse ? – s’agissant de la survie de la race humaine dans son ensemble. L’étude de droit comparé sur la maternité de substitution montre que ce phénomène est toléré dans la majorité des États membres et c’est pourquoi il n’a même pas été interprété selon le point de vue développé ci-dessus. Je suppose que la véritable réponse est quelque part au milieu : les nations civilisées constituent la base du droit international, et la maternité de substitution n’entrave pas le développement civilisé des nations. Cependant, si l’on considère le nombre des personnes impliquées, directement ou indirectement, dans une forme ou une autre de cette manière antisociale de réaliser des profits, légalement ou non, l’échelle réelle du problème est impressionnante. Lorsque la solidarité sociale n’est pas encouragée ou effectivement protégée en pratique par les autorités (qui se limitent à faire des déclarations dans des documents officiels), cela soulève des problèmes de discrimination ou d’inégalités sociales, qui peuvent conduire à une déstabilisation ou une dégradation de la société ; cette menace ne doit pas être sous-estimée.

 

 

 

 

OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES LAZAROVA TRAJKOVSKA, BIANKU, LAFFRANQUE, LEMMENS ET GROZEV

(Traduction)

 

1. Nous regrettons de ne pouvoir souscrire au point de vue de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention. Nous estimons en effet qu’il y a eu ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale. Nous sommes en outre d’avis que, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, ce droit a été violé.

 

Sur l’existence d’une vie familiale

 

2. La majorité examine le grief des requérants du point de vue du droit au respect de leur vie privée. Elle déclare explicitement qu’il n’y avait pas de vie familiale (paragraphes 140–158 de l’arrêt).

Nous préférons l’approche adoptée par la chambre, qui conclut à l’existence d’une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale.

3. Comme la majorité, nous partons du principe (paragraphe 140 de l’arrêt) que l’existence ou l’absence d’une « vie familiale » est d’abord une question de fait dépendant de la réalité pratique de liens personnels étroits (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001 VII, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 93, 2 novembre 2010). L’article 8 de la Convention ne distingue pas entre famille « légitime » et famille « naturelle » (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31). La notion de « vie familiale » visée par l’article 8 ne se borne donc pas, par exemple, aux seules relations fondées sur le mariage mais peut englober d’autres « liens familiaux » de facto lorsque les personnes cohabitent en dehors du mariage ou lorsqu’une relation a suffisamment de constance (voir, parmi d’autres, Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30, série A no 297 C, et Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 51, CEDH 2002 I).

Si les liens biologiques entre ceux qui agissent en tant que parents et un enfant peuvent être une indication très importante quant à l’existence d’une vie familiale, l’absence de tels liens ne signifie pas nécessairement qu’il n’y en a pas. La Cour a ainsi admis, par exemple, que la relation entre un homme et un enfant, qui entretenaient des liens affectifs très étroits et qui avaient cru pendant des années être père et fille, jusqu’à ce qu’il fût finalement découvert que le requérant n’était pas le père biologique de l’enfant, s’analysait en une vie familiale (Nazarenko c. Russie, no 39438/13, § 58, CEDH 2015 (extraits)). La majorité se réfère en outre, tout à fait à juste titre, à plusieurs autres affaires illustrant le fait que c’est l’existence de véritables liens personnels qui est important, et non l’existence de liens biologiques ou d’un lien juridique reconnu (paragraphes 148–150 de l’arrêt, renvoyant à Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 117, 28 juin 2007,Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, §§ 49-52, 27 avril 2010, et Kopf et Liberda c. Autriche, no 1598/06, § 37, 17 janvier 2012).

4. Quant aux liens familiaux de facto en l’espèce, nous relevons, à l’instar de la majorité, que les requérants et l’enfant ont vécu ensemble pendant six mois en Italie, après une période de cohabitation d’environ deux mois entre la première requérante et l’enfant en Russie (paragraphe 152 de l’arrêt). De plus, et surtout, les requérants ont tissé de forts liens affectifs avec celui-ci dans les premières étapes de sa vie, dont la qualité a été reconnue par une équipe d’assistantes sociales (paragraphe 151 de l’arrêt). En bref, il existait un véritable projet parental, fondé sur des liens affectifs de haute qualité (paragraphe 157 de l’arrêt).

La majorité considère néanmoins que la durée de la cohabitation entre les requérants et l’enfant était trop courte pour qu’elle suffise à établir une vie familiale de facto (paragraphes 152–154 de l’arrêt). Avec tout le respect que nous devons à nos collègues, nous ne pouvons souscrire à cette conclusion. Nous attachons en effet de l’importance à la circonstance que la cohabitation a commencé le jour même de la naissance de l’enfant et a duré jusqu’à ce que l’enfant fût enlevé aux requérants, et au fait qu’elle se serait poursuivie indéfiniment si les autorités n’étaient pas intervenues pour y mettre fin. La majorité rejette cet argument au motif que l’intervention était la conséquence de la précarité juridique créée par les requérants eux-mêmes « en adoptant une conduite contraire au droit italien et en venant s’installer en Italie avec l’enfant » (paragraphe 156 de l’arrêt). Nous craignons que la majorité ne fasse ainsi une distinction entre famille « légitime » et famille « naturelle », distinction qui a été rejetée par la Cour il y a de nombreuses années (paragraphe 3 ci-dessus), et qu’elle n’accorde pas toute l’importance qu’il mérite au principe établi selon lequel l’existence ou l’absence d’une « vie familiale » est essentiellement une question de fait (ibidem).

5. Même si la période de cohabitation en tant que telle est relativement courte, nous estimons que les requérants se sont comportés à l’égard de l’enfant comme des parents et nous concluons à l’existence, dans les circonstances de l’espèce, d’une vie familiale de facto entre les requérants et l’enfant (voir l’arrêt de la chambre, § 69).

 

Sur le point de savoir si l’ingérence dans le droit au respect de la vie familiale était justifiée

 

6. D’emblée, nous aimerions rappeler certains principes généraux découlant de la jurisprudence de la Cour.

Dans les affaires concernant le placement d’un enfant en vue de son adoption, qui implique la rupture permanente des liens familiaux, l’intérêt supérieur de l’enfant est primordiale (Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1996 III, Kearns c. France, no 35991/04, § 79, 10 janvier 2008, R. et H. c. Royaume-Uni, no 35348/06, §§ 73 et 81, 31 mai 2011, et Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, § 134, 13 mars 2012).

Pour identifier l’intérêt supérieur de l’enfant dans une affaire particulière, deux considérations doivent être gardées à l’esprit : premièrement, il est dans l’intérêt de l’enfant que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne ; et deuxièmement, il est dans l’intérêt de l’enfant de lui garantir une évolution dans un environnement sain (Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 136, CEDH 2010, et R. et H. c. Royaume-Uni, précité, §§ 73-74).

S’il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre appréciation à celle des juridictions internes en ce qui concerne les mesures relatives aux enfants, elle doit s’assurer que le processus décisionnel ayant conduit les juridictions nationales à prendre la mesure litigieuse a été équitable et qu’il a permis aux intéressés de faire valoir pleinement leurs droits, et ce dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant (Neulinger et Shuruk, précité, § 139, et X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 102, CEDH 2013). Nous estimons que, lorsqu’ils examinent une demande de placement d’un enfant en vue de son adoption, les juges doivent non seulement examiner si la séparation de l’enfant d’avec les personnes se comportant comme ses parents serait dans son intérêt, mais également se prononcer à ce sujet par une décision spécialement motivée au vu des circonstances de l’espèce (voir, mutatis mutandis, concernant une décision sur une demande de retour d’un enfant en vertu de la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, X c. Lettonie, précité, § 107).

7. Afin de vérifier si l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale, c’est-à-dire le fait de leur retirer l’enfant, est compatible avec l’article 8 de la Convention, il importe de relever quelle justification a été en réalité donnée par les autorités nationales à l’ingérence en question.

À cet égard, nous relevons une différence notable entre les motifs donnés par le tribunal pour mineurs de Campobasso et ceux avancés par la cour d’appel de Campobasso.

Le tribunal pour mineurs, saisi par le ministère public d’une demande de mesures urgentes, a fondé sa décision du 20 octobre 2011 sur la nécessité d’empêcher la poursuite d’une situation illégale. Selon le tribunal, l’illégalité découlait de la violation de deux lois. D’une part, en amenant un bébé en Italie et en le faisant passer pour leur propre fils, les requérants auraient contrevenu de manière flagrante aux dispositions de la loi sur l’adoption (loi no 184 du 4 mai 1983) régissant l’adoption internationale d’enfants ; quoi qu’il en soit, ils auraient intentionnellement contourné les dispositions de cette loi en ce qu’elles prévoyaient non seulement l’obligation pour les personnes souhaitant adopter de s’adresser à un organisme agréé (article 31), mais également l’intervention de la commission pour les adoptions internationales (article 38). D’autre part, pour autant que l’accord conclu entre la première requérante et la société Rosjurconsulting prévoyait la remise du matériel génétique du second requérant en vue de la fécondation des ovules d’une autre femme, il était contraire, d’après le tribunal, à l’interdiction de recourir à des techniques de procréation médicalement assistée de type hétérologue, prévue par l’article 4 de la loi sur la procréation médicalement assistée (loi no 40 du 19 février 2004). La réaction à cette situation illégale a pris la forme d’une double décision, celle d’éloigner l’enfant des requérants et de le placer dans une structure appropriée dans l’attente de trouver un couple approprié auquel le confier (paragraphe 37 de l’arrêt).

La cour d’appel a débouté les requérants le 28 février 2012, mais sur la base d’un raisonnement différent. Elle n’a pas dit que les requérants étaient dans une situation illégale et qu’il était nécessaire d’y mettre un terme. Elle a expliqué que l’enfant était dans un « état d’abandon » au sens de l’article 8 de la loi no 184 du 4 mai 1983, étant donné qu’il ne bénéficiait pas d’une assistance morale et matérielle de la part de sa « famille naturelle ». Selon la cour d’appel, cet état d’abandon justifiait les mesures prises par le tribunal pour mineurs, qui étaient de nature conservatoire et urgente. La cour d’appel a relevé que ces mesures étaient compatibles avec l’issue probable de la procédure au fond sur la demande du ministère public, à savoir une déclaration d’adoptabilité (paragraphe 40 de l’arrêt).

À notre avis, c’est essentiellement, sinon exclusivement, le raisonnement de la cour d’appel qui doit être pris en compte s’agissant d’examiner les raisons justifiant d’éloigner l’enfant des requérants. En effet, c’est la cour d’appel qui a statué en dernier ressort, substituant par là même ses motifs à ceux du tribunal pour mineurs. De plus, alors que le tribunal pour mineurs a avant tout exprimé sa désapprobation devant la conduite des requérants et les a donc sanctionnés, la cour d’appel a commencé son analyse sur la base d’une appréciation de l’intérêt de l’enfant, ce qui est en soi la bonne approche dans les affaires telles que l’espèce (paragraphe 6 ci-dessus).

Enfin, nous observons que la majorité, lorsqu’elle examine la justification de l’ingérence, ne se réfère pas explicitement aux décisions prises par les tribunaux dans la procédure relative à la contestation par les requérants du refus du bureau d’état civil d’inscrire le certificat de naissance dans le registre d’état civil, en particulier à l’arrêt de la cour d’appel de Campobasso du 3 avril 2013 (paragraphes 47–48 de l’arrêt). Pour cette raison, nous omettrons également d’inclure le raisonnement de cette dernière juridiction dans notre analyse.

8. La première question à examiner est celle de savoir si l’ingérence, c’est-à-dire l’éloignement de l’enfant des requérants, était prévue par la loi.

Eu égard aux motifs donnés par la cour d’appel dans son arrêt du 28 février 2012, nous concluons que l’éloignement se fondait sur l’article 8 de la loi sur l’adoption, qui prévoit que peut être déclaré en état d’adoptabilité tout mineur en état d’abandon, c’est-à-dire dépourvu de toute assistance morale ou matérielle de la part de ses parents ou des membres de sa famille. Les tribunaux ayant refusé de considérer les requérants comme ses parents, l’enfant a été jugé être en état d’abandon, et a donc été déclaré adoptable.

Nous sommes conscients qu’il appartient aux juridictions nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (paragraphe 169 de l’arrêt). Néanmoins, nous ne pouvons qu’exprimer notre surprise quant à la conclusion selon laquelle l’enfant, dont un couple qui assumait pleinement le rôle de parents prenait soin, se trouvait en état « d’abandon ». Si cette conclusion repose uniquement sur le fait que que les requérants n’étaient pas ses parents sur le plan juridique, nous nous demandons si le raisonnement des juridictions nationales ne revêtait pas un caractère excessivement formel, au point d’en être incompatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention en pareil cas (paragraphe 6 ci-dessus).

Cependant, nous ne nous étendrons pas plus sur cet argument. En effet, à supposer même que l’ingérence ait été prévue par la loi, elle ne peut, à notre avis, être justifiée, pour les raisons développées ci-dessous.

9. La question suivante est celle de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime.

Nous relevons que la cour d’appel a fondé sa décision relative à l’éloignement de l’enfant sur l’état d’abandon dans lequel celui-ci se serait trouvé. On peut donc soutenir qu’elle a pris la mesure litigieuse afin de protéger « les droits et libertés d’autrui », à savoir les droits de l’enfant.

La majorité admet que les mesures poursuivaient également un autre but, celui de la « défense de l’ordre ». À l’instar de la chambre, elle rappelle que la conduite des requérants se heurtait à la loi sur l’adoption et à l’interdiction en droit italien des techniques de procréation assistée hétérologue (paragraphe 177 de l’arrêt). Avec tout le respect que nous devons à nos collègues de la majorité, nous ne pouvons souscrire à cet avis. C’est uniquement le tribunal pour mineurs, à savoir la juridiction de première instance, qui s’est fondé sur la conduite illégale des parents ; la cour d’appel s’est gardée d’utiliser la possibilité de déclarer l’enfant adoptable comme une sanction à l’égard des requérants.

10. Enfin, il convient d’examiner si l’ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre le but poursuivi.

Comme la majorité, nous estimons que cette condition implique, premièrement, que les motifs invoqués pour justifier la mesure litigieuse soient pertinents et suffisants (paragraphe 179 de l’arrêt), et, deuxièmement, que la mesure soit proportionnée au but légitime poursuivi eu égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (paragraphe 181 de l’arrêt).

11. Notre désaccord avec la majorité tient à l’application des principes aux faits de l’espèce.

À l’évidence, l’appréciation de la condition de nécessité dépend en grande partie du point de savoir quels sont les buts légitimes spécifiques qui sont définis comme étant ceux que poursuivaient les autorités compétentes. Comme indiqué ci-dessus, nous pensons que la cour d’appel a justifié l’éloignement de l’enfant par la situation de celui-ci. Au contraire, la majorité non seulement prend en compte les raisons données par le tribunal pour mineurs (la situation illégale créée par les requérants), mais va même jusqu’à considérer, suivant l’argumentation du Gouvernement, le contexte plus large de l’interdiction en droit italien des conventions de gestation pour autrui (sur ce dernier point, voir le paragraphe 203 de l’arrêt). Nous estimons que les faits particuliers de l’espèce, et en particulier les décisions rendues par les autorités internes, n’appellent pas une approche aussi large, dans laquelle des considérations sensibles de politique générale peuvent jouer un rôle important.

Nous n’avons pas l’intention d’exprimer une opinion quelconque sur l’interdiction des conventions de gestation pour autrui en droit italien. Il appartient au législateur italien de dire quelle est la politique de l’Italie en la matière. Cependant, le droit italien n’a pas d’effets extraterritoriaux. Lorsqu’un couple a réussi à contracter à l’étranger une convention de gestation pour autrui et à obtenir d’une mère résidant dans un autre pays un bébé qu’il a ensuite ramené légalement en Italie, c’est la situation factuelle en Italie découlant de ces événements qui se sont antérieurement déroulés dans un autre pays qui doit guider les autorités italiennes compétentes dans leur réaction à cette situation. À cet égard, nous avons du mal à comprendre le point de vue de la majorité selon lequel les motifs du législateur justifiant l’interdiction des conventions de gestation pour autrui sont pertinents s’agissant des mesures prises en vue de dissuader les ressortissants italiens d’avoir recours à l’étranger à des pratiques qui sont interdites en Italie (paragraphe 203 de l’arrêt). À notre avis, la pertinence de ces motifs devient moins évidente lorsqu’il s’agit d’une situation née à l’étranger qui, en soi, ne peut pas avoir enfreint le droit italien. À cet égard, il est important de relever que la situation créée par les requérants en Russie a été à l’origine reconnue et formalisée par les autorités italiennes, par l’intermédiaire du consulat italien à Moscou (paragraphe 17 de l’arrêt).

12. Quelles que soient les raisons avancées pour justifier la séparation de l’enfant d’avec les requérants, nous ne pouvons souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle les juridictions italiennes ont ménagé un juste équilibre entre les divers intérêts en jeu.

En ce qui concerne les intérêts généraux en jeu, nous avons déjà expliqué qu’à notre sens on a attaché trop d’importance à la nécessité de mettre un terme à une situation illégale (au regard des lois sur l’adoption internationale et sur l’utilisation des technologies de procréation assistée) et à la nécessité de dissuader les citoyens italiens d’avoir recours à l’étranger à des pratiques qui sont interdites en Italie. Ces intérêts n’étaient absolument pas ceux que la cour d’appel a cherché à protéger.

En ce qui concerne l’intérêt de l’enfant, nous avons déjà fait part de notre surprise devant la qualification donnée à la situation de l’enfant comme étant « en état d’abandon ». À aucun moment les tribunaux ne se sont demandé s’il était dans l’intérêt de l’enfant de rester avec des personnes qui se comportaient comme ses parents. L’éloignement se fondait sur des motifs purement juridiques. Les faits ne sont entrés en jeu que pour apprécier si les conséquences de l’éloignement, une fois décidé, ne seraient pas trop dures pour l’enfant. Nous estimons que, dans ces circonstances, on ne saurait dire que les juridictions internes aient suffisamment tenu compte de l’impact que l’éloignement aurait sur le bien-être de l’enfant. Il s’agit là d’une omission grave, étant donné que toute mesure de ce type doit prendre l’intérêt supérieur de l’enfant en considération (paragraphe 6 ci-dessus).

En ce qui concerne les intérêts des requérants, nous pensons que leur intérêt à continuer de développer leur relation avec un enfant dont ils souhaitaient être les parents (paragraphe 211 de l’arrêt) n’a pas suffisamment été pris en compte, en particulier par le tribunal pour mineurs. Nous ne pouvons souscrire à la référence complaisante de la majorité à la suggestion de cette juridiction selon laquelle les requérants cherchaient à satisfaire réaliser un « désir narcissique » ou à « exorciser un problème individuel ou de couple », ou à ses doutes relatifs à l’existence chez les requérants de « réelles capacités affectives et éducatives » et « d’un instinct de solidarité humaine » (paragraphe 207 de l’arrêt). Nous estimons que ces appréciations revêtaient un caractère spéculatif et n’auraient pas dû guider le tribunal pour mineurs dans son examen de la demande de mesures urgentes présentée par le ministère public.

Outre ces considérations du tribunal pour mineurs, qui semblent avoir été corrigées par l’approche plus neutre adoptée par la cour d’appel, nous souhaiterions rappeler que les requérants ont été jugés aptes à l’adoption le 7 décembre 2006, lorsqu’ils ont obtenu l’agrément du tribunal pour mineurs (paragraphe 10 de l’arrêt), et qu’une équipe d’assistantes sociales désignée par un tribunal a estimé dans un rapport en date du 18 mai 2011 que les requérants avaient pris l’enfant en charge « de façon optimale » (paragraphe 25 de l’arrêt). Ces appréciations positives n’ont pas été contredites par une évaluation sérieuse de l’intérêt supérieur de l’enfant, mais ont été balayées à la lumière de considérations plus abstraites et générales.

De plus, ainsi que l’admet la majorité, les tribunaux n’ont pas abordé l’impact que la séparation immédiate et irréversible d’avec l’enfant aurait sur les requérants (paragraphe 211 de l’arrêt). Nous estimons qu’il s’agit là d’une lacune grave, qui ne saurait se justifier par les considérations de la majorité concernant l’illégalité de la conduite des requérants et la précarité de leur relation avec l’enfant (ibidem). Le simple fait que les juridictions internes n’aient pas estimé nécessaire de discuter de l’impact sur les requérants de l’éloignement d’un enfant qui était au centre de leur projet parental démontre, à notre avis, que ces juridictions n’ont pas réellement cherché à ménager un juste équilibre entre les intérêts des requérants et tout autre intérêt concurrent, quel qu’ait pu être celui-ci.

13. Eu égard à ce qui précède, nous estimons donc, à l’instar de la chambre, que les éléments sur lesquels les juridictions se sont fondées pour décider que l’enfant devait être retiré aux requérants et pris en charge par les services sociaux ne suffisent pas pour conclure que ces mesures n’étaient pas disproportionnées (voir l’arrêt de chambre, § 86).

Pour nous, il n’a pas été démontré que les autorités italiennes ont ménagé le juste équilibre qu’il fallait préserver entre les intérêts concurrents en jeu.