Corte europea dei diritti
dell’uomo, 23 ottobre 1997
(117/1996/736/933–935)
AFFAIRE NATIONAL & PROVINCIAL BUILDING
SOCIETY,
LEEDS
PERMANENT BUILDING SOCIETY
ET YORKSHIRE
BUILDING SOCIETY c. ROYAUME-UNI
Cet arrêt peut subir des
retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil
des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG
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A.
Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye)
SOMMAIRE1
Arrêt rendu par une chambre
Royaume-Uni – actions en restitution des sommes
versées en application de dispositions fiscales invalidées, éteintes par le jeu
d’une législation rétroactive (articles 53 de la loi de finances de 1991
et 64 de la loi de finances (no 2) de 1992)
I. ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
A. Y a-t-il eu expropriation illégale des
avoirs des requérantes ?
Les intérêts versés pendant la période de décalage
auraient inévitablement été imposés si les conventions passées entre les building
societies et le fisc étaient demeurées en vigueur – ils se trouvaient dans
les réserves des requérantes en attendant d’entrer dans l’assiette de l’impôt –
n’était le règlement transitoire, les requérantes auraient reçu une manne lors
du passage au nouveau régime fiscal – aucun élément dans la procédure interne à
l’appui de l’argument que les intérêts ont été soumis à une double imposition –
intérêts n’ont de fait jamais été imposés – le Parlement entendait
manifestement les taxer – impossible de dire qu’il a été induit en erreur à cet
égard – ni expropriation illégale des avoirs ni double imposition des intérêts
par le jeu du règlement de 1986.
B. S’agissait-il de « biens » au
sens de l’article 1 ?
La Cour ne se prononce pas catégoriquement sur le
point de savoir si les créances des requérantes pouvaient à juste titre passer
pour des « biens » – la Leeds et la National & Provincial
n’avaient pas obtenu de jugement définitif et exécutoire en leur faveur quand
elles engagèrent la première série d’actions en restitution nonobstant l’issue
favorable de la procédure Woolwich 1 – instance en contrôle juridictionnel et
seconde série d’actions en restitution introduites par les trois requérantes ne
pouvant passer pour suffisamment établies – en particulier les requérantes ne
peuvent prétendre avoir eu une espérance légitime que le gouvernement ne
solliciterait pas l’aval du Parlement à une législation rétroactive validant
les circulaires du ministère des Finances attaquées.
Cour néanmoins prête à prendre pour hypothèse que
les créances des requérantes constituaient des « biens » et à traiter
l’article 1 comme applicable vu les liens entre les arguments des requérantes
sur cette question et la substance de leurs griefs selon lesquels elles ont été
privées de manière injustifiable de leurs « biens ».
C. Existence d’une ingérence
Non contestée – la Cour recherchera si cette
ingérence se justifiait en partant de l’hypothèse de travail que les actions
des requérantes constituaient des « biens ».
D. Justification de l’ingérence
Rappel de la jurisprudence de la Cour sur la
manière d’interpréter l’article 1 – la Cour appliquera la règle du second
alinéa de l’article 1 aux faits pour déterminer si les mesures dénoncées
constituaient une réglementation de l’usage des biens dans l’intérêt général
pour assurer le paiement des impôts – démarche la plus naturelle en
l’occurrence.
D’évidentes considérations d’intérêt général en
jeu justifiant l’adoption par le Parlement des articles 53 de la loi de 1991 et
64 de la loi de 1992 – article 53 cherchait à réaffirmer l’intention initiale
du Parlement d’imposer les intérêts versés pendant la période de décalage –
intention contrecarrée par la décision dans Woolwich 1 d’après laquelle le
règlement de 1986 était nul pour des motifs d’ordre technique – la Leeds et la
National & Provincial doivent raisonnablement passer pour avoir saisi
que le Parlement adopterait une législation rétroactive pour corriger les vices
d’ordre technique du règlement de 1986 – l’article 64 tendait à protéger des
recettes substantielles que compromettait la contestation, par les requérantes,
de la validité des circulaires du ministère – on ne saurait dire dans ces
conditions que les articles 53 et 64 aient porté atteinte à l’équilibre entre
la protection des droits des requérantes à la restitution et l’intérêt général
au versement des impôts dus.
Conclusion : non-violation
(unanimité).
II. ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 COMBINé
AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
Requérantes non placées dans une situation
comparable en la matière à celle de la Woolwich – seule cette dernière a
encouru des frais de justice et des risques et remporté des victoires devant la
Chambre des lords et la Cour d’appel avant le dépôt par la Leeds et la National
& Provincial d’actes d’assignation engageant leurs actions en restitution –
même si les requérantes peuvent passer pour s’être trouvées dans la même
situation, existence d’une justification objective et raisonnable pour faire
échapper la Woolwich au champ d’application de l’article 53 – compréhensible
que le Parlement n’ait pas souhaité s’immiscer dans la décision de la Chambre
des lords dans Woolwich 1 – impossible de soutenir que l’article 64 ait opéré
une discrimination entre les requérantes et la Woolwich – mesure d’application
générale.
Conclusion : non-violation
(huit voix contre une).
III. ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
A. Applicabilité
Applicable
– les deux actions en restitution étaient des actions de droit privé
indépendamment de la dimension fiscale – procédure en contrôle juridictionnel
manifestement subordonnée à l’issue de la seconde série d’actions en
restitution, donc déterminante pour des droits privés.
B. Observation
Articles 53 et 64 ont eu pour effet de rendre les
actions judiciaires des requérantes ingagnables – la question de savoir si ce résultat
constituait une ingérence dans le droit d’accès des requérantes à un tribunal
doit se trancher à la lumière de toutes les circonstances de la cause – la Cour
examinera en particulier de près les raisons avancées par les autorités vu le
caractère rétroactif des mesures dénoncées.
Requérantes ont manifestement compris que le
Parlement entendait imposer les intérêts versés pendant la période de décalage
et il faut raisonnablement les considérer comme ayant escompté que le ministère
des Finances réagirait comme il l’a fait aux vices d’ordre technique du
règlement de 1986 après la décision Woolwich 1 – la Leeds et la National
& Provincial ont en réalité tenté de court-circuiter l’adoption d’une
législation correctrice en engageant des actions en restitution immédiatement
avant l’annonce officielle que le Parlement serait invité à donner son aval aux
mesures rétroactives – l’article 53 ne visait pas en fait spécifiquement les
actions en restitution de la Leeds et de la National & Provincial même
s’il a eu pour effet d’y mettre un terme – d’évidentes considérations d’intérêt
général ont justifié l’adoption de l’article 53 avec effet rétroactif compte
tenu de la nécessité et de la volonté du Parlement de réaffirmer son intention
initiale.
En outre, raisons impérieuses d’intérêt général de
mettre les circulaires du ministère des Finances à l’abri de la contestation
judiciaire que toutes les requérantes ont élaborée en intentant une procédure
en contrôle juridictionnel et l’action en restitution corollaire – ces
procédures pervertissaient en fait indirectement l’intention initiale du
Parlement d’imposer les intérêts versés pendant la période de décalage – même
si le Parlement a adopté l’article 64 en sachant qu’une procédure en contrôle
juridictionnel avait été intentée par les requérantes, celles-ci doivent à leur
tour passer pour avoir compris que le Parlement interviendrait comme il l’a
fait.
Conclusion : non-violation
(unanimité).
IV. ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION COMBINé AVEC
L’ARTICLE 14
Motifs
du constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no 1
combiné avec l’article 14 de la Convention valent également pour constat de
non-violation de ce chef.
Conclusion : non-violation (huit voix contre une).
RÉFÉRENCES
À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
26.3.1992, Editions Périscope
c. France ; 9.12.1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce
; 23.2.1995, Gasus Dosier- et Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas ; 20.11.1995,
Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique ; 22.10.1996, Stubbings et
autres c. Royaume-Uni
En l’affaire National &
Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire
Building Society c. Royaume-Uni2,
La Cour européenne des Droits de l’Homme,
constituée, conformément à l’article 43 de la Convention de sauvegarde des
Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)
et aux clauses pertinentes de son règlement A3, en une chambre
composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Macdonald,
N. Valticos,
Mme E. Palm
M. R. Pekkanen,
Sir John Freeland,
MM. P. Jambrek,
K. Jungwiert,
E. Levits,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier,
et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les
31 mai et 27 septembre 1997,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière
date :
PROCéDURE
1. L’affaire
a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme
(« la Commission ») le 16 septembre 1996, puis par le
gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (« le
Gouvernement ») le 25 octobre 1996, dans le délai de trois mois
qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouvent trois requêtes (nos 21319/93,
21449/93 et 21675/93) dirigées contre le Royaume-Uni et dont National &
Provincial Building Society (« la National & Provincial »), Leeds
Permanent Building Society (« la Leeds ») et Yorkshire Building
Society (« la Yorkshire ») avaient saisi la Commission respectivement
les 15 janvier 1993, 21 décembre 1992 et 11 janvier 1993, en
vertu de l’article 25.
La
demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48, ainsi qu’à la
déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour
(article 46). La requête du Gouvernement se réfère à l’article 48.
Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits
de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de
l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément ou combiné
avec l’article 14 de la Convention et de l’article 6 § 1 de la
Convention pris isolément ou combiné avec l’article 14.
2. En
réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du
règlement A, les requérantes ont manifesté le désir de participer à
l’instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. La
chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu
de nationalité britannique (article 43 de la Convention), et
M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du
règlement A). Le 17 septembre 1996, celui-ci a tiré au sort le nom
des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald,
C. Russo, N. Valticos, R. Pekkanen, P. Jambrek et
E. Levits, en présence du greffier (articles 43 in fine de la
Convention et 21 § 5 du règlement A). Par la suite, Mme E. Palm et M. K. Jungwiert,
suppléants, ont remplacé respectivement M. Gölcüklü et M. Russo, empêchés.
4. En sa qualité de président de la
chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal a
consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, les
représentants des requérantes et la déléguée de la Commission au sujet de
l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément
à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du
Gouvernement et des requérantes le 31 janvier 1997.
Le 10 mars 1997, la Commission a produit
plusieurs pièces de la procédure devant elle, comme le greffier l’y avait
invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu’en avait décidé celui-ci,
les débats ont eu lieu en public le 28 mai 1997, au Palais des Droits de
l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. M.R. Eaton, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, agent,
MM. S. Richards,
D. Anderson, conseils,
W.J. Durrans, administration fiscale,
P.H. Linford, administration fiscale, conseillers ;
– pour
la Commission
Mme J. Liddy, déléguée ;
– pour les requérantes
Lord Lester of Herne Hill QC,
MM. J. Gardiner QC,
P. Duffy QC,
J. Peacock,
Mme M. Carss-Frisk, conseils,
MM. H. Ross, solicitor, Clifford Chance
(pour la Leeds),
N. Jordan, solicitor, Clifford Chance
(pour la Leeds),
Mmes S. garrett, solicitor, Addleshaw Booth &
Co
(pour la Yorkshire),
F. Ferguson, solicitor, Slaughter and May
(pour la National & Provincial), solicitors.
La Cour a entendu en leurs
déclarations Mme Liddy, M. Gardiner, Lord Lester of Herne Hill et M. Richards.
EN FAIT
I. le contexte
général
6. Durant toute la période à
considérer, les requérantes étaient des building societies au sens de la
loi de 1986 sur les building societies. Celles-ci ont, en droit anglais,
le statut de « caisses mutuelles de dépôts » et non de sociétés. Les
membres en sont les investisseurs qui déposent des fonds auprès d’elles et
perçoivent en retour des intérêts ou des dividendes, ainsi que les emprunteurs
qui en obtiennent des prêts moyennant intérêt, dans la grande majorité des cas
pour acheter des logements.
A. L’assujettissement des investisseurs à
l’impôt sur le revenu
7. Les investisseurs d’une building
society sont assujettis à l’impôt sur le revenu au titre des intérêts que
portent leurs dépôts. L’impôt sur le revenu à verser à l’administration fiscale
au titre de l’exercice fiscal commençant le 6 avril d’une année pour se
terminer le 5 avril de l’année suivante se calculait ou se mesurait en
pratique par référence à une période d’égale longueur précédant l’exercice
fiscal réel. Le « principe de la mesure » voulait que la période mesurée fût
égale à la période de taxation. Le contribuable n’était en fait pas imposé sur
le revenu de l’année précédente, mais sur le revenu perçu pendant l’exercice en
cours, ce montant étant artificiellement calculé par référence au revenu de
l’exercice antérieur. En conséquence, les différents investisseurs des building
societies étaient d’ordinaire tenus de déclarer au titre de l’impôt sur le
revenu pour l’exercice fiscal donné le montant des intérêts ou dividendes
perçus à raison de leurs dépôts au cours d’une période de référence antérieure
de même longueur que l’exercice fiscal ; l’administration fiscale devait
calculer l’assiette de l’impôt sur la foi des informations fournies par eux.
B. Les conventions passées pour le
versement de l’impôt dû par les investisseurs
8. Toutefois, compte tenu du très grand
nombre d’investisseurs des building societies, aux revenus
modestes pour la plupart et donc redevables d’un très faible montant d’impôt
sur le revenu ou non imposables, pendant maintes années et jusqu’à l’année
fiscale 1985–1986 inclusivement, le fisc passait avec les building societies
des conventions aux termes desquelles chacune d’elles avait à s’acquitter d’un
versement annuel forfaitaire à un taux négocié. Chaque building society
déchargeait ainsi ses investisseurs de l’obligation de payer l’impôt au taux de
base sur les intérêts acquis par eux. Ces conventions, qui s’appliquèrent de
nombreuses années en l’absence de textes, se virent à l’époque reconnaître
force de loi par l’article 343 § 1 de la loi de 1970 relative à
l’impôt sur le revenu et à l’impôt sur les sociétés (Income and Corporation
Taxes Act 1970, « la loi de 1970 »).
9. Le montant de ce versement à taux
négocié était calculé, pour chaque exercice fiscal, par référence au montant
total des intérêts que la société avait versés à ses investisseurs ; il y
était toutefois appliqué un taux d’imposition réduit afin de tenir compte du
fait qu’un certain nombre d’investisseurs n’auraient été redevables d’aucun
impôt, vu le montant modeste de leur épargne (paragraphe 8 ci-dessus).
C’est pourquoi les versements annuels effectués en vertu de ces conventions
étaient appelés « impôt à taux réduit » (« reduced-rate tax »)
ou « impôt à taux négocié » (« composite-rate tax »)
ou « CRT ».
10. Le montant des intérêts versés aux
investisseurs tenait compte du fait que c’était la building society qui,
en versant le CRT au fisc, s’acquittait de l’impôt sur le revenu dont
ils étaient redevables. Les investisseurs percevaient donc des intérêts nets
d’impôt.
C. Fixation du taux du CRT et principe
de la neutralité du revenu
11. Conformément au principe de la
« neutralité du revenu », énoncé à l’article 26 de la loi de
finances de 1984, le paiement du CRT correspondait uniquement au montant
que les investisseurs eux-mêmes auraient acquitté s’ils avaient eu à déclarer
et à verser l’impôt sur les intérêts produits par leurs dépôts.
12. A cette fin, l’administration
fiscale fixait chaque année, par voie réglementaire, le taux du CRT, à
l’issue de négociations avec l’Association des building societies. Ce
faisant, elle était tenue de tendre, pour l’impôt levé à la source auprès des building
societies pour un exercice fiscal donné, au même résultat que si les
différents contribuables avaient été imposés directement sur les intérêts
perçus par eux au cours d’une période de référence antérieure (paragraphes 7
ci-dessus et 13 ci-dessous).
D. Le système de l’« avance » et
l’exercice comptable
13. Jusqu’en 1985–1986, le CRT
était collecté selon le principe de l’« avance ». Le montant des
impôts à payer, au titre du CRT, par chaque building society pour
l’exercice fiscal considéré (paragraphe 12 ci-dessus) était calculé en
prenant comme référence les intérêts versés par elle à ses investisseurs, non
pas pendant l’année réelle d’imposition, mais pendant les douze mois
correspondant à l’exercice comptable de la building society s’achevant
au cours de l’exercice fiscal considéré. L’impôt était versé dans tous les cas
le 1er janvier de l’année d’imposition ou aux environs de cette
date. Comme indiqué plus haut (paragraphe 8 ci-dessus), ce paiement
représentant l’impôt sur le revenu avait pour effet juridique de libérer les
investisseurs de leur obligation d’acquitter l’impôt au taux de base sur les
intérêts perçus au cours de l’année d’imposition considérée.
14. La loi n’exigeait nullement
l’harmonisation des exercices comptables. Les building societies avaient
toutes des calendriers différents, mais dans tous les cas, ceux-ci
représentaient une période de durée égale à l’exercice fiscal, compte tenu des
exigences du principe de la mesure (paragraphe 7 ci-dessus). Les sociétés
requérantes prenaient les périodes suivantes comme exercice comptable :
– la Leeds : du 1er octobre
au 30 septembre ;
– la National & Provincial : du 1er janvier
au 31 décembre ;
– la Yorkshire : du 1er janvier
au 31 décembre.
Ainsi, le 1er janvier 1986 ou vers
cette date, pour libérer leurs investisseurs de l’impôt sur le revenu au taux
de base dont ils auraient été redevables pour l’exercice fiscal du 6 avril
1985 au 5 avril 1986, les trois requérantes avaient versé au fisc des
montants calculés par référence aux intérêts payés par elles à leurs
investisseurs au cours de leurs exercices comptables clos le 30 septembre
1985 (pour la Leeds) et le 31 décembre 1985 (pour la National &
Provincial et pour la Yorkshire). En vertu des conventions passées
(paragraphe 8 ci-dessus), ces versements avaient entièrement libéré les
investisseurs de leurs obligations fiscales au titre des intérêts que leur
avaient versés les requérantes respectives pour l’exercice fiscal du
6 avril 1985 au 5 avril 1986.
A partir de quoi les requérantes versèrent à
l’administration fiscale les montants suivants au titre du CRT :
– la Leeds :
144 500 000 livres (GBP), somme calculée par référence aux
intérêts versés à ses investisseurs au cours de son exercice comptable se
terminant le 30 septembre 1985 ;
– la National & Provincial :
125 926 662 GBP, somme calculée par référence aux intérêts
versés à ses investisseurs au cours de son exercice comptable se terminant le
31 décembre 1985 ;
– la Yorkshire :
34 001 214 GBP, somme calculée par référence aux intérêts versés
à ses investisseurs au cours de son exercice comptable se terminant le
31 décembre 1985.
E. La
finalité et l’effet de la nouvelle législation : l’article 40 de la
loi de finances de 1985
15. Afin d’aligner l’imposition des
intérêts versés par les building societies aux investisseurs sur le
système que la loi de finances de 1984 avait introduit pour les banques, le gouvernement
proposa de mettre en place un régime obligatoire pour la collecte de l’impôt
sur les intérêts des investisseurs et le paiement de cet impôt sur une base
trimestrielle, les derniers jours de février, mai, août et novembre, et non
plus annuelle, en janvier. Le 19 mars 1985, dans sa présentation du budget à
l’occasion de laquelle il annonça l’introduction du nouveau système, le
ministre des Finances déclara que celui-ci n’engendrerait pas de recettes
supplémentaires. Le Parlement adopta la proposition, qui devint
l’article 40 de la loi de finances de 1985.
16. L’article 40
modifia l’article 343 de la loi de 1970 (paragraphe 8 ci-dessus) par
l’ajout d’un paragraphe 1A visant à supprimer, à compter du 6 avril
1986, les conventions en vigueur de longue date et à habiliter l’administration
fiscale à édicter des règlements introduisant un nouveau système de calcul à
partir de l’exercice fiscal 1986–1987. Selon le règlement de 1986 relatif à l’imposition des building
societies (Income Tax (Building Society) Regulations 1986, « le
règlement de 1986 »), entré en vigueur le 6 avril 1986, l’impôt
devait être calculé trimestriellement sur la base des intérêts effectivement
versés au cours de l’année réelle d’imposition, et non plus selon le système de
l’« avance ».
F.
Le problème de la « période de décalage »
17. La
suppression des anciennes conventions donna toutefois lieu à un décalage (la
« période de décalage ») entre la clôture des exercices comptables
des sociétés requérantes pour 1985–1986 (paragraphe 14 ci-dessus) et le
début du premier trimestre inaugurant le nouveau régime. Pour la Leeds, la
période de décalage allait du 1er octobre 1985 au 5 avril
1986, pour la National & Provincial et la Yorkshire, du 1er janvier
1986 au 5 avril 1986. Pour que chaque versement d’intérêts entre dans
l’assiette de l’impôt, des dispositions transitoires furent prises selon
lesquelles les versements effectués au cours de la « période de
décalage » étaient réputés avoir été opérés au cours d’un exercice comptable
ultérieur, avec pour résultat qu’ils constituaient l’assiette de l’impôt en
vertu des nouvelles modalités de « l’année réelle ». Selon le
gouvernement, le législateur entendait garantir que le montant de l’impôt ainsi
levé serait égal à celui qui aurait été collecté si les modalités précédentes
étaient demeurées en vigueur et que les building societies ne
percevraient pas une manne indue en raison de la période de décalage.
18. Dans
ces conditions, l’article 11 (combiné avec l’article 3) du
règlement de 1986 visait à exiger des building societies
qu’elles acquittent l’impôt relatif aux intérêts versés à leurs investisseurs
durant la période de décalage s’appliquant à chacune d’elles. L’article 11
§ 4 stipulait que les impôts dus au titre des intérêts versés au cours de
la période de décalage seraient calculés au taux applicable pour 1985–1986,
soit 25,25 %, le taux de base de l’impôt sur le revenu étant de 30 %
pour cette année-là.
II. Les circonstances de la cause
19. Chacune
des sociétés requérantes estima que les dispositions transitoires allaient à
l’encontre de ce que le gouvernement avait déclaré être son intention, à savoir
que le nouveau régime introduit par la loi de finances de 1985 ne devait pas
engendrer de recettes fiscales supplémentaires (paragraphe 15 ci-dessus),
position réaffirmée au cours des débats parlementaires sur l’article 40 de
ladite loi. Elles considérèrent que les
articles 3 et 11 avaient pour effet de taxer à nouveau les intérêts versés
en 1985–1986, exercice fiscal pour lequel les investisseurs se trouvaient déjà
libérés de toute obligation fiscale sur les intérêts (paragraphe 14
ci-dessus). Pour elles, il en résultait que pour vingt-quatre mois d’intérêts
payés à ses investisseurs au cours des deux exercices fiscaux 1986–1987 et
1987–1988, une building society comme la Leeds, dont l’exercice
comptable se terminait le 30 septembre, devait verser un impôt portant sur
trente mois d’intérêts. Quant à la National & Provincial et à la Yorkshire,
elles auraient à verser un impôt sur vingt-sept mois d’intérêts pour les
vingt-quatre mois des exercices fiscaux de 1986–1987 et 1987–1988. Selon les
requérantes, ces conséquences allaient à l’encontre du principe de la mesure
d’après lequel la période de mesure pour l’assiette de l’impôt ne doit jamais
dépasser la durée de l’exercice fiscal (paragraphe 7 ci-dessus).
Les requérantes s’acquittèrent en fait toutes
trois de l’impôt dont elles étaient redevables en vertu des dispositions
transitoires du règlement, à savoir :
– la
National & Provincial : 15 873 945 GBP ;
– la
Leeds : 56 973 690 GBP ;
– la Yorkshire : 8 902 620 GBP.
20. Le Gouvernement souligne qu’elles
s’exécutèrent « sans protester officiellement ». Les requérantes
affirment au contraire avoir précisé d’emblée qu’elles discutaient la légalité
de l’impôt et qu’elles s’associaient à la procédure engagée par la Woolwich
Equitable Building Society (« la Woolwich ») pour contester la
légalité des dispositions transitoires de l’article 11 du règlement. Pour
sa part, la Leeds publia un communiqué de presse alors que le
règlement n’en était encore qu’au stade de projet, pour appeler
l’attention entre autres sur ce qu’elle dénonçait comme l’effet inacceptable de
la soumission des building societies à une double imposition. La
déclaration écrite sous serment du directeur général adjoint de la Woolwich
faisait état du soutien de la Leeds à la décision de celle-ci d’entamer une
instance judiciaire contre les dispositions transitoires. La National &
Provincial comme la Yorkshire sollicitèrent le remboursement des sommes versées
par elles au fisc.
A. La procédure Woolwich 1 en contrôle
juridictionnel
21. Le 18 juin 1986, la
Woolwich engagea une procédure de contrôle juridictionnel en vue de faire
annuler l’article 11 au motif qu’il sortait du champ d’application de la
législation d’habilitation ; elle alléguait en outre que les dispositions
transitoires transgressaient les principes fondamentaux du droit
constitutionnel et du droit fiscal et que le dispositif mis en place par le
règlement de 1986 pour introduire le changement de régime induisait une
double imposition au titre de la période de décalage.
B. La réaction du législateur à
l’engagement de la procédure Woolwich 1 : l’article 47 de
la loi de finances de 1986
22. Le 4 juillet 1986, le
gouvernement présenta au Parlement une mesure devant valider rétroactivement
les dispositions attaquées et donner effet à ce qui était selon lui l’intention
initiale du Parlement lors de leur adoption (paragraphes 15 et 17 ci-dessus).
Le ministre responsable informa le Parlement que le règlement n’avait pas
d’incidence sur le montant de l’impôt levé et n’affectait que le calendrier des
versements ; il réaffirma que cela n’engendrerait pas de recettes fiscales
supplémentaires. Le 25 juillet 1986, la loi de finances de 1986
(« la loi de 1986 ») reçut donc la sanction royale. Son
article 47 modifiait rétroactivement l’article 343 § 1A de la
loi de 1970 (paragraphe 16 ci-dessus), afin d’habiliter l’administration
fiscale à procéder, par voie réglementaire, à la mise en recouvrement, pour
l’année 1986–1987 et les années d’imposition suivantes, de l’impôt sur les
sommes versées aux investisseurs pendant la période de décalage et qui
n’avaient pas été prises en compte antérieurement.
C. La procédure Woolwich 2 en restitution
23. Le 15 juillet 1987, la
Woolwich assigna l’administration fiscale en justice, demandant le
remboursement des sommes versées au titre de l’impôt en vertu des dispositions
transitoires du règlement, ainsi que des intérêts pour la période écoulée
depuis la date de leur versement.
D. La décision de la High Court dans
la procédure Woolwich 1
24. Le 31 juillet 1987, le juge
Nolan fit droit à la demande dans l’affaire Woolwich 1 (paragraphe 21
ci-dessus). Il annula l’article 11 dans son intégralité et invalida les
autres dispositions pour autant qu’elles entendaient s’appliquer aux versements
effectués aux investisseurs avant le 6 avril 1986. Il parvint aux
conclusions suivantes :
a) rien dans la législation d’habilitation
n’indiquait que le Parlement envisageait d’autoriser une dérogation au principe
selon lequel l’impôt sur le revenu ne doit être levé que sur les revenus d’une
seule année ;
b) le pouvoir d’édicter des règlements, conféré
par l’article 343 § 1A, devait être exercé uniquement pour l’année
1986–1987 et les années suivantes, et rien dans cette disposition n’autorisait
l’administration fiscale à revenir sur les conventions passées avec les building
societies et à mettre en recouvrement des impôts supplémentaires sur les
intérêts que ces dernières avaient versés à leurs membres au cours de la
période de décalage ;
c) le fait que l’article 11 § 4 du
règlement énonçait que l’impôt serait calculé aux taux applicables pour
1985–1986 (plus élevés que ceux qui avaient été arrêtés pour 1986–1987),
indiquait clairement en soi que le règlement excédait les pouvoirs
conférés à l’administration fiscale par l’article 343 § 1A ;
d) la modification de l’article 47 § 1
de la loi de 1986 ne changeait rien à la situation : quelles qu’aient été
les intentions du législateur, le pouvoir conféré par l’article 343
§ 1A pouvait être exercé uniquement pour les années 1986–1987 et
suivantes.
25. L’administration
fiscale forma un recours contre cette décision. Sans contester la nullité du
paragraphe 4 de l’article 11, elle fit valoir que celle-ci
n’invalidait pas le reste de l’article.
26. Vers
la fin de l’année 1987, l’administration fiscale remboursa à la Woolwich la
somme de 57 millions de livres, assortie d’intérêts à compter du
31 juillet 1987 (date de l’ordonnance rendue par le juge Nolan), mais
refusa de verser des intérêts pour la période antérieure à cette date. Ainsi,
dans l’affaire Woolwich 2 (paragraphe 23 ci-dessus), seule restait en
suspens la question de savoir si la Woolwich était fondée à demander des
intérêts sur les sommes versées par elle pour la période allant jusqu’au
31 juillet 1987.
E. La décision de la High Court
dans la procédure Woolwich 2
27. Le 12 juillet 1988, le juge
Nolan rejeta le recours dans l’affaire Woolwich 2, déclarant que la
plaignante n’était pas fondée à recouvrer les sommes demandées au titre d’un
quelconque principe général de restitution ou au motif qu’elles auraient été
versées sous la contrainte. Le juge estima que ces sommes avaient été payées en
application d’un accord tacite selon lequel elles seraient remboursées si le
litige concernant la validité du règlement de 1986 était résolu en
faveur de la demanderesse : celle-ci n’avait dès lors aucune cause pour
agir en vue du recouvrement des sommes versées jusqu’à la date de l’ordonnance
que lui-même avait rendue le 31 juillet 1987. La Woolwich
interjeta appel de cette décision et de l’ordonnance.
F. La
décision de la Cour d’appel dans la procédure Woolwich 1
28. Le 12 avril 1989,
la Cour d’appel accueillit le recours de l’administration fiscale dans
l’affaire Woolwich 1 (paragraphe 25 ci-dessus). Elle conclut que :
a) les termes de l’article 47 de la loi
de 1986, pris dans leur acception ordinaire, étaient clairs et habilitaient
l’administration fiscale à intégrer dans l’assiette de l’impôt les intérêts
versés par les building societies au cours de la période de décalage et
à mettre cet impôt en recouvrement ; et
b) excepté le paragraphe 4, dont la
nullité avait été reconnue par l’administration fiscale, l’article 11
était valable.
G. La décision de la Chambre des lords dans
la procédure Woolwich 1
29. Le 25 octobre 1990, la Chambre
des lords fit droit au recours de la Woolwich dans la procédure Woolwich 1. Elle
déclara, à l’exception de Lord Lowry, que les dispositions transitoires du
règlement de 1986 constituaient un excès de pouvoir aux motifs que
l’article 11 § 4, comme l’administration fiscale l’avait admis
précédemment, et l’article 3, pour autant qu’il avait trait à la période
postérieure à février et antérieure au 6 avril 1986, excédaient les
pouvoirs conférés par la loi d’habilitation. La Chambre des lords considéra que
l’article 11 § 4 ne pouvait se dissocier du surplus de l’article 11
et que les dispositions transitoires du règlement de 1986 étaient donc frappées
de nullité dans leur intégralité.
30. Lord Oliver, prononçant l’arrêt de
la majorité, conclut :
« (...) Je dois dire qu’à mon sens, on ne peut
que souscrire à la conclusion selon laquelle le Parlement entendait par ces
termes [l’article 47 de la loi de 1986] habiliter l’administration fiscale
à prendre en compte et à assujettir à l’impôt des montants que cette dernière
considérait, à tort ou à raison, comme une véritable manne pour les building
societies. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les faits. Le
règlement de 1986 a été pris et a été contesté. Il a été directement mis
en cause dans le cadre d’une procédure judiciaire, et les preuves apportées à
l’appui de cette action esquissaient clairement les arguments présentés au juge
et à la Cour d’appel. L’idée que le Parlement prendrait la peine de voter une
modification ayant un effet expressément rétroactif pour autoriser, sans
nécessité aucune, l’utilisation de ces montants comme référence pour le calcul
de l’impôt – point qui, même de loin, n’a jamais été invoqué – ne tient pas
debout (...)
(...) Force m’est de dire que, selon moi,
l’administration fiscale, par l’intermédiaire du Parlement, a fait preuve de maladresse
en optant, par la voie de la « législation déléguée » plutôt que par
l’adoption d’une loi, pour la position très inhabituelle consistant à chercher
à imposer au cours d’une année d’imposition plus que les revenus d’une seule
année ; toutefois, l’article 47 de la loi de finances de 1986
comporte, sous quelque angle qu’on l’analyse, des dispositions des plus
inhabituelles et, in fine, je n’ai pu que me rendre à la conclusion que
telle était l’intention du Parlement. Il se peut – je l’ignore – que le
législateur n’ait pas apprécié à sa juste valeur le fait que les conventions
passées en 1985 avaient pour conséquence de dégager de toute obligation fiscale
tous les intérêts versés au cours de l’année d’imposition 1985–1986, y compris
les intérêts payés après la clôture de l’exercice comptable d’une building
society, et qu’en conséquence, imposer ces montants à nouveau au cours de
l’année suivante revenait, en quelque sorte, à pratiquer une double imposition.
Cependant, même dans ce cas de figure, cela revient à dire que le pouvoir
législatif n’aurait pas dû avoir l’intention de faire ce qu’il a clairement
entrepris de faire. C’est pourquoi, pour ma part, je rejetterais l’argument
présenté à titre principal par la société Woolwich. »
Cette décision invalidant pour vices d’ordre
technique l’article 11 § 4 du règlement signifiait qu’il n’existait aucun
dispositif permettant de concrétiser ce qui, selon le gouvernement, était
l’intention initiale du Parlement, à savoir que les intérêts versés pendant la
période de décalage devaient entrer dans l’assiette de l’impôt. Ce qui amena le
gouvernement à introduire de nouvelles dispositions législatives. Un projet de
communiqué de presse fut diffusé dès le 7 mars 1991 en vue de
l’approbation du ministre des Finances. Ce projet indiquait que lorsqu’il
présenterait son budget le 19 mars 1991, le ministre annoncerait une
législation devant valider rétroactivement le règlement annulé dans l’affaire
Woolwich 1 (paragraphe 33 ci-dessous).
H. Les procédures Leeds 1 et National &
Provincial 1 en restitution
31. Après la décision de la Chambre des
lords dans Woolwich 1, et après avoir demandé le remboursement à plusieurs
reprises, la Leeds intenta, le 15 mars 1991, à l’encontre de
l’administration fiscale une action en restitution du montant de
56 973 690 GBP qu’elle avait versé en application du
règlement de 1986 annulé dans la procédure Woolwich 1.
32. Le 17 mars 1991, la National
& Provincial, qui avait elle aussi réclamé un remboursement, mais en vain,
engagea à son tour à l’encontre de l’administration fiscale une action en
restitution de la somme de 15 873 945 GBP qu’elle avait versée
en application du règlement frappé de nullité
I. La réaction du législateur à la
décision Woolwich 1 : adoption de l’article 53 de la loi de
finances de 1991
33. Le 19 mars 1991, dans sa
présentation du budget, le ministre des Finances annonça l’introduction de
dispositions législatives visant à corriger les « vices d’ordre technique
qui affectaient le règlement ». Ces dispositions devinrent
l’article 53 de la loi de finances de 1991 (« la loi de 1991 »),
qui entra en vigueur le 25 juillet 1991. L’article 53 déclarait notamment ceci :
« L’article 343 § 1A de [la loi de
1970] (...) est réputé avoir conféré le pouvoir de prendre toutes les dispositions
contenues en fait dans [le règlement de 1986]. »
34. L’effet rétroactif attaché à cette
disposition ne jouait pas, aux termes de son paragraphe 4, dans le cas
d’une « building society ayant intenté une action en justice avant
le 18 juillet 1986 pour contester la validité du règlement ». La
Woolwich était la seule building society à remplir cette
condition.
35. Par une lettre du 21 mars 1991, le
directeur général des Building Societies Associations informa le
secrétaire au Trésor pour les affaires financières que la décision du
gouvernement « ne constitu[ait] pas une grande surprise, encore qu’elle
[dût] causer une vive déception aux building societies
concernées ». La mesure eut pour effet concret de mettre un terme aux
procédures Leeds 1 et National & Provincial 1 (paragraphes 31 et
32 ci-dessus). Bien qu’elles eussent manifesté leur soutien à la procédure
judiciaire de la Woolwich (paragraphe 20 ci-dessus), ces deux building
societies n’engagèrent ni l’une ni l’autre formellement d’action en justice
avant le 18 juillet 1986. A l’audience sur les frais, le gouvernement admit
que, n’était l’article 53 de la loi de 1991, il n’aurait aucun moyen de défense
à opposer à l’instance introduite par la Leeds et la National & Provincial.
L’Etat fut condamné aux dépens.
J. La procédure Woolwich 2 devant
la Cour d’appel
36. Le 22 mai 1991, la Cour
d’appel, à la majorité, accueillit le recours de la Woolwich dans l’affaire
Woolwich 2, et accorda à la plaignante les intérêts demandés.
37. La majorité de la Cour d’appel fit
droit au moyen invoqué à titre principal par la Woolwich selon lequel, lorsque
des sommes d’argent sont versées en vertu de la mise en recouvrement illégale
d’un impôt par un organe de l’Etat, le payeur, en principe, a un droit immédiat
à en obtenir la restitution.
K. Les procédures Leeds 2, National
& Provincial 2 et Yorkshire 1 contestant la validité des
circulaires du ministère des Finances par la voie d’un contrôle juridictionnel
38. Le 10 juillet 1991, la Leeds
sollicita l’autorisation d’engager une procédure en contrôle juridictionnel
afin que les circulaires du ministère des Finances établissant le régime de
l’impôt à taux négocié pour 1986–1987 et les exercices ultérieurs fussent
déclarées illégales (« procédure Leeds 2 »). La Leeds exposait les
arguments suivants :
a) en procédant aux estimations pour les exercices
postérieurs à 1986–1987, et en se fondant sur ces estimations pour fixer les
taux de l’impôt à taux négocié, le ministère des Finances était manifestement
parti du principe que la position de l’Etat selon laquelle le règlement
n’entraînait la collecte d’aucun impôt « en sus » était
correcte ;
b) les décisions judiciaires dans l’affaire
Woolwich 1 avaient démontré que tel n’était pas le cas ; le ministère des
Finances avait donc sous-estimé le montant de l’impôt recouvré au titre de
l’impôt à taux négocié et, en conséquence, avait fixé le taux de celui-ci pour
les exercices considérés à un niveau beaucoup trop élevé ;
c) les conséquences étaient minimes tant que le
règlement était considéré comme nul, puisque les trop-perçus étaient,
légalement, remboursables aux building societies ; or, en
validant rétroactivement ce règlement, le gouvernement avait automatiquement
invalidé les fondements des textes réglementaires qui fixaient les taux
d’imposition ;
d) cela signifiait, en principe, que tous les
impôts recouvrés au titre de l’impôt à taux négocié au cours des exercices
considérés devaient être remboursés, mais la Leeds, dans sa procédure, s’était
engagée formellement à ne pas tenter de récupérer plus que les
57 millions de livres d’excédent versés initialement.
39. Le 6 novembre 1991, la
National & Provincial fut autorisée à engager une procédure en contrôle
juridictionnel analogue à celle intentée dans la procédure Leeds 2 en vue
d’obtenir que les circulaires (Treasury Orders) du ministère des
Finances fixant les modalités de l’impôt à taux négocié pour 1986–1987 et les
exercices suivants fussent déclarées illégales, en raison de la validation
rétroactive du règlement de 1986 (« procédure National &
Provincial 2 »). Cette demande fut jointe à la procédure Leeds 2
et à une demande similaire introduite par Bradford and Bingley Building
Society.
40. Le 3 mars 1992, la Yorkshire
sollicita l’autorisation d’engager une procédure en contrôle juridictionnel
similaire en vue d’obtenir que les circulaires du ministère des Finances fixant
les modalités de l’impôt à taux négocié pour 1986–1987 et les exercices
suivants fussent déclarées illégales (« procédure Yorkshire 1 »).
L. Les procédures Leeds 3,
National & Provincial 3 et Yorkshire 2 en restitution
41. D’autres actions furent ensuite
intentées par la Yorkshire le 11 mai 1992 (« procédure
Yorkshire 2 »), par la Leeds le 1er juin 1992
(« procédure Leeds 3 ») et par la National & Provincial le
12 juin 1992 (« procédure National & Provincial 3 »).
Dans ces actions, les plaignantes demandaient le remboursement des sommes qui
leur seraient dues en cas de succès des procédures en contrôle juridictionnel
(« procédures Leeds 2, National & Provincial 2 et
Yorkshire 1 ») (paragraphes 38 à 40 ci-dessus).
M. La réaction du législateur aux procédures
des requérantes en contrôle juridictionnel et en restitution :
l’article 64 de la loi de finances (no 2) de 1992
42. Le
16 juillet 1992, l’article 64 de la loi de finances (no 2)
de 1992 (« la loi de 1992 ») entra en vigueur. Cette législation était attendue depuis le 7 mai
1992, date à laquelle le secrétaire pour les affaires financières avait relevé,
en réponse à une question parlementaire, que son gouvernement entendait
introduire une législation qui validerait rétroactivement les circulaires
attaquées du ministère des Finances. Aux termes de l’article 64, qui avait
effet rétroactif, les circulaires du ministère des Finances « [étaient]
réputées être et avoir toujours été applicables ». Au cours des débats
parlementaires sur l’article 64, le gouvernement reconnut que cette mesure
était destinée à court-circuiter les procédures judiciaires engagées par les
requérantes pour contester la validité des circulaires, avec pour résultat que
la Woolwich bénéficierait d’un traitement plus favorable. Il releva néanmoins
que la contestation du taux négocié fixé pour les exercices fiscaux de
1986–1987 à 1989–1990 jetait le doute sur la légalité de la levée de toutes les
sommes perçues des building societies, banques et autres
établissements de dépôts au cours des périodes en question. Si la légalité de
la levée de ces sommes ne faisait aucun doute pour la grande majorité de
celles-ci, la contestation des taux fixés aurait entaché d’illégalité la
perception de l’ensemble de ces sommes. Le montant en jeu était de l’ordre de quinze milliards de livres.
43. L’article 64 avait pour effet
d’éteindre les procédures pendantes introduites par les requérantes aux fins du
contrôle juridictionnel de la validité des circulaires du ministère des
Finances et de la restitution des sommes litigieuses (paragraphes 39–41
ci-dessus).
N. Le
dénouement de la procédure Woolwich 2
44. Le
20 juillet 1992, la Chambre des lords, à la majorité, rejeta le pourvoi de
l’administration fiscale dans la procédure Woolwich 2.
Eu
égard aux faits de la procédure Woolwich 2, elle refusa de reconnaître
l’existence d’une quelconque acceptation tacite du remboursement des sommes
versées en application du règlement annulé au cas et au moment où le
litige serait résolu en faveur du contribuable. Toutefois, la Chambre des
lords, à la majorité, statua ainsi :
a) un
citoyen qui a versé des impôts ou d’autres taxes à un organe public a, en
principe, droit au remboursement des sommes versées dès lors que cet organe a
excédé ses pouvoirs ;
b) en conséquence, considérant que les
prétentions de la building society ne relevaient pas du cadre
législatif régissant le remboursement des trop-perçus en matière d’impôts, la building
society était fondée, au regard de la common law, à obtenir le
remboursement de ces sommes ainsi que des intérêts sur ces dernières à compter
de la date où elle les avait versées.
III. Le droit interne pertinent
45. L’article
343 § 1A de la loi de 1970 (introduit par l’article 40 de la loi de
finances de 1985, et tel que modifié par l’article 47 de la loi de
finances de 1986) est ainsi libellé :
« L’administration fiscale peut, par voie
réglementaire, arrêter des dispositions pour l’exercice 1986–1987 et toute
année ultérieure d’imposition visant à assujettir les building societies
à l’impôt sur le revenu qu’elles auront à acquitter, pour toute somme définie
conformément aux règlements (y compris les montants payés ou crédités avant
le début de l’exercice, mais n’ayant pas été pris en compte en application du
paragraphe 1 (...) ou du présent paragraphe) (...) et ces règlements
peuvent contenir toutes dispositions incidentes et dérivées que
l’administration fiscale jugera bon d’y inclure, y compris des dispositions
prévoyant l’établissement de déclarations d’impôt. » [Le passage en
gras est un ajout de la loi de 1986.]
46. L’article 53 de la loi de finances
de 1991, en ses dispositions pertinentes, est ainsi libellé :
« 1) L’article 343 § 1A de la loi de
1970 relative à l’impôt sur le revenu et à l’impôt sur les sociétés (...) est
réputé conférer le pouvoir de prendre toutes les dispositions contenues en fait
dans le règlement de 1986 relatif à l’impôt sur le revenu des building
societies (...)
4) Le présent article ne s’applique pas aux building
societies ayant intenté avant le 18 juillet 1986 une action en justice
en vue de contester la validité du règlement pour autant que celui-ci
s’applique (ou vise à s’appliquer) aux paiements ou avances effectués avant le
6 avril 1986. »
47. L’article 64
de la loi de finances (no 2) de 1992 est ainsi libellé :
« 1) Aux fins du présent article, chacun des
textes ci-après est applicable :
a) Circulaire de 1985 relative à l’impôt sur le
revenu (taux réduit ou taux négocié) (...)
b) Circulaire de 1986 relative à l’impôt sur le
revenu (taux réduit ou taux négocié) (...)
c) Circulaire de 1987 relative à l’impôt sur le
revenu (taux réduit ou taux négocié) (...)
d) Circulaire de 1988 relative à l’impôt sur le
revenu (taux réduit ou taux négocié) (...)
2) En l’absence de toute autre disposition
pertinente, le présent article est réputé être et avoir toujours été
applicable à la détermination du taux réduit ou taux négocié fixé dans la
circulaire pour l’année d’imposition considérée. »
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
48. Dans leurs requêtes (nos 21319/93,
21449/93 et 21675/93) introduites devant la Commission les 15 janvier
1993, 21 décembre 1992 et 11 janvier 1993, les requérantes
alléguaient des violations de l’article 6 de la Convention et de
l’article 1 du Protocole no 1, pris isolément ou combinés
avec l’article 14 de la Convention.
Le 30
août 1994, la Commission a joint la requête de la National
& Provincial à celle de la Yorkshire puis, le 10 janvier 1995,
celle de la Leeds aux deux autres. Elle les a retenues le 13 janvier 1995.
Dans son rapport du 25 juin 1996 (article 31), elle formule l’avis
qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1
(treize voix contre trois), qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du
Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention
(quatorze voix contre deux), qu’il y a eu violation de l’article 6
§ 1 de la Convention (neuf voix contre sept) et qu’il n’y a pas lieu
d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 combiné avec
l’article 14 de la Convention (quatorze voix contre deux). Le texte intégral de son avis et des quatre opinions
séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
49. Les requérantes invitent la Cour à
dire que les faits révèlent des violations de l’article 1 du Protocole no
1 et de l’article 6 de la Convention, pris isolément ou combinés avec l’article
14 de la Convention, et à leur octroyer une satisfaction équitable.
Pour sa part, le Gouvernement prie la Cour de dire
que les faits n’ont pas emporté violation de la Convention.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L’ARTICLE 1 DU
PROTOCOLE No 1
50. Les
requérantes se prétendent victimes d’une violation de l’article 1 du Protocole
no 1, ainsi libellé :
« Toute personne
physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de
sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues
par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions
précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre
en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des
biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts
ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur l’expropriation alléguée des avoirs
des requérantes
51. Selon les requérantes, il n’avait
jamais été entendu lors de l’adoption de l’article 40 de la loi de finances de 1985
(paragraphes 15–16 ci-dessus) ou lorsque le règlement de 1986 fut déposé devant
le Parlement (paragraphes 17–18 ci-dessus) que la période de décalage serait
prise en compte une seconde fois à des fins fiscales. Le gouvernement avait
donné à plusieurs reprises, notamment au cours des débats parlementaires sur
l’article 47 de la loi de 1986, des assurances que les nouvelles modalités
n’engendreraient pas de recettes supplémentaires (paragraphe 22 ci-dessus). Or
tel a été l’effet du règlement puisqu’il a taxé deux fois les intérêts qui
entraient déjà dans l’assiette de l’impôt pour l’exercice fiscal allant du
6 avril 1985 au 5 avril 1986. L’impôt avait été acquitté le 1er janvier
1986 ou aux environs de cette date de façon à dégager les investisseurs des requérantes
de leurs obligations pour cet exercice fiscal (paragraphe 14 ci-dessus). Dans
la procédure Woolwich 1, lorsqu’elle a invalidé ce règlement, la Chambre des
lords a reconnu que les dispositions transitoires soumettaient les intérêts
versés au cours de la période de décalage à une double imposition et c’était là
un élément essentiel du ratio decidendi de son arrêt (paragraphes 29 et
30 ci-dessus).
52. Toujours selon les requérantes,
force serait de conclure que le gouvernement avait induit le Parlement en
erreur quant à la finalité de la législation envisagée ; il a en réalité fait
adopter un texte législatif ayant pour résultat de prélever d’importantes
sommes d’argent tombant légalement dans les réserves des requérantes. Il a cherché par
la suite à légitimer cette expropriation au moyen d’un texte rétroactif qui a
privé celles-ci du droit que la loi leur reconnaît à recouvrer ces sommes.
53. Le
Gouvernement précise que l’article 40 de la loi de finances de 1985 et
l’adoption du règlement de 1986 répondaient uniquement à la volonté que les
intérêts versés par les building societies à leurs investisseurs entrent
dans l’assiette de l’impôt quand on passerait du régime de
« l’avance » à celui de l’année réelle (paragraphes 13 et 15
ci-dessus). Si le règlement de 1986, tel que l’article 53 de la loi de 1991 l’a
validé pour finir (paragraphes 33 et 34 ci-dessus), n’avait pas prévu
d’assujettir de la sorte à l’impôt les intérêts versés au cours de la période
de décalage, des montants considérables d’intérêts non taxés seraient venus
grossir les réserves de certaines building societies comme les
requérantes. Les intérêts afférents à la période
de décalage furent taxés une fois et une fois seulement. Le ministre compétent
avait dûment informé le Parlement que les nouvelles dispositions
n’engendreraient pas de recettes supplémentaires. Les intérêts non imposés pour
la période de décalage auraient été pris en compte dans l’assiette de l’impôt
si les conventions étaient demeurées en vigueur. Le règlement a simplement
modifié le calendrier du versement de l’impôt sur lesdits intérêts en en
répartissant le fardeau sur plusieurs exercices fiscaux.
54. Selon le Gouvernement, les
requérantes ne peuvent s’appuyer sur les jugements et arrêts rendus dans la
procédure Woolwich 1 pour avancer que le règlement de 1986 a entraîné une
double imposition. Ce règlement n’a été annulé que pour de simples vices
d’ordre technique. Le Parlement n’a jamais été induit en erreur quant à l’effet
que ce texte aurait sur la période de décalage. Il a de fait légiféré au terme
de longs débats sur les nouvelles modalités, en pleine connaissance des
préoccupations que les building societies avaient exprimées à l’époque
quant aux incidences du règlement.
55. Devant la Cour, la déléguée de la Commission
a déclaré que lorsqu’il a adopté l’article 40 de la loi de 1985 et validé le
règlement de 1986, le Parlement voulait manifestement que les building
societies ne reçoivent pas une manne, mais demeurent assujetties à l’impôt
sur les intérêts versés à leurs investisseurs au cours de la période de
décalage. Du reste, la décision de la Chambre des lords concernant la procédure
Woolwich 1 ne vient en rien conforter l’argument que les requérantes avaient
été soumises à une double imposition, si ce n’est dans un sens technique.
56. La Cour relève que les assertions
des requérantes quant à l’intention du Parlement en 1985 et 1986 sont la clé de
voûte de leurs griefs relatifs à la suppression rétroactive de leur droit à
recouvrer les sommes versées au fisc. Ces griefs s’articulent autour de
l’argument fondamental d’après lequel ces sommes furent en réalité
irrégulièrement prélevées sur leurs réserves sous couvert d’imposition.
57. Sans préjudice de son examen
ultérieur des allégations selon lesquelles les requérantes ont été
illégitimement privées de leurs créances en restitution des sommes, au mépris
de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour estime devoir déterminer
d’emblée si les intéressées sont fondées à dire que les mesures législatives
prises en 1985 et 1986 ont, contrairement à ce que voulait le Parlement,
entraîné une double imposition des intérêts versés à leurs investisseurs dans
la période de décalage.
58. Il faut noter à cet égard que si
les conventions (paragraphe 8 ci-dessus) entre les building societies et
l’administration fiscale avaient continué à s’appliquer, les intérêts seraient
assurément entrés dans l’assiette de l’impôt. En conséquence, pour prendre un
exemple, la Leeds aurait dû verser au fisc le 1er janvier 1987 ou
vers cette date l’impôt sur les intérêts perçus par ses investisseurs du 1er
octobre 1985 au 30 septembre 1986 pour les libérer de leur obligation fiscale
sur ces intérêts au titre de l’exercice fiscal allant du 6 avril 1986 au 5
avril 1987. Les intérêts versés au cours de la période de décalage litigieuse
auraient donc été imposés et, selon la même logique, les futures périodes de
décalage auraient été prises en compte pour les exercices fiscaux ultérieurs.
Les conventions ne prévoyaient nullement de soustraire les intérêts à
l’assiette de l’impôt.
59. Les intérêts perçus par leurs
investisseurs au cours de la période de décalage ayant été payés nets d’impôt
(paragraphe 10 ci-desssus), les requérantes avaient déjà déduit les montants
représentant l’impôt sur lesdits intérêts. Ces sommes avaient rejoint les
réserves en attendant de figurer dans l’assiette de l’impôt. Force est donc de
conclure que si l’on n’avait pas pris des mesures pour tenir compte de ces
sommes lorsqu’on est passé du régime de l’avance (paragraphes 13 et 14
ci-dessus) à celui de l’année réelle (paragraphes 15 et 16 ci-dessus), les
requérantes auraient conservé des montants considérables représentant des
impôts impayés.
Il n’est pas possible d’affirmer que les
dispositions transitoires du règlement de 1986 ont eu pour effet d’assujettir,
autrement que dans un sens technique, ces sommes à une double imposition
puisque nul impôt n’avait jamais été acquitté sur les intérêts versés au cours
de la période de décalage avant le passage au nouveau régime fiscal fondé sur
l’année réelle. Certes, en réputant les intérêts versés au cours d’un exercice
comptable ultérieur (paragraphe 17 ci-dessus), le règlement transitoire avait
pour effet d’accélérer le versement d’impôts dus au fisc d’une manière qui peut
paraître déroger au principe de la mesure (paragraphe 7 ci-dessus). On ne
saurait toutefois s’en servir pour réfuter les conclusions que le volume des
paiements est demeuré le même de l’ancien au nouveau système et que les
recettes provenant des requérantes n’ont pas subi d’augmentation.
60. La Cour n’est pas davantage
convaincue par les arguments des requérantes d’après lesquels l’arrêt de la
Chambre des lords dans l’affaire Woolwich 1 (paragraphes 29 et 30 ci-dessus)
vient étayer leur opinion que le dispositif transitoire mis en place par le
règlement de 1986 a eu pour effet d’assujettir les intérêts versés aux
investisseurs pendant la période de décalage à une double imposition – les
considérations d’ordre théorique mises à part eu égard à la manière dont le
principe de la mesure avait été adapté. Comme elle l’a relevé ci-dessus
(paragraphe 59), si ce principe n’avait pas été modifié, les requérantes
auraient à n’en pas douter toutes bénéficié d’une manne, substantielle pour
chacune d’elles, mais en particulier pour la Leeds dont la période de décalage
fut la plus longue. L’argument des requérantes d’après lequel le Parlement fut
induit en erreur quant à l’effet des dispositions transitoires n’emporte pas
lui non plus la conviction de la Cour. Il semblerait que l’article 40 de la loi
de 1985 (paragraphe 15 ci-dessus) comme l’article 47 de la loi de 1986
(paragraphe 22 ci-dessus) aient été pleinement discutés aux diverses étapes de
la procédure législative alors que les building societies faisaient
fortement pression pour voir soustraire à l’impôt les intérêts versés aux
investisseurs au cours de la période de décalage. On ne saurait dès lors dire
que le Parlement n’a pas correctement apprécié l’incidence du règlement de
1986, les opposants au projet ayant eu le loisir d’interroger les ministres et
d’élucider les véritables conséquences du nouveau régime pour les building
societies.
61. Vu les conclusions qui précèdent,
la Cour procédera à l’examen du grief des requérantes selon lequel elles ont
été privées du droit que leur reconnaît la loi à se voir restituer les sommes
versées à l’administration fiscale au titre du règlement invalidé – en partant
de la prémisse que le Parlement entendait que ces sommes fussent assujetties à
l’impôt, qu’elles n’ont pas été soumises à une double imposition et qu’elles
n’ont donc pas fait l’objet d’une expropriation irrégulière.
B. Quant à la
dépossession des requérantes de leurs actions judiciaires
1. Sur la question de savoir s’il
s’agissait de biens au sens de l’article 1
62. Les requérantes prétendent que
leurs actions judiciaires en restitution de leurs avoirs « irrégulièrement
expropriés » par le jeu du règlement de 1986 constituaient, comme ces
avoirs, des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no
1. Après la décision de la Chambre des lords dans la procédure Woolwich 2
(paragraphe 44 ci-dessus), il y a lieu de considérer qu’elles avaient en common
law un droit exécutoire à recouvrer leurs avoirs, droit qui est né dès que
les sommes ont été versées à l’administration fiscale en application du
règlement invalidé. Le gouvernement n’avait aucun moyen de défense à opposer à
leur demande en recouvrement, ce qu’il avait concédé à l’audience sur les
frais, prolongement des instances en restitution entamées par la Leeds et la
National & Provincial auxquelles il fut mis un terme (paragraphe 35
ci-dessus). Eu égard aux principes que la Cour a consacrés dans les arrêts
Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce du
9 décembre 1994 (série A no 301-B) et Pressos Compania Naviera
S.A. et autres c. Belgique du 20 novembre 1995 (série A no 332),
elles affirment que leurs droits étaient suffisamment établis et certains pour
être assimilables à des biens et leur donnaient manifestement l’espérance
légitime qu’elles seraient traitées de la même manière que la Woolwich sur la
base de la législation antérieure à l’adoption de l’article 53 de la loi de
1991. La procédure en contrôle juridictionnel contestant la validité des
circulaires du ministère des Finances (paragraphes 38–40 ci-dessus) et les
secondes actions en restitution (paragraphe 41 ci-dessus) intentées par toutes
les requérantes constituaient une autre voie possible pour faire valoir leur
droit exécutoire à la restitution de leurs fonds. Ces droits furent une fois
encore réduits à néant par le jeu de l’article 64 de la loi de 1992.
63. Le Gouvernement combat cette
conclusion et, en particulier, le fait que les requérantes s’appuient sur la
jurisprudence citée. Aucune instance judiciaire entamée par elles n’a jamais
débouché sur un jugement définitif et exécutoire. Les deux séries de procédures
en restitution n’ont en réalité pas dépassé le stade du dépôt des actes
d’assignation (paragraphes 31, 32 et 41 ci-dessus) et la procédure en
contrôle juridictionnel contestant la validité des circulaires du ministère des
Finances (paragraphes 38–40 ci-dessus) en était elle aussi à un stade
embryonnaire, les requérantes n’ayant, au mieux, qu’une chance défendable
d’aboutir. D’ailleurs, la première série d’actions en restitution intentées par
la Leeds et la National & Provincial (paragraphes 31 et 32 ci-dessus)
ainsi que la seconde série entamée par les trois requérantes (paragraphe 41
ci-dessus) constituaient en réalité des démarches judiciaires opportunistes vu
les dates auxquelles les actes d’assignation furent déposés et l’intention
manifeste du gouvernement à ces moments-là. De fait, la seconde série
d’instances en restitution, subordonnée à une victoire remportée au terme de la
procédure en contrôle juridictionnel, ne pouvait qu’échouer, car elle fut
engagée après que le gouvernement eut officiellement annoncé son projet de
valider rétroactivement les circulaires du ministère des Finances (paragraphe
42 ci-dessus).
64. Pour les raisons qui précèdent, le
Gouvernement invite la Cour à constater l’inapplicabilité de l’article 1 du
Protocole no 1, les requérantes ne pouvant valablement prétendre
avoir des « biens ».
65. La Commission estime que les
actions en restitution engagées par la Leeds et la National & Provincial
(paragraphes 31 et 32 ci-dessus) constituaient des « biens » vu la
portée de la décision de la Chambre des lords dans la procédure Woolwich 2.
Rien n’indique que, si le gouvernement n’avait pas agi comme il l’a fait et
obtenu du Parlement le vote de l’article 53 de la loi de 1991 (paragraphes 33
et 34 ci-dessus), les pouvoirs publics eussent eu un moyen de défense recevable
pour s’opposer aux créances en restitution.
66. Pour la Commission, il est moins
certain, en revanche, que la procédure en contrôle juridictionnel et la seconde
série d’instances en restitution (paragraphes 38–40 et 41 ci-dessus) puissent
être considérées comme des « biens ». La Commission est néanmoins
prête à partir de l’hypothèse que ces créances étaient assimilables à des biens
compte tenu des faits à l’origine des procédures et de ce que celles-ci
représentaient une solution de remplacement pour revendiquer des créances en
restitution que l’article 53 de la loi de 1991 avait éteintes. Devant la Cour,
la déléguée de la Commission a déclaré que celle-ci est en réalité partie de la
prémisse que les créances invoquées par chacune des requérantes étaient des
biens afin de faire jouer la troisième phrase de l’article 1 du Protocole no
1, laquelle préserve le droit pour un Etat contractant de mettre en vigueur les
lois qu’il juge nécessaires pour assurer le paiement des impôts.
67. La Cour relève que la décision de
la Chambre des lords dans la procédure Woolwich 2 est au centre de la thèse des
requérantes voulant que les créances qu’elles cherchaient à revendiquer dans
les trois séries d’instances judiciaires s’analysent en des « biens »
au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Dans cette décision
qui a fait date, la Chambre des lords a établi qu’un demandeur a, en principe,
droit en common law à obtenir le remboursement des sommes versées au
titre des impôts à une autorité publique dès lors que celle-ci a excédé ses
pouvoirs (paragraphe 44 ci-dessus). La Woolwich a récupéré les intérêts dus sur
les sommes versées au fisc grâce à la législation sur la restitution ainsi
élucidée, et s’était auparavant vu rembourser vers la fin de 1987 les sommes
versées au fisc au titre du règlement dont la High Court avait déjà à
cette époque constaté l’invalidité (paragraphe 26 ci-dessus).
Pour leur part, la Leeds et la National &
Provincial n’avaient pas obtenu en leur faveur un jugement définitif et
obligatoire au moment où elles ont engagé la première série d’instances en
restitution ; on peut donc se demander si elles peuvent passer dans ces
conditions pour avoir eu alors un droit acquis au recouvrement de ces sommes
(voir, mutatis mutandis, l’arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis
Andreadis précité, p. 85, §§ 61–62). La force de leur argument sur ce point
réside essentiellement dans le fait, d’abord, que le fisc avait remboursé à la
Woolwich le principal (paragraphe 26 ci-dessus) quand on prit conscience
du risque, l’article 11 § 4 du règlement de 1986 étant vicié, que les
modalités transitoires ne pussent être préservées malgré l’adoption de
l’article 47 de la loi de 1986 (paragraphe 22 ci-dessus) et, en second
lieu, que la Chambre des lords avait pour finir, dans l’affaire Woolwich 1
(paragraphe 29 ci-dessus), invalidé le règlement de 1986 dans son intégralité,
y compris les dispositions transitoires. Il est significatif à cet égard que le
gouvernement ait admis le bien-fondé des actions intentées par la Leeds et la
National & Provincial (paragraphe 35 ci-dessus), ce qui indique que,
n’était l’article 53 de la loi de 1991, il eût perdu ces causes.
68. Il
faut aussi relever dans le même temps que la Leeds et la National &
Provincial ont intenté leurs actions en restitution à un moment où le droit en
matière de restitution ne leur promettait pas une issue favorable. Dans
l’affaire Woolwich 2, la Chambre des lords a rendu un arrêt, clé de voûte de la
thèse des requérantes selon laquelle elles auraient un droit établi s’analysant
en un bien, en fait plus d’un an après le dépôt des actes d’assignation. Par
ailleurs, si les pouvoirs publics n’ont peut-être pas précisé aux intéressées
au cours du procès Woolwich 1 qu’ils s’emploieraient à mettre en œuvre, avec
effet rétroactif, l’intention initiale du Parlement dans le cas où
l’administration fiscale succomberait dans cette affaire-là, il est raisonnable
de se demander si ces deux building societies pouvaient avoir une
« espérance légitime » (paragraphe 62 ci-dessus) que le gouvernement
ne réagirait pas comme il l’a fait à l’issue du procès. Comme le Gouvernement
l’a indiqué (paragraphe 63 ci-dessus), les actes d’assignation furent déposés
une fois prise la décision de remédier rétroactivement aux vices techniques
introduits par inadvertance dans le règlement de 1986 et dans les jours qui ont
immédiatement précédé l’annonce officielle par le gouvernement qu’il allait
prendre ce parti (paragraphes 30–32 ci-dessus).
69. Tout
en notant que la Leeds et la National & Provincial passaient pour avoir, au
mieux, une base précaire à partir de laquelle faire valoir un droit s’analysant
en un « bien », la Cour estime que les créances revendiquées dans la
procédure en contrôle juridictionnel (paragraphes 38–40 ci-dessus) et la
seconde série d’actions en restitution engagées par chacune des trois
requérantes en mai et juin 1992 respectivement (paragraphes 39 et 40 ci-dessus)
ne pouvaient être tenues pour suffisamment établies ou fondées sur une
« espérance légitime » (paragraphe 62 ci-dessus) pour pouvoir être
examinées sur la base de la législation d’alors. A ce stade, le Parlement
s’était montré résolu à réaffirmer son intention initiale d’imposer les
intérêts versés au cours de la période de décalage en adoptant l’article 53 de
la loi de 1991 ; les requérantes ne pouvaient par ailleurs avoir de garantie
ferme d’obtenir la déclaration sollicitée dans l’instance en contrôle juridictionnel
qui leur permettrait de récupérer dans le cadre de la procédure en restitution
y faisant suite les sommes qu’elles avaient versées.
70. Sans
se prononcer catégoriquement sur le point de savoir si telle ou telle des
créances revendiquées par les requérantes pouvait à juste titre passer pour un
bien, la Cour, à l’instar de la Commission (paragraphe 66 ci-dessus), est prête
à partir de l’hypothèse de travail que, à la lumière de la décision Woolwich 2,
les requérantes possédaient des biens sous la forme de droits acquis à
restitution qu’elles cherchaient à exercer directement et indirectement au
moyen des diverses procédures judiciaires engagées en 1991 et 1992. Ce faisant, la Cour note que les arguments invoqués
par les requérantes à l’appui de leur thèse selon laquelle elles avaient des
biens sont indissociables de leurs griefs d’après lesquels elles en ont été
indûment privées. La Cour prendra pour hypothèse que l’article 1 du Protocole no
1 est applicable afin de déterminer s’il y a eu ingérence dans les créances des
intéressées et, dans l’affirmative, si cette ingérence se justifiait en
l’occurrence.
1.
Sur l’existence d’une ingérence
71. D’après les requérantes, l’article
53 de la loi de 1991 a eu pour effet concret de mettre un terme aux procédures
en restitution engagées par la Leeds et la National & Provincial
(paragraphe 35 ci-dessus). L’adoption ultérieure de l’article 64 de la loi de
1992 (paragraphes 42 et 43 ci-dessus) a supprimé en pratique toute chance
d’obtenir auprès des cours et tribunaux internes un redressement de
l’« expropriation illégale » de leurs biens. Il y aurait donc eu
ingérence dans ceux-ci.
72. Le Gouvernement ne nie pas que
l’effet rétroactif des mesures dénoncées ait éteint les créances des
requérantes en restitution des sommes versées à l’administration fiscale.
73. La Commission a conclu que les
mesures rétroactives ont emporté ingérence dans les biens des requérantes, en
partant de la prémisse que les diverses créances de celles-ci sont assimilables
à des biens.
74. La Cour note que les mesures
rétroactives jouaient sans conteste d’une manière qui s’analysait en une
ingérence dans la jouissance des biens des intéressées. En prenant pour
hypothèse de travail que les créances dont il s’agit étaient assimilables à des
biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe
70 ci-dessus), elle n’aperçoit aucune raison de parvenir à la conclusion
contraire. Elle va donc rechercher si cette ingérence se justifiait.
3.
Sur la justification de l’ingérence
75. Les
requérantes réaffirment qu’elles pouvaient à juste titre et raisonnablement se
considérer comme exactement dans la même situation que la Woolwich : elles
avaient des droits acquis à recouvrer les sommes dont elles avaient été
dépossédées par le jeu du règlement de 1986 (paragraphe 62 ci-dessus). Or le gouvernement a sciemment fait adopter par le
Parlement une législation rétroactive afin de couper court à la possibilité de
revendiquer ces droits, et ce au mépris des principes de sécurité juridique et
d’espérance légitime. Les mesures rétroactives constituaient une ingérence
disproportionnée et discriminatoire dans les droits des intéressées, et sans
aucune réparation. Elles furent uniquement motivées par le désir des autorités
de conserver les avoirs des requérantes et ne sauraient se justifier par la
nécessité d’assurer le paiement des impôts, au sens du second alinéa de
l’article 1 du Protocole no 1. Les fonds dont les
requérantes ont été dépossédées n’étaient pas des impôts, puisqu’elles s’étaient
totalement libérées de l’obligation d’en acquitter sur les intérêts perçus par
leurs investisseurs au cours de la période de décalage (paragraphes 51 et 52
ci-dessus). Quoi qu’il en soit, cette disposition concernait uniquement les
mesures procédurales prises pour appliquer une législation fiscale, et on ne
saurait l’invoquer pour justifier une loi fiscale normative telle que les lois
de finances en cause ici.
76. Le Gouvernement avance que les mesures
querellées avaient pour objectif ultime, dans le droit fil de ce que voulait
initialement le Parlement, d’assurer le paiement des impôts sur les intérêts
versés par les building societies pendant la période de décalage et,
pour ce qui est de l’article 64 de la loi de 1992, également pour préserver 15
milliards de livres de recettes fiscales levées à partir de 1986 sur les building
societies, banques et autres établissements de dépôts (paragraphe 42
ci-dessus).
Eu égard à la marge d’appréciation d’un Etat
contractant en matière fiscale et aux considérations d’intérêt général en jeu,
on ne saurait dire que les décisions du Parlement d’adopter ces mesures avec
effet rétroactif étaient manifestement dépourvues de base raisonnable ou ne
ménageaient pas un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de
la communauté et la protection des droits des requérantes. Ces dernières
cherchaient en fait, par le biais de procédures judiciaires opportunistes, à
exploiter les vices d’ordre technique du règlement de 1986 et à pervertir
l’intention initiale du Parlement. Elles comprenaient fort bien quelle était
cette intention et ne pouvaient légitimement espérer, après la procédure
Woolwich 1, que le Parlement se satisferait de laisser la loi en l’état et de
leur permettre de conserver cette manne.
77. La
Commission estime que l’ingérence dans les actions judiciaires des requérantes
se justifiait et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no
1. Avec l’article 47 de la loi de 1986, le législateur entendait autoriser le
fisc à assujettir à l’impôt les intérêts versés aux investisseurs pendant la
période de décalage. Les articles 53 de la loi de 1991 (paragraphe 33
ci-dessus) et 64 de la loi de 1992 (paragraphe 42 ci-dessus) visaient à
empêcher les building societies de pervertir cette intention et de tirer
ainsi un avantage substantiel de vices d’ordre technique dans la rédaction des
règlements. En adoptant des mesures rétroactives pour réaffirmer cette
intention et assurer le paiement de l’impôt, le pouvoir législatif n’a pas
porté atteinte au juste équilibre qui doit être ménagé entre les exigences de
l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la protection des
droits fondamentaux des requérantes.
a)
Sur la règle applicable
78. La
Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 garantit en
substance le droit de propriété. Il contient trois normes distinctes : la
première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un
caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième,
figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété
et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans
le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir de
réglementer l’usage des biens, conformément à l’intérêt général ou pour assurer
le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes.
Cependant,
les trois règles ne sont pas « distinctes », en ce sens qu’elles
seraient sans lien entre elles : la deuxième et la troisième concernent des cas
particuliers d’atteinte au droit au respect de ses biens et doivent dès lors
s’interpréter à la lumière du principe général énoncé dans la première règle
(voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH
c. Pays-Bas du 23 février 1995, série A no 306-B,
pp. 46–47, § 55).
79. La privation alléguée des droits
des requérantes a pour origine les premières mesures que le Parlement a prises
en vain pour assurer que les intérêts versés pendant la période de décalage
fussent imposables ; la Cour estime que la démarche la plus naturelle consiste
à examiner les griefs du point de vue d’une réglementation de l’usage des biens
dans l’intérêt général « pour assurer le paiement des impôts »,
laquelle relève de la règle énoncée au second alinéa de l’article 1. Ce
faisant, la Cour rappelle avoir déjà constaté que les dispositions transitoires
figurant dans le règlement de 1986 n’entraînaient pas, contrairement à ce que
prétendent les requérantes, une double imposition des intérêts versés à leurs
investisseurs dans la période de décalage et ne s’analysaient pas en une
expropriation irrégulière de leurs avoirs (paragraphe 61 ci-dessus).
Ce point de fait étant bien précisé, les efforts
tendant à assurer une base juridique solide au moyen d’abord, et en vain, de
l’article 47 de la loi de 1986 (paragraphes 22 et 30 ci-dessus), puis de
l’article 53 de la loi de 1991 (paragraphes 33–35 ci-dessus) pour atteindre le
but légitime que recherchait le législateur lorsqu’il a adopté le règlement
défectueux (paragraphes 15–18 ci-dessus) peuvent eux aussi passer pour des
mesures visant à assurer le paiement des impôts. Il y a lieu de rappeler à cet
égard que, nonobstant le passage au régime de l’année réelle, les intérêts
litigieux seraient entrés dans l’assiette de l’impôt (paragraphes 58 et 59
ci-dessus).
b) Sur l’observation des conditions fixées au
second alinéa
80. Selon la jurisprudence bien établie
de la Cour (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Gasus Dosier- und
Fördertechnik GmbH précité, p. 49, § 62), toute ingérence, y compris
celle résultant d’une mesure tendant à assurer le paiement des impôts, doit
ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt
général de la communauté et les impératifs de la protection des droits fondamentaux
de l’individu. Le souci de réaliser cet équilibre se reflète dans la structure
de l’article 1 tout entier, y compris dans son second alinéa ; dès lors, il
doit y avoir un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens
employés et le but poursuivi.
Par ailleurs, pour rechercher si cette exigence se
trouve remplie, il est reconnu qu’un Etat contractant, spécialement quand il
élabore et met en œuvre une politique en matière fiscale, jouit d’une large
marge d’appréciation, et la Cour respecte l’appréciation portée par le
législateur en pareilles matières, sauf si elle est dépourvue de base
raisonnable (arrêt Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH précité,
pp. 48–49, § 60).
81. Cela étant, la Cour note qu’en
adoptant l’article 53 de la loi de 1991 avec effet rétroactif, le législateur
avait le souci de rétablir et de réaffirmer son intention initiale, à laquelle
avait fait barrage le constat de la Chambre des lords dans la procédure
Woolwich 1, selon lequel le règlement de 1986 constituait un excès de pouvoir
en raison de vices d’ordre technique (paragraphes 29 et 30 ci-dessus). La
décision de corriger rétroactivement ces vices fut prise avant le 7 mars
1991, c’est-à-dire avant la date où la Leeds et la National & Provincial
déposèrent leurs actes d’assignation (paragraphes 30 et 33 ci-dessus), et
abstraction faite du lancement imminent de la première série d’actions en
restitution. Bien que l’article 53 ait eu pour effet d’éteindre les créances en
restitution de ces deux requérantes, il n’apparaît pas que la finalité ultime
de la mesure ait été dépourvue de base raisonnable, vu les considérations
d’intérêt général qui sous-tendaient la proposition de légiférer avec effet
rétroactif et l’aval que lui a donné le Parlement.
De fait, un intérêt général évident et impérieux
commande de veiller à ce que les organismes privés ne bénéficient pas d’une
manne en cas de changement de régime de collecte de l’impôt et ne privent pas
le fisc de recettes pour de simples failles dues à l’inadvertance dans la
législation fiscale d’habilitation, surtout lorsque ces organismes ont suivi
les débats du Parlement sur la proposition initiale et, tout en la
désapprouvant, ont manifestement compris que le législateur avait la ferme
intention de l’intégrer à la législation.
Les requérantes ne peuvent pas davantage plaider
que la mesure a eu pour effet de leur imposer à chacune une charge excessive,
puisque les intérêts qu’elles ont versés à leurs investisseurs pendant la
période de décalage seraient entrés dans l’assiette de l’impôt si les
conventions étaient demeurées en vigueur (paragraphe 58 ci-dessus). Elles ne
sauraient prétendre avoir subi un préjudice, si ce n’est qu’elles ont été
traitées différemment de la Woolwich. Or la substance de cette dernière
allégation relève de l’examen du grief tiré de l’article 14 de la Convention
combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 84
ci-dessous).
82. En outre, il faut noter que
l’historique de l’article 64 de la loi de 1992 doit aussi s’envisager sous la
perspective du même conflit entre les efforts déployés par le pouvoir
législatif pour préserver les impôts versés par les requérantes et les
tentatives de ces dernières pour faire échec à ces efforts par tous les moyens
juridiques possibles et pour se voir rembourser cet impôt. Les trois
requérantes ont en réalité pris l’initiative de contester la validité des
circulaires du ministère des Finances pour recouvrer indirectement ce dont deux
d’entre elles s’étaient vu priver par le jeu de l’article 53 de la loi de 1991
(paragraphe 35 ci-dessus).
Si l’adoption de cette dernière disposition peut
passer pour justifiée pour des motifs d’intérêt général (paragraphe 81
ci-dessus), l’Etat défendeur doit pouvoir légitimement avancer cette même
justification de l’intérêt général pour contrer la contestation desdites
circulaires. Ce qui se trouvait alors en jeu allait en réalité bien au-delà de
l’affirmation du droit du Parlement d’assurer le paiement des impôts sur les
intérêts versés par les requérantes au cours de la période de décalage ; en effet,
le risque que les circulaires ne soient contestées en justice compromettait les
recettes considérables levées à partir de 1986 auprès d’établissements autres
que les building societies. L’intérêt général qu’il y avait à dissiper
toute incertitude quant à la légalité des recettes collectées doit être tenu
pour impérieux et comme primant les intérêts que les requérantes défendaient en
contestant la légalité du taux fixé par les circulaires, ce dans la tentative,
une fois encore, de pervertir l’intention initiale du législateur.
83. La Cour estime donc que les mesures
prises par l’Etat défendeur n’ont pas porté atteinte à l’équilibre qui doit
être ménagé entre la protection du droit des requérantes à la restitution de
leurs fonds et l’intérêt général commandant d’assurer le paiement des impôts.
Partant,
il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLéGUéE
DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 COMBINé AVEC L’ARTICLE 14 DE
LA CONVENTION
84. Selon
les requérantes, par leur effet discriminatoire, les mesures dénoncées ont
emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec
l’article 14 de la Convention, ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus
dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les
opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale,
l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute
autre situation. »
85. Les intéressées prétendent s’être
trouvées concrètement dans une situation analogue à celle de la Woolwich en ce
qui concerne l’application du règlement de 1986. Comme la Woolwich, elles
avaient droit au remboursement des sommes qu’elles avaient versées au fisc
conformément à sa demande illégale. La Leeds en particulier s’était étroitement
associée à la décision de la Woolwich de solliciter le contrôle juridictionnel
du règlement de 1986, et les requérantes ont toutes, à un moment ou à un autre,
réclamé officiellement leur remboursement. Elles n’étaient pas tenues de se
joindre à la procédure en contrôle juridictionnel intentée par la Woolwich,
puisque l’issue en aurait été déclaratoire du droit applicable à tous les
contribuables. Elles étaient donc en droit d’attendre le résultat de ce litige.
Sur la foi de la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Woolwich 1, la
Leeds et la National & Provincial ont déposé des actes d’assignation
entamant contre les pouvoirs publics leurs propres actions en restitution.
86. D’ailleurs, on ne saurait dire que
l’article 64 de la loi de 1992 n’opérait pas une discrimination entre la
Woolwich et les requérantes simplement du fait qu’il était d’application
générale. Cette disposition a en fait favorisé la Woolwich, puisque celle-ci a
recouvré toutes les sommes qui lui revenaient.
87. La
Commission, rejointe par le Gouvernement, conclut à la non-violation de ce
chef. Contrairement à la Woolwich, aucune
des requérantes n’a engagé de procédure pour contester la validité du règlement
de 1986. Seule la Woolwich a pris des risques et encouru des frais de justice.
Les requérantes ne se trouvaient donc pas en la matière dans une situation
comparable à la sienne. Quoi qu’il en soit, il y avait une justification
objective et raisonnable à la différence de traitement, vu les considérations
d’intérêt général qui ont motivé l’adoption de l’article 53 de la loi de
1991, et il était normal de soustraire la Woolwich aux effets rétroactifs de
cette mesure, cette building society ayant obtenu une décision
judiciaire définitive en sa faveur.
Quant
à l’article 64 de la loi de 1992, la Commission constate qu’il était
d’application générale et que ses effets ne peuvent passer pour
discriminatoires. Le Gouvernement appuie cette conclusion.
88. La
Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection
contre une discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis
par les autres clauses normatives de la Convention. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement
violation de cet article. Il faut établir que des personnes placées dans des
situations analogues ou comparables en la matière jouissent d’un traitement
préférentiel, et que cette distinction ne trouve aucune justification objective
et raisonnable. D’ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine
marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure les différences
entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de
traitement juridique (voir, comme exemple récent, l’arrêt Stubbings et autres
c. Royaume-Uni du 22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions
1996-IV, p. 1507, § 72).
89. Les requérantes se trouvaient
assurément dans une situation analogue, sinon identique, en ce qui concerne
l’incidence du dispositif transitoire instauré par le règlement de 1986 sur les
sommes qu’elles détenaient dans leurs réserves. Toutefois, seule la Woolwich a pris
le parti indépendant et hardi de contester par la voie judiciaire la validité
du règlement (paragraphe 21 ci-dessus). La tentative du Parlement de mettre un
terme à la procédure en adoptant l’article 47 de la loi de 1986 ne l’en a pas
dissuadée (paragraphe 22 ci-dessus).
Certes,
les requérantes ont appuyé l’action de la Woolwich, et on peut dire en
particulier de la Leeds qu’elle a témoigné de manière patente sa solidarité
avec la Woolwich (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour n’en rejoint pas moins la Commission et estime que seule la
Woolwich a pris des risques et encouru des frais de justice en engageant à deux
reprises et jusqu’à la Chambre des lords une procédure complexe et onéreuse
contre le fisc. Au moment où fut adopté l’article 53 de la loi de 1991, la
Leeds et la National & Provincial n’avaient pas dépassé le stade du dépôt
des actes d’assignation, alors que la Woolwhich avait remporté une victoire à
la Chambre des lords (paragraphes 29 et 30 ci-dessus) ; il y avait des chances
raisonnables de voir celle-ci confirmer la décision de la Cour d’appel dans la
procédure en restitution intentée par la Woolwich et lui octroyant des intérêts
sur les sommes versées (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). A noter aussi que les
autorités avaient remboursé auparavant à la Woolwich les impôts qu’elle
avait déjà acquittés, avec intérêts à partir du 31 juillet 1987
(paragraphe 26 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour n’estime pas que les
requérantes se trouvaient dans une situation comparable en la matière à celle
de la Woolwich.
90. La Cour considère d’ailleurs que,
même si les requérantes pouvaient passer pour s’être trouvées dans une
situation comparable en la matière à celle de la Woolwich, compte tenu de leurs
arguments sur l’effet erga omnes du redressement réclamé par la Woolwich
(paragraphe 85 ci-dessus), il existait une justification raisonnable et
objective à la distinction opérée par l’article 53 de la loi de 1991
(paragraphe 34 ci-dessus). Lorsqu’il a adopté cette disposition, le législateur
entendait réaffirmer son intention initiale, à savoir garantir que les intérêts
versés aux investisseurs pendant la période de décalage seraient imposables et
éviter que d’autres ne tirent parti du règlement en exploitant ses vices
d’ordre technique. La Cour a estimé que l’intérêt général justifiait la
décision de procéder ainsi rétroactivement (paragraphe 81 ci-dessus). Faire échapper la Woolwich à l’effet rétroactif de
l’article 53 pouvait, pour des motifs raisonnables et objectifs, se justifier
car, au moment de l’adoption de cet article, cette building society
avait obtenu de la Chambre des lords un arrêt définitif en sa faveur, et il est
compréhensible que le Parlement n’ait pas voulu s’ingérer dans une décision
judiciaire qui mettait un terme à un litige ayant duré plus de trois ans.
91. Quant à l’effet de l’article 64 de
la loi de 1992 (paragraphes 33–35 ci-dessus), la Cour note que la mesure
s’appliquait de manière générale aux building societies, banques et
autres établissements de dépôts. Certes, la Woolwich ne se souciait pas de la
validité des circulaires du ministère des Finances, puisqu’elle n’avait aucun
intérêt à les contester. Toutefois, il n’est pas possible de soutenir que
l’article 64 a perpétué entre la Woolwich et les requérantes la différence de
traitement découlant de l’article 53 de la loi de 1991, vu les conclusions antérieures
de la Cour sur ce grief (paragraphes 89 et 90 ci-dessus).
92. Eu
égard à ce qui précède, la Cour conclut à la non-violation de l’article 1 du
Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention.
iii. SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L’ARTICLE 6 § 1
DE LA CONVENTION
93. Les
requérantes affirment en outre que les mesures prises par l’Etat défendeur les
a privées de leur droit d’accès à un tribunal qui eût décidé de leur droit de
caractère civil à la restitution de fonds à laquelle elles pouvaient
légitimement prétendre. Selon elles, il y a eu violation de l’article 6
§ 1 de la Convention, dont les passages pertinents sont ainsi
libellés :
« Toute
personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et
dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par
la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil (...) »
A. Applicabilité
de l’article 6 § 1
94. Selon
les requérantes, l’objet des trois séries de procédures judiciaires qu’elles
ont engagées (paragraphes 31, 32 et 38–41 ci-dessus) était de nature
patrimoniale et l’issue de chaque litige était déterminante pour leurs droits
de caractère privé à la restitution des sommes que l’Etat défendeur aurait
retenues à tort. Pour le cas où des doutes existeraient quant à la
qualification de la procédure en contrôle juridictionnel que chacune des
intéressées a engagée entre le 10 juillet 1991 et le 3 mars 1992
(paragraphes 38–40 ci-dessus), la Cour doit constater, à l’instar de la
Commission, qu’il s’agissait d’une autre voie judiciaire pour obtenir la
restitution des sommes versées. En tant que telle, elle ne pourrait donc être
considérée comme une action purement de droit public.
95. Le
Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention aux
diverses procédures judiciaires engagées par les requérantes. Si la première
série introduite par la Leeds et la National & Provincial (paragraphes 31
et 32 ci-dessus) a été ostensiblement placée sous le sceau du droit privé, elle
n’en tendait pas moins à une décision sur des droits et obligations découlant
de la législation fiscale et revêtait donc un caractère fiscal. La procédure en contrôle juridictionnel entamée par
les requérantes (paragraphes 38–40 ci-dessus) tendait à l’obtention d’un
redressement discrétionnaire de droit public et n’avait pas pour finalité la
restitution des sommes versées en application du règlement de 1986. D’ailleurs,
la seconde série d’actions en restitution engagées par les requérantes
(paragraphe 41 ci-dessus) était subordonnée à l’issue de la procédure en
contrôle juridictionnel et ne saurait dès lors passer pour ressortir au droit
privé.
Par ces motifs, le Gouvernement soutient que les requérantes
ne peuvent invoquer l’article 6 § 1.
96. La
Commission conclut à l’applicabilité de l’article 6 § 1. Les deux séries d’actions en restitution (paragraphes
30, 31 et 41 ci-dessus) étaient de nature patrimoniale. La procédure en
contrôle juridictionnel (paragraphes 38–40 ci-dessus) était étroitement liée à
la seconde série d’actions en restitution (paragraphe 41 ci-dessus) et
était l’un des maillons d’une chaîne de litiges puisant ses racines dans la
rédaction défectueuse de l’article 40 de la loi de 1985 et des dispositions
transitoires du règlement de 1986.
97. La Cour estime que les deux séries
d’actions en restitution (paragraphes 30, 31 et 41 ci-dessus) étaient des
actions de droit privé et cruciales pour la décision sur des droits de caractère
privé à récupérer des sommes chiffrables. N’altère en rien cette conclusion le
fait que ces instances trouvaient leur origine dans la législation fiscale et
que les requérantes aient été assujetties à l’impôt par le jeu de celle-ci
(voir, mutatis mutandis, l’arrêt Editions Périscope c. France du 26 mars
1992, série A no 234-B, p. 66, § 40).
98. Quant à la procédure en contrôle
juridictionnel (paragraphes 38–40 ci-dessus), il faut noter qu’il existait un
lien entre elle et la seconde série d’actions en restitution et qu’elle
relevait d’une stratégie calculée pour faire renaître des créances de droit
privé que l’article 53 de la loi de 1991 avait éteintes. Dans ces conditions,
et bien que ce litige relevât du droit public, il y a lieu de considérer que la
procédure en contrôle juridictionnel portait sur des droits ressortissant à la
sphère du droit privé.
99. La
Cour conclut dès lors à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention.
B. Observation
de l’article 6 § 1
100. Les
sociétés requérantes allèguent que le gouvernement de l’Etat défendeur a
intentionnellement fait voter la législation rétroactive pour entraver leur
accès à un tribunal devant lequel elles auraient pu défendre leur droit acquis
à la restitution de leurs avoirs. Etant donné les victoires judiciaires
remportées par la Woolwich (paragraphes 29 et 44 ci-dessus), les pouvoirs
publics n’avaient aucun moyen de défense à opposer à leurs créances. Ils l’avaient d’ailleurs admis en assumant les frais
que la Leeds et la National & Provincial avaient exposés pour intenter la
première série d’actions en restitution (paragraphe 35 ci-dessus). Il est
également significatif que, lors de l’examen au Parlement du projet de loi qui
devait devenir la loi de 1992, le ministre ait déclaré que l’article 64 de
celle-ci tendait à influer sur les procédures judiciaires pendantes, à savoir
celles qui contestaient la validité des circulaires du ministère des Finances
(paragraphe 42 ci-dessus).
101. Tout en admettant que des
limitations au droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1,
peuvent, dans certains cas bien définis, se justifier compte tenu de la marge
d’appréciation d’un Etat contractant, les requérantes soulignent que cette
marge ne peut, aux fins de cette disposition, être aussi large que celle
pouvant être invoquée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1.
Se référant à la jurisprudence de la Cour relative à l’ampleur de telles
limites, elles soutiennent que les mesures rétroactives ne poursuivaient pas un
but légitime, puisque le gouvernement avait pour premier souci de valider
l’expropriation illégale de leurs avoirs. L’ingérence qui a eu lieu en conséquence
serait elle aussi disproportionnée. Qui plus est, il aurait été porté atteinte
à la substance même de leur droit d’accès à un tribunal, les articles 53 de la
loi de 1991 et 64 de la loi de 1992 ayant eu pour résultat concret de supprimer
rétroactivement les causes d’action et de rendre vaine toute tentative
d’obtenir un remède devant les tribunaux.
102. Le Gouvernement avance que les
« biens » dont les requérantes prétendent avoir été privées au mépris
de l’article 1 du Protocole no 1 étaient en réalité leurs
créances en restitution des sommes qu’elles avaient été tenues de verser au
fisc. Il s’ensuit nécessairement que la suppression légale de l’objet de leurs
créances justifiait de lever la protection procédurale dont celles-ci
jouissaient. C’est pourquoi un constat, par la Cour, de non-violation de
l’article 1 du Protocole no 1 devrait obligatoirement déboucher
sur un constat analogue au sujet du grief tiré de l’article 6.
103. Le Gouvernement souligne en outre
qu’il n’existe aucun principe absolu interdisant au législateur d’intervenir
dans une procédure judiciaire pendante à laquelle l’Etat est partie. Pour
rechercher si une législation rétroactive ayant cet effet est ou non légitime
sous l’angle de l’article 6, il faut prendre en compte des facteurs tels
que l’origine du litige, l’état d’avancement de l’instance judiciaire et ce qui
a motivé l’intervention du législateur.
Renvoyant aux arguments qu’il a développés pour
contester la thèse que les actions judiciaires des requérantes constituaient
des biens et pour justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1
que ces dernières en aient été dépossédées (paragraphes 63 et 76 ci-dessus), le
Gouvernement invite la Cour à constater que les mêmes justifications valent
pour réfuter la violation alléguée de l’article 6.
104. La
Commission conclut à la violation de l’article 6 § 1. L’introduction des articles 53 de la loi de 1991 et 64
de la loi de 1992 se fondait sur des raisons légitimes ; toutefois, en validant
rétroactivement le règlement de 1986 et les circulaires du ministère des
Finances objet des procédures pendantes, l’Etat défendeur, par l’intermédiaire
du pouvoir législatif, est intervenu d’une manière décisive pour orienter en
faveur de l’administration fiscale l’issue des instances auxquelles celle-ci
était partie. Les mesures ont donc eu pour effet de priver les requérantes de
leur droit d’obtenir une décision sur leurs droits et obligations de caractère
civil à l’issue d’un procès équitable devant un tribunal.
105. La
Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le
« droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de
saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect.
Ce
droit n’est toutefois pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement
admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d’une
certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en
dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se
convaincre que les limitations appliquées ne restreignent pas l’accès ouvert à
l’individu d’une manière où à un point tels que le droit s’en trouve atteint
dans sa substance même. En outre, pareille limitation ne se concilie avec
l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (arrêt
Stubbings et autres précité, p. 1502, § 50).
106. Il
faut noter d’emblée que l’article 53 de la loi de 1991 a eu pour effet de
priver la Leeds et la National & Provincial de leurs chances de l’emporter dans
l’action en restitution dirigée contre l’administration fiscale (paragraphe 35
ci-dessus). L’article 64 de la loi de 1992 a, en pratique, anéanti tout espoir
pour les trois requérantes de retrouver une chance de gagner contre le fisc et
de recouvrer l’impôt versé par elles. Le législateur n’est à aucun moment
intervenu directement pour barrer l’accès des intéressées à un tribunal qui eût
statué sur les droits qu’elles souhaitaient revendiquer. Les articles 53 et 64 ont assurément eu pour résultat
final de vouer à l’échec toute tentative des requérantes de poursuivre leurs
actions en justice, puisqu’en adoptant un texte de loi, le Parlement a mis le
règlement de 1986 et les circulaires du ministère des Finances à l’abri d’un
examen judiciaire. Sachant qu’elles n’avaient aucune perspective de succès, les
requérantes ont donc décidé de suspendre les diverses procédures qu’elles
avaient engagées.
107. Eu égard à ce qui précède, la Cour
doit rechercher si la mesure prise par le législateur par deux fois pour priver
les requérantes de leurs chances de l’emporter dans un litige dirigé contre
l’Etat défendeur s’analyse en une ingérence dans le droit d’accès des
intéressées à un tribunal. Pour ce faire, elle tiendra compte de toutes les
circonstances de la cause et examinera de près les raisons que l’Etat défendeur
a avancées pour justifier l’intervention qui a pu se produire dans une
procédure pendante par suite des effets rétroactifs des articles 53 de la loi
de 1991 et 64 de la loi de 1992.
108. Il faut noter d’abord que les
requérantes ont contesté dès le début l’assujettissement à l’impôt des intérêts
qu’elles avaient versés à leurs investisseurs dans la période de décalage. Les building
societies en général exprimèrent leurs préoccupations au Parlement lors de
l’examen des articles 40 de la loi de 1985 (paragraphes 15 et 16
ci-dessus) et 47 de la loi de 1986 (paragraphe 22 ci-dessus). En adoptant ces
mesures, le Parlement a toutefois clairement affirmé son intention de faire
entrer lesdits intérêts dans l’assiette de l’impôt selon les modalités prévues
par le règlement de 1986.
109. Les requérantes se sont par la
suite livrées à une bataille judiciaire contre le fisc afin de couper court à
cette intention : elles invoquèrent d’abord les vices d’ordre technique du
règlement de 1986 puis de prétendus vices des circulaires du ministère des
Finances. Elles suivirent de près le dénouement de la procédure Woolwich 1 et
lorsque cette dernière building society obtint l’invalidation du
règlement de 1986 pour des motifs d’ordre technique, la Leeds et la National
& Provincial engagèrent leurs propres procédures sous la forme d’actions en
restitution (paragraphes 31 et 32 ci-dessus) pour exploiter la brèche mise en
évidence par la Chambre des lords dans l’affaire Woolwich 1 (paragraphes
29 et 30 ci-dessus). Cependant, compte tenu du but que le Parlement recherchait
manifestement en adoptant les mesures dénoncées (paragraphe 108 ci-dessus), il
faut raisonnablement considérer que ces deux requérantes avaient escompté, à
l’issue de la procédure Woolwich 1, que le ministère des Finances
solliciterait l’aval du Parlement pour remédier aux vices d’ordre technique du
règlement de 1986 et, pour des motifs d’intérêt général, ne laisserait pas
échapper à cause d’une simple question technique un montant substantiel déjà
levé.
Il y a lieu d’observer à cet égard que l’annonce
par l’administration fiscale d’une législation rétroactive sous la forme de
l’article 53 de la loi de 1991 n’a pas surpris le directeur général des
Building Societies Associations (paragraphe 35 ci-dessus). Il faut noter
également que la Leeds et la National & Provincial ont engagé leurs actions
en restitution une fois que les pouvoirs publics eurent formellement décidé de
demander au Parlement d’approuver la validation rétroactive du règlement de
1986 et dans les jours qui ont immédiatement précédé l’annonce officielle de
ladite décision (paragraphes 30–33 ci-dessus). Dans ces conditions, ces actions
doivent passer pour une tentative d’exploiter la situation vulnérable où se
trouvaient les pouvoirs publics après le dénouement de la procédure Woolwich 1
et de court-circuiter l’adoption d’une législation devant remédier aux vices
constatés.
110. Par ailleurs, les pouvoirs publics
résolurent de légiférer avec effet rétroactif pour remédier aux vices du
règlement de 1986 sans tenir compte des procédures judiciaires pendantes et
dans le but ultime de réaffirmer l’intention initiale du Parlement à l’égard de
toutes les building societies dont les exercices comptables s’achevaient
avant le début de l’exercice fiscal. On ne peut nier que l’extinction des
procédures en restitution ait été une conséquence importante de la mise en
œuvre de cet objectif. On ne peut pourtant pas dire que la Leeds et la National
& Provincial aient été particulièrement visées par la décision des
autorités.
111. Les pouvoirs publics ont certes
reconnu ouvertement que l’adoption de l’article 64 de la loi de 1992 entendait
court-circuiter la procédure en contrôle juridictionnel entamée par les trois
requérantes (paragraphe 42 ci-dessus) ; cette procédure constituait
toutefois en réalité l’étape suivante de la lutte engagée contre le fisc et une
stratégie délibérée pour pervertir l’intention initiale du Parlement. Pour
preuve, l’objectif que les requérantes poursuivaient en introduisant l’action
corollaire en restitution afin de recouvrer ce qu’elles avaient versé au fisc
en application du règlement de 1986, et rien de plus (paragraphe 41 ci-dessus).
Vu la réaction des autorités au dénouement de la procédure Woolwich 1, les
intéressées ne pouvaient valablement escompter que le fisc resterait inactif
face à une nouvelle contestation de l’intention initiale du Parlement, d’autant
que cette contestation s’en prenait à la validité des circulaires du ministère des
Finances, lesquelles formaient la base légale des recettes très importantes
levées à partir de 1986 auprès non seulement des building societies,
mais encore des banques et autres établissements de dépôts (paragraphe 42
ci-dessus).
112. Comme elle l’a observé plus haut
(paragraphe 107), la Cour se soucie particulièrement des risques inhérents à
l’emploi d’une législation rétroactive qui a pour effet d’influer sur le
dénouement judiciaire d’un litige auquel l’Etat est partie, notamment lorsque
cet effet est de rendre le litige ingagnable. Le principe de la prééminence du
droit et la notion de procès équitable commandent de traiter avec la plus
grande circonspection les raisons avancées pour justifier de pareilles mesures
(voir l’arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis précité,
p. 82, § 49).
L’article 6 § 1 ne saurait toutefois s’interpréter
comme empêchant toute ingérence des pouvoirs publics dans une procédure
judiciaire pendante à laquelle ils sont parties. A noter que dans le cas
d’espèce, l’ingérence due à l’article 64 de la loi de 1992 revêtait un
caractère beaucoup moins radical que celle qui a conduit la Cour à constater un
manquement à l’article 6 § 1 dans l’affaire Raffineries grecques Stran et
Stratis Andreadis (loc. cit.). Dans cette affaire-là, par exemple, les
requérants et l’Etat défendeur étaient engagés dans un litige depuis neuf ans
et les premiers disposaient d’un jugement définitif et exécutoire contre le
second. En l’espèce, la procédure en contrôle juridictionnel engagée par les
requérantes n’avait pas même atteint le stade d’une audience contradictoire.
D’ailleurs, lorsqu’ils ont adopté l’article 64 de la loi de 1992, en lui
donnant effet rétroactif, les pouvoirs publics avaient des motifs d’intérêt
général encore plus impérieux de rendre ingagnables les procédures en contrôle
juridictionnel et l’action corollaire en restitution que ce n’avait été le cas
pour l’adoption de l’article 53 de la loi de 1991. La contestation des
circulaires du ministère des Finances avait engendré une incertitude quant aux
recettes substantielles levées depuis 1986 (paragraphe 42 ci-dessus).
Il y a lieu de noter de surcroît que, lorsqu’elles
se sont employées à pervertir l’intention du Parlement, les requérantes avaient
à tout moment conscience que celui-ci tenterait de son côté de réduire ces
efforts à néant, vu la position décisive qu’il avait prise en adoptant les
articles 47 de la loi de 1986 et 53 de la loi de 1991. Elles ont
affronté les autorités en matière
fiscale, domaine où le recours à une législation
rétroactive n’est pas limité au Royaume-Uni, et elles n’ont pas manqué de
percevoir que l’on ne renoncerait pas aisément aux considérations d’intérêt
général qui commandaient de donner au règlement de 1986 valeur de loi.
113. Pour les raisons qui précèdent, la
Cour conclut que les requérantes ne peuvent dans ces conditions légitimement se
plaindre d’avoir été privées du droit d’accès à un tribunal qui se serait
prononcé sur leurs droits. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1
de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION COMBINé AVEC L’ARTICLE 14
114. Les requérantes prétendent en
outre que les mesures dénoncées ont enfreint l’article 6 § 1 de la Convention
combiné avec l’article 14.
115. Elles réaffirment s’être trouvées
dans une situation pratiquement identique à celle de la Woolwich. Comme cette
dernière building society, elles avaient en common law droit à la
restitution des sommes dont l’Etat défendeur les avait dépossédées. La Woolwich
avait pu les recouvrer en entier au terme d’un examen judiciaire indépendant de
ses créances. Contrairement aux requérantes, la Woolwich avait échappé aux
effets rétroactifs de l’article 53 de la loi de 1991. Le ministre qui avait
fait voter la loi de 1992 au Parlement, avait expressément reconnu l’existence
d’une disparité de traitement entre la Woolwich et les autres building
societies (paragraphe 42 ci-dessus). Cette disparité fut maintenue par
l’article 64 de la loi de 1992 du fait que la Woolwich avait récupéré tout ce
qui lui revenait et ne se souciait donc pas de la validité des circulaires du
ministère des Finances.
116. Le Gouvernement avance que les
requérantes ne se trouvaient pas dans une situation comparable en la matière à
celle de la Woolwich et en outre qu’il existait une justification objective et
raisonnable à la différence de traitement. Il s’appuie sur le raisonnement que la
Commission a suivi pour conclure à la non-violation de l’article 1 du Protocole
no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention (paragraphe 87
ci-dessus).
117. La
Commission a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les griefs des
requérantes sous cet angle vu ses conclusions sur le terrain de l’article 6 § 1
de la Convention (paragraphe 104 ci-dessus).
118. La
Cour relève que les griefs formulés par les requérantes à ce titre reprennent
en substance ceux tirés de l’article 1 du Protocole no 1 combiné
avec l’article 14 (paragraphes 84–86 ci-dessus). Elle conclut que la Woolwich et les requérantes ne se trouvaient pas
placées dans une situation comparable en la matière et qu’en toute hypothèse il
y avait une justification objective et raisonnable à la décision de soustraire
la Woolwich aux effets rétroactifs de l’article 53 de la loi de 1991.
D’ailleurs, les intéressées ne peuvent valablement arguer que l’article 64 de
la loi de 1992 avait un effet discriminatoire (paragraphes 89–92 ci-dessus).
119. La
Cour considère que les motifs du constat qui précède viennent également appuyer
la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 combiné
avec l’article 14 de la Convention.
Elle estime donc que les requérantes n’ont pas été
victimes d’une violation de ce chef.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, qu’il
n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
2. Dit, par huit voix contre une, qu’il n’y a
pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec
l’article 14 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit, par huit voix contre une, qu’il n’y a
pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec
l’article 14 de la Convention.
Fait en français et en anglais
puis prononcé en audience publique, au Palais des Droits de l’Homme, à
Strasbourg, le 23 octobre 1997.
Signé : Rolv Ryssdal
Président
Signé : Herbert Petzold
Greffier
Au présent arrêt se trouve
joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du
règlement A, l’exposé de l’opinion partiellement concordante et partiellement
dissidente de M. Jambrek.
Paraphé
:
R. R.
Paraphé : H. P.
OPINION PARTIELLEMENT
CONCORDANTe
ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE M. LE JUGE JAMBREK
(Traduction)
1. J’ai voté pour la non-violation de l’article
1 du Protocole no 1 et de l’article 6 § 1 de la
Convention. Je marque en revanche mon désaccord avec la majorité quant à la
question de savoir s’il y a eu violation de ces deux dispositions combinées
avec l’article 14 de la Convention.
2. En
ce qui concerne l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec
l’article 14, les requérantes se trouvaient à mon avis placées dans une
situation analogue en la matière à celle de la Woolwich. A cet égard, je n’estime pas déterminant qu’elles
n’aient pas protesté officiellement en engageant une instance pour contester la
validité du règlement. Selon moi, la procédure Woolwich 1 a eu pour effet de
déclarer invalide erga omnes le règlement attaqué. Les autres building
societies étaient fondées à croire que la décision de la Chambre des lords
s’appliquerait à elles. Il est assez courant d’user d’une action collective
lorsque plusieurs plaideurs potentiels sont en jeu. On peut considérer que la
Woolwich a engagé une affaire type au nom des autres building societies.
Celles-ci
se sont identifiées à elle et ont attendu l’issue de l’instance. Cette manière
de procéder va donc dans le sens d’une bonne administration de la justice. Il
est légitime qu’un plaideur ouvre la voie aux autres. Les requérantes, en particulier la Leeds, ont fait savoir qu’elles
contestaient toute obligation de verser les sommes qu’exigeait le règlement.
3. J’estime donc qu’il n’existait pas
de justification objective et raisonnable suffisante pour opérer, à l’article
53 de la loi de finances de 1991, une distinction entre la Woolwich et les
requérantes.
4. Quant à l’article 6 de la Convention
combiné avec l’article 14, j’émets de sérieuses réserves quant au point de
savoir si un Etat peut intervenir en légiférant afin de déterminer l’issue
d’une procédure pendante susceptible de contrecarrer les objectifs de sa
politique. Le pouvoir du législateur d’intervenir pour mettre un individu dans
l’impossibilité d’obtenir gain de cause ne saurait se justifier que dans des
cas exceptionnels. Comme la Woolwich, les requérantes l’auraient emporté si la
loi n’avait pas été modifiée. Elles avaient de bonnes raisons d’engager une
instance vu l’issue de la procédure Woolwich.
5. Je considère donc que le principe de
la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés à l’article
6 empêchaient en l’espèce le législateur de s’immiscer dans l’administration de
la justice de façon à influer sur la décision tranchant un différend, étant
donné que cette ingérence emportait aussi un manquement à l’égalité de traitement
de parties placées dans une situation analogue en la matière, égalité garantie
par l’article 14 de la Convention. La Woolwich a pu ester en justice (par deux
fois) jusqu’à la Chambre des lords et recouvrer toutes les sommes qu’elle avait
versées au fisc. Le ministre lui-même a reconnu au cours des débats
parlementaires sur l’article 64 de la loi de finances (no 2) de 1992
qu’il y avait sans conteste une disparité de traitement entre la Woolwich et
les autres building societies.
6. En conclusion, j’estime qu’il
n’existait pas de justification objective et raisonnable suffisante à la
discrimination que les requérantes ont subie dans la jouissance des droits que
leur garantit l’article 6 de la Convention, car les mesures du législateur ont
en pratique mis un terme aux actions en restitution qu’elles avaient engagées
après les décisions Woolwich 1 et 2.
1. Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.
2. L'affaire
porte le n° 117/1996/736/933–935. Les deux premiers chiffres en indiquent le
rang dans l'année d'introduction, le troisième la place sur la liste des
saisines de la Cour depuis l'origine et les deux derniers la position sur la
liste des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
3. Le règlement A s'applique à toutes les
affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre
1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés
par ledit Protocole. Il correspond au
règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à
plusieurs reprises depuis lors.
4. Note du
greffier : pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans
l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997), mais chacun
peut se le procurer auprès du greffe.