Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera)
23 febbraio 2012, req. n.
27765/09
AFFAIRE HIRSI JAMAA ET AUTRES C. ITALIE
ARRÊT
STRASBOURG
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant
en une Grande Chambre composée de :
Nicolas
Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Françoise Tulkens,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Peer Lorenzen,
Ljiljana Mijović,
Dragoljub Popović,
Giorgio Malinverni,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos,
Guido Raimondi,
Vincent A. de Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22
juin 2011 et le 19 janvier 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière
date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une
requête (no 27765/09) dirigée contre la République italienne et dont
onze ressortissants somaliens et treize ressortissants érythréens (« les
requérants »), dont les noms et les dates de naissance figurent sur la
liste annexée au présent arrêt, ont saisi la Cour le 26 mai 2009 en vertu de
l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Mes
A.G. Lana et A. Saccucci, avocats à Rome. Le gouvernement italien (« le
Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme E.
Spatafora, et par sa coagente, Mme S. Coppari.
3. Les requérants alléguaient en
particulier que leur transfert vers la Libye par les autorités italiennes avait
violé les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4, et ils
dénonçaient l’absence d’un recours conforme à l’article 13 de la Convention,
qui leur eût permis de faire examiner les griefs précités.
4. La requête a été attribuée à la deuxième
section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 17
novembre 2009, une chambre de ladite section a décidé de communiquer la requête
au Gouvernement. Le 15 février 2011, la chambre, composée des juges dont le nom
suit : Françoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto,
Dragoljub Popović, Nona Tsotsoria, Isil Karakas, Kristina Pardalos,
Guido Raimondi, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section,
s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant
opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
5. La composition de la Grande Chambre a
été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du
règlement.
6. Comme le permet l’article 29 § 1 de la
Convention, il a été décidé que la Grande Chambre se prononcerait en même temps
sur la recevabilité et le fond de la requête.
7. Tant les requérants que le
Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire. A
l’audience, chacune des parties a répondu aux observations de l’autre (article
44 § 5 du règlement). Des observations écrites ont également été reçues du
Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), de Human Rights
Watch, de la Columbia Law School Human Rights Clinic, du Centre de conseil sur
les droits de l’individu en Europe (Centre AIRE), d’Amnesty International ainsi
que de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH),
agissant collectivement. Le président de la chambre les avait autorisés à
intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention. Des observations ont
également été reçues du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de
l’homme (HCDH), que le président de la Cour avait autorisé à intervenir. Le HCR
a en outre été autorisé à participer à la procédure orale.
8. Une audience s’est déroulée en public
au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 juin 2011 (article 59 § 3
du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme S. Coppari, coagente,
M. G. Albenzio, avocat de l’État ;
– pour les requérants
Mes A.G. Lana,
A. Saccucci, conseils,
Mme A. Sironi, assistante ;
– pour le Haut-Commissariat des Nations
Unies pour les réfugiés,
tiers intervenant
Mme M. Garlick, chef de l’unité pour la politique
générale
et l’appui juridique, Bureau pour l’Europe, conseil ;
M. C. Wouters, conseiller principal en droit des réfugiés,
Division de la protection nationale,
M. S. Boutruche, conseiller juridique de l’unité de soutien
politique et juridique, Bureau pour l’Europe, conseillers.
La Cour a entendu Mme
Coppari, M. Albenzio, Me Lana, Me Saccucci et Mme Garlick
en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. L’interception et le
renvoi des requérants en Libye
9. Les requérants, onze ressortissants
somaliens et treize ressortissants érythréens, font partie d’un groupe
d’environ deux cents personnes qui quittèrent la Libye à bord de trois
embarcations dans le but de rejoindre les côtes italiennes.
10. Le 6 mai 2009, alors que les
embarcations se trouvaient à trente-cinq milles marins au sud de Lampedusa
(Agrigente), c’est-à-dire à l’intérieur de la zone maritime de recherche et de
sauvetage (« zone de responsabilité SAR ») relevant de la compétence de Malte, ils furent approchés par
trois navires de la garde des finances et des garde-côtes italiens.
11. Les occupants des embarcations
interceptées furent transférés sur les navires militaires italiens et
reconduits à Tripoli. Les requérants affirment que pendant le voyage les
autorités italiennes ne les ont pas informés de leur véritable destination et
n’ont effectué aucune procédure d’identification.
Tous leurs effets personnels, y compris des
documents attestant leur identité, furent confisqués par les militaires.
12. Une fois arrivés au port de Tripoli,
après dix heures de navigation, les migrants furent livrés aux autorités
libyennes. Selon la version des faits présentée par les requérants, ceux-ci
s’opposèrent à leur remise aux autorités libyennes, mais on les obligea par la
force à quitter les navires italiens.
13. Lors d’une conférence de presse tenue
le 7 mai 2009, le ministre de l’Intérieur italien déclara que les opérations
d’interception des embarcations en haute mer et de renvoi des migrants en Libye
faisaient suite à l’entrée en vigueur, le 4 février 2009, d’accords bilatéraux
conclus avec la Libye, et constituaient un tournant important dans la lutte
contre l’immigration clandestine. Le 25 mai 2009, lors d’une intervention
devant le Sénat, le ministre indiqua que, du 6 au 10 mai 2009, plus de 471
migrants clandestins avaient été interceptés en haute mer et transférés vers la
Libye conformément auxdits accords bilatéraux. Après avoir expliqué que les
opérations avaient été conduites en application du principe de coopération
entre Etats, le ministre soutint que la politique de renvoi constituait un
moyen très efficace de lutter contre l’immigration clandestine. Ladite
politique décourageait les organisations criminelles liées au trafic illicite
et à la traite des personnes, contribuait à sauver des vies en mer et réduisait
sensiblement les débarquements de clandestins sur les côtes italiennes,
débarquements qui en mai 2009 avaient été cinq fois moins nombreux qu’en mai
2008, selon le ministre de l’Intérieur.
14. Au cours de l’année 2009, l’Italie
pratiqua neuf interceptions de clandestins en haute mer conformément aux
accords bilatéraux avec la Libye.
B. Le sort des
requérants et leurs contacts avec leurs représentants
15. Selon les informations transmises à
la Cour par les représentants des requérants, deux d’entre eux, M. Mohamed
Abukar Mohamed et M. Hasan Shariff Abbirahman (respectivement no 10
et no 11 sur la liste annexée au présent arrêt), sont décédés après
les faits dans des circonstances inconnues.
16. Après l’introduction de la requête,
les avocats ont pu garder des contacts avec les autres requérants. Ceux-ci
étaient joignables par téléphone et par courrier électronique.
Entre juin et octobre 2009, quatorze d’entre eux
(indiqués sur la liste) se sont vu accorder le statut de refugié par le bureau
du HCR de Tripoli.
17. A la suite de la révolte qui a éclaté
en Libye en février 2011 et qui a poussé un grand nombre de personnes à fuir le
pays, la qualité des contacts entre les requérants et leurs représentants s’est
dégradée. Les avocats sont actuellement en contact avec six des
requérants :
– M. Ermias Berhane (no 20 sur
la liste) est parvenu à rejoindre clandestinement les côtes italiennes. Le 21
juin 2011, la Commission territoriale de Crotone lui a octroyé le statut de
réfugié ;
– M. Habtom Tsegay (no 19 sur
la liste) se trouve actuellement au camp de Choucha, en Tunisie. Il envisage de
rejoindre l’Italie ;
– M. Kiflom Tesfazion Kidan (no
24 sur la liste) réside à Malte ;
– M. Hayelom Mogos Kidane et M. Waldu
Habtemchael (respectivement no 23 et no 13 sur la liste)
résident en Suisse, où ils attendent une réponse à leur demande de protection
internationale ;
– M. Roberl Abzighi Yohannes (no
21 sur la liste) réside au Bénin.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le code de la
navigation
18. L’article 4 du code de la navigation
du 30 mars 1942, modifié en 2002, se lit ainsi :
« Les navires italiens en
haute mer ainsi que les aéronefs se trouvant dans un espace non soumis à la
souveraineté d’un Etat sont considérés comme étant territoire italien ».
B Les accords bilatéraux
entre l’Italie et la Libye
19. Le 29 décembre 2007, l’Italie et la
Libye signèrent à Tripoli un accord bilatéral de coopération pour la lutte contre
l’immigration clandestine. Le même jour, les deux pays signèrent également un
Protocole additionnel fixant les modalités opérationnelles et techniques de la
mise à exécution dudit accord. L’article 2 de l’accord est ainsi libellé :
[Traduction du greffe]
« L’Italie et la Grande
Jamahiriya [arabe libyenne populaire socialiste] s’engagent à organiser des
patrouilles maritimes à l’aide de six navires mis à disposition, à titre
temporaire, par l’Italie. A bord des navires seront embarqués des équipages mixtes,
formés de personnel libyen ainsi que d’agents de police italiens, aux fins de
l’entraînement, de la formation et de l’assistance technique pour l’utilisation
et la manutention des navires. Les opérations de contrôle, de recherche et de
sauvetage seront conduites dans les lieux de départ et de transit des
embarcations destinées au transport d’immigrés clandestins, tant dans les eaux
territoriales libyennes que dans les eaux internationales, dans le respect des
conventions internationales en vigueur et selon les modalités opérationnelles
qui seront définies par les autorités compétentes des deux pays. »
Par ailleurs, l’Italie s’engageait à céder à la
Libye, pour une période de trois ans, trois navires sans pavillon (article 3 de
l’accord) et à promouvoir auprès des organes de l’Union européenne (UE) la
conclusion d’un accord-cadre entre l’UE et la Libye (article 4 de l’accord).
Enfin, selon l’article 7 de l’accord bilatéral, la
Libye s’engageait à « coordonner ses efforts avec ceux des pays d’origine
pour la réduction de l’immigration clandestine et pour le rapatriement des
immigrés ».
Le 4 février 2009, l’Italie et la Libye signèrent à
Tripoli un Protocole additionnel visant au renforcement de la collaboration
bilatérale aux fins de la lutte contre l’immigration clandestine. Ce dernier
Protocole modifiait partiellement l’accord du 29 décembre 2007, notamment par
l’introduction d’un nouvel article, ainsi libellé :
[Traduction du greffe]
« Les deux pays s’engagent à
organiser des patrouilles maritimes avec des équipages communs formés de
personnel italien et de personnel libyen, équivalents en nombre, expérience et
compétence. Les patrouilles opèrent dans les eaux libyennes et internationales
sous la supervision de personnel libyen et avec la participation d’équipages
italiens, et dans les eaux italiennes et internationales sous la supervision de
personnel italien et avec la participation de personnel libyen.
La propriété des navires offerts
par l’Italie en vertu de l’article 3 de l’accord du 29 décembre 2007 sera
cédée définitivement à la Libye.
Les deux pays s’engagent à
rapatrier les immigrés clandestins et à conclure des accords avec les pays
d’origine pour limiter le phénomène de l’immigration clandestine ».
20. Le 30 août 2008, l’Italie et la Libye
signèrent à Benghazi le Traité d’amitié, de partenariat et de coopération, qui
prévoit en son article 19 des efforts pour la prévention du phénomène de
l’immigration clandestine dans les pays d’origine des flux migratoires. Aux
termes de l’article 6 de ce traité, l’Italie et la Libye s’engageaient à agir
conformément aux principes de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration
universelle des droits de l’homme.
21. D’après une déclaration du ministre
italien de la Défense, en date du 26 février 2011, l’application des accords
entre l’Italie et la Libye a été suspendue à la suite des événements de 2011.
III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT
INTERNATIONAL ET DE DROIT EUROPÉEN
A. La Convention de
Genève relative au statut des réfugiés (1951)
22. L’Italie est partie à la Convention
de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés (« la Convention de
Genève »), qui définit les modalités selon lesquelles un Etat doit
accorder le statut de réfugié aux personnes qui en font la demande, ainsi que
les droits et les devoirs de ces personnes. Les articles 1 et 33 § 1 de ladite
Convention disposent :
Article 1
« Aux fins de la présente
Convention, le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne (...)
qui, (...) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa
religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou
de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité
et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la
protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se
trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite
de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y
retourner. »
Article 33 § 1
« Aucun des Etats contractants
n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les
frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de
sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain
groupe social ou de ses opinions politiques ».
23. Dans sa note sur la protection
internationale du 13 septembre 2001 (A/AC.96/951, § 16), le HCR, qui a pour
mandat de veiller à la manière dont les Etats parties appliquent la Convention
de Genève, a indiqué que le principe énoncé à l’article 33, dit du
« non-refoulement », était :
« un principe de protection
cardinal ne tolérant aucune réserve. A bien des égards, ce principe est le
complément logique du droit de chercher asile reconnu dans la Déclaration
universelle des droits de l’homme. Ce droit en est venu à être considéré comme
une règle de droit international coutumier liant tous les Etats. En outre, le
droit international des droits de l’homme a établi le non-refoulement comme un
élément fondamental de l’interdiction absolue de la torture et des traitements
cruels, inhumains ou dégradants. L’obligation de ne pas refouler est également
reconnue comme s’appliquant aux réfugiés indépendamment de leur reconnaissance
officielle, ce qui inclut de toute évidence les demandeurs d’asile dont le
statut n’a pas encore été déterminé. Elle couvre toute mesure attribuable à un
Etat qui pourrait avoir pour effet de renvoyer un demandeur d’asile ou un
réfugié vers les frontières d’un territoire où sa vie ou sa liberté seraient
menacées, et où il risquerait une persécution. Cela inclut le rejet aux
frontières, l’interception et le refoulement indirect, qu’il s’agisse d’un
individu en quête d’asile ou d’un afflux massif. »
B. La Convention des
Nations Unies sur le droit de la mer (« Convention de Montego Bay »)
(1982)
24. Les articles pertinents de la
Convention de Montego Bay sont ainsi libellés :
Article 92
Condition juridique des navires
« 1. Les navires
naviguent sous le pavillon d’un seul Etat et sont soumis, sauf dans les cas
exceptionnels expressément prévus par des traités internationaux ou par la
Convention, à sa juridiction exclusive en haute mer (...). »
Article 94
Obligations de l’Etat du pavillon
« 1. Tout Etat
exerce effectivement sa juridiction et son contrôle dans les domaines
administratif, technique et social sur les navires battant son pavillon.
(...) »
Article 98
Obligation de prêter assistance
« 1. Tout Etat
exige du capitaine d’un navire battant son pavillon que, pour autant que cela
lui est possible sans faire courir de risques graves au navire, à l’équipage ou
aux passagers :
a) il prête assistance à
quiconque est trouvé en péril en mer ;
b) il se porte aussi
vite que possible au secours des personnes en détresse s’il est informé
qu’elles ont besoin d’assistance, dans la mesure où l’on peut raisonnablement
s’attendre qu’il agisse de la sorte ;
(...) »
C. La Convention
internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (« Convention
SAR ») (1979, modifiée en 2004)
25. Le point 3.1.9 de la Convention SAR
dispose :
« Les Parties doivent assurer
la coordination et la coopération nécessaires pour que les capitaines de
navires qui prêtent assistance en embarquant des personnes en détresse en mer
soient dégagés de leurs obligations et s’écartent le moins possible de la route
prévue, sans que le fait de les dégager de ces obligations ne compromette
davantage la sauvegarde de la vie humaine en mer. La Partie responsable de la
région de recherche et de sauvetage dans laquelle une assistance est prêtée
assume au premier chef la responsabilité de veiller à ce que cette coordination
et cette coopération soient assurées, afin que les survivants secourus soient
débarqués du navire qui les a recueillis et conduits en lieu sûr, compte tenu
de la situation particulière et des directives élaborées par l’Organisation
(Maritime Internationale). Dans ces cas, les Parties intéressées doivent
prendre les dispositions nécessaires pour que ce débarquement ait lieu dans les
meilleurs délais raisonnablement possibles. »
D. Le Protocole contre
le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la
Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée
(« Protocole de Palerme ») (2000)
26. L’article 19 § 1 du Protocole de
Palerme est libellé comme suit :
« Aucune disposition du
présent Protocole n’a d’incidences sur les autres droits, obligations et
responsabilités des Etats et des particuliers en vertu du droit international,
y compris du droit international humanitaire et du droit international relatif
aux droits de l’homme et en particulier, lorsqu’ils s’appliquent, de la
Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés
ainsi que du principe de non-refoulement qui y est énoncé. »
E. La Résolution 1821
(2011) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
27. Le 21 juin 2011, l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution sur l’interception
et le sauvetage en mer de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants en
situation irrégulière, qui se lit ainsi :
« 1. La
surveillance des frontières méridionales de l’Europe est devenue une priorité
régionale. Le continent européen doit en effet faire face à l’arrivée
relativement importante de flux migratoires par la mer en provenance d’Afrique et
arrivant en Europe principalement via l’Italie, Malte, l’Espagne, la Grèce et
Chypre.
2. Des migrants, des
réfugiés, des demandeurs d’asile et d’autres personnes mettent leur vie en
péril pour rejoindre les frontières méridionales de l’Europe, généralement dans
des embarcations de fortune. Ces voyages, toujours effectués par des moyens
irréguliers et la plupart à bord de navires sans pavillon, au risque de tomber
entre les mains de réseaux de trafic illicite de migrants et de traite des
êtres humains, sont l’expression de la détresse des personnes embarquées qui
n’ont pas de moyen régulier et en tout cas pas de moyen moins risqué de gagner
l’Europe.
3. Même si le nombre
d’arrivées par mer a drastiquement diminué ces dernières années, avec pour
effet de déplacer les routes migratoires (notamment vers la frontière terrestre
entre la Turquie et la Grèce), l’Assemblée parlementaire, rappelant notamment
sa
Résolution 1637 (2008) « Les boat people en Europe : arrivée
par mer de flux migratoires mixtes en Europe », exprime à nouveau ses
vives préoccupations concernant les mesures prises pour gérer l’arrivée par mer
de ces flux migratoires mixtes. De nombreuses personnes en détresse en mer ont
été sauvées et de nombreuses personnes tentant de rejoindre l’Europe ont été
renvoyées, mais la liste des incidents mortels – aussi tragiques que
prévisibles – est longue et elle augmente actuellement presque chaque jour.
4. Par ailleurs, les
récentes arrivées en Italie et à Malte survenues suite aux bouleversements en
Afrique du Nord confirment la nécessité pour l’Europe d’être prête à affronter,
à tout moment, l’arrivée massive de migrants irréguliers, demandeurs d’asile et
réfugiés sur ses côtes méridionales.
5. L’Assemblée constate
que la gestion de ces arrivées par mer soulève de nombreux problèmes, parmi
lesquels cinq sont particulièrement inquiétants :
5.1. Alors que plusieurs
instruments internationaux pertinents s’appliquent en la matière et énoncent de
manière satisfaisante les droits et les obligations des Etats et des individus,
il semble y avoir des divergences dans l’interprétation de leur contenu.
Certains Etats ne sont pas d’accord sur la nature et l’étendue de leurs
responsabilités dans certains cas et certains Etats remettent également en
question l’application du principe de non-refoulement en haute mer ;
5.2. Bien que la priorité
absolue en cas d’interception en mer soit d’assurer le débarquement rapide des
personnes secourues en « lieu sûr », la notion de « lieu
sûr » ne semble pas être interprétée de la même manière par tous les Etats
membres. Or, il est clair que la notion de « lieu sûr » ne saurait se
limiter à la seule protection physique des personnes mais qu’elle englobe
nécessairement le respect de leurs droits fondamentaux ;
5.3. Ces désaccords
mettent directement en péril la vie des personnes à secourir, notamment en retardant
ou en empêchant les actions de sauvetage, et sont susceptibles de dissuader les
marins de venir au secours des personnes en détresse en mer. De plus, ils
pourraient avoir pour conséquence la violation du principe de non-refoulement à
l’égard d’un nombre important de personnes, y compris à l’égard de personnes
ayant besoin de protection internationale ;
5.4. Alors que l’Agence
européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières
extérieures des Etats membres de l’Union européenne (Frontex) joue un rôle de
plus en plus grand en matière d’interception en mer, les garanties du respect
des droits de l’homme et des obligations relevant du droit international et du
droit communautaire dans le contexte des opérations conjointes qu’elle
coordonne sont insuffisantes ;
5.5. Enfin, ces arrivées
par la mer font peser une charge disproportionnée sur les Etats situés aux
frontières méridionales de l’Union européenne. Le but d’un partage plus
équitable des responsabilités et d’une plus grande solidarité en matière de
migration entre les Etats européens est loin d’être atteint.
6. La situation est
compliquée par le fait que les flux migratoires concernés sont à caractère
mixte et qu’ils demandent donc des réponses spécialisées prenant en compte les
besoins de protection et adaptées au statut des personnes secourues. Pour
apporter aux arrivées par mer une réponse adéquate et conforme aux normes
internationales pertinentes, les Etats doivent tenir compte de cet élément dans
leurs politiques et activités de gestion des migrations.
7. L’Assemblée rappelle
aux Etats membres leurs obligations relevant du droit international, notamment
aux termes de la Convention européenne des droits de l’homme, de la Convention
des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 et de la Convention de Genève
de 1951 relative au statut des réfugiés, en particulier le principe de
non-refoulement et le droit de demander l’asile. L’Assemblée rappelle également
les obligations des Etats Parties à la Convention internationale pour la
sauvegarde de la vie humaine en mer de 1974 et à la Convention internationale
de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes.
8. Enfin et surtout,
l’Assemblée rappelle aux Etats membres qu’ils ont l’obligation tant morale que
légale de secourir les personnes en détresse en mer sans le moindre délai et
réaffirme sans ambiguïté l’interprétation faite par le Haut-Commissariat des
Nations Unies pour les réfugiés (HCR) selon lequel le principe de
non-refoulement s’applique également en haute mer. La haute mer n’est pas une
zone dans laquelle les Etats sont exempts de leurs obligations juridiques, y
compris de leurs obligations issues du droit international des droits de
l’homme et du droit international des réfugiés.
9. L’Assemblée appelle
donc les Etats membres, dans la conduite des activités de surveillance des
frontières maritimes, que ce soit dans le contexte de la prévention du trafic
illicite et de la traite des êtres humains ou dans celui de la gestion des
frontières, qu’ils exercent leur juridiction de droit ou de fait :
9.1. à répondre sans
exception et sans délai à leur obligation de secourir les personnes en détresse
en mer ;
9.2. à veiller à ce que
leurs politiques et activités relatives à la gestion de leurs frontières, y
compris les mesures d’interception, reconnaissent la composition mixte des flux
de personnes tentant de franchir les frontières maritimes ;
9.3. à garantir à toutes
les personnes interceptées un traitement humain et le respect systématique de
leurs droits de l’homme, y compris du principe de non-refoulement,
indépendamment du fait que les mesures d’interception soient mises en œuvre
dans leurs propres eaux territoriales, dans celles d’un autre Etat sur la base
d’un accord bilatéral ad hoc, ou en haute mer ;
9.4. à s’abstenir de
recourir à toute pratique pouvant s’apparenter à un refoulement direct ou
indirect, y compris en haute mer, en respect de l’interprétation de
l’application extraterritoriale de ce principe faite par le HCR et des arrêts
pertinents de la Cour européenne des droits de l’homme ;
9.5. à assurer en
priorité le débarquement rapide des personnes secourues en « lieu
sûr » et à considérer comme « lieu sûr » un lieu susceptible de
répondre aux besoins immédiats des personnes débarquées, qui ne mette nullement
en péril leurs droits fondamentaux ; la notion de « sûreté »
allant au-delà de la simple protection du danger physique et prenant également
en compte la perspective des droits fondamentaux du lieu de débarquement
proposé ;
9.6. à garantir aux
personnes interceptées ayant besoin d’une protection internationale l’accès à
une procédure d’asile juste et efficace ;
9.7. à garantir aux
personnes interceptées victimes de la traite des êtres humains ou risquant de
le devenir, l’accès à une protection et une assistance, y compris de procédures
d’asile ;
9.8. à veiller à ce que
le placement en rétention de personnes interceptées – en excluant
systématiquement les mineurs et les groupes vulnérables – indépendamment de
leur statut, soit autorisé par les autorités judiciaires et qu’il n’ait lieu
qu’en cas de nécessité et pour des motifs prescrits par la loi, en l’absence de
toute autre alternative appropriée et dans le respect des normes minimales et
des principes définis dans la Résolution
1707 (2010) de l’Assemblée sur la rétention administrative des demandeurs
d’asile et des migrants en situation irrégulière en Europe ;
9.9. à suspendre les
accords bilatéraux qu’ils peuvent avoir passés avec des Etats tiers si les
droits fondamentaux de personnes interceptées n’y sont pas garantis
adéquatement, notamment leur droit d’accès à une procédure d’asile, et dès lors
qu’ils peuvent s’apparenter à une violation du principe de non-refoulement, et
à conclure de nouveaux accords bilatéraux contenant expressément de telles
garanties en matière de droits de l’homme et des mesures en vue de leur
contrôle régulier et effectif ;
9.10. à signer et ratifier,
s’ils ne l’ont pas encore fait, les instruments internationaux pertinents
susmentionnés et à tenir compte des Directives de l’Organisation maritime
internationale (OMI) sur le traitement des personnes secourues en mer ;
9.11. à signer et
ratifier, s’ils ne l’ont pas encore fait, la Convention du Conseil de l’Europe
sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE no 197) et les
Protocoles dits « de Palerme » à la Convention des Nations Unies
contre la criminalité transnationale organisée (2000) ;
9.12. à veiller à ce que
les opérations de surveillance aux frontières maritimes et les mesures de
contrôle aux frontières n’entravent pas la protection spécifique accordée au
titre du droit international aux catégories vulnérables telles que les réfugiés,
les personnes apatrides, les enfants non accompagnés et les femmes, les
migrants, les victimes de la traite ou les personnes risquant de le devenir,
ainsi que les victimes de tortures et de traumatismes.
10. L’Assemblée est
inquiète de l’absence de clarté en ce qui concerne les responsabilités
respectives des Etats membres de l’Union européenne et de Frontex et du manque
de garanties adéquates du respect des droits fondamentaux et des normes
internationales dans le cadre des opérations conjointes coordonnées par cette
agence. Alors que l’Assemblée se félicite des propositions présentées par la
Commission européenne pour modifier le règlement de cette agence afin de
renforcer les garanties du plein respect des droits fondamentaux, elle les juge
insuffisantes et souhaiterait que le Parlement européen soit chargé du contrôle
démocratique des activités de cette agence, notamment eu égard au respect des
droits fondamentaux.
11. L’Assemblée
considère également qu’il est essentiel que des efforts soient entrepris pour
remédier aux causes premières qui poussent des personnes désespérées à
s’embarquer en direction de l’Europe au péril de leur vie. L’Assemblée appelle
tous les Etats membres à renforcer leurs efforts en faveur de la paix, de
l’Etat de droit et de la prospérité dans les pays d’origine des candidats à
l’immigration et des demandeurs d’asile.
12. Enfin, étant donné
les sérieux défis posés aux Etats côtiers par l’arrivée irrégulière par mer de flux
mixtes de personnes, l’Assemblée appelle la communauté internationale, en
particulier l’OMI, le HRC, l’Organisation internationale pour les migrations
(OIM), le Conseil de l’Europe et l’Union européenne (y compris Frontex et le
Bureau européen d’appui en matière d’asile) :
12.1. à fournir toute
l’assistance requise à ces Etats dans un esprit de solidarité et de partage des
responsabilités ;
12.2. sous l’égide de
l’OMI, à déployer des efforts concertés afin de garantir une approche cohérente
et harmonisée du droit maritime international, au moyen, notamment, d’un
consensus sur la définition et le contenu des principaux termes et
normes ;
12.3. à mettre en place
un groupe inter-agences chargé d’étudier et de résoudre les problèmes
principaux en matière d’interception en mer, y compris les cinq problèmes
identifiés dans cette résolution, de fixer des priorités politiques précises,
de conseiller les Etats et autres acteurs concernés et de contrôler et évaluer
la mise en œuvre des mesures d’interception en mer. Le groupe devrait être
composé de membres de l’OMI, du HCR, de l’OIM, du Conseil de l’Europe, de
Frontex et du Bureau européen d’appui en matière d’asile. »
F. Le droit de l’Union
européenne
1. La Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne (2000)
28. L’article 19 de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne dispose :
Protection en cas d’éloignement,
d’expulsion et d’extradition
« 1. Les expulsions
collectives sont interdites.
2. Nul ne peut être
éloigné, expulsé ou extradé vers un Etat où il existe un risque sérieux qu’il
soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou
traitements inhumains ou dégradants. »
2. L’Accord de Schengen (1985)
29. L’article 17 de l’Accord de Schengen
est ainsi libellé :
« En matière de circulation
des personnes, les Parties chercheront à supprimer les contrôles aux frontières
communes et à les transférer à leurs frontières externes. A cette fin, elles
s’efforceront préalablement d’harmoniser, si besoin est, les dispositions législatives
et réglementaires relatives aux interdictions et restrictions qui fondent les
contrôles et de prendre des mesures complémentaires pour la sauvegarde de la
sécurité et pour faire obstacle à l’immigration illégale de ressortissants
d’Etats non membres des Communautés européennes. »
3. Le Règlement (CE)
no 2007/2004 du Conseil du 26 octobre 2004 portant création d’une
Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux
frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (FRONTEX)
30. Le Règlement (CE) no
2007/2004 contient les dispositions suivantes :
« 1) La politique
communautaire relative aux frontières extérieures de l’Union européenne vise à
mettre en place une gestion intégrée garantissant un niveau élevé et uniforme
de contrôle et de surveillance qui constitue le corollaire indispensable de la
libre circulation des personnes dans l’Union européenne et un élément
déterminant de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. A cette fin, il
est prévu d’établir des règles communes relatives aux normes et aux procédures
de contrôle aux frontières extérieures.
2) Pour mettre
efficacement en œuvre les règles communes, il importe d’accroître la
coordination de la coopération opérationnelle entre Etats membres.
3) En tenant compte de
l’expérience de l’instance commune de praticiens des frontières extérieures
opérant au sein du Conseil, un organisme d’experts spécialisé chargé
d’améliorer la coordination de la coopération opérationnelle entre Etats
membres en matière de gestion des frontières extérieures devrait être créé sous
la forme d’une Agence européenne de gestion de la coopération opérationnelle
aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne, ci-après
dénommée « l’Agence ».
4) La responsabilité du
contrôle et de la surveillance des frontières extérieures incombe aux Etats
membres. L’Agence vise à faciliter l’application des mesures communautaires
existantes ou futures relatives à la gestion des frontières extérieures en
assurant la coordination des dispositions d’exécution correspondantes prises
par les Etats membres.
5) Il est de la plus
haute importance pour les Etats membres qu’un contrôle et une surveillance
effectifs des frontières extérieures soient assurés, indépendamment de leur situation
géographique. En conséquence, il est nécessaire de promouvoir la solidarité
entre les Etats membres dans le domaine de la gestion des frontières
extérieures. La création de l’Agence, qui assiste les Etats membres dans la
mise en œuvre opérationnelle de la gestion de leurs frontières extérieures,
notamment du retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur
leur territoire, constitue une avancée importante dans ce sens. »
4. Le Règlement (CE) no
562/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 établissant un
code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les
personnes (code frontières Schengen)
31. L’article 3 du Règlement (CE) no
562/2006 dispose :
« Le présent règlement
s’applique à toute personne franchissant la frontière intérieure ou extérieure
d’un Etat membre, sans préjudice :
a) des droits des
personnes jouissant du droit communautaire à la libre circulation ;
b) des droits des
réfugiés et des personnes demandant une protection internationale, notamment en
ce qui concerne le non-refoulement. »
5. La Décision du
Conseil du 26 avril 2010 visant à compléter le code frontières Schengen en ce
qui concerne la surveillance des frontières extérieures maritimes dans le cadre
de la coopération opérationnelle coordonnée par l’Agence européenne pour la
gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats
membres de l’Union européenne (2010/252/UE)
32. La Décision du Conseil du 26 avril
2010 précise en son annexe :
« Règles applicables aux
opérations aux frontières maritimes coordonnées par [l’Agence FRONTEX] :
1. Principes généraux
1.1. Les mesures prises
aux fins d’une opération de surveillance sont exécutées dans le respect des droits
fondamentaux et de façon à ne pas mettre en danger la sécurité des personnes
interceptées ou secourues ni celle des unités participantes.
1.2. Nul n’est débarqué
dans un pays ni livré aux autorités de celui-ci en violation du principe de
non-refoulement ou s’il existe un risque de refoulement ou de renvoi vers un
autre pays en violation de ce principe. Sans préjudice du point 1.1, les
personnes interceptées ou secourues sont informées de manière adéquate afin
qu’elles puissent expliquer les raisons pour lesquelles un débarquement à
l’endroit proposé serait contraire au principe de non-refoulement.
1.3. Il est tenu compte,
pendant toute la durée de l’opération, des besoins spécifiques des enfants, des
victimes de la traite des êtres humains, des personnes ayant besoin d’une
assistance médicale urgente ou d’une protection internationale et des autres
personnes se trouvant dans une situation particulièrement vulnérable.
1.4. Les Etats membres
veillent à ce que les gardes-frontières participant à l’opération de
surveillance aient reçu une formation au sujet des dispositions applicables en
matière de droits de l’homme et de droit des réfugiés et à ce qu’ils soient
familiarisés avec le régime international de recherche et de sauvetage. »
IV. DOCUMENTS INTERNATIONAUX CONCERNANT
LES INTERCEPTIONS EN HAUTE MER PRATIQUÉES PAR L’ITALIE ET LA SITUATION EN LIBYE
A. Le communiqué de
presse du Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés
33. Le 7 mai 2009, le HCR publia un
communiqué de presse ainsi libellé :
« Le HCR a exprimé sa vive
préoccupation jeudi concernant le sort de quelque 230 personnes secourues en
mer mercredi par des vedettes italiennes de patrouille maritime dans la région
de recherche et de sauvetage relevant de la compétence des autorités maltaises.
Toutes ces personnes ont été renvoyées en Libye sans une évaluation appropriée
de leurs éventuels besoins de protection. Le sauvetage est survenu à une
distance d’environ 35 milles nautiques au sud-est de l’île de Lampedusa,
toutefois à l’intérieur de la zone de recherche et de sauvetage relevant de la
compétence des autorités maltaises.
Le renvoi en Libye s’est fait suite
à une journée de discussions tendues entre les autorités maltaises et
italiennes concernant l’attribution de la responsabilité du sauvetage et du
débarquement des personnes en détresse qui se trouvaient à bord des trois
bateaux. Bien que se trouvant plus près de Lampedusa, les navires croisaient
dans la zone de recherche et de sauvetage relevant de la compétence des
autorités maltaises.
Alors qu’aucune information n’est
disponible sur les nationalités des personnes qui se trouvaient à bord des
vedettes, il est probable que, parmi elles, se trouvaient des personnes ayant
besoin d’une protection internationale. En 2008, environ 75 % des
personnes arrivées par la mer en Italie ont déposé une demande d’asile et
50 % d’entre elles se sont vu octroyer le statut de réfugié ou une
protection pour d’autres raisons humanitaires.
« J’appelle les autorités
italiennes et maltaises à continuer d’assurer que les personnes secourues en
mer et ayant besoin de protection internationale bénéficient d’un accès sans
entrave au territoire et aux procédures d’asile », a indiqué le Haut Commissaire
António Guterres.
Cet incident marque un revirement
significatif dans les politiques jusqu’alors appliquées par le gouvernement
italien et c’est un motif de très sérieuse inquiétude. Le HCR regrette vivement
le manque de transparence qui a entouré cet événement.
« Nous travaillons étroitement
avec les autorités italiennes à Lampedusa et ailleurs pour garantir que les
personnes fuyant la guerre et les persécutions soient protégées dans le respect
de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, adoptée à
Genève », a
ajouté Laurens Jolles, le délégué du HCR à Rome. « Il est d’une
importance fondamentale que le principe du droit international sur le
non-refoulement continue à être pleinement respecté ».
De plus, la Libye n’est pas
signataire de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés
et ce pays ne dispose pas d’un système national d’asile opérationnel. Le HCR
lance un appel pressant aux autorités italiennes pour qu’elles réexaminent leur
décision et qu’elles veillent à ne pas mettre en œuvre de telles mesures à
l’avenir. »
B. La lettre de M.
Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne, en date du 15
juillet 2009
34. Le 15 juillet 2009, M. Jacques Barrot
adressa une lettre au président de la Commission des libertés civiles, de la
justice et des affaires intérieures du Parlement européen, en réponse à une
demande d’avis juridique sur la « reconduite en Libye de plusieurs groupes
de migrants par les autorités italiennes par voie maritime ». Dans cette
lettre, le vice-président de la Commission européenne s’exprimait ainsi :
« Selon les informations dont
la Commission dispose, les migrants concernés ont été interceptés en haute mer.
Deux ensembles de règles
communautaires doivent être examinés concernant la situation de ressortissants
de pays tiers ou d’apatrides qui entendent entrer, d’une manière irrégulière,
sur le territoire des Etats membres et dont une partie d’entre eux pourraient
avoir besoin d’une protection internationale.
Premièrement, l’acquis
communautaire en matière d’asile vise à sauvegarder le droit d’asile, tel qu’énoncé
dans l’article 18 de la Charte des Droits fondamentaux de l’UE, et en
conformité avec la Convention de Genève de 1951 concernant le statut des
réfugiés et avec les autres traités pertinents. Cependant cet acquis, y compris
la directive sur les procédures d’asile de 2005, s’applique uniquement aux
demandes d’asile faites sur le territoire des Etats membres, qui comprend les
frontières, les zones de transit ainsi que, dans le cadre des frontières
maritimes, les eaux territoriales des Etats membres. En conséquence, il est
clair juridiquement que l’acquis communautaire en matière d’asile ne s’applique
pas dans les situations en haute mer.
Deuxièmement, le Code des
Frontières Schengen (CFS) exige que les Etats membres assurent la surveillance
frontalière pour empêcher entre autres le passage des frontières non autorisé
(article 12 du règlement (СЕ) no 562/2006 (CFS)). Néanmoins, cette
obligation communautaire doit être mise en œuvre en conformité avec le
principe de non-refoulement et sans préjudice des droits des
réfugiés et des personnes demandant la protection internationale.
La Commission est d’avis que les
activités de surveillance des frontières effectuées en mer, que ce soit dans
les eaux territoriales, la zone contiguë, la zone économique exclusive ou en
haute mer, tombent sous le champ d’application du CFS. A cet égard, notre
analyse préliminaire juridique permet de supposer que les actes des gardes
frontières italiens correspondent à la notion de « surveillance de
frontières », comme énoncé à l’article 12 du CFS, puisqu’ils ont empêché
le passage non autorisé de la frontière extérieure maritime par les personnes
concernées et ont abouti à leur reconduite dans le pays tiers de départ. Il
ressort de la jurisprudence de la Cour de Justice européenne que les
obligations communautaires doivent être appliquées dans le strict respect des
droits fondamentaux faisant partie des principes généraux de droit
communautaire. La Cour a également clarifié que le champ d’application de ces
droits dans l’ordre juridique communautaire doit être déterminé en prenant en
considération la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme
(CEDH).
Le principe de non-refoulement,
tel qu’interprété
par la CEDH, signifie essentiellement que les Etats doivent s’abstenir de
renvoyer une personne (directement ou indirectement) là où elle pourrait courir
un risque réel de soumission à la torture ou à des peines ou traitements
inhumains ou dégradants. En outre les Etats ne peuvent renvoyer des réfugiés
aux frontières des territoires dans lesquels leur vie ou leur liberté serait
menacée à cause de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur
affiliation à un groupe social particulier ou de leur opinion politique. Cette
obligation devrait être respectée lors de la mise en œuvre du contrôle aux
frontières conformément au CFS, y compris les activités de surveillance des
frontières en haute mer. La jurisprudence de la CEDH indique que les actes
exécutés en haute mer par un navire d’Etat constituent un cas de compétence
extraterritoriale et peuvent engager la responsabilité de l’Etat concerné.
Compte tenu de ce qui précède
concernant le champ des compétences communautaires, la Commission a invité les
autorités italiennes à lui fournir des informations supplémentaires concernant
les circonstances de fait de la reconduction des personnes concernées en Libye
et les dispositions en place pour assurer la conformité avec le principe de
non-refoulement lors de la mise en œuvre de l’accord bilatéral entre les deux pays. »
C. Le rapport du Comité
pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe
35. Du 27 au 31 juillet 2009, une
délégation du Comité pour la prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe a effectué une
visite en Italie. A cette occasion, la délégation a examiné diverses questions
ayant trait à la nouvelle politique gouvernementale d’interception en mer et de
renvoi en Libye de migrants irréguliers s’approchant des côtes méridionales
italiennes. La délégation s’est concentrée notamment sur le système de
garanties en place permettant de ne pas renvoyer une personne vers un pays où
il y a des motifs sérieux de croire qu’elle y courra un risque réel d’être
soumise à la torture ou à des mauvais traitements.
36. Dans son rapport, rendu public le 28
avril 2010, le CPT a estimé que la politique de l’Italie consistant à
intercepter des migrants en mer et à les contraindre à retourner en Libye ou
dans d’autres pays non européens constituait une violation du principe de
non-refoulement. Il a souligné que l’Italie était liée par le principe de
non-refoulement quel que soit le lieu où elle exerce sa juridiction, ce qui
inclut l’exercice de sa juridiction par le biais de son personnel et de ses
navires engagés dans la protection des frontières ou le sauvetage en mer, y
compris lorsqu’ils opèrent hors de son territoire. De plus, toutes les
personnes relevant de la juridiction de l’Italie devraient avoir la possibilité
de demander la protection internationale et de bénéficier à cette fin des
facilités nécessaires. Il ressortait des informations dont disposait le CPT que
cette possibilité n’avait pas été offerte aux migrants interceptés en mer par
les autorités italiennes pendant la période examinée. Au contraire, les
personnes qui avaient été renvoyées en Libye dans le cadre des opérations
menées de mai à juillet 2009 s’étaient vu refuser le droit d’obtenir une
évaluation individuelle de leur cas et un accès effectif au système de
protection des réfugiés. A cet égard, le CPT a observé que les personnes ayant
survécu à un voyage en mer sont particulièrement vulnérables et se trouvent
souvent dans un état tel qu’on ne saurait attendre d’elles qu’elles puissent
immédiatement exprimer leur désir de demander l’asile.
Selon le rapport du CPT, la Libye ne saurait être
considérée comme un pays sûr en matière de droits de l’homme et de droit des
réfugiés ; la situation des personnes arrêtées et détenues en Libye, y compris
celle des migrants − qui courent également le risque d’être expulsés −
indiquerait que les personnes renvoyées vers la Libye risquaient d’être
victimes de mauvais traitements.
D. Le rapport de Human
Rights Watch
37. Dans un long rapport publié le 21
septembre 2009, ayant pour titre « Repoussés, malmenés : L’Italie
renvoie par la force les migrants et demandeurs d’asile arrivés par
bateau, la Libye les maltraite », Human Rights Watch dénonce la
pratique italienne consistant à intercepter en haute mer des embarcations
chargées de migrants et à les refouler vers la Libye sans procéder aux
vérifications nécessaires. Ce rapport se base également sur les résultats de
recherches publiées dans un rapport de 2006, intitulé « Libya, stemming
the Flow. Abuses against migrants, asylum seekers and refugees ».
38. Selon Human Rights Watch, les
patrouilleurs italiens remorquent les embarcations des migrants dans les eaux
internationales sans vérifier s’il y a parmi eux des réfugiés, des malades ou
des blessés, des femmes enceintes, des enfants non accompagnés ou des victimes
de trafic ou d’autres formes de violence. Les autorités italiennes obligeraient
les migrants interceptés à embarquer sur des navires libyens ou ramèneraient
directement les migrants en Libye, où les autorités les placeraient
immédiatement en détention. Certaines de ces opérations seraient coordonnées
par l’agence Frontex.
Le rapport s’appuie sur des entretiens menés auprès
de quatre-vingt-onze migrants, demandeurs d’asile et réfugiés en Italie et à
Malte, essentiellement en mai 2009, et sur un entretien téléphonique avec un
migrant détenu en Libye. Des représentants de Human Rights Watch se seraient
rendus en Libye en avril 2009 et auraient rencontré des représentants du
gouvernement, mais les autorités libyennes n’auraient pas permis à l’organisation
de s’entretenir en privé avec des migrants. En dépit de demandes répétées, les
autorités n’auraient pas non plus accordé à Human Rights Watch l’autorisation
de visiter l’un des nombreux centres de détention pour les migrants en Libye.
Le HCR aurait maintenant accès à la prison de Misratah, où les migrants
clandestins seraient généralement détenus, et des organisations libyennes y
assureraient des services humanitaires. Cependant, en l’absence d’un accord
officiel, l’accès ne serait pas garanti. De plus, la Libye ne connaîtrait pas
le droit d’asile. Les autorités ne feraient aucune distinction entre les
réfugiés, les demandeurs d’asile et d’autres migrants clandestins.
39. Human Rights Watch exhorte le
gouvernement libyen à améliorer les conditions de détention en Libye,
apparemment déplorables, et à mettre en place des procédures d’asile conformes
aux normes internationales. Le rapport s’adresse également au gouvernement
italien, à l’Union européenne et à Frontex, afin que soit garanti le droit
d’asile, y compris pour les personnes interceptées en haute mer, et que les
non-ressortissants libyens ne soient pas renvoyés en Libye, tant que la façon
dont les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés y sont traités ne
sera pas pleinement conforme aux règles internationales.
E. La visite d’Amnesty
International
40. Une équipe d’Amnesty International a
effectué une mission d’enquête en Libye du 15 au 23 mai 2009 ; c’était la
première fois depuis 2004 que les autorités libyennes autorisaient une visite de
l’organisation.
Pendant cette visite, Amnesty International s’est
rendue notamment à environ 200 km de Tripoli, où elle a interrogé brièvement
certaines personnes parmi les centaines de migrants clandestins en provenance
d’autres pays d’Afrique qui sont entassés au centre de détention de Misratah.
Un grand nombre de ces migrants auraient été interceptés alors qu’ils
cherchaient à se rendre en Italie ou dans un autre pays du sud de l’Europe
ayant demandé à la Libye et à d’autres pays d’Afrique du Nord de retenir les
migrants illégaux en provenance d’Afrique subsaharienne pour les empêcher de se
rendre en Europe.
41. Amnesty International estime possible
qu’il y ait parmi les personnes détenues à Misratah des réfugiés fuyant la
persécution et souligne que la Libye ne dispose pas d’une procédure d’asile et
n’est pas partie à la Convention relative au statut des réfugiés ni à son
Protocole de 1967 ; les étrangers, y compris ceux ayant besoin d’une
protection internationale, risqueraient de ne pas bénéficier de la protection
de la loi. Les détenus n’auraient pratiquement aucune possibilité de porter
plainte devant une autorité judiciaire compétente pour actes de torture ou
autres formes de mauvais traitements.
Amnesty International aurait fait part, aux responsables
gouvernementaux rencontrés en Libye, de son inquiétude au sujet de la détention
et des mauvais traitements qui seraient infligés aux centaines, voire aux
milliers d’étrangers que les autorités assimileraient à des migrants illégaux,
et elle leur aurait demandé de mettre en place une procédure permettant
d’identifier et de protéger adéquatement les demandeurs d’asile et les
réfugiés. De même, Amnesty International aurait demandé aux autorités libyennes
de ne plus renvoyer de force des ressortissants étrangers vers des pays où ils
risquent de graves violations des droits de l’homme, et de trouver une
meilleure solution que la détention pour les étrangers qu’elles ne peuvent pas
renvoyer dans leur pays d’origine pour ces raisons. Certains des ressortissants
érythréens, qui constitueraient une part importante des ressortissants
étrangers détenus à Misratah, auraient indiqué à la délégation d’Amnesty
International qu’ils étaient détenus depuis deux ans.
V. AUTRES DOCUMENTS INTERNATIONAUX
DÉCRIVANT LA SITUATION EN LIBYE
42. Outre ceux cités ci-dessus, de
nombreux rapports ont été publiés par des organisations nationales et
internationales ainsi que par des organisations non gouvernementales, qui
déplorent les conditions de détention et de vie des migrants irréguliers en
Libye à l’époque des faits.
Voici une liste des principaux rapports :
– Human Rights Watch, Stemming the
Flow: abuses against migrants, asylum seekers and refugees, septembre
2006 ;
– Comité des droits de l’homme des
Nations Unies, Observations finales Jamahiriya arabe libyenne, 15
novembre 2007 ;
– Amnesty Intemational, Libye –
Rapport 2008 d’Amnesty International, 28 mai 2008 ;
– Human Rights Watch, Libya Rights at
Risk, 2 septembre 2008 ;
– Département d’Etat américain, Rapport
relatif aux droits de l’homme en Libye, 4 avril 2010.
VI. DOCUMENTS INTERNATIONAUX DÉCRIVANT LA
SITUATION EN SOMALIE ET EN ÉRYTHRÉE
43. Les principaux documents
internationaux concernant la situation en Somalie sont présentés dans l’affaire
Sufi et Elmi c. Royaume-Uni (nos 8319/07 et 11449/07, §§
80-195, 28 juin 2011).
44. Concernant l’Erythrée, plusieurs
rapports dénoncent des violations des droits fondamentaux perpétrées dans ce
pays. Ils rendent compte de graves atteintes aux droits de l’homme de la
part du gouvernement érythréen, à savoir les arrestations arbitraires, la
torture, des conditions de détention inhumaines, le travail forcé et de graves
restrictions aux libertés de mouvement, d’expression et de culte. Ces documents
analysent également la situation difficile des Erythréens qui parviennent à
s’échapper vers d’autres pays tels que la Libye, le Soudan, l’Egypte et
l’Italie, et sont par la suite rapatriés de force.
Voici la liste des principaux rapports :
– HCR, Eligibility guidelines for assessing
the international protection needs of asylum-seekers from Eritrea, avril
2009 ;
– Amnesty international, report 2009,
Eritrea, 28 mai 2009 ;
– Human Rights Watch, Service for
life, state repression and indefinite conscription in Eritrea, avril 2009 ;
– Human Rights Watch, Libya, don’t
send Eritreans back to risk of torture, 15 janvier 2010 ;
– Human Rights Watch, World Chapter
Report, janvier 2010.
EN DROIT
I. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR
LE GOUVERNEMENT
A. Sur la validité des procurations
et la poursuite de l’examen de la requête
1. La question soulevée par le
Gouvernement
45. Le Gouvernement conteste à plusieurs
égards la validité des procurations fournies par les représentants des
requérants. Tout d’abord, il allègue des irrégularités rédactionnelles dans la
majorité des procurations, à savoir :
– l’absence de toute indication de la
date et du lieu et, dans certains cas, le fait que la date et le lieu
sembleraient avoir été écrits par la même personne ;
– l’absence de toute référence au numéro
de la requête ;
– le fait que l’identité des requérants
ne serait indiquée que par le nom de famille, le prénom, la nationalité, une
signature illisible et une empreinte digitale souvent partielle et
indéchiffrable ;
– l’absence d’indication des dates de
naissance des requérants.
46. Ensuite, le Gouvernement observe que
la requête ne précise ni les circonstances dans lesquelles les procurations ont
été rédigées, ce qui jetterait un doute sur leur validité, ni les démarches
entreprises par les représentants des requérants afin d’établir l’identité de
leurs clients. Il remet d’ailleurs en cause la qualité des contacts existants
entre les requérants et leurs représentants. Il allègue notamment que les
messages électroniques envoyés par les requérants après leur transfert en Libye
ne sont pas accompagnés de signatures susceptibles d’être comparées à celles
apposées sur les procurations. Selon le Gouvernement, les difficultés
rencontrées par les avocats pour établir et maintenir le contact avec les
requérants empêcheraient un examen contradictoire de l’affaire.
47. Dès lors, toute vérification de
l’identité des requérants étant impossible, et faute de « participation
personnelle » des requérants à l’affaire, la Cour devrait renoncer à poursuivre
l’examen de la requête. Se référant à l’affaire Hussun et autres c. Italie
((radiation), nos 10171/05, 10601/05, 11593/05 et 17165/05, 19
janvier 2010), le Gouvernement demande à la Cour de rayer la requête du rôle.
2. Les arguments des requérants
48. Les représentants des requérants
défendent la validité des procurations. Ils affirment tout d’abord que les
irrégularités rédactionnelles alléguées par le Gouvernement ne sauraient
impliquer la nullité des mandats que leur ont conférés leurs clients.
49. Quant aux circonstances dans
lesquelles les procurations ont été rédigées, ils précisent que les mandats ont
été formalisés par les requérants dès leur arrivée en Libye, auprès des membres
d’organisations humanitaires œuvrant dans différents centres de rétention. Ces
personnes se seraient ensuite chargées de les contacter et de leur transmettre
les procurations pour qu’ils puissent les signer et accepter les mandats.
50. Concernant les difficultés liées à
l’identification des intéressés, celles-ci découleraient directement de l’objet
de la requête, à savoir une opération de renvoi collectif et sans
identification préalable des migrants clandestins. Quoi qu’il en soit, les
avocats attirent l’attention de la Cour sur le fait qu’une partie importante des
requérants a été identifié par le bureau du HCR à Tripoli à la suite de leur
arrivée en Libye.
51. Enfin, les avocats affirment avoir
gardé des contacts avec une partie des intéressés, joignables par téléphone et
par courrier électronique. A cet égard, ils font état des grandes difficultés
qu’ils rencontrent pour maintenir le contact avec les requérants, notamment en
raison des violences qui ont ébranlé la Libye à partir de février 2011.
3. Appréciation de la Cour
52. La Cour rappelle tout d’abord qu’au sens
de l’article 45 § 3 de son règlement, le représentant d’un requérant doit
produire « une procuration ou un pouvoir écrit ». En conséquence, un
simple pouvoir écrit serait valable aux fins de la procédure devant la Cour,
dès lors que nul ne pourrait démontrer qu’il a été établi sans le consentement
de l’intéressé ou sans qu’il comprenne de quoi il s’agit (Velikova c.
Bulgarie, no 41488/98, § 50, CEDH 2000-VI).
53. Par ailleurs, ni la Convention ni le
règlement de la Cour n’imposent de conditions particulières quant au libellé de
la procuration, ni ne requièrent aucune forme de certification de la part des
autorités nationales. Ce qui compte pour la Cour est que la procuration indique
clairement que le requérant a confié sa représentation devant la Cour à un
conseil et que celui-ci a accepté ce mandat (Riabov c. Russie, no
3896/04, §§ 40 et 43, 31 janvier 2008).
54. En l’espèce, la Cour observe que
toutes les procurations versées au dossier sont signées et accompagnées
d’empreintes digitales. De plus, les représentants des requérants ont fourni,
tout au long de la procédure, des informations détaillées quant au déroulement
des faits et au sort des requérants, avec lesquels ils ont pu garder des
contacts. Rien dans le dossier ne permet de douter du récit des avocats, ni de
mettre en cause l’échange d’informations avec la Cour (voir, a contrario,
Hussun, précité, §§ 43-50).
55. Dans ces circonstances, la Cour n’a
aucune raison de douter de la validité des procurations. Dès lors, elle rejette
l’exception du Gouvernement.
56. Par ailleurs, la Cour relève que,
conformément aux informations fournies par les avocats, deux des requérants, M.
Mohamed Abukar Mohamed et M. Hasan Shariff Abbirahman (respectivement no
10 et no 11 sur la liste), sont décédés très peu de temps après
l’introduction de la requête (paragraphe 15 ci-dessus).
57. Elle rappelle que la Cour a pour
pratique de rayer les requêtes du rôle lorsqu’un requérant décède pendant la
procédure et qu’aucun héritier ou parent proche ne veut poursuivre l’instance
(voir, parmi d’autres, Scherer c. Suisse ; 25 mars 1994, §§
31-32, série A no 287 ; Öhlinger c. Autriche, no 21444/93,
rapport de la Commission du 14 janvier 1997, § 15, non publié ; Thévenon
c. France (déc.), no 2476/02, CEDH 2006-III ; et Léger
c. France (radiation) [GC], no 19324/02, § 44, 30 mars
2009).
58. A la lumière des circonstances de
l’espèce, la Cour estime qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la
requête en ce qui concerne les personnes décédées (article 37
§ 1 c) de la Convention). Par
ailleurs, elle relève que les griefs initialement soulevés par MM. Mohamed
Abukar Mohamed et Hasan Shariff Abbirahman sont les mêmes que ceux énoncés par
les autres requérants, au sujet desquels elle exprimera son avis ci-après. Dans
ces conditions, elle n’aperçoit aucun motif tenant au respect des droits de
l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigerait,
conformément à l’article 37 § 1 in fine, la poursuite de l’examen de la
requête des requérants décédés.
59. En conclusion, la Cour décide de
rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne les requérants Mohamed
Abukar Mohamed et Hasan Shariff Abbirahman, et de poursuivre l’examen de
la requête pour le surplus.
B. Sur l’épuisement des
voies de recours internes
60. Lors de l’audience devant la Grande
Chambre, le Gouvernement a plaidé l’irrecevabilité de la requête pour
non-épuisement des voies de recours internes. Il a fait valoir que les
requérants avaient omis de saisir les juridictions italiennes en vue d’obtenir
la reconnaissance et le redressement des violations alléguées de la Convention.
61. Selon le Gouvernement, les
requérants, qui sont à présent libres de leurs mouvements et ont montré qu’ils
étaient en mesure de joindre leurs avocats dans le cadre de la procédure devant
la Cour, auraient dû introduire des recours devant les juridictions pénales
italiennes afin de se plaindre d’éventuelles violations du droit interne et du
droit international de la part des militaires impliqués dans leur éloignement.
Des procédures pénales seraient actuellement en cours dans des affaires
similaires, et ce type de recours aurait un caractère « effectif ».
62. La Cour relève que les requérants se
plaignent également de ne pas avoir disposé d’un recours répondant aux
exigences de l’article 13 de la Convention. Elle considère qu’il existe un lien
étroit entre la thèse du Gouvernement sur ce point et le bien-fondé des griefs
formulés par les requérants sur le terrain de cette disposition. Elle estime
donc qu’il y a lieu de joindre cette exception au fond des griefs tirés de
l’article 13 de la Convention et de l’examiner dans ce contexte (paragraphe 207
ci-dessous).
II. SUR LA QUESTION DE LA JURIDICTION AU
TITRE DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION
63. Aux termes de l’article 1 de la
Convention :
« Les Hautes Parties
contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les
droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
64. Le gouvernement défendeur reconnaît
que les faits litigieux se sont déroulés à bord de navires militaires italiens.
Toutefois, il nie que les autorités italiennes aient exercé un « contrôle
absolu et exclusif » sur les requérants.
65. Il fait valoir que l’interception des
embarcations à bord desquelles se trouvaient les requérants s’inscrivait dans
le contexte du sauvetage en haute mer de personnes en détresse – qui relève des
obligations imposées par le droit international, à savoir la Convention des
Nations Unies sur le droit de la mer (« Convention de Montego Bay »)
– et ne saurait en aucun cas être qualifiée d’opération de police maritime.
Les navires italiens se seraient bornés à intervenir
afin de prêter secours à trois embarcations en difficulté et de mettre en
sécurité les personnes qui se trouvaient à bord. Ils auraient par la suite
raccompagné en Libye les migrants interceptés, conformément aux accords
bilatéraux de 2007 et 2009. Selon le Gouvernement, l’obligation de sauver la
vie humaine en haute mer telle que prescrite par la Convention de Montego Bay
n’entraîne pas en soi la création d’un lien entre l’Etat et les personnes
concernées qui pourrait établir la juridiction de celui-ci.
66. Dans le cadre du
« sauvetage » des requérants, qui n’aurait duré globalement que dix
heures, les autorités auraient apporté aux intéressés l’assistance humanitaire
et médicale nécessaire et n’auraient nullement eu recours à la
violence ; elles n’auraient pas effectué d’abordage et n’auraient pas
utilisé d’armes. Le Gouvernement en conclut que la présente requête diffère de
l’affaire Medvedyev et autres c. France ([GC], no
3394/03, 29 mars 2010), dans laquelle la Cour a affirmé que les requérants
relevaient de la juridiction de la France compte tenu du caractère absolu et
exclusif du contrôle exercé par celle-ci sur un navire en haute mer et sur son
équipage.
b) Les requérants
67. Les requérants estiment que la
juridiction de l’Italie ne saurait être remise en cause en l’espèce. A partir
de leur montée à bord des navires italiens, ils se seraient trouvés sous le
contrôle exclusif de l’Italie, laquelle aurait dès lors été tenue de respecter
l’ensemble des obligations découlant de la Convention et de ses Protocoles.
Ils font observer que l’article 4 du code italien de
la navigation prévoit expressément que les navires battant pavillon national
relèvent de la juridiction de l’Italie même lorsqu’ils naviguent au-delà des
eaux territoriales.
c) Les tiers
intervenants
68. Les tiers intervenants considèrent
que, conformément aux principes de droit international coutumier et à la
jurisprudence de la Cour, les obligations pour les Etats de ne pas refouler des
demandeurs d’asile, même « potentiels », et de leur assurer un accès
à des procédures équitables, ont une portée extraterritoriale.
69. Selon le droit international en
matière de protection des refugiés, le critère décisif à prendre en compte pour
établir la responsabilité d’un Etat ne serait pas de savoir si la personne
concernée par le refoulement se trouve sur le territoire de l’Etat, mais si
elle relève du contrôle effectif et de l’autorité de celui-ci.
Les tiers intervenants font référence à la
jurisprudence de la Cour concernant l’article 1 de la Convention et la portée
extraterritoriale de la notion de « juridiction », ainsi qu’aux conclusions
d’autres instances internationales. Ils soulignent la nécessité d’éviter des
doubles standards dans le domaine de la protection des droits de l’homme et de
faire en sorte qu’un Etat ne soit pas autorisé à commettre, en dehors de son
territoire, des actes qui ne seraient jamais acceptés à l’intérieur de
celui-ci.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
relatifs à la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention
70. Aux termes de l’article 1 de la
Convention, l’engagement des Etats contractants consiste à
« reconnaître » (en anglais « to secure ») aux
personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés qui
y sont énumérés (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no
161, et Banković et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants
(déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001-XII). L’exercice de la
« juridiction » est une condition nécessaire pour qu’un Etat
contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont
imputables et qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et
libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres c. Moldova et
Russie [GC], no 48787/99, § 311, CEDH 2004-VII).
71. La juridiction d’un Etat, au sens de
l’article 1, est principalement territoriale (Banković, décision
précitée, §§ 61 et 67, et Ilaşcu, précité, § 312). Elle est
présumée s’exercer normalement sur l’ensemble de son territoire (Ilaşcu
et autres, précité, § 312 ; et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01,
§ 139, CEDH 2004-II).
72. En conformité avec le caractère
essentiellement territorial de la notion de juridiction, la Cour n’a admis que
dans des circonstances exceptionnelles que les actes des Etats contractants
accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire puissent
s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 de
la Convention (Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, §
91, série A no 240 ; Banković, décision précitée, §
67 ; et Ilaşcu et autres, précité, § 314).
73. Ainsi, dans son premier arrêt Loizidou
(exceptions préliminaires), la Cour a jugé que, compte tenu de l’objet et du
but de la Convention, une Partie contractante pouvait voir sa responsabilité
engagée lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, elle
exerçait en pratique son contrôle sur une zone située en dehors de son
territoire national (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires)
[GC], 23 mars 1995, § 62, série A no 310), ce qui est toutefois exclu
lorsque n’est en cause, comme dans l’affaire Banković, qu’un acte
extraterritorial instantané, le texte de l’article 1 ne s’accommodant pas
d’une conception causale de la notion de « juridiction » (décision
précitée, § 75). Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la
cause, par exemple en cas de contrôle absolu et exclusif sur une prison ou sur
un navire, qu’il faut apprécier l’existence de circonstances exigeant et
justifiant que la Cour conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction
par l’Etat (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, §
132 et 136, 7 juillet 2011 ; Medvedyev et autres, précité, § 67).
74. Dès l’instant où un Etat, par le
biais de ses agents opérant hors de son territoire, exerce son contrôle et son
autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, pèse sur
lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits
et libertés définis au titre I de la Convention qui concernent son cas. En ce
sens, dès lors, il est maintenant admis par la Cour que les droits découlant de
la Convention peuvent être « fractionnés et adaptés » (Al-Skeini,
précité, §§ 136 et 137 ; à titre de comparaison, voir Banković,
précitée, § 75).
75. La jurisprudence de la Cour révèle
des cas d’exercice extraterritorial de sa compétence par un Etat dans les
affaires concernant des actes accomplis à l’étranger par des agents
diplomatiques ou consulaires, ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’Etat en
cause ou de navires battant son pavillon. Dans ces situations, la Cour, se
basant sur le droit international coutumier et sur des dispositions
conventionnelles, a reconnu l’exercice extraterritorial de sa
juridiction par l’Etat concerné (Banković, décision précitée, § 73,
et Medvedyev et autres, précité, § 65).
b) Application en
l’espèce
76. Il n’est pas contesté devant la Cour
que les événements litigieux se sont déroulés en haute mer, à bord de navires
militaires battant pavillon italien. Le gouvernement défendeur reconnaît par
ailleurs que les navires de la garde des finances et des garde-côtes sur
lesquels ont été embarqués les requérants relevaient pleinement de la
juridiction de l’Italie.
77. La Cour observe qu’en vertu des
dispositions pertinentes du droit de la mer, un navire naviguant en haute mer
est soumis à la juridiction exclusive de l’Etat dont il bat pavillon. Ce
principe de droit international a conduit la Cour à reconnaître, dans les
affaires concernant des actes accomplis à bord de navires battant pavillon d’un
Etat, à l’instar des aéronefs enregistrés, des cas d’exercice extraterritorial
de la juridiction de cet Etat (paragraphe 75 ci-dessus). Dès lors qu’il y a
contrôle sur autrui, il s’agit dans ces cas d’un contrôle de jure exercé
par l’Etat en question sur les individus concernés.
78. La Cour observe par ailleurs que
ledit principe est transcrit en droit national, à l’article 4 du code italien
de la navigation, et n’est pas contesté par le gouvernement défendeur
(paragraphe 18 ci-dessus). Elle en conclut que le cas d’espèce constitue bien
un cas d’exercice extraterritorial de la juridiction de l’Italie, susceptible
d’engager la responsabilité de cet Etat au sens de la Convention.
79. D’ailleurs l’Italie ne saurait
soustraire sa « juridiction » à l’empire de la Convention en
qualifiant les faits litigieux d’opération de sauvetage en haute mer. En
particulier, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon
lequel l’Italie ne serait pas responsable du sort des requérants en raison du
niveau prétendument réduit du contrôle que ses autorités exerçaient sur les
intéressés au moment des faits.
80. A cet égard, il suffit d’observer que
dans l’affaire Medvedyev et autres, précitée, les faits litigieux
avaient eu lieu à bord du Winner, un bateau battant pavillon d’un Etat
tiers mais dont l’équipage avait été placé sous le contrôle de militaires
français. Dans les circonstances particulières de ladite affaire, la Cour a
examiné la nature et la portée des actions accomplies par les agents français
afin de vérifier s’il existait un contrôle, au moins de facto, continu
et ininterrompu, exercé par la France sur le Winner et son équipage (ibidem,
§§ 66 et 67).
81. Or, la Cour remarque que dans la
présente affaire les faits se sont entièrement déroulés à bord de navires des
forces armées italiennes, dont l’équipage était composé exclusivement de
militaires nationaux. De l’avis de la Cour, à partir du moment où ils sont
montés à bord des navires des forces armées italiennes et jusqu’à leur remise
aux autorités libyennes, les requérants se sont trouvés sous le contrôle
continu et exclusif, tant de jure que de facto, des autorités
italiennes. Aucune spéculation concernant la nature et le but de l’intervention
des navires italiens en haute mer ne saurait conduire la Cour à une autre
conclusion.
82. Partant, les faits dont découlent les
violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’Italie au
sens de l’article 1 de la Convention.
III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE
L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
83. Les requérants se plaignent de ce que
leur refoulement les a exposés au risque de subir des tortures ou des
traitements inhumains et dégradants en Libye, ainsi que dans leurs pays
d’origine respectifs, à savoir l’Erythrée et la Somalie. Ils invoquent
l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la
torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
84. La Cour observe que l’article 3 de la
Convention est en cause sous deux aspects différents, qu’il y a lieu d’examiner
séparément. Premièrement, quant au risque encouru par les requérants de subir
des traitements inhumains et dégradants en Libye et, deuxièmement, concernant
le danger pour ceux-ci d’être rapatriés dans leurs pays d’origine respectifs.
A. Sur la violation alléguée
de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été exposés au
risque de subir des traitements inhumains et dégradants en Libye
1. Thèses des parties
a) Les requérants
85. Les requérants allèguent avoir été
victimes d’un refoulement arbitraire et incompatible avec la Convention. Ils
affirment qu’ils n’ont pas eu la possibilité de s’opposer à leur renvoi en
Libye et de demander la protection internationale aux autorités italiennes.
86. En l’absence de toute information
quant à leur véritable destination, les requérants auraient été persuadés, tout
au long du voyage à bord des navires italiens, qu’on les emmenait en Italie. A
cet égard, ils auraient été victimes d’une véritable « tromperie » de
la part des autorités italiennes.
87. Aucune procédure tendant à identifier
les migrants interceptés et à recueillir des informations concernant leur
situation personnelle n’aurait été possible à bord des navires. Dans ces
conditions, aucune demande formelle d’asile n’aurait été envisageable. Néanmoins,
une fois arrivés à proximité des côtes libyennes, les requérants ainsi qu’un
grand nombre d’autres migrants auraient prié les militaires italiens de ne pas
les débarquer au port de Tripoli, qu’ils venaient de fuir, et de les emmener en
Italie.
Les requérants affirment avoir exprimé explicitement
leur volonté de ne pas être livrés aux autorités libyennes. Ils contestent
l’argument du Gouvernement selon lequel une telle demande ne saurait être
assimilée à une demande tendant à l’obtention d’une protection internationale.
88. Les requérants soutiennent ensuite
avoir été refoulés vers un pays où il y avait des raisons suffisantes de croire
qu’ils seraient soumis à des traitements contraires à la Convention. En effet,
plusieurs sources internationales auraient fait état des conditions inhumaines
et dégradantes dans lesquelles les migrants irréguliers, notamment d’origine
somalienne et érythréenne, étaient détenus en Libye et des conditions
d’existence précaires réservées aux clandestins dans ce pays.
Les requérants se réfèrent à cet égard au rapport du
CPT d’avril 2010 ainsi qu’aux textes et documents produits par les tierces
parties concernant la situation en Libye.
89. Cette situation, qui n’aurait cessé
de se dégrader par la suite, ne pouvait selon eux être ignorée de l’Italie lors
de la conclusion des accords bilatéraux avec la Libye et de la mise à exécution
du refoulement litigieux.
90. Par ailleurs, les craintes et les
préoccupations des requérants se seraient révélées fondées. Ils auraient tous
fait état de conditions de détention inhumaines et, après leur libération, de
conditions d’existence précaires liées à leur statut d’immigrés irréguliers.
91. Les requérants considèrent que la
décision de renvoyer en Libye les clandestins interceptés en haute mer
constitue un véritable choix politique de l’Italie, visant à privilégier une
gestion policière de l’immigration clandestine au mépris de la protection des
droits fondamentaux des personnes concernées.
b) Le Gouvernement
92. Le Gouvernement soutient tout d’abord
que les requérants n’ont pas adéquatement prouvé la réalité des traitements
prétendument contraires à la Convention qu’ils auraient subis. Ils ne
pourraient donc pas être considérés comme étant « victimes » au sens
de l’article 34 de la Convention.
93. Ensuite, il affirme que le transfert
des requérants en Libye a été effectué en vertu des accords bilatéraux signés
en 2007 et en 2009 par l’Italie et la Libye. Lesdits accords bilatéraux
s’inscriraient dans un contexte de mouvements migratoires croissants entre
l’Afrique et l’Europe et auraient été conclus dans un esprit de coopération
entre deux pays engagés dans la lutte contre l’immigration clandestine.
94. La coopération entre les pays
méditerranéens en matière de contrôle des migrations et de lutte contre les
crimes liés à l’immigration clandestine aurait été encouragée à maintes
reprises par les organes de l’Union européenne. Le Gouvernement fait référence
en particulier à la Résolution du Parlement européen no 2006/2250
ainsi qu’au Pacte européen sur l’immigration et l’asile, élaboré par le Conseil
européen le 24 septembre 2008, qui affirment la nécessité pour les pays de l’UE
de coopérer et d’établir des partenariats avec les pays d’origine et de transit
afin de renforcer le contrôle des frontières extérieures de l’UE et de lutter
contre l’immigration clandestine.
95. Quant aux événements du 6 mai 2009, à
l’origine de la présente requête, le Gouvernement maintient qu’il s’agissait
d’une opération de sauvetage en haute mer conforme au droit international. Il
affirme que les navires militaires italiens sont intervenus de manière conforme
à la Convention de Montego Bay et à la Convention internationale sur la
recherche et le sauvetage maritimes (« Convention SAR »), pour faire
face à la situation de danger immédiat dans laquelle se trouvaient les
embarcations et sauver la vie des requérants et des autres migrants.
De l’avis du Gouvernement, le régime juridique de la
haute mer se caractérise par le principe de la liberté de navigation. Dans ce
contexte, il n’y aurait pas eu lieu de procéder à l’identification des
personnes concernées. Les autorités italiennes se seraient bornées à porter aux
intéressés l’assistance humanitaire nécessaire. Le contrôle des requérants
aurait été réduit au minimum dès lors qu’aucune opération de police maritime
n’aurait été envisagée à bord des navires.
96. Pendant leur transfert en Libye, les
requérants n’auraient à aucun moment manifesté l’intention de demander l’asile
politique ou une autre forme de protection internationale. Selon le
Gouvernement, une éventuelle demande exprimée par les requérants aux fins de ne
pas être livrés aux autorités libyennes ne saurait être interprétée comme une
demande d’asile.
A cet égard, il affirme qu’en cas de demande d’asile
les intéressés auraient été emmenés sur le territoire national, comme cela se
serait produit lors d’autres opérations en haute mer pratiquées en 2009.
97. Le Gouvernement soutient ensuite que
la Libye est un lieu d’accueil sûr. Il en veut pour preuves le fait que cet
Etat a ratifié le Pacte international des Nations Unies relatif aux droits
civils et politiques, la Convention des Nations Unies contre la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et la Convention
de l’Union africaine sur les réfugiés en Afrique, ainsi que son appartenance à
l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Sans être partie à la Convention des Nations Unies
relative au statut des réfugiés, la Libye n’en aurait pas moins autorisé le HCR
et l’OIM à ouvrir des bureaux à Tripoli, ce qui aurait permis d’octroyer le
statut de réfugié à de nombreux demandeurs et de leur garantir une protection
internationale.
98. Le Gouvernement attire l’attention de
la Cour sur le fait que, lors de la ratification du Traité d’amitié de 2008, la
Libye s’était expressément engagée à respecter les principes de la Charte des
Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’Italie
n’aurait eu aucune raison de penser que la Libye se soustrairait à ses
engagements.
Cette circonstance et le fait que des bureaux du HCR
et de l’OIM étaient présents et actifs à Tripoli justifieraient pleinement la
conviction de l’Italie que la Libye était un lieu d’accueil sûr pour les
migrants interceptés en haute mer. Le Gouvernement considère d’ailleurs que la
reconnaissance du statut de réfugié octroyé par le HCR à de nombreux
demandeurs, y compris certains des requérants, prouve sans conteste que la
situation en Libye à l’époque des faits était conforme aux normes
internationales en matière de protection des droits de l’homme.
99. Le Gouvernement admet que la
situation en Libye s’est dégradée à partir d’avril 2010, époque où les
autorités ont fermé le bureau du HCR à Tripoli, puis s’est définitivement
détériorée à la suite des événements de début 2011, mais il fait valoir que
l’Italie a aussitôt cessé de pratiquer les renvois de clandestins en Libye et a
changé les modalités du secours aux migrants en haute mer, en autorisant à
partir de cette époque l’entrée sur le territoire national.
100. Le Gouvernement conteste l’existence
d’une « pratique gouvernementale » qui consisterait, comme
l’affirment les requérants, à effectuer des renvois arbitraires en Libye. A cet
égard, il qualifie la requête de « manifeste politique et
idéologique » à l’encontre de l’action du gouvernement italien. Celui-ci
souhaite que la Cour se borne à examiner uniquement les événements du 6 mai
2009 et ne mette pas en cause les prérogatives de l’Italie en matière de
contrôle de l’immigration, domaine selon lui extrêmement sensible et complexe.
c) Les tiers
intervenants
101. S’appuyant sur les déclarations de
nombreux témoins directs, Human Rights Watch et le HCR dénoncent le refoulement
forcé de clandestins vers la Libye de la part de l’Italie. Au cours de l’année
2009, l’Italie aurait pratiqué neuf opérations en haute mer, renvoyant en Libye
834 personnes de nationalité somalienne, érythréenne ou nigérienne.
102. Human Rights Watch a dénoncé la
situation en Libye à plusieurs reprises, notamment par le biais de rapports
publiés en 2006 et 2009. Cette organisation affirme que, en l’absence de tout
système national d’asile en Libye, les migrants irréguliers sont
systématiquement arrêtés et font souvent l’objet de tortures et de violences
physiques, y compris le viol. Au mépris des directives des Nations Unies en
matière de détention, les clandestins seraient détenus sans limitation de temps
et sans aucun contrôle judiciaire. En outre, les conditions de détention
seraient inhumaines. Les migrants seraient torturés et aucune assistance
médicale ne serait assurée dans les différents camps du pays. Ils seraient
susceptibles d’être à tout moment refoulés vers leur pays d’origine ou
abandonnés dans le désert, où une mort certaine les attendrait.
103. Le Centre AIRE, Amnesty
International et la FIDH observent que, depuis des années, des rapports de
sources fiables démontrent de manière constante que la situation en matière de
droits de l’homme en Libye est désastreuse, notamment pour les réfugiés, les demandeurs
d’asile et les migrants, et tout particulièrement pour les personnes en
provenance de certaines régions d’Afrique, tels que les Erythréens et les
Somaliens.
Les trois parties intervenantes estiment qu’il
existe une « obligation d’investigation » lorsqu’il existe des
informations crédibles émanant de sources fiables selon lesquelles les
conditions de détention ou de vie dans l’Etat de réception ne sont pas
compatibles avec l’article 3.
Conformément au principe pacta sunt servanda,
un Etat ne saurait se soustraire à ses obligations imposées par la Convention
en se fondant sur des engagements découlant d’accords bilatéraux ou
multilatéraux en matière de lutte contre l’immigration clandestine.
104. Le HCR affirme que, bien que les
autorités italiennes n’aient pas fourni d’informations détaillées concernant
les opérations de refoulement, plusieurs témoins entendus par le
Haut-Commissariat ont livré un récit similaire à celui des requérants. En
particulier, ces personnes auraient rapporté que, pour inciter les personnes à
monter à bord des navires italiens, les militaires italiens leur avaient fait
croire qu’on les emmenait en Italie. Plusieurs témoins auraient déclaré avoir
été menottés et avoir subi des violences pendant le transfert vers le territoire
libyen et une fois arrivés au centre de rétention. Par ailleurs, les autorités
italiennes auraient confisqué les effets personnels des migrants, y compris les
certificats du HCR attestant leur statut de refugié. Plusieurs témoins auraient
en outre confirmé qu’ils recherchaient une protection et qu’ils en avaient
expressément fait part aux autorités italiennes pendant les opérations.
105. Le HCR affirme que cinq au moins des
migrants refoulés en Libye qui ont par la suite réussi à retourner en Italie,
dont M. Ermias Berhane, se sont vu accorder le statut de refugié en Italie. De
surcroît, en 2009, le bureau du HCR de Tripoli aurait octroyé le statut de
refugié à soixante-treize personnes refoulées par l’Italie, dont quatorze des
requérants. Cela constituerait la preuve que les opérations menées par l’Italie
en haute mer impliquent un réel danger de refoulement arbitraire de personnes
ayant besoin d’une protection internationale.
106. Le HCR estime ensuite qu’aucun des
arguments avancés par l’Italie pour justifier les refoulements ne saurait être
accepté. Ni le principe de coopération entre Etats pour la lutte contre le
trafic illicite de migrants, ni les dispositions tirées du droit international
de la mer en matière de sauvegarde de la vie humaine en mer ne dispenseraient
les Etats de leur obligation de respecter les principes de droit international.
107. La Libye, pays de transit et de
destination des flux migratoires provenant d’Asie et d’Afrique, n’assurerait
aucune forme de protection aux demandeurs d’asile. Bien que signataire d’un
certain nombre d’instruments internationaux en matière de droits de l’homme,
elle ne respecterait guère ses obligations. En l’absence d’un système national
de droit d’asile, les activités dans ce domaine auraient été menées exclusivement
par le HCR et ses partenaires. Malgré cela, l’action du Haut-Commissariat
n’aurait jamais été officiellement reconnue par le gouvernement libyen qui, en
avril 2010, aurait intimé au HCR l’ordre de fermer son bureau de Tripoli et de
cesser ses activités.
Compte tenu de ce contexte, aucun statut formel ne
serait accordé par le gouvernement libyen aux personnes qui ont été
enregistrées en tant que réfugiés par le HCR et aucune forme de protection ne
leur serait garantie.
108. Jusqu’aux événements de 2011, les
personnes considérées comme des immigrés illégaux auraient été détenues dans
des « centres de rétention », dont la plupart auraient été visités
par le HCR. Lesdits centres auraient offert des conditions de vie très
médiocres, caractérisées par le surpeuplement et des installations sanitaires
inadéquates. Cette situation aurait été aggravée par les opérations de
refoulement, qui auraient accentué le surpeuplement et entraîné une
détérioration ultérieure des conditions sanitaires, causant ainsi un besoin
accru d’assistance de base aux fins de la survie même des personnes.
109. Selon la Columbia Law School Human
Rights Clinic, si l’immigration clandestine par la mer n’est pas un phénomène
nouveau, la communauté internationale reconnaît de plus en plus la nécessité de
restreindre les pratiques de contrôle de l’immigration, y compris
l’interception en mer, qui peuvent entraver l’accès des migrants à la
protection et ainsi les exposer au risque de torture.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la recevabilité
110. Le Gouvernement considère que les
requérants ne sauraient se prétendre « victimes », au sens de
l’article 34 de la Convention, des faits qu’ils dénoncent. Il conteste
l’existence d’un risque réel, pour les requérants, d’être soumis à des traitements
inhumains et dégradants à la suite de leur refoulement. L’évaluation d’un tel
danger devrait se faire sur la base de faits sérieux et avérés concernant la
situation de chaque requérant. Or, les informations fournies par les intéressés
seraient vagues et insuffisantes.
111. La Cour estime que la question
soulevée par cette exception est étroitement liée à celles qu’elle devra
aborder lors de l’examen du bien-fondé des griefs tirés de l’article 3 de la
Convention. Cette disposition impose notamment à la Cour d’établir s’il y avait
des motifs sérieux et avérés de croire que les intéressés couraient un risque
réel d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants à
la suite de leur renvoi. Il convient dès lors de joindre cette question à
l’examen du fond.
112. La Cour considère que cette partie
de la requête pose des questions de fait et de droit complexes, qui ne peuvent
être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit qu’elle n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun
autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, il y a lieu de la déclarer
recevable.
b) Sur le fond
i. Principes généraux
α) Responsabilité
des Etats contractants en cas d’expulsion
113. Selon la jurisprudence constante de
la Cour, les Etats contractants ont, en vertu d’un principe de droit
international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux
de traités, y compris de la Convention, le droit de contrôler l’entrée, le
séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz,
Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no
94 ; et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil
des arrêts et décisions 1997-VI). La Cour note aussi que ni la Convention
ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l’asile politique (Vilvarajah et
autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 102, série A no
215 ; et Ahmed c. Autriche, 17 décembre 1996, § 38, Recueil 1996-VI).
114. Cependant, l’expulsion,
l’extradition ou toute autre mesure d’éloignement d’un étranger par un Etat
contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager
la responsabilité de l’Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a
des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le
pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement
contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne
pas expulser la personne en question vers ce pays (Soering, précité, §§
90-91 ; Vilvarajah et autres, précité, § 103 ; Ahmed,
précité, § 39 ; H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 34, Recueil
1997-III ; Jabari c. Turquie, no 40035/98,
§ 38, CEDH 2000-VIII ; et Salah Sheekh c. Pays-Bas, no
1948/04, § 135, 11 janvier 2007).
115. Dans ce type d’affaires, la Cour est
donc appelée à apprécier la situation dans le pays de destination à l’aune des
exigences de l’article 3. Dans la mesure où une responsabilité se trouve
ou peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c’est celle de
l’Etat contractant, du chef d’un acte qui a pour résultat direct d’exposer
quelqu’un à un risque de mauvais traitements prohibés (Saadi
c. Italie [GC], no 37201/06, § 126, 28 février 2008).
β) Eléments retenus
pour évaluer le risque de subir des traitements contraires à l’article 3
de la Convention
116. Pour déterminer l’existence de
motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel de traitements
incompatibles avec l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments
qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (H.L.R. c.
France, précité, § 37 ; et Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99,
§ 60, CEDH 2001-II). Dans des affaires telles que la présente espèce, la Cour
se doit en effet d’appliquer des critères rigoureux en vue d’apprécier
l’existence d’un tel risque (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre
1996, § 96, Recueil 1996-V).
117. Pour vérifier l’existence d’un
risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences
prévisibles du renvoi d’un requérant dans le pays de destination, compte tenu
de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de
l’intéressé (Vilvarajah et autres, précité, § 108 in fine).
118. Dans ce but, en ce qui concerne la
situation générale dans un pays, la Cour a souvent attaché de l’importance aux
informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations
internationales indépendantes de défense des droits de l’homme telles
qu’Amnesty International, ou de sources gouvernementales (voir, par exemple, Chahal,
précité, §§ 99-100 ; Müslim c. Turquie, no 53566/99,
§ 67, 26 avril 2005 ; Said c. Pays-Bas, no 2345/02,
§ 54, CEDH 2005-VI ; Al-Moayad
c. Allemagne (déc.), no 35865/03, §§ 65-66, 20 février
2007 ; et Saadi, précité, § 131).
119. Dans les affaires où un requérant
allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de
mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 entre
en jeu lorsque l’intéressé démontre, le cas échéant à l’aide des sources
mentionnées au paragraphe précédent, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de
croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe
visé (voir, mutatis mutandis, Salah Sheekh, précité, §§
138-149).
120. En raison du caractère absolu du
droit garanti, il n’est pas exclu que l’article 3 trouve aussi à s’appliquer
lorsque le danger émane de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent
pas de la fonction publique. Encore faut-il démontrer que le risque existe
réellement et que les autorités de l’Etat de destination ne sont pas en mesure
d’y obvier par une protection appropriée (H.L.R. c. France, précité, §
40).
121. Pour ce qui est du moment à prendre
en considération, il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat
en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’éloignement.
ii. Application en
l’espèce
122. La Cour a déjà eu l’occasion de
reconnaître que les Etats situés aux frontières extérieures de l’Union
européenne rencontrent actuellement des difficultés considérables pour faire
face à un flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile. Elle ne saurait
sous-estimer le poids et la pression que cette situation fait peser sur les
pays concernés, d’autant plus lourds qu’elle s’inscrit dans un contexte de
crise économique (voir M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no
30696/09, § 223, 21 janvier 2011). En particulier, elle est consciente des
difficultés liées au phénomène des migrations maritimes, impliquant pour les
Etats des complications supplémentaires dans le contrôle des frontières du sud
de l’Europe.
Toutefois, vu le caractère absolu des droits
garantis par l’article 3, cela ne saurait exonérer un Etat de ses obligations
au regard de cette disposition.
123. La Cour rappelle que la protection
contre les traitements prohibés par l’article 3 impose à un Etat l’obligation
de ne pas éloigner une personne lorsqu’elle court dans l’Etat de destination un
risque réel d’être soumise à de tels traitements.
Elle constate que les nombreux rapports d’organes
internationaux et d’organisations non gouvernementales décrivent une situation
préoccupante quant au traitement réservé en Libye aux immigrés clandestins à
l’époque des faits. Les conclusions desdits documents sont par ailleurs corroborées
par le rapport du CPT en date du 28 avril 2010 (paragraphe 35 ci-dessus).
124. La Cour observe au passage que la
situation en Libye s’est par la suite dégradée, après la fermeture du bureau du
HCR de Tripoli, en avril 2010, puis la révolte populaire qui a éclaté dans le
pays en février 2011. Toutefois, aux fins de l’examen de la présente affaire,
elle se référera à la situation qui prévalait dans ce pays à l’époque des
faits.
125. Selon les divers rapports
susmentionnés, durant la période concernée aucune règle de protection des
réfugiés n’était respectée en Libye ; toutes les personnes entrées dans le
pays par des moyens irréguliers étaient considérées comme des clandestins, sans
distinction aucune entre les migrants irréguliers et les demandeurs d’asile. En
conséquence, ces personnes étaient systématiquement arrêtées et détenues dans
des conditions que les visiteurs extérieurs, telles les délégations du HCR, de
Human Rights Watch, et d’Amnesty International, n’hésitent pas à qualifier
d’inhumaines. De nombreux cas de torture, de mauvaises conditions d’hygiène et
d’absence de soins médicaux appropriés ont été dénoncés par l’ensemble des
observateurs. Les clandestins risquaient à tout moment d’être refoulés vers
leur pays d’origine et, lorsqu’ils parvenaient à retrouver la liberté, ils
étaient exposés à des conditions de vie particulièrement précaires du fait de
leur situation irrégulière. Les immigrés irréguliers, comme les requérants,
étaient destinés à occuper dans la société libyenne une position marginale et
isolée, qui les rendait extrêmement vulnérables aux actes xénophobes et
racistes (paragraphes 35-41 ci-dessus).
126. Or, il ressort clairement de ces
mêmes rapports que les migrants clandestins débarqués en Libye à la suite de
leur interception en haute mer par l’Italie, tels que les requérants,
n’échappaient pas à ces risques.
127. Face au tableau préoccupant brossé
par les différentes organisations internationales, le gouvernement défendeur
maintient que la Libye était, à l’époque des faits, un lieu de destination
« sûr » pour les migrants interceptés en haute mer.
Il étaye sa conviction sur la présomption que la
Libye aurait respecté ses engagements internationaux en matière d’asile et de
protection des réfugiés, y compris le principe de non-refoulement. Il fait
valoir que le Traité d’amitié italo-libyen de 2008, en vertu duquel les
refoulements de clandestins ont été effectués, prévoyait expressément le
respect des dispositions de droit international en matière de protection des
droits de l’homme, tout comme des autres conventions internationales auxquelles
la Libye était partie.
128. A cet égard, la Cour observe que le
non-respect par la Libye de ses obligations internationales était une des réalités
dénoncées par les rapports internationaux concernant ce pays. En tout état de
cause, la Cour ne peut que rappeler que l’existence de textes internes et la
ratification de traités internationaux garantissant le respect des droits
fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une protection
adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque, comme en l’espèce,
des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou tolérées par
celles-ci – manifestement contraires aux principes de la Convention (voir M.S.S.,
précité, § 353 et, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 147).
129. Par ailleurs, la Cour observe que
l’Italie ne saurait se dégager de sa propre responsabilité en invoquant ses
obligations découlant des accords bilatéraux avec la Libye. En effet, à
supposer même que lesdits accords prévoyaient expressément le refoulement en
Libye des migrants interceptés en haute mer, les Etats membres demeurent
responsables même lorsque, postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention
et de ses Protocoles à leur égard, ils ont assumé des engagements découlant de
traités (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne
[GC], no 42527/98, § 47, CEDH 2001-VIII ; et Al-Saadoon
et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 128, 2 mars 2010).
130. Quant à l’argument du Gouvernement
tiré de la présence d’un bureau du HCR à Tripoli, force est de constater que
l’activité du Haut-Commissariat, même avant sa cessation définitive en avril
2010, n’a jamais bénéficié de quelque forme de reconnaissance que ce soit de la
part du gouvernement libyen. Il ressort des documents examinés par la Cour que
le statut de refugié reconnu par le HCR ne garantissait aucune forme de
protection aux personnes concernées en Libye.
131. La Cour relève une fois encore que cette
réalité était notoire et facile à vérifier à partir de sources multiples. Dès
lors, elle estime qu’au moment d’éloigner les requérants, les autorités
italiennes savaient ou devaient savoir que ceux-ci, en tant que migrants
irréguliers, seraient exposés en Libye à des traitements contraires à la
Convention et qu’ils ne pourraient accéder à aucune forme de protection dans ce
pays.
132. Le Gouvernement soutient que les
requérants n’ont pas évoqué de façon suffisamment explicite les risques
encourus en Libye, dès lors qu’ils n’ont pas demandé l’asile auprès des
autorités italiennes. Le simple fait que les requérants se soient opposés à
leur débarquement sur les côtes libyennes ne saurait selon lui être considéré
comme une demande de protection faisant peser sur l’Italie une obligation en
vertu de l’article 3 de la Convention.
133. La Cour observe tout d’abord que
cette circonstance est contestée par les intéressés, lesquels ont affirmé avoir
fait part aux militaires italiens de leur intention de demander une protection
internationale. D’ailleurs, la version des requérants est corroborée par les
nombreux témoignages recueillis par le HCR et Human Rights Watch. Quoi qu’il en
soit, la Cour considère qu’il appartenait aux autorités nationales, face à une
situation de non-respect systématique des droits de l’homme telle que celle
décrite ci-dessus, de s’enquérir du traitement auquel les requérants seraient
exposés après leur refoulement (voir, mutatis mutandis, Chahal c.
Royaume-Uni, précité, §§ 104 et 105 ; Jabari, précité, §§ 40 et
41 ; et M.S.S., précité, § 359). Le fait que les intéressés
aient omis de demander expressément l’asile, eu égard aux circonstances de
l’espèce, ne dispensait pas l’Italie de respecter ses obligations au titre de
l’article 3.
134. A cet égard, la Cour relève
qu’aucune des dispositions de droit international citées par le Gouvernement ne
justifiait le renvoi des requérants vers la Libye, dans la mesure où tant les
normes en matière de secours aux personnes en mer que celles concernant la
lutte contre la traite de personnes imposent aux Etats le respect des
obligations découlant du droit international en matière de refugiés, dont le
« principe de non-refoulement » (paragraphe 23 ci-dessus).
135. Ce principe de non-refoulement est
également consacré par l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne. A cet égard, la Cour attache un poids particulier au
contenu de la lettre écrite le 15 mai 2009 par M. Jacques Barrot,
vice-président de la Commission européenne, dans laquelle celui-ci réitère
l’importance du respect du principe de non-refoulement dans le cadre
d’opérations menées en haute mer par les Etats membres de l’Union européenne
(paragraphe 34 ci-dessus).
136. Au vu de ce qui précède, la Cour
estime qu’en l’espèce, des faits sérieux et avérés permettent de conclure qu’il
existait un risque réel pour les intéressés de subir en Libye des traitements
contraires à l’article 3. La circonstance que de nombreux immigrés irréguliers
en Libye étaient dans la même situation que les requérants ne change rien au
caractère individuel du risque allégué, dès lors qu’il s’avère suffisamment
concret et probable (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 132).
137. Se fondant sur ces conclusions et
les devoirs qui pèsent sur les Etats en vertu de l’article 3, la Cour estime
qu’en transférant les requérants vers la Libye, les autorités italiennes les
ont exposés en pleine connaissance de cause à des traitements contraires à la
Convention.
138. Dès lors, il convient de rejeter l’exception
du Gouvernement ayant trait au défaut de la qualité de victime des requérants
et de conclure qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
B. Sur la violation
alléguée de l’article 3 de la Convention du fait que les requérants ont été
exposés au risque d’être rapatriés arbitrairement en Erythrée et en Somalie
1. Thèses des parties
a) Les requérants
139. Les requérants allèguent que leur
transfert vers la Libye, où les refugiés et les demandeurs d’asile ne
bénéficient d’aucune forme de protection, les a exposés au risque d’être
refoulés vers leurs pays d’origine respectifs, la Somalie et l’Erythrée. Ils
font valoir que plusieurs rapports émanant de sources internationales affirment
l’existence de conditions contraires aux droits de l’homme dans ces deux pays.
140. Les requérants, qui ont fui leurs
pays respectifs, soutiennent avoir été privés de toute possibilité d’obtenir
une protection internationale. Le fait que la majorité d’entre eux ait obtenu
le statut de réfugié à la suite de leur arrivée en Libye confirmerait que leurs
craintes de subir des mauvais traitements étaient fondées. Ils estiment que,
bien que le statut de refugié accordé par le bureau du HCR de Tripoli
n’ait aucune valeur pour les autorités libyennes, l’octroi de ce statut
démontre que le groupe de migrants dont ils faisaient partie avait besoin d’une
protection internationale.
b) Le Gouvernement
141. Le Gouvernement fait observer que la
Libye était signataire de plusieurs instruments internationaux de protection des
droits de l’homme et rappelle que, en ratifiant le traité d’amitié de 2008,
elle s’était expressément engagée à respecter les principes inscrits dans la
Charte des Nations Unies et dans la Déclaration universelle des droits de
l’Homme.
142. Il réaffirme que la présence du HCR
en Libye constituait une assurance de ce qu’aucune personne ayant droit à
l’asile ou à une autre forme de protection internationale ne soit expulsée
arbitrairement. Il fait valoir qu’un nombre important de requérants se sont vu
octroyer le statut de réfugié en Libye, ce qui permettrait d’exclure leur
rapatriement.
c) Les tiers
intervenants
143. Le HCR affirme que la Libye a
fréquemment procédé au renvoi collectif de réfugiés et de demandeurs d’asile
vers leur pays d’origine, où ils pouvaient être soumis à la torture et à
d’autres mauvais traitements. Il dénonce l’absence d’un système de protection
internationale en Libye, ce qui engendrerait un risque très élevé de
« refoulements en chaîne » de personnes ayant besoin de protection.
Le Haut-Commissariat ainsi que Human Rights Watch et
Amnesty International font état du risque, pour les individus rapatriés de
force en Erythrée et en Somalie, d’être soumis à la torture et à des
traitements inhumains et d’être exposés à des conditions de vie extrêmement
précaires.
144. Le Centre AIRE, Amnesty
International et la FIDH affirment que, eu égard à la vulnérabilité
particulière des demandeurs d’asile et des personnes interceptées en mer et au
manque de garanties ou de procédures adéquates à bord des navires qui
permettraient de contester les renvois, il est d’autant plus impératif pour les
Parties contractantes impliquées dans des opérations de renvoi de vérifier la
situation réelle dans les Etats de destination, y compris quant au risque de refoulement
ultérieur.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la recevabilité
145. La Cour estime que ce grief pose des
questions de fait et de droit complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un
examen au fond. Il s’ensuit que cette partie de la requête n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun
autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, elle doit être déclarée
recevable.
b) Sur le fond
146. La Cour rappelle le principe selon
lequel le refoulement indirect d’un étranger laisse intacte la responsabilité
de l’Etat contractant, lequel est tenu, conformément à une jurisprudence bien
établie, de veiller à ce que l’intéressé ne se trouve pas exposé à un risque
réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas
de rapatriement (voir, mutatis mutandis, T.I. c. Royaume-Uni
(déc.), no 43844/98, CEDH 2000-III, et M.S.S., précité, § 342).
147. Il appartient à l’Etat qui procède au
refoulement de s’assurer que le pays intermédiaire offre des garanties
suffisantes permettant d’éviter que la personne concernée ne soit expulsée vers
son pays d’origine sans une évaluation des risques qu’elle encourt. La Cour
observe que cette obligation est d’autant plus importante lorsque, comme en
l’espèce, le pays intermédiaire n’est pas un Etat partie à la Convention.
148. Dans la présente affaire, la tâche
de la Cour ne consiste pas à se prononcer sur la violation de la Convention en
cas de rapatriement des requérants, mais à rechercher s’il existait des
garanties suffisantes permettant d’éviter que les intéressés ne soient soumis à
un refoulement arbitraire vers leurs pays d’origine, dès lors qu’ils pouvaient
faire valoir de façon défendable que leur rapatriement éventuel porterait
atteinte à l’article 3 de la Convention.
149. La Cour dispose d’un certain nombre
d’informations sur la situation générale en Erythrée et en Somalie, pays
d’origine des requérants, produites par les intéressés et les tiers
intervenants (paragraphes 43 et 44 ci-dessus).
150. Elle observe que, selon le HCR et
Human Rights Watch, les personnes rapatriées de force en Erythrée courent le
risque d’être confrontées à la torture et d’être détenues dans des conditions
inhumaines du seul fait qu’elles ont quitté irrégulièrement le pays. Quant à la
Somalie, dans la récente affaire Sufi et Elmi (précitée), la Cour a
constaté la gravité du niveau de violence atteint à Mogadiscio et le risque
élevé pour les personnes renvoyées dans ce pays d’être amenées soit à transiter
par les zones touchées par le conflit armé soit à chercher refuge dans les
camps pour personnes déplacées ou pour réfugiés, où les conditions de vie sont
désastreuses.
151. La Cour estime que l’ensemble des
informations en sa possession montre que prima facie la situation en
Somalie et en Erythrée a posé et continue de poser de graves problèmes
d’insécurité généralisée. Ce constat n’est d’ailleurs pas contesté devant la
Cour.
152. En conséquence, les requérants pouvaient,
de manière défendable, faire valoir que leur rapatriement porterait atteinte à
l’article 3 de la Convention. Il s’agit à présent de rechercher si les
autorités italiennes pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que la Libye
présentât des garanties suffisantes contre les rapatriements arbitraires.
153. La Cour observe tout d’abord que la
Libye n’a pas ratifié la Convention de Genève relative au statut des réfugiés.
En outre, les observateurs internationaux font état de l’absence de toute forme
de procédure d’asile et de protection des réfugiés dans le pays. A cet égard,
la Cour a déjà eu l’occasion de constater que la présence du HCR à Tripoli
n’est guère une garantie de protection des demandeurs d’asile, en raison de
l’attitude négative des autorités libyennes, qui ne reconnaissent aucune valeur
au statut de réfugié (paragraphe 130 ci-dessus).
154. Dans ces conditions, la Cour ne
saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel l’action du HCR
représenterait une garantie contre les rapatriements arbitraires. De surcroît,
Human Rights Watch et le HCR ont dénoncé plusieurs précédents de retours forcés
de migrants irréguliers vers des pays à risque, migrants parmi lesquels se
trouvaient des demandeurs d’asile et des réfugiés.
155. Dès lors, le fait que certains des
requérants aient obtenu le statut de réfugié ne saurait rassurer la Cour quant
au risque de refoulement arbitraire. Au contraire, la Cour partage l’avis des
requérants selon lequel cela constitue une preuve supplémentaire de la vulnérabilité
des intéressés.
156. Au vu de ce qui précède, la Cour
estime qu’au moment de transférer les requérants vers la Libye, les autorités
italiennes savaient ou devaient savoir qu’il n’existait pas de garanties
suffisantes protégeant les intéressés du risque d’être renvoyés arbitrairement
dans leurs pays d’origine, compte tenu notamment de l’absence d’une procédure
d’asile et de l’impossibilité de faire reconnaître par les autorités libyennes
le statut de refugié octroyé par le HCR.
157. Par ailleurs, la Cour réaffirme que
l’Italie n’est pas dispensée de respecter ses obligations au titre de l’article
3 de la Convention du fait que les requérants auraient omis de demander l’asile
ou d’exposer les risques encourus en raison de l’absence d’un système d’asile
en Libye. Elle rappelle encore une fois qu’il revenait aux autorités italiennes
de s’enquérir de la manière dont les autorités libyennes s’acquittaient de
leurs obligations internationales en matière de protection des refugiés.
158. Il s’ensuit que le transfert des
requérants vers la Libye a également emporté violation de l’article 3 de la
Convention du fait qu’il les a exposé au risque de rapatriement arbitraire.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4
159. Les requérants affirment avoir fait
l’objet d’une expulsion collective dépourvue de toute base légale. Ils
invoquent l’article 4 du Protocole no 4, ainsi libellé :
« Les expulsions collectives
d’étrangers sont interdites. »
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
160. Le Gouvernement excipe de
l’inapplicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 en l’espèce. Il
estime que la garantie offerte par cette disposition entre en jeu seulement en
cas d’expulsion de personnes qui se trouvent sur le territoire d’un Etat ou qui
ont franchi illégalement la frontière nationale. Dans la présente
affaire, la mesure en question correspondrait à un refus d’autoriser
l’entrée sur le territoire national plutôt qu’à une « expulsion ».
b) Les requérants
161. Tout en admettant que l’emploi du
terme « expulsion » pourrait en apparence constituer un obstacle à
l’applicabilité de cette disposition, les requérants affirment qu’une approche
évolutive devrait amener la Cour à reconnaître l’applicabilité de l’article 4
du Protocole no 4 dans la présente affaire.
162. En particulier, les requérants
plaident pour une interprétation fonctionnelle et téléologique de cette
disposition. Selon eux, le but essentiel de l’interdiction des expulsions
collectives est d’empêcher les Etats de procéder au transfert forcé d’un groupe
d’étrangers vers un autre Etat sans examiner, fût-ce de manière sommaire, leur
situation individuelle. Dans cette optique, pareille interdiction devrait
s’appliquer également aux mesures d’éloignement de migrants en haute mer,
effectuées sans aucun acte formel préalable, en ce que lesdites mesures
pourraient constituer des « expulsions déguisées ». Une
interprétation téléologique et « extraterritoriale » de cette
disposition aurait pour effet de la rendre concrète et effective et non pas
théorique et illusoire.
163. Selon les requérants, à supposer
même que la Cour décide de conférer une portée strictement territoriale à
l’interdiction établie par l’article 4 du Protocole no 4, leur
refoulement vers la Libye entrerait de toute manière dans le champ
d’application de cet article du fait qu’il est intervenu à partir d’un bateau
battant pavillon italien, assimilé par l’article 4 du code italien de la
navigation au « territoire italien ».
Leur refoulement vers la Libye, effectué sans
identification préalable et en l’absence de tout examen de la situation
personnelle de chacun d’eux, aurait constitué, en substance, une mesure
d’éloignement collective.
c) Les tiers
intervenants
164. Le Haut-Commissariat des Nations
Unies aux droits de l’homme (HCDH), auquel se rallie le Haut-Commissariat des
Nations Unies pour les réfugiés (HCR) (paragraphe 7 ci-dessus), plaide
l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 au cas d’espèce. Il
estime que la question est cruciale, compte tenu des répercussions importantes
qu’une interprétation extensive de cette disposition pourrait avoir dans le
domaine des migrations internationales.
Après avoir rappelé que les expulsions collectives
d’étrangers, y compris ceux en situation irrégulière, sont interdites de manière
générale par le droit international et communautaire, le HCDH affirme que les
personnes interceptées en mer doivent pouvoir bénéficier d’une protection
contre ce type d’expulsions, même lorsqu’elles n’ont pas pu atteindre la
frontière d’un Etat.
Les expulsions collectives pratiquées en haute mer
sont interdites au regard du principe de la bonne foi, à la lumière duquel
doivent être interprétées les dispositions conventionnelles. Permettre aux
Etats de renvoyer les migrants interceptés en haute mer sans respecter la
garantie que consacre l’article 4 du Protocole no 4 signifierait
accepter que les Etats se dégagent de leurs obligations conventionnelles en
avançant les opérations de contrôle aux frontières.
De plus, reconnaître l’exercice extraterritorial de
la juridiction d’un Etat contractant pour des faits ayant eu lieu en haute mer
entraînerait selon le HCDH une présomption d’applicabilité de l’ensemble des
droits garantis par la Convention et ses Protocoles.
165. La Columbia Law School Human Rights
Clinic rappelle l’importance des garanties procédurales dans le domaine de la
protection des droits des réfugiés. Les Etats auraient le devoir d’examiner la
situation de chaque individu au cas par cas, afin de garantir une protection
efficace des droits fondamentaux des personnes concernées et d’éviter de
procéder à leur éloignement lorsqu’il existe un risque de préjudice.
Elle estime que l’immigration clandestine par la mer
n’est pas un phénomène nouveau mais que la communauté internationale reconnaît
de plus en plus la nécessité de fixer des limites aux pratiques des Etats en
matière de contrôle de l’immigration, y compris l’interception en mer. Le
principe de non-refoulement exigerait des Etats qu’ils s’abstiennent d’éloigner
des personnes sans avoir apprécié leur situation au cas par cas.
Ainsi, divers organes des Nations Unies, comme le
Comité contre la torture, auraient clairement déclaré que de telles pratiques
risquaient d’enfreindre les normes internationales en matière de droits de
l’homme et auraient souligné l’importance de l’identification et de
l’appréciation individuelles pour prévenir les renvois à risque. La Commission
interaméricaine des droits de l’homme aurait reconnu l’importance de ces
garanties procédurales dans l’affaire The Haitian Center for Human Rights et
al. v. United States (affaire no 10 675, rapport no
51/96, § 163), dans laquelle elle aurait exprimé l’avis que les Etats-Unis
avaient renvoyé de manière inacceptable des migrants haïtiens interceptés en haute
mer, sans avoir procédé à une détermination adéquate de leur statut ni les
avoir entendus aux fins de vérifier s’ils pouvaient prétendre au statut de
réfugié. Cette décision serait d’autant plus importante qu’elle contredirait la
position prise précédemment par la Cour suprême des Etats-Unis dans l’affaire
Sale v. Haitian Centers Council (113 S.Ct, 2549, 1993).
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la recevabilité
166. La Cour doit tout d’abord examiner
la question de l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4.
Dans l’affaire Henning Becker c. Danemark (no 7011/75,
décision du 3 octobre 1975), relative au rapatriement d’un groupe d’environ
deux cents enfants vietnamiens par les autorités danoises, la Commission a
défini, pour la première fois, l’« expulsion collective d’étrangers »
comme étant « toute mesure de l’autorité compétente contraignant des
étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays sauf dans les cas où une telle
mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif
de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le
groupe ».
167. Par la suite, cette définition a été
utilisée par les organes de la Convention dans les autres affaires relatives à
l’article 4 du Protocole no 4. La Cour observe que la
plupart d’entre elles portaient sur des personnes qui se trouvaient sur le
territoire de l’Etat concerné (K.G. c. R.F.A, no 7704/76, décision
de la Commission du 1er mars 1977 ; O. et autres c.
Luxembourg, no 7757/77, décision de la Commission du 3 mars
1978 ; A. et autres c. Pays-Bas, no 14209/88,
décision de la Commission du 16 décembre 1988 ; Andric c. Suède (déc.),
no 45917/99, 23 février 1999 ; Čonka c. Belgique,
no 51564/99, CEDH 2002-I ; Davydov c. Estonie (déc.), no 16387/03,
31 mai 2005 ; Berisha et Haljiti c. ex-République yougoslave de
Macédoine, no 18670/03, décision du 16 juin 2005 ; Sultani
c. France, no 45223/05, CEDH 2007-X ; Ghulami c.
France (déc.), no 45302/05, 7 avril 2009 ; et Dritsas
c. Italie (déc.), no 2344/02, 1er février 2011).
168. En revanche l’affaire Xhavara et
autres c. Italie et Albanie ((déc.), no 39473/98, 11
janvier 2001), concernait des ressortissants albanais qui avaient tenté
d’entrer clandestinement en Italie à bord d’un bateau albanais et qui avaient
été interceptés par un navire de guerre italien à environ 35 milles marins
des côtes italiennes. Le navire italien avait essayé d’empêcher les intéressés
de débarquer sur les côtes nationales, provoquant le décès de cinquante-huit
personnes, parmi lesquelles les parents des requérants, à la suite d’une
collision. Dans cette dernière affaire, les requérants se plaignaient notamment
du décret-loi no 60 de 1997, qui prévoyait l’expulsion immédiate des
étrangers irréguliers, mesure contre laquelle seul un recours non suspensif
pouvait être formé. Ils y voyaient une méconnaissance de la garantie offerte
par l’article 4 du Protocole no 4. La Cour a rejeté ce grief pour
incompatibilité ratione personae, la disposition interne contestée
n’ayant pas été appliquée à leur cas, et ne s’est pas prononcée sur
l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 au cas d’espèce.
169. Dès lors, dans la présente affaire,
la Cour est appelée pour la première fois à examiner la question de
l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à un cas
d’éloignement d’étrangers vers un Etat tiers effectué en dehors du territoire
national. Il s’agit de rechercher si le transfert des requérants vers la Libye
a constitué une « expulsion collective d’étrangers » au sens de la
disposition litigieuse.
170. Pour interpréter les dispositions
conventionnelles, la Cour s’inspire des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des
traités (voir, par exemple, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §
29, série A no 18 ; Demir et Baykara c. Turquie [GC], no
34503/97, § 65, 12 novembre 2008 ; et Saadi c.
Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, 29 janvier 2008).
171. En application de la Convention de Vienne sur le droit des
traités, la Cour doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans
leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils
sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que la disposition en question fait
partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que
la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à
promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec
et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01
et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X). La Cour doit également prendre en considération
toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations
entre les Parties contractantes (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no
35763/97, § 55, CEDH 2001-XI ; et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve
Ticaret Anonim Şirketi (Bosphorus Airways) c. Irlande [GC], no 45036/98,
§ 150, CEDH 2005-VI ; voir également l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne). La Cour peut
aussi faire appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux
travaux préparatoires de la Convention, soit pour confirmer un sens déterminé
conformément aux méthodes évoquées plus haut, soit pour en clarifier le sens
lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde et
déraisonnable (article 32 de la Convention de Vienne).
172. Le Gouvernement considère qu’un
obstacle logique s’oppose à l’applicabilité de l’article 4 du Protocole no
4 à la présente espèce, à savoir le fait que les requérants ne se trouvaient
pas sur le territoire national lors de leur transfert vers la Libye, mesure qui
par conséquent ne saurait selon lui passer pour une « expulsion » au
sens ordinaire du terme.
173. La Cour ne partage pas l’opinion du
Gouvernement sur ce point. Elle note tout d’abord que si les affaires examinées
jusqu’à présent concernaient des personnes qui se trouvaient déjà, à différents
titres, sur le territoire du pays concerné, le libellé de l’article 4 du
Protocole no 4 ne fait pas, en soi, obstacle à son application
extraterritoriale. Il y a lieu d’observer en effet qu’aucune référence à la
notion de « territoire » ne figure à l’article 4 du Protocole no
4, alors qu’au contraire le texte de l’article 3 du même Protocole évoque
expressément la portée territoriale de l’interdiction d’expulser des nationaux.
De même, l’article 1 du Protocole no 7 se réfère de façon
explicite à la notion de territoire en matière de garanties procédurales en cas
d’expulsion d’étrangers résidant régulièrement sur le territoire de l’Etat. Aux
yeux de la Cour, cet élément textuel ne saurait être ignoré.
174. Les travaux préparatoires, quant à
eux, ne sont pas explicites au sujet du champ d’application et de la portée de
l’article 4 du Protocole no 4. En tout état de cause, il
ressort du rapport explicatif relatif au Protocole no 4, rédigé
en 1963, que pour le Comité d’experts, l’article 4 devait formellement
prohiber « les expulsions collectives du genre de celles qui se sont
produites dans un passé récent ». Aussi était-il « entendu que
l’adoption du présent article [de l’article 4] et de l’article 3, paragraphe 1,
ne pourrait en aucune façon être interprétée comme étant de nature à légitimer
les mesures d’expulsion collective prises dans le passé ». Dans le
commentaire du projet, on peut lire que, selon le Comité d’experts, les étrangers
auxquels l’article se réfère ne sont pas seulement ceux résidant régulièrement
sur le territoire, mais « tous ceux qui n’ont pas un droit actuel de
nationalité dans l’Etat sans distinguer ni s’ils sont simplement de passage ou
s’ils sont résidents ou domiciliés, ni s’ils sont des réfugiés ou s’ils sont
entrés dans le pays de leur plein gré, ni s’ils sont apatrides ou possèdent une
nationalité » (Article 4 du projet définitif du Comité, p. 505, § 34).
Enfin, pour les rédacteurs du Protocole no 4, le mot
« expulsion » devait être interprété « dans le sens générique
que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) ». Bien
que cette dernière définition soit contenue dans la section relative à
l’article 3 du Protocole, la Cour considère qu’elle peut être appliquée
également à l’article 4 du même Protocole. Il s’ensuit que les travaux
préparatoires, eux non plus, ne s’opposent pas à une application
extraterritoriale de l’article 4 du Protocole no 4.
175. Pour autant, la question demeure de
savoir si une telle application se justifie. Pour y répondre, il convient de
tenir compte du but et du sens de la disposition en cause, lesquels doivent
eux-mêmes s’analyser à la lumière du principe, solidement ancré dans la
jurisprudence de la Cour, selon lequel la Convention est un instrument vivant
qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles (voir, par
exemple, Soering, précité, § 102 ; Dudgeon c.
Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45 ;
X, Y
et Z c. Royaume-Uni, 22 avril
1997, Recueil 1997-II ; V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94,
§ 72, CEDH 1999-IX ; et Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94,
§ 39, CEDH 1999-I). En outre, il est essentiel que la Convention soit
interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et
effectives et non pas théoriques et illusoires (Marckx c. Belgique,
13 juin 1979, § 41, série A no 31 ; Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no
32 ; Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, §
121, CEDH 2005-I ; et Leyla Şahin c. Turquie [GC],
no 44774/98, § 136, CEDH 2005-XI).
176. Or, une longue période s’est écoulée
depuis la rédaction du Protocole no 4. Depuis cette époque, les flux
migratoires en Europe n’ont cessé de s’intensifier, empruntant de plus en plus
la voie maritime, si bien que l’interception de migrants en haute mer et leur
renvoi vers les pays de transit ou d’origine font désormais partie du phénomène
migratoire, dans la mesure où ils constituent pour les Etats des moyens de
lutte contre l’immigration irrégulière.
Le contexte de crise économique ainsi que les
récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement
certaines régions d’Afrique et du Moyen Orient placent les Etats européens face
à de nouveaux défis dans le domaine de la gestion de l’immigration.
177. La Cour a déjà relevé que d’après la
jurisprudence bien établie de la Commission et de la Cour, le but de l’article
4 du Protocole no 4 est d’éviter que les Etats puissent éloigner un
certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par
conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la
mesure prise par l’autorité compétente. Si donc l’article 4 du Protocole no
4 devait s’appliquer seulement aux expulsions collectives effectuées à partir
du territoire national des Etats parties à la Convention, c’est une partie
importante des phénomènes migratoires contemporains qui se trouverait
soustraite à l’empire de cette disposition, nonobstant le fait que les
agissements qu’elle entend interdire peuvent se produire en dehors du
territoire national et notamment, comme en l’espèce, en haute mer. L’article 4
se verrait ainsi privé d’effet utile à l’égard de ces phénomènes, qui tendent
pourtant à se multiplier. Cela aurait pour conséquence que des migrants ayant
emprunté la voie maritime, souvent au péril leur vie, et qui ne sont pas
parvenus à atteindre les frontières d’un Etat, n’auraient pas droit à un examen
de leur situation personnelle avant d’être expulsés, contrairement à ceux qui
ont emprunté la voie terrestre.
178. Pour autant, il est clair que, de
même que la notion de « juridiction » est principalement territoriale
et qu’elle est présumée s’exercer sur le territoire national des Etats
(paragraphe 71 ci-dessus), la notion d’expulsion est, elle aussi,
principalement territoriale, en ce sens que les expulsions se font le plus
souvent depuis le territoire national. Là où toutefois, comme en l’espèce, elle
a reconnu qu’un Etat contractant avait exercé, à titre exceptionnel, sa juridiction
en dehors de son territoire national, la Cour ne voit pas d’obstacle à accepter
que l’exercice de la juridiction extraterritoriale de cet Etat a pris la forme
d’une expulsion collective. Conclure autrement, et accorder à cette dernière
notion une portée strictement territoriale, entraînerait une distorsion entre
le champ d’application de la Convention en tant que telle et celui de l’article
4 du Protocole no 4, ce qui contredirait le principe selon lequel la
Convention doit s’interpréter comme un tout. D’ailleurs, s’agissant de
l’exercice par un Etat de sa juridiction en haute mer, la Cour a déjà affirmé
que la spécificité du contexte maritime ne saurait aboutir à la consécration
d’un espace de non-droit au sein duquel les individus ne relèveraient d’aucun
régime juridique susceptible de leur accorder la jouissance des droits et
garanties prévus par la Convention et que les Etats se sont engagés à
reconnaître aux personnes placées sous leur juridiction (Medvedyev et autres,
précité, § 81).
179. Les considérations ci-dessus ne
remettent pas en cause le droit dont disposent les Etats d’établir
souverainement leurs politiques d’immigration. Il importe toutefois de
souligner que les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent
justifier le recours, de la part des Etats, à des pratiques qui seraient
incompatibles avec leurs obligations conventionnelles. La Cour réaffirme à cet
égard que l’interprétation des normes conventionnelles doit se faire au regard
du principe de la bonne foi et de l’objet et du but du traité ainsi que de la
règle de l’effet utile (Mamatkulov et Askarov, précité, § 123).
180. Compte tenu de ce qui précède, la
Cour considère que les éloignements d’étrangers effectuées dans le cadre
d’interceptions en haute mer par les autorités d’un Etat dans l’exercice de
leurs prérogatives de puissance publique, et qui ont pour effet d’empêcher les
migrants de rejoindre les frontières de l’Etat, voire de les refouler vers un
autre Etat, constituent un exercice de leur juridiction au sens de l’article 1
de la Convention, qui engage la responsabilité de l’Etat en question sur le
terrain de l’article 4 du Protocole no 4.
181. En l’espèce, la Cour estime que
l’opération ayant conduit au transfert des requérants vers la Libye a été menée
par les autorités italiennes dans le but d’empêcher les débarquements de
migrants irréguliers sur les côtes nationales. A cet égard, elle attache un
poids particulier aux déclarations livrées après les faits par le ministre de
l’Intérieur à la presse nationale et au Sénat de la République, dans lesquelles
il a expliqué l’importance des renvois en haute mer pour la lutte contre
l’immigration clandestine et souligné la diminution importante des
débarquements due aux opérations menées au cours du mois de mai 2009
(paragraphe 13 ci-dessus).
182. Partant, la Cour rejette l’exception
du Gouvernement et considère que l’article 4 du Protocole no 4
trouve à s’appliquer en l’espèce.
b) Sur le fond
183. La Cour observe qu’à ce jour,
l’affaire Čonka (arrêt précité) est la seule où elle a constaté une
violation de l’article 4 du Protocole no 4. Dans l’examen de cette
affaire, afin d’évaluer l’existence d’une expulsion collective, elle a examiné
les circonstances de l’espèce et vérifié si les décisions d’éloignement avaient
pris en considération la situation particulière des individus concernés. La
Cour a alors déclaré (§§ 61-63) :
« La Cour note toutefois que
les mesures de détention et d’éloignement litigieuses ont été prises en
exécution d’un ordre de quitter le territoire daté du 29 septembre 1999, lequel
était fondé uniquement sur l’article 7, alinéa 1, 2o, de la loi sur
les étrangers, sans autre référence à la situation personnelle des intéressés
que le fait que leur séjour en Belgique excédait trois mois. En particulier, le
document ne faisait aucune référence à la demande d’asile des requérants ni aux
décisions des 3 mars et 18 juin 1999 intervenues en la matière. Certes,
ces décisions étaient, elles aussi, accompagnées d’un ordre de quitter le
territoire, mais à lui seul, celui-ci n’autorisait pas l’arrestation des
requérants. Celle-ci a donc été ordonnée pour la première fois par une décision
du 29 septembre 1999, sur un fondement légal étranger à leur demande d’asile,
mais suffisant néanmoins pour entraîner la mise en œuvre des mesures
critiquées. Dans ces conditions, et au vu du grand nombre de personnes de même
origine ayant connu le même sort que les requérants, la Cour estime que le
procédé suivi n’est pas de nature à exclure tout doute sur le caractère
collectif de l’expulsion critiquée.
Ces doutes se trouvent renforcés
par un ensemble de circonstances telles que le fait que préalablement à
l’opération litigieuse les instances politiques responsables avaient annoncé
des opérations de ce genre et donné des instructions à l’administration
compétente en vue de leur réalisation (...) ; que tous les intéressés ont
été convoqués simultanément au commissariat ; que les ordres de quitter le
territoire et d’arrestation qui leur ont été remis présentaient un libellé
identique ; qu’il était très difficile pour les intéressés de prendre
contact avec un avocat ; enfin, que la procédure d’asile n’était pas
encore terminée.
Bref, à aucun stade de la période
allant de la convocation des intéressés au commissariat à leur expulsion, la
procédure suivie n’offrait des garanties suffisantes attestant d’une prise en
compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des
personnes concernées. »
184. Dans leur jurisprudence, les organes
de la Convention ont par ailleurs précisé que le fait que plusieurs étrangers
fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas en soi de conclure à
l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu
individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui
s’opposaient à son expulsion (K.G. c. R.F.A, décision précitée ; Andric,
décision précitée ; Sultani, précité, § 81). Enfin, la Cour a jugé
qu’il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si
l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du
comportement fautif des personnes intéressées (Berisha et Haljiti,
décision précitée, et Dritsas, décision précitée).
185. En l’espèce, la Cour ne peut que
constater que le transfert des requérants vers la Libye a été exécuté en
l’absence de toute forme d’examen de la situation individuelle de chaque
requérant. Il est incontesté que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune
procédure d’identification de la part des autorités italiennes, lesquelles se
sont bornées à faire monter l’ensemble des migrants interceptés sur les navires
militaires et à les débarquer sur les côtes libyennes. De plus, la Cour relève
que le personnel à bord des navires militaires n’était pas formé pour mener des
entretiens individuels et n’était pas assisté d’interprètes et de conseils
juridiques.
Cela suffit à la Cour pour exclure l’existence de
garanties suffisantes attestant une prise en compte réelle et différenciée de
la situation individuelle de chacune des personnes concernées.
186. Au vu de ce qui précède, la Cour
conclut que l’éloignement des requérants a eu un caractère collectif contraire
à l’article 4 du Protocole no 4. Partant, il y a eu
violation de cette disposition.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 DE LA CONVENTION ET 4 DU PROTOCOLE No
4
187. Les requérants se plaignent de ne
pas avoir bénéficié en droit italien d’un recours effectif pour formuler leurs
griefs tirés des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4.
Ils invoquent l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne dont les
droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi
d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la
violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de
leurs fonctions officielles. »
1. Thèses des parties
a) Les requérants
188. Les requérants affirment que les
interceptions de personnes en haute mer menées par l’Italie ne sont pas prévues
par la loi et sont soustraites à tout contrôle de légalité par une autorité
nationale. Pour cette raison, ils auraient été privés de toute possibilité de
présenter un recours contre leur refoulement en Libye et d’alléguer la
violation des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4.
189. Les intéressés soutiennent qu’aucune
des exigences d’effectivité des recours prévues par la jurisprudence de la Cour
n’a été respectée par les autorités italiennes, lesquelles n’auraient même pas
procédé à l’identification des migrants interceptés et n’auraient prêté aucune
attention à leurs demandes de protection. Par ailleurs, même à supposer qu’ils
aient eu la possibilité de s’adresser aux militaires pour demander l’asile, ils
n’auraient pas pu bénéficier des garanties procédurales prévues par la loi
italienne, tel l’accès à une instance judiciaire, pour la simple raison qu’ils
se trouvaient à bord de navires.
190. Les requérants estiment que
l’exercice de la souveraineté territoriale en matière de politique de
l’immigration ne doit en aucun cas entraîner le non-respect des obligations que
la Convention impose aux Etats, parmi lesquelles figure celle de garantir le
droit à un recours effectif devant une instance nationale à toute personne
relevant de leur juridiction.
b) Le Gouvernement
191. Le Gouvernement plaide que les
circonstances de l’espèce, dès lors qu’elles se sont déroulées à bord de
navires, ne permettaient pas de garantir aux requérants le droit d’accès à une
instance nationale.
192. Lors de l’audience devant la Grande
Chambre, il a soutenu que les requérants auraient dû saisir les juridictions
nationales afin d’obtenir la reconnaissance et, le cas échéant, le redressement
des violations alléguées de la Convention. Selon le Gouvernement, le système
judiciaire national aurait permis de constater l’éventuelle responsabilité des
militaires qui ont secouru les requérants, tant au regard du droit national que
du droit international.
Le Gouvernement maintient que les requérants
auxquels le HCR a reconnu le statut de réfugiés ont le loisir d’entrer à tout
moment sur le territoire italien et d’exercer leurs droits conventionnels, y
compris celui de saisir les autorités judiciaires.
c) Les tiers
intervenants
193. Le HCR affirme que le principe de
non-refoulement implique pour les Etats des obligations procédurales. Par
ailleurs, le droit d’accès à une procédure d’asile effective et diligentée par
une autorité compétente serait d’autant plus crucial qu’il s’agit de flux
migratoires « mixtes », dans le cadre desquels les demandeurs d’asile
potentiels doivent être individualisés et distingués des autres migrants.
194. Le Centre de conseil sur les droits
de l’individu en Europe (Centre AIRE), Amnesty International et la Fédération
internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) considèrent que les
individus refoulés à la suite d’une interception en haute mer n’ont accès à
aucun recours dans l’Etat contractant responsable de l’opération, et encore
moins à une voie de recours susceptible de satisfaire aux exigences de
l’article 13. Les intéressés ne disposeraient d’aucune possibilité adéquate ni
des soutiens nécessaires, notamment l’assistance d’un interprète, qui leur permettraient
d’exposer les raisons militant contre leur refoulement, sans parler d’un examen
dont la rigueur satisferait aux exigences de la Convention. Les parties
intervenantes estiment que, lorsque les Parties contractantes à la Convention
sont impliquées dans des interceptions en mer débouchant sur un refoulement, il
leur incombe de s’assurer que chacune des personnes concernées dispose d’une
possibilité effective de contester son renvoi à la lumière des droits garantis
par la Convention et d’obtenir un examen de sa demande avant que le refoulement
ne soit exécuté.
Les parties intervenantes considèrent que l’absence
d’un recours permettant d’identifier les requérants et d’apprécier
individuellement leurs demandes de protection ainsi que leurs besoins constitue
une omission grave, tout comme le défaut de toute investigation de suivi pour
s’assurer du sort des personnes renvoyées.
195. La Columbia Law School Human Rights
Clinic fait valoir que le droit international des droits de l’homme et des
réfugiés exige tout d’abord que l’Etat informe les migrants de leur droit à la
protection. Le devoir d’information serait indispensable pour rendre effective
l’obligation de l’Etat d’identifier les personnes qui, parmi les individus
interceptés, ont besoin d’une protection internationale. Ce devoir serait
particulièrement important en cas d’interception en mer, du fait que les
personnes concernées connaîtraient rarement le droit national et n’auraient pas
accès à un interprète ou à un conseil juridique. Ensuite, chaque personne
devrait être entendue par les autorités nationales et obtenir une décision
individuelle relativement à sa demande.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur la recevabilité
196. La Cour rappelle avoir joint à
l’examen du bien-fondé des griefs tirés de l’article 13 l’exception de
non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement lors
de l’audience devant la Grande Chambre (paragraphe 62 ci-dessus). Par ailleurs,
la Cour considère que cette partie de la requête pose des questions de droit et
de fait complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au
fond ; il s’ensuit que celle-ci n’est pas manifestement mal fondée au sens
de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité
n’ayant été relevé, il y a lieu de la déclarer recevable.
b) Sur le fond
i. Les principes
généraux
197. L’article 13 de la Convention
garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des
droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette
disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant
d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la
Convention et d’offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que
l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la
nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit
être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité »
d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la
certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même,
l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une
institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle
présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours
s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit
interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y
répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła c.
Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI).
198. Il ressort de la jurisprudence que
le grief d’une personne selon lequel son renvoi vers un Etat tiers l’exposerait
à des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention « doit
impérativement faire l’objet d’un contrôle attentif par une « instance
nationale » (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no
36378/02, § 448, CEDH 2005-III ; voir aussi Jabari, précité,
§ 39). Ce principe a conduit la Cour à juger que la notion de « recours
effectif » au sens de l’article 13 combiné avec l’article 3 requiert,
d’une part, « un examen indépendant et rigoureux » de tout grief
soulevé par une personne se trouvant dans une telle situation, aux termes duquel
« il existe des motifs sérieux de croire à l’existence d’un risque réel de
traitements contraires à l’article 3 » et, d’autre part, « la
possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse »
(arrêts précités, § 460 et § 50 respectivement).
199. En outre, dans l’arrêt Čonka
(précité, §§ 79 et suivants) la Cour a précisé, sur le terrain de l’article 13
combiné avec l’article 4 du Protocole no 4, qu’un recours
ne répond pas aux exigences du premier s’il n’a pas d’effet suspensif. Elle a
notamment souligné (§ 79) :
« La Cour considère que
l’effectivité des recours exigés par l’article 13 suppose qu’ils puissent
empêcher l’exécution des mesures contraires à la Convention et dont les
conséquences sont potentiellement irréversibles (...). En conséquence,
l’article 13 s’oppose à ce que pareilles mesures soient exécutées avant
même l’issue de l’examen par les autorités nationales de leur compatibilité
avec la Convention. Toutefois, les Etats contractants jouissent d’une certaine
marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que
leur fait l’article 13 (...). »
200. Compte tenu de l’importance de
l’article 3 de la Convention et de la nature irréversible du dommage
susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de
mauvais traitements, la Cour a jugé que le critère de l’effet suspensif devait
s’appliquer également dans le cas où un Etat partie déciderait de renvoyer un
étranger vers un Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu’il courrait un
risque de cette nature (Gebremedhin
[Gaberamadhien] c. France, no
25389/05, § 66, CEDH 2007-II ; M.S.S., précité, § 293).
ii. Application en
l’espèce
201. La Cour vient de conclure que le
renvoi des requérants vers la Libye s’analysait en une violation des articles 3
de la Convention et 4 du Protocole no 4. Les griefs soulevés par les
requérants sur ces points sont dès lors « défendables » aux fins de
l’article 13.
202. La Cour a constaté que les
requérants n’ont eu accès à aucune procédure tendant à leur identification et à
la vérification de leurs situations personnelles avant l’exécution de leur
éloignement vers la Libye (paragraphe 185 ci-dessus). Le Gouvernement admet que
de telles procédures n’étaient pas envisageables à bord des navires militaires
sur lesquels on a fait embarquer les requérants. Le personnel à bord ne
comptait d’ailleurs ni interprètes ni conseils juridiques.
203. La Cour observe que les requérants
allèguent n’avoir reçu aucune information de la part des militaires italiens,
lesquels leur auraient fait croire qu’ils étaient dirigés vers l’Italie et ne
les auraient pas renseignés quant à la procédure à suivre pour empêcher leur
renvoi en Libye.
Dans la mesure où cette circonstance est contestée
par le Gouvernement, la Cour attache un poids particulier à la version des
requérants, car elle est corroborée par les nombreux témoignages recueillis par
le HCR, le CPT et Human Rights Watch.
204. Or, la Cour a déjà affirmé que le
défaut d’information constitue un obstacle majeur à l’accès aux procédures
d’asile (M.S.S., précité, § 304). Elle réitère ici l’importance de
garantir aux personnes concernées par une mesure d’éloignement, mesure dont les
conséquences sont potentiellement irréversibles, le droit d’obtenir des
informations suffisantes leur permettant d’avoir un accès effectif aux
procédures et d’étayer leurs griefs.
205. Compte tenu des circonstances de la
présente espèce, la Cour estime que les requérants ont été privés de toute voie
de recours qui leur eût permis de soumettre à une autorité compétente leurs
griefs tirés des articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no
4 et d’obtenir un contrôle attentif et rigoureux de leurs demandes avant que la
mesure d’éloignement ne soit mise à exécution.
206. Quant à l’argument du Gouvernement selon
lequel les requérants auraient dû se prévaloir de la possibilité de saisir le
juge pénal italien une fois arrivés en Libye, la Cour ne peut que constater
que, même si une telle voie de recours est accessible en pratique, un recours
pénal diligenté à l’encontre des militaires qui se trouvaient à bord des
navires de l’armée ne remplit manifestement pas les exigences de l’article 13
de la Convention, dans la mesure où il ne satisfait pas au critère de l’effet
suspensif consacré par l’arrêt Čonka, précité. La Cour rappelle que
l’exigence, découlant de l’article 13, de faire surseoir à l’exécution de la
mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire (M.S.S.,
précité, § 388).
207. La Cour conclut qu’il y a eu
violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 de la Convention et 4 du
Protocole no 4. Il s’ensuit que l’on ne saurait reprocher aux requérants de ne
pas avoir correctement épuisé les voies de recours internes et que l’exception
préliminaire du Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus) est rejetée.
VII. SUR LES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION
A. Sur l’article 46 de la Convention
208. Aux termes de cette
disposition :
« 1. Les Hautes
Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la
Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de
la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille
l’exécution. »
209. En vertu de l’article 46 de la
Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux
arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont
parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces
arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation,
l’Etat défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux
intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par
l’article 41, mais aussi d’adopter les mesures générales et/ou, le cas échéant,
individuelles nécessaires. Les arrêts de la Cour ayant une nature
essentiellement déclaratoire, l’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle
du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation
juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour
autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans
l’arrêt de la Cour. Cependant, dans certaines situations particulières, il est
arrivé que la Cour ait estimé utile d’indiquer à un Etat défendeur le type de
mesures à prendre pour mettre un terme à la situation – souvent structurelle –
qui avait donné lieu à un constat de violation (voir, par exemple, Öcalan c.
Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV ; et Popov c.
Russie, no 26853/04, § 263, 13 juillet 2006). Parfois même, la nature
de la violation constatée ne laisse pas de choix quant aux mesures à prendre (Assanidzé,
précité, § 198 ; Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 239, 22
décembre 2008 ; et Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c.
Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, §§ 85 et 88, 30 juin 2009).
210. En l’espèce, la Cour juge nécessaire
d’indiquer les mesures individuelles qui s’imposent dans le cadre de
l’exécution du présent arrêt, sans préjudice des mesures générales requises
pour prévenir d’autres violations similaires à l’avenir (M.S.S.,
précité, § 400).
211. La Cour a constaté, entre autres,
que le transfert des requérants les a exposés au risque de subir des mauvais
traitements en Libye et d’être rapatriés vers la Somalie et l’Erythrée de façon
arbitraire. Eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour considère qu’il
incombe au gouvernement italien d’entreprendre toutes les démarches possibles
pour obtenir des autorités libyennes l’assurance que les requérants ne seront
ni soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention ni rapatriés
arbitrairement.
B. Sur l’article 41 de
la Convention
212. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a
eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de
la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
213. Les requérants réclament 15 000
euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.
214. Le Gouvernement s’oppose à cette
demande, en soulignant que la vie des requérants a été sauvée grâce à
l’intervention des autorités italiennes.
215. La Cour estime que les requérants
ont dû éprouver une détresse certaine, qui ne saurait être réparée par les
seuls constats de violation. Eu égard à la nature des violations constatées en
l’espèce, elle juge équitable de faire droit à la demande des requérants et
alloue à chacun d’eux 15 000 EUR à titre de réparation du dommage
moral. Les représentants des requérants détiendront en fiducie les montants
ainsi octroyés aux intéressés.
C. Frais et dépens
216. Les requérants réclament également
1 575,74 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
217. Le Gouvernement s’oppose à cette
demande.
218. Selon la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses ssité et le caractère
raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenufrais et dépens que dans
la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur néce des documents en sa
possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme demandée
pour la procédure devant la Cour et l’accorde aux requérants.
D. Intérêts moratoires
219. La Cour juge approprié de calquer le
taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, par
treize voix contre quatre, de rayer du rôle la requête en tant qu’elle concerne
MM. Mohamed Abukar Mohamed et Hasan Shariff Abbirahman ;
2. Décide, à
l’unanimité, de ne pas rayer du rôle la requête en tant qu’elle concerne les
autres requérants ;
3. Dit, à
l’unanimité, que les requérants relevaient de la juridiction de l’Italie au
sens de l’article 1 de la Convention ;
4. Joint au fond, à
l’unanimité, les exceptions du Gouvernement tirées du non-épuisement des voies
de recours internes et du défaut de qualité de victime des requérants ;
5. Déclare, à
l’unanimité, recevables les griefs tirés de l’article 3 de la Convention ;
6. Dit, à
l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention du fait que
les requérants ont été exposés au risque de subir des mauvais traitements en
Libye et rejette l’exception du Gouvernement tirée du défaut de qualité
de victime des requérants ;
7. Dit, à
l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention du fait que
les requérants ont été exposés au risque d’être rapatriés en Somalie et en
Erythrée ;
8. Déclare, à
l’unanimité, recevable le grief tiré de l’article 4 du Protocole no
4 ;
9. Dit, à
l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4 ;
10. Déclare, à
l’unanimité, recevable le grief tiré de l’article 13 combiné avec les articles
3 de la Convention et 4 du Protocole no 4 ;
11. Dit, à
l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de
la Convention et de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no
4 et rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des
voies de recours internes ;
12. Dit, à
l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser aux
requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 15 000 EUR (quinze mille euros)
chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
lesquels montants seront détenus en fiducie pour les requérants par leurs
représentants ;
ii. la somme globale de 1 575,74 EUR
(mille cinq cent soixante-quinze euros et soixante-quatorze centimes), plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et
dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage.
Fait en français et en anglais, puis
prononcé en audience publique, au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg,
le 23 février 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas
Bratza Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint,
conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement,
l’exposé de l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque.
N.B.
M.O.B.
LISTE DES REQUÉRANTS
Nom |
Lieu et
date de naissance |
Situation
actuelle des
requérants |
|
1. |
JAMAA Hirsi Sadik |
Somalie, 30 mai 1984 |
Statut
de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 507-09C00279) |
2. |
SHEIKH ALI Mohamed |
Somalie, 22 janvier 1979 |
Statut
de réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C0002) |
3. |
HASSAN Moh’b Ali |
Somalie, 10 septembre 1982 |
Statut
de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00008) |
4. |
SHEIKH Omar Ahmed |
Somalie, 1er janvier 1993 |
Statut
de réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C00010) |
5. |
ALI Elyas Awes |
Somalie, 6 juin 1983 |
Statut
de réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C00001) |
6. |
KADIYE Mohammed Abdi |
Somalie, 28 mars 1988 |
Statut de
réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00011) |
7. |
HASAN Qadar Abfillzhi |
Somalie, 8 juillet 1978 |
Statut
de réfugié octroyé le 26 juillet 2009 (N. 229-09C00003) |
8. |
SIYAD Abduqadir Ismail |
Somalie, 20 juillet 1976 |
Statut de
réfugié octroyé le 13 août 2009 (N. 229-09C00006) |
9. |
ALI Abdigani Abdillahi |
Somalie, 1er janvier 1986 |
Statut
de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00007) |
10. |
MOHAMED Mohamed Abukar |
Somalie, 27 février 1984 |
Décédé à
une date inconnue |
11. |
ABBIRAHMAN Hasan Shariff |
Somalie, date inconnue |
Décédé
en novembre 2009 |
12. |
TESRAY Samsom Mlash |
Erythrée, date inconnue |
Domicile
inconnu |
13. |
HABTEMCHAEL Waldu |
Erythrée, 1er janvier 1971 |
Statut de
réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-08C00311) ; réside en Suisse |
14. |
ZEWEIDI Biniam |
Erythrée, 24 avril 1973 |
Réside
en Libye |
15. |
GEBRAY Aman Tsyehansi |
Erythrée, 25 juin 1978 |
Réside
en Libye |
16. |
NASRB Mifta |
Erythrée, 3 juillet 1989 |
Réside
en Libye |
17. |
SALIH Said |
Erythrée, 1er janvier 1977 |
Réside
en Libye |
18. |
ADMASU Estifanos |
Erythrée, date inconnue |
Domicile
inconnu |
19. |
TSEGAY Habtom |
Erythrée, date inconnue |
Détenu au
camp de rétention de Choucha, en Tunisie |
20. |
BERHANE Ermias |
Erythrée, 1er aout 1984 |
Statut
de réfugié octroyé en Italie le 25 mai 2011 ; réside en Italie |
21. |
YOHANNES Roberl Abzighi |
Erythrée, 24 février 1985 |
Statut de
réfugié octroyé le 8 octobre 2009 |
22. |
KERI Telahun Meherte |
Erythrée, date inconnue |
Domicile
inconnu |
23. |
KIDANE Hayelom Mogos |
Erythrée, 24 février 1974 |
Statut de
réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00015) ; réside en Suisse. |
24. |
KIDAN Kiflom Tesfazion |
Erythrée, 29 juin 1978 |
Statut
de réfugié octroyé le 25 juin 2009 (N. 229-09C00012) ; réside à Malte. |
OPINION CONCORDANTE DU JUGE
PINTO DE ALBUQUERQUE
(Traduction)
L’affaire Hirsi porte, d’une
part, sur la protection internationale des réfugiés et, d’autre part, sur la
compatibilité des politiques en matière d’immigration et de contrôle des
frontières avec le droit international. La question fondamentale qui se pose en
l’espèce est de savoir comment l’Europe doit reconnaître aux réfugiés « le
droit d’avoir des droits », pour reprendre les termes de Hannah Arendt1.
La réponse à ces problèmes politiques extrêmement sensibles se trouve à
l’intersection entre le droit international des droits de l’homme et le droit
international des réfugiés. Bien que je souscrive à l’arrêt de la Grande
Chambre, je souhaite analyser l’affaire dans le cadre d’une approche de
principe complète et tenant compte du lien intrinsèque qui existe
entre ces deux branches du droit international.
L’interdiction de refouler les réfugiés
L’interdiction de refouler les réfugiés est inscrite
dans le droit international des réfugiés (article 33 de la Convention des
Nations unies relative au statut des réfugiés (1951) et article 2 § 3 de la Convention
de l’Organisation de l’unité africaine régissant les aspects propres aux
problèmes des réfugiés en Afrique (1969)), ainsi que dans le droit universel
des droits de l’homme (article 3 de la Convention des Nations unies contre la
torture (1984) et article 16 § 1 de la Convention internationale des Nations
unies pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions
forcées (2006)) et dans le droit régional des droits de l’homme (article
22 § 8 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (1969),
article 12 § 3 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
(1981), article 13 § 4 de la Convention interaméricaine pour la prévention et
la répression de la torture (1985) et article 19 § 2 de la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne (2000)). Si la Convention européenne des droits de
l’homme ne contient pas une interdiction explicite du refoulement, ce principe
a toutefois été admis par la Cour comme allant au-delà de la garantie similaire
prévue par le droit international des réfugiés.
En vertu de la Convention
européenne, un réfugié ne peut être refoulé ni vers son pays d’origine ni vers
un quelconque autre pays où il risque de subir un préjudice grave causé par une
personne ou une entité, publique ou privée, identifiée ou non. L’acte de
refouler peut consister en une expulsion, une extradition, une déportation, un
éloignement, un transfert officieux, une « restitution », un rejet, un refus
d’admission ou toute autre mesure ayant pour résultat d’obliger la personne
concernée à rester dans son pays d’origine. Le risque de préjudice grave peut
découler d’une agression extérieure, d’un conflit armé interne, d’une exécution
extrajudiciaire, d’une disparition forcée, de la peine capitale, de la torture,
d’un traitement inhumain ou dégradant, du travail forcé, de la traite des êtres
humains, de la persécution, d’un procès basé sur une loi pénale rétroactive ou
sur des preuves obtenues au moyen de la torture ou d’un traitement inhumain et
dégradant, ou d’une « violation flagrante » de l’essence de tout
droit garanti par la Convention dans l’Etat d’accueil (refoulement direct) ou de la remise ultérieure
de l’intéressé par l’Etat d’accueil à un Etat tiers au sein duquel un tel
risque existe (refoulement indirect)2.
En fait, l’obligation de
non-refoulement peut être déclenchée par un manquement ou un risque de
manquement à l’essence de n’importe quel droit garanti par la Convention
européenne, tels le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique ou son
corollaire, l’interdiction de la torture et des mauvais traitements3, ou par la
« violation flagrante » du droit à un procès équitable4, du droit à la liberté5, du droit à la vie privée6 ou de tout autre droit garanti par la
Convention7.
Ce principe s’applique aussi au droit
universel des droits de l’homme, à la lumière de la Convention contre la
torture8, de la Convention relative
aux droits de l’enfant9 et du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques10. Dans le
même esprit, l’Assemblée générale des Nations unies a déclaré que « [n]ul ne
sera envoyé ou extradé de force à destination d’un pays lorsqu’il y aura des
raisons valables de craindre qu’il soit victime d’une exécution
extrajudiciaire, arbitraire ou sommaire dans ce pays »11 et que « [a]ucun Etat n’expulse, ne
refoule, ni n’extrade une personne vers un autre Etat s’il y a des motifs
sérieux de croire qu’elle risque d’être victime d’une disparition forcée dans
cet autre Etat »12.
Bien que la notion de réfugié
contenue à l’article 33 de la Convention des Nations unies sur les réfugiés
soit moins étendue que celle relevant du droit international des droits de
l’homme, le droit international des réfugiés a évolué en assimilant la
norme de protection plus large des droits de l’homme, étendant ainsi la notion
de réfugiés issue de la Convention (improprement appelés réfugiés de jure)
à d’autres individus ayant besoin d’une protection internationale
complémentaire (improprement appelés réfugiés de facto). Les meilleurs exemples de cette évolution sont
fournis par l’article I § 2 de la Convention de l’Organisation de l’unité
africaine, l’article III § 3 de la Déclaration de Carthagène de 1984, l’article
15 de la Directive 2004/83/EC du Conseil de l’Union européenne du 29 avril 2004
concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir
les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au
statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une
protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, ainsi que la
Recommandation (2001) 18 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
relative à la protection subsidiaire.
Quoi qu’il en soit, ni le droit
international des réfugiés ni le droit international des droits de l’homme ne
font de distinction entre le régime applicable aux réfugiés et le régime
applicable aux personnes bénéficiant d’une protection complémentaire. La teneur
de la protection internationale, notamment la garantie du non-refoulement, est
strictement la même pour les deux catégories d’individus13. Il n’y a aucune raison légitime d’offrir aux « réfugiés de jure »
une meilleure protection qu’aux « réfugiés de facto », car
tous ont en commun un même besoin de protection internationale. Toute
différence de traitement entraînerait la création d’une seconde classe de
réfugiés, soumise à un régime discriminatoire. La même conclusion vaut pour les
situations d’afflux massif de réfugiés. Les groupes de réfugiés ne peuvent se
voir appliquer un statut amoindri en raison d’une exception au
« véritable » statut de réfugié qui serait « inhérente » à
une situation d’afflux massif. Offrir une protection subsidiaire moindre (impliquant
par exemple des droits moins étendus en matière d’accès au permis de séjour, à
l’emploi, à la protection sociale et aux soins de santé) aux personnes arrivant
dans le cadre d’un afflux massif constituerait une discrimination injustifiée.
Un individu ne devient pas un
réfugié parce qu’il est reconnu comme tel, mais est reconnu comme tel parce
qu’il est un réfugié14. L’octroi du statut de
réfugié étant purement déclaratoire, le principe de non-refoulement s’applique
à ceux qui n’ont pas encore vu déclarer leur statut (les demandeurs d’asile),
et même à ceux qui n’ont pas exprimé leur souhait d’être protégés. En
conséquence, ni l’absence d’une demande explicite d’asile ni le fait qu’une
demande d’asile ne soit pas étayée par des éléments suffisants ne peuvent
exonérer l’Etat concerné de l’obligation de non-refoulement vis-à-vis de tout
étranger ayant besoin d’une protection internationale15. Aucune conclusion négative automatique ne
peut être tirée de l’absence de demande d’asile ou d’éléments suffisants pour
étayer une telle demande, dès lors que l’Etat a l’obligation d’enquêter
d’office sur toute situation de besoin de protection internationale, en
particulier lorsque, comme l’a souligné la Cour, les faits qui constituent le
risque pour le requérant « étaient notoires [avant le transfert de
celui-ci] et faciles à vérifier à partir d’un grand nombre de sources ».
Bien que l’obligation garantie par la
Convention des Nations unies sur les réfugiés comporte des exceptions touchant
à la sécurité du pays et à la sûreté publique, aucune exception de ce type
n’existe dans le droit européen des droits de l’homme16 ni dans le droit universel des droits de
l’homme17 : il n’y a pas de
limites personnelles, temporelles ou spatiales à son application. Ainsi, cette obligation
s’applique même dans les circonstances exceptionnelles, y compris lorsque
l’état d’urgence a été déclaré.
La détermination du statut de réfugié
constituant un instrument pour la protection des droits de l’homme essentiels,
la nature de l’interdiction du refoulement dépend de la nature du droit
fondamental ainsi protégé. Lorsqu’il existe un risque de préjudice grave
découlant d’une agression extérieure, d’un conflit armé interne, d’une
exécution extrajudiciaire, d’une disparition forcée, de la peine capitale, de
la torture, d’un traitement inhumain ou dégradant, du travail forcé, de la
traite des êtres humains, de la persécution, d’un procès basé sur une loi
pénale rétroactive ou sur des preuves obtenues au moyen de la torture ou d’un
traitement inhumain et dégradant dans l’Etat d’accueil, l’obligation de
non-refoulement constitue une obligation absolue pour tous les Etats. Face
à un risque de violation de n’importe quel droit garanti par la Convention
européenne (autre que le droit à la vie et à l’intégrité physique et le
principe de légalité en droit pénal) dans le pays d’accueil, l’Etat a la
possibilité de déroger à son devoir d’offrir une protection internationale, en
fonction de l’appréciation de la proportionnalité des valeurs concurrentes en jeu.
Il existe toutefois une exception à ce test de proportionnalité : lorsque
le risque de violation de n’importe quel droit garanti par la Convention
européenne (autre que le droit à la vie et à l’intégrité physique et le
principe de légalité en droit pénal) dans le pays d’accueil est
« flagrant » et que l’essence même de ce droit se trouve en jeu,
alors l’Etat est inévitablement lié par l’obligation de non-refoulement.
Dotée de ce contenu et de ce
prolongement, l’interdiction du refoulement constitue un principe de droit
international coutumier qui lie tous les Etats, y compris ceux qui ne sont pas
parties à la Convention des Nations unies sur les réfugiés ou à aucun autre
traité de protection des réfugiés. C’est de plus une règle de jus
cogens : elle ne souffre aucune dérogation et est impérative,
puisqu’elle ne peut faire l’objet d’aucune réserve (article 53 de la Convention de Vienne sur le droit
des traités, article 42 § 1 de la Convention sur les réfugiés et article
VII § 1 du Protocole de 1967).
Telle est aujourd’hui la position qui
prévaut également en droit international des réfugiés18.
Ainsi, les exceptions prévues à l’article 33 § 2 de
la Convention des Nations unies sur les réfugiés ne sauraient être invoquées à
l’égard des droits de l’homme essentiels qui ne souffrent aucune dérogation (le
droit à la vie et à l’intégrité physique et le principe de légalité en droit
pénal). De plus, un individu qui relève de l’article 33 § 2 de la Convention
sur les réfugiés n’en bénéficiera pas moins de la protection offerte par des
dispositions de droit international des droits de l’homme plus généreuses,
comme la Convention européenne des droits de l’homme. Les exceptions en
question peuvent uniquement être appliquées par les Etats parties à la
Convention sur les réfugiés qui n’ont pas ratifié de traité plus généreux aux
droits de l’homme essentiels auxquels on peut déroger. Encore faut-il, dans ce
cas, que les exceptions soient interprétées de manière restrictive et
appliquées seulement si les circonstances particulières de l’affaire et les
caractéristiques propres à l’intéressé montrent que celui-ci présente un danger
pour la communauté ou la sécurité du pays19.
L’interdiction du refoulement ne se limite pas au
territoire d’un Etat, mais s’étend aux actions extraterritoriales de celui-ci,
notamment aux opérations menées en haute mer. Cela vaut en vertu du droit
international des réfugiés, tel qu’interprété par la Commission interaméricaine
des droits de l’homme20, le
Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés21, l’Assemblée générale des Nations unies22 et la Chambre des lords23, et en vertu du droit universel des droits
de l’homme, tel qu’appliqué par le Comité de l’ONU contre la torture24 et le Comité des droits de l’homme de l’ONU25.
Des spécialistes renommés du droit international ont
adopté cette approche26.
Le fait que certaines juridictions
suprêmes, telles la Cour suprême des Etats-Unis27
et la Cour suprême d’Australie28,
soient parvenues à des conclusions différentes n’est guère décisif.
Il est vrai que la déclaration du
délégué suisse lors de la conférence des plénipotentiaires, selon laquelle
l’interdiction du refoulement ne s’appliquait pas aux réfugiés arrivant à la
frontière, fut approuvée par d’autres délégués, notamment le délégué
néerlandais, lequel releva que la conférence était en accord avec cette
interprétation29. Il est vrai
également que l’article 33 § 2 de la Convention des Nations unies sur les
réfugiés exclut de l’interdiction du refoulement le réfugié qui constitue un
danger pour la sécurité du pays « où il se trouve », et que les
réfugiés en haute mer ne se trouvent dans aucun pays. L’on pourrait être tenté
d’interpréter l’article 33 § 1 comme contenant une restriction territoriale
similaire. Si l’interdiction du refoulement s’appliquait en haute mer, cela
aurait pour effet de créer un régime spécial pour les étrangers dangereux en
haute mer, lesquels bénéficieraient de l’interdiction contrairement aux
étrangers dangereux résidant dans le pays.
A mes yeux, avec tout le respect que
je dois à la Cour suprême des Etats-Unis, l’interprétation de celle-ci
contredit le sens littéral et ordinaire des termes de l’article 33 de la
Convention des Nations unies sur les réfugiés et s’écarte des règles communes
concernant l’interprétation d’un traité. Selon l’article 31 § 1 de la
Convention de Vienne sur le droit des traités, une disposition d’un traité doit
être interprétée suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité
dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Lorsque le sens
d’un traité ressort clairement de son texte lu à la lumière de sa lettre, de
son but et de son objet, les sources complémentaires telles que les travaux
préparatoires sont inutiles30. La
source complémentaire historique est d’autant moins nécessaire qu’elle manque
elle-même de clarté, comme en l’occurrence : le comité spécial chargé de
la rédaction de la Convention a défendu l’idée que l’obligation de
non-refoulement s’étendait aux réfugiés non encore arrivés sur le territoire31 ; le représentant des Etats-Unis a
déclaré au cours de l’élaboration de l’article 33 qu’il importait peu que le
réfugié ait franchi ou non la frontière32 ;
le représentant néerlandais a formulé sa réserve uniquement au sujet des
« grands groupes de réfugiés cherchant à accéder au territoire », et
le président de la conférence des plénipotentiaires a simplement « décidé
qu’il conv[enait] de prendre acte de l’interprétation livrée par le délégué des
Pays-Bas » suivant laquelle l’hypothèse de migrations massives à travers
les frontières échappait à l’article 3333.
Contrairement à l’applicabilité
d’autres dispositions de la Convention des Nations unies sur les réfugiés,
celle de l’article 33 § 1 ne dépend pas de la présence d’un réfugié sur le
territoire d’un Etat. La seule restriction géographique prévue à l’article 33 §
1 a trait au pays vers lequel un réfugié peut être envoyé, et non à l’endroit
d’où il est envoyé. De plus, le terme français de « refoulement »
englobe l’éloignement, le transfert, le rejet ou la non-admission d’une
personne34. L’utilisation délibérée
du terme français dans la version anglaise n’a pas d’autre signification
possible que celle de souligner l’équivalence linguistique entre le verbe return
et le verbe refouler. En outre, le préambule de la Convention énonce que
celle-ci vise à « assurer [aux réfugiés] l’exercice le plus large possible
des droits de l’homme et des libertés fondamentales », objectif qui se
reflète dans le texte même de l’article 33, à travers l’expression claire
« de quelque manière que ce soit », qui englobe tout type d’action de
l’Etat visant à expulser, extrader ou éloigner un étranger qui a besoin d’une
protection internationale. Enfin, on ne saurait tirer de la référence
territoriale contenue à l’article 33 § 2 (« pays où il se trouve »)
aucun argument militant pour le rejet de l’application extraterritoriale de
l’article 33 § 1, car le paragraphe 2 de l’article 33 prévoit simplement une
exception à la règle formulée au paragraphe 1. Le champ d’application d’une règle
profitant aux réfugiés ne saurait être limité par une référence territoriale
figurant dans l’exception à la règle. Un tel « débordement » de
l’exception défavorable sur la règle favorable serait inacceptable.
L’article 31 § 1 de la Convention de
Vienne sur le droit des traités énonce qu’une disposition d’un traité doit être
interprétée de bonne foi. Il est admis que la bonne foi n’est pas en soi une
source d’obligation quand il n’en existerait pas autrement35 ; elle fournit cependant un outil
précieux pour définir la portée des obligations existantes, en particulier face
aux actions et omissions d’un Etat qui ont pour effet de contourner des
obligations conventionnelles36. Un
Etat manque de bonne foi dans l’application d’un traité non seulement lorsqu’il
enfreint, par action ou par omission, les obligations découlant du traité, mais
aussi lorsqu’il fait échec aux obligations acceptées par lui en entravant le
fonctionnement normal d’une garantie découlant d’un traité. Faire obstacle par
la force au mécanisme qui déclenche l’application d’une obligation
conventionnelle revient à faire entrave au traité lui-même, ce qui est
contraire au principe de bonne foi (critère de l’obstruction). Un Etat manque
également de bonne foi lorsqu’il adopte à l’extérieur de son territoire une
conduite qui à l’intérieur serait inacceptable compte tenu de ses obligations
conventionnelles (critère du « double standard »). Une politique de
« double standard » fondée sur l’endroit où elle est appliquée porte atteinte
à l’obligation conventionnelle à laquelle est tenu l’Etat en question.
L’application de ces deux critères amène à conclure au caractère inacceptable
des opérations de renvoi effectuées en haute mer sans aucune évaluation des
besoins individuels de protection internationale37.
Un dernier obstacle à l’interdiction
du refoulement a trait au territoire d’origine du demandeur d’asile. La
Convention des Nations unies sur les réfugiés exige que l’intéressé se trouve
en dehors de son pays d’origine, ce qui paraît incompatible avec l’asile
diplomatique, du moins si l’on interprète cette notion conformément au
raisonnement prudent tenu par la Cour internationale de justice dans l’Affaire
du droit d’asile38. Le
droit de demander l’asile exige cependant l’existence du droit complémentaire
de quitter son pays en vue de demander l’asile. C’est pourquoi les Etats
ne peuvent restreindre le droit de quitter un pays et de rechercher hors de
celui-ci une protection effective39.
Bien qu’aucun Etat n’ait l’obligation d’accorder l’asile diplomatique, le
besoin de protection internationale est encore plus impérieux dans le cas d’un
demandeur d’asile qui se trouve toujours dans le pays où sa vie, son intégrité
physique et sa liberté sont menacées. La proximité des sources de risque rend
d’autant plus nécessaire la protection des personnes qui sont en danger dans
leur propre pays. Sinon le droit international des réfugiés, du moins le
droit international des droits de l’homme impose aux Etats une obligation de
protection dans ces circonstances, et le manquement à prendre des mesures
positives et adéquates de protection constitue à cet égard une violation.
Les Etats ne peuvent feindre d’ignorer les besoins évidents de protection. Si
par exemple une personne qui risque d’être torturée dans son pays demande
l’asile auprès d’une ambassade d’un Etat lié par la Convention européenne des
droits de l’homme, un visa d’entrée sur le territoire de cet Etat doit lui être
accordé, de manière à permettre le lancement d’une véritable procédure d’asile
dans l’Etat d’accueil. Il ne s’agira pas là d’une réponse purement humanitaire
découlant de la bonne volonté et du pouvoir discrétionnaire de l’Etat. Une
obligation positive de protection naîtra alors de l’article 3. En d’autres
termes, la politique d’un pays en matière de visas est subordonnée aux
obligations qui lui incombent en vertu du droit international des droits de
l’homme. D’importantes déclarations en ce sens ont été faites par l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe40,
le Comité européen pour la prévention de la torture41 et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les
réfugiés42.
Cette conclusion est aussi corroborée
par l’histoire de l’Europe. En fait, ce continent a connu pendant la Deuxième
Guerre mondiale divers épisodes marquants liés aux visas de protection. Les
efforts déployés par le diplomate suédois Wallenberg et d’autres personnes à
Budapest, ainsi que ceux du diplomate portugais Sousa Mendes à Bordeaux et à
Bayonne, sont des exemples connus. Ils ont été évoqués récemment comme offrant
un précédent à l’instauration d’une procédure formelle d’entrée protégée par le
biais des missions diplomatiques des Etats membres de l’Union européenne43.
Gardons en mémoire ce dernier
épisode : après l’invasion de la France par l’Allemagne nazie et la reddition
de la Belgique, des milliers de personnes s’enfuirent vers le sud de la France,
notamment Bordeaux et Bayonne. Touché par le désespoir de ces personnes, le
consul portugais de Bordeaux, Aristides de Sousa Mendes, se retrouva confronté
à un douloureux dilemme : devait-il se conformer aux claires instructions
d’une circulaire du gouvernement portugais de 1939 ordonnant de refuser tout
visa aux apatrides, aux « porteurs de passeports Nansen », aux
« Russes », aux « Juifs expulsés du pays de leur nationalité ou
de leur résidence » et à tous ceux « qui [n’étaient] pas en situation
de retourner librement dans leur pays d’origine », ou bien devait-il
suivre ce que lui dictaient sa conscience et le droit international en
désobéissant aux ordres du gouvernement et en octroyant des visas ? Il
décida de suivre sa conscience et le droit international, et accorda des visas
à plus de 30 000 personnes persécutées en raison de leur nationalité, de
leurs croyances religieuses ou de leur affiliation politique. Pour cet acte de
désobéissance, le consul paya le prix fort : après avoir été exclu de la
carrière diplomatique, il mourut seul et dans la misère, et toute sa famille
fut contrainte de quitter le Portugal44.
Si cet épisode se déroulait de nos
jours, les actes du diplomate portugais seraient totalement conformes à la
norme de protection issue de la Convention européenne des droits de l’homme. En
fait, la conduite du diplomate constituerait la seule réaction acceptable face
à des personnes qui ont besoin d’une protection internationale.
L’interdiction des expulsions collectives
L’obligation de non-refoulement a deux conséquences
procédurales : le devoir d’informer un étranger de son droit d’obtenir une
protection internationale, et le devoir d’offrir une procédure individuelle,
équitable et effective permettant de déterminer et d’apprécier la qualité de
réfugié. L’accomplissement de
l’obligation de non-refoulement exige une évaluation du risque personnel de
préjudice, qui ne peut être effectuée que si tout étranger a accès à une
procédure équitable et effective par laquelle son affaire est examinée de
manière individuelle. Les deux aspects sont tellement interconnectés que l’on
peut les considérer comme les deux faces d’une même médaille. L’expulsion
collective d’étrangers est donc inacceptable.
L’interdiction de l’expulsion
collective d’étrangers est prévue par l’article 4 du Protocole no 4
à la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 19 § 1 de la Charte
des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 12 § 5 de la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples, l’article 22 § 9 de la
Convention américaine relative aux droits de l’homme, l’article 26 § 2 de la
Charte arabe des droits de l’homme, l’article 25 § 4 de la Convention des
droits de l’homme et des libertés fondamentales de la Communauté d’Etats
indépendants, et l’article 22 § 1 de la Convention internationale sur la
protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs
familles.
Pour que la procédure de détermination
du statut de réfugié soit individuelle, équitable et effective, elle doit
nécessairement présenter les caractéristiques suivantes : 1) un délai
raisonnable pour soumettre la demande d’asile ; 2) un entretien individuel
avec le demandeur d’asile avant que la décision sur la demande ne soit
prise ; 3) la possibilité de produire des éléments de preuve à l’appui de
la demande et de contester les éléments de preuve contraires ; 4) une décision
écrite pleinement motivée émanant d’un organe indépendant de première instance,
fondée sur la situation personnelle du demandeur d’asile et pas seulement sur
une appréciation générale de la situation dans son pays d’origine, le demandeur
d’asile ayant le droit de contester la présomption de sécurité d’un pays par
rapport à sa situation personnelle ; 5) un délai raisonnable pour faire
appel de la décision de première instance ; 6) un contrôle juridictionnel
intégral et rapide des motifs de fait et de droit de la décision de première
instance ; et 7) une assistance et une représentation juridiques gratuites
et, si nécessaire, une assistance linguistique gratuite en première et en
seconde instance, ainsi qu’un accès illimité au HCR ou à toute autre
organisation travaillant pour le compte du HCR45.
Ces garanties procédurales
s’appliquent à tous les demandeurs d’asile quelle que soit leur situation
juridique et factuelle, comme le reconnaît le droit international des réfugiés46, le droit universel des droits de l’homme47 et le droit régional des droits de l’homme48.
Cette conclusion n’est en rien infirmée par la
décision de la Cour selon laquelle l’article 6 de la Convention n’est pas
applicable aux procédures d’expulsion ou d’asile49,
ni par le fait que certaines garanties procédurales à l’égard des étrangers
expulsés peuvent se trouver dans l’article 1 du Protocole no 7.
L’article 4 du Protocole no 4 et l’article 1 du Protocole no
7 ont la même nature : les deux sont des dispositions prévoyant des
garanties procédurales mais leurs champs d’application respectifs sont
substantiellement différents. Les garanties procédurales énoncées à
l’article no 4 du Protocole no 4 ont un champ
d’application beaucoup plus large que celle de l’article 1 du Protocole no
7 : le premier article s’applique à tous les étrangers quelle que soit
leur situation juridique ou factuelle tandis que le second ne concerne que les
étrangers qui résident en situation régulière dans l’Etat qui ordonne
l’expulsion50.
Une fois admise l’application du
principe de non-refoulement à toute action d’un Etat menée au-delà des
frontières de celui-ci, on en arrive logiquement à la conclusion selon laquelle
la garantie procédurale de l’appréciation individuelle des demandes d’asile
et l’interdiction consécutive de l’expulsion collective d’étrangers ne se
limitent pas aux territoire terrestre et aux eaux territoriales d’un Etat mais
s’appliquent également en haute mer51.
En fait, ni la lettre ni l’esprit de
l’article 4 du Protocole no 4 n’interdisent d’en faire une application
extraterritoriale. Le libellé de cette disposition ne prévoit pas de limite
territoriale. De plus, elle se réfère de manière très large aux étrangers, et
non aux résidents, ni même aux migrants. Son but est de garantir le droit de
présenter une demande d’asile qui fera l’objet d’une évaluation individuelle,
quelle que soit la manière dont le demandeur d’asile est arrivé dans le pays
concerné, que ce soit par la terre, la mer ou l’air, légalement ou non. Ainsi,
l’esprit de cette disposition exige une interprétation également large de la
notion d’expulsion collective, qui comprend toutes les opérations collectives
d’extradition, de renvoi, de transfert informel, de « restitution », de
rejet, de refus d’admission et de toutes autres mesures collectives qui
auraient pour effet de contraindre un demandeur d’asile à rester dans son pays
d’origine, quel que soit l’endroit où cette opération a lieu. Le but de la
disposition serait très facilement contourné si un Etat pouvait envoyer un
bateau de guerre en haute mer ou à la limite de ses eaux territoriales et se
mettre à refuser de manière collective et globale toutes les demandes de
réfugiés, ou même s’abstenir de se livrer à l’évaluation du statut de réfugié.
L’interprétation de cette disposition doit donc être cohérente avec le but de
protection des étrangers d’une expulsion collective.
En conclusion, l’extraterritorialité
de la garantie procédurale de l’article 4 du Protocole no 4 à
la Convention européenne des droits de l’homme est en pleine conformité avec
l’extension extraterritoriale de la même garantie prévue par le droit
international des réfugiés et le droit universel des droits de l’homme.
La responsabilité de l’Etat pour les violations des
droits de l’homme pendant les opérations de contrôle de l’immigration et des
frontières
Le contrôle de l’immigration et des frontières
constitue une fonction essentielle de l’Etat, et toutes les formes de ce
contrôle procèdent de l’exercice de la juridiction de l’Etat. Dès lors, toutes
les formes de contrôle de l’immigration et des frontières d’un Etat partie à la
Convention européenne des droits de l’homme sont soumises aux normes en matière
de droits de l’homme consacrées par celle-ci et à l’examen de la Cour52, quels que soient le personnel chargé de ces
opérations et le lieu où elles ont lieu.
Le contrôle de l’immigration et des
frontières est d’ordinaire effectué par les fonctionnaires de l’Etat placés le
long de la frontière d’un pays, particulièrement dans les endroits où
transitent des personnes et des biens, tels que les ports et les aéroports.
Mais ce contrôle peut également être opéré par d’autres professionnels dans
d’autres endroits. En réalité, la capacité formelle d’un agent de l’Etat
exerçant un contrôle aux frontières ou le fait que cette personne soit ou non
armée sont des éléments dénués de toute pertinence. Tous les représentants,
fonctionnaires, délégués, employés publics, policiers, agents des forces de
l’ordre, militaires, agents contractuels ou membres d’une entreprise privée
agissant en vertu d’une autorité légale qui assurent la fonction de contrôle
des frontières pour le compte d’une Partie contractante sont liées par les
normes établies par la Convention53.
Peu importe également si le contrôle
de l’immigration ou des frontières s’exerce sur le territoire terrestre ou dans
les eaux territoriales d’un Etat, au sein de ses missions diplomatiques, sur un
de ses navires de guerre, sur un bateau enregistré dans l’Etat ou sous son
contrôle effectif, sur un bateau d’un autre Etat ou dans un lieu situé sur le
territoire d’un autre Etat ou sur un territoire loué à un autre Etat, dès lors
que le contrôle est effectué pour le compte de la Partie contractante54. Un Etat ne peut se soustraire à ses
obligations conventionnelles à l’égard de réfugiés par le biais d’un stratagème
consistant à changer le lieu où leur situation est déterminée. A fortiori,
l’« excision » d’une partie du territoire d’un Etat de la zone de
migration afin d’éviter l’application des garanties juridiques générales aux
personnes arrivant dans cette partie « excisée »du territoire, représente
un déni flagrant des obligations qui incombent à un Etat au regard du droit
international55.
Ainsi, les normes de la Convention
régissent toute la palette des politiques concevables de l’immigration et des
frontières, y compris l’interdiction d’entrer dans les eaux territoriales, le
déni de visa, le refus d’autoriser le débarquement en vue des opérations de
pré-dédouanement ou le fait de mettre à disposition des fonds, des équipements
ou du personnel pour les opérations de contrôle de l’immigration effectuées par
d’autres Etats ou par des organisations internationales pour le compte de la
Partie contractante. Toutes ces mesures constituent des formes d’exercice de la
fonction étatique de contrôle des frontières et une manifestation de la
juridiction de l’Etat, quel que soit le lieu où elles sont prises et quelle que
soit la personne qui les met en œuvre56.
La juridiction de l’Etat sur le
contrôle de l’immigration et des frontières implique naturellement la
responsabilité de l’Etat pour toute violation des droits de l’homme qui se
produit pendant l’accomplissement de ce contrôle. Les règles applicables à la
responsabilité internationale pour les violations des droits de l’homme sont
celles qui sont énoncées dans les Articles sur la responsabilité des Etats pour
fait internationalement illicite, annexés à la Résolution 56/83 de 2001 de
l’Assemblée générale des Nations unies57.
La Partie contractante reste liée par les normes de la Convention et sa
responsabilité n’est nullement atténuée par le fait que celle d’un Etat
non-contractant est engagée pour le même acte. Par exemple, la présence d’un
agent d’un Etat non-contractant à bord d’un navire de guerre d’un Etat
contractant ou d’un navire sous le contrôle effectif de l’Etat contractant ne
dispense pas celui-ci de ses obligations conventionnelles (article 8 des
Articles sur la responsabilité des Etats). Par ailleurs, la présence d’un agent
d’un Etat contractant à bord d’un navire de guerre d’un Etat non-contractant ou
d’un navire sous le contrôle effectif d’un Etat non-contractant permet
d’imputer à l’Etat contractant participant à l’opération toute violation des
normes de la Convention (article 16 des Articles sur la responsabilité des
Etats).
La violation des normes de la Convention par l’Etat
italien
Selon les principes rappelés ci-dessus, l’opération
de contrôle des frontières par l’Etat italien ayant entraîné le renvoi vers la
haute mer, combinée avec l’absence d’une procédure individuelle, équitable et
effective de filtrage des demandeurs d’asile, constitue une violation grave de
l’interdiction de l’expulsion collective d’étrangers et, en conséquence, du
principe de non-refoulement58.
Dans le cadre de l’action litigieuse
de « renvoi », les requérants ont été embarqués à bord d’un navire
militaire appartenant à la marine italienne. Traditionnellement, les bateaux en
haute mer sont considérés comme une extension du territoire de l’Etat du
pavillon59.
Il s’agit là d’une assertion incontestable de droit international, consacrée
par l’article 92 § 1 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer
(« CNUDM »). Cette assertion vaut d’autant plus dans le cas d’un
navire de guerre, qui est considéré, pour citer Malcom Shaw, comme « le bras
armé de la souveraineté de l’Etat du pavillon »60. L’article 4 du
code de navigation italien consacre ce même principe lorsqu’il énonce que
« Les navires italiens en haute mer ainsi que les aéronefs se trouvant
dans un espace non soumis à la souveraineté d’un Etat sont considérés comme
étant territoire italien ». En somme, lorsque les requérants sont montés à
bord des bateaux italiens en haute mer, ils ont pénétré sur le
« territoire » italien, au sens figuré de ce terme, bénéficiant ainsi
ipso facto de toutes les obligations qui incombent à une Partie
contractante à la Cour européenne des droits de l’homme et à la Convention des
Nations unies sur les réfugiés.
Le gouvernement défendeur soutient que
les actions de renvoi en haute mer se justifiaient au regard du droit de la
mer. Quatre fondements pourraient être envisagés : le premier est l’article
100 § 1, alinéa d), de la CNUDM combiné avec l’article 91 de celle-ci, qui
autorise l’abordage de navires qui ne battent aucun pavillon, comme ceux
généralement qui transportent des migrants illégaux à travers la
Méditerranée ; le deuxième est l’article 100 § 1, alinéa b) de la CNUDM,
qui autorise les bateaux à aborder des navires en haute mer s’il y a un motif
raisonnable de soupçonner que le navire en question se livre au trafic
d’esclaves, ce motif pouvant être étendu aux victimes de la traite des êtres
humains, eu égard à l’analogie entre ces deux formes de trafic61 ; le troisième
est l’article 8 §§ 2 et 7 du Protocole contre le trafic illicite de migrants
par terre, mer et air se rapportant à la Convention des Nations unies contre la
criminalité transnationale organisée, qui autorise les Etats à intercepter et
prendre des mesures appropriées contre les navires pouvant être raisonnablement
soupçonnés de se livrer au trafic illicite de migrants ; et le quatrième
est l’obligation, prévue à l’article 98 de la CNUDM, de prêter assistance aux
personnes en danger ou en détresse en haute mer. Dans toutes ces circonstances,
les Etats restent en même temps soumis à l’interdiction de refoulement. Aucune
de ces dispositions ne peut raisonnablement être invoquée pour justifier une
exception à l’obligation de non-refoulement et, en conséquence, à
l’interdiction de toute expulsion collective. Ce serait donner une
interprétation bien tendancieuse de ces normes, qui visent à garantir la
protection de personnes particulièrement vulnérables (les victimes de trafic,
les migrants illégaux, les personnes en danger ou en détresse en haute mer),
que de s’en servir pour justifier l’exposition de ces personnes à un risque
supplémentaire de mauvais traitements en les ramenant dans les pays qu’ils ont
fuis. Comme le représentant français, M. Juvigny, l’a dit au comité
spécial lors des discussions sur le projet de Convention sur les réfugiés,
« (...) il n’est pas de pire catastrophe, pour un individu qui est
parvenu, au prix de maintes difficultés, à quitter un pays où il est soumis à
des persécutions, que de se voir renvoyé dans ce pays, sans parler des
représailles qui l’y attendent »62.
S’il y a une affaire à l’occasion de
laquelle la Cour devrait fixer des mesures concrètes d’exécution, c’est bien
celle-ci. La Cour estime que le gouvernement italien doit prendre des mesures
pour obtenir du gouvernement libyen l’assurance que les requérants ne seraient
pas soumis à un traitement incompatible avec la Convention, y compris à un
refoulement indirect. Ce n’est pas assez. Le gouvernement italien a également
une obligation positive de fournir aux requérants un accès pratique et effectif
à une procédure d’asile en Italie.
Les mots du juge Blackmun sont une
telle source d’inspiration qu’ils ne doivent pas être oubliés. Les réfugiés
tentant de fuir l’Afrique ne réclament pas un droit d’admission en Europe. Ils
demandent seulement à l’Europe, berceau de l’idéalisme en matière de droits de
l’homme et lieu de naissance de l’état de droit, de cesser de fermer ses portes
à des personnes désespérées qui ont fui l’arbitraire et la brutalité. C’est là
une prière bien modeste, au demeurant soutenue par la Convention européenne des
droits de l’homme. « Ne restons pas sourds à cette prière ».
---
1. Hannah Arendt a décrit comme personne d’autre le mouvement massif de
réfugiés survenu au XXe siècle, constitué d’hommes et de femmes
ordinaires qui fuyaient la persécution fondée sur des motifs religieux.
« Avant, un réfugié était un individu contraint à chercher refuge parce
qu’il avait commis un certain acte ou avait certaines opinions politiques.
Certes, nous avons dû chercher refuge ; mais nous n’avions rien fait et la
plupart d’entre nous n’auraient pas même songé à avoir des opinions radicales.
Avec nous, le sens du mot « réfugié » a changé. Aujourd’hui, les
« réfugiés » sont ceux d’entre nous qui ont eu la malchance d’arriver
dans un nouveau pays sans disposer de moyens et qui ont besoin de l’aide des
comités pour les réfugiés. » [traduction du greffe] (Hannah Arendt, We
Refugees, in The Menorah Journal, 1943, repris in Marc Robinson (éd.),
Altogether Elsewhere, Writers on exile, Boston, Faber and Faber, 1994).
2. L’élargissement de
l’interdiction au refoulement indirect ou « en chaîne » a été reconnu
par le droit européen des droits de l’homme (voir T.I. c. Royaume-Uni
(déc.) no 43844/98, CEDH 2000-III, Müslim c. Turquie, no
53566/99, §§ 72-76, 26 avril 2005, et M.S.S. c. Belgique et Grèce
[GC], no 30696/09, § 286, 21 janvier 2011), par le droit universel
des droits de l’homme (voir Comité des droits de l’homme de l’ONU, Observation
générale no 31 : La nature de l’obligation juridique générale
imposée aux Etats parties au Pacte, 26 mai 2004, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, §
12, Comité de l’ONU contre la torture, Observation générale no 1 sur
l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22 de la Convention contre
la torture, 21 novembre 1997, A/53/44, annexe IX, § 2, et Korban c. Suède,
communication no 88/1997, 16 novembre 1998, UN doc.
CAT/C/21/D/88/1997), et par le droit international des réfugiés (UN doc.
E/1618, E/AC.32/5 : le comité spécial a estimé que le projet d’article
visait non seulement le pays d’origine mais aussi les autres pays où la vie ou
la liberté du réfugié serait menacée, et UN doc. A/CONF.2/SR. 16 (compte
rendu analytique de la 16e séance de la Conférence de
plénipotentiaires, 11 juillet 1951) : le refoulement vise aussi le renvoi
ultérieur forcé depuis le pays d’accueil vers un autre pays où la vie ou la
liberté du réfugié serait menacée, selon une proposition de la Suède que le
délégué de cet Etat a par la suite retirée « en soulignant toutefois comme
le Président l’a également demandé, que le fond de l’article doit être
interprété comme couvrant au moins certaines des situations envisagées dans
cette partie de l’amendement »), et HCR, Note sur le non-refoulement
(EC/SCP/2), 1977, § 4.
3. Soering c.
Royaume-Uni, § 88, série A no 161, et Vilvarajah et autres
c. Royaume-Uni, § 103, série A no 215. Les mauvais
traitements peuvent même avoir trait à des conditions de vie effroyables dans
le pays d’accueil (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 366-367).
4. Soering c.
Royaume-Uni, précité, § 113, Einhorn c. France (déc.), no
71555/01, § 32, CEDH 2001-XI, et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni,
no 61498/08, § 149, CEDH 2010.
5. Othman (Abu Qatada)
c. Royaume-Uni, no 8139/09, § 233, 17 janvier 2012, non
définitif.
6. Bensaid c.
Royaume-Uni, no 44599/98, § 46, CEDH 2001-I, Boultif
c. Suisse, no 54273/00, § 39, CEDH 2001-IX, et Mawaka
c. Pays-Bas, no 29031/04, § 58, 1er juin 2010.
7. Voir la juste
interprétation de la jurisprudence de la Cour qu’a livrée la Chambre des lords
dans Regina v. Special Adjudicator (Respondent) ex parte Ullah (FC) (Appellant)
Do (FC) (Appellant) v. Secretary of State for the Home Department (Respondent),
§§ 24 et 69. Pour la doctrine, voir Jane MacAdam, Complementary protection in
international refugee law, Oxford, 2007, pp. 171-172, et Goodwin-Gill et
McAdam, The refugee in international law, 3e édition, Oxford, 2007,
p. 315.
8. Suivant l’application
faite par le Comité de l’ONU contre la torture dans Balabou Mutombo
c. Suisse, communication no 13/1993, 27 avril 1994, et dans
Tahir Hussain Khan c. Canada, communication no 15/1994, 18
novembre 1994 ; voir aussi les Conclusions et recommandations :
Canada, CAT/C/CR/34/CAN, 7 juillet 2005, § 4.a), critiquant « [l]e fait
que dans l’affaire Suresh c. Ministre de la citoyenneté et de l’immigration,
la Cour suprême du Canada n’[ait] pas reconnu en droit interne le caractère
absolu de la protection conférée par l’article 3 de la Convention, qui n’est
susceptible d’aucune exception quelle qu’elle soit ».
9. Selon l’interprétation
livrée par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU dans son Observation
générale no 6 (2005) sur le traitement des enfants non
accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays, UN doc.
CRC/GC/2005/6, 1er septembre 2005, § 27 : « (...) les
Etats sont en outre tenus de ne pas renvoyer un enfant dans un pays s’il y a
des motifs sérieux de croire que cet enfant sera exposé à un risque réel de
dommage irréparable, comme ceux, non limitativement, envisagés dans les
articles 6 et 37 de la Convention, dans ledit pays ou dans tout autre pays vers
lequel l’enfant est susceptible d’être transféré ultérieurement (...) ».
10. Suivant l’application
faite par le Comité des droits de l’homme de l’ONU dans ARJ c. Australie,
communication no 692/1996, 11 août 1997, § 6.9 (« Il peut y
avoir violation du Pacte lorsqu’un Etat partie expulse une personne se trouvant
sur son territoire et relevant de sa compétence dans des circonstances qui
exposent cette personne à un risque réel que ses droits protégés par le Pacte
soient violés dans un autre Etat »), position confirmée dans Judge
c. Canada, communication no 829/1998, 5 août 2003, §§
10.4-10.6, concernant le risque d’être soumis à la peine capitale dans l’Etat
d’accueil. En une autre occasion, le même organe a conclu que « dans
certaines situations, un étranger peut bénéficier de la protection du Pacte
même en ce qui concerne l’entrée ou le séjour : tel est le cas si des
considérations relatives à la non-discrimination, à l’interdiction des
traitements inhumains et au respect de la vie familiale entrent en jeu »
(Comité des droits de l’homme de l’ONU, Observation générale no 15
(1986), § 5, position réitérée dans l’Observation générale no 19
(1990), § 5, concernant la vie familiale, et dans l’Observation générale no
20 (1992), § 9, concernant la torture et des peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants.
11. Principes relatifs à la
prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires,
résolution 1989/65 du Conseil économique et social, 24 mai 1989, confirmée par
la résolution 44/162 de l’AGNU, 15 décembre 1989, § 5.
12. Déclaration sur la
protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, résolution
47/133 de l’AGNU, 18 décembre 1992, article 8 § 1.
13. Voir, par exemple,
l’article VIII § 2 de la Convention de l’OUA, conclusions III §§ 3 et 8 de la
Déclaration de Carthagène de 1984 sur les réfugiés, OAS/Ser.L/V/II.66,
doc. 0, rév.1, pp. 190-193, et § 5 de la Recommandation (2001) 18 du
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. L’approche différente adoptée par
la Directive 2004/83/EC est fort problématique, pour les raisons exposées dans
le texte ci-dessus.
14. Recommandation (84) 1
du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative à la protection des
personnes remplissant les conditions de la Convention de Genève qui ne sont pas
formellement reconnues comme réfugiés, et HCR, Guide des procédures et critères
à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, 1979, réédité en 1992, § 28.
15. M.S.S. c. Belgique
et Grèce, précité, §§ 366.
16. Chahal c.
Royaume-Uni, 15 novembre 1996, §§ 79 et 80, Recueil des arrêts et décisions
1996-V et, concernant une procédure en vue de l’expulsion d’un réfugié, Ahmed
c. Autriche, 17 décembre 1996, §§ 40 et 41, Recueil 1996-VI.
17. Comité de l’ONU contre
la torture, Tapia Paez c. Suède, communication no 39/1996,
28 avril 1997, CAT/C/18/D/39/1996, § 14.5, et M.B.B. c. Suède,
communication no 104/1998, 5 mai 1999, CAT/C/22/D/104/1998
(1999), § 6.4 ; Comité des droits de l’homme de l’ONU, Observation générale
20 : Remplacement de l’observation générale 7 concernant
l’interdiction de la torture et des traitements cruels (article 7), 10 mars
1992, §§ 3 et 9, et Observation générale 29 concernant les
situations d’urgence (article 4) ; UN doc. CCPR/C/21/Rev.1/Add.11,
31 août 2001, § 11, Examen des rapports : Observations finales sur le Canada,
UN doc. CCPR/C/79/Add.105, 7 avril 1999, § 13, et Observations finales sur le
Canada, UN doc. CCPR/C/CAN/CO/5, 20 avril 2006, § 15.
18. Voir la Déclaration
des Etats parties à la Convention de 1951 et/ou à son Protocole de 1967
relatifs au statut des réfugiés, UN doc. HCR/MMSP/2001/9, 16 janvier 2002,
§ 4, qui prenait acte « de la pertinence et de la capacité
d’adaptation constantes de ce corps international de droits et de principes, y
compris à sa base, le principe de non-refoulement dont l’applicabilité est
consacrée dans le droit coutumier international », et HCR, « The
Principle of Non-Refoulement as a Norm of Customary International Law »,
Response to the Questions posed to UNHCR by the Federal Constitutional Court of
the Federal Republic of Germany in cases 2 BvR 1938/93, 2 BvR 1953/93, 2 BvR
1954/93, et, encore plus catégorique, la 5e conclusion de la
Déclaration de Carthagène sur les réfugiés (1984), OAS/Ser.L/V/II.66, doc.10,
rev.1, pp. 190-193, selon laquelle « [c]e principe impératif à l’égard des
réfugiés doit être reconnu et respecté, dans l’état actuel du droit
international, en tant que principe de jus cogens », position
réitérée par la Déclaration de Mexico de 2004 et le plan d’action visant à
renforcer la protection internationale des réfugiés en Amérique latine. Pour la
doctrine, voir Lauterpacht et Bethlehem, « The scope and content of the
principle of non refoulement: Opinion », in Refugee Protection in
International Law, UNHCR’s Global consultation on International protection,
Cambridge, 2003, pp. 87 et 149, Goodwin-Gill et McAdam, précité, p. 248,
Caroline Lantero, Le droit des refugiés entre droits de l’homme et gestion de
l’immigration, Bruxelles, 2010, p. 78, et Kälin/Caroni/Heim, Article 33, § 1,
notes marginales 26-34, in Andreas Zimmermann (éd.), The 1951 Convention
relating to the Status of Refugees and its Protocol, A Commentary, Oxford,
2011, pp. 1343-1346.
19. Recommandation Rec
(2005) 6 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe relative à l’exclusion
du statut de réfugié dans le contexte de l’article 1 F de la Convention du
28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. A titre d’exemple,
les présomptions de dangerosité déterminantes (ou irréfragables) tirées de la
nature du crime commis par une personne ou de la gravité de la peine qui lui a
été infligée sont arbitraires.
20. Haitian Centre for
Human Rights et al. US, affaire no 10 675, rapport no 51/96,
OEA/Ser.L./V/II.95, doc. 7 rev., 13 mars 1997, § 157, où il est dit qu’il n’y a
« aucune limitation géographique » aux obligations de non-refoulement
découlant de l’article 33 de la Convention des Nations unies sur les
réfugiés ; au paragraphe 163, la Commission interaméricaine a
également conclu que les opérations de renvoi menées par les Etats-Unis
avaient violé l’article XXVII de la Déclaration américaine des droits et
devoirs de l’homme.
21. Avis consultatif sur
l’application extraterritoriale des obligations de non-refoulement en vertu de
la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et de son Protocole de
1967, 26 janvier 2007, § 24, et « Background note on the
protection of asylum-seekers and refugees at sea », 18 mars 2002, § 18, UN
High Commissioner for Refugees responds to US Supreme Court Decision in Sale v.
Haitian Centers Council, in International Legal Materials, 32, 1993, p. 1215,
et « Brief Amicus Curiae: The Haitian Interdiction case 1993 », in
International Journal of Refugee Law, 6, 1994, pp. 85-102.
22. Déclaration sur
l’asile territorial, adoptée le 14 décembre 1967, Résolution AGNU 2312
(XXII), A/RES/2312(XXII), aux termes de laquelle « Aucune personne visée
au paragraphe 1 de l’article premier ne sera soumise à des mesures telles que
le refus d’admission à la frontière ou, si elle est déjà entrée dans le
territoire où elle cherchait asile, l’expulsion ou le refoulement vers tout
Etat où elle risque d’être victime de persécutions ».
23. Regina v. Immigration
Officer at Prague Airport and another (Respondents) ex parte European Roma
Rights Centre and others (Appellants), 9 décembre 2004, § 26 : « Il
semble que soit généralement admis le principe selon lequel une personne qui
quitte l’Etat de sa nationalité et demande l’asile auprès des autorités d’un
autre Etat – que ce soit à la frontière ou au sein du second Etat – ne
doit pas être rejetée ou renvoyée vers le premier Etat sans qu’il y ait une
enquête appropriée au sujet des persécutions dont elle allègue avoir une
crainte fondée ». Au paragraphe 21, Lord Bingham of Cornhill a clairement
indiqué son adhésion à la décision de la Commission interaméricaine dans
l’affaire Haiti (« La situation de la partie demanderesse se distingue
largement de celle des Haïtiens, dont les difficultés ont été examinées dans
l’affaire Sale, précitée, et dont le traitement par les autorités des
Etats-Unis a été considéré à juste titre par la Commission
interaméricaine des droits de l’homme (Rapport no 51/96, 13 mars
1997, § 171) comme ayant emporté violation de leur droit à la vie, à la
liberté et à la sécurité de leur personne ainsi que du droit d’asile protégé
par l’article XXVII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de
l’homme, que la Commission a estimé avoir été violé par les Etats-Unis au
paragraphe 163 » – soulignement ajouté).
24. Conclusions et
recommandations du CAT concernant le deuxième rapport périodique des
Etats-Unis, CAT/C/USA/CO/2, 2006, §§ 15 et 20, déclarant que l’Etat doit
veiller à ce que l’obligation de non-refoulement « bénéfici[e] pleinement
à toutes les personnes placées sous [son contrôle effectif], (...) où qu’elles
se trouvent dans le monde » ; J.H.A. c. Espagne,
CAT/C/41/D/323/2007 (2008), affaire dans laquelle il a été estimé que la
responsabilité de l’Espagne était engagée, eu égard aux obligations de
non-refoulement, lorsque ce pays interceptait des migrants arrivés par la mer
et menait des procédures extraterritoriales de détermination du statut de
réfugié.
25. Observation générale no
31 : La nature de l’obligation juridique générale imposée aux Etats parties
au Pacte, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, 2004, § 12, soulignant que les Etats doivent
garantir le non-refoulement « à toutes les personnes se trouvant sur leur
territoire et à toutes les personnes soumises à leur contrôle »), Observations
finales du Comité des droits de l’homme : Etats-Unis, CCPR/79/Add.50,
1995, § 284, et Kindler c. Canada, communication no 470/1991,
30 juillet 1993, § 6.2, et ARJ c. Australie, communication no 692/1996,
11 août 1997, § 6.8.
26. Voir, notamment, Guy
Goodwin-Gill, « The right to seek asylum: interception at sea and the
principle of non-refoulement », conférence inaugurale au Palais des
académies, Bruxelles, 16 février 2011, p. 2, et The Refugee in International
law, Cambridge, 2007, p. 248, Bank, Introduction to Article 11, notes
marginales 57-82, in Andreas Zimmermann (éd.), The 1951 Convention relating to
the Status of Refugees and its Protocol, A Commentary, Oxford, 2011, pp.
832-841, et, dans le même ouvrage, Kälin/Caroni/Heim sur l’article 33, notes
marginales 86-91, pp. 1361-1363, Frelick, “Abundantly clear”: Refoulement, in
Georgetown Immigration Law Journal, 19, 2005, pp. 252 et 253, Hathaway, The
rights of Refugees under International Law, Cambridge, 2005, p. 339,
Lauterpacht et Bethlehem, précité, p. 113, Pallis, « Obligations of the
states towards asylum seekers at sea: interactions and conflicts between legal
regimes », in International Journal of Refugee Law, 14, 2002, pp. 346-347,
Meron, « Extraterritoriality of Human Rights Treaties », in American
Journal of International Law, 89, 1995, p. 82, Koht, « The ‘Haiti
Paradigm’ in United States Human Rights Policy », in The Yale Law Journal,
vol. 103, 1994, p. 2415, et Helton, « The United States Government
Program of Interception and Forcibly Returning Haitian Boat People to Haiti:
Policy Implications and Prospects », in New York School Journal of Human
Rights, vol. 10, 1993, p. 339.
27. Sale v. Haitian
Centers Council, 509/US 155, 1993, qui comporte une solide opinion dissidente
du juge Blackmun.
28. Minister for
Immigration and Multicultural Affairs v. Haji Ibrahim, [2000] HCA 55,
26 Octobre 2000, S157/1999, § 136, et Minister for Immigration and
Multicultural Affairs v. Khawar, [2002] HCA 14, 11 avril 2002, S128/2001, § 42.
29. Pour le même
argument, voir Robinson, Convention relating to the Status of Refugees: its
history, contents and interpretation – A Commentary, New York, 1953, p. 163, et
Grahl-Madsen, Commentary on the Refugee Convention 1951 Articles 2-11, 13-37,
Genève, p. 135.
30. CPJI, Interprétation
de l’article 3 § 2 du Traité de Lausanne (frontière entre la Turquie et
l’Irak), Avis consultatif no 12, 21 novembre 1925, p. 22, et Affaire
du Lotus, 7 septembre 1927, p. 16, et CIJ, Compétence de
l’Assemblée générale pour l’admission d’un Etat aux Nations unies, Avis
consultatif du 3 mars 1950 – Rôle général no 9, p. 8.
31. UN Doc.
E/AC.32/SR.21, §§ 13-26.
32. UN
Doc.E/AC.32/SR.20, §§ 54-56.
34. Alland et
Teitgen-Colly, Traité du droit d’asile, Paris, 2002, p. 229 :
« L’expression française de « refoulement » vise à la fois
l’éloignement du territoire et la non-admission à l’entrée ».
35. CIJ, Affaire
relative à des actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua
c. Honduras), arrêt du 22 décembre 1988, § 94.
36. Voir, par exemple,
le raisonnement tenu par le Comité des droits de l’homme dans Judge c. Canada,
communication no 829/1998, 5 août 2003, § 10.4.
37. Cette conclusion est
en fait conforme à la politique américaine antérieure au décret présidentiel de
1992, puisque les Etats-Unis estimaient alors l’interdiction du refoulement
applicable aux opérations menées en haute mer (Legomsky, « The USA and the
Caribbean Interdiction Programme », in International Journal of Refugee
Law, 18, 2006, p. 679). Cette conclusion correspond aussi à la politique
américaine actuelle, car les Etats-Unis non seulement ont abandonné la
politique de renvoi sommaire vers Haïti des migrants arrivés par la mer sans
évaluation individuelle de la situation des demandeurs d’asile, mais de plus
ont eux-mêmes critiqué cette politique dans le rapport « Trafficking in
Persons 2010 Report » du département d’Etat, évoquant de manière
négative les pratiques italiennes de renvoi en Méditerranée (extrait :
« De plus, le gouvernement italien a mis en œuvre un accord conclu avec le
gouvernement libyen pendant la période examinée, accord permettant aux
autorités italiennes d’intercepter, de renvoyer de force et de rediriger vers
la Libye les migrants arrivés par bateau. Selon Amnesty International et Human
Rights Watch, le gouvernement n’a pas même procédé à un tri sommaire de ces
migrants pour vérifier s’il n’y avait pas des indices de trafic »
[traduction du greffe]).
38. Affaire du droit
d’asile (Colombie c. Pérou), arrêt du 20 novembre 1950 (rôle général no 7,
1949-1950) : « Une telle dérogation à la souveraineté territoriale ne
saurait être admise, à moins que le fondement juridique n’en soit établi dans
chaque cas particulier ».
39. Voir l’article 17 du
Traité de 1889 sur le droit pénal international (Traité de Montévidéo),
l’article 2 de la Convention de La Havane de 1928 qui définit les règles à
respecter dans l’octroi de l’asile, et les articles 5 et 12 de la
Convention de Caracas sur l’asile diplomatique, et, pour une étude globale,
Question of Diplomatic Asylum: Report of the Secretary-General, 22 septembre
1975, UN doc. A/10139 (Part II), et Denza, Diplomatic Asylum, in Andreas
Zimmermann (éd.), The 1951 Convention relating to the Status of Refugees and
its Protocol, A Commentary, Oxford, 2011, pp. 1425-1440.
40. Recommandation 1236
(1994) de l’Assemblée parlementaire relative au droit d’asile, qui
« insist[e] pour que les procédures d’octroi de l’asile et les politiques
d’attribution des visas, en particulier celles qui ont été récemment modifiées
par des lois nationales ou en vertu des traités de l’Union européenne,
continuent à s’inspirer de la Convention de Genève de 1951 et de la Convention
de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales – en gardant
à l’esprit que cette dernière contient implicitement des obligations à l’égard
des personnes qui ne sont pas nécessairement des réfugiés au sens de la
Convention de Genève de 1951 – et ne permettent aucune violation, notamment du
principe généralement admis du non-refoulement et de l’interdiction du
refoulement des demandeurs d’asile à la frontière ».
41. Rapport au
gouvernement italien sur la visite effectuée en Italie par le Comité européen
pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou
dégradants (CPT) du 27 au 31 juillet 2009, § 29 : « L’interdiction du
refoulement s’étend à toutes les personnes qui peuvent se trouver sur le
territoire d’un Etat ou, pour une autre raison, relever de sa juridiction. La
Cour européenne des droits de l’homme a admis qu’un certain nombre de
situations spécifiques peuvent donner lieu à l’application extraterritoriale
des obligations découlant de la CEDH et engager à cet égard la responsabilité
d’un Etat. La juridiction extraterritoriale d’un Etat peut reposer notamment
sur a) les activités conduites à l’étranger par des agents diplomatiques ou
consulaires de l’Etat (...) » [traduction du greffe].
42. Le HCR a admis
l’applicabilité de l’obligation de non-refoulement sur le territoire d’un autre
Etat dans son Avis consultatif sur l’application extra-territoriale des
obligations de non-refoulement en vertu de la Convention de 1951 relative au
statut des réfugiés et de son Protocole de 1967, 26 janvier 2007, § 24
(« [L]e HCR estime que le but, l’intention et le sens de l’article 33(1)
de la Convention de 1951 sont sans ambiguïté et établissent une obligation de
ne pas renvoyer un réfugié ou un demandeur d’asile vers un pays où il ou elle
risquerait une persécution ou tout autre préjudice sérieux, qui s’applique
partout où l’Etat exerce son autorité, y compris à la frontière, en haute mer
ou sur le territoire d’un autre Etat »).
43. Voir Study on the
feasibility of processing asylum claims outside the EU against the background
of the common European asylum system and the goal of a common asylum procedure,
réalisée par le Centre danois pour les droits de l’homme pour le compte de la
Commission européenne, 2002, p. 24 ; communication de la Commission au
Conseil et au Parlement européen sur la gestion de l’entrée gérée dans l’Union
européenne de personnes ayant besoin d’une protection internationale et sur le
renforcement des capacités de protection des régions d’origine « améliorer
l’accès à des solutions durables » (2004) 410 final ; Comments of the
European Council on Refugees and Exiles on the Communication from the
Commission to the Council and the European Parliament on the managed entry in
the EU of persons in need of international protection and the enhancement of
the protection capacity of the regions of origin ‘Improving Access to Durable
Solutions’, CO2/09/2004/ext/PC, et UNHCR Observations on the European
Commission Communication "On the Managed Entry in the EU of Persons in
Need of International Protection and Enhancement of the Protection Capacity of
the Regions of Origin: Improving Access to Durable Solutions", 30 août
2004.
44. Voir, notamment,
l’article consacré à Aristides de Sousa Mendes, in Encyclopaedia of the Holocaust,
Macmillan, New York, 1990, Wheeler, And who is my neighbour? A world war II
hero or conscience for Portugal, in Luzo-brasilian Review, vol. 26, 1989,
pp. 119-139, Fralon, Aristides de Sousa Mendes – Le Juste de Bordeaux, éd.
Mollat, Bordeaux, 1998, et Afonso, « Le « Wallenberg
portugais » : Aristides de Sousa Mendes, in Revue d’histoire de la
Shoah, Le monde juif, no 165, 1999, pp. 6-28.
45. Voir, pour les normes du droit
international des réfugiés et des droits de l’homme, Andric c. Suède,
décision du 23 février 1999, n° 45917/99 ; Čonka c. Belgique,
n° 51564/99, §§ 81-83, CEDH 2002-I; Gebremedhin [Gaberamadhien]
c. France, n° 25389/05, §§ 66-67, CEDH 2007-II; M.S.S. c.
Belgique et Grèce, précité, §§ 301-302 et 388-389; et I.M.
c. France, n° 9152/09, § 154, 2 février 2012 ; Rapport du Comité
européen pour la prévention de la torture et des traitements ou peines
inhumains ou dégradants (CPT) relatif à sa visite effectuée en Italie du 27 au
31 juillet 2009, § 27 ; Recommandation Rec(2003)5 du Comité des Ministres
aux Etats membres sur les mesures de détention des demandeurs d’asile,
Recommandation Rec(1998)13 du Comité des Ministres aux Etats membres sur le
droit de recours effectif des demandeurs d’asile déboutés à l’encontre des
décisions d’expulsions dans le contexte de l’article 3 de la Convention
européenne des droits de l’homme ; Recommandation Rec(1981)16 sur
l'harmonisation des procédures nationales en matière d'asile ;
Recommandation 1327 (1997) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
relative à la « protection et au renforcement des droits de l’homme des
réfugiés et des demandeurs d’asile en Europe » ; Lignes directrices
sur la protection des droits de l'homme dans le contexte des procédures d'asile
accélérées, adoptées par le Comité des Ministres le 1er juillet
2009 ; Améliorer les procédures d’asile : analyse comparée et
recommandations en droit et en pratique, conclusions et recommandations clés,
projet de recherche du UNHCR sur l’application dans certains Etats membres
sélectionnés des dispositions principales de la directive relative aux
procédures d’asile, mars 2010, et Commentaires provisoires du UNHCR sur la
proposition de directive du Conseil relative à des normes minimales concernant
la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres
(Document du Conseil 14203/04, Asile 64, 9 novembre 2004), 10 février
2005 ; Conseil européen sur les réfugiés et les exilés, Note d’information
sur la Directive 2005/85/EC du Conseil du 1er décembre 2005 relative
à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut
de réfugié dans les Etats membres, IN1/10/2006/EXT/JJ ; Commission du
droit international, soixante-deuxième session, 3 mai - 4 juin et 5
juillet - 6 août 2010, sixième rapport sur l’expulsion des étrangers présenté
par Maurice Kamto, rapporteur spécial, additif A/CN.4/625/Add.1, et rapport de
la Commission du droit international, soixante-deuxième session,
3 mai – 4 juin et 5 juillet – 6 août 2010, Assemblée
générale, documents officiels, soixante-cinquième session, Supplément n° 10
(A/65/10), §§. 135-183; et Chambre des lords, Commission de l’Union européenne,
“Handling EU Asylum Claims : New Approaches examined”, HL Paper 74,
11e rapport de session 2003-2004, et “Minimum Standards in Asylum
Procedures”, HL Paper 59, 11e rapport de session 2000-2001.
46. Comité exécutif du HCR
Conclusion n° 82 (1997), § d(iii) et Conclusion n° 85 du Comité exécutif
(1998), § q); UNHCR, Guide des procédures et des critères à appliquer pour déterminer
le statut de réfugié, HCR/IP/4/Rev.1, 1992, §§ 189-223, et Association du droit
international, Résolution 6/2002 sur les procédures concernant les réfugiés
(Déclaration relative à des normes internationales minimales pour les
procédures concernant les réfugiés), 2002, §§ 1, 5 et 8.
47. Arrêt de la Cour
internationale de justice du 30 novembre 2010 en l’affaire Ahmadou Sadio
Diallo, A/CN.4/625, § 82, à la lumière de l’article 13 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques et de l’article 12 § 4 de la Charte
africaine des droits de l’homme et des peuples ; Comité des Nations unies
contre la torture, SH c. Norvège, Communication n° 121/1998, 19 avril 2000,
CAT/C/23/D/121/1998 (2000), § 7.4, et Falcon Rios c. Canada, communication n°
133/1999, 17 décembre 2004, CAT/C/33/D/133/1999, § 7.3, Conclusions
et Recommandations : France, CAT/C/FRA/CO/3, 3 avril 2006, § 6,
Conclusions et Recommandations : Canada, CAT/C/CR/34/CAN, 7 juillet 2005,
§ 4 c) et d), Examen des rapports soumis par les Etats parties en vertu de
l’article 19 de la Convention, Chine, CAT/C/CHN/CO/4, 21 novembre 2008, §
18 (D); Comité des droits de l’homme de l’ONU, Observation
générale n° 15: Situation des étrangers au regard du Pacte, 1986, §
10 ; UN Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination
raciale, Recommandation générale n° 30 concernant la discrimination contre les
non-ressortissants, CERD/C/64/Misc.11/rev.3, 2004, § 26 ; Rapporteur
spécial des Nations unies sur la prévention de la discrimination, rapport final
de M. David Weissbrodt, E/CN4/Sub2/, 2003, 23, § 11 ; et Rapporteur
spécial des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants, M. Jorge
Bustamante, rapport annuel, doc. A/HRC/7/12, 25 février 2008, § 64.
48. Commission
interaméricaine, Haitian Centre for Human Rights et al. US, affaire no 10 675,
§ 163, à la lumière de l’article XXVII de la Déclaration américaine des droits
de l’homme, et de l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du
28 juillet 2011 en l’affaire Brahim Samba Diouf (C-69-10), eu égard à
l’article 39 de la directive 2005/85/CE.
49. Concernant les
procédures d’expulsion, voir Maaouia c. France ([GC], n° 39652/98,
CEDH 2000-X) et, concernant les procédures d’asile, Katani c. Allemagne
((déc), n° 67679/01, 31 mai 2001). Comme les juges Loucaides et Traja,
j’ai également de sérieux doutes sur la proposition selon laquelle, en raison
de l’élément discrétionnaire d’ordre public des décisions prises dans le cadre
de ces procédures, il ne faut pas les considérer comme portant sur les droits
civils de la personne concernée. Mes doutes s’appuient sur deux raisons
majeures : premièrement, ces décisions ont forcément des répercussions
importantes sur la vie privée, professionnelle et social de l’étranger. Deuxièmement,
ces décisions ne sont absolument pas discrétionnaires et doivent se conformer
aux obligations internationales, comme celles qui découlent de l’interdiction
du refoulement. Quoi qu’il en soit, les garanties de la procédure d’asile
peuvent également être tirées de l’article 4 du Protocole n° 4 et même de la
Convention elle-même. En fait, la Cour a déjà fondé son appréciation de
l’équité d’une procédure d’asile sur l’article 3 de la Convention (Jabari
c. Turquie, n° 40035/98, §§ 39-40, CEDH 2000-VIII). De plus,
elle a utilisé l’article 13 de la Convention pour censurer le défaut de
recours effectif contre le rejet d’une demande d’asile (Chahal, précité,
§ 153, et Gebremedhin [Gabermadhien], précité, § 66). En d’autres
termes, le contenu des garanties procédurales de l’interdiction de refoulement
découle en définitive des articles de la Convention qui protègent les droits de
l’homme pour lesquels aucune dérogation n’est autorisée (comme par exemple
l’article 3) combinés avec l’article 13, ainsi que de l’article 4 du
Protocole n° 4.
50. Čonka,
précité, affaire dans laquelle les requérants, au moment de leur expulsion,
n’étaient déjà plus autorisés à rester dans le pays et étaient sous le coup
d’une ordonnance de quitter le territoire. Voir également, pour l’applicabilité
d’autres conventions régionales aux étrangers en situation irrégulière sur le
territoire, Cour interaméricaine des droits de l’homme, Mesures provisoires
demandées par la Commission interaméricaine des droits de l’homme concernant la
République dominicaine, affaire des Haïtiens et des Dominicains d’origine
haïtienne en République dominicaine, ordonnance de la Cour du 18 août
2000 ; et Commission africaine des droits de l’homme et des peuples,
Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme c. Zambie,
communication n° 71/92, octobre 1996, § 23, et Union Inter-Africaine des
Droits de l’Homme et autres c. Angola, communication n° 159/96, 11
novembre 1997, § 20.
51. A cet effet, voir
également la Résolution 1821 (2011) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de
l’Europe sur l’interception et le sauvetage en mer de demandeurs d’asile de
réfugiés et de migrants irréguliers, §§ 9.3-9.6.
52. Voir l’arrêt de
principe Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni,
28 mai 1985, § 59, série A n° 94.
53. Lauterpacht et
Bethlehem, précité, § 61, et Goodwin et McAdam, précité, p. 384.
54. Lauterpacht et
Bethlehem, précité, § 67, et Goodwin-Gill, The right to seek asylum :
interception at sea and the principle of non-refoulement, Cours inaugural
au Palais des Académies, Bruxelles, 16 février 2011, p. 5, et Goodwin et
McAdam, précité, p. 246.
55. Voir Bernard Ryan, Extraterritorial
immigration control, what role for legal guarantees ?, dans Bernard
Ryan et Valsamis Mitsilegas (eds), Extraterritorial immigration control, legal
challenges, Leiden, 2010, pp. 28-30.
56. Au paragraphe 45 de
l’affaire Regina v Immigration Officer at Prague Airport and another
(Respondents) ex parte European Roma Rights Centre and others (Appellants),
la Chambre des lords a reconnu que les opérations de pré-dédouannement
« procèdent de l’exercice de l’autorité gouvernementale » sur les
personnes visées. Cependant, les Lords n’étaient pas disposés à considérer le
refus d’admettre quelqu’un à bord d’un avion dans un aéroport étranger comme un
acte de refoulement au sens de la Convention des Nations unies sur les
réfugiés.
57. Aujourd’hui, ces
règles constituent le droit international coutumier (CIJ, application de la Convention
sur la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine,
arrêt du 26 février 2007, § 420, et, parmi d’autres auteurs, McCorquodale et
Simons, Responsibility Beyond Borders: State responsibility for
extraterritorial violations by corporations of international human rights law,
Modern Law Review, 70, 2007, p. 601, Lauterpacht et Bethlehem, précité,
p. 108, et Crawford et Olleson, The continuing debate on a UN
Convention on State Responsibility, International and Comparative Law Quarterly,
54, 2005, p. 959) et sont applicables aux violations des droits de l’homme
(Cawford, The International Law Commission’s articles on state
responsibility: Introduction, text and commentaries, Cambridge, 2002,
p. 25 et Gammeltoft-Hansen, The externalisation of European migration
control and the reach of international refugee law, in European Journal of
Migration and Law, 2010, p. 18).
58. Le Comité européen
pour la prévention de la torture et des traitements ou peines inhumains ou
dégradants (CPT) parvient à la même conclusion dans son rapport au gouvernement
italien relatif à sa visite en Italie du 27 au 31 juillet 2009, § 48.
59.Voir
l’arrêt de la CPJI en l’affaire du Lotus (France c. Turquie) du
27 septembre 1927, § 65, où la Cour dit explicitement :
« Le principe de la liberté de la mer a pour conséquence que le navire en
haute mer est assimilé au territoire de l'Etat dont il porte le pavillon car,
comme dans le territoire, cet Etat y fait valoir son autorité, et aucun autre
État ne peut y exercer la sienne. (...) Il s'ensuit que ce qui se passe à bord
d'un navire en haute mer doit être regardé comme s'étant passé dans le
territoire de l'Etat dont le navire porte le pavillon ».
60. Shaw, International
Law, 5e édition, Cambridge, p. 495.
61. Rapport du groupe de
travail sur les formes contemporaines d’esclavage, UN
Doc E/CN.4/Sub.2/1998/14, 6 juillet 1998, rec. 97, et rapport du groupe de
travail sur les formes contemporaines d’esclavage, UN Doc E/CN.4/Sub.2/2004/36,
20 juillet 2004, rec. 19-31.
ARRÊT HIRSI JAMAA ET AUTRES c. ITALIE
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ARRÊT HIRSI JAMAA ET AUTRES c. ITALIE – OPINION SÉPARÉE
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