Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Sezione)
21 ottobre
2013
AFFAIRE DEL RÍO PRADA c. SPAGNA
(Requête no
42750/09)
En l’affaire
Del Río Prada c. Espagne
La Cour européenne des droits de l’homme
Dean
Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Elisabeth Steiner,
George Nicolaou,
Luis López
Guerra,
Ledi Bianku,
Ann Power-Forde,
Işıl
Karakaş,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Valeriu
Griţco,
Faris Vehabović,
juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20
mars 2013 et le 12 septembre 2013,
Rend l’arrêt que voici
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve
une requête (no 42750/09) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont
une ressortissante de cet État, Mme Inés
del Río Prada (« la
requérante »), a saisi la Cour le 3 août 2009 en vertu de l’article 34 de
la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »).
2. Devant la Cour, la requérante a été
représentée par Me S. Swaroop, Me M.
Muller, Me M. Ivers, avocats à Londres,
ainsi que par Me D. Rouget, avocat à Bayonne, Me A. Izko Aramendia, avocate à
Pampelune et Me U. Aiartza Azurtza, avocat à Saint-Sébastien. Le gouvernement espagnol
(« le Gouvernement ») a été représenté par son agent
3. Dans sa requête, la requérante alléguait en
particulier que, depuis le 3 juillet 2008, elle était maintenue en
détention au mépris des exigences de « régularité » et de respect des
« voies légales » posées par l’article 5 § 1 de la Convention.
Invoquant l’article 7, elle se plaignait en outre de l’application à ses yeux
rétroactive d’un revirement de jurisprudence opéré par le Tribunal suprême
après sa condamnation, revirement qui aurait entraîné une prolongation de près
de neuf ans de son incarcération.
4. La requête a été attribuée à la
troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la
Cour –« le règlement »). Le 19 novembre 2009, le président de la
troisième section a résolu de communiquer la requête au Gouvernement. Il a en
outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la
recevabilité et le fond de l’affaire (article 29 § 1 de la Convention). Le 10
juillet 2012, une chambre de la troisième section composée de Josep Casadevall, président, Corneliu Bîrsan, Alvina Gyulumyan, Egbert Myjer, Ján Šikuta, Luis López Guerra et Nona Tsotsoria, juges, ainsi que de Santiago Quesada, greffier
de section, a rendu un arrêt. À l’unanimité, elle a déclaré recevables les
griefs tirés des articles 7 et 5 § 1 de la Convention et la requête
irrecevable pour le surplus, puis a conclu à la violation des dispositions en
question.
5. Le 4 octobre 2012, la Cour a reçu
du Gouvernement une demande de renvoi devant la Grande Chambre. Le 22 octobre
2012, le collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire devant la
Grande Chambre (article 43 de la Convention).
6. La composition de la Grande Chambre
a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du
règlement.
7. Tant la requérante que le
Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de
l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
8. En outre, des observations ont été
soumises par Mme Róisín Pillay au nom de la Commission internationale des juristes,
que le président de la Grande Chambre avait autorisée à intervenir dans la
procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
9. Une audience s’est déroulée en
public au Palais des droits de l’homme
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. I.
Salama Salama, coagent,
F.
Sanz Gandásegui, agent,
J.
Requena Juliani,
J.
Nistal Buron, conseillers;
– pour la requérante
MM.
M. Muller,
S.
Swaroop,
M.
Ivers, conseils,
D. Rouget,
A. Izko Aramendia,
U.
Aiartza Azurtza, conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Muller, M.
Swaroop, M. Ivers et M. Salama Salama, ainsi que M.
Muller, M. Swaroop, M. Ivers
et M. Sanz Gandásegui en leurs réponses à ses
questions.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. La requérante est née en 1958. Elle
est incarcérée dans un centre pénitentiaire de la région de Galice.
11. À l’issue de huit procédures
pénales distinctes suivies devant l’Audiencia
Nacional[1], l’intéressée fut
condamnée :
– par un arrêt 77/1988 du 18 décembre
1988, à une peine de huit ans d’emprisonnement pour appartenance à une
organisation terroriste, à une peine de sept ans d’emprisonnement pour
possession illicite d’armes, à une peine de huit ans d’emprisonnement pour
possession d’explosifs, à une peine de quatre ans d’emprisonnement pour faux, à
une peine de six mois d’emprisonnement pour usage de faux document d’identité ;
– par un arrêt 8/1989 du 27 janvier
1989, à une peine de seize ans d’emprisonnement pour un délit de dégâts en
concours avec six délits de lésions graves, un délit de lésions moins graves et
neuf contraventions de lésions ;
– par un arrêt 43/1989 du 22 avril 1989,
à deux peines de vingt-neuf ans d’emprisonnement pour un attentat mortel et un
assassinat ;
– par un arrêt 54/1989 du 7 novembre
1989, à une peine de trente ans d’emprisonnement pour un attentat mortel, à
onze peines de vingt-neuf ans d’emprisonnement pour onze assassinats, à
soixante-dix-huit peines de vingt-quatre ans d’emprisonnement pour
soixante-dix-huit tentatives d’assassinat, à une peine de onze ans d’emprisonnement
pour un délit de dégâts. L’Audiencia Nacional indiqua qu’en application de l’article 70.2 du
code pénal de 1973, la durée maximale de la peine d’emprisonnement à purger (condena) serait
de trente ans ;
– par un arrêt 58/1989 du 25 novembre
1989, à trois peines de vingt‑neuf ans d’emprisonnement
pour un attentat mortel et deux assassinats. L’Audiencia Nacional précisa que,
conformément à l’article 70.2 du code pénal de 1973, la durée maximale de la
peine d’emprisonnement à purger (condena) serait de trente ans ;
– par un arrêt 75/1990 du 10 décembre
1990, à une peine de trente ans d’emprisonnement pour un attentat mortel, à
quatre peines de trente ans d’emprisonnement pour quatre assassinats, à onze
peines de vingt ans d’emprisonnement pour onze tentatives d’assassinat, à une
peine de huit ans d’emprisonnement pour terrorisme. L’arrêt indiquait qu’il
serait tenu compte de la limite établie par l’article 70.2 du code pénal de
1973 aux fins de l’accomplissement des peines privatives de liberté ;
– par un arrêt 29/1995 du 18 avril 1995,
à une peine de vingt-huit ans d’emprisonnement pour un attentat mortel et à une
peine de vingt ans et un jour d’emprisonnement pour une tentative d’assassinat.
L’arrêt renvoyait également aux limites prévues à l’article 70 du code
pénal ;
– par un arrêt 24/2000 du 8 mai 2000, à
une peine de trente ans d’emprisonnement pour un attentat en concours idéal
avec une tentative d’assassinat, à une peine de vingt-neuf ans d’emprisonnement
pour un assassinat, à dix-sept peines de vingt-quatre ans d’emprisonnement pour
dix-sept tentatives d’assassinat, et à une peine de onze ans d’emprisonnement
pour un délit de dégâts. Il y était indiqué que les peines prononcées seraient
purgées dans les limites prévues à l’article 70.2 du code pénal de 1973.
Appelée à se prononcer sur la question de savoir s’il fallait appliquer le code
pénal de 1973 en vigueur au moment de la commission des faits délictueux ou le
nouveau code pénal de 1995, l’Audiencia Nacional considéra que l’ancien code pénal de 1973
était plus favorable à l’accusée compte tenu de la durée maximale de la peine à
purger fixée par l’article 70.2 de ce texte combinée avec le dispositif de
remises de peine pour travail en détention instauré par son article 100.
12. La durée totale des peines
prononcées pour ces infractions commises entre 1982 et 1987 s’élevait à plus de
trois mille ans d’emprisonnement.
13. Maintenue en détention provisoire
du 6 juillet 1987 au 13 février 1989, la requérante commença à purger sa
première peine d’emprisonnement après condamnation le 14 février 1989.
14. Par une décision du 30 novembre
2000, l’Audiencia Nacional
informa la requérante que la connexité juridique et chronologique des
infractions pour lesquelles elle avait été condamnée permettait le cumul (acumulación) des
peines prononcées, conformément à l’article 988 de la loi de procédure pénale (Ley de Enjuiciamiento
Criminal) combiné avec l’article 70.2 du code
pénal de 1973 en vigueur à l’époque de la commission des faits. L’Audiencia Nacional
fixa à trente ans la durée maximale d’emprisonnement que la requérante devrait
purger au titre de l’ensemble des peines privatives de liberté prononcées
contre elle.
15. Par une décision du 15 février
2001, l’Audiencia Nacional
fixa au 27 juin 2017 la date à laquelle la requérante aurait terminé de
purger sa peine (liquidación de condena).
16. Le 24 avril 2008, après avoir pris
en compte les 3 282 jours de remise de peine accordés à l’intéressée pour
le travail qu’elle avait effectué en détention depuis 1987, le centre
pénitentiaire de Murcie où celle-ci était incarcérée proposa à l’Audiencia Nacional
de la remettre en liberté le 2 juillet 2008. Il ressort des pièces
soumises à la Cour par le Gouvernement que la requérante s’était vu accorder
des remises de peine ordinaires et extraordinaires en vertu de décisions prises
par des juges de l’application des peines (Jueces de Vigilancia Penitenciaria
en première instance et Audiencias
Provinciales en appel) en 1993, 1994, 1997, 2002, 2003 et 2004 pour avoir
entretenu le centre pénitentiaire, sa cellule ainsi que les espaces communs et
pour avoir suivi des études universitaires.
17. Toutefois, le 19 mai 2008, l’Audiencia Nacional
rejeta la proposition du 24 avril 2008 et demanda aux autorités pénitentiaires de
fixer une autre date de remise en liberté en se fondant sur la nouvelle
jurisprudence (dite « doctrine Parot »)
issue de l’arrêt 197/2006 rendu par le Tribunal suprême le 28 février 2006.
Selon cette nouvelle jurisprudence, les bénéfices pénitentiaires et les remises
de peine devaient être imputés non plus sur la durée maximale d’emprisonnement
de trente ans, mais successivement sur chacune des peines prononcées (voir « Le
droit et la pratique internes pertinents », paragraphes 39-42 ci-dessous).
18. L’Audiencia Nacional précisa que cette
nouvelle jurisprudence ne s’appliquait qu’aux personnes condamnées sur le
fondement du code pénal de 1973 et justiciables de l’article 70.2 de ce texte.
Relevant que la requérante se trouvait dans cette situation, elle jugea que la
date de remise en liberté de l’intéressée devait être modifiée en conséquence.
19. La requérante forma un recours (súplica) contre
cette décision. Dans son recours, elle soutenait notamment que l’application de
l’arrêt précité du Tribunal suprême portait atteinte au principe de
non-rétroactivité des règles pénales défavorables à l’accusé puisque, au lieu d’être
imputées sur la peine à purger dont la durée maximale était de trente ans, les
remises de peine pour travail en détention devaient désormais l’être sur
chacune des peines prononcées. Elle alléguait que la durée de son incarcération
s’en trouvait prolongée de près de neuf ans. Les suites de ce recours n’ont pas
été portées à la connaissance de la Cour.
20. Par une ordonnance du 23 juin 2008
fondée sur une nouvelle proposition du centre pénitentiaire, l’Audiencia Nacional
fixa au 27 juin 2017 la date de remise en liberté définitive de la requérante (licenciamiento definitivo).
21. L’intéressée exerça un recours (súplica) contre l’ordonnance
du 23 juin 2008. Par une décision du 10 juillet 2008, l’Audiencia Nacional
rejeta le recours de la requérante, précisant que la question qui se posait ne
portait pas sur la durée maximale des peines d’emprisonnement, mais sur les
modalités d’imputation des bénéfices pénitentiaires sur les peines en question
en vue de la fixation d’une date de remise en liberté. Elle ajouta que les
bénéfices pénitentiaires devaient désormais être imputés sur chaque peine
prononcée prise isolément. Enfin, elle estima que le principe de
non-rétroactivité n’avait pas été enfreint puisqu’on avait appliqué la loi
pénale qui était en vigueur au moment de son application.
22. Invoquant les articles 14
(interdiction de la discrimination), 17 (droit à la liberté), 24 (droit à une
protection juridictionnelle effective) et 25 (principe de légalité) de la
Constitution, la requérante forma un recours d’amparo auprès du Tribunal
constitutionnel. Par une décision du 17 février 2009, la haute juridiction
déclara ce recours irrecevable au motif que la requérante n’avait pas justifié
la pertinence de ses griefs du point de vue constitutionnel.
II. LE
DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La
Constitution
23. Les dispositions pertinentes de la
Constitution sont ainsi libellées :
Article 9
« (...)
3. La Constitution garantit le
principe de légalité, la hiérarchie des normes, la publicité des normes, la
non-rétroactivité des dispositions répressives plus sévères ou restrictives des
droits individuels, la sécurité juridique, la responsabilité des pouvoirs
publics et l’interdiction de tout acte arbitraire de leur part. »
Article 14
« Les Espagnols sont
égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination
fondée sur la naissance, la race, le sexe, la religion, les opinions, ou toute
autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »
Article 17
« 1. Toute
personne a droit à la liberté et la sûreté. Nul ne peut être privé de sa
liberté si ce n’est conformément aux dispositions du présent article, et
seulement dans les cas et les formes prévus par la loi.
(...) »
Article 24
« 1. Toute
personne a droit à la protection effective des juges et des tribunaux dans l’exercice
de ses droits et intérêts légitimes, sans qu’en aucun cas elle puisse être mise
dans l’impossibilité de se défendre.
(...) »
Article 25
« 1. Nul ne
peut être condamné ou sanctionné pour une action ou une omission qui ne
constituait pas un délit, une contravention ou une infraction administrative d’après
la législation en vigueur au moment où elle a été commise.
2. Les peines privatives de
liberté et les mesures de sûreté visent à la rééducation et à la réinsertion
sociale ; elles ne peuvent consister en des travaux forcés. Les condamnés
purgeant une peine d’emprisonnement jouissent des droits fondamentaux énumérés
dans le présent chapitre, à l’exception de ceux qui sont expressément limités
par le jugement de condamnation, le sens de la peine et la loi pénitentiaire.
Ces condamnés ont droit en toutes circonstances à un travail rémunéré et aux
prestations sociales y afférentes, ainsi qu’à l’accès à la culture et au plein
développement de leur personnalité.
(...) »
B. Le droit
applicable en vertu du code pénal de 1973
24. Les dispositions pertinentes du
code pénal de 1973 en vigueur au moment de la commission des faits délictueux
se lisaient ainsi :
Article 70
« Lorsque la totalité ou
certaines des peines (penas)
(...) ne peuvent être accomplies simultanément par le condamné, il sera fait
application des règles suivantes :
1. Les peines (penas) seront
imposées suivant l’ordre de leur gravité respective afin que le condamné les
accomplisse les unes après les autres, dans la mesure du possible, l’exécution
d’une peine débutant lorsque la peine précédente a fait l’objet d’une grâce ou
a été purgée (...)
2. Nonobstant la règle
précédente, la durée maximale de la peine à purger (condena) par le condamné ne peut
excéder le triple de la durée de la plus grave des peines (penas) prononcées, celles-ci
devenant caduques pour le surplus dès que cette durée maximale est atteinte,
laquelle ne peut excéder trente ans.
Cette limite maximale s’applique
même si les peines (penas)
ont été prononcées dans le cadre de procédures distinctes dès lors que les
faits délictueux auraient pu faire l’objet d’un même procès eu égard à leur
connexité.»
Article 100 (tel que modifié par la loi organique [Ley Orgánica] no 8/1983)
« Tout détenu purgeant
une peine de réclusion, d’emprisonnement ou
d’arresto mayor[2] pourra se voir accorder, à
partir du moment où le jugement de condamnation est devenu définitif, des
remises de peine (pena)
dès lors qu’il aura effectué un travail au cours de sa détention. Aux fins de l’accomplissement
de la peine (pena)
imposée, le détenu bénéficiera, après approbation du juge de l’application des
peines (Juez de Vigilancia),
d’une remise de peine d’un jour pour deux jours de travail effectué en
détention, et la durée des remises accordées sera aussi prise en compte pour l’octroi
de la libération conditionnelle. Ce bénéfice est également applicable, aux fins
de l’extinction (liquidación)
de la peine à purger (condena),
aux prisonniers ayant fait l’objet d’une détention provisoire.
Ne peuvent bénéficier d’une
remise de peine pour travail en détention :
1. Ceux qui se soustraient à l’exécution
de la peine à purger (condena)
ou tentent de s’y soustraire, même s’ils n’y parviennent pas.
2. Ceux qui font preuve de
mauvaise conduite répétée au cours de l’accomplissement de la peine à purger (condena). »
25. La disposition
pertinente de la loi de procédure pénale en vigueur au moment des faits était
ainsi libellée :
Article 988
« (...) Lorsqu’une
personne reconnue coupable de plusieurs infractions pénales a été condamnée
dans le cadre de procédures distinctes pour des faits qui auraient pu faire l’objet
d’un même procès en vertu de l’article 17 de la présente loi, le juge ou le
tribunal ayant rendu le dernier jugement de condamnation fixera, d’office ou à
la demande du ministère public ou du condamné, la durée maximale d’accomplissement
des peines imposées conformément à l’article 70.2 du code pénal. (...) »
26. Le droit aux remises de peine pour
travail en détention était prévu par le règlement relatif à l’administration
pénitentiaire du 2 février 1956, dont les dispositions pertinentes (articles
65-73) étaient applicables au moment de la commission des faits en vertu de la
deuxième disposition transitoire du règlement pénitentiaire de 1981. Les
dispositions pertinentes du règlement de 1956 se lisaient ainsi :
Article 65
« 1. Conformément à l’article
100 du code pénal, tout détenu purgeant une peine de réclusion, de presidio ou d’emprisonnement peut bénéficier, à
partir du moment où le jugement de condamnation est devenu définitif, d’une
remise de peine (pena)
pour travail en détention.
(...)
3. Ne peuvent bénéficier d’une
remise de peine pour travail en détention les détenus :
a) qui se soustraient à l’exécution
de la peine à purger (condena)
ou tentent de s’y soustraire, même s’ils n’y parviennent pas ;
b) qui font preuve de mauvaise
conduite répétée au cours de l’accomplissement de la peine à purger (condena). Le
présent alinéa est applicable aux détenus qui, n’ayant pas obtenu la rémission
de fautes précédemment commises (...), commettent une nouvelle faute grave ou
très grave. »
Article 66
« 1. Quel que soit le
degré pénitentiaire auquel il est soumis, tout détenu peut se voir accorder des
remises de peine pour travail en détention dès lors qu’il satisfait aux
conditions légales. En pareil cas, le détenu concerné bénéficie, aux fins de sa
libération définitive, d’une remise de peine d’un jour pour deux jours de
travail effectué en détention. La durée des remises est aussi prise en compte
pour l’octroi de la libération conditionnelle.
2. La commission du régime
pénitentiaire de l’établissement concerné adresse une proposition au patronage
de Nuestra Señora de la Merced. Après approbation
de cette proposition, les jours travaillés seront comptabilisés en faveur du
détenu de manière rétroactive, à partir du jour où il a commencé à travailler.[3] »
Article 68
« Qu’il soit rémunéré ou gratuit, intellectuel ou manuel, accompli
dans l’enceinte pénitentiaire ou hors de celle-ci (...), le travail des détenus
doit être utile. »
Article 71
« (...)
3. Des remises de peines
extraordinaires peuvent être accordées pour des raisons spéciales de discipline
et de productivité au travail (...), dans la limite d’un jour pour chaque jour
travaillé et de cent soixante-quinze jours par année d’accomplissement effectif
de la peine (...) »
Article 72
« Des remises de peine
pour travail intellectuel pourront être accordées :
1) pour le suivi et la
réussite d’études religieuses ou culturelles organisées par le centre de
direction ;
2) pour l’affiliation à une
association artistique, littéraire ou scientifique instituée par l’établissement
pénitentiaire ;
3) pour l’exercice d’activités
intellectuelles ;
4) pour la réalisation d’œuvres
originales à caractère artistique, littéraire ou scientifique.
(...) »
Article 73
« Perdront le bénéfice
des remises de peine pour travail en détention :
1) les détenus qui se soustrairont
ou tenteront de se soustraire à l’exécution de la peine. Ils seront déchus pour
l’avenir du droit aux remises de peine pour travail en détention.
2) les détenus ayant commis
deux fautes graves ou très graves. (...)
Les jours de remise de peine
déjà accordés seront pris en compte pour la réduction de la peine ou des peines
correspondantes. »
27. L’article 98 du code pénal de 1973,
qui régissait la libération conditionnelle des condamnés, était ainsi
libellé :
« Peuvent bénéficier de
la libération conditionnelle les condamnés à une peine supérieure à un an :
1) purgeant la dernière
période de la peine à purger (condena) ;
2) ayant déjà purgé les trois
quarts de la peine à purger ;
3) méritant l’octroi de ce
bénéfice du fait leur conduite irréprochable ; et
4) présentant des garanties de
réinsertion
dans la société. »
28. L’article 59 du règlement
pénitentiaire de 1981 (décret royal no 1201/1981), qui
définissait les modalités de calcul de la durée de privation de liberté (à
savoir les trois quarts de la peine) ouvrant droit à la libération
conditionnelle, se lisait ainsi :
Article 59
« Pour le calcul des
trois quarts de la peine (pena), il sera fait application des règles suivantes :
a) aux fins de l’octroi de la
libération conditionnelle, la partie de la peine à purger (condena) ayant fait l’objet d’une
grâce sera déduite de la durée totale de la peine (pena) prononcée comme si celle-ci
était remplacée par une nouvelle peine d’une durée inférieure.
b) la règle énoncée ci-dessus
est également applicable aux bénéfices pénitentiaires donnant lieu à une
réduction de la peine à purger (condena).
c) en cas de condamnation à
deux ou plusieurs peines privatives de liberté, celles-ci se cumulent pour ne
former qu’une seule peine à purger (condena) aux fins de l’octroi de la libération
conditionnelle (...) »
C. Le droit applicable après l’entrée
en vigueur du code pénal de 1995
29. Promulgué le 23 novembre 1995, le
code pénal de 1995 (loi organique no 10/1995) remplaça le code pénal
de 1973. Il entra en vigueur le 24 mai 1996.
30. Le dispositif de remises de peine
pour travail en détention fut supprimé par le nouveau code. Toutefois, les
première et deuxième dispositions transitoires de ce texte prévoient que les
détenus condamnés sur le fondement de l’ancien code pénal de 1973 pourront
continuer à bénéficier de ce dispositif même si leur condamnation a été
prononcée après l’entrée en vigueur du nouveau code. Les dispositions
transitoires en question sont ainsi libellées :
Première disposition transitoire
« Les délits et contraventions
commis avant l’entrée en vigueur du présent code seront jugés conformément au
corpus législatif [le code pénal de 1973] et aux autres lois pénales spéciales
abrogés par le présent code. Dès que celui-ci sera entré en vigueur, ses
dispositions seront applicables à l’accusé si elles lui sont plus
favorables. »
Deuxième disposition transitoire
« Pour déterminer quelle
est la loi la plus favorable, il faut tenir compte de la peine applicable aux
faits poursuivis au regard de l’ensemble des dispositions de l’un ou l’autre
code. Les dispositions relatives aux remises de peine pour travail en détention
ne s’appliquent qu’aux personnes condamnées sur le fondement de l’ancien code.
Les personnes justiciables des dispositions du nouveau code ne peuvent en
bénéficier (...) »
31. En vertu de la première disposition transitoire du
règlement pénitentiaire de 1996 (décret royal no 190/1996), les
articles 65-73 du règlement de 1956 restent applicables à l’exécution des
peines prononcées sur le fondement du code pénal de 1973 et à la détermination
de la loi pénale la plus douce.
32. Le code pénal de 1995 introduisit des
nouvelles règles relatives à la durée maximale des peines d’emprisonnement et
aux bénéfices pénitentiaires pouvant s’y appliquer. Ces règles furent modifiées
par la loi organique no 7/2003 instituant des mesures de réforme
destinées à garantir l’exécution intégrale et effective des peines. Les
dispositions modifiées du code pénal, pertinentes dans la présente affaire, se
lisent comme suit :
Article 75
« Lorsque la totalité ou
certaines des peines (penas)
sanctionnant diverses infractions ne peuvent être accomplies simultanément par
le condamné, celui-ci devra les purger l’une après l’autre, dans la mesure du
possible, suivant l’ordre de leur gravité respective. »
Article 76
« 1. Nonobstant l’article
précédent, la durée maximale de la peine à purger (condena) par le condamné ne peut
excéder le triple de la durée de la plus grave des peines (penas) prononcées, celles-ci
devenant caduques pour le surplus dès que cette durée maximale est atteinte,
laquelle ne peut excéder vingt ans. Par exception, cette durée maximale est
portée à :
a) Vingt-cinq ans en cas de condamnation pour deux ou
plusieurs infractions dont l’une est passible d’une peine d’emprisonnement de
vingt ans au plus ;
b) Trente ans en cas de
condamnation pour deux ou plusieurs infractions dont l’une est passible d’une
peine d’emprisonnement de plus de vingt ans ;
c) Quarante ans en cas de
condamnation pour deux ou plusieurs infractions dont au moins deux sont
passibles d’une peine d’emprisonnement de plus de vingt ans ;
d) Quarante ans en cas de
condamnation pour deux ou plusieurs infractions terroristes (...) dont l’une
est passible d’une
peine d’emprisonnement de plus de vingt ans.
2. Cette durée maximale s’applique même si les peines (penas) ont été prononcées dans le
cadre de procédures distinctes dès lors que les faits poursuivis auraient pu
faire l’objet d’un même procès eu égard à leur connexité ou au moment de leur
commission. »
Article 78
« 1. Dans les cas où l’application
des limites prévues à l’article 76 § 1 ramène la peine à purger à une durée
inférieure à la moitié de la durée totale des peines prononcées, le juge ou la
juridiction de jugement peut décider qu’il sera tenu compte de la totalité des
peines (penas)
prononcées en ce qui concerne les bénéfices pénitentiaires, les permissions de
sortie, le classement au troisième degré pénitentiaire et le calcul de la durée
de privation de liberté ouvrant droit à la libération conditionnelle.
2. Lorsque la durée de la
peine à purger est inférieure à la moitié de la durée totale des peines
prononcées, la prise en compte de la totalité de celles-ci est obligatoire dans
les cas prévus aux alinéas a), b), c) et d) de l’article 76 § 1 du présent
code.
(...) »
33. Selon l’exposé des motifs de la loi
no 7/2003, l’article 78 du code pénal vise à renforcer l’efficacité
de la répression pénale des crimes les plus graves :
« (...) l’article 78 du code
pénal est modifié de façon que, pour les crimes les plus graves, il soit toujours
tenu compte de la totalité des peines prononcées en ce qui concerne les
bénéfices pénitentiaires, les permissions de sortie, le classement au troisième
degré pénitentiaire et le calcul de la durée de privation de liberté ouvrant
droit à la libération conditionnelle.
Cette modification tend à renforcer l’efficacité du dispositif pénal à l’encontre
des personnes condamnées pour une multiplicité de crimes particulièrement
graves, c’est-à-dire celles qui relèvent des limites prévues à l’article 76 du
code pénal (à savoir vingt-cinq, trente ou quarante ans d’emprisonnement
effectif) et dont la peine à purger est inférieure à la moitié de la durée
totale des peines prononcées. Mais dans les cas où ces limites ne trouvent pas
à s’appliquer, le juge ou la juridiction de jugement conservent leur plein
pouvoir d’appréciation.
En application de cette règle, une personne condamnée à cent, deux cents
ou trois cents ans d’emprisonnement accomplira réellement, effectivement et
intégralement la durée maximale de la peine à purger (condena). »
34. L’article 90 du code pénal de 1995
(tel que modifié par la loi organique no 7/2003) régit la libération
conditionnelle. Cette disposition subordonne l’octroi de la libération
conditionnelle à des conditions similaires à celles prévues par le code pénal
de 1973 (classement au troisième degré pénitentiaire, accomplissement des trois
quarts de la peine, bonne conduite et pronostic favorable de réinsertion
sociale), mais exige en outre que le condamné se soit acquitté des obligations
découlant de sa responsabilité civile. Pour pouvoir bénéficier d’un pronostic
favorable de réinsertion sociale, les personnes condamnées pour infractions
terroristes ou commises en bandes organisées devront avoir manifesté par des
signes non équivoques leur désaveu des objectifs et des méthodes du terrorisme
et avoir activement collaboré avec les autorités. Pareil comportement pourra se
concrétiser par une déclaration expresse de reniement des actes qu’elles ont
commis et de renonciation à la violence, ainsi que par une demande explicite de
pardon aux victimes. À la différence des nouvelles règles relatives à la durée
maximale de la peine à purger et aux conditions d’application des bénéfices
pénitentiaires en cas de condamnations multiples (articles 76 et 78 du code
pénal), l’article 90 du code pénal s’applique immédiatement sans tenir compte
du moment de la commission des faits ou de la date de la condamnation
(disposition transitoire unique de la loi no 7/2003).
D. La jurisprudence du Tribunal suprême
1. La
jurisprudence antérieure à
la « doctrine Parot »
35. Dans une ordonnance du 25 mai 1990,
le Tribunal suprême déclara que le cumul des peines prévu à l’article 70.2 du
code pénal de 1973 et l’article 988 de la loi de procédure pénale n’était pas
une modalité d’« exécution » de la peine mais une modalité de
détermination de celle-ci, raison pour laquelle l’application de ce dispositif
relevait de la compétence de la juridiction de jugement et non de celle du juge
de l’application des peines (Jueces de Vigilancia Penitenciaria).
36. Par un arrêt du 8 mars 1994
(529/1994), le Tribunal suprême jugea que la durée maximale de la peine à
purger prévue à l’article 70.2 du code pénal de 1973 (trente ans d’emprisonnement)
s’analysait en une « nouvelle peine, résultante et autonome, à laquelle se
rapportent les bénéfices pénitentiaires prévus par la loi, tels que la
libération conditionnelle et les remises de peine ». Pour se prononcer
ainsi, le Tribunal suprême releva que l’article 59 du règlement pénitentiaire
de 1981 énonçait que le cumul de deux peines privatives de liberté devait être
considéré comme une nouvelle peine aux fins de l’octroi de la libération
conditionnelle.
37. Par un accord adopté en formation
plénière le 18 juillet 1996 après l’entrée en vigueur du code pénal de 1995, la
chambre criminelle du Tribunal suprême précisa que, aux fins de la
détermination de la loi pénale la plus douce, il fallait tenir compte du
dispositif de remises de peine institué par l’ancien code pénal de 1973 pour
comparer les peines à purger respectivement fixées par ce code et par le
nouveau code pénal de 1995. Elle ajouta que, en application de l’article 100 du
code pénal de 1973, un condamné ayant purgé deux jours de détention était
irrévocablement réputé en avoir purgé trois. Selon elle, l’application de cette
règle de calcul créait un statut carcéral acquis pour la personne qui en
bénéficiait.[4] Les juridictions
espagnoles qui eurent à se conformer à ce critère pour comparer les peines à
purger respectivement fixées par le nouveau et par l’ancien code pénal tinrent
compte des remises de peine accordées en application de ce dernier texte. En
conséquence, elles estimèrent que, dans les cas où le reliquat de la peine à
purger après déduction des remises de peine accordées avant l’entrée en vigueur
du nouveau code ne dépassait pas la durée de la peine prévue par ce texte,
celui-ci ne pouvait être considéré comme étant plus favorable que l’ancien
code. Cette approche fut confirmée par des décisions du Tribunal suprême,
notamment les arrêts 557/1996 du 18 juillet 1996 et 1323/1997 du 29 octobre
1997.
38. Le Tribunal suprême maintint cette
ligne jurisprudentielle d’interprétation de la durée maximale de la peine à
purger telle que fixée par l’article 76 du nouveau code pénal de 1995. Dans un
arrêt 1003/2005 rendu le 15 septembre 2005, il déclara que « cette
limite s’analys[ait] en une nouvelle peine,
résultante et autonome, à laquelle se rapport[ai]ent
les bénéfices prévus par la loi, tels que la libération conditionnelle, les
permissions de sortie, et le classement au troisième degré
pénitentiaire ». De la même manière et dans les mêmes termes, il indiqua
dans un arrêt 1223/2005 rendu le 14 octobre 2005 que la durée maximale de
la peine à purger « s’analys[ait] en une
nouvelle peine, résultante et autonome, à laquelle se rapport[ai]ent les bénéfices prévus par la loi, tels que la libération
conditionnelle, sous réserve des exceptions prévues à l’article 78 du code
pénal de 1995 ».
2. La « doctrine
Parot »
39. Par un arrêt 197/2006 rendu le
28 février 2006, le Tribunal suprême établit une jurisprudence connue sous
le nom de « doctrine Parot ». Dans cette
affaire était en cause un terroriste membre de l’ETA (H. Parot) qui avait été condamné sur le fondement du code
pénal de 1973. Réunie en formation plénière, la chambre criminelle du Tribunal
suprême jugea que les remises de peines accordées aux détenus devaient être
imputées sur chacune des peines prononcées et non plus sur la durée maximale d’incarcération
de trente ans fixée par l’article 70.2 du code pénal de 1973. Pour se prononcer
ainsi, la haute juridiction s’appuya notamment sur une interprétation littérale
des articles 70.2 et 100 du code pénal de 1973 selon laquelle cette durée
maximale d’incarcération ne s’analysait pas en une nouvelle peine distincte des
peines prononcées ni en une peine distincte résultant de celles-ci, mais
correspondait à la durée maximale d’incarcération d’un condamné dans un centre
pénitentiaire. Ce raisonnement opérait une distinction entre la
« peine » (pena)
et la « peine à purger » (condena), la première de ces expressions désignant les
peines prononcées considérées isolément, sur lesquelles devaient être imputées
les remises de peine, la seconde désignant quant à elle la durée maximale d’incarcération.
Le Tribunal suprême fit également valoir un argument téléologique. Les parties
pertinentes de son raisonnement se lisent ainsi :
« (...) l’interprétation conjointe des deux premières
règles de l’article 70 du code pénal de 1973 nous amène à considérer que la
limite de trente ans ne devient pas une
nouvelle peine, distincte de celles successivement imposées au condamné, ni
une autre peine résultant des toutes les
peines antérieures, mais que cette limite correspond à la durée maximale d’incarcération
(máximo de cumplimiento)
du condamné dans un centre pénitentiaire. Les raisons qui nous conduisent à
cette interprétation sont les suivantes : a) premièrement, l’analyse
littérale des dispositions pertinentes nous conduit à conclure que le code
pénal ne considère nullement la durée maximale de trente ans comme une nouvelle
peine sur laquelle les remises de peine accordées au condamné doivent être
imputées, pour la simple raison qu’aucune des dispositions en question ne l’énonce ;
b) tout au contraire, la peine (pena) et la peine à purger (condena) corrélative sont deux
éléments distincts ; la terminologie du code pénal désigne la limite
résultante par l’expression « peine à purger » (condena) et fixe
différentes durées maximales pour la « peine à purger » (condena) en
fonction des « peines » prononcées. Il s’agit là de deux modes de
calcul distincts qui conduisent, conformément à la première règle, à l’exécution
successive des différentes peines suivant l’ordre de leur gravité respective
jusqu’à ce que soit atteinte l’une ou l’autre des limites fixées par le système
(le triple de la durée de la plus grave des peines prononcées ou, en tout état
de cause, la limite de trente ans évoquée ci-dessus) ; c) cette
interprétation ressort également de la manière dont le code est formulé puisque,
après l’exécution successive des peines dans les conditions susmentionnées, le
condamné n’aura plus à purger [c’est-à-dire
à accomplir] les peines suivantes
[dans l’ordre précité] dès que les peines
déjà imposées [accomplies] auront
atteint cette durée maximale, laquelle ne peut excéder trente ans (...) ;
e) d’un point de vue téléologique, il serait irrationnel que le cumul des
peines conduise à confondre en une nouvelle et unique peine de trente ans une
longue série de condamnations, ce qui reviendrait à assimiler indûment l’auteur
d’une infraction isolée à l’auteur de multiples infractions (tel que celui qui
est en cause dans la présente affaire). En effet, il ne serait pas logique que
cette règle aboutisse à sanctionner de la même manière la commission d’un
assassinat et la commission de deux cents assassinats ; f) si une mesure
de grâce était sollicitée, elle ne pourrait pas s’appliquer à la peine à
purger (condena)
totale résultante, mais à une, à certaines ou à l’ensemble des différentes
peines prononcées ; en pareil cas, l’instruction de cette demande
incomberait à la juridiction de jugement, et non à l’organe judiciaire appelé à
fixer la limite (le dernier), ce qui démontre que les peines ne se confondent
pas. Au demeurant, la première règle de l’article 70 du code pénal de 1973
précise la manière dont doit se dérouler l’exécution successive des peines en pareille hypothèse, « l’exécution d’une peine
débutant lorsque la peine précédente a fait l’objet d’une grâce» ; g) enfin, d’un point
de vue procédural, l’article 988 de la loi de procédure pénale énonce
clairement qu’il s’agit là de fixer une limite d’accomplissement aux peines imposées (au pluriel,
conformément au libellé de la loi), « déterminant
la durée maximale d’accomplissement de celles-ci » (selon le libellé
très clair de cette disposition).
C’est pourquoi le terme
parfois utilisé de « cumul (refundición) de peines à purger (condenas) » est très
équivoque et inapproprié. Il n’y a pas confusion des peines en une peine
unique, mais fixation, par un acte juridique, d’une limite à la durée totale d’accomplissement
de plusieurs peines. C’est pourquoi les différentes peines imposées au condamné
devront être exécutées par lui selon les caractéristiques qui sont les leurs,
et compte tenu de tous les bénéfices auxquels il aura droit. Dans ces
conditions, les remises de peine pour travail en détention prévues à l’article
100 du code pénal de 1973 pourront être prises en compte au titre de l’extinction
des peines successivement accomplies par le condamné.
L’exécution de la peine totale
à purger (condena)
se déroulera de la manière suivante : elle commencera par les plus graves
des peines prononcées, et les bénéfices et remises éventuels s’imputeront sur
chacune des peines que le condamné sera en train de purger. Après l’extinction
de la première [peine], le condamné commencera à purger la suivante, et ainsi
de suite jusqu’à ce que soient atteintes les limites prévues à l’article 70.2
du code pénal de 1973, moment où la totalité des peines comprises dans la peine
totale à purger (condena)
seront éteintes.
Prenons l’exemple d’une
personne condamnée à trois peines d’une durée respective de trente ans, quinze
ans et dix ans. En vertu de la deuxième règle de l’article 70 du code pénal de
1973 (...), selon laquelle la durée maximale de la peine à purger ne peut
excéder le triple de la durée de la peine la plus grave ni dépasser trente ans,
le condamné en question devra purger une peine effective de trente ans. Dans ce
cas, le condamné devra accomplir ses peines (la peine totale à purger) en
commençant par la première, c’est-à-dire par la plus grave (à savoir la peine d’emprisonnement
de trente ans). S’il bénéficie d’une remise (pour quelque motif que ce
soit) de dix ans, sa peine se trouvera purgée – et éteinte – après vingt
ans d’incarcération, à la suite de quoi il devra commencer à purger la peine
suivante dans l’ordre de gravité des peines prononcées, c’est-à-dire la peine
de quinze ans. Si cette dernière donne lieu à une remise de cinq ans, elle se
trouvera purgée après dix ans. 20 + 10 = 30. Le condamné n’aura alors plus
aucune peine à purger, les peines
prononcées devenant caduques pour le surplus, comme le veut le code pénal
applicable, dès que cette durée maximale
est atteinte, laquelle ne peut excéder trente ans. »
40. Dans l’arrêt précité, le Tribunal
suprême déclara qu’il n’existait pas de principe établi dans sa jurisprudence
sur la question spécifique de l’interprétation de l’article 100 du code pénal
de 1973 combiné avec l’article 70.2 du même texte. Il ne cita qu’une seule
décision, celle du 8 mars 1994, dans laquelle il avait estimé que la durée
maximale prévue à l’article 70.2 du code pénal de 1973 s’analysait en une
« nouvelle peine autonome » (voir paragraphe 36 ci-dessus).
Toutefois, il écarta la solution à laquelle il était parvenu dans cette
décision, au motif que celle-ci était isolée et ne pouvait donc être invoquée à
titre de précédent car elle n’avait jamais été appliquée de manière constante.
Il ajouta que, à supposer même que sa nouvelle
interprétation de l’article 70 du code pénal de 1973 pût être considérée
comme une remise en cause de la jurisprudence et de la pratique pénitentiaire
antérieures, le principe d’égalité devant la loi (article 14 de la Constitution)
ne faisait pas obstacle aux revirements jurisprudentiels sous réserve que
ceux-ci fussent suffisamment motivés. En outre, il jugea que le principe de
non-rétroactivité de la loi pénale (articles 25 § 1 et 9 § 3 de la
Constitution) n’avait pas vocation à s’appliquer à la jurisprudence.
41. L’arrêt 197/2006 fut adopté à une
majorité de douze voix contre trois. Les trois magistrats dissidents y
joignirent une opinion dissidente dans laquelle ils déclarèrent que les peines
imposées successivement se transformaient ou se confondaient en une autre
peine, de même nature mais distincte en ce qu’elle absorbait les différentes
peines pour en former une seule. Ils indiquèrent que cette peine, qu’ils
qualifièrent de « peine d’accomplissement », était celle qui
résultait de l’application de la limite établie à l’article 70.2 du code pénal
de 1973 qui, dès lors qu’elle était atteinte, entraînait l’extinction des
peines excédentaires. Ils ajoutèrent que cette nouvelle « unité punitive »
correspondait à la peine à purger par le condamné et que les remises de peine
pour travail en détention devaient être imputées sur celle-ci, précisant que
les remises en question avaient une incidence sur les peines imposées mais
seulement après l’application à ces dernières des règles relatives à l’exécution
successive des peines « aux fins de leur accomplissement ». Par
ailleurs, les juges dissidents rappelèrent que, pour déterminer la loi pénale
la plus douce après l’entrée en vigueur du code pénal de 1995
42. Les juges dissidents estimèrent en
outre que, faute d’avoir été prévue par l’ancien code pénal de 1973, la méthode
utilisée par la majorité s’analysait en une application rétroactive et
implicite du nouvel article 78 du code pénal de 1995, tel que modifié par la
loi organique 7/2003 instituant
des mesures de réforme destinées à garantir l’exécution intégrale et effective
des peines. Ils jugèrent par
ailleurs que cette interprétation contra
reum découlait d’une politique d’exécution intégrale des peines qui était
étrangère au code pénal de 1973, qui pouvait être source d’inégalités et
qui allait à l’encontre de la jurisprudence établie du Tribunal suprême (arrêts
du 8 mars 1994, du 15 septembre 2005 et du 14 octobre 2005). Enfin, ils
déclarèrent qu’aucune considération de politique criminelle ne pouvait
justifier une telle rupture du principe de légalité, même dans le cas d’un
terroriste sanguinaire et impénitent tel que celui qui était en cause dans l’affaire
en question.
3. L’application
de la « doctrine Parot »
43. Le Tribunal suprême confirma la « doctrine
Parot » dans des arrêts postérieurs (voir, par
exemple, l’arrêt 898/2008 du 11 décembre 2008). Dans un arrêt 343/2011 rendu le
3 mai 2011, il évoqua le revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt 197/2006
dans les termes suivants :
« Dans la présente affaire, il
était initialement prévu que l’auteur du pourvoi aurait intégralement purgé la
durée maximale d’accomplissement de sa peine le 17 novembre 2023, et aucun
changement n’a été apporté à cette situation. Ce sont les modalités d’application
des bénéfices pénitentiaires qui ont été modifiées. Avant l’adoption de l’arrêt
197/2006 (précité), ceux-ci étaient imputés sur la durée maximale d’incarcération.
Il a été jugé, dans l’arrêt en question et les suivants, que cette manière de
procéder était erronée et qu’il convenait d’imputer lesdits bénéfices sur les
peines effectivement imposées qui seraient exécutées les unes après les autres
jusqu’à ce que soit atteinte la limite maximale prévue par la loi. »
44. Selon les informations fournies par
le Gouvernement, la « doctrine Parot » a été appliquée à quatre-vingt-treize
condamnés membres de l’ETA et à trente-sept autres auteurs de crimes très
graves (trafic de stupéfiants, viols, assassinats).
E. La
jurisprudence du Tribunal constitutionnel
45. Dans un arrêt 174/1989 rendu le 30
octobre 1989, le Tribunal constitutionnel releva que les remises de peine pour
travail en détention prévues à l’article 100 du code pénal de 1973 étaient
validées périodiquement par les juges de l’application des peines (Jueces de Vigilancia Penitenciaria) sur proposition des centres
pénitentiaires. Il précisa que les remises de peine déjà approuvées devaient
être prises en compte par le juge du fond lorsque celui-ci était appelé à se
prononcer sur l’extinction (liquidación) de la peine à purger (condena), et que le crédit de
remise de peine déjà accordé en application de la loi ne pouvait faire l’objet
d’une révocation ultérieure destinée à corriger d’éventuelles erreurs ou à permettre
l’application d’une nouvelle interprétation. Il ajouta qu’une décision d’un
juge de l’application des peines non frappée de recours devenait ferme et
définitive, conformément au principe de sécurité juridique et au droit à l’intangibilité
des décisions judiciaires définitives. Il estima que le droit aux remises de
peine pour travail en détention ne revêtait pas un caractère conditionnel dans
la loi pertinente, en voulant pour preuve que les détenus coupables de mauvaise
conduite ou de tentative d’évasion n’en étaient déchus que pour l’avenir et
conservaient le bénéfice de celles déjà accordées.
46. Dans un arrêt 72/1994 rendu le 3
mars 1994, le Tribunal constitutionnel précisa que les remises de peine pour
travail en détention prévues à l’article 100 du code pénal de 1973 reflétaient
le principe consacré par l’article 25 § 2 de la Constitution selon lequel les
peines privatives de liberté devaient viser à la rééducation et la réinsertion
sociale des condamnés.
47. Des personnes ayant subi les effets de
la « doctrine Parot » introduisirent des
recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Le ministère public prit fait et cause pour
certains justiciables qui, dans ces recours, dénonçaient la violation des
principes de légalité et de non-rétroactivité des interprétations de la loi
défavorables aux condamnés. Dans ses conclusions, il soutenait que le principe
de légalité – et le principe de non-rétroactivité qui en découlait – devait s’appliquer
à l’exécution des peines. Dans une série d’arrêts du 29 mars 2012, la formation
plénière du Tribunal constitutionnel se prononça sur le bien-fondé de ces
recours.
48. Dans deux de ces arrêts (39/2012 et
57/2012), le Tribunal constitutionnel accorda l’amparo pour violation du droit à une protection juridictionnelle
effective (article 24 § 1 de la Constitution) et du droit à la
liberté (article 17 § 1 de la Constitution). Il considéra que les nouvelles
modalités d’imputation des remises de peine résultant du revirement
jurisprudentiel opéré par le Tribunal suprême en 2006 avaient remis en cause
des décisions judiciaires définitives rendues à l’égard des intéressés. Il
releva que l’Audiencia Nacional qui avait adopté les décisions en question
avait estimé que le code pénal de 1973 (qui prévoyait une durée maximale d’incarcération
de trente ans) était plus favorable pour les intéressés que le code pénal de
1995 (où cette limite est fixée à vingt-cinq ans) au motif que ceux-ci auraient
perdu leur droit aux remises de peine à partir de l’entrée en vigueur du code
pénal de 1995 si celui-ci leur avait été appliqué. Observant que l’Audiencia Nacional
était partie du principe selon lequel les remises de peine prévues par l’ancien
code devaient venir en déduction de la durée maximale d’incarcération (à savoir
trente ans), il jugea que ces décisions judiciaires définitives ne pouvaient
pas être modifiées par une nouvelle décision judiciaire appliquant une autre
méthode d’imputation. Il en conclut qu’il y avait eu violation du droit à la
protection juridictionnelle effective, et plus précisément du droit à ce que
les décisions judiciaires définitives ne soient pas remises en cause
(« droit à l’intangibilité des décisions judiciaires définitives » ou
principe de la force de la chose jugée). S’agissant du droit à la liberté, il
estima que, au regard du code pénal de 1973 et des modalités d’imputation des
remises de peine appliquées dans les décisions judiciaires précitées, les
intéressés avaient purgé leur peine, raison pour laquelle leur maintien en
détention après la date de libération proposée par le centre pénitentiaire
(conformément aux règles anciennement applicables) était dépourvu de base
légale. Dans ces deux décisions, il renvoya à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire
Grava c. Italie (no
43522/98, §§ 44-45, 10 juillet 2003).
49. Dans une troisième affaire (arrêt
62/2012), le Tribunal constitutionnel accorda l’amparo pour violation du droit à une protection juridictionnelle
effective (article 24 § 1 de la Constitution) au motif que, en modifiant la
date de libération définitive d’un détenu, l’Audiencia Nacional avait remis en cause
une décision judiciaire ferme et définitive qu’elle avait elle-même rendue
quelques jours auparavant.
50. Le Tribunal constitutionnel refusa
l’amparo
dans vingt-cinq affaires (arrêts 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 59, 61, 64, 65, 66, 67, 68 et 69/2012), au motif que
les décisions par lesquelles les juridictions ordinaires avaient fixé la date
de libération définitive des intéressés en se fondant sur le revirement
jurisprudentiel opéré en 2006 n’avaient pas remis en cause les décisions
définitives antérieures dont ils avaient fait l’objet. Celles-ci ne s’étaient
pas prononcées explicitement sur la question des modalités d’imputation des
remises de peine pour travail en détention, et cet élément n’avait été
déterminant quant au choix du code pénal applicable.
51. Tant dans ses arrêts rendus en
faveur des demandeurs que dans ses arrêts qui leur étaient défavorables, le
Tribunal constitutionnel rejeta le grief tiré de l’article 25 de la
Constitution (principe de légalité) au motif que la question de l’imputation
des remises de peine pour travail en détention relevait de l’exécution de la
peine et n’emportait en aucun cas application d’une peine plus lourde que celle
prévue par la loi pénale applicable ou dépassement de la durée maximale d’incarcération.
La haute juridiction renvoya à la jurisprudence de la Cour établissant une
distinction entre les mesures constituant une « peine » et les
mesures relatives à l’ « exécution » d’une peine aux fins de l’article
7 de la Convention (Hogben c. Royaume-Uni, no
11653/85, décision de la Commission du 3 mars 1986, Décisions et rapports (DR)
46, p. 231, Grava, précité, § 51, et Gurguchiani c. Espagne, no 16012/06, § 31, 15 décembre 2009).
52. Par exemple,
dans les passages de son arrêt 39/2012 consacrés au principe de légalité, le
Tribunal constitutionnel s’exprima ainsi :
« 3. (...) Il convient d’emblée
d’observer que la question sous examen ne relève pas du domaine du droit
fondamental consacré par l’article 25 § 1 de la Constitution – celui de l’interprétation
et de l’application des incriminations, de la qualification des faits établis
au regard de ces incriminations et de l’imposition des peines qui s’y attachent
(...) – mais du domaine de l’exécution d’une peine privative de liberté puisque
cette question porte sur l’imputation des remises de peine pour travail en
détention et que l’interprétation que nous sommes appelés à examiner ne peut
aboutir à l’accomplissement de peines plus lourdes que celles prévues par les
incriminations pénales appliquées ou au dépassement de la durée maximale d’incarcération
définie par la loi. Dans le même sens, et contrairement à ce que soutient le
ministère public, la Cour européenne des droits de l’homme estime elle aussi
que, même lorsqu’elles ont une incidence sur le droit à la liberté, les mesures
portant sur l’exécution de la peine – et non sur la peine elle-même – ne
relèvent pas du droit à la légalité pénale consacré par l’article 7 § 1 de la
Convention dès lors qu’elles n’ont pas pour effet d’alourdir la peine infligée
par rapport à celle prévue par la loi. Par un arrêt Grava c. Italie (§ 51) rendu le 10 juillet 2003, la Cour
européenne des droits de l’homme s’est prononcée en ce sens dans une affaire où
était en cause une remise de peine en citant mutatis mutandis Hogben c. Royaume-Uni
(no 11653/85, décision de la Commission du 3 mars 1986,
Décisions et rapports (DR) 46, pp. 231, 242, en matière de libération
conditionnelle). Plus récemment, dans l’arrêt qu’elle a rendu le 15 décembre
2009 en l’affaire Gurguchiani c. Espagne (§ 31), la Cour s’est
exprimée ainsi : « la Commission comme la Cour ont établi dans leur
jurisprudence une distinction entre une mesure constituant en substance une «
peine » et une mesure relative à l’«exécution » ou à l’«application » de
la « peine ». En conséquence, lorsque la nature et le but d’une mesure
concernent la remise d’une peine ou un changement dans le système de libération
conditionnelle, cette mesure ne fait pas partie intégrante de la «peine » au sens
de l’article 7 ».
Il convient également de
rejeter le grief de violation du droit à la légalité pénale (article 25 § 1 de
la Constitution) découlant – selon le requérant – de l’application rétroactive
de l’article 78 du code pénal de 1995 (dans son libellé initial et dans celui
résultant de la loi organique 7/2003), disposition par laquelle le législateur
a autorisé le juge ou le tribunal auteur de la condamnation à « décider
que les bénéfices pénitentiaires, les permissions de sortie, le classement au
troisième degré pénitentiaire et le calcul du temps pour l’obtention de la
libération conditionnelle s’appliquer[aient] à la totalité des peines
imposées » dans certaines situations de cumul de peines (article 78 §
1 du code pénal). Le législateur a imposé la prise en compte de la totalité des
peines infligées dans des situations de cumul de peines particulièrement
lourdes. Cette obligation connaît cependant certaines exceptions (article 78 §§
2 et 3 du code pénal actuellement en vigueur). Cela étant, les décisions
critiquées et la jurisprudence du Tribunal suprême qui s’y trouve invoquée n’ont
pas fait une application rétroactive de cette règle (laquelle n’est d’ailleurs
pas applicable aux remises de peine pour travail en détention, puisque
celles-ci ont été supprimées par le code pénal de 1995). Elles ont bien
appliqué les dispositions qui étaient en vigueur au moment de la commission des
faits pour lesquels le requérant a été condamné (articles 70.2 et 100 du code
pénal de 1973), mais en leur donnant une nouvelle interprétation qui, bien que
fondée sur la méthode de calcul expressément consacrée par l’article 78 du code
pénal de 1995, était selon elles possible au regard du libellé des articles 70.2
et 100 du code pénal de 1973. Dans ces conditions, si l’on s’en tient au
raisonnement suivi par les organes juridictionnels et aux règles applicables,
le grief du requérant manque de fondement factuel puisqu’il faut qu’une règle
de droit pénal ait été appliquée rétroactivement à des faits commis avant son
entrée en vigueur pour tomber sous le coup de l’interdiction de la
rétroactivité de la loi pénale plus sévère posée par l’article 25 § 1 de la
Constitution (...) »
À propos du droit à la liberté, le Tribunal
constitutionnel déclara notamment ce qui suit :
« 4. (...) Il ressort de
notre jurisprudence que les remises de peine pour travail en détention ont une
incidence directe sur le droit fondamental à la liberté garanti par l’article
17 § 1 de la Constitution, puisque la durée de la privation de
liberté dépend notamment de leur application au regard de l’article 100 du code
pénal de 1973 (...) Cette disposition prévoit que « le détenu bénéficiera,
aux fins de l’accomplissement de la peine qui lui a été infligée et après
approbation du juge de l’application des peines, d’une remise de peine d’un
jour pour deux jours de travail effectué » selon un décompte périodique
pratiqué par les juges d’application des peines sur proposition des centres
pénitentiaires, les remises de peine étant par la suite prises en compte, aux
fins de la purge de la peine, par la juridiction ayant prononcé la condamnation
(...)
Nous avons en outre déclaré
que les remises de peine pour travail en détention s’inscrivaient dans la ligne
de l’article 25 § 2 de la Constitution et qu’elles se rattachaient à la
finalité rééducative de la peine privative de liberté (...) Et s’il est
constant que l’article 25 § 2 ne consacre aucun droit fondamental susceptible d’amparo, cette
disposition édicte cependant une règle d’orientation de la politique pénale et
pénitentiaire à l’intention du législateur ainsi qu’un principe d’interprétation
des règles relatives au prononcé et à l’exécution des peines privatives de
liberté, règle et principe qui sont consacrés par la Constitution (...)
Par ailleurs, après avoir
relevé que le droit garanti par l’article 17 § 1 de la Constitution n’autorise
la privation de liberté que « dans les cas et les formes prévus par la
loi », nous avons conclu que l’on ne pouvait exclure que les modalités d’accomplissement
de la peine relatives au calcul de la durée de l’incarcération puissent porter
atteinte à ce droit en cas de non-respect des dispositions légales relatives à
l’accomplissement successif ou simultané de différentes peines qui auraient pu
donner lieu à une réduction de la durée de la détention du condamné, dès lors
que le non-respect de ces règles conduit à une prolongation irrégulière de la
détention et, par conséquent, de la privation de liberté (...) Dans le même
sens, la Cour européenne des droits de l’homme a elle aussi conclu à la
violation du droit à la liberté garanti par l’article 5 de la Convention dans
une affaire où était en cause l’accomplissement d’une peine d’emprisonnement d’une
durée supérieure « à celle qui était la sanction [que le condamné] aurait
dû subir selon le système juridique national et compte tenu des bénéfices
auxquels il avait droit. Son surplus d’emprisonnement ne saurait partant s’analyser
en une détention régulière aux sens de la Convention » (Grava c. Italie, CEDH 10 juillet
2003, § 45). »
Après avoir conclu à la violation du droit à une
protection juridictionnelle effective, le Tribunal constitutionnel s’exprima
dans les termes suivants concernant les conséquences de cette violation sous l’angle
du droit à la liberté :
« 8. Toutefois, nous ne pouvons
nous arrêter au seul constat de violation [de l’article 24 § 1 de la
Constitution] opéré ci-dessus. Nous devons en outre tenir compte des
conséquences de cette violation sous l’angle du droit à la liberté (article 17
§ 1 de la Constitution).
En effet, compte tenu de l’autorité
de la chose jugée qui s’attache à l’ordonnance du 28 mai 1997 adoptée par
l’organe juridictionnel responsable de l’application des peines (dont le rôle
consistait à déterminer comment et quand la peine devait s’accomplir et s’éteindre)
et de la situation juridique établie par la décision précitée en ce qui
concerne le décompte des remises de peine pour travail en détention, la peine a
été accomplie pendant des années selon les modalités prévues par l’ordonnance
en question : application de l’ancien code pénal et des règles régissant
les remises de peine pour travail en détention, selon lesquelles le condamné
devait bénéficier d’un jour de remise pour deux jours travaillés, et prise en
compte des jours de remise de peine à titre de période d’accomplissement
effectif de la peine devant être imputée sur la durée maximale d’incarcération
de trente ans résultant du cumul des peines. Cela s’est concrétisé par des
actes non équivoques de l’administration pénitentiaire, à savoir l’établissement
de tableaux de calculs où figurent les décomptes provisoires des peines –
décomptes retenant les remises de peine pour travail en détention et effectués
périodiquement par le juge d’application des peines sur proposition du centre
pénitentiaire, et en particulier un tableau du 25 janvier 2006 qui a servi de
base à la proposition de remise en liberté définitive du condamné à la date du
29 mars 2006 adressée à l’organe juridictionnel par le directeur du centre
pénitentiaire.
Il s’ensuit que, en
application de la législation en vigueur à l’époque de la commission du fait
délictueux et selon le décompte des remises de peine pour travail en détention
effectué conformément au critère ferme et intangible établi par l’organe
juridictionnel responsable de l’application des peines, le requérant avait déjà
purgé la peine qui lui avait été infligée. Partant, et bien que l’intéressé ait
été régulièrement privé de liberté, il a subi une privation de liberté en
dehors des cas prévus par la loi après avoir purgé sa peine dans les conditions
exposées ci-dessus, car la base légale qui la justifiait avait disparu. Il s’ensuit
que le surplus d’emprisonnement subi par le requérant s’analyse en une
privation de liberté dépourvue de base légale et attentatoire au droit
fondamental à la liberté garanti par l’article 17 § 1 de la Constitution (CEDH
10 juillet 2003, Grava c. Italie,
§§ 44 et 45).
Dans un État de droit, il n’est
pas admissible de prolonger la privation de liberté d’une personne qui a déjà
purgé sa peine. En conséquence, il incombe aux organes juridictionnels
ordinaires de prendre dans les plus brefs délais les mesures qui s’imposent
pour mettre un terme à la violation du droit fondamental à la liberté et
procéder à la libération immédiate du requérant. »
53. Les arrêts du Tribunal
constitutionnel donnèrent lieu à des opinions séparées – concordantes ou
dissidentes – de certains juges. Dans l’opinion dissidente qu’elle joignit à l’arrêt
40/2012, la juge A. Asua Batarrita
déclara que l’application de la nouvelle interprétation de la règle de calcul
de la durée de la peine à purger pendant la phase d’exécution de celle-ci
remettait en cause une situation juridique acquise et déjouait les prévisions
fondées sur l’interprétation constante des règles applicables. Elle rappela les
caractéristiques du dispositif des remises de peine institué par le code pénal
de 1973 et la distinction traditionnellement opérée entre la « durée
nominale » et la « durée réelle » de la peine, distinction prise
en compte par le juge lors de la fixation de la peine. Elle indiqua que les
remises de peine pour travail en détention se distinguaient des autres
« bénéfices pénitentiaires » tels que la libération conditionnelle.
En plus, l’octroi de ces remises ne relevait pas du pouvoir discrétionnaire du
juge car celui-ci n’était pas tenu par des critères tels que l’amélioration du
comportement du condamné ou l’appréciation de sa dangerosité. Elle en conclut
que les remises de peine pour travail en détention étaient d’application
obligatoire selon la loi. Elle déclara que, au regard du code pénal de 1973, le
principe de légalité devait s’appliquer non seulement aux délits mais aussi aux
conséquences répressives découlant de leur commission, c’est-à-dire à la limite
nominale des peines à purger et à leur limite effective après déduction des
remises de peine pour travail en détention prévues à l’article 100 du code
pénal de 1973. Relevant que les limites établies à l’article 70.2 du code pénal
de 1973 combinées avec les remises de peine pour travail en détention avaient
pour effet de ramener la durée maximale nominale de la peine (trente ans) à une
durée d’accomplissement effectif plus courte (vingt ans), sauf en cas de
mauvaise conduite ou de tentative d’évasion, elle jugea que la « doctrine Parot » avait établi une distinction artificielle
entre « peine » (pena) et « peine à purger » (condena) qui n’avait aucune base
dans le code pénal, et qu’elle avait subordonné l’application de la limite de
trente ans à une nouvelle condition non prévue par l’article 70.2 du code
pénal de 1973, selon laquelle l’accomplissement de la peine pendant cette
période devait se faire « dans un établissement pénitentiaire »,
écartant ainsi l’application des règles sur les remises de peine pour travail
en détention. Elle estima que cela revenait à infliger une peine nominale à
purger de quarante-cinq ans (c’est-à-dire trente ans d’emprisonnement effectif
plus quinze ans correspondant au travail effectué en détention).
Elle considéra que ni les arguments téléologiques
ni les considérations de politique criminelle à l’origine de la « doctrine
Parot » ne pouvaient justifier un tel revirement
de jurisprudence sur l’interprétation d’une loi – le code pénal de 1973 –
abrogée depuis plus de dix ans. Au vu de l’ensemble de ces considérations, elle
conclut que l’interprétation à laquelle le Tribunal suprême s’était livré dans
son arrêt de 2006 était imprévisible et qu’il y avait eu violation des articles
25 § 1 (principe de légalité), 17 § 1 (droit à la liberté) et 24 § 1 (droit à
une protection juridictionnelle effective) de la Constitution.
54. Dans l’opinion concordante qu’il
joignit à l’arrêt 39/2012, le juge P. Pérez Tremps
se référa à la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 de la Convention
et en particulier à l’exigence de prévisibilité de la loi (M. c. Allemagne, no 19359/04, § 90, CEDH 2009). Il
précisa que cette exigence devait s’appliquer à la durée réelle et effective de
la privation de liberté. Ayant relevé que la législation interprétée par le
Tribunal suprême – le code pénal de 1973 – n’était plus en vigueur en 2006 et
qu’elle ne pouvait déployer ses effets que dans la mesure où elle bénéficiait
aux personnes condamnées, il en conclut qu’un revirement jurisprudentiel
inopiné et imprévisible ne pouvait se concilier avec le droit à la liberté. Par
ailleurs, il déclara douter que des dispositions législatives qui ne
prévoyaient pas explicitement le mode de calcul des remises de peines et
faisaient l’objet de deux interprétations diamétralement opposées satisfassent
à l’exigence de qualité de la loi.
55. Dans l’opinion dissidente qu’il
joignit à l’arrêt 41/2012, le juge E. Gay Montalvo
déclara que l’application des articles 70.2 et 100 du code pénal de 1973
conformément à la « doctrine Parot » avait
conduit à l’imposition d’une peine dépassant la limite maximale de trente ans,
les jours de privation effective de liberté s’ajoutant à ceux que la loi
réputait purgés pour d’autres motifs. Il en conclut qu’il y avait eu violation
du principe de la légalité pénale d’une part et, d’autre part, du droit à la
liberté en raison de la prolongation non prévue par la loi de la détention de l’intéressé.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE
LA CONVENTION
56. La requérante allègue que l’application
à ses yeux rétroactive d’un revirement de jurisprudence opéré par le Tribunal
suprême après sa condamnation a prolongé sa détention de près de neuf ans, au
mépris de l’article 7 de la Convention. Cette disposition est ainsi
libellée :
« 1. Nul ne
peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été
commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou
international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui
était applicable au moment où l’infraction a été commise.
2. Le présent
article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne
coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise,
était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les
nations civilisées. »
A. Arrêt de la
chambre
57. Dans
son arrêt du 10 juillet 2012, la chambre a conclu à la violation de l’article
7 de la Convention.
58. Elle s’est
prononcée ainsi après avoir relevé, en premier lieu, que si les dispositions du code pénal de 1973
applicables aux remises de peine et à la durée maximale de la peine à purger –
fixée par l’article 70 de ce texte à trente ans d’emprisonnement – présentaient une certaine
ambigüité, les autorités pénitentiaires et les tribunaux espagnols avaient pour pratique de
considérer cette durée maximale d’incarcération comme une nouvelle peine
autonome sur laquelle devaient être imputés les bénéfices pénitentiaires tels que les remises de peine pour travail en détention.
Elle en a conclu que, aux moments de la commission des faits poursuivis et de l’adoption
de la décision de cumul et plafonnement des peines prononcées contre la
requérante (à savoir le 30 novembre 2000), le droit espagnol pertinent, y compris jurisprudentiel,
était dans son ensemble assez précis pour raisonnablement
permettre à l’intéressée de prévoir la portée de la peine qui lui avait été
infligée et les modalités de son exécution
(paragraphe 55 de l’arrêt de la chambre, avec référence a contrario à l’arrêt Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, §
150, CEDH 2008).
59. La chambre a observé, en deuxième
lieu, que dans le cas de la requérante, la nouvelle interprétation que le
Tribunal suprême avait donnée en 2006 des modalités d’imputation des remises de
peine avait abouti à prolonger rétroactivement de près de neuf ans la peine à
purger par l’intéressée, les remises de peine pour
travail en détention dont elle aurait pu bénéficier étant devenues inopérantes. Dans ces conditions, elle a jugé que cette mesure
ne concernait pas seulement l’exécution de la peine infligée à la requérante, mais qu’elle avait aussi un impact
décisif sur la portée de la « peine » au sens de l’article 7 (paragraphe 59 de l’arrêt de la
chambre).
60. La chambre a noté, en troisième
lieu, que le revirement jurisprudentiel opéré par le Tribunal suprême ne
découlait pas d’une jurisprudence antérieure, et que le Gouvernement avait
lui-même admis que la pratique pénitentiaire
et judiciaire préexistante allait dans le sens le plus favorable à la
requérante. Elle a précisé que ce revirement était intervenu après l’entrée en
vigueur du nouveau code pénal de 1995, qui avait supprimé le dispositif des
remises de peine pour travail en détention et établi de nouvelles règles – plus
rigoureuses – pour l’application des bénéfices pénitentiaires s’agissant des
détenus condamnés à plusieurs peines d’emprisonnement de longue durée. À cet
égard, elle a souligné que les juridictions internes ne pouvaient appliquer rétroactivement et au détriment
des personnes concernées la politique criminelle des changements législatifs
intervenus après la commission de l’infraction (paragraphe 62 de l’arrêt de la
chambre). Elle en a conclu que, à l’époque des faits et au moment de l’adoption
de la décision portant cumul et plafonnement de toutes les peines prononcées à
l’encontre de l’intéressée, il était difficile – voire impossible – pour
celle-ci de prévoir que les modalités d’imputation des remises de peine
feraient l’objet en 2006 d’un revirement de jurisprudence opéré par le Tribunal suprême, que ce revirement lui serait
appliqué, et que la durée de son incarcération s’en trouverait notablement prolongée (paragraphe 63 de l’arrêt de la
chambre).
B. Thèses des
parties devant la Grande Chambre
1. Thèse de la
requérante
61. La requérante soutient que la durée
maximale de son incarcération – à savoir trente ans – telle que fixée
par la décision de cumul et plafonnement des peines adoptée le 30 novembre
2000 s’analysait en une nouvelle peine résultant du cumul de celles-ci et/ou en
la fixation finale de sa peine. Elle déclare souscrire à la conclusion de la
chambre selon laquelle, pendant qu’elle purgeait sa peine d’emprisonnement,
elle pouvait légitimement espérer, au regard de la pratique existante, que les
remises de peine accordées en contrepartie du travail qu’elle effectuait en
détention depuis 1987 seraient déduites de la durée maximale de trente ans d’incarcération.
62. Dans ces conditions, la requérante
estime que l’application dans son affaire du revirement de jurisprudence opéré
par l’arrêt 197/2006 du Tribunal suprême équivaut à l’imposition rétroactive d’une
peine supplémentaire qui ne saurait s’analyser en une simple mesure d’exécution
de la peine. Elle considère que, par l’effet de ce revirement, la peine de
trente ans fixée par la décision du 30 novembre 2000 qui lui a été
notifiée le même jour a cessé d’être considérée comme une nouvelle peine
autonome et/ou comme la peine définitive et que les diverses peines qu’elle s’était
vu infliger entre 1988 et 2000 (d’une durée totale de plus de trois mille ans d’emprisonnement)
à l’issue des huit procès dirigés contre elle ont été d’une certaine manière
rétablies. Elle allègue que, en imputant les remises de peine sur chacune des
peines prononcées prise isolément, les tribunaux espagnols l’ont privée du
bénéfice des remises de peine accordées et ont prolongé de neuf ans la durée de
son incarcération. Ce faisant, les juridictions en question n’auraient pas
simplement altéré les règles applicables aux remises de peine, mais auraient de
surcroît redéfini et/ou modifié notablement la « peine » qui lui
avait été notifiée.
63. Le revirement de jurisprudence
opéré par le Tribunal suprême dans son arrêt 197/2006 n’aurait pas été
raisonnablement prévisible au regard de la pratique et de la jurisprudence
antérieures, et aurait privé les remises de peine pour travail en détention
prévues par l’ancien code pénal de 1973 de tout effet utile pour les personnes
se trouvant dans une situation analogue à celle de la requérante. L’arrêt en
question aurait conduit à appliquer à l’intéressée la politique criminelle
ayant inspiré le nouveau code pénal de 1995 en dépit de la volonté des auteurs
de ce texte de maintenir le dispositif de remises de peine instauré par le code
pénal 1973 au profit des personnes condamnées sur le fondement de celui-ci .
64. À titre subsidiaire, force serait
de constater qu’à l’époque de la commission des faits poursuivis, le droit
espagnol n’était pas formulé avec suffisamment de précision pour
raisonnablement permettre à la requérante de discerner la portée de la peine
infligée et les modalités d’exécution de celle-ci (Kafkaris, précité, § 150).
En effet, le code pénal de 1973 aurait été ambigu en ce qu’il ne précisait pas
si la durée maximale d’incarcération de trente ans constituait une nouvelle
peine autonome, si les peines prononcées subsistaient après leur cumul, et sur
quelle peine devaient être imputées les remises de peine accordées. L’arrêt
197/2006 n’aurait pas conduit à éclaircir la question de la fixation de la
peine, le Tribunal suprême n’ayant pas expressément infirmé son ordonnance du
25 mai 1990 d’après laquelle le cumul des peines prévu par l’article 70.2 du
code pénal de 1973 constituait une modalité de détermination de la peine.
Du reste, si l’ordonnance en question était
demeurée en vigueur, l’Audiencia Nacional aurait dû choisir entre plusieurs peines
potentiellement applicables aux fins de l’imputation des remises de peine, à
savoir la peine de trente ans ou les peines prononcées prises isolément.
Conformément à la jurisprudence Scoppola c. Italie (no
2) ([GC], no 10249/03, 17
septembre 2009), l’Audiencia Nacional aurait été tenue d’appliquer la loi pénale la
plus douce au regard des circonstances particulières de l’affaire.
65. Par ailleurs, la distinction entre
la peine et l’exécution de celle-ci ne serait pas toujours nette en pratique.
Il incomberait au gouvernement qui s’en prévaut de démontrer qu’elle trouve à s’appliquer
dans telle ou telle affaire, notamment lorsque le manque de netteté de cette
distinction résulte de la manière dont l’État a rédigé ou appliqué ses lois. Il
conviendrait de distinguer la présente affaire d’autres affaires portant sur
des mesures discrétionnaires de libération anticipée ou des mesures qui n’emportent
pas une redéfinition de la peine (Hogben [c. Royaume-Uni,
no 11653/85, décision de la Commission du 3 mars 1986, Décisions et
rapports 46, p. 231], Hosein c. Royaume-Uni,
no 26293/95, décision de la Commission du 28 février 1996, non
publiée, Grava [c. Italie, no 43522/98, 10 juillet 2003], Uttley c. Royaume-Uni, (déc.), no 36946/03,
29 novembre 2005). Subsidiairement, du point de vue de la qualité de la
loi, la présente affaire se rapprocherait de l’affaire Kafkaris en ce qu’elle ferait
apparaître une incertitude quant à la portée et à la teneur de la peine,
incertitude due en partie à la manière dont les règles relatives aux remises de
peine ont été interprétées et appliquées. En tout état de cause, il
ressortirait de l’arrêt Kafkaris
que l’exigence de qualité de la loi s’applique tant à la portée de la peine qu’aux
modalités de son exécution, notamment lorsque la substance et l’exécution de la
peine sont étroitement liées.
66. Enfin, quant à la valeur de la
jurisprudence en matière pénale, à supposer même qu’il soit légitime de
modifier la jurisprudence des tribunaux pour répondre aux évolutions sociales,
le Gouvernement n’aurait pas justifié des raisons pour lesquelles le revirement
litigieux devait s’appliquer rétroactivement. En tout état de cause, ni le
Gouvernement ni les tribunaux n’auraient déclaré que l’application du
revirement jurisprudentiel de 2006 à la requérante répondait aux
« nouvelles réalités sociales ».
2. Thèse du
Gouvernement
67. Le Gouvernement rappelle que la
requérante appartient à l’organisation criminelle ETA et qu’elle a participé à
de nombreux attentats terroristes de 1982 jusqu’à sa détention en 1987. Il
ajoute que, pour ces crimes, l’intéressée a été condamnée entre 1988 et 2000 à
des peines d’une durée totale de plus de trois mille ans d’emprisonnement pour vingt-trois
assassinats, cinquante-sept tentatives d’assassinat et d’autres
infractions. Il avance que les divers jugements de condamnation dont la
requérante a fait l’objet ont été prononcés sur le fondement du code pénal de
1973 en vigueur à l’époque de la commission des faits délictueux, qui
définissait très clairement les infractions et les peines dont elles étaient
passibles. Il précise que cinq de ces jugements de condamnation et la décision
de cumul et plafonnement des peines adoptée le 30 novembre 2000 avaient
fait expressément savoir à la requérante que, en application de l’article 70.2 du
code pénal, la durée totale de la peine d’emprisonnement qu’elle devrait purger
serait de trente ans. Par ailleurs, il fait observer que, au 15 février 2001,
date de la décision de l’Audiencia Nacional fixant au 27 juin 2017 le terme de la peine à
purger par la requérante, celle-ci avait déjà obtenu des remises de peine de
plus de quatre ans en contrepartie du travail effectué en détention. L’intéressée
aurait acquiescé à la date de libération fixée par l’Audiencia Nacional faute d’avoir fait
appel de cette décision.
68. Il ressortirait de manière
parfaitement claire du code pénal de 1973 que la durée maximale d’accomplissement
de trente ans ne s’analysait pas en une nouvelle peine mais en une mesure de
plafonnement des peines prononcées s’exécutant successivement suivant l’ordre
de leur gravité respective, celles-ci devenant caduques pour le surplus. L’opération
de cumul et de plafonnement des peines aurait eu pour seul but de fixer un
terme à la durée d’exécution des différentes peines prononcées à l’issue des
diverses procédures. Par ailleurs, pour ce qui est des remises de peine pour
travail en détention, l’article 100 du code pénal de 1973 indiquerait tout
aussi clairement qu’elles devaient être imputées sur la « peine imposée »,
c’est-à-dire sur chacune des peines imposées jusqu’à ce que soit atteinte la
limite maximale d’accomplissement.
69. S’il est constant que, avant l’adoption
de l’arrêt 197/2006 du Tribunal suprême, les centres pénitentiaires et les
tribunaux espagnols avaient pour pratique d’imputer les remises de peines pour
travail en détention sur la limite maximale de trente ans, cette pratique se
rapporterait non pas à la détermination de la peine, mais à son exécution. Par
ailleurs, cette pratique ne trouverait aucun appui dans la jurisprudence du
Tribunal suprême en l’absence de principe établi sur la question des modalités
d’imputation des remises de peine pour travail en détention. L’arrêt isolé
rendu par la haute juridiction en 1994 sur ce point ne suffirait pas à faire
jurisprudence d’après le droit espagnol. Le Tribunal suprême n’aurait fixé sa
jurisprudence en la matière qu’à partir de l’arrêt 197/2006 adopté par sa
chambre criminelle. En outre, cette jurisprudence aurait été approuvée par la
formation plénière du Tribunal constitutionnel dans plusieurs arrêts rendus le
29 mars 2012 comportant de nombreuses références à la jurisprudence de la Cour
relative à la distinction entre « peine » et « exécution »
de la peine.
70. La chambre aurait considéré à tort
que l’application de la « doctrine Parot »
privait les remises de peine pour travail en détention accordées aux personnes
condamnées sur le fondement de l’ancien code pénal de 1973 de tout effet utile.
Les remises de peine continueraient à être imputées sur chaque peine prononcée
prise isolément jusqu’à ce que soit atteinte la durée maximale d’accomplissement.
La limite de trente ans ne serait atteinte avant que les remises de peine pour
travail en détention accordées aient une incidence sur une fraction importante
des peines prononcées que dans le cas des crimes les plus graves, parmi
lesquels figurent ceux commis par la requérante. De la même manière, la chambre
aurait jugé à tort que le Tribunal suprême avait appliqué rétroactivement la
politique ayant inspiré les réformes législatives intervenues en 1995 et 2003. À
cet égard, force serait de constater que les réformes en question ne font
aucunement état des modalités d’imputation des remises de peine pour travail en
détention, supprimées par le code pénal de 1995. Si la politique pénale à l’origine
de la loi de 2003 avait été appliquée rétroactivement, la durée maximale d’emprisonnement
à purger par la requérante aurait été de quarante ans.
71. Dans son arrêt, la chambre se
serait écartée de la jurisprudence de la Cour portant sur la distinction à
opérer entre les mesures constituant une « peine » et les mesures
relatives à l’« exécution » d’une peine. Conformément à cette
jurisprudence, une mesure ayant pour but la remise d’une peine ou un changement
dans le système de libération conditionnelle ne ferait pas partie intégrante de
la « peine » au sens de l’article 7 (Grava, précité, § 51, Uttley, décision précitée,
et Kafkaris, précité, § 142 ; voir également Hogben, décision
précitée). Dans l’affaire Kafkaris, la Cour
aurait admis qu’une réforme de la législation pénitentiaire appliquée
rétroactivement et excluant les condamnés à la réclusion à perpétuité du
bénéfice éventuel des remises de peine pour travail en détention concernait l’exécution
de la peine et non la peine imposée (§ 151). Dans la présente affaire, le droit
pénitentiaire n’aurait pas été modifié. L’arrêt 197/2006 du Tribunal suprême
relatif aux modalités d’imputation des remises de peine pour travail en
détention aurait eu pour seul effet d’empêcher que la date de libération de la
requérante ne soit avancée de neuf ans, non de prolonger la peine prononcée
contre celle-ci.
72. La présente affaire se distinguerait de
celles se rapportant manifestement à la peine et non à l’exécution de celle-ci
(Scoppola, précité,
Gurguchiani [c.
Espagne, no 16012/06, 15 décembre 2009, et M. c. Allemagne [no
19359/04, CEDH 2009]). La mesure litigieuse aurait trait aux remises de peine
ou au « régime de libération anticipée », non à la durée maximale d’accomplissement
des peines prononcées, qui n’aurait pas été modifiée. Les remises de peine pour
travail en détention ne poursuivraient pas les objectifs caractérisant la sanction
pénale, mais feraient partie des mesures d’accomplissement de celle-ci en ce qu’elles
autoriseraient la libération anticipée du détenu concerné avant qu’il ait purgé
les peines prononcées contre lui pour autant qu’il ait fait preuve de sa
volonté de réinsertion sociale par le travail ou l’accomplissement d’autres
activités rémunérées. Dans ces conditions, les remises de peine pour travail en
détention ne sauraient passer pour des mesures imposées à la suite d’une
condamnation pour une « infraction pénale », car elles seraient
plutôt des mesures se rapportant au comportement du détenu au cours de l’exécution
de sa peine. Par ailleurs, elles ne présenteraient aucune
« sévérité » car elles opéreraient toujours en faveur du détenu
concerné, leur application ne pouvant conduire qu’à avancer la date de remise
en liberté de celui-ci.
73. L’arrêt de la chambre irait à l’encontre
de la jurisprudence de la Cour relative à la question de savoir dans quelle
mesure un délinquant doit pouvoir prévoir, au moment de la commission des
faits, la durée exacte de son emprisonnement. Les remises de peine pour travail
en détention étant de nature purement pénitentiaire, on ne saurait reprocher au
Tribunal suprême de s’être écarté de la pratique antérieurement suivie en
matière d’imputation des remises de peine, le revirement opéré par la haute
juridiction n’ayant eu aucune incidence sur les droits garantis par l’article
7. La Cour n’aurait jamais déclaré que l’exigence de prévisibilité s’étendait à
la durée exacte de la peine à purger après décompte des bénéfices
pénitentiaires, des remises de peine, des éventuelles grâces ou de tout autre
élément se rattachant à l’exécution de la peine. Ces éléments seraient
impossibles à prévoir et à calculer ex ante.
74. Enfin, les implications de l’arrêt
de la chambre seraient contestables en ce qu’elles remettraient en cause la
valeur et la fonction que la Cour aurait elle-même attribuées à la
jurisprudence en matière pénale et pénitentiaire (Streletz, Kessler et Krenz
c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 50,
CEDH 2001‑II). La chambre aurait considéré qu’un arrêt isolé rendu en
1994, erroné bien que consacré par une pratique administrative, devait
prévaloir sur une jurisprudence établie par le Tribunal suprême puis confirmée
par le Tribunal constitutionnel, alors pourtant que celle-ci serait plus
respectueuse du texte de la loi en vigueur au moment des faits. Or une
interprétation judiciaire plus respectueuse de la lettre de la loi applicable
ne saurait par principe être qualifiée d’imprévisible.
C. Observations
du tiers intervenant
75. La Commission internationale de
juristes rappelle que le principe de légalité des délits et des peines consacré
par l’article 7 de la Convention ainsi que par d’autres instruments
internationaux est un élément essentiel de la prééminence du droit. Elle avance
que, conformément à ce principe, ainsi qu’à l’objet et au but de l’article 7
qui interdisent tout arbitraire dans l’application du droit, les notions
autonomes de « loi » et de « peine » doivent recevoir une
interprétation suffisamment large pour faire échec à l’application rétroactive
déguisée d’une loi pénale ou d’une peine au détriment d’un condamné. Elle soutient
que lorsque des modifications apportées à la loi ou à l’interprétation de
celle-ci entraînent la remise en cause d’une peine ou d’une remise de peine
impliquant une réévaluation importante de la peine dans un sens qui n’était pas
prévisible au moment du prononcé de la peine initiale et qui est préjudiciable
au condamné et à ses droits conventionnels, ces modifications portent par
nature sur le contenu de la peine et non sur la procédure ou les modalités d’exécution
de celle-ci, de sorte qu’elles tombent sous le coup de l’interdiction de la
rétroactivité. La Commission internationale de juristes plaide que certaines
normes qualifiées dans les ordres juridiques internes de règles de procédure
pénale ou de règles d’exécution des peines ont des incidences importantes,
imprévisibles et préjudiciables aux droits individuels et que, eu égard à leur
nature, elles sont assimilables ou équivalentes à une loi pénale ou à une peine
à effet rétroactif. Pour cette raison, l’interdiction de la rétroactivité
devrait s’appliquer à de telles normes.
76. À l’appui de sa thèse selon
laquelle le principe de non-rétroactivité doit s’appliquer aux règles
procédurales ou d’exécution des peines affectant de manière importante les
droits de l’accusé ou du condamné, la Commission internationale de juristes
fait état de plusieurs éléments de droit international et de droit comparé
(statuts et règlements de procédure des cours pénales internationales,
législation et jurisprudence portugaises, françaises et néerlandaises).
D. Appréciation
de la Cour
1. Principes
se dégageant de la jurisprudence de la Cour
a) Nullum crimen, nulla poena sine
lege
77. La garantie que consacre l’article
7
78. L’article 7 de la Convention ne se borne pas à
prohiber l’application rétroactive
du droit pénal au désavantage de l’accusé (voir, en ce qui concerne l’application
rétroactive d’une peine, Welch c. Royaume-Uni, 9 février 1995, §
36, série A no 307‑A, Jamil
c. France, 8 juin 1995, § 35, série A no 317‑B, Ecer et Zeyrek c.
Turquie, nos 29295/95 et 29363/95, § 36, CEDH 2001‑II, et Mihai Toma c. Roumanie, no 1051/06, §§ 26-31, 24 janvier 2012). Il consacre aussi, de manière plus générale, le
principe de la légalité des délits et des peines – « nullum
crimen, nulla poena sine lege » – (Kokkinakis
c. Grèce
79. Il s’ensuit que la loi doit définir
clairement les infractions et les peines qui les répriment. Cette condition se
trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir
80. La tâche qui incombe à la Cour est
donc, notamment, de s’assurer que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a
donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition
légale rendant l’acte punissable et que la peine imposée n’a pas excédé les
limites fixées par cette disposition (Coëme et autres, précité,
§ 145, et Achour
c. France [GC], no 67335/01, § 43, CEDH 2006‑IV).
b) Notion de « peine » et
portée de la peine
81. La notion de « peine »
contenue dans l’article 7 § 1 de la Convention possède, comme celles de
« droits et obligations de caractère civil » et d’« accusation
en matière pénale » figurant à l’article 6 § 1, une portée autonome. Pour
rendre effective la protection offerte par l’article 7
82. Le libellé de l’article 7 §
1
83. Dans leur jurisprudence, la
Commission européenne des droits de l’homme comme la Cour ont établi une
distinction entre une mesure constituant en substance une « peine »
et une mesure relative à l’« exécution » ou à l’« application »
de la peine. Il résulte de cette jurisprudence que, lorsque la nature et le but
d’une mesure concernent la remise d’une peine ou un changement dans le système
de libération conditionnelle, cette mesure ne fait pas partie intégrante de la
« peine » au sens de l’article 7 (voir, entre autres, Hogben, décision
précitée, Hosein, décision précitée, L.-G.R.
c. Suède, no 27032/95, décision de la Commission du
15 janvier 1997, non publiée, Grava,
précité, § 51, Uttley,
décision précitée, Kafkaris,
précité, § 142, Monne c. France (déc.), no
39420/06, 1er avril 2008, M. c. Allemagne,
précité, § 121, Giza c. Pologne (déc.), no 1997/11, § 31, 23 octobre
2012). Ainsi la Cour a-t-elle considéré, dans l’affaire Uttley, que des modifications apportées au
régime de la libération conditionnelle après la condamnation du requérant n’avaient
pas été « infligées » à celui-ci, mais faisaient partie du
régime général applicable aux détenus, ajoutant que, loin d’être répressive, la
« mesure » litigieuse visait par sa nature et sa finalité à permettre
la libération anticipée, raison pour laquelle elle ne pouvait être considérée
comme étant en soi « sévère ». La Cour a donc estimé que l’application
au requérant des modifications apportées au régime de la libération
conditionnelle ne faisait pas partie de la « peine » infligée à l’intéressé.
84. Dans l’affaire Kafkaris, où des modifications apportées à la législation pénitentiaire avaient
exclu du bénéfice des remises de peine tous les condamnés à la réclusion à
perpétuité – parmi lesquels figurait le requérant, la Cour a estimé que ces
modifications portaient sur l’exécution de la peine et non sur la peine imposée
à l’intéressé, laquelle demeurait celle de l’emprisonnement à vie. Elle a
précisé que, même si le changement apporté à la législation pénitentiaire et
aux conditions de libération avait pu rendre l’emprisonnement du requérant plus
rigoureux, il ne pouvait passer pour une mesure imposant une
« peine » plus forte que celle infligée par la juridiction de
jugement. Elle a rappelé à ce propos que les questions relatives à l’existence,
aux modalités d’exécution ainsi qu’aux justifications d’un régime de libération
relevaient du pouvoir reconnu aux États parties à la Convention de décider de
leur politique criminelle (Achour,
précité, § 44, et Kafkaris, précité, § 151).
85. Toutefois, la Cour a aussi reconnu
que la distinction entre une mesure constituant une « peine » et une
mesure relative à l’ « exécution » d’une peine n’était pas
toujours nette en pratique (Kafkaris, § 142, Gurguchiani, § 31, et M.
c. Allemagne, § 121, tous précités). Dans l’affaire Kafkaris, elle a admis que la manière dont le
règlement pénitentiaire concernant les modalités d’exécution des peines avait
été compris et appliqué par rapport à la peine perpétuelle que le requérant
purgeait allait au-delà de la simple exécution. En effet, alors que la
juridiction de jugement avait condamné le requérant à la réclusion à perpétuité
pour le reste de sa vie, le règlement pénitentiaire précisait que cette peine s’entendait
d’un emprisonnement pour une durée de vingt ans, les autorités pénitentiaires
envisageant d’ailleurs la remise de la peine perpétuelle sur cette base. La
Cour a estimé que « la distinction entre la portée d’une peine perpétuelle
et les modalités de son exécution n’apparaissait donc pas d’emblée » (§
148).
86. Dans l’affaire Gurguchiani, la Cour a estimé que le remplacement d’une peine d’emprisonnement
– pendant la procédure d’exécution de celle‑ci
– par une expulsion assortie d’une interdiction du territoire pour une durée de
dix ans constituait une peine au même titre que celle fixée lors de la
condamnation de l’intéressé.
87. Dans l’affaire M. c. Allemagne, la Cour a considéré que la prolongation de la
détention de sûreté du requérant par les tribunaux de l’exécution des peines,
en vertu d’une loi entrée en vigueur après que le requérant eut commis l’infraction,
devait s’analyser en une peine supplémentaire prononcée contre lui
rétroactivement.
88. La Cour tient à souligner que le
terme « infligé » figurant à la seconde phrase de l’article 7 § 1 ne
saurait être interprété comme excluant du champ d’application de cette
disposition toutes les mesures pouvant intervenir après le prononcé de la
peine. Elle rappelle à cet égard qu’il est d’une importance cruciale que la
Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les
garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires (Hirsi Jamaa et autres
c. Italie [GC], no 27765/09, § 175, CEDH 2012, et
Scoppola, précité, § 104).
89. Au vu de ce qui précède, la Cour n’exclut
pas que des mesures prises par le législateur, des autorités administratives ou
des juridictions après le prononcé d’une peine définitive ou pendant l’exécution
de celle-ci puissent conduire à une redéfinition ou à une modification de la
portée de la « peine » infligée par le juge qui l’a prononcée. En
pareil cas, la Cour estime que les mesures en question doivent tomber sous le
coup de l’interdiction de la rétroactivité des peines consacrée par l’article
7 § 1 in fine de la Convention.
S’il en allait différemment, les États seraient libres d’adopter – par exemple en
modifiant la loi ou en réinterprétant des règles établies – des mesures qui
redéfiniraient rétroactivement et au détriment du condamné la portée de la
peine infligée, alors même que celui-ci ne pouvait le prévoir au moment de la
commission de l’infraction ou du prononcé de la peine. Dans de telles
conditions, l’article 7 § 1 se verrait privé d’effet utile pour les
condamnés dont la portée de la peine aurait été modifiée a posteriori, et à leur
détriment. La Cour précise que pareilles modifications doivent être distinguées
de celles qui peuvent être apportées aux modalités d’exécution de la peine,
lesquelles ne relèvent pas du champ d’application de l’article 7 § 1 in fine.
90. Pour se prononcer sur la question
de savoir si une mesure prise pendant l’exécution d’une peine porte uniquement
sur les modalités d’exécution de celle-ci ou en affecte au contraire la portée,
la Cour doit rechercher au cas par cas ce que la « peine » infligée
impliquait réellement en droit interne à l’époque considérée ou, en d’autres
termes, quelle en était la nature intrinsèque. Ce faisant, elle doit notamment
avoir égard au droit interne dans son ensemble et à la manière dont il était
appliqué à cette époque (Kafkaris,
précité, § 145).
c) Prévisibilité de la loi pénale
91. La
notion de « droit » (« law »)
utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans
d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant
législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives,
entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (Kokkinakis, précité,
§§ 40-41, Cantoni, précité, § 29, Coëme et autres, précité, § 145, et E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 51, 7 février 2002). Ces conditions qualitatives doivent être
remplies tant pour la définition d’une infraction que pour la peine que
celle-ci implique.
92. En raison même du caractère général
des lois, le libellé de celles-ci ne peut pas présenter une précision absolue.
L’une des techniques-types de réglementation consiste à recourir à des
catégories générales plutôt qu’à des listes exhaustives. Aussi beaucoup de lois
se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues
dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Kokkinakis,
précité, § 40, et Cantoni,
précité, § 31). Dès lors, dans quelque système juridique que ce soit, aussi
clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, y compris une
disposition de droit pénal, il existe inévitablement un élément d’interprétation
judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux
changements de situation. En outre, la certitude, bien que hautement
souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or, le droit
doit savoir s’adapter aux changements de situation (Kafkaris, précité, § 141).
93. La fonction de décision confiée aux
juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister
quant à l’interprétation des normes (ibidem).
D’ailleurs, il est solidement établi dans la tradition juridique des États
parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit,
contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29,
série A no 176‑A). On ne saurait interpréter l’article 7
de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la
responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre,
à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et
raisonnablement prévisible (S.W. c. Royaume-Uni, précité, § 36, et C.R. c. Royaume-Uni,
précité, § 34, Streletz, Kessler et Krenz, précité,
§ 50, K.-H.W. c. Allemagne [GC],
no 37201/97, § 85, 22 mars 2001, Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 71, CEDH 2008, et Kononov c. Lettonie [GC], no
36376/04, § 185, CEDH 2010). L’absence d’une interprétation
jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible peut même conduire à
un constat de violation de l’article 7 à l’égard d’un accusé (voir, pour ce qui
est des éléments constitutifs de l’infraction, Pessino c. France, no 40403/02, §§ 35-36, 10 octobre 2006, et Dragotoniu et Militaru-Pidhorni c. Roumanie, nos 77193/01 et
77196/01, §§ 43-44, 24 mai 2007 ; voir, pour ce qui est de la peine, Alimuçaj c. Albanie, no 20134/05, §§ 154-162, 7 février 2012). S’il en allait
autrement, l’objet et le but de cette
disposition – qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, condamnations
ou sanctions arbitraires – seraient méconnus.
2. Application
des principes précités en l’espèce
94. La Cour relève d’emblée que la
reconnaissance de la culpabilité de la requérante pour les infractions pénales
commises par celle-ci et les diverses peines d’emprisonnement auxquelles elle a
été condamnée avaient pour base légale le code pénal de 1973, loi pénale
applicable à l’époque de la commission des faits délictueux (1982-1987), ce que
l’intéressée n’a pas contesté.
95. La Cour observe que l’argumentation
des parties porte essentiellement sur le calcul de la durée totale de la peine
à purger par la requérante en application, d’une part, des règles de cumul et
plafonnement des peines, et d’autre part, du dispositif des remises de peine
pour travail en détention prévus par le code pénal de 1973. La Cour note à cet
égard que, par une décision adoptée le 30 novembre 2000 sur le fondement de l’article
988 de la loi de procédure pénale et de l’article 70.2 du code pénal de 1973
a) Sur la portée de la peine infligée
96. En l’espèce, la Cour est appelée à
rechercher ce que la « peine » infligée à la requérante impliquait en
droit interne, en particulier sur la base du texte de la loi combiné avec la
jurisprudence interprétative dont il s’accompagnait. Ce faisant, elle doit avoir
égard aussi au droit interne dans son ensemble et à la manière dont il était
appliqué à cette époque (Kafkaris
97. Il est constant que, selon l’article 70.2
du code pénal de 1973 applicable à l’époque de la commission des faits
délictueux, la durée maximale de trente ans d’emprisonnement correspondait à la
durée maximale de la peine à purger (condena) applicable en cas d’infractions connexes
(paragraphe 24 ci-dessus). La notion de « peine à purger » (condena) semblait
donc se distinguer de la notion de « peines » (penas) prononcées ou imposées dans
les différents jugements de condamnation. Par ailleurs, l’article 100 du code
pénal de 1973 relatif aux remises de peine pour travail en détention disposait
que, aux fins de l’accomplissement de la « peine imposée », les
détenus pourraient bénéficier d’une remise de peine d’un jour pour deux jours
de travail effectué (paragraphe 24 ci-dessus). Cet article ne comportait toutefois
aucune règle spécifique d’imputation des remises de peine en cas d’application
de la règle de cumul et de plafonnement des peines prononcées prévue par l’article
70.2 du code pénal, situation où se trouvait la requérante dont les
trois mille ans d’emprisonnement avaient été ramenés à trente ans en
application de ce texte. La Cour observe que ce n’est que lors de l’élaboration
de l’article 78 du nouveau code pénal de 1995 que le législateur a expressément
prévu, en ce qui concerne l’application des bénéfices pénitentiaires, qu’il
pourrait être tenu compte, dans des cas exceptionnels, de la durée totale des
peines imposées et non de la durée maximale de la peine à purger fixée par la
loi (paragraphe 32 ci-dessus).
98. La Cour doit aussi avoir égard à la
jurisprudence et à la pratique interprétative auxquelles ont donné lieu les
dispositions pertinentes du code pénal de 1973. Elle constate
99. À l’instar de la chambre, la Grande
Chambre estime qu’en dépit des ambiguïtés des dispositions pertinentes du code
pénal de 1973 et du fait que le Tribunal suprême n’ait commencé à les dissiper
qu’en 1994, il est constant que les autorités pénitentiaires et judiciaires
espagnoles avaient pour pratique de considérer la peine à purger (condena)
résultant de la durée maximale de trente ans d’emprisonnement établie à l’article
70.2 du code pénal de 1973 comme une peine nouvelle et autonome sur laquelle
devaient être imputés certains bénéfices pénitentiaires tels que les remises de
peine pour travail en détention.
100. Au regard de cette pratique, la
requérante a pu croire, pendant qu’elle purgeait sa peine d’emprisonnement – et
en particulier après la décision de cumul et plafonnement des peines prise le
30 novembre 2000 par l’Audiencia Nacional –, que la peine infligée était celle résultant
de la durée maximale de trente ans dont il fallait encore déduire les remises
de peine à accorder pour travail en détention. D’ailleurs, dans le dernier
jugement de condamnation – en date du 8 mai 2000 – qu’elle a prononcé avant l’adoption
de la décision de cumul, l’Audiencia Nacional avait tenu compte de la durée maximale de la
peine à purger prévue par le code pénal de 1973, combinée avec le dispositif de
remises de peine pour travail en détention instauré par l’article 100 du même
code, pour déterminer lequel de celui-ci (en vigueur à l’époque des faits) ou
du code pénal de 1995 était le plus favorable à la requérante (paragraphe 11
ci-dessus). Dans ces circonstances,
contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le fait que la requérante n’ait
pas attaqué la décision du 15 février 2001 par laquelle l’Audiencia Nacional avait fixé au 27 juin
2017 le terme de la peine qu’elle devrait purger (liquidación de condena), ne saurait être
déterminant, car cette décision ne prenait pas en compte les remises de peine
déjà accordées et n’avait donc pas pour objet de statuer sur la méthode d’imputation
de celles-ci par rapport à la peine à purger.
101. La Cour relève en outre que les
remises de peine pour travail en détention étaient expressément prévues par une
disposition légale (l’article 100 du code pénal de 1973), et non par des normes
de nature réglementaire (comparer avec Kafkaris, précité). Qui plus est, c’est dans le même code
que le législateur avait édicté les peines et prévu des remises de peine. La
Cour observe par ailleurs que ces remises de peine donnaient lieu à une
importante réduction de la durée de la peine à purger – pouvant représenter
jusqu’à un tiers de la durée totale de celle-ci – et non, contrairement à la
libération conditionnelle, à un simple allégement ou aménagement de ses conditions
d’exécution (voir, par exemple, Hogben, décision précitée, Uttley, décision précitée ;
voir, dans ce sens, l’opinion dissidente de la juge A. Asua
Batarrita jointe à l’arrêt 40/2012 du Tribunal
constitutionnel, paragraphe 53 ci-dessus). Après déduction des remises de peine
pour travail en détention périodiquement validées par le juge de l’application
des peines (Juez de Vigilancia Penitenciaria), la peine était totalement et
définitivement purgée à la date de remise en liberté approuvée par la juridiction
ayant prononcé la condamnation. Par ailleurs, contrairement à d’autres
bénéfices ayant une incidence sur l’exécution de la peine, le droit aux remises
de peine pour travail en détention n’était pas subordonné à une appréciation
discrétionnaire du juge de l’application des peines : celui-ci fixait les
remises de peine en se bornant à appliquer la loi, sur la base de propositions
faites par les centres pénitentiaires, sans être tenu par des critères tels que
la dangerosité du détenu ou les perspectives de réinsertion de celui-ci (paragraphe
53 ci-dessus ; comparer avec Boulois c. Luxembourg [GC],
no 37575/04, §§
98-99, CEDH
2012, et Macedo da Costa c. Luxembourg (déc.),
no 26619/07, 5 juin 2012). À
cet égard, il convient de noter que l’article 100 du code pénal de 1973
prévoyait une réduction automatique et obligatoire de la durée de la peine en
contrepartie du travail effectué en détention, sauf dans deux hypothèses bien
précises : lorsque la personne condamnée se soustrayait ou tentait de se
soustraire à l’exécution de la peine
102. La Cour juge aussi significatif
que, tout en supprimant le dispositif de remises de peine pour travail en
détention pour les futurs condamnés, le code pénal de 1995 ait autorisé par ses
dispositions transitoires les personnes condamnées sur le fondement de l’ancien
code pénal de 1973 – telles que la requérante – à continuer à bénéficier de ce
régime dans la mesure où il leur était favorable (paragraphe 30 ci-dessus). En
revanche, elle note que la loi no 7/2003 a durci les conditions d’octroi
de la libération conditionnelle, y compris pour les personnes déjà condamnées
avant son entrée en vigueur (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour en déduit que,
en choisissant de maintenir les effets des règles relatives aux remises de
peine pour travail en détention à titre transitoire et aux fins de la
détermination de la loi pénale la plus douce, le législateur espagnol a
considéré que ces règles faisaient partie des dispositions de droit pénal
matériel, c’est-à-dire de celles qui ont une incidence sur la fixation de la
peine elle-même et non pas uniquement sur son exécution.
103. Au vu de ce qui précède, la Grande
Chambre estime, à l’instar de la chambre, qu’à l’époque où la requérante a
commis les infractions poursuivies et au moment de l’adoption de la décision de
cumul et plafonnement, le droit espagnol pertinent pris dans son ensemble – y
compris le droit jurisprudentiel – était formulé avec suffisamment de précision
pour permettre à la requérante de discerner, à un degré raisonnable dans les
circonstances de la cause, la portée de la peine infligée au regard de la durée
maximale de trente ans résultant de l’article 70.2 du code pénal de 1973 et du
dispositif de remises de peine pour travail en détention prévu par l’article
100 du même texte (voir a contrario, Kafkaris, précité, § 150). La peine infligée
à la requérante équivalait donc à une durée maximale de trente ans d’emprisonnement,
étant entendu que les remises de peine pour travail en détention devaient être
imputées sur cette peine.
b) Sur la question de savoir si l’application
de la « doctrine Parot » à la requérante a
modifié les seules modalités d’exécution de la peine ou si elle a modifié la
portée de celle-ci
104. La Cour doit maintenant rechercher
si l’application de la « doctrine Parot » à la requérante portait uniquement sur les
modalités d’exécution de la peine infligée ou si elle en a au contraire affecté
la portée. Elle note que, par ses décisions des 19 mai et 23 juin 2008, le
tribunal ayant condamné la requérante – c’est-à-dire l’Audiencia Nacional – a rejeté la
proposition de fixer au 2 juillet 2008 la date de remise en liberté définitive
de la requérante que lui avait faite le centre pénitentiaire après avoir appliqué
l’ancienne méthode d’imputation des remises de peine (paragraphes 17-18 et 20 ci‑dessus). S’appuyant sur la « doctrine Parot » issue
de l’arrêt 197/2006 rendu par le Tribunal suprême le 28 février 2006 – soit
bien après la commission des faits poursuivis et l’adoption de la décision de
cumul et plafonnement des peines –, l’Audiencia
Nacional a reporté cette date au 27 juin
2017 (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour note que, dans son arrêt 197/2006, le
Tribunal suprême s’est écarté de l’interprétation qu’il avait adoptée dans un
précédent arrêt de 1994 (paragraphe 40 ci-dessus). À cet égard, elle relève que
la majorité du Tribunal suprême a considéré que la nouvelle règle consistant à
imputer les remises de peine pour travail en détention sur chacune des peines
prononcées – et non plus sur la peine maximale à purger de trente ans – était
plus conforme au libellé même des dispositions du code pénal de 1973
105. Si la Cour admet aisément que les
juridictions internes sont mieux placées qu’elle pour interpréter et appliquer
le droit national
106. La Cour relève par ailleurs que le
calcul des remises de peine pour travail en détention octroyées à la requérante
– c’est-à-dire le nombre de jours travaillés en détention et le nombre de jours
déductibles – n’a jamais fait débat. Fixée par l’administration pénitentiaire,
la durée de ces remises de peine – 3 282 jours au total – a été acceptée
par toutes les juridictions ayant connu de l’affaire. Ainsi, dans sa décision
par laquelle elle a fait application de la « doctrine Parot »
établie par le Tribunal suprême, l’Audiencia
Nacional n’a pas modifié le quantum des remises de peine pour travail en détention accordées à
la requérante. Cette décision ne portait donc pas sur la question de savoir si
la requérante méritait des remises de peine pour travail en détention, eu égard
par exemple à son comportement ou à des circonstances liées à l’exécution de la
peine. L’objet de la décision était de déterminer l’élément de la sanction sur
lequel ces remises devaient être imputées.
107. La Cour constate que l’application
de la « doctrine Parot » à la situation de
la requérante a privé de tout effet utile les remises de peine pour travail en
détention auxquelles celle-ci avait droit en application de la loi et de
décisions définitives rendues par des juges de l’application des peines. En d’autres
termes
108. Dans ces conditions, bien que la
Cour souscrive à la thèse du Gouvernement selon laquelle les modalités d’octroi
des bénéfices pénitentiaires en tant que telles ne relèvent pas du champ d’application
de l’article 7
109. Eu égard à ce qui précède et à la
lumière du droit espagnol pris dans son ensemble
110. La mesure litigieuse tombe donc dans
le champ d’application de la dernière phrase de l’article 7 § 1 de la
Convention.
c) Sur la question de savoir si la « doctrine
Parot » était raisonnablement prévisible
111. La Cour relève que
l’Audiencia Nacional
a appliqué la nouvelle règle d’imputation des remises de peine pour travail
en détention issue de la « doctrine Parot »
en lieu et place de celle qui était en vigueur au moment de la commission des
infractions et de la condamnation, opération qui a provoqué la perte pour la
requérante de toute possibilité réelle de bénéficier des remises de peine
auxquelles elle avait pourtant droit en application de la loi.
112. Cette modification du système d’imputation
des remises de peine est le résultat d’un revirement de jurisprudence opéré par
le Tribunal suprême, et non pas d’une modification de la loi par le
législateur. Dans ces conditions, il reste à déterminer si la nouvelle
interprétation des dispositions pertinentes du code pénal de 1973, adoptée bien
après la commission des faits poursuivis et les condamnations – et même après
la décision de cumul et plafonnement des peines prise le 30 novembre 2000
– était raisonnablement prévisible par l’intéressée, c’est-à-dire si elle pouvait
passer pour poursuivre une tendance perceptible dans l’évolution de la
jurisprudence (S.W. c. Royaume-Uni,
précité, § 43, et C.R. c. Royaume-Uni,
précité, § 41). Pour cela, la Cour doit rechercher si la requérante pouvait s’attendre,
au moment où ont été prononcées ses condamnations et encore au moment où elle a
reçu notification de la décision de cumul et plafonnement des peines, au besoin
après avoir recouru à des conseils éclairés, à ce que la peine infligée puisse se
transformer en une peine de trente ans d’emprisonnement effectif, sans
déduction des remises de peine pour travail en détention prévues par l’article
100 du code pénal de 1973.
Ce faisant, la Cour doit avoir égard au droit
applicable à cette époque, notamment à la pratique jurisprudentielle et administrative
antérieure à la « doctrine Parot » issue de
l’arrêt rendu par le Tribunal suprême le 28 février 2006. À cet égard
113. En outre, le Gouvernement admet lui-même
que, selon la pratique pénitentiaire et judiciaire antérieure à la
« doctrine Parot », les remises de peine
pour travail en détention étaient imputées sur la durée maximale de trente ans
d’emprisonnement, et cela bien que la première décision du Tribunal suprême sur
cette question n’ait été rendue qu’en 1994.
114. Par ailleurs, la Cour attache de l’importance
au fait que le Tribunal suprême n’ait opéré le revirement de jurisprudence
litigieux qu’en 2006, dix ans après l’abrogation de la loi sur laquelle
celui-ci portait. Ce faisant, le Tribunal suprême a donné une nouvelle
interprétation aux dispositions d’une loi qui n’était en soi plus en vigueur, à
savoir le code pénal de 1973, abrogé par le code pénal de 1995. De plus, comme
indiqué ci-dessus (paragraphe 102), en adoptant les dispositions transitoires
du code pénal de 1995, le législateur visait à maintenir les effets du
dispositif des remises de peine pour travail en détention instauré par le code
pénal de 1973 à l’égard des personnes condamnées sur le fondement de ce texte –
comme l’a été la requérante – précisément pour se conformer aux règles interdisant
la rétroactivité de la loi plus sévère en matière pénale. Or, la nouvelle
interprétation du Tribunal suprême, qui a privé de tout effet utile le bénéfice
des remises de peine déjà accordées, a abouti en pratique à annuler les effets
de ce dispositif au détriment de la requérante et d’autres personnes se
trouvant dans une situation comparable.
115. Au demeurant, la Cour ne saurait
souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’interprétation du
Tribunal suprême était prévisible en ce qu’elle était plus conforme à la lettre
des dispositions du code pénal de 1973. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour
tâche de déterminer quelle est l’interprétation correcte de ces dispositions en
droit interne, mais d’établir si la nouvelle interprétation qui en a été donnée
était raisonnablement prévisible par la requérante au regard du
« droit » applicable à l’époque pertinente. Ce « droit», au sens
matériel que revêt ce terme dans la Convention et qui inclut aussi le droit non
écrit ou jurisprudentiel, avait été appliqué de manière constante par les
autorités pénitentiaires et judiciaires pendant de nombreuses années, jusqu’au
revirement jurisprudentiel opéré par la « doctrine Parot ».
À la différence des interprétations judiciaires qui étaient en cause dans les
affaires S.W c. Royaume-Uni et C.R. c. Royaume-Uni, précitées, le
revirement litigieux ne s’analyse pas en une interprétation de la loi pénale se
bornant à poursuivre une tendance perceptible dans l’évolution de la
jurisprudence.
116. La Cour estime enfin que les
considérations de politique criminelle sur lesquelles s’est appuyé le Tribunal
suprême ne sauraient suffire à justifier un tel revirement de jurisprudence. Si
la Cour reconnaît que le Tribunal suprême n’a pas fait une application
rétroactive de la loi no 7/2003 portant modification du code pénal
de 1995, il n’en demeure pas moins que les motifs de l’arrêt du Tribunal
suprême font apparaître un objectif qui était le même que celui de la loi
précitée. La Cour rappelle que cette loi visait à garantir l’exécution
intégrale et effective de la peine maximale à purger par les personnes
condamnées à de longues peines d’emprisonnement (paragraphe 33 ci-dessus). À
cet égard, si la Cour admet que les États sont libres de modifier leur
politique criminelle, notamment en renforçant la répression des crimes et
délits (Achour, précité, § 44), il n’en
reste pas moins qu’ils doivent respecter ce faisant les règles énoncées à l’article
7 (Maktouf et Damjanović c.
Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 75, CEDH
2013). Sur ce point, la Cour rappelle que l’article 7 de la
Convention prohibe de manière absolue l’application rétroactive du droit pénal
lorsqu’elle s’opère au détriment de l’intéressé.
117. À la lumière de tout
ce qui précède
118. Il s’ensuit qu’il y a eu violation
de l’article 7 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
5 § 1 DE LA CONVENTION
119. La requérante allègue que, depuis le 3 juillet 2008,
elle est maintenue en détention au mépris des exigences de
« régularité » et de respect des « voies légales ». Elle invoque l’article 5 de la Convention
« 1. Toute
personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa
liberté
a) s’il est détenu
régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
(...) »
A. Arrêt de la
chambre
120. Dans son arrêt, la chambre a
estimé, eu égard aux considérations l’ayant conduite à conclure à la violation
de l’article 7 de la Convention, que la requérante n’avait pu raisonnablement
prévoir à l’époque des faits que la durée effective de sa privation de liberté
serait prolongée de près de neuf ans et que les modalités d’imputation des
remises de peine feraient l’objet d’un revirement jurisprudentiel qui lui
serait appliqué de façon rétroactive. La chambre en a déduit que, depuis le 3
juillet 2008, le maintien en détention de l’intéressée n’était pas
« régulier » et contrevenait donc à l’article 5 § 1 de la Convention
(paragraphe 75 de l’arrêt).
B. Thèses des
parties devant la Grande Chambre
1. Thèse de la
requérante
121. La requérante soutient que l’article
5 § 1 de la Convention pose lui aussi des exigences de qualité de la loi et que
celles-ci commandent qu’une loi nationale autorisant une privation de liberté
soit suffisamment précise et prévisible dans son application. Par ailleurs,
elle avance que l’article 5 s’applique au droit pour un condamné de bénéficier
d’une remise en liberté anticipée dès lors que les dispositions instituant ce
droit ne le subordonnent pas à une appréciation discrétionnaire mais s’appliquent
à toute personne remplissant les conditions fixées par la loi pour en
bénéficier (Grava, précité, §§
31-46), indépendamment de la question de savoir si cette mesure relève de la
peine ou de l’exécution de la peine au regard de l’article 7. Elle plaide que
la prolongation de la peine et/ou de la durée effective de la peine n’était pas
raisonnablement prévisible et, à titre subsidiaire, que la substance de la
peine infligée et/ou les modalités d’exécution de celle-ci et/ou sa durée
effective ne l’étaient pas davantage.
2. Thèse du
Gouvernement
122. Le Gouvernement estime que l’arrêt
de la chambre s’écarte de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 de
la Convention, en particulier des arrêts Kafkaris et M. c. Allemagne,
précités. Selon lui, il existe dans la présente affaire un lien de causalité
parfait entre les peines infligées pour les crimes graves et nombreux commis
par la requérante et la durée pendant laquelle elle a été privée de liberté.
Les jugements de condamnation eux-mêmes auraient précisé que l’intéressée
allait devoir purger trente ans d’emprisonnement, de même que la décision de
cumul et plafonnement des peines prise en 2000 et la décision de 2001 ayant
fixé au 27 juin 2017 la date de remise en liberté de la requérante.
C. Appréciation
de la Cour
1. Principes
se dégageant de la jurisprudence de la Cour
123. Les alinéas a) à f) de l’article 5
§ 1 de la Convention renferment une liste exhaustive des motifs autorisant la
privation de liberté ; une privation de liberté n’est donc pas régulière
si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (M. c. Allemagne, précité, § 86). L’article 5 §1 a) permet de
détenir quelqu’un « régulièrement après condamnation par un tribunal
compétent ». Par « condamnation » au sens de l’article 5 § 1 a),
il faut entendre, eu égard au texte français, à la fois une déclaration de
culpabilité, consécutive à l’établissement légal d’une infraction (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 100,
série A no 39), et l’infliction d’une peine ou autre mesure
privative de liberté (Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 35, série A
no 50).
124. Par ailleurs, le mot
« après » figurant à l’alinéa a) n’implique pas un simple ordre
chronologique de succession entre « condamnation » et
« détention » : la seconde doit en outre résulter de la première
125. Il est bien établi dans la
jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 que toute privation de
liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas
a) à f) mais aussi être « régulière ». En matière de
« régularité » d’une détention
126. La Cour rappelle enfin que même si
l’article 5 § 1 a) de la Convention ne garantit pas, en soi, le droit pour un
condamné de bénéficier de façon anticipée d’une remise en liberté
conditionnelle ou définitive (Kalan c.
Turquie (déc.)
2. Application
des principes précités en l’espèce
127. La Cour observe à titre
préliminaire que, comme la requérante le souligne à juste titre, la distinction
opérée sur le terrain de l’article 7 de la Convention entre la
« peine » et l’« exécution » de la peine n’est pas
déterminante dans le contexte de l’article 5 § 1 a). Des mesures relatives à l’exécution
de la peine ou aux bénéfices pénitentiaires peuvent avoir une incidence sur le
droit à la liberté garanti par l’article 5 § 1, puisque la durée effective de
la privation de liberté d’un condamné dépend notamment de leur application
(voir, par exemple, Grava, précité,
§§ 45 et 51, et, en ce qui concerne le transfèrement de condamnés entre États, Szabó c. Suède (déc.), no
28578/03, 27 juin 2006). Si l’article 7 s’applique à la « peine »
telle qu’elle est infligée par le juge prononçant la condamnation, l’article 5
s’applique à la détention qui en résulte.
128. En l’espèce, la Cour ne doute
nullement que la requérante ait été condamnée
129. La Cour relève que, à l’issue de
huit procès distincts, l’Audiencia Nacional a reconnu la requérante coupable de plusieurs
infractions liées à des attentats terroristes. Pour ces faits, en application
du code pénal en vigueur à l’époque de leur commission, l’intéressée a été
condamnée à des peines privatives de liberté d’une durée totale de plus de
trois mille ans (paragraphes 11-12 ci-dessus). Or, dans la plupart des
jugements de condamnation prononcés par l’Audiencia
Nacional ainsi que dans sa décision de cumul et
plafonnement des peines en date du 30 novembre 2000
130. La Cour doit toutefois se pencher
sur la question de savoir si la « loi » autorisant la privation de
liberté de la requérante au-delà du 2 juillet 2008 était suffisamment
prévisible dans son application. L’exigence de prévisibilité doit être examinée
au regard de la « loi » en vigueur au moment de la condamnation
initiale et pendant toute la durée de la détention après condamnation. À la
lumière des considérations qui l’ont conduite à conclure à la violation de l’article
7 de la Convention
131. La Cour constate que l’application
de ce revirement jurisprudentiel à la situation de la requérante a conduit à un
report de près de neuf ans de la date de remise en liberté de l’intéressée.
Celle-ci a donc purgé une peine d’emprisonnement d’une durée supérieure à celle
qui était la sanction qu’elle aurait dû subir selon le système juridique
national en vigueur lors de sa condamnation, compte tenu des remises de peine
qui lui avaient déjà été accordées conformément à la loi (voir, mutatis mutandis, Grava, précité,
§ 45).
132. La Cour conclut que, depuis le 3
juillet 2008, la requérante fait l’objet d’une détention non « régulière »,
en violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
III. SUR L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
133. Les passages pertinents de l’article 46 de la
Convention se lisent ainsi :
« 1. Les Hautes Parties
contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans
les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt
définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.
(...) »
A. Arrêt de la
chambre
134. La chambre a estimé, eu égard aux
circonstances particulières de l’affaire et au besoin urgent de mettre fin à la
violation des articles 7 et 5 § 1 de la Convention, qu’il incombait à l’État
défendeur d’assurer la remise en liberté de la requérante dans les plus brefs
délais (paragraphe 83 de l’arrêt).
B. Thèses des
parties devant la Grande Chambre
1. Thèse de la
requérante
135. La requérante soutient que le fait
que la Cour n’ait jamais usé dans une affaire similaire de la faculté qu’elle
se reconnaît à titre exceptionnel d’indiquer des mesures individuelles n’est
pas pertinent. L’intéressée avance que la Cour est habilitée à indiquer les
mesures à prendre et qu’elle peut décider, lorsque la nature même de la violation
« n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures
susceptibles d’y remédier », de n’indiquer qu’une seule mesure
individuelle. Elle reproche aussi au Gouvernement de ne pas avoir indiqué quels
remèdes autres que la remise en liberté seraient disponibles si la Cour devait
conclure à la violation des articles 5 et 7 de la Convention.
2. Thèse du
Gouvernement
136. Le Gouvernement soutient que dans
des affaires similaires où était en cause l’application rétroactive de
changements législatifs impliquant une prolongation de la détention d’une
personne condamnée, la Cour n’a jamais fait usage de la faculté qu’elle se
reconnaît à titre exceptionnel d’indiquer des mesures individuelles d’exécution
de l’arrêt rendu par elle (M. c. Allemagne,
précité). À cet égard, il fait observer que, bien qu’elle ait conclu dans l’arrêt
Kafkaris
(précité) à la violation de l’article 7 faute pour la législation de satisfaire
aux exigences voulues, la Cour n’a donné aucune indication concernant la remise
en liberté du requérant, qui était incarcéré au moment du prononcé de l’arrêt (Kafkaris c. Chypre (déc.), no
9644/09, 21 juin 2011).
C. Appréciation
de la Cour
137. En vertu de l’article 46 de la
Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux
arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont
parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces
arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation, l’État
défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les
sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41,
mais aussi de prendre des mesures individuelles et/ou, le cas échéant,
générales dans son ordre juridique interne, afin de mettre un terme à la
violation constatée par la Cour et d’en effacer les conséquences, l’objectif
étant de placer le requérant, autant que possible, dans une situation
équivalente à celle dans laquelle il se serait trouvé s’il n’y avait pas eu
manquement aux exigences de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos
39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, Verein gegen Tierfabriken
Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02,
§ 85, CEDH 2009, et Scoppola,
précité, § 147).
138. Certes, l’État défendeur reste
libre en principe, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les
moyens de s’acquitter de ses obligations au titre de l’article 46 § 1 de la
Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions
contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta, précité,
§ 249). Toutefois, dans certaines situations particulières, pour aider l’État
défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour peut
chercher à indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, qui
pourraient être prises pour mettre un terme à la situation ayant donné lieu à
un constat de violation (Broniowski c. Pologne [GC], no
31443/96, § 194, CEDH 2004‑V, et Stanev
c. Bulgarie [GC], no 36760/06, §§ 255-258, CEDH 2012).
Parfois même, lorsque la nature de la violation constatée n’offre pas
réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y
remédier, la Cour peut décider d’indiquer une seule mesure individuelle (Assanidzé c. Géorgie [GC], no
71503/01, §§ 202-203, CEDH 2004‑II, Alexanian c. Russie, no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre
2008, et Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, §§ 176-177, 22 avril 2010).
139. La Grande Chambre souscrit à la conclusion de la
chambre et estime que la présente espèce appartient à cette dernière catégorie
d’affaires. Eu égard aux circonstances particulières de l’espèce et au besoin
urgent de mettre fin aux violations constatées de la Convention, elle estime qu’il
incombe à l’État défendeur d’assurer la remise en liberté de la requérante dans
les plus brefs délais.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA
CONVENTION
140. Aux termes de l’article 41 de la
Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a
eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de
la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
141. La requérante sollicite une
indemnité pour le dommage moral dont elle se dit victime ainsi que le
remboursement des frais et dépens exposés. Le Gouvernement conteste la demande
formulée au titre du dommage moral.
A. Arrêt de la
chambre
142. Dans son arrêt, la chambre a
octroyé à la requérante 30 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Elle lui
a accordé 1 500 EUR au titre des frais et dépens exposés pour les besoins
de la procédure suivie devant elle.
B. Thèses des
parties devant la Grande Chambre
1. Thèse de la
requérante
143. La requérante réclame 60 000 EUR au
titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi, ainsi que le remboursement des
frais et dépens exposés pour les besoins de la procédure suivie devant la
Grande Chambre, en sus de ceux déjà accordés par la chambre. Elle ne présente
aucun justificatif pour les frais et dépens afférents à la procédure devant la
Grande Chambre.
2. Thèse du
Gouvernement
144. Le Gouvernement estime que l’on ne
comprendrait guère que la Cour alloue une réparation à une personne condamnée
pour des faits aussi meurtriers que ceux commis par la requérante, qui a été
déclarée coupable à l’issue de procédures judiciaires répondant à toutes les
exigences d’un procès équitable. À cet égard, il fait valoir que, dans l’arrêt Kafkaris c. Chypre [GC], no
21906/04, CEDH 2008, la Cour a considéré que le constat de violation de l’article
7 représentait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage
moral subi, « eu égard à l’ensemble des circonstances ».
C. Appréciation
de la Cour
1. Dommage moral
145. La Cour admet avoir considéré, dans l’arrêt
Kafkaris,
que le constat de violation représentait en soi une satisfaction équitable
suffisante pour le dommage moral subi. Cela étant, elle rappelle avoir jugé,
dans l’arrêt en question, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 1,
et que son constat de violation de l’article 7 se rapportait uniquement à la
qualité de la loi. Il en va autrement en l’espèce, où la Cour vient de conclure
que le maintien en détention de la requérante après le 2 juillet 2008 constitue
une violation de l’article 5 § 1, et que l’intéressée doit subir une
peine plus forte que celle qui lui a été infligée, au mépris de l’article 7 de
la Convention (voir, mutatis mutandis, M.
c. Allemagne, no
19359/07, § 141, CEDH 2009). Cette situation n’a pu manquer de causer à la
requérante un dommage moral que ne sauraient réparer ces seuls constats de
violation.
146. Eu égard à l’ensemble des
circonstances de la cause et statuant en équité, la Cour alloue à la requérante
30 000 EUR de ce chef.
2. Frais et
dépens
147. Selon la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans
la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le
caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96,
§ 54, CEDH 2000‑XI).
148. La Grande Chambre rappelle que la
requérante s’est vu accorder 1 500 EUR pour les frais et dépens afférents
à la procédure suivie devant la chambre. L’intéressée n’ayant pas présenté de
justificatifs des frais et dépens exposés pour les besoins de la procédure
suivie devant la Grande Chambre (comparer avec Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 193, CEDH 2010), il
convient de lui allouer 1 500 EUR pour l’ensemble des frais et dépens.
3. Intérêts
moratoires
149. La Cour juge approprié de calquer
le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES
MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il
y a eu violation de l’article 7 de la Convention ;
2. Dit, à l’unanimité, que, depuis le 3
juillet 2008, la requérante fait l’objet d’une détention non
« régulière » en violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par seize voix contre une, qu’il
incombe à l’État défendeur d’assurer la remise en liberté de la requérante dans
les plus brefs délais ;
4. Dit, par dix voix contre sept, que l’État
défendeur doit verser à la requérante
5. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur
doit verser à la requérante, dans les trois mois, 1 500 EUR (mille cinq
cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la
requérante, pour frais et dépens ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’à compter de l’expiration
dudit délai de trois mois et jusqu’au versement
7. Rejette, à l’unanimité, la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais
Michael O’Boyle Dean
Spielmann
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint
– opinion concordante du juge Nicolaou ;
– opinion partiellement dissidente commune
aux juges Villiger, Steiner,
Power‑Forde, Lemmens et Griţco
;
– opinion partiellement dissidente commune
aux juges Mahoney et Vehabović;
– opinion partiellement dissidente du
juge Mahoney.
D.S.
M.O.’B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE NICOLAOU
(Traduction)
1. J’ai voté avec la majorité sur toutes
les questions que pose la présente affaire. Toutefois, si je conclus – comme la
majorité – à la violation de l’article 7 de la Convention, je me fonde
pour cela sur un raisonnement partiellement différent de celui de la majorité.
Cette différence d’analyse n’est pas sans incidences sur les motifs qui m’ont
conduit à la conclusion à laquelle je suis parvenu sur le grief tiré de l’article
5 § 1.
2. Les principaux éléments entrant selon
moi en ligne de compte pour l’appréciation du grief tiré de l’article 7 peuvent
être brièvement exposés. À l’issue de huit procès distincts, dont le premier s’est
conclu le 18 décembre 1988 et le dernier le 8 mai 1990, la requérante a
été reconnue coupable de nombreux crimes, extrêmement graves pour certains,
commis à l’occasion d’activités terroristes menées pendant les années 1982 –
1987. Pour ces faits, l’intéressée a été condamnée à de multiples peines d’emprisonnement,
se voyant notamment infliger de très nombreuses peines de trente ans pour
meurtre. Si elle avait dû exécuter successivement chacune de ces peines, elle
aurait dû être maintenue en détention plus de trois mille ans.
3. Chaque ordre juridique national réglemente
à sa manière la question que pose l’exécution des peines multiples qui peuvent
être prononcées à l’issue d’un même procès ou de procès distincts. Il est
évidemment nécessaire de déterminer comment ces peines doivent être exécutées.
Doivent-elles être purgées successivement, ou simultanément, faut-il prévoir un
plafonnement de leur durée ? Les règles d’exécution des peines doivent
prendre en compte les objectifs d’intérêt général que poursuit l’application de
la loi pénale – notamment la protection de la vie – tout en laissant place à la
justice et à l’humanité. Et lorsque la réclusion à perpétuité est prévue par
la loi, des règles ménageant un équilibre entre les intérêts en jeu doivent
être instaurées.
4. Quel que soit le régime mis en place
par l’ordre juridique interne considéré, les principes et la jurisprudence de
la Cour exigent qu’il soit ménagé une distinction entre, d’une part, les
dispositions relatives aux peines prévues par la loi en vigueur au moment de la
commission des infractions – dispositions qui doivent toujours être lues à la
lumière d’une éventuelle loi pénale plus douce ultérieure puisque l’article 7
interdit que la peine effective dépasse la peine maximale telle que fixée par cette
dernière loi (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03,
17 septembre 2009) – et, d’autre part, les dispositions qui régissent les
modalités d’application ou d’exécution des peines après condamnation,
principalement celles qui gouvernent les remises de peine. Mais l’on sait que
la distinction entre deux notions n’est pas toujours nette (Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 142, CEDH
2008). En pareil cas, il est d’autant plus nécessaire de déterminer où il
convient de tracer la frontière entre l’une et l’autre notion, et d’en
expliquer les raisons. Il faudra également établir une autre distinction, sur
laquelle je reviendrai plus tard.
5. À l’époque de la commission des
crimes ici en cause, les faits relevaient du code pénal de 1973, notamment de son
article 70.2. Les tribunaux interprétaient l’article en question comme
disposant en premier lieu que, quelle que fût leur durée totale, les années d’emprisonnement
imposées devaient être converties en une durée maximale d’emprisonnement à
purger de trente ans et, en second lieu, que cette durée maximale constituait
la seule base pertinente aux fins de l’application du dispositif de remises de
peine. Selon l’article 100 du même code (tel que modifié par la loi no 8/1983),
les détenus avaient droit à un jour de remise de peine pour deux jours
travaillés en détention. Ce droit était certes subordonné à l’approbation du
juge de l’application des peines, mais celle-ci était acquise aux détenus dès
lors qu’ils n’avaient pas commis de faute. En l’espèce, lors des cinq derniers
procès dirigés contre la requérante, la juridiction de jugement – l’Audiencia Nacional
en l’occurrence – s’était posé la question de savoir comment les diverses
peines prononcées devaient être envisagées. S’appuyant
sur la pratique judicaire établie, elle avait
conclu que l’intéressée devrait en définitive purger une peine d’emprisonnement
de trente ans. À l’issue des huit procès dirigés contre la requérante, et en
vertu du pouvoir que lui conférait l’article 988 de la loi de procédure pénale,
l’Audiencia Nacional
avait cherché à déterminer la peine que la requérante devrait finalement purger
– au regard de l’article 70. 2 du code pénal de 1973 – au titre de l’ensemble
des peines prononcées contre elle. Par une décision du 30 novembre 2000, elle
avait fixé à trente ans la durée maximale d’incarcération que la requérante
devrait subir, durée à laquelle devait s’appliquer, entre autres, le régime des
remises de peine pour travail en détention.
6. Il importe de relever que, dans une
ordonnance du 25 mai 1990 antérieure à la fixation définitive de la durée
maximale d’incarcération à purger par la requérante, le Tribunal suprême avait
lui-même déclaré que, conformément à l’article 988 de la loi de procédure
pénale, l’application de l’article 70.2 du code pénal de
1973 relevait de la compétence de la juridiction de jugement (l’Audiencia Nacional). Pour se prononcer ainsi, il avait considéré
que cette question se rapportait à la fixation de la peine, non à l’exécution
de celle-ci, la question de l’exécution relevant elle-même de la compétence
spécialement attribuée à un autre juge. Allant jusqu’au bout de cette logique,
le Tribunal suprême valida dans un arrêt rendu le 8 mars 1994 la pratique
judiciaire établie. Après une analyse approfondie de cette question, le
Tribunal suprême déclara dans cet arrêt que la durée maximale de la peine à
purger prévue à l’article 70.2 du code pénal était «une nouvelle peine,
résultante et autonome, à laquelle se rapport[ai]ent
les bénéfices pénitentiaires (beneficios) prévus par la loi, tels que la libération
conditionnelle et les remises de peine » et souligna que cette
interprétation se déduisait aussi de l’article 59 du règlement pénitentiaire de
1981. Il ressort de manière évidente de cette interprétation jurisprudentielle,
selon laquelle tous les bénéfices pénitentiaires (beneficios) devaient être imputés
sur la « nouvelle peine », que la peine maximale à purger par un
condamné était un emprisonnement d’une durée de trente ans, de laquelle il
fallait déduire les remises de peine éventuellement accordées. Par la suite,
dans deux arrêts rendus les 15 septembre et 14 octobre 2005 où il ne
revint pas spécifiquement sur cette question, le Tribunal suprême rappela en
des termes quasi identiques que la durée d’incarcération calculée après
conversion des peines initialement imposées s’analysait en une peine nouvelle
et autonome résultant des peines en question et que les bénéfices
pénitentiaires (beneficios)
prévus par la loi s’appliquaient à cette peine nouvelle, non aux peines
initialement prononcées.
7. Les questions qui se posent en l’espèce
n’appellent pas d’observations sur la portée ou le caractère adéquat des
dispositions légales pertinentes, ni même sur l’interprétation qui en a été
faite par les autorités judiciaires. Il importe seulement de constater que,
pour les personnes relevant de la juridiction de l’État défendeur, la loi
pénale a fait l’objet d’une interprétation judiciaire authentique dont les
effets dans le temps remontent à l’entrée en vigueur de l’article 70.2 du code
pénal de 1973. L’arrêt adopté par le Tribunal suprême le 8 mars
8. Force est de constater en l’espèce
que les autorités avaient crédité la requérante d’un volume de travail qui lui
aurait valu d’être libérée bien avant l’écoulement de cette période de trente
ans si la loi n’avait pas changé. Mais le droit avait évolué entre-temps. Une
nouvelle loi durcissant la répression des crimes les plus graves fut adoptée,
puis survint le revirement de jurisprudence exposé ci-dessus. Entré en vigueur
en 1996, le nouveau code pénal de 1995 introduisit de nouvelles règles, plus
rigoureuses, relatives à la durée maximale des peines d’emprisonnement et
supprima les remises de peine pour travail en détention. Toutefois, il contenait
aussi des dispositions transitoires appliquant la loi pénale plus douce aux
personnes déjà condamnées sur le fondement du code pénal de 1973. Par la suite,
des normes plus rigoureuses destinées à garantir, pour les crimes les plus
graves, l’exécution intégrale de la durée de l’emprisonnement résultant de la
conversion des peines initialement fixées furent introduites par la loi no 7/2003.
Appelé peu après à se prononcer sur les dispositions encore applicables du code
pénal de 1973 relatives au droit aux remises de peine, le Tribunal suprême
modifia l’interprétation qu’il avait donnée jusqu’alors du sens et du but de la
peine résultant de la conversion. Par un arrêt adopté le 28 février 2006, il
revint sur sa jurisprudence antérieure relative à l’interprétation de l’article
70.2 du code pénal de 1973, estimant que « la limite de trente ans ne dev[enait] pas une nouvelle peine, distincte de celles successivement imposées au condamné, ni une
autre peine résultant de toutes les peines antérieures, mais que cette limite
correspond[ait] à la durée maximale d’incarcération (máximo de cumplimiento) du condamné dans un
centre pénitentiaire ».
9. Dans cet arrêt, le Tribunal suprême
reconsidéra les diverses peines initialement prononcées contre le demandeur au
recours, déclarant qu’elles n’avaient rien perdu de leur portée. Il en conclut
que la peine prévue par l’article 70.2 ne pouvait plus être considérée comme
étant la peine maximale effective réprimant la totalité des crimes commis par l’intéressé,
et qu’elle correspondait seulement à la durée maximale d’incarcération
effective à purger par lui déduction faite des remises de peine successivement
appliquées – en tant que modalités d’exécution de la peine – aux peines
initialement prononcées contre lui. Le Tribunal suprême opéra ce revirement de
jurisprudence – connu sous le nom de « doctrine Parot »
– sans se sentir lié par la jurisprudence antérieure et motiva sa nouvelle
interprétation de manière détaillée. S’appuyant notamment sur le libellé des
dispositions pertinentes du code pénal de 1973, il attacha une attention
particulière aux termes pena
(peine prononcée) et condena
(peine à purger) et tira des conclusions de la différence entre ces deux
termes. Comme je l’ai déjà indiqué, la Cour doit se garder d’exprimer une
quelconque forme de prise de position entre des interprétations de droit
interne. D’ailleurs, il importe peu que l’interprétation du Tribunal suprême
ici en cause soit ou non valable, ou même justifiée. Il n’est pas davantage
pertinent de rechercher s’il était exact que le Tribunal suprême était libre de
s’écarter de son arrêt antérieur du 8 mars 1994 et fondé à le faire.
10. J’estime pour ma part que se posent en l’espèce
deux questions pertinentes du point de vue du droit de la Convention. La
première est celle de savoir s’il existait, au moment de la commission des
crimes ici en cause, une politique judiciaire d’où résultait une pratique ferme
et constante donnant à des dispositions légales un sens concret et certain.
Force est de répondre à cette question par l’affirmative, surtout lorsqu’elle
est envisagée sous l’angle de l’interprétation confirmée à un moment donné par
le Tribunal suprême dans son arrêt du 8 mars 1994. De toute évidence, la
nouvelle interprétation issue de l’arrêt rendu par le Tribunal suprême le
28 février 2006 ne résultait pas d’une clarification graduelle et
prévisible de la jurisprudence au sens donné à cette expression par les arrêts S.W. c. Royaume-Uni et C.R. c. Royaume-Uni (22 novembre 1995,
série A nos 335-B et 335-C respectivement) et la jurisprudence
postérieure (citée au paragraphe 93 du présent arrêt). La seconde question est
celle de savoir s’il était en tout état de cause possible d’apporter une
modification rétroactive à l’interprétation des dispositions légales
pertinentes. Si rien ne s’opposait à une modification de l’interprétation
antérieurement donnée à la loi, la rétroactivité des effets d’un arrêt – que l’on
retrouve dans d’autres États – est incompatible avec l’article 7 de la
Convention, tout comme l’est la rétroactivité d’une loi (en cause dans l’arrêt Welch c. Royaume-Uni, 9 février 1995,
série A no 307-A).
11. Mes développements précédents
concernaient la question posée sur le terrain de l’article 7. Selon moi, cette
question portait exclusivement sur le point de savoir quelle était la peine
maximale encourue par la requérante au moment de la commission de ses crimes.
Je me suis efforcé d’expliquer les raisons pour lesquelles la peine
« imposée » en l’espèce devait être identifiée, aux fins de l’article
7 § 1, à la peine maximale après conversion telle que définie par l’article
70.2 du code pénal de 1973. La manière dont cette peine était définie constitue
l’axe de mon analyse de cette question. Bien que la recherche de cette
définition eût pour objectif de déterminer les effets que celle-ci aurait sur
les modalités d’application du dispositif de remises de peine pertinent, ce
dispositif n’avait en soi aucune importance sur le terrain de l’article 7.
Toutefois, il ne faudrait pas en déduire que le revirement de jurisprudence
litigieux n’a eu aucune conséquence sur les droits de la requérante. Il a au
contraire eu de réels effets sur les droits de l’intéressée, mais seulement sur
ceux qu’elle tirait de l’article 5 § 1.
12. C’est à ce stade qu’une nouvelle
distinction doit entrer en ligne de compte. Les dispositions régissant
les modalités d’application ou d’exécution des peines sont en effet à
distinguer non seulement des dispositions relevant de l’article 7, mais
aussi de celles entrant dans le champ d’application de l’article 5 § 1. Il est
possible que des modifications apportées au régime pénitentiaire général ayant
des conséquences sur la manière dont la condamnation est exécutée puissent
nuire à un détenu – comme dans les affaires Hogben c. Royaume-Uni, (no 11653/85, décision de la
Commission du 3 mars 1986, Décisions et rapports 46, p. 231) et Uttley c. Royaume-Uni ((déc.), no 36946/03,
29 novembre 2005) – sans pour autant porter atteinte à l’article 7 ou à l’article
5 § 1. Toutefois, d’autres changements peuvent excéder ce cadre. En pareil cas,
un problème se posera au regard de l’une ou l’autre de ces dispositions, ou sur
le terrain de ces deux articles. Si une modification apportée au régime
pénitentiaire général après le prononcé d’une condamnation définitive et
régulière – c’est-à-dire la peine ayant effectivement été imposée – ne me
semble pas pouvoir poser problème au regard de l’article 7, elle peut en
revanche soulever la question de la régularité d’une partie de la détention sur
le terrain de l’article 5 § 1.
13. Pour les raisons exposées ci-dessus,
la modification rétroactivement apportée aux modalités d’application du
dispositif de remises de peine pertinent n’est pas en soi contraire à l’article
7. En revanche, cette modification est incompatible avec l’article 5 § 1 en ce
qu’elle a privé la requérante d’un droit acquis à une libération anticipée. En
l’espèce, la majorité a attaché de l’importance au manque de prévisibilité de
la loi au moment où la requérante a été condamnée et au moment où elle a été
informée de la modification litigieuse (paragraphes 112 et 117 de l’arrêt). La
majorité a fait de ce manque de prévisibilité une partie intégrante du
raisonnement qui l’a conduite à conclure à la violation de l’article 7. Je ne
puis souscrire à ce raisonnement. Avec tout le respect dû à la majorité, la
modification apportée aux modalités d’application du dispositif de remises de
peine après que la peine eut été fixée conformément à l’article 70.2 ne pose
problème qu’au regard de l’article 5 § 1. Au regard de l’article 7, seules
importent les modifications apportées – sous réserve de l’application de la loi
pénale plus douce – à la peine maximale effective telle qu’elle était définie
au moment de la commission de l’infraction. Pour le reste, je souscris bien
volontiers au raisonnement suivi par la majorité en ce qui concerne l’article 5
§ 1.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES VILLIGER, STEINER,
POWER-FORDE, LEMMENS ET GRIŢCO
(Traduction)
Nous avons voté contre la majorité en ce qui
concerne les dommages et intérêts alloués à la requérante au titre du préjudice
moral. Nous sommes conscients que la Cour a pour pratique habituelle d’accorder
une réparation pécuniaire en cas de constat de violation des droits de l’homme,
particulièrement lorsque la violation constatée par elle porte sur le droit à
la liberté (A. et autres c. Royaume-Uni [GC],
no 3455/05, § 253, CEDH 2009).
Toutefois, la présente affaire est à distinguer de
l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni,
où la Cour a jugé que la participation ou la tentative de participation de l’un
quelconque des intéressés à des actes de violence terroriste n’avait pas été
établie. En effet, la requérante en l’espèce a au contraire été reconnue
coupable d’avoir perpétré des crimes terroristes – meurtres, tentatives
de meurtre et lésions corporelles graves –ayant causé de nombreuses victimes.
Compte tenu de ce contexte, nous préférerons nous en tenir ici à l’approche
suivie par la Cour dans l’arrêt McCann et autres
c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, § 219, série A no 324).
Par conséquent, eu égard aux particularités du contexte dans lequel l’affaire s’inscrit,
nous considérons qu’il n’y a pas lieu d’accorder à l’intéressée une somme au
titre du préjudice moral allégué. Nous estimons que les constats de violation
auxquels la Cour est parvenue, combinés avec la mesure qu’elle a indiquée au
gouvernement défendeur sur le fondement de l’article 46, constituent en soi une
satisfaction équitable suffisante à cet égard.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES MAHONEY ET
VEHABOVIĆ
(Traduction)
Sur l’article 7
Nous ne partageons pas l’avis de la majorité de la
Grande Chambre selon lequel les faits dont la requérante se plaint emportent
violation de l’article 7 § 1, ainsi libellé :
« Nul ne peut être
condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise,
ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international.
De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable
au moment où l’infraction a été commise.»
La présente affaire soulève un question précise, celle de savoir si la
deuxième clause de cette disposition a été violée du fait de l’application à la
requérante, plusieurs années après sa condamnation pour différents crimes
violents extrêmement graves, d’une nouvelle jurisprudence – la « doctrine Parot » – modifiant la méthode d’imputation des
remises de peine pour travail ou études en détention utilisée jusqu’alors et
ayant pour effet concret de priver l’intéressée de l’espérance d’une libération
anticipée fondée sur les remises de peine obtenues par elle. Notre désaccord
avec la majorité porte sur un point précis, celui de savoir si la mesure dont
se plaint la requérante a entraîné une modification de sa
« peine » – au sens de l’article 7 § 1 – susceptible de relever de la
garantie consacrée par cette disposition.
Au
paragraphe 83 du présent arrêt, il est rappelé que la jurisprudence de la
Convention a toujours distingué entre, d’une part, les mesures constituant en
substance une « peine » et, d’autre part, les mesures relatives à l’« exécution »
ou à l’« application » de la peine.
Dans
une décision d’irrecevabilité ancienne rendue en l’affaire Hogben c. Royaume-Uni, (no 11653/85,
décision de la Commission du 3 mars 1986, Décisions et rapports 46, p.
231), où un requérant détenu dénonçait la prolongation de la durée initiale de
son incarcération par suite d’un changement intervenu dans la politique des
libérations conditionnelles de l’État défendeur, la Commission européenne des droits
de l’homme s’est exprimée ainsi :
« La Commission rappelle
que le requérant a été condamné à la réclusion à vie en 1969 pour un meurtre
commis au cours d’un vol à main armée. Il est clair que la peine prévue pour
cette infraction au moment où elle a été commise était la prison à perpétuité
et qu’il ne se pose dès lors à cet égard aucun problème sur le terrain de l’article
7.
De plus, selon la Commission,
la « peine » au sens de l’article 7 § 1 doit être
considérée comme étant celle de la réclusion à vie. Il est néanmoins exact que,
par suite du changement intervenu dans la politique des libérations
conditionnelles, le requérant ne remplira les conditions voulues pour cette
libération qu’après avoir purgé 20 ans de prison. Certes, il peut se faire que
sa détention sera alors effectivement plus rigoureuse que s’il avait rempli
plus tôt les conditions d’une libération conditionnelle, mais ce genre de
question concerne l’exécution de la peine et non la « peine »
elle-même, qui demeure celle de la réclusion à vie. En conséquence, on ne
saurait dire que la « peine » infligée soit plus lourde que celle qui
avait été prévue par le juge au fond. »
On n’aperçoit guère de différence de nature entre
les caractéristiques de l’affaire précitée et celles de la présente affaire, où
la peine à purger en définitive par la requérante pour une série de crimes
commis en Espagne – trente ans d’emprisonnement – est demeurée la même,
bien que la date à laquelle l’intéressée aurait pu prétendre à une libération
anticipée eût été modifiée par la suite, à son détriment.
De
même, dans l’affaire Uttley c. Royaume-Uni ((déc.), no 36946/03,
29 novembre 2005), le requérant se plaignait en substance de ce qu’une
modification apportée au régime de la libération anticipée par une loi adoptée
en 1991 avait eu pour effet d’ajouter à la condamnation prononcée contre lui en
1995 une peine complémentaire ou additionnelle excédant la peine applicable à l’époque
de la commission des faits – antérieure à 1983 – pour lesquels il avait été
condamné. Renvoyant aux affaires Hogben (précitée) et Grava
c. Italie (no 43522/98, §§ 44-45, 10 juillet 2003), la
Cour s’est exprimée ainsi :
« Si (...) les conditions assortissant la remise en liberté obtenue
par le requérant à l’issue de huit ans de détention peuvent passer pour
« rigoureuses » en ce qu’elles restreignent inévitablement sa liberté
d’action, elles ne s’analysent pas en un élément de la « peine » au
sens de l’article 7, mais en un élément du régime de remise en liberté
dont les détenus peuvent bénéficier avant d’avoir purgé la totalité de leur
condamnation.
En conséquence, l’application
à l’intéressé du régime de libération anticipée institué par la loi de 1991 ne
fait pas partie de la « peine » prononcée contre lui, raison pour
laquelle il n’y a pas lieu de comparer le régime de libération anticipée
applicable avant 1983 avec celui entré en vigueur après 1991. »
La
Grande Chambre a confirmé le raisonnement exposé ci-dessus dans l’affaire Kafkaris c. Chypre ([GC], no
21906/04, CEDH 2008) où, comme il est rappelé au paragraphe 84 du présent
arrêt, des modifications apportées au droit pénitentiaire avaient privé
les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité – au nombre desquels figurait
le requérant – du droit aux remises de peine. Au paragraphe 151 de l’arrêt
adopté dans cette affaire, elle s’est exprimée ainsi :
« (...) [P]our ce qui est du fait que, le droit pénitentiaire ayant
été modifié (...), le requérant, condamné à la réclusion à perpétuité, ne peut
plus prétendre à une remise de peine, la Cour relève que cette question se
rapporte à l’exécution de la peine et non à la « peine » imposée à l’intéressé,
laquelle demeure celle de l’emprisonnement à vie. Même si le changement apporté
à la législation pénitentiaire et aux conditions de libération ont pu rendre l’emprisonnement
du requérant en effet plus rigoureux, on ne peut y voir une mesure imposant une
« peine » plus forte que celle infligée par la juridiction de jugement (...).
La Cour rappelle à ce propos que les questions relatives à l’existence, aux
modalités d’exécution ainsi qu’aux justifications d’un régime de libération
relèvent du pouvoir qu’ont les États membres de décider de leur politique
criminelle (...). Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 7 de
la Convention à cet égard (...). »
Nous
ne voyons ici aucune raison de nous écarter de ce raisonnement en l’espèce, d’autant
que, dans les affaires Kafkaris et Uttley, le « droit » au
bénéfice des remises de peine avait été totalement supprimé. En ce qui concerne
l’applicabilité de l’article 7 à la présente affaire, il importe peu selon nous
que la suppression du « droit » au bénéfice des remises de peine
résulte d’une nouvelle interprétation jurisprudentielle des dispositions
pertinentes de la législation espagnole plutôt que d’une modification apportée
à la loi elle-même, comme c’était le cas dans les affaires Kafkaris et Uttley.
Nous
reconnaissons volontiers que la Cour doit
demeurer libre d’aller au-delà des apparences et d’apprécier elle-même si telle
ou telle mesure s’analyse au fond en une « peine » (paragraphe 81 du présent arrêt), et que le terme « infligé » figurant à la
seconde clause de l’article 7 § 1 ne saurait être interprété comme excluant du
champ d’application de cette disposition les mesures adoptées à l’égard des
détenus après le prononcé de leur peine (paragraphe 88 de l’arrêt).
De
même, nous comprenons fort bien les considérations humanitaires sous-tendant le
raisonnement suivi par la majorité, et avons bien conscience que les faits de
la cause revêtent un caractère exceptionnel et préoccupant du point de vue de l’équité
du traitement des détenus, surtout ceux ayant pour perspective de passer une
grande partie de leur vie en détention.
Cela
étant, et en dépit du caractère exceptionnel des faits de la cause, nous ne
partageons pas l’avis de la majorité selon lequel la frontière entre la
« peine » infligée à la requérante pour ses crimes (à laquelle l’article 7 de
la Convention est applicable) et les mesures ultérieures prises pour l’exécution
de cette peine (auxquelles la garantie accordée par l’article 7 de la
Convention ne s’applique pas) a été franchie du fait de l’application de la
« doctrine Parot » au calcul de la date de
remise en liberté de l’intéressée. S’il est parfois malaisé de déterminer la
frontière entre ces deux notions (la notion de peine et la notion de mesure
gouvernant l’exécution de la peine), il n’en est pas pour autant justifié d’estomper
cette frontière au point de l’effacer, même lorsqu’un régime d’exécution des
peines pose – comme en l’espèce – de sérieux problèmes du point de vue de la
sécurité juridique et du respect des espérances légitimes. Notre divergence de
vues avec la majorité porte sur la question de savoir de quel côté de la
frontière se situe la mesure contestée par la requérante.
Pour
conclure à l’applicabilité de la seconde clause de l’article 7 § 1 à la mesure
litigieuse, la majorité se fonde sur la distinction entre la « portée de
la peine » et les « modalités de son exécution » que la Cour
avait établie dans l’arrêt Kafkaris, dans le cadre du constat d’un manque de
précision de la loi chypriote applicable au moment de la commission du délit
(paragraphes 81 et suivants du présent arrêt).
Sur le plan des principes, le présent arrêt semble
faire d’une modification ultérieurement intervenue dans la « portée de la
peine » au détriment du condamné un critère déterminant de l’applicabilité
de l’article 7. En l’espèce, il a été considéré que la « portée de la
peine » prononcée contre la requérante avait été modifiée, au détriment de
celle-ci, par une nouvelle interprétation jurisprudentielle de la disposition
légale régissant la réduction de la durée de la peine pour travail en détention
(paragraphes 109, 111 et 117 de l’arrêt).
Même à accepter le recours à la notion de
« portée de la peine » – qu’il faut
vraisemblablement comprendre comme étant plus large que la notion de
« peine » –, nous ne sommes pas convaincus par les raisons pour
lesquelles la majorité croit devoir distinguer les circonstances de l’espèce de
celles des affaires précédentes et traiter la présente affaire selon une
logique et un raisonnement qui ne sont pas ceux employés dans la jurisprudence
constante de la Cour.
Pour
nous, le présent arrêt ne signifie pas que la simple prolongation – par une
modification apportée à un régime de remises de peine ou de libération
conditionnelle – de la durée d’incarcération qu’un détenu pouvait prévoir de
purger au moment de sa condamnation est le facteur déterminant l’applicabilité
de l’article 7. Il ne s’agit pas ici de la prolongation de la
« peine » en ce sens. Pareille lecture de l’arrêt impliquerait que
toute modification imprévisible d’un régime de remises de peine ou de
libération conditionnelle – qu’elle résulte d’un texte législatif ou
réglementaire, ou d’une pratique administrative ou encore du développement de
la jurisprudence – soit tenue pour attentatoire à l’article 7 dès lors que la
durée réelle de la détention se trouve prolongée par rapport à la durée
prévisible de celle-ci.
Toutefois,
la majorité relève que « la
requérante a pu croire, pendant qu’elle purgeait sa peine d’emprisonnement – et
en particulier après la décision de cumul et plafonnement des peines prise le
30 novembre 2000 par l’Audiencia Nacional –, que la peine infligée était celle résultant
de la durée maximale de trente ans dont il fallait encore déduire les remises
de peine à accorder pour travail en détention », et que « [l]a requérante ne pouvait donc pas s’attendre (...) à ce que l’Audiencia Nacional
impute les remises de peine accordées non sur la peine maximale de trente
ans, mais successivement sur chacune des peines prononcées » (paragraphes 100 et 117 de l’arrêt). Selon le
raisonnement suivi par la majorité, la modification – jurisprudentielle
– du régime de libération anticipée (due en l’occurrence à l’adoption d’une
nouvelle méthode d’imputation des remises de peine pour travail en détention) a
eu pour effet d’« alourdir » la « peine » infligée à la
requérante. Or comme semble le suggérer le paragraphe 103 in fine de l’arrêt, ce raisonnement équivaut à intégrer dans la
définition de la « peine » l’existence et les modalités du régime de
remises de peine en vigueur au moment du prononcé de la condamnation en tant qu’éléments
déterminant la durée potentielle de la peine.
Il
est vrai que les personnes reconnues
coupables d’infractions et condamnées à l’emprisonnement envisagent leur peine
et le régime de remises de peine ou de libération conditionnelle applicable
comme formant un tout dès qu’elles commencent à purger leur peine en ce sens qu’elles
évaluent leurs chances d’être remises en liberté, les moyens d’obtenir leur
libération ainsi que la date prévisible de celle-ci et prévoient d’adopter un
certain comportement en détention à cet effet. Dans le langage courant, l’on
dirait que ces personnes considèrent leur peine et les possibilités de remises
de peine, de libération conditionnelle ou anticipée et le régime auquel
celles-ci sont soumises comme un « package ».
Toutefois, il ressort très clairement de la
jurisprudence constante de la Cour que les États contractants
peuvent, après la commission de l’infraction et même après le prononcé de la
condamnation, apporter des modifications à leur régime pénitentiaire – pour
autant que celles-ci portent sur les modalités d’exécution des peines – ayant
des effets négatifs sur la libération anticipée de détenus, donc sur la durée
de leur détention, sans que ces mesures ne relèvent de la garantie spécifique
prévue par l’article 7 de la Convention. Comme le montre l’arrêt Kafkaris, pareils changements peuvent aller jusqu’à priver
totalement, par la voie d’une modification législative, une catégorie entière
de détenus de tout « droit » au bénéfice des remises de peine. L’application
à la requérante de la « doctrine Parot » a
eu pour elle le même effet en pratique. Pourtant, le présent arrêt n’indique
nulle part qu’il constitue un revirement de jurisprudence ou qu’il entend s’écarter
de la jurisprudence existante.
En outre, bien que cette considération ait aussi été prise en compte par
la majorité (paragraphe 101 de l’arrêt), nous ne sommes pas certains que la
différence entre un droit aux remises de peine prévu par la loi et
automatiquement accordé – comme en l’espèce – à tout détenu satisfaisant à
certaines conditions (de travail en détention, par exemple) et l’octroi
discrétionnaire d’une libération conditionnelle pour bonne conduite soit en
elle-même déterminante. Les États contractants disposent d’une marge d’appréciation
en matière d’établissement de leur régime pénitentiaire, notamment en ce qui
concerne l’exécution des peines. Ils peuvent choisir des mesures destinées à
récompenser la bonne conduite des détenus, mettre en place des dispositifs
tendant à faciliter leur réinsertion dans la société ou des mécanismes
octroyant des crédits automatiques en vue d’une libération conditionnelle, etc.
Il appartient aux États contractants de décider si les mesures qu’ils ont
choisies doivent revêtir un caractère automatique ou discrétionnaire et être
soumises à un régime administratif, judiciaire ou mixte. Nous ne comprenons pas
comment le fait de définir une condition d’octroi d’une libération anticipée
comme étant la conséquence automatique d’un événement déterminé plutôt que
comme une faculté discrétionnaire ou subordonnée à l’appréciation du
comportement d’un détenu ou de la dangerosité de celui-ci puisse constituer en
lui-même un facteur déterminant l’applicabilité de l’article 7.
Selon notre analyse, fondée sur la jurisprudence actuelle de la Cour, la
décision critiquée en l’espèce est une mesure relative à l’exécution de la
peine qui régit les modalités et la date d’octroi d’une libération anticipée,
non une « peine » en tant que telle. Par conséquent, bien que des
questions puissent se poser sur le terrain de l’équité du traitement des
détenus, notamment du point de vue de la sécurité juridique et du respect des
espérances légitimes, l’article 7 et la garantie très spécifique qu’il institue
ne sont pas en cause.
Il est vrai que la Cour suprême a imposé une nouvelle méthode de calcul
de réduction de la durée des peines en adoptant la « doctrine Parot » au prix du revirement d’une jurisprudence
constante, et qu’il en est résulté en définitive pour la requérante une
prolongation considérable de la durée de sa détention. Toutefois, cette
conséquence négative ne figure pas au nombre des anomalies que l’article 7 vise
à prévenir. Si la détention de l’intéressée s’en trouve « effectivement
plus rigoureuse » (pour reprendre l’expression employée dans la décision Hogben) que si
elle avait bénéficié de l’interprétation jurisprudentielle et de la politique
antérieures d’application des dispositions pertinentes de la loi de 1973, les
conséquences négatives qui en découlent pour elle ont trait à l’exécution de sa
condamnation, non à sa « peine », qui demeure celle de l’emprisonnement
pour une durée de trente ans. En conséquence, on ne saurait dire que la
« peine » en question a été alourdie par rapport à la peine
initialement prononcée. La décision critiquée porte exclusivement sur les
modalités d’exécution de la peine et ne soulève pas de question sous l’angle du
principe nulla poena sine lege, le principe fondamental qui se trouve au cœur de
l’article 7. La loi pénale applicable est demeurée la même, tout comme la peine
d’emprisonnement infligée à l’intéressée, même si, après rectification par les
juridictions espagnoles d’une interprétation jugée erronée de la loi en
question qui a conduit à une fausse application de celle-ci des années durant,
la requérante s’est vu appliquer une nouvelle méthode de calcul de la réduction
de la durée de son incarcération. C’est sur ce point crucial que les
circonstances de l’espèce se distinguent nettement d’autres affaires relevant
selon la Cour du champ d’application de l’article 7.
En résumé, nous ne pensons pas que la « peine » – au sens de l’article
7 – infligée à la requérante ait été alourdie par la décision dont elle se
plaint, même si cette décision a eu un effet considérable sur la durée pendant
laquelle elle devra rester incarcérée avant de parvenir au terme de sa
condamnation. La seconde clause de l’article 7 § 1 ne s’applique pas aux
mesures relatives à l’exécution de la peine et aux modalités de calcul et d’octroi
des jours de remise de peine. Nous sommes préoccupés par le fait que la
majorité semble avoir étendu la notion de « peine », même entendue
comme étant « la portée de la peine », au-delà de sa signification
naturelle et légitime dans le but d’intégrer dans le champ d’application de l’article
7 ce qu’elle perçoit comme étant une injustice faite à des détenus.
Sur l’article 5
Tout autre est la question de savoir si les faits dénoncés relèvent du
champ d’application de l’article 5 et, dans l’affirmative, s’il a été satisfait
aux exigences posées par cette disposition. Nous souscrivons sur ce point au
raisonnement exposé dans le présent arrêt.
Sur l’article 41
Sur la question de savoir si, dans les circonstances particulières de l’espèce,
« il y a lieu » – puisque telle est la condition à laquelle l’article
41 de la Convention subordonne l’octroi d’une satisfaction équitable – d’accorder
à la requérante une somme à titre de satisfaction équitable en réparation des
violations de la Convention constatées par la Cour, nous souscrivons pleinement
aux conclusions et au raisonnement exposés dans l’opinion séparée que les juges
Villiger, Steiner, Power-Forde,
Lemmens et Griţco ont jointe au présent arrêt.
OPINION partiellement
dissidente
DU JUGE MAHONEY
(Traduction)
Ayant
voté contre le constat de violation de l’article 7 opéré par la majorité, je
crois aussi devoir voter contre le troisième point du dispositif enjoignant à l’État
défendeur d’assurer la remise en liberté de la requérante dans les plus brefs
délais. J’estime en effet que le seul constat d’une violation de l’article 5 §
1 de la Convention découlant de la « qualité » insuffisante de la loi
espagnole pertinente ne peut justifier pareille injonction.
En
tout état de cause, la présente affaire n’est en rien comparable à certaines
affaires dont la Cour a eu à connaître auparavant – notamment les affaires Assanidzé c. Géorgie ([GC], no 71503/01,
§§ 202-203, CEDH 2004-II) et Ilaşcu et
autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, §§
488-490, CEDH 2004-VII), dans lesquelles elle a constaté que les privations de
liberté litigieuses étaient non seulement incompatibles avec les garanties
procédurales prévues par la Convention mais aussi consécutives à des dénis de
justice flagrants, totalement arbitraires et attentatoires à l’État de droit.
Je ne pense pas non plus que le troisième point du dispositif puisse trouver un
quelconque appui dans les arrêts Alexanian
c. Russie (no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre 2008)
et Fatullayev c. Azerbaïdjan (no 40984/07,
§§ 175-177, 22 avril 2000) cités dans le présent arrêt (au paragraphe 138, in fine), dans lesquels la Cour a
qualifié les détentions litigieuses d’« inacceptables », l’une parce
qu’elle « ne poursuivait aucun des objectifs autorisés par l’article
5 », l’autre parce qu’elle résultait de condamnations pénales « ne
justifiant pas le prononcé de peines d’emprisonnement ».
[1]. Juridiction
siégeant à Madrid compétente notamment en matière de terrorisme.
[2] Peine
d’emprisonnement d’une durée d’un mois et un jour à six mois.
[3] Par
une disposition transitoire du règlement pénitentiaire de 1981 la compétence
attribuée au patronage de Nuestra Señora de la
Merced a été transférée aux juges de l’application des peines (Jueces de Vigilancia Penitenciaria).
[4]
Interprétation de la deuxième disposition transitoire du code pénal de 1995.
Voir également l’accord adopté par la chambre criminelle du Tribunal suprême en
formation plénière le 12 février 1999, concernant l’application de la nouvelle
limite de la peine à purger telle que fixée par l’article 76 du nouveau code
pénal de 1995.