Cour européenne des droits de
l’homme
PREMIÈRE
SECTION
AFFAIRE SY c.
ITALIE
(Requête
no 11791/20)
ARRÊT
Art 3
(matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Détention, durant deux ans, en
prison ordinaire d’une personne bipolaire dans de mauvaises conditions et sans
stratégie thérapeutique globale de prise en charge de sa pathologie
Art 5 § 1 a)
• Condamnation • Requérant à même, au moment de
l’exécution de la peine, de comprendre la finalité de réinsertion sociale de la
peine et d’en bénéficier
Art 5 § 1 e)
• Maintien en détention ordinaire de l’aliéné
malgré son placement dans un établissement adapté ordonné par les tribunaux
nationaux • Trois conditions de la jurisprudence Winterwerp réunies
• Insuffisance des places disponibles n’étant pas une justification valable
Art 5 § 5 •
Absence de moyen pour obtenir réparation à un degré suffisant de certitude
Art 6 § 1
(pénal) • Inexécution de l’arrêt ayant ordonné la remise en liberté du
requérant et de l’ordonnance ayant ordonné son placement dans un établissement
adapté
Art 34 •
Retard de 35 jours excessivement long dans l’exécution de la mesure provisoire
de la Cour demandant le placement du requérant dans un établissement adapté
STRASBOURG
24 janvier
2022
Cet arrêt deviendra définitif
dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir
des retouches de forme.
En l’affaire Sy c. Italie,
La Cour européenne des droits de
l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffière de
section,
Vu :
la requête (no 11791/20) dirigée
contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Giacomo
Seydou Sy (« le requérant ») a saisi la
Cour le 4 mars 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la
Convention »),
la décision de porter la requête
à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »),
la mesure provisoire indiquée au
gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour
(« le règlement »),
les observations des parties,
la décision prise par la Cour le
9 mars 2021 de ne pas accepter la déclaration unilatérale du Gouvernement,
Après en avoir délibéré en
chambre du conseil le 11 janvier 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à
cette date :
INTRODUCTION
1. La requête
concerne le maintien du requérant en détention ordinaire, malgré notamment les
décisions des tribunaux nationaux ordonnant son placement dans une résidence
pour l’exécution des mesures de sûreté (residenza per l’esecuzione delle
misure di sicurezza ; « REMS »). Le requérant se plaint de
son maintien en détention ordinaire, qu’il estime illégal ; de ses
conditions de détention, qu’il juge mauvaises faute d’un traitement spécifique
pour ses troubles psychiques ; d’une absence de recours internes ;
d’un défaut d’exécution de la décision du 20 mai 2019 par laquelle la cour
d’appel avait ordonné sa remise en liberté ; et d’un retard dans
l’exécution de la mesure indiquée par la Cour en vertu de l’article 39 de son
règlement. Les articles 3, 5 § 1, 5 § 5, 6, 13 et 34 de la Convention
sont en cause.
2. Le requérant est
né en 1994 et réside à Mazzano Romano. Il a été représenté par Mes A. Saccucci, G. Borgna, V. Cafaro et G. Di Rosa,
avocats à Rome.
3. Le
Gouvernement a été représenté par son agent, M. L.
D’Ascia.
4. Le requérant
souffre d’un trouble de la personnalité et d’un trouble bipolaire. Son état
mental est aggravé par l’abus de substances psychoactives. A la date de
l’introduction de la requête, il était détenu dans la prison de Rebibbia Nuovo
Complesso (« Rebibbia NC ») à Rome.
- LA PREMIÈRE PROCÉDURE
PÉNALE
5. Accusé de
harcèlement contre son ex-compagne, de résistance à un agent public et de coups
et blessures, le requérant fut assigné à résidence le 15 juillet 2017 par le
juge des investigations préliminaires (giudice per le indagini
preliminari ; « GIP ») du tribunal de Rome, à titre de
mesure de précaution (misura cautelare).
6. Le
4 septembre 2017, le requérant s’étant éloigné à maintes reprises de son
habitation, le GIP remplaça la mesure par la détention provisoire et demanda à
la direction sanitaire de la prison d’établir un rapport sur son état de santé
et sur la compatibilité de celui-ci avec la détention, afin d’évaluer la capacité
du système pénitentiaire à assurer au requérant l’administration des soins
nécessaires.
7. Le 18 septembre
2017, le GIP sollicita une évaluation psychiatrique de l’intéressé afin de
déterminer son état psychologique au moment des infractions et sa dangerosité
pour la société.
8. Le
3 octobre 2017, lors d’une audience contradictoire ad hoc devant
le GIP aux fins de la production d’une preuve (incidente probatorio),
l’expert G.M. déposa son rapport, dont voici les conclusions :
« M. Sy, qui souffre d’un
trouble de la personnalité (...) (caractéristiques de personnalité mixtes de
type antisocial et borderline), d’un trouble bipolaire et de troubles connexes,
d’un trouble lié à l’usage du cannabis, d’un trouble lié à l’usage de
stimulants (cocaïne), se trouvait, au moment des faits (...), à cause d’une
phase de décompensation grave, dans une condition d’infirmité de nature à
exclure sa responsabilité.
M. Sy doit être considéré, au
sens psychiatrique du terme, comme socialement dangereux, ce qui nécessite des
soins et une réhabilitation thérapeutique en lieu et place de la détention.
M. Sy est apte à participer de
manière consciente à son procès. »
9. Le
6 octobre 2017, le GIP remplaça la détention provisoire par une mesure de
sûreté personnelle provisoire de placement dans une résidence pour l’exécution
des mesures de sûreté (residenza per l’esecuzione delle misure di
sicurezza ; « REMS ») pendant un an (voir paragraphe 49
ci-dessous), mesure à mettre en œuvre dès que possible. Dans l’intervalle, le
requérant devait être placé dans un service approprié.
10. Le même jour, à
la demande du parquet, le GIP décida que l’accusé serait jugé selon la
procédure immédiate (« giudizio immediato »).
11. Le
22 novembre 2017, se fondant sur l’expertise psychiatrique déposée le 3 octobre
2017, le GIP acquitta le requérant au motif que, en raison de son infirmité, il
était incapable de contrôler ses actions et il ordonna l’application de la
mesure de la détention en REMS pour une durée de six mois. Il releva que la
mesure de sureté appliquée au requérant le 6 octobre 2017 n’avait pas été
exécutée faute de places dans les structures concernées (paragraphe 9
ci-dessus).
12. Le requérant
affirme avoir été remis en liberté, faute de place en REMS, le 23 décembre 2017,
puis avoir rejoint spontanément, le 23 janvier 2018, une communauté de soins
spécialisée pour y suivre un traitement thérapeutique personnalisé.
13. Saisi
par le parquet, le juge de l’application des peines (« JAP ») (magistrato
di sorveglianza) de Rome réexamina la situation du requérant et, par
ordonnance du 14 mai 2018, déposée le 13 juin 2018, il déclara que ce dernier
représentait toujours un danger pour la société, mais remplaça la détention en
REMS par une liberté surveillée, pour une durée d’un an, à exécuter auprès de
la communauté spécialisée. Le juge fonda sa décision en particulier sur le
rapport du psychiatre du service public pour les dépendances pathologiques (servizio
pubblico per le dipendenze patologiche ; « Ser.D. ») de
Rome, lequel estimait que le placement en REMS n’était plus la solution
appropriée pour le requérant.
14. Le requérant
affirme que le mois suivant, alors qu’il était toujours soumis à la mesure de
la liberté surveillée, il a obtenu l’autorisation de quitter temporairement la
communauté. Le 29 juin 2018 il eut une nouvelle crise psychotique causée par la
consommation de drogues et il fut conduit aux urgences. Il soutient qu’il a été
autorisé à sortir le jour même, mais que, faute d’autorisation du juge, la
communauté a refusé de l’accueillir, si bien qu’il est resté en liberté.
- LA DEUXIÈME PROCÉDURE
PÉNALE
15. Le
2 juillet 2018, le requérant fut arrêté en flagrant délit de vol aggravé et de
résistance à un agent public. Le même jour, le tribunal de Tivoli valida
l’arrestation et ordonna sa mise en détention provisoire à Rebibbia NC.
16. À
son entrée en prison, le requérant fut examiné par le psychiatre de Rebibbia NC
qui préconisa son placement en isolement et à un niveau élevé de surveillance,
ainsi qu’un traitement médical approprié. Il ressort du dossier médical de la
prison que le requérant continuait à souffrir d’un trouble de la personnalité
et d’un trouble bipolaire et que son état de santé mentale était instable et
caractérisé par des idées de grandeur et de persécution confinant au délire. Le
psychiatre souligna que le requérant n’avait guère conscience qu’il était
malade et qu’il devait se faire soigner, et que, au sujet de la thérapie
pharmacologique prescrite, il était sujet à des périodes d’alternance entre l’acceptation
et le refus. Vers la fin du mois de juillet 2018, le psychiatre autorisa le
transfert du requérant en cellule « ordinaire » avec d’autres
détenus, notamment parce que l’état de santé de ce dernier s’était légèrement
amélioré. Fin août 2018, il observa chez le requérant un degré élevé d’anxiété
et un refus de la thérapie pharmacologique.
17. Le 26 septembre
2018, à l’audience, le tribunal ordonna l’établissement d’une expertise visant
à évaluer l’aptitude du requérant à assister aux débats, son état mental au
moment des faits reprochés et son éventuelle dangerosité pour la société.
18. Dans
le rapport déposé le 9 novembre 2018, l’expert, G.M., confirma son diagnostic
du 3 octobre 2017 quant à la pathologie du requérant (paragraphe 8
ci-dessus). Il précisa en outre que, lorsque ce
dernier avait commis les infractions, il se trouvait dans un état d’infirmité
de nature à exclure partiellement sa responsabilité. Il confirma également son
évaluation sur la dangerosité sociale du requérant. Il souligna que la
nécessité de soins médicaux primait l’impératif de détention et il considéra
que le requérant était apte à participer au procès. Le requérant n’étant guère
conscient de sa maladie et étant exposé à un risque de nouveaux épisodes de
décompensation, l’expert estimait nécessaires :
« (...) l’inclusion [du
requérant] dans un programme mixte de thérapie et de réadaptation, prévoyant
une pharmacothérapie appropriée (...), et un parcours de réinsertion comprenant
des activités de rééducation et de resocialisation, en l’absence desquels le
risque de nouvelles phases de décompensation aiguë doit être considéré comme
très élevé. »
19. Le
22 novembre 2018, le tribunal, en se fondant sur l’expertise, constata qu’au
moment des faits le requérant se trouvait dans un état d’infirmité qui excluait
partiellement sa responsabilité, le déclara responsable des infractions dont il
était accusé et le condamna à un an et deux mois de réclusion. Il considéra
qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner une nouvelle mesure de sûreté définitive de
même nature que celle appliquée par le JAP de Rome le 15 mai 2018, la peine
globale infligée étant suffisante.
20. Par
une autre décision prononcée le même jour, le tribunal remplaça la détention
provisoire par l’assignation à résidence, compte tenu des besoins
thérapeutiques du requérant constatés par l’expert (paragraphe 18 ci-dessus).
21. Le
27 novembre 2018, le requérant n’ayant pas respecté les conditions de son
assignation, le tribunal rétablit l’ordonnance de détention provisoire et, le 2
décembre 2018, le requérant fut de nouveau incarcéré à Rebibbia NC.
22. Les
29 et 31 janvier 2019, après avoir tenté de se suicider, le requérant fut
examiné par le psychiatre de la prison qui attesta, dans un rapport du
31 janvier 2019, que son état de santé n’était pas compatible avec la
détention ordinaire et qu’un transfert dans un service psychiatrique
pénitentiaire ou dans un établissement psychiatrique externe à la prison
s’imposait.
23. Le
4 février 2019, par une ordonnance prise sur la base de l’alinéa 5 de l’article
111 du décret présidentiel no 230 du 30 juin 2000 (voir paragraphe 53
ci-dessous), le tribunal constata la détérioration de l’état de santé psychique
du requérant et, le parquet n’ayant pas demandé l’application de mesures de
sureté provisoires, il ordonna le placement sans délai du requérant dans un
service pénitentiaire pour patients psychiatriques.
24. Par
une décision du 7 février 2019, le département de l’administration
pénitentiaire (dipartimento dell’amministrazione penitenziaria ;
« le DAP ») ordonna le transfert du requérant dans le service de
santé mentale de la prison de Rebibbia NC. Le 21 février 2019, cette décision
fut notifiée au tribunal. Le requérant soutient que ce transfert n’a jamais eu
lieu.
25. Par
un arrêt no 6998 du 20 mai 2019, déposé le 10 juin 2019, la cour d’appel
de Rome, saisie par le requérant, réduisit la peine à onze mois
d’emprisonnement, révoqua la mesure de détention provisoire et ordonna la
libération du requérant.
26. Le
requérant demeura en détention à Rebibbia NC.
- PROCÉDURE DEVANT LE JUGE DE L’APPLICATION DES
PEINES DE ROME ET APPLICATION DE L’ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR
27. Entretemps, par une ordonnance du 21 janvier 2019, déposée le
lendemain, le JAP de Rome avait constaté que le requérant, bien que
soumis à une mesure de liberté surveillée auprès d’une communauté thérapeutique
accordée dans le cadre de la première procédure pénale (voir paragraphe 13
ci-dessus), avait été placé, le 2 juillet 2018, en détention provisoire (voir
paragraphe 15 ci-dessus) puis n’avait pas respecté les conditions de
l’assignation à résidence ordonnée par le tribunal de Tivoli (voir
paragraphe 19 et 21 ci-dessus). En conséquence, il remplaça la mesure de
la liberté surveillée par l’application immédiate de la détention en REMS pour
une durée d’un an, estimant que cette mesure était la seule adéquate compte
tenu de la dangerosité sociale du requérant.
28. À
partir du 5 février 2019, le DAP demanda à plusieurs REMS situées dans la
région du Latium d’accueillir le requérant. Lesdites structures répondirent
toutefois par la négative, faute de place.
29. Le 2 septembre
2019, le JAP de Rome demanda alors au DAP de vérifier les disponibilités au
sein des REMS situées hors de la région, en soulignant l’urgence d’exécuter la
mesure de sûreté et de la prise en charge médicale du requérant toujours détenu
à Rebibbia NC. Aucune des REMS sollicitées par le DAP ne put accueillir le
requérant, faute de place, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la région.
30. Le
18 novembre 2019, le requérant demanda au JAP de Rome la réévaluation de sa
dangerosité sociale et la possibilité de suivre un parcours thérapeutique dans
une structure plus adaptée à son état de santé.
31. Afin
de statuer sur la demande du requérant, le juge pria le service médical de la
prison de Rebibbia NC et le centre de santé mentale du service sanitaire local
de lui remettre des rapports actualisés sur l’état de santé de l’intéressé et
sur les solutions thérapeutiques envisageables. Le rapport du service
psychiatrique de Rebibbia NC, en date du 29 décembre 2019, attestait que le
requérant était en bonne santé physique et qu’il était constamment suivi par
les médecins spécialistes de la prison. Le rapport du centre de santé mentale,
en date du 26 février 2020, soulignait la nécessité d’un parcours thérapeutique
de type résidentiel et de l’insertion en communauté en lieu et place d’une
REMS.
32. Le
2 mars 2020, estimant insuffisants et contradictoires les éléments qui
ressortaient des deux rapports susmentionnés, le JAP désigna un expert
psychiatre pour un nouvel examen du requérant.
33. Le
3 mars 2020, ce dernier demanda à la Cour, en vertu de l’article 39 du
règlement, d’indiquer au Gouvernement des mesures aptes à mettre fin à sa
détention en prison. Le 26 mars 2020, le Gouvernement produisit un rapport du
service de psychiatrie de Rebibbia NC, en date du même jour, qui attestait que
le requérant était régulièrement suivi par des spécialistes et qu’il avait
atteint un certain équilibre mental.
34. Le
7 avril 2020, la Cour indiqua au Gouvernement, aux termes de l’article 39 du
règlement, d’assurer le transfert du requérant dans une REMS ou autre structure
pouvant assurer la prise en charge adéquate, sur le plan thérapeutique, de la
pathologie psychique du requérant.
35. Le
10 avril 2020, à la demande du DAP, le service psychiatrique de Rebibbia NC
rédigea un rapport faisant état des soins dispensés en prison au requérant. Ce
rapport attestait que ce dernier, à partir du mois d’octobre 2019, parce qu’il
se prêtait de bonne grâce aux soins administrés, avait atteint un certain
équilibre mental. Le rapport indiquait en outre que le projet thérapeutique et
de réadaptation dressé pour le requérant comprenait des visites régulières du
psychiatre traitant aux fins du suivi de la thérapie pharmacologique, des
rencontres avec le psychologue du service pour les dépendances pathologiques et
la participation à des activités sportives. Dans le rapport, il était précisé
que le 28 octobre 2019 et le 26 février 2020 les référents des services
sanitaires locaux s’étaient réunis afin d’établir un projet thérapeutique et
d’identifier une structure d’accueil externe à la prison.
36. Le 15 avril 2020,
le représentant du requérant informa la Cour de ce que son client était détenu
en prison et que la lettre qu’il avait adressée aux autorités italiennes pour
demander le transfert en communauté thérapeutique disponible à l’accueillir (Santa
Maria del Centro Italiano di Solidarietà – CeIS) était restée sans réponse.
37. Le 27 avril 2020,
le Gouvernement indiqua à la Cour qu’il avait informé le JAP de Rome de la
mesure provisoire indiquée par la Cour, en précisant que le pouvoir de modifier
la mesure du placement en REMS par l’application d’une autre mesure de sûreté
moins lourde relevait de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire.
Quant au transfert, il dit que, nonobstant des demandes répétées, aucune place
en REMS ne s’était encore libérée.
38. Le 30 avril 2020,
en réponse aux observations du Gouvernement, le requérant affirma que le
transfert pouvait avoir lieu puisqu’il avait déjà trouvé un établissement
approprié prêt à l’accueillir. Selon lui, à raison du retard dans l’exécution
de la mesure, l’État avait manqué à son obligation au titre de l’article 34 de
la Convention.
39. Le
4 mai 2020, le JAP de Rome reçut l’expertise psychiatrique demandée (voir
paragraphe 32 ci-dessus). Cette expertise attestait que le requérant
représentait un danger pour la société, quoique dans une moindre mesure parce
qu’il avait davantage conscience de sa maladie. L’expert confirma la nécessité
pour le requérant d’entreprendre un programme de réadaptation thérapeutique de
type résidentiel et indiqua que le placement en communauté spécialisée, telle
que la communauté Santa Maria del Centro Italiano di Solidarietà – CeIS,
qui avait fait part de disponibilités à partir du 30 avril 2020, apparaissait
la solution la plus appropriée.
Les conclusions de l’expertise
se lisent comme suit :
« 1. A la date de
l’évaluation, l’état mental de M. Sy, qui souffre de trouble bipolaire I et de
trouble de personnalité borderline et anti-sociale, conjugués à l’abus de
substances psychotropes, apparaissait compensé, sans délires ni hallucinations,
(...), par un comportement adéquat et par une bonne adaptation au contexte. La
perception de la maladie était suffisamment présente, y compris la nécessité
d’être soigné. La dangerosité du point de vue psychiatrique de M. Sy est
atténuée par rapport au niveau relevé lors des expertises précédentes, avec une
prévalence des besoins de soins et de réadaptation thérapeutique sur
l’impératif de détention.
2. Il est nécessaire que le
requérant poursuive les soins dans un contexte résidentiel psychiatrique qui
permette d’assurer un suivi continu de son état mental, l’administration
régulière des traitements pharmacologiques, la non-utilisation de drogues, et
des programmes de réadaptation et de réinsertion individualisés, en l’absence
desquels le risque de nouvelles phases de décompensation doit être considéré
comme très élevé.
3. La structure résidentielle
plus appropriée au traitement spécialisé de M. Sy et à la limitation du degré
actuel de dangerosité sociale est une communauté à double diagnostic
identifiée en accord avec les services locaux (...). Une telle structure s’avère
être la plus adaptée aux exigences de soins et aussi de protection de la
société (...). La communauté à double diagnostic Santa Maria del CeIS s’est
dite disponible pour accueillir M. Sy, lequel a
plusieurs fois manifesté son accord et son intention d’y entamer un parcours
(...) »
40. Le 8 mai 2020, le
Gouvernement informa la Cour de la disponibilité d’une place au sein de la
communauté thérapeutique Santa Maria del Centro Italiano di Solidarietà
– CeIS et de ce que les démarches pour y transférer le requérant
avaient été entreprises. Le 4 mai 2020, le JAP avait d’ailleurs autorisé le
transfert du requérant.
41. Le
11 mai 2020, le JAP de Rome déclara que la dangerosité du requérant s’était
atténuée, révoqua l’ordonnance de détention en REMS et la remplaça par la
mesure de sûreté de la liberté surveillée auprès de ladite communauté où le
requérant aurait dû suivre un traitement thérapeutique individualisé.
42. Le
12 mai 2020, le requérant fut transféré en communauté. Il s’enfuit le jour
suivant.
43. Le 5 juin 2020,
les Carabinieri signalèrent aux autorités judiciaires que le requérant était
introuvable (irreperibile).
44. Le 8 juin 2020,
le JAP de Rome déclara que la dangerosité du requérant s’était aggravée et
prononça à nouveau l’application de la mesure de sûreté de la détention en REMS
pour une durée d’au moins un an.
45. Le 11 juin 2020,
le parquet ordonna à la police d’arrêter le requérant et de le conduire dans la
REMS indiquée par le DAP.
46. Le
1er juillet 2020, la REMS « Castore » de Subiaco (Rome) indiqua
aux autorités qu’une place pour le requérant était disponible à partir du
6 juillet 2020. Le requérant y fut transféré le 27 juillet 2020.
LE CADRE
JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
- LE DROIT INTERNE PERTINENT
- Les mesures de sureté
47. Les
mesures de sûreté sont réglementées par les articles 199 à 240 du code
pénal. Aux termes de l’article 202 § 1, ces mesures « peuvent être
appliquées aux seules personnes socialement dangereuses qui ont commis un
fait érigé en infraction pénale par la loi ». Est considéré
comme étant socialement dangereux l’auteur d’un tel fait « s’il est
probable qu’il commette des nouveaux faits érigés en infractions
pénales par la loi » (article 203 § 1).
48. Les mesures de
sûreté (imposées par le juge pénal dans son jugement sur le fond, ou dans
une décision y faisant suite, en cas de condamnation, lors de l’exécution de la
peine ou lorsque le condamné se soustrait volontairement à l’exécution de la
peine – article 205) ne peuvent être révoquées que si leur destinataire a cessé
d’être socialement dangereux (article 207 § 1). Après l’écoulement du délai
minimal fixé par la loi pour chaque mesure, le juge doit réexaminer la personne
qui y est soumise, afin de déterminer si elle est encore socialement dangereuse.
Dans l’affirmative, il doit fixer la date de l’examen suivant. Il peut
toutefois avancer cette date s’il y a des raisons de croire que le danger a
cessé (article 208).
49. Les
mesures de sûreté sont d’ordre soit personnel soit patrimonial. Parmi les premières
figurent l’internement en établissement de soins et de détention (casa di
cura e di custodia), pour les personnes condamnées à une peine réduite en
raison d’une maladie mentale ou d’une intoxication chronique par l’alcool ou
par les stupéfiants (article 219), ainsi que l’internement en hôpital
psychiatrique judiciaire (ospedale psichiatrico giudiziario) pour
les personnes acquittées pour les mêmes raisons (article 222) et la
liberté surveillée (article 228).
50. En ce qui
concerne l’internement, depuis le 1er avril 2015, les mesures
d’internement en établissement de soins et de détention et en hôpital
psychiatrique judiciaire sont exécutées dans les REMS, conformément aux
décrets-lois no 211 du 22 décembre 2011 et no 52 du 31 mars
2014. Le juge ordonne l’application de la mesure d’internement lorsqu’il existe
des éléments attestant qu’aucune autre mesure ne serait apte à assurer à
l’intéressé des soins adéquats et à faire face à sa dangerosité. Le 11 mai 2020
le juge des investigations préliminaires de Tivoli a soulevé une question de
légitimité constitutionnelle devant la Cour constitutionnelle concernant
notamment les normes instituant les REMS et l’absence de compétence du
ministère de la Justice en la matière. Par ordonnance no 131 du 24 juin
2021, la Cour constitutionnelle a ouvert une instruction afin d’acquérir des
informations quant au fonctionnement des REMS.
51. En
ce qui concerne la liberté surveillée, la personne soumise à cette mesure est
« confiée à l’autorité de sûreté publique » pour une durée
minimale d’un an ; le juge lui impose les obligations qu’il estime aptes à
prévenir la commission de nouvelles infractions. La surveillance doit être
exercée de manière à favoriser, par l’intermédiaire du travail, la réadaptation
de l’intéressé à la vie sociale (article 228). Si, pendant la liberté
surveillée, la personne souffrant d’une maladie mentale se montre à nouveau
dangereuse, cette mesure est remplacée par l’internement en établissement de
soins et de détention (article 231).
52. Les mesures de
sûreté cumulées à une peine privative de liberté sont appliquées une fois la
peine purgée ou éteinte (article 211). L’ordonnance d’hospitalisation dans un
établissement de soins et de détention est exécutée une fois la peine de
restriction de la liberté personnelle purgée ou éteinte. Néanmoins, le juge,
compte tenu de l’état particulier de la maladie mentale du condamné, peut
ordonner son hospitalisation avant que l’exécution de la peine restrictive de
liberté personnelle ait commencé ou ne se termine (article 220).
53. L’alinéa
5 de l’article 111 du décret présidentiel du 30 juin 2000 no 230 prévoit
que les personnes accusées ou condamnés, lorsqu’apparaît chez elles, au cours
de leur séjour en prison, une maladie psychique qui n’appelle pas l’application
provisoire de la mesure de sureté ni le placement dans un hôpital psychiatrique
judiciaire ou dans un établissement de soins et de détention, sont assignées à
un institut ou à une section spéciale pour les malades mentaux.
- Autres dispositions légales pertinentes
54. La validité d’un
jugement de condamnation peut être contestée en soulevant un incident
d’exécution, comme le prévoit l’article 670 § 1 du code de procédure
pénale, lequel dispose, dans ses parties pertinentes :
« Lorsqu’il établit que
l’acte n’est pas valide ou qu’il n’est pas devenu exécutoire, [après
avoir] évalué aussi sur le fond [nel merito] le respect des
garanties prévues pour le cas où le condamné serait introuvable, (...) le
juge de l’exécution suspend l’exécution et ordonne si nécessaire la libération
de l’intéressé et le renouvellement de la notification irrégulière. Dans ce
cas, le délai d’appel recommence à courir. »
55. L’article 2043 du
code civil est ainsi libellé :
« Tout fait
illicite qui cause à autrui un dommage oblige celui qui en est
l’auteur à le réparer. »
- LES RAPPORTS NATIONAUX SUR LA SITUATION
CARCÉRALE
56. Le
rapport de l’association Antigone « pour les droits et les garanties dans
le système pénal » (Antigone, associazione “per i diritti e le garanzie
nel sistema penale”) relatif à la visite de la prison de Rebibbia NC du
16 avril 2019, décrit une situation de surpeuplement (avec 400 détenus en
plus par rapport à la capacité réglementaire). D’autres éléments problématiques
qui ressortent du rapport sont les conditions précaires des locaux et l’absence
d’un service spécialisé pour les détenus souffrant de pathologies psychiques.
57. Le
rapport du Garant des personnes détenues de la région Latium (Garante delle
persone sottoposte a misure restrittive della libertà personale della regione
Lazio) sur l’activité et les résultats des organes régionaux, relatif à
l’année 2018, fait état, entre autres, des mauvaises conditions structurelles
dans presque toutes les prisons, de difficultés dans la gestion des pathologies
psychiatriques, ainsi que du maintien en détention ordinaire de personnes
faisant l’objet d’une mesure de placement en REMS.
58. Le problème du
surpeuplement et des mauvaises conditions des structures ressort également du
rapport au Parlement pour l’année 2019 du Garant national des droits des
personnes détenues (Garante Nazionale dei diritti delle persone detenute o
private della libertà personale).
59. Le
Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes au motif
que le requérant a omis de contester, devant le juge de l’exécution, sur le
fondement des articles 670 et 666 du code de procédure pénale, la légalité de
son maintien en détention nonobstant la décision de la cour d’appel du 20 mai
2019 ordonnant sa remise en liberté.
60. Le requérant
soutient que l’incident d’exécution ne permet que de soulever des questions se
rapportant à l’existence, à la portée ou à la légitimité, sur le fond et sur la
forme, du titre exécutoire sur la base duquel le condamné est détenu. En
l’espèce, le Gouvernement n’aurait précisé ni le titre exécutoire à attaquer,
ni la cause de nullité ou d’inexistence de ce dernier, selon le requérant parce
qu’aucun titre exécutoire ne justifiait sa détention en prison. En outre, le
Gouvernement n’aurait pas démontré que l’utilisation de ce recours aurait
permis de remédier aux violations alléguées.
61. La Cour a déjà
considéré, au titre de divers articles de la Convention, que, dès lors qu’un
requérant a obtenu une décision judiciaire contre l’État, il n’a pas à entamer
ultérieurement une procédure pour en obtenir l’exécution.
62. En particulier,
sous l’angle de l’article 5 de la Convention, la Cour a fait observer qu’il est
inconcevable que dans un État de droit un individu demeure privé de sa liberté
malgré l’existence d’une décision de justice ordonnant sa libération (Assanidzé
c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 173, CEDH
2004‑II). En effet, il appartient aux États contractants d’organiser leur
système judiciaire de telle sorte que leurs services d’application des lois
puissent satisfaire à l’obligation d’éviter toute privation de liberté
injustifiée (Ruslan Yakovenko c. Ukraine, no 5425/11, § 68, CEDH
2015).
63. Quant
au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, la
Cour a dit qu’il serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État
contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire
reste inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement, de
quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie
intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Metaxas c. Grèce,
no 8415/02, § 25, 27
mai 2004, et Assanidzé, précité, §§ 181 et
182). La Cour a souligné, en outre, qu’une personne qui a obtenu un jugement
contre l’État n’a normalement pas à ouvrir une procédure distincte pour en
obtenir l’exécution forcée (Metaxas, précité, § 19). C’est
au premier chef aux autorités de l’État qu’il incombe de garantir l’exécution
d’une décision de justice rendue contre celui-ci, et ce dès la date à laquelle
cette décision devient obligatoire et exécutoire (Bourdov c. Russie
(no 2), no 33509/04, § 69, in
fine, CEDH 2009).
64. En
l’espèce, la Cour observe que, le 20 mai 2019, la cour d’appel de Rome a
révoqué la détention provisoire et ordonné la libération du requérant, lequel
est pourtant resté placé en détention. Les autorités n’ont pas non plus veillé
à son transfert dans une REMS, contrairement à ce que prévoyait l’ordonnance du
21 janvier 2019 rendue par le juge de l’application des peines de Rome
(paragraphes 25 et 27 ci-dessus). La Cour estime que le principe établi dans
l’arrêt Metaxas, précité, s’applique également aux jugements
concernant le régime de privation de liberté. Il est de la responsabilité de
l’État d’exécuter les décisions de justice sans que la personne intéressée
n’ait à engager une procédure ultérieure pour en obtenir l’exécution. Il
s’ensuit qu’en l’espèce, compte tenu de l’existence de deux décisions de
justice ordonnant, respectivement, le placement en REMS et la cessation de la
détention provisoire, le requérant n’était pas dans l’obligation d’introduire
un « incident d’exécution » pour faire valoir que la poursuite de sa
détention en prison était illégale (voir, mutatis mutandis, Metaxas,
précité, § 19).
65. Par conséquent,
l’exception de non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.
- Non-respect du délai de six mois
66. Le Gouvernement
excipe d’une tardivité de la requête au motif qu’elle a été introduite le 3
mars 2020, soit bien plus que six mois après la décision de la cour d’appel de
Rome du 20 mai 2019 par laquelle la libération du requérant avait été ordonnée
(paragraphe 25 ci-dessus).
67. Le requérant voit
dans les violations qu’il allègue une situation continue, puisqu’à la date de
l’introduction de la requête il était détenu à Rebibbia NC.
68. La Cour rappelle
que, lorsque la violation alléguée constitue une situation continue contre
laquelle il n’existe aucun recours en droit interne, ce n’est que lorsque la
situation cesse qu’un délai de six mois commence réellement à courir (Svinarenko
et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 86, CEDH
2014 (extraits), et Seleznev c. Russie, no 15591/03, § 34,
26 juin 2008). En particulier, lorsqu’un requérant est détenu, la
détention doit être considérée comme une « situation continue » tant
que celui-ci est restreint dans le même type de centre de détention, dans des
conditions substantiellement similaires. De courtes périodes d’absence, par
exemple si l’intéressé a été extrait de l’établissement pour être interrogé ou
pour d’autres actes de procédure, n’ont pas d’incidence sur le caractère
continu de la détention. En revanche, la remise en liberté de l’intéressé ou
son changement de régime de détention, que ce soit au sein ou en dehors de
l’établissement en question, est de nature à mettre fin à la « situation
continue ». Une plainte relative aux conditions de détention doit donc
être déposée dans un délai de six mois à compter de la cessation de la
situation incriminée ou, s’il y avait un recours interne effectif à exercer, à
compter de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus
d’épuisement des voies de recours internes (Ananyev et autres c. Russie,
nos 42525/07 et 60800/08, §§ 75-78,
10 janvier 2012, Shishanov c. République de Moldova, no 11353/06, § 65, 15
septembre 2015, et Petrescu c. Portugal, no 23190/17, § 92, 3
décembre 2019).
69. Examinant
la situation du requérant à la lumière des principes ci-dessus, la Cour relève
qu’il a été détenu à Rebibbia NC à deux reprises, du 2 juillet 2018 au 22
novembre 2018 et puis du 2 décembre 2018 au 12 mai 2020 (paragraphes 15, 20, 21
et 42 ci-dessus). Étant donné que, dans l’intervalle, le requérant a été
assigné à résidence, sa détention ne saurait passer pour une « situation
continue » dans sa globalité (Grichine c. Russie,
no 30983/02, § 83, 15
novembre 2007, et Dvoynykh c. Ukraine, no 72277/01, § 46, 12
octobre 2006). Cependant, la détention a été continue au cours des deux
périodes indiquées.
70. Il en résulte que
l’exception du Gouvernement ne doit être accueillie qu’en ce qui concerne la
première période de détention.
71. La Cour estime
que, pour autant qu’ils concernent la seconde période de détention à Rebibbia
NC, les griefs ne sont pas tardifs étant donné qu’à la date de l’introduction
de la requête le requérant s’y trouvait encore détenu (Strazimiri c. Albanie,
no 34602/16, § 94, 21
janvier 2020). Elle limitera donc la portée de son examen à la seconde période
de détention.
72. Eu égard
à ce qui précède, la Cour juge que, par rapport à cette dernière période,
la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la
Convention. Constatant par ailleurs que le requête ne se heurte à
aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable quant à
la période de détention allant du 2 décembre 2018 au 12 mai 2020.
- SUR LE FOND
- Sur la violation de l’article 3
73. Le requérant
soutient que son maintien en détention en milieu pénitentiaire ordinaire,
malgré l’avis contraire des psychiatres traitant, l’a empêché de bénéficier
d’une prise en charge thérapeutique adéquate pour son état de santé mental, ce
qui aurait aggravé celui-ci et ainsi constitué un traitement inhumain et
dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention,
qui est ainsi libellé :
« Nul ne
peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants. »
- Thèses des parties
74. Le requérant soutient que les soins médicaux qui
lui ont été dispensés à Rebibbia NC n’étaient pas adéquats, en l’absence d’une
stratégie thérapeutique visant à soigner sa pathologie ou à en prévenir
l’aggravation. Il fait valoir que tous les psychiatres qui l’ont examiné ont
attesté que son état de santé était incompatible avec la détention en prison et
qu’une prise en charge dans un établissement sanitaire était nécessaire mais
qu’il n’a jamais été transféré dans une REMS ou dans toute autre structure
sanitaire adaptée à cause d’une absence chronique de places. Il allègue, en
outre, qu’il a été placé en milieu carcéral ordinaire et, se référant
aux rapports établis par l’association Antigone et par le Garant national et le
Garant de la région Latium des droits des personnes détenues, que ses
conditions de détention étaient mauvaises (paragraphes 56 et 57 ci-dessus).
75. Se référant aux
rapports médicaux du service psychiatrique de Rebibbia NC, datés du 26 mars et
du 10 avril 2020 (voir paragraphes 33 et 35 ci-dessus), le Gouvernement
soutient que le requérant a fait l’objet d’un suivi médical constant et
d’un projet thérapeutique individualisé comprenant des visites régulières de la
part de psychologues et psychiatres, la prescription de médicaments et des
activités de groupe. Selon lui, il n’y a donc pas eu violation de l’article 3.
- Appréciation de la Cour
a) Principes
applicables
77. Cette disposition
impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions
compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités
d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une
épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent
à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la
santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment
par l’administration des soins médicaux requis (Stanev c. Bulgarie [GC],
no 36760/06, § 204, CEDH
2012, et Rooman, précité, § 143).
78. La Cour a jugé à
maintes reprises que la détention d’une personne malade peut poser des problèmes
sur le terrain de l’article 3 de la Convention (Matencio c. France,
no 58749/00, § 76, 15
janvier 2004, et Mouisel c. France, no 67263/01, § 38, CEDH
2002‑IX) et qu’une telle détention dans des conditions matérielles et
médicales inappropriées peut constituer un traitement contraire à l’article 3 (Sławomir
Musiał c. Pologne, no 28300/06, § 87, 20
janvier 2009, et Rooman, précité, § 144).
79. Pour déterminer
si la détention d’une personne malade est conforme à l’article 3 de la
Convention, la Cour prend en considération la santé de l’intéressé et l’effet
des modalités d’exécution de sa détention sur son évolution. Elle a dit que les
conditions de détention ne doivent en aucun cas soumettre la personne privée de
liberté à des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à
humilier, avilir et briser éventuellement sa résistance physique et morale.
Elle a reconnu à ce sujet que les détenus atteints de troubles mentaux sont
plus vulnérables que les détenus ordinaires, et que certaines exigences de la
vie carcérale les exposent davantage à un danger pour leur santé, renforcent le
risque qu’ils se sentent en situation d’infériorité, et sont forcément source
de stress et d’angoisse. Une telle situation entraîne la nécessité d’une
vigilance accrue dans le contrôle du respect de la Convention (W.D. c.
Belgique, no 73548/13, §§ 114 et
115, 6 septembre 2016, et Rooman, précité, § 145). L’appréciation
de la situation des individus en cause doit tenir compte de leur vulnérabilité
et, dans certains cas, de leur incapacité à se plaindre de manière cohérente,
voire à se plaindre tout court, du traitement qui leur est réservé et de ses
effets sur eux (Murray c. Pays-Bas [GC], 2016, § 106, Herczegfalvy
c. Autriche, 24 septembre 1992, § 82, série A no 244, et Aerts
c. Belgique, 30 juillet 1998, § 66, Recueil des arrêts et
décisions 1998‑V).
80. La Cour tient
également compte du caractère adéquat ou non des soins et traitements médicaux
dispensés en détention. Cette question est la plus difficile à
trancher. La Cour rappelle que le simple fait qu’un détenu ait été examiné par
un médecin et qu’il se soit vu prescrire tel ou tel traitement ne saurait faire
conclure automatiquement au caractère approprié des soins administrés. En
outre, les autorités doivent s’assurer que les informations relatives à l’état
de santé du détenu et aux soins reçus par lui en détention sont consignées de manière
exhaustive, que le détenu bénéficie promptement d’un diagnostic précis et d’une
prise en charge adaptée, et qu’il fasse l’objet, lorsque la maladie dont il est
atteint l’exige, d’une surveillance régulière et systématique associée à une
stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé
ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes. Par
ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu’elles ont créé les
conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi
(Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 137, 23
mars 2016, et Rooman, précité, § 147). La Cour en a
conclu que l’absence d’une stratégie thérapeutique globale pour la prise en
charge d’un détenu atteint de troubles mentaux peut s’analyser en un « abandon
thérapeutique » contraire à l’article 3 (Strazimiri, précité, §§
108-112).
81. Dans l’hypothèse
où la prise en charge ne serait pas possible sur le lieu de détention, il faut
que le détenu puisse être hospitalisé ou transféré dans un service spécialisé (Rooman,
précité, § 148).
b) Application
en l’espèce des principes susmentionnés
82. La
Cour constate que nul ne conteste l’existence des problèmes de santé du
requérant, notamment son trouble de la personnalité et son trouble bipolaire,
aggravés par l’usage de substances psychoactives. L’intéressé souffre de crises
psychotiques récurrentes et a tenté de se suicider lorsqu’il était détenu en
janvier 2019 (paragraphes 8 et 22 ci-dessus).
83. La Cour note que
le requérant se plaint de l’absence de soins médicaux adéquats et de ses
conditions de détention lors de son séjour à Rebibbia NC. Eu égard à ses
constats sur la recevabilité (paragraphe 69 ci-dessus), elle prendra en
considération la période de détention qui va du 2 décembre 2018 au 12 mai
2020.
84. La Cour observe
que le Gouvernement ne conteste pas que le requérant n’a pas été transféré dans
un service pénitentiaire psychiatrique, malgré l’ordonnance rendue par le
tribunal de Tivoli le 4 février 2019 et la décision de transfert rendue par le
DAP le 7 février 2019 (voir paragraphes 23 et 24 ci-dessus).
85. La Cour doit donc
rechercher si l’état de santé du requérant était compatible avec sa détention
en prison, notamment en milieu ordinaire, et examiner si les soins médicaux qui
lui ont été dispensés étaient suffisants et appropriés.
86. Elle relève, tout
d’abord, que déjà au cours de la détention à Regina Coeli, le GIP du tribunal
de Rome, sur la base des conclusions de l’expertise psychiatrique qui attestait
la nécessité d’une prise en charge thérapeutique globale de la pathologie grave
du requérant, avait remplacé la détention provisoire par le placement en REMS
(paragraphe 9 ci-dessus).
87. En ce qui
concerne la détention à Rebibbia NC, la Cour note que, en novembre 2018,
l’expert désigné par le tribunal de Tivoli a dit qu’une prise en charge
thérapeutique globale du requérant était nécessaire et devait primer
l’impératif de détention (paragraphe 18 ci-dessus). Par la suite, le
21 janvier 2019, le JAP de Rome a ordonné le transfert immédiat du
requérant en REMS (paragraphe 27 ci-dessus). Quelques jours après, le
psychiatre de la prison a attesté que le requérant était inapte à la détention
ordinaire (paragraphe 22 ci-dessus). Le 4 février 2019, le tribunal de Tivoli a
ordonné son placement immédiat dans un établissement approprié ou dans un
service pénitentiaire pour patients psychiatriques (paragraphe 23 ci-dessus).
Par conséquent, la Cour relève – et le Gouvernement ne le conteste pas – que
l’état de santé mentale du requérant était incompatible avec la détention en
milieu pénitentiaire ordinaire et que, malgré les indications claires et
univoques, l’intéressé est resté incarcéré en milieu pénitentiaire ordinaire
pendant près de deux ans. Elle ne saurait remettre en question les conclusions
auxquelles les spécialistes et les autorités judiciaires internes sont parvenus
dans cette affaire et elle estime que le maintien du requérant en milieu
pénitentiaire ordinaire était incompatible avec l’article 3 de la
Convention (voir, mutatis mutandis, Contrada c. Italie
(no 2), no 7509/08, § 85, 11
février 2014).
88. Au
demeurant, il ressort des documents versés au dossier par les parties que le
requérant n’a bénéficié d’aucune stratégie thérapeutique globale de prise en
charge de sa pathologie visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à
prévenir leur aggravation (Blokhin, précité, § 137, Rooman précité,
§ 147, et Strazimiri, précité, § 108), et ce dans un contexte
caractérisé par de mauvaises conditions de détention (Sławomir Musiał,
précité, § 95).
89. Partant,
il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
a) s’il est détenu
régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
(...)
c) s’il a été arrêté
et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente,
lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une
infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de
l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement
de celle‑ci ;
(...)
e) s’il s’agit de la
détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie
contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un
vagabond ;
(...) »
a) Le requérant
91. Le
requérant fait valoir d’emblée qu’à partir du 20
mai 2019, date à laquelle la cour d’appel de Rome a ordonné sa libération
(paragraphe 25 ci-dessus) et jusqu’au 12 mai 2020, date de son transfert dans
une communauté thérapeutique (paragraphe 42 ci-dessus), sa privation de liberté
était dépourvue de base légale. Selon lui, l’ordonnance du 21 janvier 2019 par
laquelle le JAP de Rome a prononcé son placement dans une REMS, ne pouvait
justifier sa détention en prison jusqu’à ce qu’une place se libère (paragraphe
27 ci-dessus). Même à supposer que le placement en REMS eût fondé sa
détention à partir du 20 mai 2020, il aurait de toute façon pris fin le 22
janvier 2020, au bout d’un an. Le requérant affirme
ensuite que, dès le début, sa détention à Rebibbia NC était irrégulière car
elle s’est déroulée en milieu pénitentiaire dans des conditions inadéquates
pour une personne souffrant de troubles mentaux et sans qu’il ait reçu un
traitement médical approprié et individualisé. Le tribunal de Tivoli
aurait d’ailleurs reconnu, le 4 février 2019, l’incompatibilité de ses
conditions de santé avec la détention ordinaire et ordonné son placement sans
délai dans un service pénitentiaire pour patients psychiatriques (paragraphe 23
ci-dessus).
b) Le
Gouvernement
92. Le
Gouvernement allègue que les autorités ont fait tout ce qui était en leur
pouvoir pour transférer le requérant dans une REMS, mais que le placement n’a
pas été possible faute de place. Il souligne que les juridictions saisies
avaient constaté que le requérant était dangereux et que, pour cette raison il
ne pouvait tout simplement pas être libéré. Il observe, à cet égard, que la
mesure de sûreté que constitue le placement en REMS est de toute façon une
mesure privative de liberté qui est exécutée dans un établissement de soins.
- Appréciation de la Cour
a) Principes
applicables
93. La Cour rappelle
que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance
dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à
savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Avec les articles 2, 3
et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions
garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des
personnes, et en tant que tel il revêt une importance primordiale. Il a
essentiellement pour but de protéger l’individu contre toute privation de
liberté arbitraire ou injustifiée (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC],
no 14305/17, § 311,
22 décembre 2020, et Denis et Irvine
c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 123,
1er juin 2021).
94. Tout individu a
droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé
de liberté, sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5
de la Convention. Trois grands principes en particulier ressortent de la
jurisprudence de la Cour : la règle selon laquelle les exceptions, dont la
liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas
à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les
articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la
privation de liberté, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point
de vue tant de la procédure que du fond et qui implique une adhésion
scrupuleuse à la prééminence du droit ; et l’importance de la promptitude
ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis (ibidem,
§ 312).
95. Les alinéas a) à
f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels
une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas
régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Denis et Irvine, précité, § 124), ou si elle
n’est pas prévue par une dérogation faite conformément à l’article 15 de la
Convention, qui permet à un État contractant, « [e]n cas de guerre ou en
cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », de
prendre des mesures dérogatoires à ses obligations découlant de
l’article 5 « dans la stricte mesure où la situation l’exige » (Nada
c. Suisse [GC], no 10593/08, § 224, CEDH
2012).
96. Le
fait qu’un motif soit applicable n’empêche pas nécessairement qu’un autre le
soit aussi ; une détention peut, selon les circonstances, se justifier
sous l’angle de plus d’un alinéa (Ilnseher c. Allemagne [GC],
nos 10211/12 et 27505/14, § 126,
4 décembre 2018).
97. De plus, seule
une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition :
assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (ibidem,
§ 126, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88,
15 décembre 2016).
100. Il ressort de la
jurisprudence de la Cour que par « condamnation » (« conviction »
en anglais) au sens de l’article 5 § 1 a), il faut entendre, eu
égard au texte français, à la fois une déclaration de culpabilité consécutive à
l’établissement légal d’une infraction et l’infliction d’une peine ou autre
mesure privative de liberté (Del Río Prada,
précité, § 123, et RuslanYakovenko, précité, § 49).
101. Par ailleurs, le
mot « après » figurant à l’alinéa a) n’implique pas un simple ordre
chronologique de succession entre « condamnation » et
« détention » : la seconde doit en outre résulter de la
première, se produire « à la suite et par suite » – ou « en
vertu » – de celle-ci. En bref, il doit exister entre elles un lien de
causalité suffisant. Toutefois, le lien entre la condamnation initiale et la
prolongation de la privation de liberté se distend peu à peu avec l’écoulement
du temps. Le lien de causalité exigé par l’alinéa a) pourrait finir par se
rompre si une décision de non-élargissement ou de réincarcération d’une
personne en arrivait à se fonder sur des motifs incompatibles avec les
objectifs visés par la décision initiale de la juridiction de jugement, ou sur
une appréciation non raisonnable eu égard à ces objectifs. En pareil cas, un
emprisonnement régulier à l’origine se muerait en une privation de liberté arbitraire
et, dès lors, incompatible avec l’article 5 (Del Río Prada,
précité, § 124, et les affaires qui y sont citées).
102. Un
accusé est considéré comme détenu « après condamnation par un
tribunal compétent » au sens de l’article 5 § 1 a) une fois que le
jugement le condamnant a été rendu en première instance, même si celui-ci n’est
pas encore exécutoire et reste susceptible de recours. La Cour a dit à cet
égard que l’expression « après condamnation » ne peut être
interprétée comme se limitant à l’hypothèse d’une condamnation définitive, car
cela exclurait l’arrestation à l’audience de personnes condamnées ayant comparu
libres, indépendamment des recours qui leur seraient encore ouverts (Wemhoff
c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 9, série A no 7). De plus,
une personne condamnée en première instance et incarcérée dans l’attente de
l’issue de la procédure d’appel ne saurait être considérée comme détenue en vue
d’être conduite devant l’autorité judiciaire compétente du chef de raisons
plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction, au sens de l’article
5 § 1 c) (Solmaz c. Turquie,
no 27561/02, § 25, 16 janvier 2007, et Ruslan Yakovenko,
précité, § 46).
103. En ce qui
concerne la justification des détentions relevant de l’alinéa e) de
l’article 5 § 1, la Cour rappelle que le terme « aliéné » doit
se concevoir selon un sens autonome. Il ne se prête pas à une définition
précise, son sens ne cessant d’évoluer avec les progrès de la recherche
psychiatrique (Denis et Irvine, précité,
§ 134).
104. En
ce qui concerne la privation de liberté des personnes atteintes de troubles
mentaux, un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une
privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent
réunies : premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière
probante ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une
ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut
se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (voir, parmi beaucoup
d’autres, Ilnseher, précité, § 127, Rooman,
précité, § 192, et Denis et Irvine, précité, § 135).
105. Il y a lieu de
reconnaître aux autorités nationales un certain pouvoir discrétionnaire quand
elles se prononcent sur la nécessité d’interner un individu au motif qu’il est
« aliéné », car il leur incombe au premier chef d’apprécier les
preuves produites devant elles dans un cas donné ; la tâche de la Cour
consiste à contrôler leurs décisions sous l’angle de la Convention (Denis et
Irvine, précité, § 136).
106. Au sujet de la
première condition à satisfaire pour pouvoir priver une personne de liberté au
motif qu’elle est « aliénée », à savoir démontrer devant l’autorité
compétente, au moyen d’une expertise médicale objective, l’existence d’un
trouble mental réel, la Cour rappelle que bien que les autorités nationales
disposent d’un certain pouvoir discrétionnaire, en particulier quand elles se
prononcent sur le bien‑fondé de diagnostics cliniques, les motifs
admissibles de privation de liberté énumérés à l’article 5 § 1 appellent
une interprétation étroite. Un état mental doit présenter une certaine gravité
pour être considéré comme un trouble mental « réel » aux fins de
l’alinéa e) de l’article 5 § 1, car il doit être sérieux au point de nécessiter
un traitement dans un établissement destiné à accueillir des malades mentaux (Ilnseher, précité,
§ 129, et Denis et Irvine, précité, § 136).
107. Aucune privation
de liberté d’une personne considérée comme aliénée ne peut être jugée conforme
à l’article 5 § 1 e) de la Convention si elle a été décidée sans que
l’avis d’un médecin expert ait été demandé. Toute autre approche est synonyme
de manquement à l’exigence de protection contre l’arbitraire (Kadusic c.
Suisse, no 43977/13, § 43,
9 janvier 2018, et les affaires qui y sont citées). À cet égard, la forme
et la procédure retenues peuvent dépendre des circonstances. Il est acceptable,
dans des cas urgents ou lorsqu’une personne est arrêtée en raison d’un
comportement violent, qu’un tel avis soit obtenu immédiatement après
l’arrestation. Dans tous les autres cas, une consultation préalable est
indispensable. À défaut d’autres possibilités, du fait par exemple du refus de
l’intéressé de se présenter à un examen, il faut au moins demander qu’un expert
médical se livre à une évaluation sur la base du dossier, sinon on ne peut
soutenir que l’aliénation de l’intéressé a été établie de manière probante (Varbanov
c. Bulgarie, no 31365/96, § 47, CEDH
2000‑X, et Constancia c. Pays-Bas (déc.), no 73560/12, § 26,
3 mars 2015).
108. En ce qui
concerne la deuxième condition à laquelle doit satisfaire toute privation de
liberté pour cause « d’aliénation », à savoir que le trouble mental
revête un caractère ou une ampleur légitimant l’internement, la Cour rappelle
qu’un trouble mental peut passer pour présenter une telle ampleur s’il est
établi que l’internement s’impose au motif que la personne concernée a besoin,
d’une thérapie, de médicaments ou de tout autre traitement clinique pour guérir
ou pour voir son état s’améliorer, mais également s’il s’avère nécessaire de la
surveiller pour l’empêcher, par exemple, de se faire du mal ou de faire du mal
à autrui (ibidem, § 133, et Stanev, précité, § 146).
109. La date
pertinente à laquelle l’aliénation d’une personne doit avoir été établie de
manière probante au regard des exigences de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 est
celle de l’adoption de la mesure la privant de sa liberté en raison de son
état. Comme le montre toutefois la troisième condition minimum à respecter pour
que la détention d’un aliéné soit justifiée, à savoir que l’internement ne peut
se prolonger valablement sans la persistance du trouble mental, toute évolution
éventuelle de la santé mentale du détenu postérieurement à l’adoption de
l’ordonnance de placement en détention doit être prise en compte (Denis et
Irvine, précité, § 137).
110. La Cour rappelle
que dans certaines circonstances le bien-être d’une personne atteinte de
troubles mentaux peut constituer un facteur additionnel à prendre en compte,
outre les éléments médicaux, lors de l’évaluation de la nécessité de placer
cette personne dans une institution. Néanmoins, le besoin objectif d’un
logement et d’une assistance sociale ne doit pas conduire automatiquement à
l’imposition de mesures privatives de liberté. Aux yeux de la Cour, toute
mesure de protection adoptée à l’égard d’une personne capable d’exprimer sa
volonté doit autant que possible refléter le souhait de cette personne. La
non-sollicitation de l’avis de celle-ci peut donner lieu à des situations
d’abus et entraver l’exercice de leurs droits par les personnes vulnérables ;
dès lors, toute mesure prise sans consultation préalable de la personne
concernée exige en principe un examen rigoureux (N. c. Roumanie,
no 59152/08, § 146,
28 novembre 2017, et Stanev, précité, § 153).
111. Pour
que la détention soit « régulière », il faut qu’il existe un certain
lien entre, d’une part, le motif de détention autorisé ayant été invoqué et, de
l’autre, le lieu et le régime de la détention. En principe, la
« détention » d’une personne motivée par ses troubles mentaux n’est
« régulière » au regard de l’alinéa e) du paragraphe 1 que si elle se
déroule dans un hôpital, une clinique ou un autre établissement approprié (Ilnseher,
précité, § 134, Rooman, précité, § 190, et Stanev,
précité, § 147). Par ailleurs, la Cour a eu l’occasion de préciser que cette
règle s’applique même lorsque la maladie ou le trouble ne peut être guéri ou
que la personne concernée n’est pas susceptible de répondre à un traitement (Rooman,
précité, § 190).
112. L’administration
d’une thérapie adéquate est devenue une exigence dans le cadre de la notion
plus large de « régularité » de la privation de liberté. Toute
détention de personnes souffrant de maladies psychiques doit poursuivre un but
thérapeutique, et plus précisément viser à la guérison ou l’amélioration,
autant que possible, de leur trouble mental, y compris, le cas échéant, la
réduction ou la maîtrise de leur dangerosité. La Cour a souligné que quel que
soit l’endroit où ces personnes se trouvent placées, elles ont droit à un
environnement médical adapté à leur état de santé, accompagné de réelles
mesures thérapeutiques ayant pour but de les préparer à une éventuelle
libération (ibidem, § 208).
113. L’analyse visant
à déterminer si un établissement particulier est « approprié » doit
comporter un examen des conditions spécifiques de détention qui y règnent, et
notamment du traitement prodigué aux personnes atteintes de pathologies
psychiques (ibidem, § 210).
114. La privation de
liberté visée à l’article 5 § 1 e) a une double fonction : d’une part une
fonction sociale de protection, d’autre part une fonction thérapeutique liée à
l’intérêt individuel pour la personne aliénée de bénéficier d’une thérapie ou
d’un parcours de soins appropriés et individualisés. La nécessité d’assurer la
première fonction ne devrait pas a priori justifier l’absence
de mesures visant à accomplir la seconde. Il s’ensuit que, au regard de
l’article 5 § 1 e), une décision refusant de libérer une personne internée peut
devenir incompatible avec l’objectif initial de détention préventive contenu
dans la décision de condamnation si la personne concernée est privée de liberté
parce qu’elle risque de récidiver mais qu’en même temps, elle ne bénéficie pas
des mesures – telles qu’une thérapie appropriée – nécessaires pour démontrer
qu’elle n’est plus dangereuse (ibidem, § 210).
115. Pour ce qui est
de la portée des soins prodigués, la Cour estime que le niveau de traitement
médical requis pour cette catégorie de détenus doit aller au-delà des soins de
base. Le simple accès à des professionnels de santé, à des consultations ou à
des médicaments ne saurait suffire à ce qu’un traitement donné puisse être jugé
approprié et, dès lors, satisfaisant au regard de l’article 5. Le rôle de la
Cour n’est cependant pas d’analyser le contenu des soins proposés et
administrés. Il importe qu’elle soit en mesure de vérifier l’existence d’un
parcours individualisé tenant compte des spécificités de l’état de santé
mentale de la personne internée dans l’objectif de préparer celle-ci à une
réinsertion éventuelle. Dans ce domaine, la Cour accorde aux autorités une
certaine marge de manœuvre à la fois pour la forme et pour le contenu de la
prise en charge thérapeutique ou du parcours médical en question (ibidem,
§ 209).
b) Application
en l’espèce des principes susmentionnés
116. La
Cour est appelée à déterminer, à la lumière des principes susmentionnés, si la
détention du requérant à Rebibbia NC (paragraphe 15 et suivants ci-dessus)
relevait de l’un des motifs autorisant la privation de liberté énumérés aux
alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 et si elle était « régulière » aux
fins de cette disposition, et donc conforme à l’article 5 § 1.
117. La Cour
examinera, dans un premier temps, la période de détention du requérant entre le
2 décembre 2018, date à laquelle ce dernier a été incarcéré à Rebibbia NC après
avoir violé les conditions d’assignation à résidence, et le 20 mai 2019, date
de l’arrêt par lequel la cour d’appel de Rome a ordonné sa remise en liberté
puis, dans un second temps, la période de détention qui va du 21 mai 2019
jusqu’au 12 mai 2020, date de la sortie de prison du requérant et de son
transfert dans une communauté thérapeutique.
- La détention entre le 2 décembre 2018 et le 20
mai 2019
α) Motifs
de privation de liberté
118. La Cour observe
que le motif de privation de liberté du requérant concernant cette période de
détention ne prête pas à controverse entre les parties. La Cour, compte tenu
des circonstances de l’espèce, estime que cette période relève de l’alinéa
a) de l’article 5 § 1.
β) Détention
« selon les voies légales »
119. La Cour doit
maintenant déterminer si la détention du requérant pendant la période en cause
a été décidée « selon les voies légales ». La Convention renvoie ici
essentiellement au droit national et pose l’obligation pour les autorités
internes de se conformer aux règles matérielles et procédurales que celui-ci
prévoit (Ilnseher, précité, § 135, S., V. et A. c. Danemark [GC],
nos 35553/12 et 2
autres, § 74, 22 octobre 2018).
120. À ce propos, la
Cour considère que cette détention était conforme au droit interne car elle
reposait sur l’arrêt de condamnation à un an et deux mois de réclusion prononcé
par le tribunal de Tivoli le 22 novembre 2018 et sur la décision du 27 novembre
2018 par laquelle le même tribunal a rétabli l’ordonnance de détention
provisoire (paragraphes 19 et 27 ci-dessus).
γ) Détention
« régulière »
121. Aux fins de
l’article 5 de la Convention, la conformité de la détention au droit interne
n’est pas décisive à elle seule. Encore faut-il établir que la détention de
l’intéressé pendant la période litigieuse était « régulière » au sens
de l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour note que le requérant a été détenu
de manière régulière après avoir été condamné par un tribunal compétent, et
notamment sur la base de l’arrêt de condamnation à un an et deux mois de
réclusion.
122. En ce qui
concerne les traitements médicaux fournis en prison, la Cour observe que la
question de savoir si un environnement est approprié en termes de soins
médicaux pour une personne souffrant de troubles mentaux s’analyse normalement
sur le terrain des articles 3 et 5 § 1 e) de la Convention, et non pas sous
l’angle de l’article 5 § 1 a). Toutefois, à propos de la peine
d’emprisonnement, la Cour a déjà relevé que, si le châtiment demeure l’une des
finalités de l’incarcération, les politiques pénales en Europe accordent une
importance croissante à l’objectif de réinsertion que poursuit la détention (Vinter
et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09 et 2
autres, § 115, CEDH 2013 (extraits)). De la même manière, la Cour, tout en
soulignant que l’une des fonctions essentielles d’une peine d’emprisonnement
est de protéger la société, a reconnu le but légitime d’une politique de
réinsertion sociale progressive des personnes condamnées à ladite peine (Maiorano
et autres c. Italie, no 28634/06, § 108, 15
décembre 2009, et Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 72, CEDH
2002‑VIII). Eu égard aux constats qui précèdent, elle estime que
l’absence de soins adéquats pourrait donc poser un problème sous l’angle de
l’alinéa a) de l’article 5 § 1 lorsqu’un requérant détenu
régulièrement après condamnation souffre d’une pathologie psychique d’une
gravité susceptible de l’empêcher de comprendre l’objectif de réinsertion
sociale que poursuit la détention et d’en bénéficier.
123. En l’espèce, la
Cour observe que le requérant se plaint uniquement de l’absence d’un parcours
thérapeutique adéquat, sans contester, sous l’angle de l’alinéa a) de l’article
5 § 1, l’incompatibilité de sa détention avec son état mental en
raison d’une impossibilité de pouvoir saisir la finalité de réinsertion sociale
que poursuit la peine d’emprisonnement (paragraphe 91 ci-dessus). En outre,
elle note qu’il ressort du dossier, et en particulier de l’expertise
psychiatrique du 9 novembre 2018, que le requérant, à l’époque du procès, était
apte à y participer de manière consciente (paragraphe 18 ci-dessus). En
l’absence d’autres éléments, elle conclut que le requérant était à même, au
moment de l’exécution de la peine, de comprendre la finalité de réinsertion
sociale que poursuivait la peine et d’en bénéficier.
124. La
Cour en conclut que la détention litigieuse était conforme aux exigences de
l’alinéa a) de l’article 5 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu
violation de cette disposition pour la période de détention du 2 décembre
2018 au 20 mai 2019.
- La détention entre le 21 mai 2019 et le 12 mai
2020
α) Motifs
de privation de liberté
125. La Cour rappelle
que le requérant soutient qu’à partir du 20 mai 2019, date à laquelle la cour d’appel
de Rome a ordonné sa libération, sa privation de liberté était dépourvue de
base légale.
126. Le
Gouvernement argue que le requérant est resté en prison à cause de sa
dangerosité et du manque de place en REMS et que l’ordonnance de placement en
REMS est de toute façon une mesure privative de liberté.
127. La Cour rappelle
que, le 21 janvier 2019, le JAP de Rome a ordonné le placement immédiat du
requérant en REMS pour la période d’un an, au motif que cette mesure était la
seule adéquate pour faire face à la dangerosité sociale de ce dernier
(paragraphe 27 ci-dessus). Elle examinera donc si la détention pouvait se
justifier en tant que détention d’un aliéné au sens de l’article 5 §
1 e).
β) Détention
« selon les voies légales »
128. La Cour constate
que l’ordonnance de placement en REMS susmentionnée n’a jamais été exécutée. En
ce qui concerne la thèse du Gouvernement selon laquelle cette ordonnance aurait
pu justifier le maintien en prison du requérant puisqu’elle prévoyait une
mesure privative de liberté, la Cour note que la détention en milieu
pénitentiaire et le placement en REMS sont des mesures différentes quant à
leurs conditions d’application, leurs modalités d’exécution et le but qu’elles
poursuivent. De toute façon, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de
déterminer si la détention du requérant pendant la période en cause a été
décidée selon les voies légales, puisque, pour les raisons exposées ci-dessous,
cette période de détention ne satisfaisait pas aux exigences de régularité prévues
par l’article 5 § 1 e).
γ) Détention
« régulière »
129. La Cour observe
que les trois conditions de la jurisprudence Winterwerp (paragraphe
104 ci-dessus) sont réunies en l’espèce.
130. En premier lieu,
elle note qu’à la date où le placement en REMS a été ordonné, l’aliénation du
requérant avait été démontrée devant l’autorité compétente au moyen d’une
expertise médicale objective (Ilnseher, précité, § 127, et Rooman,
précité, § 192). En l’espèce, comme il est décrit en détail ci-dessus (paragraphe
8), l’expertise psychiatrique communiquée le 3 octobre 2017 au GIP du
tribunal de Rome, a conclu que le requérant était atteint d’un trouble de la
personnalité et d’un trouble bipolaire, aggravés par l’usage de substances.
L’expert a ajouté que le requérant était dangereux pour la société et il a
souligné que les besoins thérapeutiques de ce dernier primaient l’impératif de
détention. La Cour note que les mêmes conclusions ont par la suite été
confirmées par la seconde expertise, communiquée le 9 novembre 2018 devant
le tribunal de Tivoli (paragraphe 18 ci-dessus).
131. La Cour observe,
en deuxième lieu, que le JAP de Rome a considéré à juste titre que le trouble
mental du requérant revêtait un caractère légitimant l’internement, étant donné
que ce dernier, bien qu’en liberté surveillée, avait gravement violé les
conditions de celle-ci, et que le placement en REMS était donc la seule
solution capable de satisfaire l’impératif de protection sociale (Ilnseher,
précité, § 127, et Rooman, précité, § 192).
132. En troisième
lieu, la validité du maintien en détention du requérant était conditionnée par
la persistance de son trouble mental. La dernière évaluation de son état de
santé, en date du 30 avril 2020, attestait que le requérant représentait encore
un danger pour la société, bien que dans une moindre mesure (paragraphe 39
ci-dessus). Rien dans le dossier n’indique que ce risque avait cessé
d’exister pendant la période en cause.
133. Cela étant, la
Cour estime, à la lumière des principes jurisprudentiels rappelés ci-dessus
(paragraphe 111 ci-dessus), que l’examen de la régularité impose en outre de
rechercher si le lien entre le motif censé justifier la privation de liberté et
le lieu et les conditions de la détention a perduré tout au long de la mesure d’internement.
Elle rappelle qu’en principe la « détention » d’un aliéné ne peut
être considérée comme « régulière » aux fins de l’alinéa e) du
paragraphe 1 que si elle s’effectue dans un hôpital, dans une clinique ou dans
un autre établissement approprié (Ilnseher, précité, § 134, Rooman,
précité, § 190, et Stanev, précité, § 147).
134. La Cour note que
la mesure de détention dans une REMS a pour but non pas seulement de protéger
la société, mais aussi d’offrir à l’intéressé les soins nécessaires pour améliorer,
autant que possible, son état de santé et rendre possible ainsi la réduction ou
la maîtrise de sa dangerosité (voir, mutatis mutandis, Klinkenbuß
c. Allemagne, no 53157/11, § 53, 25
février 2016, Rooman, précité, § 208). Il était donc essentiel
qu’un traitement adapté fût proposé au requérant afin de réduire le danger
qu’il représentait pour la société. Or, il ressort du dossier que même
après l’arrêt par lequel la cour d’appel de Rome avait ordonné sa libération,
le requérant n’a pas été transféré dans une REMS. Il a en revanche continué à
être détenu en milieu pénitentiaire ordinaire, dans de mauvaises conditions, et
n’a pas bénéficié d’une prise en charge thérapeutique individualisée (voir les
conclusions sur le terrain de l’article 3, paragraphe 88 ci-dessus).
135. La Cour rappelle
que l’État est tenu, nonobstant les problèmes logistiques et financiers,
d’organiser son système pénitentiaire de façon à assurer aux détenus le respect
de leur dignité humaine (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 99, 20
octobre 2016, et Neshkov et autres c. Bulgarie, nos 36925/10 et 5
autres, § 229, 27 janvier 2015). Même si, dans un premier temps, un écart entre
la capacité disponible et la capacité nécessaire peut être jugé acceptable (mutatis
mutandis, Morsink c. Pays-Bas, no 48865/99, § 67, 11
mai 2004), le retard dans l’obtention d’une place ne peut pas durer
indéfiniment et il n’est acceptable que s’il est dûment justifié. Les autorités
doivent démontrer qu’elles ne sont pas demeurées passives mais que, au
contraire, elles ont activement recherché une solution et se sont efforcées de
surmonter les obstacles qui s’interposaient à l’application de la mesure. En
l’espèce, il ressort du dossier que, à partir de février 2019, le DAP a adressé
de nombreuses demandes d’accueil aux REMS de la région Latium et à celles
présentes sur le territoire national afin de trouver une place pour le
requérant, mais sans succès, faute de places disponibles (paragraphes 28 et
suivants ci-dessus). La Cour relève que, face à ces refus, les autorités
nationales n’ont pas créé de nouvelles places au sein des REMS ni trouvé une
autre solution. Il leur revenait d’assurer au requérant qu’une place en REMS
serait disponible ou de trouver une solution adéquate. La Cour ne saurait donc
considérer l’absence de places comme une justification valable au maintien du
requérant en milieu pénitentiaire.
136. Par conséquent,
la privation de liberté du requérant à partir du 21 mai 2019 ne s’est pas
déroulée de façon conforme aux exigences de l’alinéa e) de l’article 5 § 1
(Rooman, précité, §§ 190 et de 208 à 210).
137. Partant,
il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
138. Invoquant l’article 5 § 5, le requérant se plaint aussi de
n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui lui aurait permis d’obtenir
réparation du préjudice qu’il dit avoir subi à raison de sa détention contraire
à l’article 5 § 1. Selon l’article 5 § 5 de la Convention :
« Toute personne victime
d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux
dispositions de cet article a droit à réparation. »
139. Le Gouvernement
soutient que le requérant aurait dû saisir le tribunal d’une action en
dommages-intérêts sur la base de l’article 2043 du code
civil italien, qui lui aurait permis de demander réparation des dommages
subis pour l’atteinte alléguée à sa liberté personnelle.
140. Le requérant
fait valoir que l’article 2043 du code civil n’est pas un recours effectif
parce que, selon lui, la charge de la preuve pesant sur la victime du préjudice
est excessive, celle-ci étant censée prouver le dol ou la faute lourde de
l’administration publique.
141. La Cour rappelle
que l’article 5 § 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander
réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions
contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4. Le droit à réparation énoncé au paragraphe
5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été
établie par une autorité nationale ou par les organes de la Convention. À cet
égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière
disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Stanev,
précité, § 182, et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH
2002‑X).
142. La Cour estime
que lorsque l’on peut prétendre de manière défendable qu’il y a eu violation
d’un ou de plusieurs droits consacrés par la Convention, la victime doit
disposer d’un mécanisme permettant d’établir la responsabilité des
fonctionnaires ou d’organes de l’État quant à ce manquement. En outre, dans les
cas qui s’y prêtent, une indemnisation des dommages – matériel aussi bien que
moral – découlant de la violation doit en principe être possible et faire
partie du régime de réparation mis en place (Roth c. Allemagne,
nos 6780/18 et 30776/18, § 92, 22
octobre 2020).
143. Compte tenu de ces
éléments, la Cour a conclu, à plusieurs égards, que, lorsqu’il y a un constat
de violation d’un article de la Convention, il existe une forte présomption que
celle-ci ait causé un préjudice moral à la personne lésée. Partant, les recours
prévus au niveau national doivent respecter cette présomption et ne pas
subordonner l’indemnisation pécuniaire à l’établissement d’une faute de
l’autorité défenderesse.
144. En ce qui
concerne plus particulièrement les recours compensatoires concernant les
conditions de détention, la Cour a dit que la charge de la preuve imposée au
requérant ne doit pas être excessive (Neshkov et autres, précité,
§ 184, et Polgar c. Roumanie, no 39412/19, § 82, 20
juillet 2021). Une indemnisation pécuniaire devrait être accessible à toute
personne détenue ou ayant été détenue dans des conditions inhumaines ou
dégradantes et ayant fait une demande à cet effet. La Cour a dit, à plusieurs
reprises, que le constat de non-satisfaction des conditions de détention aux
exigences de l’article 3 de la Convention donne lieu à une forte présomption
qu’elles ont causé un préjudice moral à la personne lésée (Neshkov et autres,
précité, § 190, et Roth, précité, § 93, Ananyev et autres,
précité, § 229). Les règles et pratiques internes régissant le fonctionnement
du recours compensatoire doivent refléter l’existence de cette présomption
plutôt que de subordonner l’indemnisation à la capacité du requérant à prouver,
par des preuves extrinsèques, l’existence d’un préjudice moral sous forme de
détresse émotionnelle (Neshkov et autres, précité, § 190, et Polgar,
précité, § 85). Dès lors, subordonner l’octroi d’une indemnité à la capacité du
requérant à prouver la faute des autorités et l’illégalité de leurs actes peut
priver d’effectivité les recours existants (Roth, précité, § 93, et les
références qui y sont citées). La Cour a rappelé, à ce sujet, que les mauvaises
conditions de détention ne sont pas nécessairement le résultat de défaillances
imputables à l’administration pénitentiaire, mais qu’elles ont le plus souvent
pour origine des facteurs plus complexes, par exemple des problèmes de
politique pénale (Rezmiveș et autres c. Roumanie, nos 61467/12 et 3
autres, § 124, 25 avril 2017).
145. De la même
manière, la Cour a jugé qu’un formalisme excessif quant à la preuve à apporter
d’un dommage moral causé par une détention irrégulière avait eu pour résultat
de priver l’action en responsabilité de l’État de son effectivité au regard de
l’article 5 § 5 (Danev c. Bulgarie, no 9411/05, § 34, 2
septembre 2010 et, mutatis mutandis, Iovtchev c. Bulgarie,
no 41211/98, § 146, 2
février 2006). À cet égard, dans les affaires Picaro c. Italie et Zeciri
c. Italie, elle a estimé que l’action civile en réparation pour atteinte à
la liberté personnelle, prévue par le système juridique italien, ne constituait
pas un moyen de recours effectif pour obtenir réparation des violations des
paragraphes 1 et 4 de l’article 5 de la Convention, le Gouvernement n’ayant
produit aucun exemple démontrant qu’une telle action avait été intentée avec
succès dans des circonstances similaires (Picaro c. Italie,
no 42644/02, § 84, 9
juin 2005, et Zeciri c. Italie, no 55764/00, § 50,
4 août 2005).
146. Enfin, sur le
terrain de l’article 6, la Cour a rappelé la présomption très solide, quoique
réfragable, selon laquelle un délai excessif dans l’exécution d’un jugement
obligatoire et exécutoire engendre un dommage moral. Le fait que la réparation
du dommage moral dans les affaires de non-exécution soit subordonnée à l’établissement d’une faute de l’autorité défenderesse est
difficilement conciliable avec cette présomption. En effet, les retards
d’exécution constatés par la Cour ne sont pas nécessairement le fait
d’irrégularités commises par l’administration, mais peuvent être imputables à
des déficiences du système à l’échelon national et/ou local (Bourdov,
précité, § 111).
148. À
la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le
requérant ne disposait d’aucun moyen pour obtenir, à un degré suffisant de
certitude, réparation des violations de l’article 5 § 1 de la
Convention.
149. Il y
a donc eu violation de l’article 5 § 5 de la
Convention.
- Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1
150. Le requérant se plaint d’une violation du droit à un procès
équitable à raison de l’inexécution de la décision de la cour d’appel de Rome
du 20 mai 2019. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention,
ainsi libellé :
« Toute personne a droit à
ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui
décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée
contre elle. »
152. Le Gouvernement
allègue que les autorités ont essayé de trouver le plus rapidement possible une
place disponible dans une REMS pour le requérant, rappelant que ce dernier
était considéré dangereux pour la société et qu’il ne pouvait pas donc être
libéré.
153. Se
référant aux principes évoqués au paragraphe 63 ci-dessus, la Cour
rappelle que l’exécution d’un jugement ou arrêt, de
quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie
intégrante du procès au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et que
l’inexécution d’une décision de justice définitive et exécutoire retirerait
tout effet utile aux garanties consacrées par cet article.
154. La
Cour observe que l’arrêt du 20 mai 2019 par lequel la cour d’appel de Rome a
ordonné la remise en liberté du requérant n’a pas été exécuté (paragraphe 25
ci-dessus). En particulier, à la suite de l’ordonnance rendue par le JAP le 21
janvier 2019 (paragraphe 27 ci-dessus), le requérant aurait dû être placé en
REMS, mais il est pourtant demeuré en prison. Elle conclut, partant, qu’il y a
eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
155. Invoquant
l’article 13 combiné avec les articles 3 et 5 § 1, le requérant soutient qu’il
n’a pas disposé d’un recours effectif pour se plaindre de l’absence d’une prise
en charge thérapeutique adéquate pendant sa détention et qu’il n’a pas pu faire
redresser la violation des droits garantis par l’article 5 § 1 de la
Convention. La première de ces dispositions est formulée ainsi :
« Toute personne dont les
droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à
l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la
violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de
leurs fonctions officielles. »
156. Les parties
renvoient aux arguments qu’elles ont avancés sous l’angle de l’exception de
non-épuisement de voies de recours internes.
157. La
Cour considère, à la lumière de sa conclusion au paragraphe 64 ci-dessus et de
ses constats sur le terrain des articles 3 et 5 § 1 (paragraphes 88, 124
et 154 ci-dessus), qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs
tirés de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 5 § 1 de la Convention.
- Sur la violation alléguée de l’article 34 de la
Convention
L’article 34 de la Convention
dispose :
« La Cour peut être saisie
d’une requête par toute personne physique, toute organisation non
gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une
violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans
la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à
n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »
- Thèses des parties
a) Le requérant
159. Le
requérant rappelle le rôle vital joué par les mesures provisoires dans le
système de la Convention et voit dans le non-respect inexplicable et prolongé de
la mesure indiquée par la Cour une violation de son droit de recours individuel
garanti par l’article 34 de la Convention.
160. Le requérant
critique la justification invoquée par le Gouvernement pour le retard dans
l’exécution de la mesure, notamment l’absence de places dans les REMS, en
soutenant que c’est exactement la raison pour laquelle il a introduit une
demande devant la Cour. Il ajoute que l’État était, et est, le seul responsable
du problème structurel du manque de places dans lesdites structures.
b) Le
Gouvernement
162. Le Gouvernement
souligne en outre que les autorités ne pouvaient pas non plus libérer le
requérant, car cela aurait entraîné un risque grave et concret pour la sécurité
collective, compte tenu des nombreuses décisions des juridictions nationales
qui indiquaient que le requérant était dangereux pour la société.
163. Enfin, le
Gouvernement fait valoir qu’il est pleinement conscient de l’importance de la
question de l’insuffisance de places dans les REMS et qu’il est en train de
prendre les mesures nécessaires pour résoudre le problème. En particulier, il
précise que des discussions sur la réforme de l’accord entre l’État et les
régions concernant les REMS sont en cours et qu’un projet spécifique a été
présenté à cet égard dans le cadre des réformes du système sanitaire financées
dans le cadre du « Recovery Fund » de l’Union européenne.
- Appréciation de la Cour
a) Principes
applicables
164. La Cour rappelle
que l’obligation énoncée à l’article 34 in fine exige que
les États contractants non seulement s’abstiennent d’exercer des pressions sur
les requérants mais aussi se gardent de tout acte ou omission qui, en
détruisant ou faisant disparaître l’objet d’une requête, rendrait celle‑ci
inutile ou empêcherait la Cour de toute autre manière de l’examiner selon sa
méthode habituelle (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC],
nos 46827/99 et 46951/99, § 102, CEDH
2005‑I). Il ressort clairement de la finalité de cette règle, à savoir
garantir l’effectivité du droit de recours individuel, que les intentions ou
raisons sous-jacentes à une action ou omission interdite par l’article 34 n’ont
que peu de pertinence lorsqu’il s’agit d’apprécier si cette disposition a été
ou non respectée. L’important est de déterminer si la situation engendrée par
l’action ou l’omission des autorités est conforme à l’article 34. La même
remarque vaut en ce qui concerne le respect des mesures provisoires au titre de
l’article 39, puisque de telles mesures sont indiquées par la Cour aux fins de
garantir l’efficacité du droit de recours individuel. Il s’ensuit qu’il y aura
violation de l’article 34 si les autorités d’un État contractant ne prennent
pas toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement être envisagées pour se
conformer à la mesure indiquée par la Cour (Paladi c. Moldova [GC],
no 39806/05, §§ 87-88,
10 mars 2009).
165. À cet égard, la
Cour observe qu’elle applique l’article 39 de façon stricte et, en
principe, uniquement lorsqu’il y a un risque imminent de dommage irréparable.
Bien qu’il n’existe pas de disposition particulière dans la Convention
concernant les domaines d’application, les demandes ont trait le plus souvent
au droit à la vie (article 2), au droit de ne pas être soumis à la torture
et aux traitements inhumains (article 3), et exceptionnellement au droit
au respect de la vie privée et familiale (article 8) ou à d’autres droits
garantis par la Convention (Mamatkoulov et Askarov, précité, §§
103-104).
166. Pour
vérifier si l’État défendeur s’est conformé à la mesure provisoire indiquée, il
faut partir du libellé même de celle-ci. La Cour doit vérifier si l’État
défendeur a respecté la lettre et l’esprit de la mesure provisoire qui lui
avait été indiquée. Dans le cadre de l’examen d’un grief au titre de l’article
34 concernant le manquement allégué d’un État contractant à respecter une
mesure provisoire, la Cour ne va pas reconsidérer l’opportunité de sa décision
d’appliquer la mesure en question. Il incombe au gouvernement défendeur de lui
démontrer que la mesure provisoire a été respectée ou, dans des cas
exceptionnels, qu’il y a eu un obstacle objectif qui l’a empêché de s’y
conformer et qu’il a entrepris toutes les démarches raisonnablement
envisageables pour supprimer l’obstacle et pour tenir la Cour informée de la
situation (Paladi, précité, §§ 91-92). Un
retard important de la part des autorités dans l’exécution de la mesure
provisoire, qui a eu pour conséquence de faire courir au requérant le risque de
subir le traitement contre lequel la mesure visait à le protéger, constitue un
manquement de l’État à ses obligations au titre de l’article 34 de la
Convention (M.K. et autres c. Pologne, nos 40503/17 et 2 autres, §§
237-238, 23 juillet 2020).
b) Application
en l’espèce des principes susmentionnés
167. La Cour doit, en
l’espèce, examiner si les autorités se sont conformées à la mesure provisoire
indiquée par la Cour, qui consistait à assurer le transfert du requérant dans
une structure (REMS ou autre) permettant d’assurer la prise en charge adéquate,
sur le plan thérapeutique, de sa pathologie psychique.
168. À
cet égard, la Cour note que les autorités internes ont transféré le requérant
au sein d’une communauté thérapeutique le 12 mai 2020. Elle constate, dès lors,
que le Gouvernement s’est conformé à la mesure provisoire indiquée (paragraphes
33 et 42 ci-dessus).
169. Ensuite,
la Cour doit rechercher si le Gouvernement s’est conformé à la mesure
provisoire dans un délai raisonnable. À ce propos,
elle observe que les autorités italiennes ont transféré le requérant
trente-cinq jours après l’adoption de la mesure par la Cour. Elle
constate d’emblée qu’un tel délai apparait en lui-même très long et fait douter
de sa compatibilité avec l’article 34 de la Convention.
170. La Cour doit
ensuite vérifier si un tel retard dans l’application de la mesure provisoire
était justifié par des circonstances exceptionnelles.
171. La
Cour n’est pas convaincue par l’argument tiré de l’absence de places dans les
REMS. En effet, elle rappelle que, déjà le 21 janvier 2019, le JAP de Rome
avait remplacé la mesure de la liberté surveillée par l’application immédiate
de la détention en REMS (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement était donc
conscient de l’impératif de trouver une place dans un établissement adéquat
pour le requérant bien avant l’adoption de la mesure provisoire de la Cour.
Comme la Cour l’a souligné à plusieurs reprises, il incombe à tout gouvernement
d’organiser son système pénitentiaire de manière à garantir le respect de la
dignité des détenus, indépendamment de toute difficulté financière ou
logistique (Muršić, précité, § 99, et Neshkov et autres,
précité, § 229). En l’espèce, il revenait donc au
gouvernement italien de trouver pour le requérant, au lieu d’une place en REMS,
une autre solution adéquate, comme d’ailleurs la Cour l’avait expressément
indiqué (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour ne saurait donc considérer l’absence
de places dans les REMS comme une justification valable au retard dans
l’exécution de la mesure provisoire indiquée par elle.
172. Deuxièmement,
en ce qui concerne le confinement de mars 2020 en
Italie, la Cour comprend que cette situation a
pu avoir des répercussions sur le bon fonctionnement de l’administration. Elle
n’est cependant pas convaincue par cet argument car le Gouvernement n’a pas
expliqué en quoi le confinement aurait rendu plus compliquée l’obtention d’une
place en REMS ou dans autre structure ou retardé le transfert du requérant,
étant donné aussi que les autorités internes savaient dès le 21 janvier 2019,
donc bien avant le début du confinement, qu’il fallait y transférer le
requérant (paragraphe 27 ci-dessus). Partant, les mesures provisoires n’étant
communiquées que dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de
risque imminent de dommage irréparable pour le requérant (Mamatkoulov
et Askarov, précité, §§ 103-104 et 120), la Cour considère que, bien qu’un
certain retard dans l’exécution de la mesure provisoire ait été en l’espèce
acceptable dans une situation exceptionnelle telle que celle du confinement,
trente-cinq jours apparaissent néanmoins excessifs.
173. En
l’absence d’autres justifications, la Cour conclut que le retard dans
l’exécution de la mesure provisoire est excessivement long (M.K. et autres,
précité, §§ 237-238) et que, dès lors, les autorités italiennes n’ont pas
satisfait aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 34.
174. Partant, il y a
eu violation de l’article 34 de la Convention.
- SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46
175. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
176. Aux termes de
l’article 46 de la Convention :
« 1. Les Hautes
Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la
Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif
de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille
l’exécution. »
- Article 41
- Dommage
177. Le requérant
demande 129 187,74 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime
avoir subi. Il considère que la satisfaction équitable qui lui est due doit
être calculée sur la base de l’indemnité prévue pour chaque jour de détention
illégale selon la loi italienne.
178. Le Gouvernement
soutient que le requérant ne peut pas se servir des critères utilisés par la
Cour pour quantifier le montant du dommage résultant d’une détention illégale
dans le cas d’une personne qui devait être remise en liberté, car le requérant
aurait de toute façon fait l’objet d’une privation de liberté, notamment dans
une REMS.
179. La Cour estime
que le requérant a subi un préjudice moral certain en raison de son maintien en
internement sans prise en charge adéquate de son état de santé, en violation
des articles 3 et 5 § 1 de la Convention. Elle lui octroie 36 400 EUR pour
dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre
d’impôt.
- Frais et dépens
180. Le requérant
réclame 53 985,98 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le
cadre de la procédure menée devant la Cour.
181. Le Gouvernement
ne dit rien à cet égard.
182. Selon la
jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses
frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu
des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge
raisonnable d’allouer au requérant la somme de 10 000 EUR pour la procédure
menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre
d’impôt.
- Intérêts moratoires
183. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
- Article 46
184. En se référant
aux principes énoncés dans l’affaire Strazimiri, précitée, le
requérant demande à la Cour d’ordonner au Gouvernement d’adopter toutes les
mesures générales nécessaires pour garantir que les détenus atteints de
troubles mentaux, et destinataires de la mesure de sureté de l’hospitalisation
en REMS, y soient rapidement transférés, notamment en augmentant
considérablement le nombre de places disponibles dans le système des REMS.
185. La Cour rappelle
que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général
c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous
le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre
juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46
de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les
conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir, entre autres, Scozzari
et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249,
CEDH 2000-VIII, Brumărescu c. Roumanie (satisfaction
équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH
2001-I, et Grande Stevens et autres c. Italie,
nos 18640/10 et 4
autres, § 233, 4 mars 2014).
186. En l’état actuel
et à la lumière des informations fournies par les parties, la Cour n’estime pas
nécessaire d’indiquer des mesures générales que l’État devrait
adopter pour l’exécution du présent arrêt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À
L’UNANIMITÉ,
- Déclare la requête irrecevable pour autant qu’elle concerne la période
de détention du 2 juillet au 22 novembre 2018 et recevable pour le
reste ;
- Dit qu’il
y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
- Dit qu’il
n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention pour la
période de détention du 2 décembre 2018 au 20 mai 2019 ;
- Dit qu’il
y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention pour la période
de détention du 21 mai 2019 au 12 mai 2020 ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
- Dit qu’il
n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 13
de la Convention ;
- Dit qu’il
y a eu violation de l’article 34 de la Convention ;
- Dit
a) que l’État
défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la
date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article
44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
- 36 400 EUR (trente-six mille quatre cents
euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt,
pour dommage moral ;
- 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout
montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt,
pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration
dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt
simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque
centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points
de pourcentage ;
- Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis
communiqué par écrit le 24 janvier 2022, en application de
l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président