Cour europĂ©enne des droits de lâhomme
PREMIĂRE SECTION
AFFAIRE MARINONI c. ITALIE
(RequĂȘte no 27801/12)
ARRĂT
Art 6 § 2 âą ArrĂȘts de la cour dâappel et de la Cour
de cassation en relation avec les aspects civils de lâinfraction ne rĂ©vĂ©lant
aucun manquement Ă la prĂ©somption dâinnocence dont lâintĂ©ressĂ© bĂ©nĂ©ficie aprĂšs
son acquittement pénal
Art 10 âą LibertĂ© dâexpression âą Condamnation dâun
Ă©crivain Ă verser des dommages et intĂ©rĂȘts pour des expressions diffamatoires âą
Proportionnalité
STRASBOURG
18 novembre 2021
Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions
dĂ©finies Ă lâarticle 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de
forme.
En lâaffaire Marinoni c. Italie,
La Cour europĂ©enne des droits de lâhomme (premiĂšre
section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija TurkoviÄ, prĂ©sidente,
PĂ©ter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena PolĂĄÄkovĂĄ,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffiĂšre adjointe de
section,
Vu :
la requĂȘte (no 27801/12) dirigĂ©e contre la RĂ©publique italienne et dont un
ressortissant de cet Ătat, M. Nazareno Marinoni (« le requĂ©rant »)
a saisi la Cour en vertu de lâarticle 34 de la
Convention de sauvegarde des droits de lâhomme et des libertĂ©s fondamentales
(« la Convention ») le 20 avril 2012,
la dĂ©cision de porter la requĂȘte Ă la connaissance
du gouvernement italien (« le
Gouvernement »),
les observations des parties,
AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 12
octobre 2021,
Rend lâarrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă cette date :
INTRODUCTION
1. Dans sa requĂȘte, le requĂ©rant se
plaint de la condamnation prononcée par les juges internes qui ont reconnu le
caractĂšre diffamatoire dâexpressions employĂ©es dans lâouvrage dont il est lâauteur. Il invoque les articles 6 § 2 et
10 de la Convention.
2. Le requérant est né en 1938 et réside
à Albinea. Il a été représenté devant la Cour par Me M.
Angarano, avocat Ă Bergame.
LES CIRCONSTANCES DE LâESPĂCE
4. En décembre 2005, le requérant publia
ses mémoires intitulés « Terrasse sur cour. Les
faits survenus Ă Rovetta le 28 avril 1945 :
souvenirs dâun enfant », aux Ă©ditions de lâInstitut dâhistoire de la
rĂ©sistance et de lâĂąge contemporaine de Bergame.
5. Dans
cet ouvrage, le requĂ©rant, ĂągĂ© de six ans Ă lâĂ©poque des faits, racontait son
enfance et les faits survenus les semaines précédant la chute de la République
sociale italienne (« la RSI »), lâĂtat crĂ©e
par les fascistes italiens en Italie du Centre et du Nord entre septembre 1943
et avril 1945. En particulier, il procédait à une reconstitution des faits
prĂ©cĂ©dant lâexĂ©cution sommaire de quarante-trois
prisonniers de la RSI qui, dâaprĂšs sa thĂšse historique, sâĂ©taient rendus aux
forces de la Résistance (épisode connu sous le nom de « strage di Rovetta »). Il
superposait le récit historique à des souvenirs intimes et personnels liés à sa
vie familiale. En particulier, il consacrait certaines pages aux tensions
existantes entre ses proches et la famille M. qui occupait une partie de la
maison familiale. Les raisons du conflit avaient pour origine la différence de
convictions politiques qui opposaient la famille du requĂ©rant, antifasciste, Ă
la famille M., qui adhérait au régime fasciste.
6. Certaines
des expressions employĂ©es par le requĂ©rant Ă lâencontre des Ă©poux M., M. S.M.
et Mme G.G., furent perçues comme diffamatoires par leurs héritiers qui
portĂšrent plainte (paragraphe 14 ci-dessous) auprĂšs du parquet de la RĂ©publique
de Bergame. Le requérant fut ainsi poursuivi, entre autres, pour avoir écrit
que Mme G.G., lâĂ©pouse avait « convaincu les
autoritĂ©s dâinsĂ©rer le nom de son grand-pĂšre dans la liste des dix otages Ă
fusiller en cas de reprĂ©sailles » et quâĂ lâissue dâun Ă©change tendu entre
le grand-pÚre et Mme G.G., cette derniÚre « agacée, avait fait
rentrer son mari fantoche [marito fantoccio] et sâĂ©tait retirĂ©e
(...) ».
7. Le
15 octobre 2007, Ă lâissue de la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e demandĂ©e par le requĂ©rant,
le juge de lâaudience prĂ©liminaire (giudice dellâudienza preliminare â
ci-aprÚs « le GUP ») de Bergame acquitta le
requĂ©rant en dĂ©clarant lâinfraction non punissable. En effet, sâil reconnut le
caractÚre « objectivement diffamatoire » des
expressions litigieuses, le GUP considéra toutefois que le requérant pouvait se
prĂ©valoir de lâexercice du droit de chronique et de critique historique (diritto
di cronaca e di critica storica), sur le fondement de lâarticle 51 du code
pĂ©nal qui exclut la responsabilitĂ© de lâauteur de lâinfraction (paragraphe 13
ci-dessous). Le GUP souligna que le livre du requérant avait le mérite de
présenter une version alternative de la « strage
di Rovetta » du 28 avril 1945, en clarifiant le rÎle des services
militaires britanniques. Il conclut que les faits présentés dans les passages
dĂ©noncĂ©s rĂ©pondaient Ă un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et rĂ©el du public Ă connaĂźtre la
reconstitution historique proposée par le requérant, que ces faits étaient
exposĂ©s de maniĂšre correcte, sans lâusage dâun langage offensant et, enfin,
quâils Ă©taient vĂ©ridiques, câest-Ă -dire correspondant Ă des faits vĂ©rifiĂ©s. En
particulier, le GUP considĂ©ra que le fait que le requĂ©rant ait attribuĂ© Ă
Mme G.G. la responsabilitĂ© dâavoir insĂ©rĂ© le nom de son grand-pĂšre dans la
liste des otages à fusiller pouvait se justifier parce que celle-ci avait été
dĂ©signĂ©e par le chef de lâadministration municipale (le podestĂ )
comme personne de confiance en raison de sa « foi
fasciste », puis nommĂ©e Ă la tĂȘte du bureau municipal pour les
informations militaires.
8. Les parties civiles interjetĂšrent appel
de la décision afin de voir le requérant déclaré civilement responsable du
délit de diffamation. Elles soutenaient que le GUP avait appliqué de maniÚre
superficielle la cause dâexonĂ©ration, sans fonder son
appréciation sur les éléments factuels du litige. En particulier, les parties
civiles indiquaient que le requĂ©rant nâavait pas fourni des Ă©lĂ©ments crĂ©dibles
permettant de prouver que Mme G.G. Ă©tait lâauteure de la
liste dâotages Ă supprimer. Enfin, elles affirmaient que le GUP nâavait
pas pris en compte, dans son appréciation des passages litigieux, la
correspondance adressée à Mme G.G., dont une lettre rédigée par un antifasciste respecté, réfutant la description fortement
négative faite par dans le livre. Le requérant présenta ses conclusions en
défense.
9. Le 23 mars 2010, la cour dâappel de
Brescia condamna le requĂ©rant Ă verser des dommages et intĂ©rĂȘts aux parties
civiles dont le montant global fut fixé à 16 000 euros (EUR).
10. En
particulier, la cour dâappel rappela que la dĂ©cision de premiĂšre instance avait
établi que deux des expressions litigieuses (indiquant M. S.M. comme « le mari fantoche » et Mme G.G. comme celle
qui avait « convaincu les autoritĂ©s dâinsĂ©rer le nom de son grand-pĂšre
dans la liste des dix otages à fusiller en cas de représailles ») étaient
diffamatoires mais que le requérant pouvait bénéficier de la cause
dâexonĂ©ration portant sur lâexercice du droit de chronique et de critique. Or
la cour dâappel estima que si pour les faits
directement perçus ou vécus par le requérant la portée diffamatoire des
expressions employĂ©es pouvait ĂȘtre Ă©tablie uniquement lorsque la preuve de leur
caractĂšre faux Ă©tait rapportĂ©e, Ă lâopposĂ©, lâattribution dâun fait
déterminé, tel que celui indiquant que Mme G.G. avait inséré le nom du
grand-pĂšre du requĂ©rant dans la liste des otages Ă fusiller, imposait Ă
lâintĂ©ressĂ© de fournir des preuves, orales ou matĂ©rielles, au soutien de cette
affirmation. Pour la cour dâappel, le simple fait que Mme G.G. Ă©tait Ă
lâĂ©poque dirigeante du bureau municipal pour les informations militaires
nâĂ©tait pas en soi un Ă©lĂ©ment suffisant. Elle rappela en outre quâil Ă©tait un
fait tristement notoire que le « proclame Kesserling » de 1944, du nom du
commandant en chef des forces allemandes dâoccupation, avait Ă©tabli quâen cas
dâattentat contre les militaires allemands, tous les rĂ©sidents de sexe masculin
de plus de dix-huit ans se trouvant dans la zone concernĂ©e devaient ĂȘtre
fusillĂ©s, sans faire mention de listes dâotages. Elle observa Ă cet
Ă©gard que le requĂ©rant nâavait pas Ă©tĂ© en mesure de prouver lâexistence de
cette liste. Elle considéra ensuite que la deuxiÚme expression retenue,
indiquant M. S.M. comme étant le « fantoche »
de Mme G.G., sa femme, Ă©tait en elle-mĂȘme diffamatoire et superflue pour
le récit historique.
Elle jugea ainsi que :
« En conclusion, M. N.M. [le requĂ©rant] doit ĂȘtre
condamnĂ© Ă verser des dommages et intĂ©rĂȘts aux parties civiles en leur qualitĂ©
dâhĂ©ritiers des Ă©poux M.
En tenant compte de la diffusion limitée de
lâouvrage, du temps Ă©coulĂ© entre les faits dĂ©crits [1945] et la publication des
mémoires [2005] (...), le préjudice, de nature exclusivement moral, est fixé de
maniÚre équitable à 8 000 EUR à faveur de chaque partie civile. »
11. Le requérant forma un pourvoi en
cassation, critiquant en particulier le caractĂšre contradictoire de la
motivation de lâarrĂȘt quant au standard de preuve exigĂ©. Ă cet Ă©gard, il
fournit des documents afin de prouver lâexistence de listes dâotages dressĂ©es
par les forces dâoccupation au cours dâĂ©vĂ©nements similaires.
12. Le 24 octobre 2011, la Cour de
cassation confirma lâarrĂȘt de la cour dâappel. Dans ses passages pertinents,
elle affirma que :
« la gravité [des expressions employées par le
requérant] rend[ait] nécessaire une base probante incontestable de la vérité
des faits et la cour [dâappel] a rationnellement considĂ©rĂ©, avec une
appréciation absolument non critiquable devant le juge de légitimité, que le
pouvoir de décider [du sort du grand-pÚre du requérant] ne relevait pas des
fonctions [de Mme G.G.], chargée de tenir informées les familles des
soldats envoyés au front ».
En outre, elle releva que :
« le requĂ©rant nâavait pas Ă©tĂ© en mesure de rĂ©futer
lâaffirmation de la cour dâappel selon laquelle le « proclame
Kesserling » ne prĂ©voyait pas de listes dâindividus Ă abattre mais une
exécution généralisée de la population masculine entiÚre de plus de dix-huit
ans ».
Quant enfin Ă lâexistence dâun prĂ©judice et la
dĂ©finition de son montant, la Cour de cassation confirma lâapprĂ©ciation de la
cour dâappel qui avait dĂ©terminĂ© le prĂ©judice en jugeant que lâattribution de
la rédaction de la « liste des otages »
constituait :
« une accusation gratuite et sans aucun doute offensante
de la mĂ©moire de la personne (...), reprĂ©sentĂ©e comme complice volontaire dâun
projet meurtrier barbare, cruel, et inhumain ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA
PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
- LE DROIT NATIONAL
- Les
dispositions pertinentes
13. Lâarticle 51, alinĂ©a 1, du code pĂ©nal
(Exercice dâun droit ou accomplissement dâune obligation) prĂ©voit que :
« Lâexercice dâun droit ou lâaccomplissement dâune obligation
imposĂ©e par une mesure juridique ou par un ordre lĂ©gitime de lâautoritĂ©
publique ne sont pas punissables (...) »
14. En ses parties pertinentes en lâespĂšce,
lâarticle 595 du code pĂ©nal se lit ainsi :
« (...)
3. Si lâinfraction est commise par voie
de presse (...), la peine dâemprisonnement est de six mois Ă trois ans et
lâamende non infĂ©rieure Ă 516 EUR (...) »
15. Quant au rapport
entre le procĂšs civil et le procĂšs pĂ©nal, le systĂšme interne se fonde sur le principe dâautonomie (autonomia) de lâaction
en responsabilité civile devant la juridiction civile et sur celui du caractÚre
accessoire (accessorietĂ ) de lâaction civile dans le procĂšs pĂ©nal. La
personne qui sâestime victime dâune infraction pĂ©nale peut choisir entre
lâaction en rĂ©paration devant le juge civil ou la constitution de partie civile
dans le cadre du procĂšs pĂ©nal. Dans le premier cas, lâarticle 75 du code de
procédure pénale (ci-aprÚs le « CPP »)
indique que le procÚs civil continue en parallÚle de celui pénal (paragraphe
2), sauf si lâaction en rĂ©paration a Ă©tĂ© exercĂ©e aprĂšs la constitution de
partie civile ou aprÚs que le juge pénal ait rendu une décision en premiÚre
instance. Dans ces cas, le procĂšs civil est suspendu jusquâĂ la dĂ©cision pĂ©nale
dĂ©finitive (paragraphe 3) Ă lâexception des cas de : mort de la personne
mise en examen (article 69 du CPP) ; suspension du procÚs pénal pour
incapacité temporaire, physique ou mentale, de la personne mise en examen
(article 71 du CPP) ; exclusion de la partie civile du procÚs pénal
(articles 80 et 88 du CPP) ; révocation de la constitution de partie
civile (article 82 du CPP) ; refus de la partie civile dâaccepter la
procédure abrégée (article 441 du CPP) ; procédure de comparution sur reconnaissance
prĂ©alable de culpabilitĂ© (patteggiamento â article 444 du CPP). En
outre, lâarticle 652 du CPP dispose que la dĂ©cision pĂ©nale dâacquittement nâa
pas autorité de la chose jugée dans le procÚs civil si la victime (il
danneggiato) a exercĂ© lâaction devant le juge civil aux termes de lâarticle
75, paragraphe 2, du CPP. Dans le procĂšs pĂ©nal, lâaction civile est accessoire
des intĂ©rĂȘts publics inhĂ©rents Ă lâaction pĂ©nale qui vise Ă Ă©tablir la
responsabilitĂ© pour lâinfraction et Ă conclure avec cĂ©lĂ©ritĂ© le procĂšs. Ainsi,
le caractĂšre accessoire de lâaction civile fait quâen premiĂšre instance le juge
pĂ©nal dĂ©cide sur la demande de la partie civile uniquement lorsquâil condamne
la personne mise en examen (article 538 du CPP). Au contraire, en cas
dâacquittement (articles 529-531 du CPP), le juge ne doit pas se pencher sur
les effets civils de lâinfraction.
16. Quant Ă lâappel de la partie civile
contre un jugement dâacquittement, cette derniĂšre peut soit demander au
ministĂšre public dâinterjeter appel (article 572 du CPP), soit interjeter
elle-mĂȘme appel (Ă partir de lâarrĂȘt des chambres rĂ©unies no 27614 de 2007
de la Cour de cassation), possibilité prévue également contre la décision
rendue Ă lâissue de la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e Ă laquelle la partie civile a consenti.
Dans ce deuxiĂšme cas, lâappel est limitĂ© Ă lâĂ©tablissement de la responsabilitĂ©
civile dĂ©coulant de lâinfraction (article 576 du CPP).
17. Lâarticle 578 du CPP prĂ©voit quâen
cas dâappel ou du pourvoi en cassation contre la condamnation, lâautoritĂ©
judiciaire tenue Ă dĂ©clarer la prescription de lâinfraction (ou lâamnistie)
peut au mĂȘme temps statuer sur les aspects civils du recours.
18. Enfin, lâarticle 622 du CPP prĂ©voit, en
ce qui concerne le renvoi aprÚs la cassation de la décision, que « Sans conséquences pour la partie pénale de la
décision [attaquée], lorsque la Cour de cassation annule seulement la partie de
la dĂ©cision relative Ă lâaction civile ou si elle fait droit au recours de la
partie civile contre la dĂ©cision dâacquittement, elle
renvoie lâaffaire, le cas Ă©chĂ©ant, devant le juge civil dâappel compĂ©tent
(...) ».
- La
jurisprudence interne
- La Cour
constitutionnelle
19. LâarrĂȘt de la Cour constitutionnelle
no 176 de 2019 a confirmĂ© la constitutionnalitĂ© de lâarticle 576 du CPP,
en jugeant que lâappel aux seuls effets civils que la partie civile peut
introduire devant le juge pénal est cohérente avec le systÚme normatif qui
discipline lâexercice de lâaction civile dans le procĂšs pĂ©nal. La Cour
constitutionnelle a tout dâabord rappelĂ© que :
« lâaction
civile dans le procĂšs pĂ©nal est de nature accessoire et subordonnĂ©e Ă lâaction
publique, de telle sorte quâelle est destinĂ©e Ă subir toutes les consĂ©quences
et Ă sâadapter Ă la fonction et Ă la structure du procĂšs pĂ©nal, câest-Ă -dire
aux exigences, dâintĂ©rĂȘt public, liĂ©es Ă lâĂ©tablissement des infractions et Ă
la conclusion rapide des procĂšs (ex plurimis, arrĂȘt no 12 de 2016)
(...).
Lâautonomie et le caractĂšre accessoire de lâaction
civile Ă©mergent de la lecture du systĂšme normatif qui discipline lâexercice de
celle-ci (...) ».
AprÚs avoir souligné que tout recours, y compris
lâappel de la partie civile, doit rĂ©pondre Ă un intĂ©rĂȘt individuel finalisĂ© Ă
obtenir un résultat utile ou à éviter un préjudice découlant de la décision
attaquĂ©e (pour le dĂ©faut dâintĂ©rĂȘt, arrĂȘts de chambres rĂ©unies,
nos 35599/2012 et 46688/2016, arrĂȘts nos 1359/2017 et 4610/2015, pour
lâexistence de lâintĂ©rĂȘt, arrĂȘts de chambre rĂ©unies, nos 25083/2006 et
28911/2019), elle a affirmé :
« (...) quâil est cohĂ©rent avec la description du systĂšme
mentionnée, le choix du législateur de ne pas déroger à la rÚgle selon
laquelle, si la décision de premiÚre instance a été prise par le juge pénal
dans le respect des rĂšgles du procĂšs pĂ©nal, lâappel est attribuĂ© au juge pĂ©nal
(dâappel) selon les rĂšgles du mĂȘme code de procĂ©dure.
Lâexception Ă ce paradigme, en cas de cassation avec
renvoi au juge dâappel civil prĂ©vu Ă lâarticle 622 du CPP, se justifie par la
particularité de la phase de la procédure qui suit à la cassation de la
décision au fond (...) ».
20. Dans son rĂ©cent arrĂȘt no 182 de
2021, la Cour constitutionnelle a confirmĂ© la constitutionnalitĂ© de lâarticle
578 du CPP en analysant la norme attaquée et, plus en
gĂ©nĂ©ral, les rĂšgles applicables Ă lâaction civile dans le procĂšs pĂ©nal, Ă la
lumiĂšre de lâarticle 6 § 2 de la Convention et du droit pertinent de lâUnion
europĂ©enne. En particulier, elle a rappelĂ© que lâapplication du deuxiĂšme volet
de lâarticle 6 § 2 de la Convention implique des limitations du pouvoir (limiti
cognitivi) du juge tenu à reformer ou confirmer en appel la décision
dâacquittement. Dans son raisonnement, la Cour constitutionnelle a affirmĂ©, Ă
propos de lâarticle 576 du CPP, que lâappel de la partie civile attribue au
juge dâappel, dans la limite de la demande de celle-ci
(Ă©tablissement de la responsabilitĂ© civile de lâauteur de lâinfraction), le
pouvoir de confirmer ou de rĂ©former la dĂ©cision dâacquittement uniquement pour
les effets civils de lâinfraction. Elle a dit aussi, en relation avec lâarticle
578 du CPP, que « le juge dâappel, aprĂšs avoir
dĂ©clarĂ© la prescription de lâinfraction, nâest pas appelĂ© Ă formuler,
mĂȘme incidenter tantum, un verdict de culpabilitĂ© pĂ©nale comme
préalable à une décision, confirmative ou non, des parties du jugement de
premiĂšre instance qui concernent les intĂ©rĂȘts civils ». Elle a affirmĂ©
quâau contraire le juge « doit Ă©tablir (...) si
les éléments fondamentaux de la responsabilité civile (illecito aquiliano))
sont réunis. (...) » en se demandant si le
« fait », tel que fixĂ© en tant que fait historique dans lâacte
dâaccusation dâune infraction pĂ©nale, reprĂ©sente une conduite apte Ă produire
un dommage (danno ingiusto) selon lâarticle 2043 du code civil,
câest-Ă -dire si, dans ses effets dĂ©favorables, il a entraĂźnĂ© la lĂ©sion dâune
situation juridique subjective qui est source dâune obligation de rĂ©paration.
De mĂȘme, elle a indiquĂ© que lâapprĂ©ciation du lien de causalitĂ© et de lâĂ©lĂ©ment
subjectif se fait selon les rÚgles de la procédure civile. La Cour
constitutionnelle a reconnu que le systĂšme interne assure ainsi un Ă©quilibre
entre le caractĂšre accessoire de lâaction civile et les exigences de protection
de lâintĂ©rĂȘt de la victime qui sâest constituĂ©e partie civile.
- La Cour de
cassation
a) Sur
lâappel de la partie civile
21. La Cour de cassation, statuant en chambres
rĂ©unies (arrĂȘt no 6509 du 8 fĂ©vrier 2013, voir aussi lâarrĂȘt
no 27614/2007) affirma que :
« en prĂ©sence dâune demande spĂ©cifique de la
partie civile, le prononcé portant sur les demandes de restitution ou
dâindemnisation ne peut ĂȘtre omis pour le seul fait que lâacquittement de
lâaccusĂ© nâa pas Ă©tĂ© contestĂ© par le ministĂšre public, puisque, dans ce cas, le
juge doit effectuer, de maniĂšre accessoire [incidentale] et uniquement
aux fins civiles, son appréciation de la responsabilité ; mais la décision sur
ces demandes ne peut que rester liée (et subordonnée) à la constatation
(accessoire) de la responsabilité pénale. (...) Comme il a été affirmé, la
partie civile, nonobstant la modification de lâarticle 576 du [CPP] (...),
conserve le pouvoir de contester les dĂ©cisions dâacquittement et le juge
dâappel a, dans les limites de la dĂ©volution et aux effets de celle-ci, le
pouvoir dâĂ©tablir la responsabilitĂ© civile du mis en examen et de le condamner
à verser une indemnité ou une restitution (...) ».
22. Quelque temps aprĂšs, la Cour de
cassation a affinĂ© ces principes (arrĂȘt no10638 du 30 janvier 2020), en jugeant
que la partie civile Ă©tait recevable Ă interjeter appel dâun jugement de
premiĂšre instance dâacquittement sans prĂ©judice, dans cette hypothĂšse, au
principe de la force de la chose jugée (voir aussi
lâarrĂȘt no 22170/2019). En sâappuyant, entre autres, sur lâavis du premier
président adjoint de la Cour de cassation en date du 10 mai 2019, elle a
indiqué que :
« lâintĂ©rĂȘt de la partie civile Ă faire appel
de la dĂ©cision dâacquittement (...) existe, en ce que les limitations Ă
lâefficacitĂ© de la chose jugĂ©e prĂ©vues Ă lâarticle 652 du [CPP] nâaffectent pas
lâextension du droit de recours reconnu en termes gĂ©nĂ©raux (...) par lâarticle
576 du [CPP], en imposant, dans la cas contraire, Ă [la partie civile] de
renoncer aux rĂ©sultats de lâenquĂȘte menĂ©e dans le cadre du procĂšs pĂ©nal et Ă
relancer « ab initio » lâexamen de [lâaffaire litigieuse
devant la juridiction civile], avec pour conséquence un allongement des
délais ».
23. Dans lâarrĂȘt des chambres rĂ©unies
no 6141/2019 (7 février 2019), la Cour de cassation a reconnu la
possibilité de demander, pour les effets pénaux et civils, la révision (art.
630, alinĂ©a 1, let. c, du CPP) du jugement dâappel qui a acquittĂ© le mis en
examen pour cause de prescription et a confirmĂ© en mĂȘme temps sa condamnation Ă
payer des dommages et intĂ©rĂȘts Ă la partie civile.
24. Enfin, dans lâarrĂȘt des chambres
réunies no 22065 du 4 juin 2021, la Cour de cassation a affirmé, en ce qui
concerne lâarticle 622 du CPP, le principe de droit
selon lequel, en cas dâannulation de lâarrĂȘt dâappel, prononcĂ© Ă la suite de
lâappel de la partie civile, contre lâacquittement en premiĂšre instance, et qui
a condamnĂ© la personne mise en examen sans apprĂ©ciation directe des tĂ©moins Ă
charge, le renvoi doit ĂȘtre fait au juge civil compĂ©tent. Cela se justifie car
les exigences du maintien de lâaction civile dans le procĂšs pĂ©nal disparaissent
en cassation, oĂč il nâest plus question dâĂ©tablir si lâinfraction pĂ©nale a Ă©tĂ©
commise mais uniquement dâĂ©tablir la restitution ou la rĂ©paration civile.
b) Sur
lâexercice du droit de chronique
25. La Cour de cassation, dans son arrĂȘt
no 34821 du 11 mai 2005, jugea que « en matiÚre de diffamation par
voie de presse, lâexercice du droit de chronique et de critique historique
requiert lâutilisation de la mĂ©thode scientifique dâinvestigation, la recherche
exhaustive du matĂ©riel utilisable, lâĂ©tude de sources diverses, consultables et
de provenance certaine, et exige en outre que le phĂ©nomĂšne Ă©tudiĂ© soit dâample
portée et considéré sous les facettes les plus variées, car la recherche de
lâhistorien implique la nĂ©cessitĂ© dâune enquĂȘte complexe dans laquelle les
personnes, les faits, les événements, les déclarations et les relations
sociales deviennent lâobjet dâun examen articulĂ© qui conduit Ă la formulation
de thĂšses et/ou dâhypothĂšses quâil est impossible de documenter objectivement,
mais qui doivent trouver leur fondement dans certaines sources et ĂȘtre
plausibles et durables ».
- LE DROIT DE
LâUNION EUROPĂENNE
26. Le considérant 16 de la Directive (UE)
2016/343 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 portant
renforcement de certains aspects de la prĂ©somption dâinnocence et du droit
dâassister Ă son procĂšs dans le cadre des procĂ©dures pĂ©nales se lit comme suit :
« 16. La prĂ©somption dâinnocence serait
violée si des déclarations publiques faites par des autorités publiques, ou des
décisions judiciaires autres que des décisions statuant sur la culpabilité,
présentaient un suspect ou une personne poursuivie comme étant coupable, aussi
longtemps que la culpabilitĂ© de cette personne nâa pas Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie.
De telles déclarations et décisions judiciaires ne devraient pas refléter le
sentiment que cette personne est coupable. (...). »
Lâarticle 3 (PrĂ©somption dâinnocence) de la
directive prévoit :
« Les Ătats membres veillent Ă ce que les suspects et les
personnes poursuivies soient prĂ©sumĂ©s innocents jusquâĂ ce que leur culpabilitĂ©
ait été légalement établie. »
Lâarticle 4 (RĂ©fĂ©rences publiques Ă la culpabilitĂ©)
de la mĂȘme directive prĂ©voit :
« 1. Les Ătats membres prennent les mesures
nécessaires pour veiller à ce que les déclarations publiques des autorités
publiques, ainsi que les décisions judiciaires, autres que celles statuant sur
la culpabilité, ne présentent pas un suspect ou une personne poursuivie comme
Ă©tant coupable aussi longtemps que sa culpabilitĂ© nâa pas Ă©tĂ© lĂ©galement
Ă©tablie. Cette disposition sâentend sans prĂ©judice des actes de poursuite qui
visent à prouver la culpabilité du suspect ou de la personne poursuivie et sans
préjudice des décisions préliminaires de nature procédurale qui sont prises par
des autoritĂ©s judiciaires ou par dâautres autoritĂ©s compĂ©tentes et qui sont fondĂ©es
sur des soupçons ou sur des éléments de preuve à charge. »
27. Le requĂ©rant se plaint de la violation de son droit Ă ĂȘtre prĂ©sumĂ© innocent. Il
invoque lâarticle 6 § 2 de la Convention, qui est
ainsi libellé :
« (...)
2. Toute personne accusĂ©e dâune infraction est prĂ©sumĂ©e innocente
jusquâĂ ce que sa culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie. (...) »
- Sur la
recevabilité
- ThĂšses des
parties
28. Le
Gouvernement estime que lâarticle 6 § 2 nâest pas applicable en lâespĂšce dans
la mesure oĂč le requĂ©rant nâa subi aucune condamnation pĂ©nale pour lâinfraction
de diffamation. En effet, il rappelle que celui-ci a Ă©tĂ© acquittĂ© par le GUP et que cette dĂ©cision nâa pas Ă©tĂ©
attaquĂ©e par le ministĂšre public aux termes de lâarticle 572 du CPP. Il indiquĂ©
que lâappel introduit par les parties civiles ne pouvait que porter sur la
responsabilité civile du requérant.
29. Le requérant observe que sa
condamnation a été prononcée par le juge pénal, dans le cadre de la procédure
pĂ©nale pour diffamation, quâelle concerne la dĂ©claration de la « responsabilitĂ© civile de la diffamation », selon
la qualification juridique donnée par le droit national, et que la nature de
lâinfraction est pĂ©nale, Ă©tant donnĂ© quâil a Ă©tĂ© condamnĂ© en rĂ©fĂ©rence au dĂ©lit
de diffamation. Il estime quâil en serait de mĂȘme pour la nature et le degrĂ© de
sévérité de la condamnation à verser 16 000 euros aux parties civiles. Il
conclut ainsi que tous ces Ă©lĂ©ments permettent dâaffirmer que lâarticle 6
§ 2 de la Convention est applicable en lâespĂšce.
- Appréciation de
la Cour
30. Lâobjet et le but de la Convention,
instrument de protection des ĂȘtres humains, appellent aÌ comprendre et
appliquer ses dispositions dâune maniĂšre qui en rende les exigences concrĂštes
et effectives (voir, notamment, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet
1989, § 87, série A no 161, et Al-Skeini et autres
c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 162, CEDH 2011). La Cour a déclaré expressément
que cela valait aussi pour le droit consacrĂ© par lâarticle 6 § 2 (voir, par
exemple, Allenet de Ribemont c. France,
10 février 1995, § 35, série A no 308, et Allen
c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 92, CEDH 2013).
31. Lâarticle 6 § 2 protĂšge le droit de
toute personne Ă ĂȘtre « prĂ©sumĂ©e innocente
jusquâĂ ce que sa culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie ». ConsidĂ©rĂ©e
comme une garantie procĂ©durale dans le cadre du procĂšs pĂ©nal lui-mĂȘme, la
prĂ©somption dâinnocence impose des conditions concernant notamment la charge de
la preuve (Barberà , Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre
1988, § 77, série A no 146, et Telfner c. Autriche,
no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les présomptions de
fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série
A no 141âA, et Radio France et autres c. France,
no 53984/00, § 24, CEDH 2004âII) ; le droit de
ne pas contribuer Ă sa propre incrimination (Saunders c. Royaume-Uni,
17 dĂ©cembre 1996, § 68, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1996âVI,
et Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 40, CEDH 2000âXII) ; la publicitĂ©
pouvant ĂȘtre donnĂ©e Ă lâaffaire avant la tenue du procĂšs (Akay c. Turquie (dĂ©c.),
no 34501/97, 19 février 2002, et G.C.P.
c. Roumanie, no 20899/03, § 46, 20 décembre 2011) ; et la
formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de
dĂ©clarations prĂ©maturĂ©es quant Ă la culpabilitĂ© dâun accusĂ© (Allenet de
Ribemont, précité, §§ 35-36, et NeƥƄåk c. Slovaquie,
no 65559/01, § 88, 27 février 2007).
32. Compte tenu toutefois de la nécessité
de veiller Ă ce que le droit garanti par lâarticle 6 § 2 soit concret et
effectif, la prĂ©somption dâinnocence revĂȘt aussi un autre aspect. Son but
gĂ©nĂ©ral, dans le cadre de ce second volet, est dâempĂȘcher que des individus qui
ont bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun acquittement ou dâun abandon des poursuites soient traitĂ©s
par des agents ou autoritĂ©s publics comme sâils Ă©taient en fait coupables de
lâinfraction leur ayant Ă©tĂ© imputĂ©e (Allen, prĂ©citĂ©, § 94). Dans de
telles situations, la prĂ©somption dâinnocence a dĂ©jĂ permis â par lâapplication
lors du procÚs des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale
quâelle offre â dâempĂȘcher que soit prononcĂ©e une condamnation pĂ©nale injuste.
Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un
acquittement ou une dĂ©cision dâabandon des poursuites, les garanties dâun
procĂšs Ă©quitable Ă©noncĂ©es Ă lâarticle 6 § 2 risqueraient de devenir thĂ©oriques
et illusoires. Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale
achevĂ©e, câest la rĂ©putation de lâintĂ©ressĂ© et la maniĂšre dont celui-ci est
perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par
lâarticle 6 § 2 Ă cet Ă©gard peut recouvrir celle quâapporte lâarticle 8
(voir, par exemple, Zollman c. Royaume-Uni (déc.),
no 62902/00, CEDH 2003âXII, et Taliadorou et
Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56-59, 16 octobre 2008).
34. La Cour observe dâemblĂ©e que, dans le
systĂšme italien, la personne qui sâestime lĂ©sĂ©e dâune infraction pĂ©nale peut
choisir, pour obtenir une rĂ©paration ou une restitution, entre lâaction en
responsabilité civile devant le juge civil et la constitution de partie civile
dans le procĂšs pĂ©nal. Le rapport entre les deux procĂ©dures est rĂ©glĂ© Ă
lâarticle 75 du CPP, en termes dâautonomie, lorsque la voie civile est choisie,
et de caractĂšre accessoire (accessorietĂ ), lorsque la voie de la
constitution de partie civile est choisie. Les dispositions internes permettent
des possibilitĂ©s limitĂ©es de transfert de lâaction civile dans le procĂšs pĂ©nal
ou de suspension de la procédure civile en cas de procédures parallÚles (paragraphe 15 ci-dessus).
35. Lorsque la victime choisit de
participer au procÚs pénal en tant que partie civile, elle peut, selon la
jurisprudence Ă©tablie de la Cour de cassation (paragraphe 16 ci-dessus), faire
appel de la dĂ©cision dâacquittement prononcĂ©e en premiĂšre instance. La
procédure continue ainsi en appel devant le « juge
pĂ©nal » mais uniquement pour les effets civils de lâinfraction.
36. Dans ce cas, selon la Cour
constitutionnelle (paragraphe 19 ci-dessus), le juge dâappel est tenu Ă Ă©tablir
la responsabilitĂ© civile en rĂ©examinant les Ă©lĂ©ments de lâinfraction pĂ©nale. La
Cour observe que la Cour de cassation (paragraphes 21 et 22 ci-dessus) a
affirmĂ© que lâappel de la partie civile ne peut avoir un autre sens que celui
dâune constatation accessoire (incidentale) et limitĂ©e aux effets civils
et que la demande de la partie civile est sans préjudice de la partie pénale de
la dĂ©cision dâacquittement qui est coulĂ©e en force de la chose jugĂ©e
(paragraphe 22 ci-dessus).
37. De mĂȘme, lâarrĂȘt de la Cour
constitutionnelle (paragraphe 20 ci-dessus), bien que relatif Ă lâarticle 578
du CPP, affirme que le pouvoir du juge dâappel consiste Ă dĂ©terminer si, une
fois acquittĂ© la personne mise en examen, le fait juridique contenu dans lâacte
dâaccusation est constitutif dâun fait dommageable (danno ingiusto) qui,
réunies les autres conditions, oblige le responsable à réparer le préjudice
subi par la victime.
38. Aux yeux de la Cour, la nature de
lâappel de la partie civile se trouve aussi confirmĂ©e par lâarticle 622 du CPP
(paragraphe 18 ci-dessus) qui prévoit que, lorsque la Cour de cassation annule
la partie de la dĂ©cision relative Ă lâaction civile,
ou si elle fait droit au pourvoi de la partie civile contre la décision
dâacquittement, elle renvoie lâaffaire devant le juge civil compĂ©tent en appel.
Ce passage à la juridiction civile se justifie par la péculiarité de la
procédure de cassation qui annule la décision attaquée uniquement dans sa
partie civile, laissant au juge civil la tĂąche dâĂ©tablir si les Ă©lĂ©ments
constitutifs de la responsabilité civile sont réunis (paragraphe 24 ci-dessus).
39. La Cour observe que, dans la présente
affaire, la cour dâappel, aprĂšs avoir partagĂ© la conclusion du premier juge
quant à la portée diffamatoire des expressions dénoncées, a concentré son
examen sur lâexistence de la cause dâexonĂ©ration
retenue par le GUP (paragraphe 10 ci-dessus). Elle a fondé son appréciation,
comme la Cour de cassation par la suite, sur les éléments recueillis au cours
des investigations et versés au dossier du GUP (paragraphe 7 ci-dessus), sur
lâappel des parties civiles et sur la dĂ©fense du requĂ©rant (Ilias Papageorgiou
c. GrÚce, no 44101/13, § 40, 10 décembre 2020). En particulier, les
juridictions dâappel et de cassation Ă©taient tenues de procĂ©der Ă une
évaluation des preuves déjà recueillies dans le cadre de la procédure devant le
GUP et dâapprĂ©cier, sur la base du contenu du livre, lâexercice du droit du
requĂ©rant pouvant lâexonĂ©rer de toute responsabilitĂ©. Ă cet Ă©gard, la Cour
renvoie Ă lâarrĂȘt de la Cour constitutionnelle de 2021 (paragraphe 20
ci-dessus) oĂč elle a rappelĂ© les principes applicables Ă lâappel de la partie
civile et ceux applicables aux pouvoirs du juge dâappel finalisĂ©s Ă statuer,
une fois dĂ©clarĂ© la prescription de lâinfraction, sur les effets civils de
celle-ci. LâĂ©tablissement de certains Ă©lĂ©ments constitutifs de lâinfraction
pénale est préliminaire à la détermination de la responsabilité civile de
lâauteur de lâinfraction. Ainsi, il ne fait aucun doute quâil existait un lien
entre la dĂ©cision de premiĂšre instance et celles dâappel et de cassation,
lesquelles en lâespĂšce ont Ă©tĂ© prononcĂ©es dans le cadre de la mĂȘme procĂ©dure
pénale.
40. Dans lâarrĂȘt Allen (prĂ©citĂ©,
§ 103), la Grande Chambre a formulĂ© le principe de la prĂ©somption dâinnocence
dans le cadre du deuxiĂšme volet comme suit :
« (...) la prĂ©somption dâinnocence signifie que si une
accusation en matiÚre pénale a été portée et que les poursuites ont abouti à un
acquittement, la personne ayant fait lâobjet de ces poursuites est considĂ©rĂ©e comme
innocente au regard de la loi et doit ĂȘtre traitĂ©e comme telle. Dans cette
mesure, dĂšs lors, la prĂ©somption dâinnocence subsiste aprĂšs la clĂŽture de la
procĂ©dure pĂ©nale, ce qui permet de faire respecter lâinnocence de lâintĂ©ressĂ©
relativement Ă toute accusation dont le bien-fondĂ© nâa pas Ă©tĂ© prouvĂ©. Ce souci
prĂ©pondĂ©rant se trouve Ă la base mĂȘme de la façon dont la Cour conçoit
lâapplicabilitĂ© de lâarticle 6 § 2 dans ce type dâaffaires ».
41. En conclusion, compte tenu des
Ă©lĂ©ments Ă©voquĂ©s, la Cour considĂšre quâentre la procĂ©dure pĂ©nale de premiĂšre
instance, terminĂ©e avec lâacquittement du requĂ©rant, et la procĂ©dure qui a fait
suite Ă lâappel des parties civiles existait un lien en droit comme en
pratique, et que lâarticle 6 § 2, dans son deuxiĂšme volet, est
donc applicable à la procédure en cause.
42. La Cour rejette donc lâexception
soulevée par le Gouvernement.
43. Constatant que ce grief nâest
pas manifestement mal fondĂ© ni irrecevable pour un autre motif visĂ© Ă
lâarticle 35 de la Convention, la Cour le dĂ©clare recevable.
- Sur le fond
- ThĂšses des
parties
44. Le requérant se plaint de la
violation de son droit Ă ĂȘtre prĂ©sumĂ© innocent, dans la mesure oĂč, aprĂšs son
acquittement prononcé par le GUP, les juridictions internes ont jugé que sa
responsabilité civile était établie.
Il dĂ©nonce en particulier le fait dâavoir jugĂ©
inapplicable la cause dâexonĂ©ration prĂ©vue Ă lâarticle
51 du CP, en lâoccurrence le droit de chronique et de critique historique, sur
le fondement dâune prĂ©tendue absence dâĂ©lĂ©ments de preuve quâil aurait dĂ»
fournir pour justifier lâexpression attribuant Ă Mme G.G le fait dâavoir insĂ©rĂ©
le nom de son grand-pĂšre dans la liste des otages Ă fusiller en cas de
représailles.
45. Le Gouvernement affirme que le principe de prĂ©somption nâa pas Ă©tĂ© violĂ© car en lâespĂšce
le requérant a attribué à Mme G.G. un fait spécifique et exécrable,
touchant Ă lâhonneur de celle-ci, sans pour autant inclure, dans le livre ou au
cours de la procédure interne, des éléments pertinents démontrant la véracité
de ce fait.
De mĂȘme, lâexpression offensante employĂ©e Ă lâĂ©gard
de M. S.M. nâĂ©tait pas fondĂ©e sur des faits significatifs pouvant se justifier
par un pertinent intĂ©rĂȘt historique.
- Appréciation de
la Cour
46. Lâarticle 6 § 2 protĂšge le droit de
toute personne Ă ĂȘtre « prĂ©sumĂ©e innocente
jusquâĂ ce que sa culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie ». ConsidĂ©rĂ©e
comme une garantie procĂ©durale dans le cadre du procĂšs pĂ©nal lui-mĂȘme, la
prĂ©somption dâinnocence impose des conditions concernant notamment la charge de
la preuve, les présomptions de fait et de droit, le droit de ne pas contribuer
Ă sa propre incrimination, la publicitĂ© pouvant ĂȘtre donnĂ©e Ă lâaffaire avant
la tenue du procÚs et la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité
publique de dĂ©clarations prĂ©maturĂ©es quant Ă la culpabilitĂ© dâun accusĂ© (Allen,
prĂ©citĂ©, § 93). Dans lâexercice de leurs fonctions, les membres du
tribunal ne doivent pas partir de lâidĂ©e prĂ©conçue que lâaccusĂ© a commis lâacte
qui lui est reprochĂ©. En outre, le doute doit profiter Ă lâaccusĂ© (BarberĂ ,
Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A
no 146).
47. Compte tenu toutefois de la nécessité
de veiller Ă ce que le droit garanti par lâarticle 6 § 2 soit concret et
effectif, la prĂ©somption dâinnocence revĂȘt aussi un autre aspect. Son but
gĂ©nĂ©ral, dans le cadre de ce second volet, est dâempĂȘcher que des individus qui
ont bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun acquittement ou dâun abandon des poursuites soient traitĂ©s
par des agents ou autoritĂ©s publics comme sâils Ă©taient en fait coupables de
lâinfraction leur ayant Ă©tĂ© imputĂ©e. Dans de telles situations, la prĂ©somption
dâinnocence a dĂ©jĂ permis â par lâapplication lors du procĂšs des diverses
exigences inhĂ©rentes Ă la garantie procĂ©durale quâelle offre â dâempĂȘcher que
soit prononcĂ©e une condamnation pĂ©nale injuste. Sans protection destinĂ©e Ă
faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision
dâabandon des poursuites, les garanties dâun procĂšs Ă©quitable Ă©noncĂ©es Ă
lâarticle 6 § 2 risqueraient de devenir thĂ©oriques et illusoires (Allen,
prĂ©citĂ©, § 94). La Cour a considĂ©rĂ© quâ« aprĂšs
lâabandon de poursuites pĂ©nales la prĂ©somption dâinnocence exige de tenir
compte, dans toute procĂ©dure ultĂ©rieure, de quelque nature quâelle soit, du fait
que lâintĂ©ressĂ© nâa pas Ă©tĂ© condamnĂ© » (Allen, prĂ©citĂ©, § 102).
48. La Cour rappelle que lorsquâelle a
dĂ©fini les critĂšres Ă lâaune desquels apprĂ©cier le respect de la prĂ©somption
dâinnocence, elle a Ă©tabli une distinction entre les cas oĂč un jugement dâacquittement
dĂ©finitif avait Ă©tĂ© rendu et ceux oĂč il y avait eu abandon des poursuites
pĂ©nales, prĂ©cisant que lâexpression de soupçons sur lâinnocence dâun accusĂ©
nâĂ©tait plus admissible aprĂšs un acquittement devenu dĂ©finitif (voir Sekanina
c. Autriche, 25 aoĂ»t 1993, § 30, sĂ©rie A no 266âA, oĂč
elle a énoncé les normes à cet égard, et Allen, précité, § 122,
avec les rĂ©fĂ©rences qui sây trouvent citĂ©es). En cas dâabandon des poursuites
pĂ©nales, en revanche, la prĂ©somption dâinnocence ne se trouve mĂ©connue que si,
sans Ă©tablissement lĂ©gal prĂ©alable de la culpabilitĂ© dâun accusĂ© et, notamment,
sans que ce dernier ait eu lâoccasion dâexercer les droits de la dĂ©fense, une
décision judiciaire le concernant reflÚte le sentiment
quâil est coupable (voir, notamment, Minelli c. Suisse,
25 mars 1983, § 37, série A no 62, et Englert c.
Allemagne, 25 août 1987, § 37, série A no 123).
49. Tel peut ĂȘtre le cas mĂȘme en
lâabsence de constat formel de culpabilitĂ© ; il suffit dâune motivation
donnant Ă penser que le juge considĂšre lâintĂ©ressĂ© comme coupable (Böhmer
c. Allemagne, no 37568/97, § 54, 3 octobre 2002 ; Baars
c. Pays-Bas, no 44320/98, § 26, 28 octobre 2003, et Cleve c.
Allemagne, no 48144/09, § 53, 15 janvier 2015).
50. La Cour rappelle par ailleurs quâen
matiĂšre de respect de la prĂ©somption dâinnocence, les termes employĂ©s par
lâautoritĂ© qui statue revĂȘtent une importance cruciale lorsquâil sâagit
dâapprĂ©cier la compatibilitĂ© avec lâarticle 6 § 2 de la dĂ©cision et du
raisonnement suivi (voir, à titre de comparaison, Allen, précité, §
126, et la jurisprudence qui sây trouve citĂ©e). Il faut tenir compte, Ă cet
égard, de la nature et du contexte dans lesquels les déclarations litigieuses
ont été faites. La Cour doit déterminer le sens réel des déclarations
litigieuses, compte tenu des circonstances particuliĂšres dans lesquelles elles
ont été formulées (voir, à titre de comparaison, Petyo Petkov c.
Bulgarie, no 32130/03, § 90, 7 janvier 2010). En fonction des
circonstances, mĂȘme lâusage de termes malencontreux peut ne pas ĂȘtre jugĂ©
contraire Ă lâarticle 6 § 2 (voir, Ă titre de comparaison, Englert,
précité, §§ 39 et 41, Allen, précité, § 126, et Cleve,
précité, §§ 54-55).
51. Il ressort de la jurisprudence de la
Cour rappelée ci-dessus que pour déterminer si une déclaration ou une décision
est conforme Ă lâarticle 6 § 2, il faut absolument tenir compte de la
nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la déclaration
a été faite ou la décision rendue (Bikas c. Allemagne, no 76607/13, § 47, 25 janvier 2018).
52. La Cour rappelle Ă©galement quâen vertu
de sa jurisprudence bien Ă©tablie, pour que le droit Ă un procĂšs Ă©quitable soit
effectif, les demandes et observations des parties doivent ĂȘtre dĂ»ment
examinĂ©es et que, selon sa jurisprudence constante reflĂ©tant un principe liĂ© Ă
la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent
indiquer de maniĂšre suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent (Carmel
Saliba c. Malte, no 24221/13, §§ 65 â 66, 29 novembre
2016, avec la jurisprudence citĂ©e). LâĂ©tendue de ce devoir peut varier selon la
nature de la dĂ©cision et doit sâanalyser Ă la lumiĂšre des circonstances de
chaque espĂšce (voir, entre autres, GarcĂa Ruiz c. Espagne [GC],
no 30544/96, § 26, CEDH 1999âI, et Carmel Saliba,
précité, § 66). Ainsi, lorsque la responsabilité civile est engagée dans le
cadre dâune procĂ©dure en rĂ©paration pour des dommages rĂ©sultant dâactes
qualifiĂ©s de criminels en droit interne, lâapprĂ©ciation des preuves est quelque
peu similaire bien que la charge de la preuve soit diffĂ©rente. Il sâensuit que,
dans ce type dâaffaires, qui portent un risque de stigmatisation similaire aux
affaires pénales (ibidem, § 73), les décisions internes doivent
impérativement se fonder sur une évaluation approfondie des preuves présentées
et contenir des motifs suffisants en raison des lourdes conséquences que
peuvent emporter de tels constats (voir, Ă titre dâexemple, Dombo
Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, série A no 274, §§
32-33, Dilipak et Karakaya c. Turquie, no 7942/05 et 24838/05, § 80, 4 mars 2014, et Carmel
Saliba, précité, § 67).
53. En lâespĂšce, la Cour note que la
procĂ©dure pĂ©nale ne sâest pas achevĂ©e Ă lâissue de lâacquittement prononcĂ© par
le GUP de Bergame ; contre cette décision la
partie civile a interjetĂ©e elle-mĂȘme appel devant le juge pĂ©nal pour obtenir la
rĂ©paration du prĂ©judice quâelle estimait avoir subi. Selon le droit interne, la
dĂ©cision nâĂ©tait pas devenue dĂ©finitive entre la partie civile et la personne
mise en examen en relation avec les aspects civils de lâinfraction (paragraphes 16
et 22 ci-dessus).
54. Elle relĂšve que la cour dâappel et la
Cour de cassation, dans le respect des principes mentionnés (paragraphes 46-51
et 52 ci-dessus), ont procédé à une analyse détaillée et longuement motivée du
contexte, du livre en question et des expressions litigieuses, reflétant les
allégations portées par les parties civiles dans leurs demandes (Fleischner
c. Allemagne, no 61985/12, § 67, 3 Octobre 2019, Ilias
Papageorgiou, précité, § 53).
55. En particulier, elle constate que la
cour dâappel, dans son arrĂȘt, a tout dâabord rappelĂ© les conclusions de la
dĂ©cision dâacquittement prononcĂ©e en premiĂšre instance par le GUP. Celui-ci
avait en effet jugé que les expressions dénoncées étaient « objectivement
diffamatoires » bien que non punissables car exprimées par le requérant
dans lâexercice de son droit de chronique et de critique historique (paragraphe
10 ci-dessus), une cause dâexonĂ©ration de la responsabilitĂ© prĂ©vue par le code
pénal.
56. La cour dâappel a ensuite focalisĂ©
son examen sur lâapplicabilitĂ© de la cause dâexonĂ©ration, Ă partir de la
spécificité du livre, ouvrage de « micro-histoire »
mĂȘlant les souvenirs du requĂ©rant et ceux de ses proches avec les rĂ©sultats de
ses recherches historiques sur lâexĂ©cution des prisonniers de la RĂ©publique
sociale italienne.
57. Ainsi, elle a jugé que le fait
dâavoir attribuĂ© Ă Mme G.G. la dĂ©cision dâinsĂ©rer le nom du grand-pĂšre du
requĂ©rant dans la liste des otages Ă fusiller nâĂ©tait Ă©tablie par aucune preuve
orale ou matérielle capable de justifier une telle accusation (paragraphe 10
ci-dessus), ni le contenu du « proclame
Kesserling » ou les éléments fournis par le requérant en appel ne pouvaient
faire penser Ă lâexistence de cette liste. Aussi, elle a dit que le fait
dâavoir indiquĂ© M. S.M. comme Ă©tant le « mari
fantoche » de Mme G.G. nâĂ©tait pas non plus Ă©tayĂ© par dâautres
Ă©lĂ©ments prĂ©sentĂ©s dans le livre et Ă©tait en elle-mĂȘme diffamatoire. Enfin, la
Cour note que, dans le dispositif de lâarrĂȘt, la cour dâappel a expressĂ©ment
indiqué le requérant comme civilement responsable du délit de diffamation
(voir, Ilias Papageorgiou, précité, § 55, et, a contrario, Pasquini
c. Saint-Marin (no 2), no 23349/17, § 64, 20 octobre 2020) et lâa condamnĂ© Ă la
réparation du préjudice subi par les parties civiles, héritiers des époux M.
(paragraphe 10 ci-dessus).
58. La Cour considĂšre que la cour dâappel
sâest limitĂ©e Ă une apprĂ©ciation des Ă©lĂ©ments constitutifs de lâinfraction
pĂ©nale, inĂ©vitablement les mĂȘmes dĂ©jĂ examinĂ©s en premiĂšre instance, pour juger
ensuite, selon les rÚgles de la responsabilité civile (paragraphes 21-22
ci-dessus) que le requĂ©rant Ă©tait responsable aux fins civils et tenu ainsi Ă
réparer le préjudice causé aux parties civiles (Fleischner, précité, §§
63-67). Aux yeux de la Cour, cette affirmation, ne saurait ĂȘtre entachĂ©e
dâambiguĂŻtĂ©. La mĂȘme conclusion vaut pour la Cour de cassation (paragraphe 12
ci-dessus) qui nâa pas jugĂ© pertinents les documents visant Ă prouver
lâexistence de listes dâotages, dressĂ©es par les forces dâoccupation au cours
dâĂ©vĂ©nements similaires, et a rejetĂ© chacun des moyens soulevĂ©s par le
requérant.
59. Elle estime ainsi, compte tenu aussi
de la nature de cette procédure, amplement analysée au niveau interne
(paragraphes 19-24 ci-dessus), que les juridictions internes nâont pas employĂ©
des termes susceptibles de remettre en cause lâacquittement du requĂ©rant
(voir, a contrario, LagardÚre c. France, no 18851/07, § 87, 12 avril 2012 et Pasquini,
précité, § 68).
60. La Cour observe au passage que, si en
premiĂšre instance lâintĂ©rĂȘt de la partie civile rĂ©sulte subordonnĂ© Ă lâintĂ©rĂȘt
public, en appel le lĂ©gislateur garantit une majeure protection de lâintĂ©rĂȘt de
la victime (paragraphe 20 ci-dessus). En effet, elle note que lâappel de la
partie civile rĂ©pond Ă un intĂ©rĂȘt immĂ©diat de celle-ci, la rĂ©paration du prĂ©judice
allĂ©guĂ©, et, au niveau du systĂšme, Ă des critĂšres dâopportunitĂ©, quant Ă
lâĂ©tablissement des faits et de meilleure gestion du contentieux, en Ă©vitant
que la partie civile soit obligée de transférer le litige devant la juridiction
civile, ce qui aurait un impact sur la charge de travail des magistrats et des
consĂ©quences sur lâallongement des dĂ©lais (voir, dans ce sens, lâarrĂȘt de la
Cour de cassation, paragraphe 22 ci-dessus). Elle observe aussi que, comme
consĂ©quence du maintien de lâaction civile devant le juge pĂ©nal, ce dernier
doit appliquer les dispositions du code de procédure pénale, ce qui représente
une garantie pour les droits de la défense, par exemple en ce qui concerne
lâadministration de la preuve. La Cour souligne que la Convention ne fait pas
obstacle Ă ce que les Ătats parties accordent aux droits et libertĂ©s quâelle
garantit une protection juridique plus Ă©tendue que celle quâelle met en Ćuvre,
que ce soit par le biais du droit interne, dâautres traitĂ©s internationaux ou
du droit de lâUnion europĂ©enne. Par son systĂšme de garantie collective des
droits, la Convention vient renforcer, conformément au principe de
subsidiarité, la protection qui en est offerte au niveau national. Rien
nâinterdit aux Ătats contractants dâadopter une interprĂ©tation plus large
garantissant une protection renforcée des droits et libertés en question dans
leurs ordres juridiques internes respectifs (article 53 de la Convention)
(voir, mutatis mutandis, Di Martino et Molinari c. Italie,
nos 15931/15 et 16459/15, § 39, 25 mars 2021, avec la jurisprudence citée).
61. En conclusion, la Cour considĂšre que
les arrĂȘts rendus par la cour dâappel et la Cour de cassation, au vu des
considérations qui précÚdent, ne révÚlent aucun manquement à la présomption
dâinnocence dont lâintĂ©ressĂ© bĂ©nĂ©ficie aprĂšs son acquittement pĂ©nal (Fleischner,
précité, § 63, et Ilias Papageorgiou, précité, § 53).
62. Partant, il
nây a pas eu violation de lâarticle 6 § 2 de la Convention.
63. Le requérant
soutient que les décisions des tribunaux internes par lesquelles il a été reconnu civilement responsable ont porté
atteinte Ă son droit Ă la libertĂ© dâexpression, notamment Ă lâexercice de son
droit de chronique et de critique historique. Il invoque lâarticle 10 de la
Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a
droit Ă la libertĂ© dâexpression. Ce droit comprend la libertĂ© dâopinion et la
libertĂ© de recevoir ou de communiquer des informations ou des idĂ©es sans quâil
puisse y avoir ingĂ©rence dâautoritĂ©s publiques et sans considĂ©ration de
frontiĂšre. Le prĂ©sent article nâempĂȘche pas les Ătats de soumettre les
entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime
dâautorisations.
2. Lâexercice de ces libertĂ©s comportant
des devoirs et des responsabilitĂ©s peut ĂȘtre soumis Ă certaines formalitĂ©s,
conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des
mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, Ă la sĂ©curitĂ© nationale, Ă
lâintĂ©gritĂ© territoriale ou Ă la sĂ»retĂ© publique, Ă la dĂ©fense de lâordre et Ă
la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la
protection de la rĂ©putation ou des droits dâautrui, pour empĂȘcher la
divulgation dâinformations confidentielles ou pour garantir lâautoritĂ© et
lâimpartialitĂ© du pouvoir judiciaire. »
- Sur la
recevabilité
- Sur le fond
- ThĂšses des
parties
65. Le requérant
rappelle que le livre se fonde sur ses souvenirs dâenfance et quâil est
structuré selon les principes de la « micro-histoire », courant historiographique
qui se focalise sur les rĂ©cits des tĂ©moins directs dâun Ă©vĂ©nement historique.
66. Il soutient également que son récit
sâappuie sur une vaste documentation historique quâil a pu recueillir grĂące Ă
son expérience professionnelle acquise en tant que documentariste historique
pour la société publique de radiotélédiffusion RAI. Il rappelle enfin que
lâouvrage en question a Ă©tĂ© examinĂ©, avant sa publication, par lâInstitut
dâhistoire de la rĂ©sistance et de lâĂąge contemporaine de Bergame.
67. Le Gouvernement estime que les deux
expressions litigieuses employées par le requérant ont été à juste titre jugées
diffamatoires. Il soutient que les juridictions internes ont correctement mis
en balance les divers intĂ©rĂȘts en jeu, en se livrant Ă un examen minutieux de
la construction de lâouvrage.
68. Il prĂ©cise que lâaspect essentiel de
la décision interne réside dans le fait que le requérant a attribué à une
personne déterminée, Mme G.G., un fait spécifique, grave et odieux,
prĂ©sentĂ© comme une vĂ©ritĂ© historique et non pas comme un fait Ă©ventuel ou quâon
aurait pu soupçonner, sans toutefois fournir dâĂ©lĂ©ments sĂ©rieux de nature Ă Ă©tayer
cette affirmation.
69. Ainsi, il
estime que cette expression ne pouvait ĂȘtre justifiĂ©e par lâexistence dâune
cause dâexonĂ©ration prĂ©vue Ă lâarticle 51 du code pĂ©nal, et quâen
conséquence le requérant ne pouvait invoquer son droit à la liberté
dâexpression. De mĂȘme,
lâexpression offensante formulĂ©e Ă lâĂ©gard de M. S.M. ne pouvait ĂȘtre
justifiée. Selon le Gouvernement, la condamnation du requérant était
proportionnée, compte tenu du montant modéré et non excessif du dédommagement.
- Appréciation de
la Cour
70. La Cour observe dâemblĂ©e que la
condamnation au civil du requĂ©rant sâanalyse en une ingĂ©rence dans lâexercice
de son droit Ă la libertĂ© dâexpression, ce que dâailleurs le Gouvernement ne
conteste pas.
71. Quant Ă sa
base légale, les tribunaux internes ont reconnu la responsabilité civile du
requĂ©rant rĂ©sultant du dĂ©lit de diffamation (paragraphe 14 ci-dessus) prĂ©vu Ă
lâarticle 595 du code pĂ©nal, Ă la suite de lâappel de la partie civile, selon
lâarticle 576 du CPP, visant Ă lâĂ©tablissement de la responsabilitĂ© civile de
celui-ci (paragraphe 16 ci-dessus).
72. Cette ingérence visait la « protection de la réputation ou des droits
dâautrui », soit lâun des buts lĂ©gitimes Ă©numĂ©rĂ©s au second paragraphe de
lâarticle 10.
73. Venant enfin à la nécessité de
lâingĂ©rence « dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique », la Cour renvoie tout
dâabord aux principes gĂ©nĂ©raux applicables, dĂ©gagĂ©s en particulier dans les
arrĂȘts MedĆŸlis Islamske Zajednice BrÄko et autres c.
Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, §§ 75-77, 27 juin 2017) et Chauvy et
autres c. France (no 64915/01, §§ 63-68, CEDH 2004âVI).
74. Dâabord, la Cour souligne la
spĂ©cificitĂ© de lâouvrage publiĂ© par le requĂ©rant. En effet, le livre en
question, qui combine les souvenirs personnels de son auteur et des éléments
rĂ©sultant de ses recherches dâarchive, sâinsĂšre dans un courant spĂ©cifique de
la recherche historique définie « micro-histoire ».
Le but principal de la micro-histoire est de reconstituer un vécu autrement
inaccessible aux autres approches historiographiques, en se focalisant sur
lâhistoire locale et les tĂ©moignages directs des individus. Les juridictions
internes ont pris en compte cet aspect dans leur apprĂ©ciation de lâouvrage du
requérant (paragraphes 7 et 10 ci-dessus). Ainsi, la Cour considÚre que le
livre peut, en large partie, ĂȘtre considĂ©rĂ© comme portant sur un dĂ©bat dâordre
historique. Selon sa jurisprudence établie, la recherche de la vérité
historique fait partie intĂ©grante de la libertĂ© dâexpression (ibidem, § 69)
et un dĂ©bat sur les causes dâactes dâune particuliĂšre gravitĂ© pouvant
constituer des crimes de guerre ou des crimes contre lâhumanitĂ© doit pouvoir se
dérouler librement (Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, § 87, 22 avril 2010, et Dmitriyevskiy c.
Russie, no 42168/06, § 106, 3 octobre 2017). Plus particuliÚrement, la
Cour estime que la nature historique du livre se retrouve dans les passages
dédiés à la reconstitution du massacre de Rovetta qui, selon la thÚse du
requérant, aurait été commis en violation des principes du droit international
humanitaire, ou aux activités de groupes résistants dans les bourgades et
villages autour de Rovetta pendant les mois précédant la chute du régime
fasciste (paragraphe 5 ci-dessus).
75. Toutefois, la Cour observe que ce
livre tĂ©moigne dâune double nature quelque peu « hybride » : Ă
la partie proprement historique, rĂ©vĂ©latrice dâune question dâintĂ©rĂȘt public
appelant la protection renforcĂ©e de lâarticle 10 de la Convention (Perinçek
c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 213-220 et 241, CEDH 2015 (extraits)), se
superpose le rĂ©cit personnel du requĂ©rant, fait de ses souvenirs dâenfance et
de ses opinions sur les personnes gravitant autour de sa maison familiale.
Parmi ceux-ci, le livre décrit les époux M. et les rapports entre ce couple et
sa famille, sources de tension et dâĂ©changes verbaux Ăąpres.
76. Les expressions retenues
diffamatoires par les tribunaux internes sont au nombre de deux (paragraphe 10
ci-dessus) : celle dĂ©signant lâĂ©poux M. comme le
« mari fantoche » de Mme G.G. ; lâautre attribuant Ă cette
derniĂšre la responsabilitĂ© dâavoir insĂ©rĂ© le nom du grand-pĂšre du requĂ©rant
dans la liste des personnes Ă arrĂȘter et fusiller, en reprĂ©sailles Ă un
Ă©ventuel attentat contre les forces dâoccupation allemandes (paragraphe 6
ci-dessus).
77. Concernant la premiĂšre expression, la
Cour estime que cette expression, lue dans le contexte et insérée dans la
globalitĂ© du rĂ©cit, nâest pas justifiĂ© par un intĂ©rĂȘt public et touche au
contraire à la sphÚre privée de M. S.M. (Leempoel & S.A. ED. Ciné
Revue c. Belgique, no 64772/01, §§ 72, 73 et 77, 9 novembre 2006, voir
aussi Khadija Ismayilova c. AzerbaĂŻdjan (no 3), no 35283/14, § 58, 7 mai 2020). Pour le reste, lâapprĂ©ciation
des autoritĂ©s nationales sâest faite dans le respect des critĂšres Ă©tablis par
la jurisprudence de la Cour. Elle ne voit pas des raisons sérieuses pour
substituer son avis à celui des autorités nationales (voir, mutatis
mutandis, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC],
nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).
78. Quant Ă la deuxiĂšme expression, la
Cour note dâemblĂ©e quâen dĂ©signant Mme G.G. comme la responsable de cette
décision, le requérant a attribué à celle-ci un fait déterminé particuliÚrement
odieux (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). De lâavis de la Cour, lâaffirmation
selon laquelle Mme G.G. a contribuĂ© Ă la rĂ©daction de la liste dâotages Ă
fusiller nâest pas une simple spĂ©culation mais un fait historique dĂ©terminĂ©,
susceptible dâĂȘtre Ă©tayĂ© par des preuves pertinentes (voir, mutatis
mutandis, Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 65, 30 mars 2010).
79. La Cour
estime que, dans la structure de la thĂšse historique du livre, cette
affirmation nâapporte aucun Ă©lĂ©ment additionnel Ă la reconstitution des faits
entourant la « strage di
Rovetta » et il est au contraire disjoint des nouveaux éléments de nature historique
(paragraphe 25 ci-dessus) que le requĂ©rant a eu le mĂ©rite dâidentifier et de
rendre accessibles au public.
80. La Cour considĂšre ensuite que, dans
la recherche de lâĂ©quilibre Ă mĂ©nager entre le droit Ă la libertĂ© dâexpression
et la protection de la personne, il faut tenir compte du fait que le bien
protĂ©gĂ©, Ă savoir la rĂ©putation de lâindividu, doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le
reflet, en termes de considĂ©ration sociale, de lâhonneur ou de lâopinion
sociale de la personne offensĂ©e. En dâautres termes, la rĂ©putation ne
sâidentifie pas avec la considĂ©ration que chacun a de lui-mĂȘme mais avec le
sentiment de dignitĂ© personnelle de lâindividu insĂ©rĂ© dans lâenvironnement
social dâappartenance. Dans cette perspective, le fait attribuĂ© Ă Mme G.G.
en exécution du « proclame Kesserling » a eu sans doute pour effet de
décrire la personnalité de celle-ci en des termes fortement négatifs et était
de nature à discréditer gravement celle-ci (Annen c. Allemagne
(no 6), no 73779/11, § 29, 18 octobre 2018). Aux yeux de la Cour, il
est dans ce contexte, qui porte atteinte Ă la rĂ©putation du couple, quâil faut
lire lâexpression qualifiant son Ă©poux de mari fantoche (« fantoccio »),
terme à connotation péjorative, employé pour se référer à une personne sans
caractÚre ni volonté.
81. En tout Ă©tat de cause, la Cour
observe que le requĂ©rant nâa ni indiquĂ© dans le livre ni apportĂ© au cours de la
procĂ©dure des Ă©lĂ©ments permettant dâĂ©tablir la vĂ©racitĂ© des faits allĂ©guĂ©s,
comme lâa dâailleurs affirmĂ© la cour dâappel dans sa mĂ©ticuleuse analyse de
lâouvrage (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour ne voit dĂšs lors aucun motif de
sâĂ©carter de lâanalyse de lâaffaire Ă laquelle ont procĂ©dĂ© les juridictions
internes (Chauvy et autres, précité, § 77).
82. Enfin, en ce qui concerne les
conséquences de la condamnation du requérant à la réparation des parties
civiles, la Cour relĂšve dâabord que le requĂ©rant ne sâest pas exprimĂ© sur ce
point dans ses observations. Elle observe aussi que la cour dâappel, pour
dĂ©terminer le montant des dommages et intĂ©rĂȘts, a tenu compte de la diffusion
limitĂ©e de lâouvrage et du temps Ă©coulĂ© entre les faits dĂ©crits (1945) et la
publication des mémoires (2005) (paragraphe 10 ci-dessus). Ainsi, la Cour
estime que le montant Ă verser aux parties civiles nâapparait pas
disproportionnĂ©, compte tenu en particulier de la gravitĂ© du fait attribuĂ© Ă
Mme G.G.
83. En conclusion, compte tenu de ce qui
prĂ©cĂšde, la Cour estime que lâingĂ©rence dans la libertĂ© dâexpression du
requĂ©rant nâa pas Ă©tĂ© en lâespĂšce disproportionnĂ©e et que la condamnation
civile de celui-ci ne dĂ©cĂšle aucune apparence de violation de lâarticle 10 de
la Convention.
84. Partant, il
nây a pas eu violation de lâarticle 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă LâUNANIMITĂ,
- DĂ©clare la requĂȘte recevable ;
- Dit quâil nây a pas eu violation de lâarticle
6 § 2 de la Convention ;
- Dit quâil nây a pas eu violation de lâarticle
10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18
novembre 2021, en application de lâarticle 77 §§ 2 et 3 du
rĂšglement.
Liv
Tigerstedt Ksenija
TurkoviÄ
GreffiÚre adjointe Présidente
Au prĂ©sent arrĂȘt se trouve joint, conformĂ©ment aux
articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du rÚglement,
lâexposĂ© de lâopinion sĂ©parĂ©e du juge Wojtyczek.
K.T.U.
L.T.
OPINION CONCORDANTE DU
JUGE WOJTYCZEK
Bien que je souscrive aux conclusions de la Cour
exprimĂ©es dans le dispositif de lâarrĂȘt, je voudrais exprimer des rĂ©serves
importantes concernant sa motivation sur le terrain de lâarticle 10 de la
Convention.
1. Les principes Ă©tablis dans la
jurisprudence de la Cour
1.1. Dans les affaires concernant la
libertĂ© dâexpression, la jurisprudence rĂ©cente de la Cour a remis en question
lâobligation de prouver la vĂ©racitĂ© dâallĂ©gations factuelles, exprimĂ©es dans le
cadre dâun dĂ©bat sur question dâintĂ©rĂȘt public. La Cour a exprimĂ© le point de
vue suivant sur cette question :
« Accordingly, the domestic courts applied the soâcalled âpresumption
of falsityâ (sometimes referred to as the âdefence of justificationâ or the
âdefence of truthâ), under which defendants are required to prove to a
reasonable standard that factual allegations are true. The Court has
held that such an approach does not, as such, contravene the Convention
(see Rumyana Ivanova v. Bulgaria, no. 36207/03, §§ 39 and 68, 14 February 2008; Makarenko
v. Russia, no. 5962/03, § 156, 22 December 2009; and Rukaj
v. Greece (dec.), no. 2179/08, 21 January 2010), and has held a lack of
effort to make out that defence against applicants (see Mahmudov and
Agazade v. Azerbaijan, no. 35877/04, § 44, 18 December 2008). However,
it has also held that if an applicant is clearly involved in
a public debate on an important issue he should not be required to
fulfill a more demanding standard than that of due diligence. In such
circumstances, the obligation to prove the factual statements may
deprive the applicant of the protection afforded by Article 10 (see Kurski v. Poland,
no. 26115/10, § 56, 5 July 2016, Braun v. Poland,
no. 30162/10, § 50, 4 November 2014) (Makraduli v.
the former Yugoslav Republic of Macedonia, nos. 64659/11 and 24133/13, § 75, 19 July 2018; caractÚres gras ajoutés). »
Un point de vue similaire a été exprimé aussi dans
dâautres affaires :
« In exercising its supervisory jurisdiction, the Court
must look at the impugned interference in the light of the case as a whole,
including the status of the applicant and that of the plaintiff in the domestic
proceedings, the content of the critical comments held against the applicant,
as well as the context and the manner in which they were made public (see Lykin
v. Ukraine, no. 19382/08, § 25, 12 January 2017; and Makraduli, cited
above, § 62), bearing in mind that assertions about matters of public interest
may, on that basis, constitute value judgments rather than statements of fact
(see Makraduli, cited above, § 62) and that an applicant clearly involved
in a public debate on an important issue is required to fulfill a no more
demanding standard than that of due diligence as in such circumstances an
obligation to prove the factual statements may deprive him or her of the
protection afforded by Article 10 (see Makraduli,
cited above, § 75, with further references) (Monica Macovei c. Roumanie, 53028/14, 28/07/2020, par. 75; caractÚres gras ajoutés; voir
aussi: Kurski v. Poland, no. 26115/10, § 56, 5 July 2016 and Braun v. Poland,
no. 30162/10, § 50, 4 November 2014; Staniszewski v.
Poland, 20422/15, § 45). »
2. Lâapproche
suivie dans la présente affaire
2.1. Je note que la présente affaire, la
Cour ne cherche pas à établir le statut sémantique des énoncés en question et
ne vérifie pas si les juridictions nationales ont correctement établi ce
statut. En particulier, la question si les expressions en cause sont des
allĂ©gations factuelles ou des jugements de valeur nâest pas posĂ©e.
Par ailleurs, au paragraphe 81, la Cour explique son
approche de la façon suivante : En tout état
de cause, la Cour observe que le requĂ©rant nâa ni indiquĂ© dans le livre ni
apportĂ© au cours de la procĂ©dure des Ă©lĂ©ments permettant dâĂ©tablir la
vĂ©racitĂ© des faits allĂ©guĂ©s, comme lâa dâailleurs affirmĂ© la cour dâappel
dans sa mĂ©ticuleuse analyse de lâouvrage (paragraphe 10 ci-dessus). Bien
quâau moins lâune des expressions incriminĂ©es ait Ă©tĂ© utilisĂ©e dans le contexte
dâun dĂ©bat sur des questions dâintĂ©rĂȘt public, la Cour nâapplique pas le
standard de la diligence requise, mais celui de la vérité.
La motivation du prĂ©sent arrĂȘt sâĂ©carte Ă©tablie sur
ces deux points de la jurisprudence Ă©tablie de la Cour.
2.2. Comme lâexplique la Cour :
« ...les expressions retenues diffamatoires par les
tribunaux internes sont au nombre de deux [...]: celle dĂ©signant lâĂ©poux M.
comme le « mari fantoche » de Mme G.G. ; lâautre attribuant
Ă cette derniĂšre la responsabilitĂ© dâavoir insĂ©rĂ© le nom du grand-pĂšre du
requĂ©rant dans la liste des personnes Ă arrĂȘter et fusiller, en reprĂ©sailles Ă
un Ă©ventuel attentat contre les forces dâoccupation allemandes
[...]. »
La premiĂšre question qui se pose est celle du statut
sémantique des énoncés en considération. Je note dans ce contexte que la
premiĂšre expression est avant tout un jugement de valeur. MĂȘme si elle a une
connotation péjorative, elle ne semble pas justifier en soi, dans le contexte
de la prĂ©sente affaire, une sanction, fut-elle civile (comparer MilosavljeviÄ c. Serbie
(no 2), no 47274/19, § 55, 21 septembre 2021; KılıçdaroÄlu
c. Turquie, no 16558/18, § 44, 27 octobre 2020; Fedchenko c. Russie
(no 5), no 17229/13, § 51, 2 octobre 2018; Axel Springer AG c.
Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).
La deuxiÚme expression est une allégation factuelle
trĂšs grave et exigeant de ce fait un fondement factuel particuliĂšrement solide,
Ă©tabli avec toute la diligente requise. Lâanalyse des dĂ©cisions judiciaires
nationales montre que celles-ci ont cherché à établir si le requérant disposait
dâune base factuelle suffisamment solide. En particulier, la cour dâappel de
Brescia sâest penchĂ©e sur question de lâexistence de « preuves
susceptibles dâĂ©tayer le sĂ©rieux dâune telle accusation ». Le juge
national a donc essayĂ© dâappliquer le standard Ă©tabli dans la jurisprudence de
la Cour, citée ci-dessus. Il apparaßt clairement que le requérant ne disposait
pas dâun fondement factuel suffisant pour Ă©tayer son allĂ©gation factuelle et
quâil nâa pas agi avec la diligence requise. LâingĂ©rence dans sa libertĂ©
dâexpression respecte donc les conditions rĂ©sultant de lâarticle 10 de la
Convention.
2.3. La Cour exprime sur
la deuxiĂšme expression en cause le jugement de valeur suivant :
« La Cour estime que, dans la structure de la thÚse
historique du livre, cette affirmation nâapporte aucun Ă©lĂ©ment additionnel Ă la
reconstitution des faits entourant la « strage di Rovetta »
[...]. »
Ce propos devrait ĂȘtre nuancĂ©. Ă mon avis,
cette affirmation nâapporte aucun Ă©lĂ©ment additionnel Ă la reconstitution des
faits parce quâelle est dĂ©pourvue de tout fondement factuel. Dans
le cas contraire, elle aurait apporté un élément additionnel important
concernant la responsabilité individuelle pour les faits de la « strage di Rovetta ».
3. Conclusion
La motivation du prĂ©sent arrĂȘt donne lâimpression
dâun virage Ă 180 degrĂ©s dans la jurisprudence Cour, avec lâabandon du
principe de la diligence requise au profit de lâexigence de prouver la vĂ©racitĂ©
des allĂ©gations factuelles, profĂ©rĂ©es dans le cadre dâun dĂ©bat public. Par ailleurs,
la Cour abandonne ici complĂ©tement lâanalyse de la nature et des fonctions
pragmatiques des énoncées incriminés.
Cette nouvelle approche me semble trÚs problématique
du point de vue de la protection de libertĂ© dâexpression.