CONSULTA ONLINE

 

 

 

Cour europĂ©enne des droits de l’homme

 

 

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MARINONI c. ITALIE

(RequĂȘte no 27801/12)

 

 

 

 

ARRÊT

Art 6 § 2 ‱ ArrĂȘts de la cour d’appel et de la Cour de cassation en relation avec les aspects civils de l’infraction ne rĂ©vĂ©lant aucun manquement Ă  la prĂ©somption d’innocence dont l’intĂ©ressĂ© bĂ©nĂ©ficie aprĂšs son acquittement pĂ©nal

Art 10 ‱ LibertĂ© d’expression ‱ Condamnation d’un Ă©crivain Ă  verser des dommages et intĂ©rĂȘts pour des expressions diffamatoires ‱ ProportionnalitĂ©

 

STRASBOURG

18 novembre 2021

 

Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă  l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.



En l’affaire Marinoni c. Italie,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (premiĂšre section), siĂ©geant en une Chambre composĂ©e de :

 Ksenija Turković, prĂ©sidente,

 PĂ©ter Paczolay,

 Krzysztof Wojtyczek,

 Alena PoláčkovĂĄ,

 Raffaele Sabato,

 Lorraine Schembri Orland,

 Ioannis Ktistakis, juges,

et de Liv Tigerstedt, greffiĂšre adjointe de section,

Vu :

la requĂȘte (no 27801/12) dirigĂ©e contre la RĂ©publique italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Nazareno Marinoni (« le requĂ©rant Â») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â») le 20 avril 2012,

la dĂ©cision de porter la requĂȘte Ă  la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement Â»),

les observations des parties,

AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2021,

Rend l’arrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

INTRODUCTION

1.  Dans sa requĂȘte, le requĂ©rant se plaint de la condamnation prononcĂ©e par les juges internes qui ont reconnu le caractĂšre diffamatoire d’expressions employĂ©es dans l’ouvrage dont il est l’auteur. Il invoque les articles 6 Â§ 2 et 10 de la Convention.

EN FAIT

2.  Le requĂ©rant est nĂ© en 1938 et rĂ©side Ă  Albinea. Il a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© devant la Cour par Me M. Angarano, avocat Ă  Bergame.

3.  Le Gouvernement a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son ancien agent, Mme E. Spatafora, et son ancien coagent, Mme P. Accardo, de la reprĂ©sentation permanente d’Italie auprĂšs du Conseil de l’Europe.

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  En dĂ©cembre 2005, le requĂ©rant publia ses mĂ©moires intitulĂ©s « Terrasse sur cour. Les faits survenus Ă  Rovetta le 28 avril 1945 : souvenirs d’un enfant Â», aux Ă©ditions de l’Institut d’histoire de la rĂ©sistance et de l’ñge contemporaine de Bergame.

5.  Dans cet ouvrage, le requĂ©rant, ĂągĂ© de six ans Ă  l’époque des faits, racontait son enfance et les faits survenus les semaines prĂ©cĂ©dant la chute de la RĂ©publique sociale italienne (« la RSI Â»), l’État crĂ©e par les fascistes italiens en Italie du Centre et du Nord entre septembre 1943 et avril 1945. En particulier, il procĂ©dait Ă  une reconstitution des faits prĂ©cĂ©dant l’exĂ©cution sommaire de quarante-trois prisonniers de la RSI qui, d’aprĂšs sa thĂšse historique, s’étaient rendus aux forces de la RĂ©sistance (Ă©pisode connu sous le nom de « strage di Rovetta Â»). Il superposait le rĂ©cit historique Ă  des souvenirs intimes et personnels liĂ©s Ă  sa vie familiale. En particulier, il consacrait certaines pages aux tensions existantes entre ses proches et la famille M. qui occupait une partie de la maison familiale. Les raisons du conflit avaient pour origine la diffĂ©rence de convictions politiques qui opposaient la famille du requĂ©rant, antifasciste, Ă  la famille M., qui adhĂ©rait au rĂ©gime fasciste.

6.  Certaines des expressions employĂ©es par le requĂ©rant Ă  l’encontre des Ă©poux M., M. S.M. et Mme G.G., furent perçues comme diffamatoires par leurs hĂ©ritiers qui portĂšrent plainte (paragraphe 14 ci-dessous) auprĂšs du parquet de la RĂ©publique de Bergame. Le requĂ©rant fut ainsi poursuivi, entre autres, pour avoir Ă©crit que Mme G.G., l’épouse avait « convaincu les autoritĂ©s d’insĂ©rer le nom de son grand-pĂšre dans la liste des dix otages Ă  fusiller en cas de reprĂ©sailles Â» et qu’à l’issue d’un Ă©change tendu entre le grand-pĂšre et Mme G.G., cette derniĂšre « agacĂ©e, avait fait rentrer son mari fantoche [marito fantoccio] et s’était retirĂ©e (...) Â».

7.  Le 15 octobre 2007, Ă  l’issue de la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e demandĂ©e par le requĂ©rant, le juge de l’audience prĂ©liminaire (giudice dell’udienza preliminare â€“ ci-aprĂšs « le GUP Â») de Bergame acquitta le requĂ©rant en dĂ©clarant l’infraction non punissable. En effet, s’il reconnut le caractĂšre « objectivement diffamatoire Â» des expressions litigieuses, le GUP considĂ©ra toutefois que le requĂ©rant pouvait se prĂ©valoir de l’exercice du droit de chronique et de critique historique (diritto di cronaca e di critica storica), sur le fondement de l’article 51 du code pĂ©nal qui exclut la responsabilitĂ© de l’auteur de l’infraction (paragraphe 13 ci-dessous). Le GUP souligna que le livre du requĂ©rant avait le mĂ©rite de prĂ©senter une version alternative de la « strage di Rovetta Â» du 28 avril 1945, en clarifiant le rĂŽle des services militaires britanniques. Il conclut que les faits prĂ©sentĂ©s dans les passages dĂ©noncĂ©s rĂ©pondaient Ă  un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et rĂ©el du public Ă  connaĂźtre la reconstitution historique proposĂ©e par le requĂ©rant, que ces faits Ă©taient exposĂ©s de maniĂšre correcte, sans l’usage d’un langage offensant et, enfin, qu’ils Ă©taient vĂ©ridiques, c’est-Ă -dire correspondant Ă  des faits vĂ©rifiĂ©s. En particulier, le GUP considĂ©ra que le fait que le requĂ©rant ait attribuĂ© Ă  Mme G.G. la responsabilitĂ© d’avoir insĂ©rĂ© le nom de son grand-pĂšre dans la liste des otages Ă  fusiller pouvait se justifier parce que celle-ci avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ©e par le chef de l’administration municipale (le podestĂ ) comme personne de confiance en raison de sa « foi fasciste Â», puis nommĂ©e Ă  la tĂȘte du bureau municipal pour les informations militaires.

8.  Les parties civiles interjetĂšrent appel de la dĂ©cision afin de voir le requĂ©rant dĂ©clarĂ© civilement responsable du dĂ©lit de diffamation. Elles soutenaient que le GUP avait appliquĂ© de maniĂšre superficielle la cause d’exonĂ©ration, sans fonder son apprĂ©ciation sur les Ă©lĂ©ments factuels du litige. En particulier, les parties civiles indiquaient que le requĂ©rant n’avait pas fourni des Ă©lĂ©ments crĂ©dibles permettant de prouver que Mme G.G. Ă©tait l’auteure de la liste d’otages Ă  supprimer. Enfin, elles affirmaient que le GUP n’avait pas pris en compte, dans son apprĂ©ciation des passages litigieux, la correspondance adressĂ©e Ă  Mme G.G., dont une lettre rĂ©digĂ©e par un antifasciste respectĂ©, rĂ©futant la description fortement nĂ©gative faite par dans le livre. Le requĂ©rant prĂ©senta ses conclusions en dĂ©fense.

9.  Le 23 mars 2010, la cour d’appel de Brescia condamna le requĂ©rant Ă  verser des dommages et intĂ©rĂȘts aux parties civiles dont le montant global fut fixĂ© Ă  16 000 euros (EUR).

10.  En particulier, la cour d’appel rappela que la dĂ©cision de premiĂšre instance avait Ă©tabli que deux des expressions litigieuses (indiquant M. S.M. comme « le mari fantoche Â» et Mme G.G. comme celle qui avait « convaincu les autoritĂ©s d’insĂ©rer le nom de son grand-pĂšre dans la liste des dix otages Ă  fusiller en cas de reprĂ©sailles Â») Ă©taient diffamatoires mais que le requĂ©rant pouvait bĂ©nĂ©ficier de la cause d’exonĂ©ration portant sur l’exercice du droit de chronique et de critique. Or la cour d’appel estima que si pour les faits directement perçus ou vĂ©cus par le requĂ©rant la portĂ©e diffamatoire des expressions employĂ©es pouvait ĂȘtre Ă©tablie uniquement lorsque la preuve de leur caractĂšre faux Ă©tait rapportĂ©e, Ă  l’opposĂ©, l’attribution d’un fait dĂ©terminĂ©, tel que celui indiquant que Mme G.G. avait insĂ©rĂ© le nom du grand-pĂšre du requĂ©rant dans la liste des otages Ă  fusiller, imposait Ă  l’intĂ©ressĂ© de fournir des preuves, orales ou matĂ©rielles, au soutien de cette affirmation. Pour la cour d’appel, le simple fait que Mme G.G. Ă©tait Ă  l’époque dirigeante du bureau municipal pour les informations militaires n’était pas en soi un Ă©lĂ©ment suffisant. Elle rappela en outre qu’il Ă©tait un fait tristement notoire que le « proclame Kesserling Â» de 1944, du nom du commandant en chef des forces allemandes d’occupation, avait Ă©tabli qu’en cas d’attentat contre les militaires allemands, tous les rĂ©sidents de sexe masculin de plus de dix-huit ans se trouvant dans la zone concernĂ©e devaient ĂȘtre fusillĂ©s, sans faire mention de listes d’otages. Elle observa Ă  cet Ă©gard que le requĂ©rant n’avait pas Ă©tĂ© en mesure de prouver l’existence de cette liste. Elle considĂ©ra ensuite que la deuxiĂšme expression retenue, indiquant M. S.M. comme Ă©tant le « fantoche Â» de Mme G.G., sa femme, Ă©tait en elle-mĂȘme diffamatoire et superflue pour le rĂ©cit historique.

Elle jugea ainsi que :

« En conclusion, M. N.M. [le requĂ©rant] doit ĂȘtre condamnĂ© Ă  verser des dommages et intĂ©rĂȘts aux parties civiles en leur qualitĂ© d’hĂ©ritiers des Ă©poux M.

En tenant compte de la diffusion limitĂ©e de l’ouvrage, du temps Ă©coulĂ© entre les faits dĂ©crits [1945] et la publication des mĂ©moires [2005] (...), le prĂ©judice, de nature exclusivement moral, est fixĂ© de maniĂšre Ă©quitable Ă  8 000 EUR Ă  faveur de chaque partie civile. Â»

11.  Le requĂ©rant forma un pourvoi en cassation, critiquant en particulier le caractĂšre contradictoire de la motivation de l’arrĂȘt quant au standard de preuve exigĂ©. À cet Ă©gard, il fournit des documents afin de prouver l’existence de listes d’otages dressĂ©es par les forces d’occupation au cours d’évĂ©nements similaires.

12.  Le 24 octobre 2011, la Cour de cassation confirma l’arrĂȘt de la cour d’appel. Dans ses passages pertinents, elle affirma que :

« la gravitĂ© [des expressions employĂ©es par le requĂ©rant] rend[ait] nĂ©cessaire une base probante incontestable de la vĂ©ritĂ© des faits et la cour [d’appel] a rationnellement considĂ©rĂ©, avec une apprĂ©ciation absolument non critiquable devant le juge de lĂ©gitimitĂ©, que le pouvoir de dĂ©cider [du sort du grand-pĂšre du requĂ©rant] ne relevait pas des fonctions [de Mme G.G.], chargĂ©e de tenir informĂ©es les familles des soldats envoyĂ©s au front Â».

En outre, elle releva que :

« le requĂ©rant n’avait pas Ă©tĂ© en mesure de rĂ©futer l’affirmation de la cour d’appel selon laquelle le « proclame Kesserling Â» ne prĂ©voyait pas de listes d’individus Ă  abattre mais une exĂ©cution gĂ©nĂ©ralisĂ©e de la population masculine entiĂšre de plus de dix-huit ans Â».

Quant enfin Ă  l’existence d’un prĂ©judice et la dĂ©finition de son montant, la Cour de cassation confirma l’apprĂ©ciation de la cour d’appel qui avait dĂ©terminĂ© le prĂ©judice en jugeant que l’attribution de la rĂ©daction de la « liste des otages Â» constituait :

« une accusation gratuite et sans aucun doute offensante de la mĂ©moire de la personne (...), reprĂ©sentĂ©e comme complice volontaire d’un projet meurtrier barbare, cruel, et inhumain Â».

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

  1. LE DROIT NATIONAL
    1. Les dispositions pertinentes

13.  L’article 51, alinĂ©a 1, du code pĂ©nal (Exercice d’un droit ou accomplissement d’une obligation) prĂ©voit que :

« L’exercice d’un droit ou l’accomplissement d’une obligation imposĂ©e par une mesure juridique ou par un ordre lĂ©gitime de l’autoritĂ© publique ne sont pas punissables (...) Â»

14.  En ses parties pertinentes en l’espĂšce, l’article 595 du code pĂ©nal se lit ainsi :

« (...)

3.  Si l’infraction est commise par voie de presse (...), la peine d’emprisonnement est de six mois Ă  trois ans et l’amende non infĂ©rieure Ă  516 EUR (...) Â»

15.  Quant au rapport entre le procĂšs civil et le procĂšs pĂ©nal, le systĂšme interne se fonde sur le principe d’autonomie (autonomia) de l’action en responsabilitĂ© civile devant la juridiction civile et sur celui du caractĂšre accessoire (accessorietĂ ) de l’action civile dans le procĂšs pĂ©nal. La personne qui s’estime victime d’une infraction pĂ©nale peut choisir entre l’action en rĂ©paration devant le juge civil ou la constitution de partie civile dans le cadre du procĂšs pĂ©nal. Dans le premier cas, l’article 75 du code de procĂ©dure pĂ©nale (ci-aprĂšs le « CPP Â») indique que le procĂšs civil continue en parallĂšle de celui pĂ©nal (paragraphe 2), sauf si l’action en rĂ©paration a Ă©tĂ© exercĂ©e aprĂšs la constitution de partie civile ou aprĂšs que le juge pĂ©nal ait rendu une dĂ©cision en premiĂšre instance. Dans ces cas, le procĂšs civil est suspendu jusqu’à la dĂ©cision pĂ©nale dĂ©finitive (paragraphe 3) Ă  l’exception des cas de : mort de la personne mise en examen (article 69 du CPP) ; suspension du procĂšs pĂ©nal pour incapacitĂ© temporaire, physique ou mentale, de la personne mise en examen (article 71 du CPP) ; exclusion de la partie civile du procĂšs pĂ©nal (articles 80 et 88 du CPP) ; rĂ©vocation de la constitution de partie civile (article 82 du CPP) ; refus de la partie civile d’accepter la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e (article 441 du CPP) ; procĂ©dure de comparution sur reconnaissance prĂ©alable de culpabilitĂ© (patteggiamento â€“ article 444 du CPP). En outre, l’article 652 du CPP dispose que la dĂ©cision pĂ©nale d’acquittement n’a pas autoritĂ© de la chose jugĂ©e dans le procĂšs civil si la victime (il danneggiato) a exercĂ© l’action devant le juge civil aux termes de l’article 75, paragraphe 2, du CPP. Dans le procĂšs pĂ©nal, l’action civile est accessoire des intĂ©rĂȘts publics inhĂ©rents Ă  l’action pĂ©nale qui vise Ă  Ă©tablir la responsabilitĂ© pour l’infraction et Ă  conclure avec cĂ©lĂ©ritĂ© le procĂšs. Ainsi, le caractĂšre accessoire de l’action civile fait qu’en premiĂšre instance le juge pĂ©nal dĂ©cide sur la demande de la partie civile uniquement lorsqu’il condamne la personne mise en examen (article 538 du CPP). Au contraire, en cas d’acquittement (articles 529-531 du CPP), le juge ne doit pas se pencher sur les effets civils de l’infraction.

16.  Quant Ă  l’appel de la partie civile contre un jugement d’acquittement, cette derniĂšre peut soit demander au ministĂšre public d’interjeter appel (article 572 du CPP), soit interjeter elle-mĂȘme appel (Ă  partir de l’arrĂȘt des chambres rĂ©unies no 27614 de 2007 de la Cour de cassation), possibilitĂ© prĂ©vue Ă©galement contre la dĂ©cision rendue Ă  l’issue de la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e Ă  laquelle la partie civile a consenti. Dans ce deuxiĂšme cas, l’appel est limitĂ© Ă  l’établissement de la responsabilitĂ© civile dĂ©coulant de l’infraction (article 576 du CPP).

17.  L’article 578 du CPP prĂ©voit qu’en cas d’appel ou du pourvoi en cassation contre la condamnation, l’autoritĂ© judiciaire tenue Ă  dĂ©clarer la prescription de l’infraction (ou l’amnistie) peut au mĂȘme temps statuer sur les aspects civils du recours.

18.  Enfin, l’article 622 du CPP prĂ©voit, en ce qui concerne le renvoi aprĂšs la cassation de la dĂ©cision, que « Sans consĂ©quences pour la partie pĂ©nale de la dĂ©cision [attaquĂ©e], lorsque la Cour de cassation annule seulement la partie de la dĂ©cision relative Ă  l’action civile ou si elle fait droit au recours de la partie civile contre la dĂ©cision d’acquittement, elle renvoie l’affaire, le cas Ă©chĂ©ant, devant le juge civil d’appel compĂ©tent (...) Â».

  1. La jurisprudence interne
    1. La Cour constitutionnelle

19.  L’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle no 176 de 2019 a confirmĂ© la constitutionnalitĂ© de l’article 576 du CPP, en jugeant que l’appel aux seuls effets civils que la partie civile peut introduire devant le juge pĂ©nal est cohĂ©rente avec le systĂšme normatif qui discipline l’exercice de l’action civile dans le procĂšs pĂ©nal. La Cour constitutionnelle a tout d’abord rappelĂ© que :

 Â« l’action civile dans le procĂšs pĂ©nal est de nature accessoire et subordonnĂ©e Ă  l’action publique, de telle sorte qu’elle est destinĂ©e Ă  subir toutes les consĂ©quences et Ă  s’adapter Ă  la fonction et Ă  la structure du procĂšs pĂ©nal, c’est-Ă -dire aux exigences, d’intĂ©rĂȘt public, liĂ©es Ă  l’établissement des infractions et Ă  la conclusion rapide des procĂšs (ex plurimis, arrĂȘt no 12 de 2016) (...).

L’autonomie et le caractĂšre accessoire de l’action civile Ă©mergent de la lecture du systĂšme normatif qui discipline l’exercice de celle-ci (...) Â».

AprĂšs avoir soulignĂ© que tout recours, y compris l’appel de la partie civile, doit rĂ©pondre Ă  un intĂ©rĂȘt individuel finalisĂ© Ă  obtenir un rĂ©sultat utile ou Ă  Ă©viter un prĂ©judice dĂ©coulant de la dĂ©cision attaquĂ©e (pour le dĂ©faut d’intĂ©rĂȘt, arrĂȘts de chambres rĂ©unies, nos 35599/2012 et 46688/2016, arrĂȘts nos 1359/2017 et 4610/2015, pour l’existence de l’intĂ©rĂȘt, arrĂȘts de chambre rĂ©unies, nos 25083/2006 et 28911/2019), elle a affirmĂ© :

« (...) qu’il est cohĂ©rent avec la description du systĂšme mentionnĂ©e, le choix du lĂ©gislateur de ne pas dĂ©roger Ă  la rĂšgle selon laquelle, si la dĂ©cision de premiĂšre instance a Ă©tĂ© prise par le juge pĂ©nal dans le respect des rĂšgles du procĂšs pĂ©nal, l’appel est attribuĂ© au juge pĂ©nal (d’appel) selon les rĂšgles du mĂȘme code de procĂ©dure.

Et en effet, le juge d’appel, loin d’ĂȘtre dĂ©tournĂ© de la finalitĂ© typique du procĂšs pĂ©nal, est appelĂ© Ă  rĂ©examiner la responsabilitĂ© pĂ©nale de la personne mise en examen mĂȘme si ce n’est que pour les effets civils de l’infraction (...)

L’exception Ă  ce paradigme, en cas de cassation avec renvoi au juge d’appel civil prĂ©vu Ă  l’article 622 du CPP, se justifie par la particularitĂ© de la phase de la procĂ©dure qui suit Ă  la cassation de la dĂ©cision au fond (...) Â».

20.  Dans son rĂ©cent arrĂȘt no 182 de 2021, la Cour constitutionnelle a confirmĂ© la constitutionnalitĂ© de l’article 578 du CPP en analysant la norme attaquĂ©e et, plus en gĂ©nĂ©ral, les rĂšgles applicables Ă  l’action civile dans le procĂšs pĂ©nal, Ă  la lumiĂšre de l’article 6 § 2 de la Convention et du droit pertinent de l’Union europĂ©enne. En particulier, elle a rappelĂ© que l’application du deuxiĂšme volet de l’article 6 § 2 de la Convention implique des limitations du pouvoir (limiti cognitivi) du juge tenu Ă  reformer ou confirmer en appel la dĂ©cision d’acquittement. Dans son raisonnement, la Cour constitutionnelle a affirmĂ©, Ă  propos de l’article 576 du CPP, que l’appel de la partie civile attribue au juge d’appel, dans la limite de la demande de celle-ci (Ă©tablissement de la responsabilitĂ© civile de l’auteur de l’infraction), le pouvoir de confirmer ou de rĂ©former la dĂ©cision d’acquittement uniquement pour les effets civils de l’infraction. Elle a dit aussi, en relation avec l’article 578 du CPP, que « le juge d’appel, aprĂšs avoir dĂ©clarĂ© la prescription de l’infraction, n’est pas appelĂ© Ă  formuler, mĂȘme incidenter tantum, un verdict de culpabilitĂ© pĂ©nale comme prĂ©alable Ă  une dĂ©cision, confirmative ou non, des parties du jugement de premiĂšre instance qui concernent les intĂ©rĂȘts civils Â». Elle a affirmĂ© qu’au contraire le juge « doit Ă©tablir (...) si les Ă©lĂ©ments fondamentaux de la responsabilitĂ© civile (illecito aquiliano)) sont rĂ©unis. (...) Â» en se demandant si le « fait Â», tel que fixĂ© en tant que fait historique dans l’acte d’accusation d’une infraction pĂ©nale, reprĂ©sente une conduite apte Ă  produire un dommage (danno ingiusto) selon l’article 2043 du code civil, c’est-Ă -dire si, dans ses effets dĂ©favorables, il a entraĂźnĂ© la lĂ©sion d’une situation juridique subjective qui est source d’une obligation de rĂ©paration. De mĂȘme, elle a indiquĂ© que l’apprĂ©ciation du lien de causalitĂ© et de l’élĂ©ment subjectif se fait selon les rĂšgles de la procĂ©dure civile. La Cour constitutionnelle a reconnu que le systĂšme interne assure ainsi un Ă©quilibre entre le caractĂšre accessoire de l’action civile et les exigences de protection de l’intĂ©rĂȘt de la victime qui s’est constituĂ©e partie civile.

  1. La Cour de cassation

a)     Sur l’appel de la partie civile

21.  La Cour de cassation, statuant en chambres rĂ©unies (arrĂȘt no 6509 du 8 fĂ©vrier 2013, voir aussi l’arrĂȘt no 27614/2007) affirma que :

« en prĂ©sence d’une demande spĂ©cifique de la partie civile, le prononcĂ© portant sur les demandes de restitution ou d’indemnisation ne peut ĂȘtre omis pour le seul fait que l’acquittement de l’accusĂ© n’a pas Ă©tĂ© contestĂ© par le ministĂšre public, puisque, dans ce cas, le juge doit effectuer, de maniĂšre accessoire [incidentale] et uniquement aux fins civiles, son apprĂ©ciation de la responsabilitĂ© ; mais la dĂ©cision sur ces demandes ne peut que rester liĂ©e (et subordonnĂ©e) Ă  la constatation (accessoire) de la responsabilitĂ© pĂ©nale. (...) Comme il a Ă©tĂ© affirmĂ©, la partie civile, nonobstant la modification de l’article 576 du [CPP] (...), conserve le pouvoir de contester les dĂ©cisions d’acquittement et le juge d’appel a, dans les limites de la dĂ©volution et aux effets de celle-ci, le pouvoir d’établir la responsabilitĂ© civile du mis en examen et de le condamner Ă  verser une indemnitĂ© ou une restitution (...) Â».

22.  Quelque temps aprĂšs, la Cour de cassation a affinĂ© ces principes (arrĂȘt no10638 du 30 janvier 2020), en jugeant que la partie civile Ă©tait recevable Ă  interjeter appel d’un jugement de premiĂšre instance d’acquittement sans prĂ©judice, dans cette hypothĂšse, au principe de la force de la chose jugĂ©e (voir aussi l’arrĂȘt no 22170/2019). En s’appuyant, entre autres, sur l’avis du premier prĂ©sident adjoint de la Cour de cassation en date du 10 mai 2019, elle a indiquĂ© que :

« l’intĂ©rĂȘt de la partie civile Ă  faire appel de la dĂ©cision d’acquittement (...) existe, en ce que les limitations Ă  l’efficacitĂ© de la chose jugĂ©e prĂ©vues Ă  l’article 652 du [CPP] n’affectent pas l’extension du droit de recours reconnu en termes gĂ©nĂ©raux (...) par l’article 576 du [CPP], en imposant, dans la cas contraire, Ă  [la partie civile] de renoncer aux rĂ©sultats de l’enquĂȘte menĂ©e dans le cadre du procĂšs pĂ©nal et Ă  relancer « ab initio Â» l’examen de [l’affaire litigieuse devant la juridiction civile], avec pour consĂ©quence un allongement des dĂ©lais Â».

23.  Dans l’arrĂȘt des chambres rĂ©unies no 6141/2019 (7 fĂ©vrier 2019), la Cour de cassation a reconnu la possibilitĂ© de demander, pour les effets pĂ©naux et civils, la rĂ©vision (art. 630, alinĂ©a 1, let. c, du CPP) du jugement d’appel qui a acquittĂ© le mis en examen pour cause de prescription et a confirmĂ© en mĂȘme temps sa condamnation Ă  payer des dommages et intĂ©rĂȘts Ă  la partie civile.

24.  Enfin, dans l’arrĂȘt des chambres rĂ©unies no 22065 du 4 juin 2021, la Cour de cassation a affirmĂ©, en ce qui concerne l’article 622 du CPP, le principe de droit selon lequel, en cas d’annulation de l’arrĂȘt d’appel, prononcĂ© Ă  la suite de l’appel de la partie civile, contre l’acquittement en premiĂšre instance, et qui a condamnĂ© la personne mise en examen sans apprĂ©ciation directe des tĂ©moins Ă  charge, le renvoi doit ĂȘtre fait au juge civil compĂ©tent. Cela se justifie car les exigences du maintien de l’action civile dans le procĂšs pĂ©nal disparaissent en cassation, oĂč il n’est plus question d’établir si l’infraction pĂ©nale a Ă©tĂ© commise mais uniquement d’établir la restitution ou la rĂ©paration civile.

b)    Sur l’exercice du droit de chronique

25.  La Cour de cassation, dans son arrĂȘt no 34821 du 11 mai 2005, jugea que « en matiĂšre de diffamation par voie de presse, l’exercice du droit de chronique et de critique historique requiert l’utilisation de la mĂ©thode scientifique d’investigation, la recherche exhaustive du matĂ©riel utilisable, l’étude de sources diverses, consultables et de provenance certaine, et exige en outre que le phĂ©nomĂšne Ă©tudiĂ© soit d’ample portĂ©e et considĂ©rĂ© sous les facettes les plus variĂ©es, car la recherche de l’historien implique la nĂ©cessitĂ© d’une enquĂȘte complexe dans laquelle les personnes, les faits, les Ă©vĂ©nements, les dĂ©clarations et les relations sociales deviennent l’objet d’un examen articulĂ© qui conduit Ă  la formulation de thĂšses et/ou d’hypothĂšses qu’il est impossible de documenter objectivement, mais qui doivent trouver leur fondement dans certaines sources et ĂȘtre plausibles et durables Â».

  1. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

26.  Le considĂ©rant 16 de la Directive (UE) 2016/343 du Parlement europĂ©en et du Conseil du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la prĂ©somption d’innocence et du droit d’assister Ă  son procĂšs dans le cadre des procĂ©dures pĂ©nales se lit comme suit :

« 16.  La prĂ©somption d’innocence serait violĂ©e si des dĂ©clarations publiques faites par des autoritĂ©s publiques, ou des dĂ©cisions judiciaires autres que des dĂ©cisions statuant sur la culpabilitĂ©, prĂ©sentaient un suspect ou une personne poursuivie comme Ă©tant coupable, aussi longtemps que la culpabilitĂ© de cette personne n’a pas Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie. De telles dĂ©clarations et dĂ©cisions judiciaires ne devraient pas reflĂ©ter le sentiment que cette personne est coupable. (...). Â»

L’article 3 (PrĂ©somption d’innocence) de la directive prĂ©voit :

« Les États membres veillent Ă  ce que les suspects et les personnes poursuivies soient prĂ©sumĂ©s innocents jusqu’à ce que leur culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie. Â»

L’article 4 (RĂ©fĂ©rences publiques Ă  la culpabilitĂ©) de la mĂȘme directive prĂ©voit :

« 1.  Les États membres prennent les mesures nĂ©cessaires pour veiller Ă  ce que les dĂ©clarations publiques des autoritĂ©s publiques, ainsi que les dĂ©cisions judiciaires, autres que celles statuant sur la culpabilitĂ©, ne prĂ©sentent pas un suspect ou une personne poursuivie comme Ă©tant coupable aussi longtemps que sa culpabilitĂ© n’a pas Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie. Cette disposition s’entend sans prĂ©judice des actes de poursuite qui visent Ă  prouver la culpabilitĂ© du suspect ou de la personne poursuivie et sans prĂ©judice des dĂ©cisions prĂ©liminaires de nature procĂ©durale qui sont prises par des autoritĂ©s judiciaires ou par d’autres autoritĂ©s compĂ©tentes et qui sont fondĂ©es sur des soupçons ou sur des Ă©lĂ©ments de preuve Ă  charge. Â»

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

27.  Le requĂ©rant se plaint de la violation de son droit Ă  ĂȘtre prĂ©sumĂ© innocent. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© :

« (...) 2.  Toute personne accusĂ©e d’une infraction est prĂ©sumĂ©e innocente jusqu’à ce que sa culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie. (...) Â»

  1. Sur la recevabilité
    1. ThĂšses des parties

28.  Le Gouvernement estime que l’article 6 § 2 n’est pas applicable en l’espĂšce dans la mesure oĂč le requĂ©rant n’a subi aucune condamnation pĂ©nale pour l’infraction de diffamation. En effet, il rappelle que celui-ci a Ă©tĂ© acquittĂ© par le GUP et que cette dĂ©cision n’a pas Ă©tĂ© attaquĂ©e par le ministĂšre public aux termes de l’article 572 du CPP. Il indiquĂ© que l’appel introduit par les parties civiles ne pouvait que porter sur la responsabilitĂ© civile du requĂ©rant.

29.  Le requĂ©rant observe que sa condamnation a Ă©tĂ© prononcĂ©e par le juge pĂ©nal, dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale pour diffamation, qu’elle concerne la dĂ©claration de la « responsabilitĂ© civile de la diffamation Â», selon la qualification juridique donnĂ©e par le droit national, et que la nature de l’infraction est pĂ©nale, Ă©tant donnĂ© qu’il a Ă©tĂ© condamnĂ© en rĂ©fĂ©rence au dĂ©lit de diffamation. Il estime qu’il en serait de mĂȘme pour la nature et le degrĂ© de sĂ©vĂ©ritĂ© de la condamnation Ă  verser 16 000 euros aux parties civiles. Il conclut ainsi que tous ces Ă©lĂ©ments permettent d’affirmer que l’article 6 § 2 de la Convention est applicable en l’espĂšce.

  1. Appréciation de la Cour

30.  L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des ĂȘtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une maniĂšre qui en rende les exigences concrĂštes et effectives (voir, notamment, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 87, sĂ©rie A no 161, et Al-Skeini et autres c.  Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 162, CEDH 2011). La Cour a dĂ©clarĂ© expressĂ©ment que cela valait aussi pour le droit consacrĂ© par l’article 6 § 2 (voir, par exemple, Allenet de Ribemont c. France, 10 fĂ©vrier 1995, § 35, sĂ©rie A no 308, et Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 92, CEDH 2013).

31.  L’article 6 § 2 protĂšge le droit de toute personne Ă  ĂȘtre « prĂ©sumĂ©e innocente jusqu’à ce que sa culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie Â». ConsidĂ©rĂ©e comme une garantie procĂ©durale dans le cadre du procĂšs pĂ©nal lui-mĂȘme, la prĂ©somption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve (BarberĂ , MesseguĂ© et Jabardo c. Espagne, 6 dĂ©cembre 1988, § 77, sĂ©rie A no 146, et Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les prĂ©somptions de fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, sĂ©rie A no 141‑A, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004‑II) ; le droit de ne pas contribuer Ă  sa propre incrimination (Saunders c. Royaume-Uni, 17 dĂ©cembre 1996, § 68, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1996‑VI, et Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 40, CEDH 2000‑XII) ; la publicitĂ© pouvant ĂȘtre donnĂ©e Ă  l’affaire avant la tenue du procĂšs (Akay c. Turquie (dĂ©c.), no 34501/97, 19 fĂ©vrier 2002, et G.C.P. c. Roumanie, no 20899/03, § 46, 20 dĂ©cembre 2011) ; et la formulation par le juge du fond ou toute autre autoritĂ© publique de dĂ©clarations prĂ©maturĂ©es quant Ă  la culpabilitĂ© d’un accusĂ© (Allenet de Ribemont, prĂ©citĂ©, §§ 35-36, et NeĆĄĆ„ĂĄk c. Slovaquie, no 65559/01, § 88, 27 fĂ©vrier 2007).

32.  Compte tenu toutefois de la nĂ©cessitĂ© de veiller Ă  ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la prĂ©somption d’innocence revĂȘt aussi un autre aspect. Son but gĂ©nĂ©ral, dans le cadre de ce second volet, est d’empĂȘcher que des individus qui ont bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traitĂ©s par des agents ou autoritĂ©s publics comme s’ils Ă©taient en fait coupables de l’infraction leur ayant Ă©tĂ© imputĂ©e (Allen, prĂ©citĂ©, § 94). Dans de telles situations, la prĂ©somption d’innocence a dĂ©jĂ  permis – par l’application lors du procĂšs des diverses exigences inhĂ©rentes Ă  la garantie procĂ©durale qu’elle offre – d’empĂȘcher que soit prononcĂ©e une condamnation pĂ©nale injuste. Sans protection destinĂ©e Ă  faire respecter dans toute procĂ©dure ultĂ©rieure un acquittement ou une dĂ©cision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procĂšs Ă©quitable Ă©noncĂ©es Ă  l’article 6 § 2 risqueraient de devenir thĂ©oriques et illusoires. Ce qui est Ă©galement en jeu une fois la procĂ©dure pĂ©nale achevĂ©e, c’est la rĂ©putation de l’intĂ©ressĂ© et la maniĂšre dont celui-ci est perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 Ă  cet Ă©gard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (voir, par exemple, Zollman c. Royaume-Uni (dĂ©c.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, et Taliadorou et Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56-59, 16 octobre 2008).

33.  Dans la prĂ©sente affaire, le requĂ©rant se plaint de la violation de son droit Ă  ĂȘtre prĂ©sumĂ© innocent dans le cadre de la procĂ©dure qui a eu lieu Ă  la suite de l’appel des parties civiles. La Cour estime appropriĂ© d’examiner le grief du requĂ©rant sous l’angle du deuxiĂšme volet de l’article 6 § 2 de la Convention.

34.  La Cour observe d’emblĂ©e que, dans le systĂšme italien, la personne qui s’estime lĂ©sĂ©e d’une infraction pĂ©nale peut choisir, pour obtenir une rĂ©paration ou une restitution, entre l’action en responsabilitĂ© civile devant le juge civil et la constitution de partie civile dans le procĂšs pĂ©nal. Le rapport entre les deux procĂ©dures est rĂ©glĂ© Ă  l’article 75 du CPP, en termes d’autonomie, lorsque la voie civile est choisie, et de caractĂšre accessoire (accessorietĂ ), lorsque la voie de la constitution de partie civile est choisie. Les dispositions internes permettent des possibilitĂ©s limitĂ©es de transfert de l’action civile dans le procĂšs pĂ©nal ou de suspension de la procĂ©dure civile en cas de procĂ©dures parallĂšles (paragraphe 15 ci-dessus).

35.  Lorsque la victime choisit de participer au procĂšs pĂ©nal en tant que partie civile, elle peut, selon la jurisprudence Ă©tablie de la Cour de cassation (paragraphe 16 ci-dessus), faire appel de la dĂ©cision d’acquittement prononcĂ©e en premiĂšre instance. La procĂ©dure continue ainsi en appel devant le « juge pĂ©nal Â» mais uniquement pour les effets civils de l’infraction.

36.  Dans ce cas, selon la Cour constitutionnelle (paragraphe 19 ci-dessus), le juge d’appel est tenu Ă  Ă©tablir la responsabilitĂ© civile en rĂ©examinant les Ă©lĂ©ments de l’infraction pĂ©nale. La Cour observe que la Cour de cassation (paragraphes 21 et 22 ci-dessus) a affirmĂ© que l’appel de la partie civile ne peut avoir un autre sens que celui d’une constatation accessoire (incidentale) et limitĂ©e aux effets civils et que la demande de la partie civile est sans prĂ©judice de la partie pĂ©nale de la dĂ©cision d’acquittement qui est coulĂ©e en force de la chose jugĂ©e (paragraphe 22 ci-dessus).

37.  De mĂȘme, l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle (paragraphe 20 ci-dessus), bien que relatif Ă  l’article 578 du CPP, affirme que le pouvoir du juge d’appel consiste Ă  dĂ©terminer si, une fois acquittĂ© la personne mise en examen, le fait juridique contenu dans l’acte d’accusation est constitutif d’un fait dommageable (danno ingiusto) qui, rĂ©unies les autres conditions, oblige le responsable Ă  rĂ©parer le prĂ©judice subi par la victime.

38.  Aux yeux de la Cour, la nature de l’appel de la partie civile se trouve aussi confirmĂ©e par l’article 622 du CPP (paragraphe 18 ci-dessus) qui prĂ©voit que, lorsque la Cour de cassation annule la partie de la dĂ©cision relative Ă  l’action civile, ou si elle fait droit au pourvoi de la partie civile contre la dĂ©cision d’acquittement, elle renvoie l’affaire devant le juge civil compĂ©tent en appel. Ce passage Ă  la juridiction civile se justifie par la pĂ©culiaritĂ© de la procĂ©dure de cassation qui annule la dĂ©cision attaquĂ©e uniquement dans sa partie civile, laissant au juge civil la tĂąche d’établir si les Ă©lĂ©ments constitutifs de la responsabilitĂ© civile sont rĂ©unis (paragraphe 24 ci-dessus).

39.  La Cour observe que, dans la prĂ©sente affaire, la cour d’appel, aprĂšs avoir partagĂ© la conclusion du premier juge quant Ă  la portĂ©e diffamatoire des expressions dĂ©noncĂ©es, a concentrĂ© son examen sur l’existence de la cause d’exonĂ©ration retenue par le GUP (paragraphe 10 ci-dessus). Elle a fondĂ© son apprĂ©ciation, comme la Cour de cassation par la suite, sur les Ă©lĂ©ments recueillis au cours des investigations et versĂ©s au dossier du GUP (paragraphe 7 ci-dessus), sur l’appel des parties civiles et sur la dĂ©fense du requĂ©rant (Ilias Papageorgiou c. GrĂšce, no 44101/13, § 40, 10 dĂ©cembre 2020). En particulier, les juridictions d’appel et de cassation Ă©taient tenues de procĂ©der Ă  une Ă©valuation des preuves dĂ©jĂ  recueillies dans le cadre de la procĂ©dure devant le GUP et d’apprĂ©cier, sur la base du contenu du livre, l’exercice du droit du requĂ©rant pouvant l’exonĂ©rer de toute responsabilitĂ©. À cet Ă©gard, la Cour renvoie Ă  l’arrĂȘt de la Cour constitutionnelle de 2021 (paragraphe 20 ci-dessus) oĂč elle a rappelĂ© les principes applicables Ă  l’appel de la partie civile et ceux applicables aux pouvoirs du juge d’appel finalisĂ©s Ă  statuer, une fois dĂ©clarĂ© la prescription de l’infraction, sur les effets civils de celle-ci. L’établissement de certains Ă©lĂ©ments constitutifs de l’infraction pĂ©nale est prĂ©liminaire Ă  la dĂ©termination de la responsabilitĂ© civile de l’auteur de l’infraction. Ainsi, il ne fait aucun doute qu’il existait un lien entre la dĂ©cision de premiĂšre instance et celles d’appel et de cassation, lesquelles en l’espĂšce ont Ă©tĂ© prononcĂ©es dans le cadre de la mĂȘme procĂ©dure pĂ©nale.

40.  Dans l’arrĂȘt Allen (prĂ©citĂ©, § 103), la Grande Chambre a formulĂ© le principe de la prĂ©somption d’innocence dans le cadre du deuxiĂšme volet comme suit :

« (...) la prĂ©somption d’innocence signifie que si une accusation en matiĂšre pĂ©nale a Ă©tĂ© portĂ©e et que les poursuites ont abouti Ă  un acquittement, la personne ayant fait l’objet de ces poursuites est considĂ©rĂ©e comme innocente au regard de la loi et doit ĂȘtre traitĂ©e comme telle. Dans cette mesure, dĂšs lors, la prĂ©somption d’innocence subsiste aprĂšs la clĂŽture de la procĂ©dure pĂ©nale, ce qui permet de faire respecter l’innocence de l’intĂ©ressĂ© relativement Ă  toute accusation dont le bien-fondĂ© n’a pas Ă©tĂ© prouvĂ©. Ce souci prĂ©pondĂ©rant se trouve Ă  la base mĂȘme de la façon dont la Cour conçoit l’applicabilitĂ© de l’article 6 § 2 dans ce type d’affaires Â».

41.  En conclusion, compte tenu des Ă©lĂ©ments Ă©voquĂ©s, la Cour considĂšre qu’entre la procĂ©dure pĂ©nale de premiĂšre instance, terminĂ©e avec l’acquittement du requĂ©rant, et la procĂ©dure qui a fait suite Ă  l’appel des parties civiles existait un lien en droit comme en pratique, et que l’article 6 Â§ 2, dans son deuxiĂšme volet, est donc applicable Ă  la procĂ©dure en cause.

42.  La Cour rejette donc l’exception soulevĂ©e par le Gouvernement.

43.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© ni irrecevable pour un autre motif visĂ© Ă  l’article 35 de la Convention, la Cour le dĂ©clare recevable.

  1. Sur le fond
    1. ThĂšses des parties

44.  Le requĂ©rant se plaint de la violation de son droit Ă  ĂȘtre prĂ©sumĂ© innocent, dans la mesure oĂč, aprĂšs son acquittement prononcĂ© par le GUP, les juridictions internes ont jugĂ© que sa responsabilitĂ© civile Ă©tait Ă©tablie.

Il dĂ©nonce en particulier le fait d’avoir jugĂ© inapplicable la cause d’exonĂ©ration prĂ©vue Ă  l’article 51 du CP, en l’occurrence le droit de chronique et de critique historique, sur le fondement d’une prĂ©tendue absence d’élĂ©ments de preuve qu’il aurait dĂ» fournir pour justifier l’expression attribuant Ă  Mme G.G le fait d’avoir insĂ©rĂ© le nom de son grand-pĂšre dans la liste des otages Ă  fusiller en cas de reprĂ©sailles.

45.  Le Gouvernement affirme que le principe de prĂ©somption n’a pas Ă©tĂ© violĂ© car en l’espĂšce le requĂ©rant a attribuĂ© Ă  Mme G.G. un fait spĂ©cifique et exĂ©crable, touchant Ă  l’honneur de celle-ci, sans pour autant inclure, dans le livre ou au cours de la procĂ©dure interne, des Ă©lĂ©ments pertinents dĂ©montrant la vĂ©racitĂ© de ce fait.

De mĂȘme, l’expression offensante employĂ©e Ă  l’égard de M. S.M. n’était pas fondĂ©e sur des faits significatifs pouvant se justifier par un pertinent intĂ©rĂȘt historique.

  1. Appréciation de la Cour

46.  L’article 6 § 2 protĂšge le droit de toute personne Ă  ĂȘtre « prĂ©sumĂ©e innocente jusqu’à ce que sa culpabilitĂ© ait Ă©tĂ© lĂ©galement Ă©tablie Â». ConsidĂ©rĂ©e comme une garantie procĂ©durale dans le cadre du procĂšs pĂ©nal lui-mĂȘme, la prĂ©somption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve, les prĂ©somptions de fait et de droit, le droit de ne pas contribuer Ă  sa propre incrimination, la publicitĂ© pouvant ĂȘtre donnĂ©e Ă  l’affaire avant la tenue du procĂšs et la formulation par le juge du fond ou toute autre autoritĂ© publique de dĂ©clarations prĂ©maturĂ©es quant Ă  la culpabilitĂ© d’un accusĂ© (Allen, prĂ©citĂ©, § 93). Dans l’exercice de leurs fonctions, les membres du tribunal ne doivent pas partir de l’idĂ©e prĂ©conçue que l’accusĂ© a commis l’acte qui lui est reprochĂ©. En outre, le doute doit profiter Ă  l’accusĂ© (BarberĂ , MesseguĂ© et Jabardo c. Espagne, 6 dĂ©cembre 1988, § 77, sĂ©rie A no 146).

47.  Compte tenu toutefois de la nĂ©cessitĂ© de veiller Ă  ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la prĂ©somption d’innocence revĂȘt aussi un autre aspect. Son but gĂ©nĂ©ral, dans le cadre de ce second volet, est d’empĂȘcher que des individus qui ont bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traitĂ©s par des agents ou autoritĂ©s publics comme s’ils Ă©taient en fait coupables de l’infraction leur ayant Ă©tĂ© imputĂ©e. Dans de telles situations, la prĂ©somption d’innocence a dĂ©jĂ  permis – par l’application lors du procĂšs des diverses exigences inhĂ©rentes Ă  la garantie procĂ©durale qu’elle offre – d’empĂȘcher que soit prononcĂ©e une condamnation pĂ©nale injuste. Sans protection destinĂ©e Ă  faire respecter dans toute procĂ©dure ultĂ©rieure un acquittement ou une dĂ©cision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procĂšs Ă©quitable Ă©noncĂ©es Ă  l’article 6 § 2 risqueraient de devenir thĂ©oriques et illusoires (Allen, prĂ©citĂ©, § 94). La Cour a considĂ©rĂ© qu’« aprĂšs l’abandon de poursuites pĂ©nales la prĂ©somption d’innocence exige de tenir compte, dans toute procĂ©dure ultĂ©rieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait que l’intĂ©ressĂ© n’a pas Ă©tĂ© condamnĂ© Â» (Allen, prĂ©citĂ©, § 102).

48.  La Cour rappelle que lorsqu’elle a dĂ©fini les critĂšres Ă  l’aune desquels apprĂ©cier le respect de la prĂ©somption d’innocence, elle a Ă©tabli une distinction entre les cas oĂč un jugement d’acquittement dĂ©finitif avait Ă©tĂ© rendu et ceux oĂč il y avait eu abandon des poursuites pĂ©nales, prĂ©cisant que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusĂ© n’était plus admissible aprĂšs un acquittement devenu dĂ©finitif (voir Sekanina c. Autriche, 25 aoĂ»t 1993, § 30, sĂ©rie A no 266‑A, oĂč elle a Ă©noncĂ© les normes Ă  cet Ă©gard, et Allen, prĂ©citĂ©, § 122, avec les rĂ©fĂ©rences qui s’y trouvent citĂ©es). En cas d’abandon des poursuites pĂ©nales, en revanche, la prĂ©somption d’innocence ne se trouve mĂ©connue que si, sans Ă©tablissement lĂ©gal prĂ©alable de la culpabilitĂ© d’un accusĂ© et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la dĂ©fense, une dĂ©cision judiciaire le concernant reflĂšte le sentiment qu’il est coupable (voir, notamment, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, sĂ©rie A no 62, et Englert c. Allemagne, 25 aoĂ»t 1987, § 37, sĂ©rie A no 123).

49.  Tel peut ĂȘtre le cas mĂȘme en l’absence de constat formel de culpabilitĂ© ; il suffit d’une motivation donnant Ă  penser que le juge considĂšre l’intĂ©ressĂ© comme coupable (Böhmer c. Allemagne, no 37568/97, § 54, 3 octobre 2002 ; Baars c. Pays-Bas, no 44320/98, § 26, 28 octobre 2003, et Cleve c. Allemagne, no 48144/09, § 53, 15 janvier 2015).

50.  La Cour rappelle par ailleurs qu’en matiĂšre de respect de la prĂ©somption d’innocence, les termes employĂ©s par l’autoritĂ© qui statue revĂȘtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprĂ©cier la compatibilitĂ© avec l’article 6 § 2 de la dĂ©cision et du raisonnement suivi (voir, Ă  titre de comparaison, Allen, prĂ©citĂ©, § 126, et la jurisprudence qui s’y trouve citĂ©e). Il faut tenir compte, Ă  cet Ă©gard, de la nature et du contexte dans lesquels les dĂ©clarations litigieuses ont Ă©tĂ© faites. La Cour doit dĂ©terminer le sens rĂ©el des dĂ©clarations litigieuses, compte tenu des circonstances particuliĂšres dans lesquelles elles ont Ă©tĂ© formulĂ©es (voir, Ă  titre de comparaison, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, § 90, 7 janvier 2010). En fonction des circonstances, mĂȘme l’usage de termes malencontreux peut ne pas ĂȘtre jugĂ© contraire Ă  l’article 6 § 2 (voir, Ă  titre de comparaison, Englert, prĂ©citĂ©, §§ 39 et 41, Allen, prĂ©citĂ©, § 126, et Cleve, prĂ©citĂ©, §§ 54-55).

51.  Il ressort de la jurisprudence de la Cour rappelĂ©e ci-dessus que pour dĂ©terminer si une dĂ©claration ou une dĂ©cision est conforme Ă  l’article 6 § 2, il faut absolument tenir compte de la nature et du contexte de la procĂ©dure dans le cadre de laquelle la dĂ©claration a Ă©tĂ© faite ou la dĂ©cision rendue (Bikas c. Allemagne, no 76607/13, § 47, 25 janvier 2018).

52.  La Cour rappelle Ă©galement qu’en vertu de sa jurisprudence bien Ă©tablie, pour que le droit Ă  un procĂšs Ă©quitable soit effectif, les demandes et observations des parties doivent ĂȘtre dĂ»ment examinĂ©es et que, selon sa jurisprudence constante reflĂ©tant un principe liĂ© Ă  la bonne administration de la justice, les dĂ©cisions judiciaires doivent indiquer de maniĂšre suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent (Carmel Saliba c. Malte, no 24221/13, §§ 65 â€‘ 66, 29 novembre 2016, avec la jurisprudence citĂ©e). L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la dĂ©cision et doit s’analyser Ă  la lumiĂšre des circonstances de chaque espĂšce (voir, entre autres, GarcĂ­a Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I, et Carmel Saliba, prĂ©citĂ©, § 66). Ainsi, lorsque la responsabilitĂ© civile est engagĂ©e dans le cadre d’une procĂ©dure en rĂ©paration pour des dommages rĂ©sultant d’actes qualifiĂ©s de criminels en droit interne, l’apprĂ©ciation des preuves est quelque peu similaire bien que la charge de la preuve soit diffĂ©rente. Il s’ensuit que, dans ce type d’affaires, qui portent un risque de stigmatisation similaire aux affaires pĂ©nales (ibidem, § 73), les dĂ©cisions internes doivent impĂ©rativement se fonder sur une Ă©valuation approfondie des preuves prĂ©sentĂ©es et contenir des motifs suffisants en raison des lourdes consĂ©quences que peuvent emporter de tels constats (voir, Ă  titre d’exemple, Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, sĂ©rie A no 274, §§ 32-33, Dilipak et Karakaya c. Turquie, no 7942/05 et 24838/05, § 80, 4 mars 2014, et Carmel Saliba, prĂ©citĂ©, § 67).

53.  En l’espĂšce, la Cour note que la procĂ©dure pĂ©nale ne s’est pas achevĂ©e Ă  l’issue de l’acquittement prononcĂ© par le GUP de Bergame ; contre cette dĂ©cision la partie civile a interjetĂ©e elle-mĂȘme appel devant le juge pĂ©nal pour obtenir la rĂ©paration du prĂ©judice qu’elle estimait avoir subi. Selon le droit interne, la dĂ©cision n’était pas devenue dĂ©finitive entre la partie civile et la personne mise en examen en relation avec les aspects civils de l’infraction (paragraphes 16 et 22 ci-dessus).

54.  Elle relĂšve que la cour d’appel et la Cour de cassation, dans le respect des principes mentionnĂ©s (paragraphes 46-51 et 52 ci-dessus), ont procĂ©dĂ© Ă  une analyse dĂ©taillĂ©e et longuement motivĂ©e du contexte, du livre en question et des expressions litigieuses, reflĂ©tant les allĂ©gations portĂ©es par les parties civiles dans leurs demandes (Fleischner c. Allemagne, no 61985/12, § 67, 3 Octobre 2019, Ilias Papageorgiou, prĂ©citĂ©, § 53).

55.  En particulier, elle constate que la cour d’appel, dans son arrĂȘt, a tout d’abord rappelĂ© les conclusions de la dĂ©cision d’acquittement prononcĂ©e en premiĂšre instance par le GUP. Celui-ci avait en effet jugĂ© que les expressions dĂ©noncĂ©es Ă©taient « objectivement diffamatoires Â» bien que non punissables car exprimĂ©es par le requĂ©rant dans l’exercice de son droit de chronique et de critique historique (paragraphe 10 ci-dessus), une cause d’exonĂ©ration de la responsabilitĂ© prĂ©vue par le code pĂ©nal.

56.  La cour d’appel a ensuite focalisĂ© son examen sur l’applicabilitĂ© de la cause d’exonĂ©ration, Ă  partir de la spĂ©cificitĂ© du livre, ouvrage de « micro-histoire Â» mĂȘlant les souvenirs du requĂ©rant et ceux de ses proches avec les rĂ©sultats de ses recherches historiques sur l’exĂ©cution des prisonniers de la RĂ©publique sociale italienne.

57.  Ainsi, elle a jugĂ© que le fait d’avoir attribuĂ© Ă  Mme G.G. la dĂ©cision d’insĂ©rer le nom du grand-pĂšre du requĂ©rant dans la liste des otages Ă  fusiller n’était Ă©tablie par aucune preuve orale ou matĂ©rielle capable de justifier une telle accusation (paragraphe 10 ci-dessus), ni le contenu du « proclame Kesserling Â» ou les Ă©lĂ©ments fournis par le requĂ©rant en appel ne pouvaient faire penser Ă  l’existence de cette liste. Aussi, elle a dit que le fait d’avoir indiquĂ© M. S.M. comme Ă©tant le « mari fantoche Â» de Mme G.G. n’était pas non plus Ă©tayĂ© par d’autres Ă©lĂ©ments prĂ©sentĂ©s dans le livre et Ă©tait en elle-mĂȘme diffamatoire. Enfin, la Cour note que, dans le dispositif de l’arrĂȘt, la cour d’appel a expressĂ©ment indiquĂ© le requĂ©rant comme civilement responsable du dĂ©lit de diffamation (voir, Ilias Papageorgiou, prĂ©citĂ©, § 55, et, a contrarioPasquini c. Saint-Marin (no 2), no 23349/17, § 64, 20 octobre 2020) et l’a condamnĂ© Ă  la rĂ©paration du prĂ©judice subi par les parties civiles, hĂ©ritiers des Ă©poux M. (paragraphe 10 ci-dessus).

58.  La Cour considĂšre que la cour d’appel s’est limitĂ©e Ă  une apprĂ©ciation des Ă©lĂ©ments constitutifs de l’infraction pĂ©nale, inĂ©vitablement les mĂȘmes dĂ©jĂ  examinĂ©s en premiĂšre instance, pour juger ensuite, selon les rĂšgles de la responsabilitĂ© civile (paragraphes 21-22 ci-dessus) que le requĂ©rant Ă©tait responsable aux fins civils et tenu ainsi Ă  rĂ©parer le prĂ©judice causĂ© aux parties civiles (Fleischner, prĂ©citĂ©, §§ 63-67). Aux yeux de la Cour, cette affirmation, ne saurait ĂȘtre entachĂ©e d’ambiguĂŻtĂ©. La mĂȘme conclusion vaut pour la Cour de cassation (paragraphe 12 ci-dessus) qui n’a pas jugĂ© pertinents les documents visant Ă  prouver l’existence de listes d’otages, dressĂ©es par les forces d’occupation au cours d’évĂ©nements similaires, et a rejetĂ© chacun des moyens soulevĂ©s par le requĂ©rant.

59.  Elle estime ainsi, compte tenu aussi de la nature de cette procĂ©dure, amplement analysĂ©e au niveau interne (paragraphes 19-24 ci-dessus), que les juridictions internes n’ont pas employĂ© des termes susceptibles de remettre en cause l’acquittement du requĂ©rant (voir, a contrarioLagardĂšre c. France, no 18851/07, § 87, 12 avril 2012 et Pasquini, prĂ©citĂ©, § 68).

60.  La Cour observe au passage que, si en premiĂšre instance l’intĂ©rĂȘt de la partie civile rĂ©sulte subordonnĂ© Ă  l’intĂ©rĂȘt public, en appel le lĂ©gislateur garantit une majeure protection de l’intĂ©rĂȘt de la victime (paragraphe 20 ci-dessus). En effet, elle note que l’appel de la partie civile rĂ©pond Ă  un intĂ©rĂȘt immĂ©diat de celle-ci, la rĂ©paration du prĂ©judice allĂ©guĂ©, et, au niveau du systĂšme, Ă  des critĂšres d’opportunitĂ©, quant Ă  l’établissement des faits et de meilleure gestion du contentieux, en Ă©vitant que la partie civile soit obligĂ©e de transfĂ©rer le litige devant la juridiction civile, ce qui aurait un impact sur la charge de travail des magistrats et des consĂ©quences sur l’allongement des dĂ©lais (voir, dans ce sens, l’arrĂȘt de la Cour de cassation, paragraphe 22 ci-dessus). Elle observe aussi que, comme consĂ©quence du maintien de l’action civile devant le juge pĂ©nal, ce dernier doit appliquer les dispositions du code de procĂ©dure pĂ©nale, ce qui reprĂ©sente une garantie pour les droits de la dĂ©fense, par exemple en ce qui concerne l’administration de la preuve. La Cour souligne que la Convention ne fait pas obstacle Ă  ce que les États parties accordent aux droits et libertĂ©s qu’elle garantit une protection juridique plus Ă©tendue que celle qu’elle met en Ɠuvre, que ce soit par le biais du droit interne, d’autres traitĂ©s internationaux ou du droit de l’Union europĂ©enne. Par son systĂšme de garantie collective des droits, la Convention vient renforcer, conformĂ©ment au principe de subsidiaritĂ©, la protection qui en est offerte au niveau national. Rien n’interdit aux États contractants d’adopter une interprĂ©tation plus large garantissant une protection renforcĂ©e des droits et libertĂ©s en question dans leurs ordres juridiques internes respectifs (article 53 de la Convention) (voir, mutatis mutandisDi Martino et Molinari c. Italie, nos 15931/15 et 16459/15, § 39, 25 mars 2021, avec la jurisprudence citĂ©e).

61.  En conclusion, la Cour considĂšre que les arrĂȘts rendus par la cour d’appel et la Cour de cassation, au vu des considĂ©rations qui prĂ©cĂšdent, ne rĂ©vĂšlent aucun manquement Ă  la prĂ©somption d’innocence dont l’intĂ©ressĂ© bĂ©nĂ©ficie aprĂšs son acquittement pĂ©nal (Fleischner, prĂ©citĂ©, § 63, et Ilias Papageorgiou, prĂ©citĂ©, § 53).

62.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

63.  Le requĂ©rant soutient que les dĂ©cisions des tribunaux internes par lesquelles il a Ă©tĂ© reconnu civilement responsable ont portĂ© atteinte Ă  son droit Ă  la libertĂ© d’expression, notamment Ă  l’exercice de son droit de chronique et de critique historique. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© :

« 1.  Toute personne a droit Ă  la libertĂ© d’expression. Ce droit comprend la libertĂ© d’opinion et la libertĂ© de recevoir ou de communiquer des informations ou des idĂ©es sans qu’il puisse y avoir ingĂ©rence d’autoritĂ©s publiques et sans considĂ©ration de frontiĂšre. Le prĂ©sent article n’empĂȘche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinĂ©ma ou de tĂ©lĂ©vision Ă  un rĂ©gime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertĂ©s comportant des devoirs et des responsabilitĂ©s peut ĂȘtre soumis Ă  certaines formalitĂ©s, conditions, restrictions ou sanctions prĂ©vues par la loi, qui constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  l’intĂ©gritĂ© territoriale ou Ă  la sĂ»retĂ© publique, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention du crime, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, Ă  la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui, pour empĂȘcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire. Â»

  1. Sur la recevabilité

64.  Constatant que ce grief n’est manifestement mal fondĂ© ni irrecevable pour un autre motif visĂ© Ă  l’article 35 de la Convention, la Cour le dĂ©clare recevable.

  1. Sur le fond
    1. ThĂšses des parties

65.  Le requĂ©rant rappelle que le livre se fonde sur ses souvenirs d’enfance et qu’il est structurĂ© selon les principes de la « micro-histoire Â», courant historiographique qui se focalise sur les rĂ©cits des tĂ©moins directs d’un Ă©vĂ©nement historique.

66.  Il soutient Ă©galement que son rĂ©cit s’appuie sur une vaste documentation historique qu’il a pu recueillir grĂące Ă  son expĂ©rience professionnelle acquise en tant que documentariste historique pour la sociĂ©tĂ© publique de radiotĂ©lĂ©diffusion RAI. Il rappelle enfin que l’ouvrage en question a Ă©tĂ© examinĂ©, avant sa publication, par l’Institut d’histoire de la rĂ©sistance et de l’ñge contemporaine de Bergame.

67.  Le Gouvernement estime que les deux expressions litigieuses employĂ©es par le requĂ©rant ont Ă©tĂ© Ă  juste titre jugĂ©es diffamatoires. Il soutient que les juridictions internes ont correctement mis en balance les divers intĂ©rĂȘts en jeu, en se livrant Ă  un examen minutieux de la construction de l’ouvrage.

68.  Il prĂ©cise que l’aspect essentiel de la dĂ©cision interne rĂ©side dans le fait que le requĂ©rant a attribuĂ© Ă  une personne dĂ©terminĂ©e, Mme G.G., un fait spĂ©cifique, grave et odieux, prĂ©sentĂ© comme une vĂ©ritĂ© historique et non pas comme un fait Ă©ventuel ou qu’on aurait pu soupçonner, sans toutefois fournir d’élĂ©ments sĂ©rieux de nature Ă  Ă©tayer cette affirmation.

69.  Ainsi, il estime que cette expression ne pouvait ĂȘtre justifiĂ©e par l’existence d’une cause d’exonĂ©ration prĂ©vue Ă  l’article 51 du code pĂ©nal, et qu’en consĂ©quence le requĂ©rant ne pouvait invoquer son droit Ă  la libertĂ© d’expression. De mĂȘme, l’expression offensante formulĂ©e Ă  l’égard de M. S.M. ne pouvait ĂȘtre justifiĂ©e. Selon le Gouvernement, la condamnation du requĂ©rant Ă©tait proportionnĂ©e, compte tenu du montant modĂ©rĂ© et non excessif du dĂ©dommagement.

  1. Appréciation de la Cour

70.  La Cour observe d’emblĂ©e que la condamnation au civil du requĂ©rant s’analyse en une ingĂ©rence dans l’exercice de son droit Ă  la libertĂ© d’expression, ce que d’ailleurs le Gouvernement ne conteste pas.

71.  Quant Ă  sa base lĂ©gale, les tribunaux internes ont reconnu la responsabilitĂ© civile du requĂ©rant rĂ©sultant du dĂ©lit de diffamation (paragraphe 14 ci-dessus) prĂ©vu Ă  l’article 595 du code pĂ©nal, Ă  la suite de l’appel de la partie civile, selon l’article 576 du CPP, visant Ă  l’établissement de la responsabilitĂ© civile de celui-ci (paragraphe 16 ci-dessus).

72.  Cette ingĂ©rence visait la « protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui Â», soit l’un des buts lĂ©gitimes Ă©numĂ©rĂ©s au second paragraphe de l’article 10.

73.  Venant enfin Ă  la nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence « dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique Â», la Cour renvoie tout d’abord aux principes gĂ©nĂ©raux applicables, dĂ©gagĂ©s en particulier dans les arrĂȘts MedĆŸlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-HerzĂ©govine ([GC], no 17224/11, §§ 75-77, 27 juin 2017) et Chauvy et autres c. France (no 64915/01, §§ 63-68, CEDH 2004‑VI).

74.  D’abord, la Cour souligne la spĂ©cificitĂ© de l’ouvrage publiĂ© par le requĂ©rant. En effet, le livre en question, qui combine les souvenirs personnels de son auteur et des Ă©lĂ©ments rĂ©sultant de ses recherches d’archive, s’insĂšre dans un courant spĂ©cifique de la recherche historique dĂ©finie « micro-histoire Â». Le but principal de la micro-histoire est de reconstituer un vĂ©cu autrement inaccessible aux autres approches historiographiques, en se focalisant sur l’histoire locale et les tĂ©moignages directs des individus. Les juridictions internes ont pris en compte cet aspect dans leur apprĂ©ciation de l’ouvrage du requĂ©rant (paragraphes 7 et 10 ci-dessus). Ainsi, la Cour considĂšre que le livre peut, en large partie, ĂȘtre considĂ©rĂ© comme portant sur un dĂ©bat d’ordre historique. Selon sa jurisprudence Ă©tablie, la recherche de la vĂ©ritĂ© historique fait partie intĂ©grante de la libertĂ© d’expression (ibidem, Â§ 69) et un dĂ©bat sur les causes d’actes d’une particuliĂšre gravitĂ© pouvant constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanitĂ© doit pouvoir se dĂ©rouler librement (Fatullayev c. AzerbaĂŻdjan, no 40984/07, § 87, 22 avril 2010, et Dmitriyevskiy c. Russie, no 42168/06, § 106, 3 octobre 2017). Plus particuliĂšrement, la Cour estime que la nature historique du livre se retrouve dans les passages dĂ©diĂ©s Ă  la reconstitution du massacre de Rovetta qui, selon la thĂšse du requĂ©rant, aurait Ă©tĂ© commis en violation des principes du droit international humanitaire, ou aux activitĂ©s de groupes rĂ©sistants dans les bourgades et villages autour de Rovetta pendant les mois prĂ©cĂ©dant la chute du rĂ©gime fasciste (paragraphe 5 ci-dessus).

75.  Toutefois, la Cour observe que ce livre tĂ©moigne d’une double nature quelque peu « hybride Â» : Ă  la partie proprement historique, rĂ©vĂ©latrice d’une question d’intĂ©rĂȘt public appelant la protection renforcĂ©e de l’article 10 de la Convention (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 213-220 et 241, CEDH 2015 (extraits)), se superpose le rĂ©cit personnel du requĂ©rant, fait de ses souvenirs d’enfance et de ses opinions sur les personnes gravitant autour de sa maison familiale. Parmi ceux-ci, le livre dĂ©crit les Ă©poux M. et les rapports entre ce couple et sa famille, sources de tension et d’échanges verbaux Ăąpres.

76.  Les expressions retenues diffamatoires par les tribunaux internes sont au nombre de deux (paragraphe 10 ci-dessus) : celle dĂ©signant l’époux M. comme le « mari fantoche Â» de Mme G.G. ; l’autre attribuant Ă  cette derniĂšre la responsabilitĂ© d’avoir insĂ©rĂ© le nom du grand-pĂšre du requĂ©rant dans la liste des personnes Ă  arrĂȘter et fusiller, en reprĂ©sailles Ă  un Ă©ventuel attentat contre les forces d’occupation allemandes (paragraphe 6 ci-dessus).

77.  Concernant la premiĂšre expression, la Cour estime que cette expression, lue dans le contexte et insĂ©rĂ©e dans la globalitĂ© du rĂ©cit, n’est pas justifiĂ© par un intĂ©rĂȘt public et touche au contraire Ă  la sphĂšre privĂ©e de M. S.M. (Leempoel & S.A. ED. CinĂ© Revue c. Belgique, no 64772/01, §§ 72, 73 et 77, 9 novembre 2006, voir aussi Khadija Ismayilova c. AzerbaĂŻdjan (no 3), no 35283/14, § 58, 7 mai 2020). Pour le reste, l’apprĂ©ciation des autoritĂ©s nationales s’est faite dans le respect des critĂšres Ă©tablis par la jurisprudence de la Cour. Elle ne voit pas des raisons sĂ©rieuses pour substituer son avis Ă  celui des autoritĂ©s nationales (voir, mutatis mutandisVon Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).

78.  Quant Ă  la deuxiĂšme expression, la Cour note d’emblĂ©e qu’en dĂ©signant Mme G.G. comme la responsable de cette dĂ©cision, le requĂ©rant a attribuĂ© Ă  celle-ci un fait dĂ©terminĂ© particuliĂšrement odieux (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). De l’avis de la Cour, l’affirmation selon laquelle Mme G.G. a contribuĂ© Ă  la rĂ©daction de la liste d’otages Ă  fusiller n’est pas une simple spĂ©culation mais un fait historique dĂ©terminĂ©, susceptible d’ĂȘtre Ă©tayĂ© par des preuves pertinentes (voir, mutatis mutandisPetrenco c. Moldova, no 20928/05, § 65, 30 mars 2010).

79.  La Cour estime que, dans la structure de la thĂšse historique du livre, cette affirmation n’apporte aucun Ă©lĂ©ment additionnel Ă  la reconstitution des faits entourant la « strage di Rovetta Â» et il est au contraire disjoint des nouveaux Ă©lĂ©ments de nature historique (paragraphe 25 ci-dessus) que le requĂ©rant a eu le mĂ©rite d’identifier et de rendre accessibles au public.

80.  La Cour considĂšre ensuite que, dans la recherche de l’équilibre Ă  mĂ©nager entre le droit Ă  la libertĂ© d’expression et la protection de la personne, il faut tenir compte du fait que le bien protĂ©gĂ©, Ă  savoir la rĂ©putation de l’individu, doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le reflet, en termes de considĂ©ration sociale, de l’honneur ou de l’opinion sociale de la personne offensĂ©e. En d’autres termes, la rĂ©putation ne s’identifie pas avec la considĂ©ration que chacun a de lui-mĂȘme mais avec le sentiment de dignitĂ© personnelle de l’individu insĂ©rĂ© dans l’environnement social d’appartenance. Dans cette perspective, le fait attribuĂ© Ă  Mme G.G. en exĂ©cution du « proclame Kesserling Â» a eu sans doute pour effet de dĂ©crire la personnalitĂ© de celle-ci en des termes fortement nĂ©gatifs et Ă©tait de nature Ă  discrĂ©diter gravement celle-ci (Annen c. Allemagne (no 6), no 73779/11, § 29, 18 octobre 2018). Aux yeux de la Cour, il est dans ce contexte, qui porte atteinte Ă  la rĂ©putation du couple, qu’il faut lire l’expression qualifiant son Ă©poux de mari fantoche (« fantoccio Â»), terme Ă  connotation pĂ©jorative, employĂ© pour se rĂ©fĂ©rer Ă  une personne sans caractĂšre ni volontĂ©.

81.  En tout Ă©tat de cause, la Cour observe que le requĂ©rant n’a ni indiquĂ© dans le livre ni apportĂ© au cours de la procĂ©dure des Ă©lĂ©ments permettant d’établir la vĂ©racitĂ© des faits allĂ©guĂ©s, comme l’a d’ailleurs affirmĂ© la cour d’appel dans sa mĂ©ticuleuse analyse de l’ouvrage (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour ne voit dĂšs lors aucun motif de s’écarter de l’analyse de l’affaire Ă  laquelle ont procĂ©dĂ© les juridictions internes (Chauvy et autres, prĂ©citĂ©, § 77).

82.  Enfin, en ce qui concerne les consĂ©quences de la condamnation du requĂ©rant Ă  la rĂ©paration des parties civiles, la Cour relĂšve d’abord que le requĂ©rant ne s’est pas exprimĂ© sur ce point dans ses observations. Elle observe aussi que la cour d’appel, pour dĂ©terminer le montant des dommages et intĂ©rĂȘts, a tenu compte de la diffusion limitĂ©e de l’ouvrage et du temps Ă©coulĂ© entre les faits dĂ©crits (1945) et la publication des mĂ©moires (2005) (paragraphe 10 ci-dessus). Ainsi, la Cour estime que le montant Ă  verser aux parties civiles n’apparait pas disproportionnĂ©, compte tenu en particulier de la gravitĂ© du fait attribuĂ© Ă  Mme G.G.

83.  En conclusion, compte tenu de ce qui prĂ©cĂšde, la Cour estime que l’ingĂ©rence dans la libertĂ© d’expression du requĂ©rant n’a pas Ă©tĂ© en l’espĂšce disproportionnĂ©e et que la condamnation civile de celui-ci ne dĂ©cĂšle aucune apparence de violation de l’article 10 de la Convention.

84.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă€ L’UNANIMITÉ,

  1. DĂ©clare la requĂȘte recevable ;
  2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;
  3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 18 novembre 2021, en application de l’article 77 Â§Â§ 2 et 3 du rĂšglement.

 Liv Tigerstedt                                   Ksenija Turković
GreffiĂšre adjointe                              PrĂ©sidente

Au prĂ©sent arrĂȘt se trouve joint, conformĂ©ment aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du rĂšglement, l’exposĂ© de l’opinion sĂ©parĂ©e du juge Wojtyczek.

K.T.U.
L.T.
 



OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK

 

Bien que je souscrive aux conclusions de la Cour exprimĂ©es dans le dispositif de l’arrĂȘt, je voudrais exprimer des rĂ©serves importantes concernant sa motivation sur le terrain de l’article 10 de la Convention.

1.  Les principes Ă©tablis dans la jurisprudence de la Cour

1.1.  Dans les affaires concernant la libertĂ© d’expression, la jurisprudence rĂ©cente de la Cour a remis en question l’obligation de prouver la vĂ©racitĂ© d’allĂ©gations factuelles, exprimĂ©es dans le cadre d’un dĂ©bat sur question d’intĂ©rĂȘt public. La Cour a exprimĂ© le point de vue suivant sur cette question :

« Accordingly, the domestic courts applied the so‑called “presumption of falsity” (sometimes referred to as the “defence of justification” or the “defence of truth”), under which defendants are required to prove to a reasonable standard that factual allegations are true. The Court has held that such an approach does not, as such, contravene the Convention (see Rumyana Ivanova v. Bulgaria, no. 36207/03, §§ 39 and 68, 14 February 2008; Makarenko v. Russia, no. 5962/03, § 156, 22 December 2009; and Rukaj v. Greece (dec.), no. 2179/08, 21 January 2010), and has held a lack of effort to make out that defence against applicants (see Mahmudov and Agazade v. Azerbaijan, no. 35877/04, § 44, 18 December 2008). However, it has also held that if an applicant is clearly involved in a public debate on an important issue he should not be required to fulfill a more demanding standard than that of due diligence. In such circumstances, the obligation to prove the factual statements may deprive the applicant of the protection afforded by Article 10 (see Kurski v. Poland, no. 26115/10, § 56, 5 July 2016, Braun v. Poland, no. 30162/10, § 50, 4 November 2014) (Makraduli v. the former Yugoslav Republic of Macedonia, nos. 64659/11 and 24133/13, § 75, 19 July 2018; caractĂšres gras ajoutĂ©s). Â»

Un point de vue similaire a Ă©tĂ© exprimĂ© aussi dans d’autres affaires :

« In exercising its supervisory jurisdiction, the Court must look at the impugned interference in the light of the case as a whole, including the status of the applicant and that of the plaintiff in the domestic proceedings, the content of the critical comments held against the applicant, as well as the context and the manner in which they were made public (see Lykin v. Ukraine, no. 19382/08, § 25, 12 January 2017; and Makraduli, cited above, § 62), bearing in mind that assertions about matters of public interest may, on that basis, constitute value judgments rather than statements of fact (see Makraduli, cited above, § 62) and that an applicant clearly involved in a public debate on an important issue is required to fulfill a no more demanding standard than that of due diligence as in such circumstances an obligation to prove the factual statements may deprive him or her of the protection afforded by Article 10 (see Makraduli, cited above, § 75, with further references) (Monica Macovei c. Roumanie53028/14, 28/07/2020, par. 75; caractĂšres gras ajoutĂ©s; voir aussi: Kurski v. Poland, no. 26115/10, § 56, 5 July 2016 and Braun v. Poland, no. 30162/10, § 50, 4 November 2014; Staniszewski v. Poland, 20422/15, § 45).  Â»

1.2.  Par ailleurs, dans l’analyse des propos incriminĂ©es au regard de l’article 10 de la Convention, la Cour se fonde habituellement sur la dichotomie entre allĂ©gations factuelles et jugements de valeur. Si la mĂ©thodologie dĂ©veloppĂ©e par la Cour dans ce domaine semble aujourd’hui obsolĂšte et devrait ĂȘtre remplacĂ©e par une analyse plus approfondie du statut sĂ©mantique des Ă©noncĂ©s en cause (voir mon opinion concordante jointe Ă  l’arrĂȘt Dimitriou c. GrĂšce, no 62639/12, 11 mars 2021 ; comparer aussi le par. 9 de l’opinion dissidente communes des Juges ElĂłsegui and Serghides jointe Ă  l’arrĂȘt, Benitez Moriana et Iñigo Fernandez c. Espagne, nos 36537/15 et 36539/15, 9 mars 2021), la question si un Ă©noncĂ© est une proposition au sens de la logique (une allĂ©gation de fait) ou un Ă©noncĂ© Ă©valuatif (« jugement de valeur Â») ou les deux Ă  la fois, garde toute sa pertinence et ne saurait ĂȘtre Ă©cartĂ©e. Le statut sĂ©mantique d’un Ă©noncĂ© et ses fonctions pragmatiques sont des Ă©lĂ©ments importants du point de vue de l’application de l’article 10 de la Convention.

2.  L’approche suivie dans la prĂ©sente affaire

2.1.  Je note que la prĂ©sente affaire, la Cour ne cherche pas Ă  Ă©tablir le statut sĂ©mantique des Ă©noncĂ©s en question et ne vĂ©rifie pas si les juridictions nationales ont correctement Ă©tabli ce statut. En particulier, la question si les expressions en cause sont des allĂ©gations factuelles ou des jugements de valeur n’est pas posĂ©e.

Par ailleurs, au paragraphe 81, la Cour explique son approche de la façon suivante : En tout Ă©tat de cause, la Cour observe que le requĂ©rant n’a ni indiquĂ© dans le livre ni apportĂ© au cours de la procĂ©dure des Ă©lĂ©ments permettant d’établir la vĂ©racitĂ© des faits allĂ©guĂ©s, comme l’a d’ailleurs affirmĂ© la cour d’appel dans sa mĂ©ticuleuse analyse de l’ouvrage (paragraphe 10 ci-dessus). Bien qu’au moins l’une des expressions incriminĂ©es ait Ă©tĂ© utilisĂ©e dans le contexte d’un dĂ©bat sur des questions d’intĂ©rĂȘt public, la Cour n’applique pas le standard de la diligence requise, mais celui de la vĂ©ritĂ©.

La motivation du prĂ©sent arrĂȘt s’écarte Ă©tablie sur ces deux points de la jurisprudence Ă©tablie de la Cour.

2.2.  Comme l’explique la Cour :

« ...les expressions retenues diffamatoires par les tribunaux internes sont au nombre de deux [...]: celle dĂ©signant l’époux M. comme le « mari fantoche Â» de Mme G.G. ; l’autre attribuant Ă  cette derniĂšre la responsabilitĂ© d’avoir insĂ©rĂ© le nom du grand-pĂšre du requĂ©rant dans la liste des personnes Ă  arrĂȘter et fusiller, en reprĂ©sailles Ă  un Ă©ventuel attentat contre les forces d’occupation allemandes [...].  Â»

La premiĂšre question qui se pose est celle du statut sĂ©mantique des Ă©noncĂ©s en considĂ©ration. Je note dans ce contexte que la premiĂšre expression est avant tout un jugement de valeur. MĂȘme si elle a une connotation pĂ©jorative, elle ne semble pas justifier en soi, dans le contexte de la prĂ©sente affaire, une sanction, fut-elle civile (comparer Milosavljević c. Serbie (no 2), no 47274/19, § 55, 21 septembre 2021; Kılıçdaroğlu c. Turquie, no 16558/18, § 44, 27 octobre 2020; Fedchenko c. Russie (no 5), no 17229/13, § 51, 2 octobre 2018; Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 fĂ©vrier 2012).

La deuxiĂšme expression est une allĂ©gation factuelle trĂšs grave et exigeant de ce fait un fondement factuel particuliĂšrement solide, Ă©tabli avec toute la diligente requise. L’analyse des dĂ©cisions judiciaires nationales montre que celles-ci ont cherchĂ© Ă  Ă©tablir si le requĂ©rant disposait d’une base factuelle suffisamment solide. En particulier, la cour d’appel de Brescia s’est penchĂ©e sur question de l’existence de « preuves susceptibles d’étayer le sĂ©rieux d’une telle accusation Â». Le juge national a donc essayĂ© d’appliquer le standard Ă©tabli dans la jurisprudence de la Cour, citĂ©e ci-dessus. Il apparaĂźt clairement que le requĂ©rant ne disposait pas d’un fondement factuel suffisant pour Ă©tayer son allĂ©gation factuelle et qu’il n’a pas agi avec la diligence requise. L’ingĂ©rence dans sa libertĂ© d’expression respecte donc les conditions rĂ©sultant de l’article 10 de la Convention.

2.3. La Cour exprime sur la deuxiĂšme expression en cause le jugement de valeur suivant :

« La Cour estime que, dans la structure de la thĂšse historique du livre, cette affirmation n’apporte aucun Ă©lĂ©ment additionnel Ă  la reconstitution des faits entourant la « strage di Rovetta Â» [...]. Â»

 Ce propos devrait ĂȘtre nuancĂ©. À mon avis, cette affirmation n’apporte aucun Ă©lĂ©ment additionnel Ă  la reconstitution des faits parce qu’elle est dĂ©pourvue de tout fondement factuel. Dans le cas contraire, elle aurait apportĂ© un Ă©lĂ©ment additionnel important concernant la responsabilitĂ© individuelle pour les faits de la « strage di Rovetta ».

3.  Conclusion

La motivation du prĂ©sent arrĂȘt donne l’impression d’un virage Ă  180 degrĂ©s dans la jurisprudence Cour, avec l’abandon du principe de la diligence requise au profit de l’exigence de prouver la vĂ©racitĂ© des allĂ©gations factuelles, profĂ©rĂ©es dans le cadre d’un dĂ©bat public. Par ailleurs, la Cour abandonne ici complĂ©tement l’analyse de la nature et des fonctions pragmatiques des Ă©noncĂ©es incriminĂ©s.

Cette nouvelle approche me semble trĂšs problĂ©matique du point de vue de la protection de libertĂ© d’expression.