Cour européenne des droits de l’homme
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MARINONI c. ITALIE
(Requête no 27801/12)
ARRÊT
Art 6 § 2 • Arrêts de la cour d’appel et de la Cour
de cassation en relation avec les aspects civils de l’infraction ne révélant
aucun manquement à la présomption d’innocence dont l’intéressé bénéficie après
son acquittement pénal
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation d’un
écrivain à verser des dommages et intérêts pour des expressions diffamatoires •
Proportionnalité
STRASBOURG
18 novembre 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de
forme.
En l’affaire Marinoni c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première
section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de
section,
Vu :
la requête (no 27801/12) dirigée contre la République italienne et dont un
ressortissant de cet État, M. Nazareno Marinoni (« le requérant »)
a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention ») le 20 avril 2012,
la décision de porter la requête à la connaissance
du gouvernement italien (« le
Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12
octobre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Dans sa requête, le requérant se
plaint de la condamnation prononcée par les juges internes qui ont reconnu le
caractère diffamatoire d’expressions employées dans l’ouvrage dont il est l’auteur. Il invoque les articles 6 § 2 et
10 de la Convention.
2. Le requérant est né en 1938 et réside
à Albinea. Il a été représenté devant la Cour par Me M.
Angarano, avocat à Bergame.
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. En décembre 2005, le requérant publia
ses mémoires intitulés « Terrasse sur cour. Les
faits survenus à Rovetta le 28 avril 1945 :
souvenirs d’un enfant », aux éditions de l’Institut d’histoire de la
résistance et de l’âge contemporaine de Bergame.
5. Dans
cet ouvrage, le requérant, âgé de six ans à l’époque des faits, racontait son
enfance et les faits survenus les semaines précédant la chute de la République
sociale italienne (« la RSI »), l’État crée
par les fascistes italiens en Italie du Centre et du Nord entre septembre 1943
et avril 1945. En particulier, il procédait à une reconstitution des faits
précédant l’exécution sommaire de quarante-trois
prisonniers de la RSI qui, d’après sa thèse historique, s’étaient rendus aux
forces de la Résistance (épisode connu sous le nom de « strage di Rovetta »). Il
superposait le récit historique à des souvenirs intimes et personnels liés à sa
vie familiale. En particulier, il consacrait certaines pages aux tensions
existantes entre ses proches et la famille M. qui occupait une partie de la
maison familiale. Les raisons du conflit avaient pour origine la différence de
convictions politiques qui opposaient la famille du requérant, antifasciste, à
la famille M., qui adhérait au régime fasciste.
6. Certaines
des expressions employées par le requérant à l’encontre des époux M., M. S.M.
et Mme G.G., furent perçues comme diffamatoires par leurs héritiers qui
portèrent plainte (paragraphe 14 ci-dessous) auprès du parquet de la République
de Bergame. Le requérant fut ainsi poursuivi, entre autres, pour avoir écrit
que Mme G.G., l’épouse avait « convaincu les
autorités d’insérer le nom de son grand-père dans la liste des dix otages à
fusiller en cas de représailles » et qu’à l’issue d’un échange tendu entre
le grand-père et Mme G.G., cette dernière « agacée, avait fait
rentrer son mari fantoche [marito fantoccio] et s’était retirée
(...) ».
7. Le
15 octobre 2007, à l’issue de la procédure abrégée demandée par le requérant,
le juge de l’audience préliminaire (giudice dell’udienza preliminare –
ci-après « le GUP ») de Bergame acquitta le
requérant en déclarant l’infraction non punissable. En effet, s’il reconnut le
caractère « objectivement diffamatoire » des
expressions litigieuses, le GUP considéra toutefois que le requérant pouvait se
prévaloir de l’exercice du droit de chronique et de critique historique (diritto
di cronaca e di critica storica), sur le fondement de l’article 51 du code
pénal qui exclut la responsabilité de l’auteur de l’infraction (paragraphe 13
ci-dessous). Le GUP souligna que le livre du requérant avait le mérite de
présenter une version alternative de la « strage
di Rovetta » du 28 avril 1945, en clarifiant le rôle des services
militaires britanniques. Il conclut que les faits présentés dans les passages
dénoncés répondaient à un intérêt général et réel du public à connaître la
reconstitution historique proposée par le requérant, que ces faits étaient
exposés de manière correcte, sans l’usage d’un langage offensant et, enfin,
qu’ils étaient véridiques, c’est-à-dire correspondant à des faits vérifiés. En
particulier, le GUP considéra que le fait que le requérant ait attribué à
Mme G.G. la responsabilité d’avoir inséré le nom de son grand-père dans la
liste des otages à fusiller pouvait se justifier parce que celle-ci avait été
désignée par le chef de l’administration municipale (le podestà)
comme personne de confiance en raison de sa « foi
fasciste », puis nommée à la tête du bureau municipal pour les
informations militaires.
8. Les parties civiles interjetèrent appel
de la décision afin de voir le requérant déclaré civilement responsable du
délit de diffamation. Elles soutenaient que le GUP avait appliqué de manière
superficielle la cause d’exonération, sans fonder son
appréciation sur les éléments factuels du litige. En particulier, les parties
civiles indiquaient que le requérant n’avait pas fourni des éléments crédibles
permettant de prouver que Mme G.G. était l’auteure de la
liste d’otages à supprimer. Enfin, elles affirmaient que le GUP n’avait
pas pris en compte, dans son appréciation des passages litigieux, la
correspondance adressée à Mme G.G., dont une lettre rédigée par un antifasciste respecté, réfutant la description fortement
négative faite par dans le livre. Le requérant présenta ses conclusions en
défense.
9. Le 23 mars 2010, la cour d’appel de
Brescia condamna le requérant à verser des dommages et intérêts aux parties
civiles dont le montant global fut fixé à 16 000 euros (EUR).
10. En
particulier, la cour d’appel rappela que la décision de première instance avait
établi que deux des expressions litigieuses (indiquant M. S.M. comme « le mari fantoche » et Mme G.G. comme celle
qui avait « convaincu les autorités d’insérer le nom de son grand-père
dans la liste des dix otages à fusiller en cas de représailles ») étaient
diffamatoires mais que le requérant pouvait bénéficier de la cause
d’exonération portant sur l’exercice du droit de chronique et de critique. Or
la cour d’appel estima que si pour les faits
directement perçus ou vécus par le requérant la portée diffamatoire des
expressions employées pouvait être établie uniquement lorsque la preuve de leur
caractère faux était rapportée, à l’opposé, l’attribution d’un fait
déterminé, tel que celui indiquant que Mme G.G. avait inséré le nom du
grand-père du requérant dans la liste des otages à fusiller, imposait à
l’intéressé de fournir des preuves, orales ou matérielles, au soutien de cette
affirmation. Pour la cour d’appel, le simple fait que Mme G.G. était à
l’époque dirigeante du bureau municipal pour les informations militaires
n’était pas en soi un élément suffisant. Elle rappela en outre qu’il était un
fait tristement notoire que le « proclame Kesserling » de 1944, du nom du
commandant en chef des forces allemandes d’occupation, avait établi qu’en cas
d’attentat contre les militaires allemands, tous les résidents de sexe masculin
de plus de dix-huit ans se trouvant dans la zone concernée devaient être
fusillés, sans faire mention de listes d’otages. Elle observa à cet
égard que le requérant n’avait pas été en mesure de prouver l’existence de
cette liste. Elle considéra ensuite que la deuxième expression retenue,
indiquant M. S.M. comme étant le « fantoche »
de Mme G.G., sa femme, était en elle-même diffamatoire et superflue pour
le récit historique.
Elle jugea ainsi que :
« En conclusion, M. N.M. [le requérant] doit être
condamné à verser des dommages et intérêts aux parties civiles en leur qualité
d’héritiers des époux M.
En tenant compte de la diffusion limitée de
l’ouvrage, du temps écoulé entre les faits décrits [1945] et la publication des
mémoires [2005] (...), le préjudice, de nature exclusivement moral, est fixé de
manière équitable à 8 000 EUR à faveur de chaque partie civile. »
11. Le requérant forma un pourvoi en
cassation, critiquant en particulier le caractère contradictoire de la
motivation de l’arrêt quant au standard de preuve exigé. À cet égard, il
fournit des documents afin de prouver l’existence de listes d’otages dressées
par les forces d’occupation au cours d’événements similaires.
12. Le 24 octobre 2011, la Cour de
cassation confirma l’arrêt de la cour d’appel. Dans ses passages pertinents,
elle affirma que :
« la gravité [des expressions employées par le
requérant] rend[ait] nécessaire une base probante incontestable de la vérité
des faits et la cour [d’appel] a rationnellement considéré, avec une
appréciation absolument non critiquable devant le juge de légitimité, que le
pouvoir de décider [du sort du grand-père du requérant] ne relevait pas des
fonctions [de Mme G.G.], chargée de tenir informées les familles des
soldats envoyés au front ».
En outre, elle releva que :
« le requérant n’avait pas été en mesure de réfuter
l’affirmation de la cour d’appel selon laquelle le « proclame
Kesserling » ne prévoyait pas de listes d’individus à abattre mais une
exécution généralisée de la population masculine entière de plus de dix-huit
ans ».
Quant enfin à l’existence d’un préjudice et la
définition de son montant, la Cour de cassation confirma l’appréciation de la
cour d’appel qui avait déterminé le préjudice en jugeant que l’attribution de
la rédaction de la « liste des otages »
constituait :
« une accusation gratuite et sans aucun doute offensante
de la mémoire de la personne (...), représentée comme complice volontaire d’un
projet meurtrier barbare, cruel, et inhumain ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA
PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
- LE DROIT NATIONAL
- Les
dispositions pertinentes
13. L’article 51, alinéa 1, du code pénal
(Exercice d’un droit ou accomplissement d’une obligation) prévoit que :
« L’exercice d’un droit ou l’accomplissement d’une obligation
imposée par une mesure juridique ou par un ordre légitime de l’autorité
publique ne sont pas punissables (...) »
14. En ses parties pertinentes en l’espèce,
l’article 595 du code pénal se lit ainsi :
« (...)
3. Si l’infraction est commise par voie
de presse (...), la peine d’emprisonnement est de six mois à trois ans et
l’amende non inférieure à 516 EUR (...) »
15. Quant au rapport
entre le procès civil et le procès pénal, le système interne se fonde sur le principe d’autonomie (autonomia) de l’action
en responsabilité civile devant la juridiction civile et sur celui du caractère
accessoire (accessorietà) de l’action civile dans le procès pénal. La
personne qui s’estime victime d’une infraction pénale peut choisir entre
l’action en réparation devant le juge civil ou la constitution de partie civile
dans le cadre du procès pénal. Dans le premier cas, l’article 75 du code de
procédure pénale (ci-après le « CPP »)
indique que le procès civil continue en parallèle de celui pénal (paragraphe
2), sauf si l’action en réparation a été exercée après la constitution de
partie civile ou après que le juge pénal ait rendu une décision en première
instance. Dans ces cas, le procès civil est suspendu jusqu’à la décision pénale
définitive (paragraphe 3) à l’exception des cas de : mort de la personne
mise en examen (article 69 du CPP) ; suspension du procès pénal pour
incapacité temporaire, physique ou mentale, de la personne mise en examen
(article 71 du CPP) ; exclusion de la partie civile du procès pénal
(articles 80 et 88 du CPP) ; révocation de la constitution de partie
civile (article 82 du CPP) ; refus de la partie civile d’accepter la
procédure abrégée (article 441 du CPP) ; procédure de comparution sur reconnaissance
préalable de culpabilité (patteggiamento – article 444 du CPP). En
outre, l’article 652 du CPP dispose que la décision pénale d’acquittement n’a
pas autorité de la chose jugée dans le procès civil si la victime (il
danneggiato) a exercé l’action devant le juge civil aux termes de l’article
75, paragraphe 2, du CPP. Dans le procès pénal, l’action civile est accessoire
des intérêts publics inhérents à l’action pénale qui vise à établir la
responsabilité pour l’infraction et à conclure avec célérité le procès. Ainsi,
le caractère accessoire de l’action civile fait qu’en première instance le juge
pénal décide sur la demande de la partie civile uniquement lorsqu’il condamne
la personne mise en examen (article 538 du CPP). Au contraire, en cas
d’acquittement (articles 529-531 du CPP), le juge ne doit pas se pencher sur
les effets civils de l’infraction.
16. Quant à l’appel de la partie civile
contre un jugement d’acquittement, cette dernière peut soit demander au
ministère public d’interjeter appel (article 572 du CPP), soit interjeter
elle-même appel (à partir de l’arrêt des chambres réunies no 27614 de 2007
de la Cour de cassation), possibilité prévue également contre la décision
rendue à l’issue de la procédure abrégée à laquelle la partie civile a consenti.
Dans ce deuxième cas, l’appel est limité à l’établissement de la responsabilité
civile découlant de l’infraction (article 576 du CPP).
17. L’article 578 du CPP prévoit qu’en
cas d’appel ou du pourvoi en cassation contre la condamnation, l’autorité
judiciaire tenue à déclarer la prescription de l’infraction (ou l’amnistie)
peut au même temps statuer sur les aspects civils du recours.
18. Enfin, l’article 622 du CPP prévoit, en
ce qui concerne le renvoi après la cassation de la décision, que « Sans conséquences pour la partie pénale de la
décision [attaquée], lorsque la Cour de cassation annule seulement la partie de
la décision relative à l’action civile ou si elle fait droit au recours de la
partie civile contre la décision d’acquittement, elle
renvoie l’affaire, le cas échéant, devant le juge civil d’appel compétent
(...) ».
- La
jurisprudence interne
- La Cour
constitutionnelle
19. L’arrêt de la Cour constitutionnelle
no 176 de 2019 a confirmé la constitutionnalité de l’article 576 du CPP,
en jugeant que l’appel aux seuls effets civils que la partie civile peut
introduire devant le juge pénal est cohérente avec le système normatif qui
discipline l’exercice de l’action civile dans le procès pénal. La Cour
constitutionnelle a tout d’abord rappelé que :
« l’action
civile dans le procès pénal est de nature accessoire et subordonnée à l’action
publique, de telle sorte qu’elle est destinée à subir toutes les conséquences
et à s’adapter à la fonction et à la structure du procès pénal, c’est-à-dire
aux exigences, d’intérêt public, liées à l’établissement des infractions et à
la conclusion rapide des procès (ex plurimis, arrêt no 12 de 2016)
(...).
L’autonomie et le caractère accessoire de l’action
civile émergent de la lecture du système normatif qui discipline l’exercice de
celle-ci (...) ».
Après avoir souligné que tout recours, y compris
l’appel de la partie civile, doit répondre à un intérêt individuel finalisé à
obtenir un résultat utile ou à éviter un préjudice découlant de la décision
attaquée (pour le défaut d’intérêt, arrêts de chambres réunies,
nos 35599/2012 et 46688/2016, arrêts nos 1359/2017 et 4610/2015, pour
l’existence de l’intérêt, arrêts de chambre réunies, nos 25083/2006 et
28911/2019), elle a affirmé :
« (...) qu’il est cohérent avec la description du système
mentionnée, le choix du législateur de ne pas déroger à la règle selon
laquelle, si la décision de première instance a été prise par le juge pénal
dans le respect des règles du procès pénal, l’appel est attribué au juge pénal
(d’appel) selon les règles du même code de procédure.
L’exception à ce paradigme, en cas de cassation avec
renvoi au juge d’appel civil prévu à l’article 622 du CPP, se justifie par la
particularité de la phase de la procédure qui suit à la cassation de la
décision au fond (...) ».
20. Dans son récent arrêt no 182 de
2021, la Cour constitutionnelle a confirmé la constitutionnalité de l’article
578 du CPP en analysant la norme attaquée et, plus en
général, les règles applicables à l’action civile dans le procès pénal, à la
lumière de l’article 6 § 2 de la Convention et du droit pertinent de l’Union
européenne. En particulier, elle a rappelé que l’application du deuxième volet
de l’article 6 § 2 de la Convention implique des limitations du pouvoir (limiti
cognitivi) du juge tenu à reformer ou confirmer en appel la décision
d’acquittement. Dans son raisonnement, la Cour constitutionnelle a affirmé, à
propos de l’article 576 du CPP, que l’appel de la partie civile attribue au
juge d’appel, dans la limite de la demande de celle-ci
(établissement de la responsabilité civile de l’auteur de l’infraction), le
pouvoir de confirmer ou de réformer la décision d’acquittement uniquement pour
les effets civils de l’infraction. Elle a dit aussi, en relation avec l’article
578 du CPP, que « le juge d’appel, après avoir
déclaré la prescription de l’infraction, n’est pas appelé à formuler,
même incidenter tantum, un verdict de culpabilité pénale comme
préalable à une décision, confirmative ou non, des parties du jugement de
première instance qui concernent les intérêts civils ». Elle a affirmé
qu’au contraire le juge « doit établir (...) si
les éléments fondamentaux de la responsabilité civile (illecito aquiliano))
sont réunis. (...) » en se demandant si le
« fait », tel que fixé en tant que fait historique dans l’acte
d’accusation d’une infraction pénale, représente une conduite apte à produire
un dommage (danno ingiusto) selon l’article 2043 du code civil,
c’est-à-dire si, dans ses effets défavorables, il a entraîné la lésion d’une
situation juridique subjective qui est source d’une obligation de réparation.
De même, elle a indiqué que l’appréciation du lien de causalité et de l’élément
subjectif se fait selon les règles de la procédure civile. La Cour
constitutionnelle a reconnu que le système interne assure ainsi un équilibre
entre le caractère accessoire de l’action civile et les exigences de protection
de l’intérêt de la victime qui s’est constituée partie civile.
- La Cour de
cassation
a) Sur
l’appel de la partie civile
21. La Cour de cassation, statuant en chambres
réunies (arrêt no 6509 du 8 février 2013, voir aussi l’arrêt
no 27614/2007) affirma que :
« en présence d’une demande spécifique de la
partie civile, le prononcé portant sur les demandes de restitution ou
d’indemnisation ne peut être omis pour le seul fait que l’acquittement de
l’accusé n’a pas été contesté par le ministère public, puisque, dans ce cas, le
juge doit effectuer, de manière accessoire [incidentale] et uniquement
aux fins civiles, son appréciation de la responsabilité ; mais la décision sur
ces demandes ne peut que rester liée (et subordonnée) à la constatation
(accessoire) de la responsabilité pénale. (...) Comme il a été affirmé, la
partie civile, nonobstant la modification de l’article 576 du [CPP] (...),
conserve le pouvoir de contester les décisions d’acquittement et le juge
d’appel a, dans les limites de la dévolution et aux effets de celle-ci, le
pouvoir d’établir la responsabilité civile du mis en examen et de le condamner
à verser une indemnité ou une restitution (...) ».
22. Quelque temps après, la Cour de
cassation a affiné ces principes (arrêt no10638 du 30 janvier 2020), en jugeant
que la partie civile était recevable à interjeter appel d’un jugement de
première instance d’acquittement sans préjudice, dans cette hypothèse, au
principe de la force de la chose jugée (voir aussi
l’arrêt no 22170/2019). En s’appuyant, entre autres, sur l’avis du premier
président adjoint de la Cour de cassation en date du 10 mai 2019, elle a
indiqué que :
« l’intérêt de la partie civile à faire appel
de la décision d’acquittement (...) existe, en ce que les limitations à
l’efficacité de la chose jugée prévues à l’article 652 du [CPP] n’affectent pas
l’extension du droit de recours reconnu en termes généraux (...) par l’article
576 du [CPP], en imposant, dans la cas contraire, à [la partie civile] de
renoncer aux résultats de l’enquête menée dans le cadre du procès pénal et à
relancer « ab initio » l’examen de [l’affaire litigieuse
devant la juridiction civile], avec pour conséquence un allongement des
délais ».
23. Dans l’arrêt des chambres réunies
no 6141/2019 (7 février 2019), la Cour de cassation a reconnu la
possibilité de demander, pour les effets pénaux et civils, la révision (art.
630, alinéa 1, let. c, du CPP) du jugement d’appel qui a acquitté le mis en
examen pour cause de prescription et a confirmé en même temps sa condamnation à
payer des dommages et intérêts à la partie civile.
24. Enfin, dans l’arrêt des chambres
réunies no 22065 du 4 juin 2021, la Cour de cassation a affirmé, en ce qui
concerne l’article 622 du CPP, le principe de droit
selon lequel, en cas d’annulation de l’arrêt d’appel, prononcé à la suite de
l’appel de la partie civile, contre l’acquittement en première instance, et qui
a condamné la personne mise en examen sans appréciation directe des témoins à
charge, le renvoi doit être fait au juge civil compétent. Cela se justifie car
les exigences du maintien de l’action civile dans le procès pénal disparaissent
en cassation, où il n’est plus question d’établir si l’infraction pénale a été
commise mais uniquement d’établir la restitution ou la réparation civile.
b) Sur
l’exercice du droit de chronique
25. La Cour de cassation, dans son arrêt
no 34821 du 11 mai 2005, jugea que « en matière de diffamation par
voie de presse, l’exercice du droit de chronique et de critique historique
requiert l’utilisation de la méthode scientifique d’investigation, la recherche
exhaustive du matériel utilisable, l’étude de sources diverses, consultables et
de provenance certaine, et exige en outre que le phénomène étudié soit d’ample
portée et considéré sous les facettes les plus variées, car la recherche de
l’historien implique la nécessité d’une enquête complexe dans laquelle les
personnes, les faits, les événements, les déclarations et les relations
sociales deviennent l’objet d’un examen articulé qui conduit à la formulation
de thèses et/ou d’hypothèses qu’il est impossible de documenter objectivement,
mais qui doivent trouver leur fondement dans certaines sources et être
plausibles et durables ».
- LE DROIT DE
L’UNION EUROPÉENNE
26. Le considérant 16 de la Directive (UE)
2016/343 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 portant
renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit
d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales se lit comme suit :
« 16. La présomption d’innocence serait
violée si des déclarations publiques faites par des autorités publiques, ou des
décisions judiciaires autres que des décisions statuant sur la culpabilité,
présentaient un suspect ou une personne poursuivie comme étant coupable, aussi
longtemps que la culpabilité de cette personne n’a pas été légalement établie.
De telles déclarations et décisions judiciaires ne devraient pas refléter le
sentiment que cette personne est coupable. (...). »
L’article 3 (Présomption d’innocence) de la
directive prévoit :
« Les États membres veillent à ce que les suspects et les
personnes poursuivies soient présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité
ait été légalement établie. »
L’article 4 (Références publiques à la culpabilité)
de la même directive prévoit :
« 1. Les États membres prennent les mesures
nécessaires pour veiller à ce que les déclarations publiques des autorités
publiques, ainsi que les décisions judiciaires, autres que celles statuant sur
la culpabilité, ne présentent pas un suspect ou une personne poursuivie comme
étant coupable aussi longtemps que sa culpabilité n’a pas été légalement
établie. Cette disposition s’entend sans préjudice des actes de poursuite qui
visent à prouver la culpabilité du suspect ou de la personne poursuivie et sans
préjudice des décisions préliminaires de nature procédurale qui sont prises par
des autorités judiciaires ou par d’autres autorités compétentes et qui sont fondées
sur des soupçons ou sur des éléments de preuve à charge. »
27. Le requérant se plaint de la violation de son droit à être présumé innocent. Il
invoque l’article 6 § 2 de la Convention, qui est
ainsi libellé :
« (...)
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente
jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. (...) »
- Sur la
recevabilité
- Thèses des
parties
28. Le
Gouvernement estime que l’article 6 § 2 n’est pas applicable en l’espèce dans
la mesure où le requérant n’a subi aucune condamnation pénale pour l’infraction
de diffamation. En effet, il rappelle que celui-ci a été acquitté par le GUP et que cette décision n’a pas été
attaquée par le ministère public aux termes de l’article 572 du CPP. Il indiqué
que l’appel introduit par les parties civiles ne pouvait que porter sur la
responsabilité civile du requérant.
29. Le requérant observe que sa
condamnation a été prononcée par le juge pénal, dans le cadre de la procédure
pénale pour diffamation, qu’elle concerne la déclaration de la « responsabilité civile de la diffamation », selon
la qualification juridique donnée par le droit national, et que la nature de
l’infraction est pénale, étant donné qu’il a été condamné en référence au délit
de diffamation. Il estime qu’il en serait de même pour la nature et le degré de
sévérité de la condamnation à verser 16 000 euros aux parties civiles. Il
conclut ainsi que tous ces éléments permettent d’affirmer que l’article 6
§ 2 de la Convention est applicable en l’espèce.
- Appréciation de
la Cour
30. L’objet et le but de la Convention,
instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et
appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes
et effectives (voir, notamment, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet
1989, § 87, série A no 161, et Al-Skeini et autres
c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 162, CEDH 2011). La Cour a déclaré expressément
que cela valait aussi pour le droit consacré par l’article 6 § 2 (voir, par
exemple, Allenet de Ribemont c. France,
10 février 1995, § 35, série A no 308, et Allen
c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 92, CEDH 2013).
31. L’article 6 § 2 protège le droit de
toute personne à être « présumée innocente
jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée
comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la
présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de
la preuve (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre
1988, § 77, série A no 146, et Telfner c. Autriche,
no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les présomptions de
fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série
A no 141‑A, et Radio France et autres c. France,
no 53984/00, § 24, CEDH 2004‑II) ; le droit de
ne pas contribuer à sa propre incrimination (Saunders c. Royaume-Uni,
17 décembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI,
et Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 40, CEDH 2000‑XII) ; la publicité
pouvant être donnée à l’affaire avant la tenue du procès (Akay c. Turquie (déc.),
no 34501/97, 19 février 2002, et G.C.P.
c. Roumanie, no 20899/03, § 46, 20 décembre 2011) ; et la
formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de
déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un accusé (Allenet de
Ribemont, précité, §§ 35-36, et Nešťák c. Slovaquie,
no 65559/01, § 88, 27 février 2007).
32. Compte tenu toutefois de la nécessité
de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et
effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but
général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui
ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités
par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de
l’infraction leur ayant été imputée (Allen, précité, § 94). Dans de
telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application
lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale
qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste.
Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un
acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un
procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques
et illusoires. Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale
achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est
perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par
l’article 6 § 2 à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8
(voir, par exemple, Zollman c. Royaume-Uni (déc.),
no 62902/00, CEDH 2003‑XII, et Taliadorou et
Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56-59, 16 octobre 2008).
34. La Cour observe d’emblée que, dans le
système italien, la personne qui s’estime lésée d’une infraction pénale peut
choisir, pour obtenir une réparation ou une restitution, entre l’action en
responsabilité civile devant le juge civil et la constitution de partie civile
dans le procès pénal. Le rapport entre les deux procédures est réglé à
l’article 75 du CPP, en termes d’autonomie, lorsque la voie civile est choisie,
et de caractère accessoire (accessorietà), lorsque la voie de la
constitution de partie civile est choisie. Les dispositions internes permettent
des possibilités limitées de transfert de l’action civile dans le procès pénal
ou de suspension de la procédure civile en cas de procédures parallèles (paragraphe 15 ci-dessus).
35. Lorsque la victime choisit de
participer au procès pénal en tant que partie civile, elle peut, selon la
jurisprudence établie de la Cour de cassation (paragraphe 16 ci-dessus), faire
appel de la décision d’acquittement prononcée en première instance. La
procédure continue ainsi en appel devant le « juge
pénal » mais uniquement pour les effets civils de l’infraction.
36. Dans ce cas, selon la Cour
constitutionnelle (paragraphe 19 ci-dessus), le juge d’appel est tenu à établir
la responsabilité civile en réexaminant les éléments de l’infraction pénale. La
Cour observe que la Cour de cassation (paragraphes 21 et 22 ci-dessus) a
affirmé que l’appel de la partie civile ne peut avoir un autre sens que celui
d’une constatation accessoire (incidentale) et limitée aux effets civils
et que la demande de la partie civile est sans préjudice de la partie pénale de
la décision d’acquittement qui est coulée en force de la chose jugée
(paragraphe 22 ci-dessus).
37. De même, l’arrêt de la Cour
constitutionnelle (paragraphe 20 ci-dessus), bien que relatif à l’article 578
du CPP, affirme que le pouvoir du juge d’appel consiste à déterminer si, une
fois acquitté la personne mise en examen, le fait juridique contenu dans l’acte
d’accusation est constitutif d’un fait dommageable (danno ingiusto) qui,
réunies les autres conditions, oblige le responsable à réparer le préjudice
subi par la victime.
38. Aux yeux de la Cour, la nature de
l’appel de la partie civile se trouve aussi confirmée par l’article 622 du CPP
(paragraphe 18 ci-dessus) qui prévoit que, lorsque la Cour de cassation annule
la partie de la décision relative à l’action civile,
ou si elle fait droit au pourvoi de la partie civile contre la décision
d’acquittement, elle renvoie l’affaire devant le juge civil compétent en appel.
Ce passage à la juridiction civile se justifie par la péculiarité de la
procédure de cassation qui annule la décision attaquée uniquement dans sa
partie civile, laissant au juge civil la tâche d’établir si les éléments
constitutifs de la responsabilité civile sont réunis (paragraphe 24 ci-dessus).
39. La Cour observe que, dans la présente
affaire, la cour d’appel, après avoir partagé la conclusion du premier juge
quant à la portée diffamatoire des expressions dénoncées, a concentré son
examen sur l’existence de la cause d’exonération
retenue par le GUP (paragraphe 10 ci-dessus). Elle a fondé son appréciation,
comme la Cour de cassation par la suite, sur les éléments recueillis au cours
des investigations et versés au dossier du GUP (paragraphe 7 ci-dessus), sur
l’appel des parties civiles et sur la défense du requérant (Ilias Papageorgiou
c. Grèce, no 44101/13, § 40, 10 décembre 2020). En particulier, les
juridictions d’appel et de cassation étaient tenues de procéder à une
évaluation des preuves déjà recueillies dans le cadre de la procédure devant le
GUP et d’apprécier, sur la base du contenu du livre, l’exercice du droit du
requérant pouvant l’exonérer de toute responsabilité. À cet égard, la Cour
renvoie à l’arrêt de la Cour constitutionnelle de 2021 (paragraphe 20
ci-dessus) où elle a rappelé les principes applicables à l’appel de la partie
civile et ceux applicables aux pouvoirs du juge d’appel finalisés à statuer,
une fois déclaré la prescription de l’infraction, sur les effets civils de
celle-ci. L’établissement de certains éléments constitutifs de l’infraction
pénale est préliminaire à la détermination de la responsabilité civile de
l’auteur de l’infraction. Ainsi, il ne fait aucun doute qu’il existait un lien
entre la décision de première instance et celles d’appel et de cassation,
lesquelles en l’espèce ont été prononcées dans le cadre de la même procédure
pénale.
40. Dans l’arrêt Allen (précité,
§ 103), la Grande Chambre a formulé le principe de la présomption d’innocence
dans le cadre du deuxième volet comme suit :
« (...) la présomption d’innocence signifie que si une
accusation en matière pénale a été portée et que les poursuites ont abouti à un
acquittement, la personne ayant fait l’objet de ces poursuites est considérée comme
innocente au regard de la loi et doit être traitée comme telle. Dans cette
mesure, dès lors, la présomption d’innocence subsiste après la clôture de la
procédure pénale, ce qui permet de faire respecter l’innocence de l’intéressé
relativement à toute accusation dont le bien-fondé n’a pas été prouvé. Ce souci
prépondérant se trouve à la base même de la façon dont la Cour conçoit
l’applicabilité de l’article 6 § 2 dans ce type d’affaires ».
41. En conclusion, compte tenu des
éléments évoqués, la Cour considère qu’entre la procédure pénale de première
instance, terminée avec l’acquittement du requérant, et la procédure qui a fait
suite à l’appel des parties civiles existait un lien en droit comme en
pratique, et que l’article 6 § 2, dans son deuxième volet, est
donc applicable à la procédure en cause.
42. La Cour rejette donc l’exception
soulevée par le Gouvernement.
43. Constatant que ce grief n’est
pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à
l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
- Sur le fond
- Thèses des
parties
44. Le requérant se plaint de la
violation de son droit à être présumé innocent, dans la mesure où, après son
acquittement prononcé par le GUP, les juridictions internes ont jugé que sa
responsabilité civile était établie.
Il dénonce en particulier le fait d’avoir jugé
inapplicable la cause d’exonération prévue à l’article
51 du CP, en l’occurrence le droit de chronique et de critique historique, sur
le fondement d’une prétendue absence d’éléments de preuve qu’il aurait dû
fournir pour justifier l’expression attribuant à Mme G.G le fait d’avoir inséré
le nom de son grand-père dans la liste des otages à fusiller en cas de
représailles.
45. Le Gouvernement affirme que le principe de présomption n’a pas été violé car en l’espèce
le requérant a attribué à Mme G.G. un fait spécifique et exécrable,
touchant à l’honneur de celle-ci, sans pour autant inclure, dans le livre ou au
cours de la procédure interne, des éléments pertinents démontrant la véracité
de ce fait.
De même, l’expression offensante employée à l’égard
de M. S.M. n’était pas fondée sur des faits significatifs pouvant se justifier
par un pertinent intérêt historique.
- Appréciation de
la Cour
46. L’article 6 § 2 protège le droit de
toute personne à être « présumée innocente
jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée
comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la
présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de
la preuve, les présomptions de fait et de droit, le droit de ne pas contribuer
à sa propre incrimination, la publicité pouvant être donnée à l’affaire avant
la tenue du procès et la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité
publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un accusé (Allen,
précité, § 93). Dans l’exercice de leurs fonctions, les membres du
tribunal ne doivent pas partir de l’idée préconçue que l’accusé a commis l’acte
qui lui est reproché. En outre, le doute doit profiter à l’accusé (Barberà,
Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A
no 146).
47. Compte tenu toutefois de la nécessité
de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et
effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but
général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui
ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités
par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de
l’infraction leur ayant été imputée. Dans de telles situations, la présomption
d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses
exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que
soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à
faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision
d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à
l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires (Allen,
précité, § 94). La Cour a considéré qu’« après
l’abandon de poursuites pénales la présomption d’innocence exige de tenir
compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait
que l’intéressé n’a pas été condamné » (Allen, précité, § 102).
48. La Cour rappelle que lorsqu’elle a
défini les critères à l’aune desquels apprécier le respect de la présomption
d’innocence, elle a établi une distinction entre les cas où un jugement d’acquittement
définitif avait été rendu et ceux où il y avait eu abandon des poursuites
pénales, précisant que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé
n’était plus admissible après un acquittement devenu définitif (voir Sekanina
c. Autriche, 25 août 1993, § 30, série A no 266‑A, où
elle a énoncé les normes à cet égard, et Allen, précité, § 122,
avec les références qui s’y trouvent citées). En cas d’abandon des poursuites
pénales, en revanche, la présomption d’innocence ne se trouve méconnue que si,
sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un accusé et, notamment,
sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une
décision judiciaire le concernant reflète le sentiment
qu’il est coupable (voir, notamment, Minelli c. Suisse,
25 mars 1983, § 37, série A no 62, et Englert c.
Allemagne, 25 août 1987, § 37, série A no 123).
49. Tel peut être le cas même en
l’absence de constat formel de culpabilité ; il suffit d’une motivation
donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (Böhmer
c. Allemagne, no 37568/97, § 54, 3 octobre 2002 ; Baars
c. Pays-Bas, no 44320/98, § 26, 28 octobre 2003, et Cleve c.
Allemagne, no 48144/09, § 53, 15 janvier 2015).
50. La Cour rappelle par ailleurs qu’en
matière de respect de la présomption d’innocence, les termes employés par
l’autorité qui statue revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit
d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision et du
raisonnement suivi (voir, à titre de comparaison, Allen, précité, §
126, et la jurisprudence qui s’y trouve citée). Il faut tenir compte, à cet
égard, de la nature et du contexte dans lesquels les déclarations litigieuses
ont été faites. La Cour doit déterminer le sens réel des déclarations
litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles elles
ont été formulées (voir, à titre de comparaison, Petyo Petkov c.
Bulgarie, no 32130/03, § 90, 7 janvier 2010). En fonction des
circonstances, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être jugé
contraire à l’article 6 § 2 (voir, à titre de comparaison, Englert,
précité, §§ 39 et 41, Allen, précité, § 126, et Cleve,
précité, §§ 54-55).
51. Il ressort de la jurisprudence de la
Cour rappelée ci-dessus que pour déterminer si une déclaration ou une décision
est conforme à l’article 6 § 2, il faut absolument tenir compte de la
nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la déclaration
a été faite ou la décision rendue (Bikas c. Allemagne, no 76607/13, § 47, 25 janvier 2018).
52. La Cour rappelle également qu’en vertu
de sa jurisprudence bien établie, pour que le droit à un procès équitable soit
effectif, les demandes et observations des parties doivent être dûment
examinées et que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à
la bonne administration de la justice, les décisions judiciaires doivent
indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent (Carmel
Saliba c. Malte, no 24221/13, §§ 65 ‑ 66, 29 novembre
2016, avec la jurisprudence citée). L’étendue de ce devoir peut varier selon la
nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de
chaque espèce (voir, entre autres, García Ruiz c. Espagne [GC],
no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I, et Carmel Saliba,
précité, § 66). Ainsi, lorsque la responsabilité civile est engagée dans le
cadre d’une procédure en réparation pour des dommages résultant d’actes
qualifiés de criminels en droit interne, l’appréciation des preuves est quelque
peu similaire bien que la charge de la preuve soit différente. Il s’ensuit que,
dans ce type d’affaires, qui portent un risque de stigmatisation similaire aux
affaires pénales (ibidem, § 73), les décisions internes doivent
impérativement se fonder sur une évaluation approfondie des preuves présentées
et contenir des motifs suffisants en raison des lourdes conséquences que
peuvent emporter de tels constats (voir, à titre d’exemple, Dombo
Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, série A no 274, §§
32-33, Dilipak et Karakaya c. Turquie, no 7942/05 et 24838/05, § 80, 4 mars 2014, et Carmel
Saliba, précité, § 67).
53. En l’espèce, la Cour note que la
procédure pénale ne s’est pas achevée à l’issue de l’acquittement prononcé par
le GUP de Bergame ; contre cette décision la
partie civile a interjetée elle-même appel devant le juge pénal pour obtenir la
réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi. Selon le droit interne, la
décision n’était pas devenue définitive entre la partie civile et la personne
mise en examen en relation avec les aspects civils de l’infraction (paragraphes 16
et 22 ci-dessus).
54. Elle relève que la cour d’appel et la
Cour de cassation, dans le respect des principes mentionnés (paragraphes 46-51
et 52 ci-dessus), ont procédé à une analyse détaillée et longuement motivée du
contexte, du livre en question et des expressions litigieuses, reflétant les
allégations portées par les parties civiles dans leurs demandes (Fleischner
c. Allemagne, no 61985/12, § 67, 3 Octobre 2019, Ilias
Papageorgiou, précité, § 53).
55. En particulier, elle constate que la
cour d’appel, dans son arrêt, a tout d’abord rappelé les conclusions de la
décision d’acquittement prononcée en première instance par le GUP. Celui-ci
avait en effet jugé que les expressions dénoncées étaient « objectivement
diffamatoires » bien que non punissables car exprimées par le requérant
dans l’exercice de son droit de chronique et de critique historique (paragraphe
10 ci-dessus), une cause d’exonération de la responsabilité prévue par le code
pénal.
56. La cour d’appel a ensuite focalisé
son examen sur l’applicabilité de la cause d’exonération, à partir de la
spécificité du livre, ouvrage de « micro-histoire »
mêlant les souvenirs du requérant et ceux de ses proches avec les résultats de
ses recherches historiques sur l’exécution des prisonniers de la République
sociale italienne.
57. Ainsi, elle a jugé que le fait
d’avoir attribué à Mme G.G. la décision d’insérer le nom du grand-père du
requérant dans la liste des otages à fusiller n’était établie par aucune preuve
orale ou matérielle capable de justifier une telle accusation (paragraphe 10
ci-dessus), ni le contenu du « proclame
Kesserling » ou les éléments fournis par le requérant en appel ne pouvaient
faire penser à l’existence de cette liste. Aussi, elle a dit que le fait
d’avoir indiqué M. S.M. comme étant le « mari
fantoche » de Mme G.G. n’était pas non plus étayé par d’autres
éléments présentés dans le livre et était en elle-même diffamatoire. Enfin, la
Cour note que, dans le dispositif de l’arrêt, la cour d’appel a expressément
indiqué le requérant comme civilement responsable du délit de diffamation
(voir, Ilias Papageorgiou, précité, § 55, et, a contrario, Pasquini
c. Saint-Marin (no 2), no 23349/17, § 64, 20 octobre 2020) et l’a condamné à la
réparation du préjudice subi par les parties civiles, héritiers des époux M.
(paragraphe 10 ci-dessus).
58. La Cour considère que la cour d’appel
s’est limitée à une appréciation des éléments constitutifs de l’infraction
pénale, inévitablement les mêmes déjà examinés en première instance, pour juger
ensuite, selon les règles de la responsabilité civile (paragraphes 21-22
ci-dessus) que le requérant était responsable aux fins civils et tenu ainsi à
réparer le préjudice causé aux parties civiles (Fleischner, précité, §§
63-67). Aux yeux de la Cour, cette affirmation, ne saurait être entachée
d’ambiguïté. La même conclusion vaut pour la Cour de cassation (paragraphe 12
ci-dessus) qui n’a pas jugé pertinents les documents visant à prouver
l’existence de listes d’otages, dressées par les forces d’occupation au cours
d’événements similaires, et a rejeté chacun des moyens soulevés par le
requérant.
59. Elle estime ainsi, compte tenu aussi
de la nature de cette procédure, amplement analysée au niveau interne
(paragraphes 19-24 ci-dessus), que les juridictions internes n’ont pas employé
des termes susceptibles de remettre en cause l’acquittement du requérant
(voir, a contrario, Lagardère c. France, no 18851/07, § 87, 12 avril 2012 et Pasquini,
précité, § 68).
60. La Cour observe au passage que, si en
première instance l’intérêt de la partie civile résulte subordonné à l’intérêt
public, en appel le législateur garantit une majeure protection de l’intérêt de
la victime (paragraphe 20 ci-dessus). En effet, elle note que l’appel de la
partie civile répond à un intérêt immédiat de celle-ci, la réparation du préjudice
allégué, et, au niveau du système, à des critères d’opportunité, quant à
l’établissement des faits et de meilleure gestion du contentieux, en évitant
que la partie civile soit obligée de transférer le litige devant la juridiction
civile, ce qui aurait un impact sur la charge de travail des magistrats et des
conséquences sur l’allongement des délais (voir, dans ce sens, l’arrêt de la
Cour de cassation, paragraphe 22 ci-dessus). Elle observe aussi que, comme
conséquence du maintien de l’action civile devant le juge pénal, ce dernier
doit appliquer les dispositions du code de procédure pénale, ce qui représente
une garantie pour les droits de la défense, par exemple en ce qui concerne
l’administration de la preuve. La Cour souligne que la Convention ne fait pas
obstacle à ce que les États parties accordent aux droits et libertés qu’elle
garantit une protection juridique plus étendue que celle qu’elle met en œuvre,
que ce soit par le biais du droit interne, d’autres traités internationaux ou
du droit de l’Union européenne. Par son système de garantie collective des
droits, la Convention vient renforcer, conformément au principe de
subsidiarité, la protection qui en est offerte au niveau national. Rien
n’interdit aux États contractants d’adopter une interprétation plus large
garantissant une protection renforcée des droits et libertés en question dans
leurs ordres juridiques internes respectifs (article 53 de la Convention)
(voir, mutatis mutandis, Di Martino et Molinari c. Italie,
nos 15931/15 et 16459/15, § 39, 25 mars 2021, avec la jurisprudence citée).
61. En conclusion, la Cour considère que
les arrêts rendus par la cour d’appel et la Cour de cassation, au vu des
considérations qui précèdent, ne révèlent aucun manquement à la présomption
d’innocence dont l’intéressé bénéficie après son acquittement pénal (Fleischner,
précité, § 63, et Ilias Papageorgiou, précité, § 53).
62. Partant, il
n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
63. Le requérant
soutient que les décisions des tribunaux internes par lesquelles il a été reconnu civilement responsable ont porté
atteinte à son droit à la liberté d’expression, notamment à l’exercice de son
droit de chronique et de critique historique. Il invoque l’article 10 de la
Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a
droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la
liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il
puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de
frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les
entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime
d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant
des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités,
conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des
mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à
l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à
la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la
protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la
divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et
l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
- Sur la
recevabilité
- Sur le fond
- Thèses des
parties
65. Le requérant
rappelle que le livre se fonde sur ses souvenirs d’enfance et qu’il est
structuré selon les principes de la « micro-histoire », courant historiographique
qui se focalise sur les récits des témoins directs d’un événement historique.
66. Il soutient également que son récit
s’appuie sur une vaste documentation historique qu’il a pu recueillir grâce à
son expérience professionnelle acquise en tant que documentariste historique
pour la société publique de radiotélédiffusion RAI. Il rappelle enfin que
l’ouvrage en question a été examiné, avant sa publication, par l’Institut
d’histoire de la résistance et de l’âge contemporaine de Bergame.
67. Le Gouvernement estime que les deux
expressions litigieuses employées par le requérant ont été à juste titre jugées
diffamatoires. Il soutient que les juridictions internes ont correctement mis
en balance les divers intérêts en jeu, en se livrant à un examen minutieux de
la construction de l’ouvrage.
68. Il précise que l’aspect essentiel de
la décision interne réside dans le fait que le requérant a attribué à une
personne déterminée, Mme G.G., un fait spécifique, grave et odieux,
présenté comme une vérité historique et non pas comme un fait éventuel ou qu’on
aurait pu soupçonner, sans toutefois fournir d’éléments sérieux de nature à étayer
cette affirmation.
69. Ainsi, il
estime que cette expression ne pouvait être justifiée par l’existence d’une
cause d’exonération prévue à l’article 51 du code pénal, et qu’en
conséquence le requérant ne pouvait invoquer son droit à la liberté
d’expression. De même,
l’expression offensante formulée à l’égard de M. S.M. ne pouvait être
justifiée. Selon le Gouvernement, la condamnation du requérant était
proportionnée, compte tenu du montant modéré et non excessif du dédommagement.
- Appréciation de
la Cour
70. La Cour observe d’emblée que la
condamnation au civil du requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice
de son droit à la liberté d’expression, ce que d’ailleurs le Gouvernement ne
conteste pas.
71. Quant à sa
base légale, les tribunaux internes ont reconnu la responsabilité civile du
requérant résultant du délit de diffamation (paragraphe 14 ci-dessus) prévu à
l’article 595 du code pénal, à la suite de l’appel de la partie civile, selon
l’article 576 du CPP, visant à l’établissement de la responsabilité civile de
celui-ci (paragraphe 16 ci-dessus).
72. Cette ingérence visait la « protection de la réputation ou des droits
d’autrui », soit l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de
l’article 10.
73. Venant enfin à la nécessité de
l’ingérence « dans une société démocratique », la Cour renvoie tout
d’abord aux principes généraux applicables, dégagés en particulier dans les
arrêts Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c.
Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, §§ 75-77, 27 juin 2017) et Chauvy et
autres c. France (no 64915/01, §§ 63-68, CEDH 2004‑VI).
74. D’abord, la Cour souligne la
spécificité de l’ouvrage publié par le requérant. En effet, le livre en
question, qui combine les souvenirs personnels de son auteur et des éléments
résultant de ses recherches d’archive, s’insère dans un courant spécifique de
la recherche historique définie « micro-histoire ».
Le but principal de la micro-histoire est de reconstituer un vécu autrement
inaccessible aux autres approches historiographiques, en se focalisant sur
l’histoire locale et les témoignages directs des individus. Les juridictions
internes ont pris en compte cet aspect dans leur appréciation de l’ouvrage du
requérant (paragraphes 7 et 10 ci-dessus). Ainsi, la Cour considère que le
livre peut, en large partie, être considéré comme portant sur un débat d’ordre
historique. Selon sa jurisprudence établie, la recherche de la vérité
historique fait partie intégrante de la liberté d’expression (ibidem, § 69)
et un débat sur les causes d’actes d’une particulière gravité pouvant
constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité doit pouvoir se
dérouler librement (Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, § 87, 22 avril 2010, et Dmitriyevskiy c.
Russie, no 42168/06, § 106, 3 octobre 2017). Plus particulièrement, la
Cour estime que la nature historique du livre se retrouve dans les passages
dédiés à la reconstitution du massacre de Rovetta qui, selon la thèse du
requérant, aurait été commis en violation des principes du droit international
humanitaire, ou aux activités de groupes résistants dans les bourgades et
villages autour de Rovetta pendant les mois précédant la chute du régime
fasciste (paragraphe 5 ci-dessus).
75. Toutefois, la Cour observe que ce
livre témoigne d’une double nature quelque peu « hybride » : à
la partie proprement historique, révélatrice d’une question d’intérêt public
appelant la protection renforcée de l’article 10 de la Convention (Perinçek
c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 213-220 et 241, CEDH 2015 (extraits)), se
superpose le récit personnel du requérant, fait de ses souvenirs d’enfance et
de ses opinions sur les personnes gravitant autour de sa maison familiale.
Parmi ceux-ci, le livre décrit les époux M. et les rapports entre ce couple et
sa famille, sources de tension et d’échanges verbaux âpres.
76. Les expressions retenues
diffamatoires par les tribunaux internes sont au nombre de deux (paragraphe 10
ci-dessus) : celle désignant l’époux M. comme le
« mari fantoche » de Mme G.G. ; l’autre attribuant à cette
dernière la responsabilité d’avoir inséré le nom du grand-père du requérant
dans la liste des personnes à arrêter et fusiller, en représailles à un
éventuel attentat contre les forces d’occupation allemandes (paragraphe 6
ci-dessus).
77. Concernant la première expression, la
Cour estime que cette expression, lue dans le contexte et insérée dans la
globalité du récit, n’est pas justifié par un intérêt public et touche au
contraire à la sphère privée de M. S.M. (Leempoel & S.A. ED. Ciné
Revue c. Belgique, no 64772/01, §§ 72, 73 et 77, 9 novembre 2006, voir
aussi Khadija Ismayilova c. Azerbaïdjan (no 3), no 35283/14, § 58, 7 mai 2020). Pour le reste, l’appréciation
des autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par
la jurisprudence de la Cour. Elle ne voit pas des raisons sérieuses pour
substituer son avis à celui des autorités nationales (voir, mutatis
mutandis, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC],
nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).
78. Quant à la deuxième expression, la
Cour note d’emblée qu’en désignant Mme G.G. comme la responsable de cette
décision, le requérant a attribué à celle-ci un fait déterminé particulièrement
odieux (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). De l’avis de la Cour, l’affirmation
selon laquelle Mme G.G. a contribué à la rédaction de la liste d’otages à
fusiller n’est pas une simple spéculation mais un fait historique déterminé,
susceptible d’être étayé par des preuves pertinentes (voir, mutatis
mutandis, Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 65, 30 mars 2010).
79. La Cour
estime que, dans la structure de la thèse historique du livre, cette
affirmation n’apporte aucun élément additionnel à la reconstitution des faits
entourant la « strage di
Rovetta » et il est au contraire disjoint des nouveaux éléments de nature historique
(paragraphe 25 ci-dessus) que le requérant a eu le mérite d’identifier et de
rendre accessibles au public.
80. La Cour considère ensuite que, dans
la recherche de l’équilibre à ménager entre le droit à la liberté d’expression
et la protection de la personne, il faut tenir compte du fait que le bien
protégé, à savoir la réputation de l’individu, doit être considéré comme le
reflet, en termes de considération sociale, de l’honneur ou de l’opinion
sociale de la personne offensée. En d’autres termes, la réputation ne
s’identifie pas avec la considération que chacun a de lui-même mais avec le
sentiment de dignité personnelle de l’individu inséré dans l’environnement
social d’appartenance. Dans cette perspective, le fait attribué à Mme G.G.
en exécution du « proclame Kesserling » a eu sans doute pour effet de
décrire la personnalité de celle-ci en des termes fortement négatifs et était
de nature à discréditer gravement celle-ci (Annen c. Allemagne
(no 6), no 73779/11, § 29, 18 octobre 2018). Aux yeux de la Cour, il
est dans ce contexte, qui porte atteinte à la réputation du couple, qu’il faut
lire l’expression qualifiant son époux de mari fantoche (« fantoccio »),
terme à connotation péjorative, employé pour se référer à une personne sans
caractère ni volonté.
81. En tout état de cause, la Cour
observe que le requérant n’a ni indiqué dans le livre ni apporté au cours de la
procédure des éléments permettant d’établir la véracité des faits allégués,
comme l’a d’ailleurs affirmé la cour d’appel dans sa méticuleuse analyse de
l’ouvrage (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour ne voit dès lors aucun motif de
s’écarter de l’analyse de l’affaire à laquelle ont procédé les juridictions
internes (Chauvy et autres, précité, § 77).
82. Enfin, en ce qui concerne les
conséquences de la condamnation du requérant à la réparation des parties
civiles, la Cour relève d’abord que le requérant ne s’est pas exprimé sur ce
point dans ses observations. Elle observe aussi que la cour d’appel, pour
déterminer le montant des dommages et intérêts, a tenu compte de la diffusion
limitée de l’ouvrage et du temps écoulé entre les faits décrits (1945) et la
publication des mémoires (2005) (paragraphe 10 ci-dessus). Ainsi, la Cour
estime que le montant à verser aux parties civiles n’apparait pas
disproportionné, compte tenu en particulier de la gravité du fait attribué à
Mme G.G.
83. En conclusion, compte tenu de ce qui
précède, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression du
requérant n’a pas été en l’espèce disproportionnée et que la condamnation
civile de celui-ci ne décèle aucune apparence de violation de l’article 10 de
la Convention.
84. Partant, il
n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Déclare la requête recevable ;
- Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article
6 § 2 de la Convention ;
- Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article
10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18
novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du
règlement.
Liv
Tigerstedt Ksenija
Turković
Greffière adjointe Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux
articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement,
l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.
K.T.U.
L.T.
OPINION CONCORDANTE DU
JUGE WOJTYCZEK
Bien que je souscrive aux conclusions de la Cour
exprimées dans le dispositif de l’arrêt, je voudrais exprimer des réserves
importantes concernant sa motivation sur le terrain de l’article 10 de la
Convention.
1. Les principes établis dans la
jurisprudence de la Cour
1.1. Dans les affaires concernant la
liberté d’expression, la jurisprudence récente de la Cour a remis en question
l’obligation de prouver la véracité d’allégations factuelles, exprimées dans le
cadre d’un débat sur question d’intérêt public. La Cour a exprimé le point de
vue suivant sur cette question :
« Accordingly, the domestic courts applied the so‑called “presumption
of falsity” (sometimes referred to as the “defence of justification” or the
“defence of truth”), under which defendants are required to prove to a
reasonable standard that factual allegations are true. The Court has
held that such an approach does not, as such, contravene the Convention
(see Rumyana Ivanova v. Bulgaria, no. 36207/03, §§ 39 and 68, 14 February 2008; Makarenko
v. Russia, no. 5962/03, § 156, 22 December 2009; and Rukaj
v. Greece (dec.), no. 2179/08, 21 January 2010), and has held a lack of
effort to make out that defence against applicants (see Mahmudov and
Agazade v. Azerbaijan, no. 35877/04, § 44, 18 December 2008). However,
it has also held that if an applicant is clearly involved in
a public debate on an important issue he should not be required to
fulfill a more demanding standard than that of due diligence. In such
circumstances, the obligation to prove the factual statements may
deprive the applicant of the protection afforded by Article 10 (see Kurski v. Poland,
no. 26115/10, § 56, 5 July 2016, Braun v. Poland,
no. 30162/10, § 50, 4 November 2014) (Makraduli v.
the former Yugoslav Republic of Macedonia, nos. 64659/11 and 24133/13, § 75, 19 July 2018; caractères gras ajoutés). »
Un point de vue similaire a été exprimé aussi dans
d’autres affaires :
« In exercising its supervisory jurisdiction, the Court
must look at the impugned interference in the light of the case as a whole,
including the status of the applicant and that of the plaintiff in the domestic
proceedings, the content of the critical comments held against the applicant,
as well as the context and the manner in which they were made public (see Lykin
v. Ukraine, no. 19382/08, § 25, 12 January 2017; and Makraduli, cited
above, § 62), bearing in mind that assertions about matters of public interest
may, on that basis, constitute value judgments rather than statements of fact
(see Makraduli, cited above, § 62) and that an applicant clearly involved
in a public debate on an important issue is required to fulfill a no more
demanding standard than that of due diligence as in such circumstances an
obligation to prove the factual statements may deprive him or her of the
protection afforded by Article 10 (see Makraduli,
cited above, § 75, with further references) (Monica Macovei c. Roumanie, 53028/14, 28/07/2020, par. 75; caractères gras ajoutés; voir
aussi: Kurski v. Poland, no. 26115/10, § 56, 5 July 2016 and Braun v. Poland,
no. 30162/10, § 50, 4 November 2014; Staniszewski v.
Poland, 20422/15, § 45). »
2. L’approche
suivie dans la présente affaire
2.1. Je note que la présente affaire, la
Cour ne cherche pas à établir le statut sémantique des énoncés en question et
ne vérifie pas si les juridictions nationales ont correctement établi ce
statut. En particulier, la question si les expressions en cause sont des
allégations factuelles ou des jugements de valeur n’est pas posée.
Par ailleurs, au paragraphe 81, la Cour explique son
approche de la façon suivante : En tout état
de cause, la Cour observe que le requérant n’a ni indiqué dans le livre ni
apporté au cours de la procédure des éléments permettant d’établir la
véracité des faits allégués, comme l’a d’ailleurs affirmé la cour d’appel
dans sa méticuleuse analyse de l’ouvrage (paragraphe 10 ci-dessus). Bien
qu’au moins l’une des expressions incriminées ait été utilisée dans le contexte
d’un débat sur des questions d’intérêt public, la Cour n’applique pas le
standard de la diligence requise, mais celui de la vérité.
La motivation du présent arrêt s’écarte établie sur
ces deux points de la jurisprudence établie de la Cour.
2.2. Comme l’explique la Cour :
« ...les expressions retenues diffamatoires par les
tribunaux internes sont au nombre de deux [...]: celle désignant l’époux M.
comme le « mari fantoche » de Mme G.G. ; l’autre attribuant
à cette dernière la responsabilité d’avoir inséré le nom du grand-père du
requérant dans la liste des personnes à arrêter et fusiller, en représailles à
un éventuel attentat contre les forces d’occupation allemandes
[...]. »
La première question qui se pose est celle du statut
sémantique des énoncés en considération. Je note dans ce contexte que la
première expression est avant tout un jugement de valeur. Même si elle a une
connotation péjorative, elle ne semble pas justifier en soi, dans le contexte
de la présente affaire, une sanction, fut-elle civile (comparer Milosavljević c. Serbie
(no 2), no 47274/19, § 55, 21 septembre 2021; Kılıçdaroğlu
c. Turquie, no 16558/18, § 44, 27 octobre 2020; Fedchenko c. Russie
(no 5), no 17229/13, § 51, 2 octobre 2018; Axel Springer AG c.
Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).
La deuxième expression est une allégation factuelle
très grave et exigeant de ce fait un fondement factuel particulièrement solide,
établi avec toute la diligente requise. L’analyse des décisions judiciaires
nationales montre que celles-ci ont cherché à établir si le requérant disposait
d’une base factuelle suffisamment solide. En particulier, la cour d’appel de
Brescia s’est penchée sur question de l’existence de « preuves
susceptibles d’étayer le sérieux d’une telle accusation ». Le juge
national a donc essayé d’appliquer le standard établi dans la jurisprudence de
la Cour, citée ci-dessus. Il apparaît clairement que le requérant ne disposait
pas d’un fondement factuel suffisant pour étayer son allégation factuelle et
qu’il n’a pas agi avec la diligence requise. L’ingérence dans sa liberté
d’expression respecte donc les conditions résultant de l’article 10 de la
Convention.
2.3. La Cour exprime sur
la deuxième expression en cause le jugement de valeur suivant :
« La Cour estime que, dans la structure de la thèse
historique du livre, cette affirmation n’apporte aucun élément additionnel à la
reconstitution des faits entourant la « strage di Rovetta »
[...]. »
Ce propos devrait être nuancé. À mon avis,
cette affirmation n’apporte aucun élément additionnel à la reconstitution des
faits parce qu’elle est dépourvue de tout fondement factuel. Dans
le cas contraire, elle aurait apporté un élément additionnel important
concernant la responsabilité individuelle pour les faits de la « strage di Rovetta ».
3. Conclusion
La motivation du présent arrêt donne l’impression
d’un virage à 180 degrés dans la jurisprudence Cour, avec l’abandon du
principe de la diligence requise au profit de l’exigence de prouver la véracité
des allégations factuelles, proférées dans le cadre d’un débat public. Par ailleurs,
la Cour abandonne ici complétement l’analyse de la nature et des fonctions
pragmatiques des énoncées incriminés.
Cette nouvelle approche me semble très problématique
du point de vue de la protection de liberté d’expression.