Cour européenne des droits de l’homme
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE LEÓN MADRID c. ESPAGNE
(Requête no 30306/13)
ARRÊT
Art 14 (+ Art 8) • Discrimination
• Vie privée • Nom du père précédant automatiquement celui de la mère dans l’ordre
des noms de famille de l’enfant, si désaccord
entre les parents, sans prise en compte des circonstances
particulières • Distinction
entre le père et la mère, dans une situation analogue, fondée exclusivement sur le sexe • Absence de justification à l’application automatique de la loi, excessivement rigide et discriminatoire envers les femmes • Possibilité de changer de nom au cours de la vie sans pertinence en l’espèce • Nouvelle
loi en accord avec la Convention et le contexte
social actuel en Espagne
STRASBOURG
26 octobre 2021
Cet arrêt deviendra
définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire León
Madrid c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre
composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 30306/13) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont une ressortissante de cet État, Mme Josefa León Madrid (« la requérante »)
a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le
24 avril 2013,
les décisions de porter la requête à la connaissance du gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») le
2 septembre 2013 et le 9 janvier
2019,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 octobre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne la demande de la
requérante d’inverser l’ordre des noms
de famille portés par sa fille mineure. À l’époque des faits, la législation
espagnole prévoyait qu’en cas de désaccord
entre les parents, l’enfant porterait le nom de famille du père suivi
par celui de la mère. La requérante estime que cette réglementation
est discriminatoire et que
l’attribution de l’ordre dans les noms
de famille devrait prendre en compte les circonstances particulières de chaque affaire. Sont en cause les articles 8 et 14 de la Convention et 1 du
Protocole no 12 à la Convention.
2. La requérante est née en 1969 et réside à Palma de Majorque. Elle
a été représentée par Me F. Tapia Castillo, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté initialement par son agent,
M. R.-A. León Cavero, puis
par son représentant actuel,
M. A. Brezmes Martínez
de Villareal, avocat de l’État
auprès du service juridique des droits
de l’homme au ministère de la Justice.
4. Entre 2004
et 2005 la requérante eut
une liaison avec J.S.T.S. Alors
que la relation était déjà terminée, la requérante apprit qu’elle était enceinte
et l’annonça à son ancien partenaire,
qui, d’après elle, insista fortement
pour qu’elle interrompe la grossesse.
La requérante décida de mener sa grossesse à terme et
de couper tout contact avec
J.S.T.S. Selon la requérante,
ce dernier tenta de la faire changer
d’avis. Le 9 novembre 2005 elle donna naissance à une fille, C.V., qui fut inscrite au
registre de l’état civil avec les
deux noms de famille de la mère.
5. La requérante
consentit à ce que J.S.T.S.
voie l’enfant à plusieurs
reprises jusqu’au moment où
elle décida d’arrêter tout
contact avec lui en raison,
selon ses dires, du harcèlement
psychologique qu’il lui infligeait.
6. En mars 2006
J.S.T.S. entama une procédure
en réclamation de paternité
non matrimoniale, à laquelle s’opposa
la requérante, qui sollicita
en tout état de cause la privation
de l’autorité parentale à J.S.T.S. en cas de reconnaissance de la paternité. Par un jugement du 14 février 2007, le juge de première instance no 6
de Palma de Majorque accepta
les prétentions du demandeur et le reconnut comme le père biologique. Il décida en outre que l’enfant porterait, conformément à la loi applicable, le nom de famille du père
suivi de celui de la mère.
7. La requérante
fit appel et demanda à ce que son nom
de famille figure en premier. Par un jugement rendu le 18 septembre 2007 l’Audiencia
Provincial de Palma de Majorque rejeta le recours. Après avoir relevé
que la question des noms de famille
n’avait pas été soulevée devant
le juge de première instance,
l’Audiencia rentra
tout de même dans le fond de l’affaire et rappela que l’inversion de l’ordre dans les
noms de famille était possible depuis l’entrée en vigueur de la
Loi no 40/1999, du 5 novembre 1999, créée afin d’éliminer
la discrimination homme-femme
à ce sujet. Cependant, cette loi précisait que
le consentement explicite des deux parents
était nécessaire, condition
qui n’était pas remplie en l’espèce. En absence de consentement, il appartenait d’appliquer l’article 194 du Règlement pour l’application de
la loi relative à l’état civil.
8. Par une décision
du 6 octobre 2009,
le Tribunal suprême déclara
irrecevable le pourvoi en cassation de la requérante, faute par celle-ci d’avoir justifié l’intérêt en cassation de son pourvoi (interés casacional)
conformément aux exigences de l’article
477 §§ 2 et 3 du code de procédure civile.
9. Invoquant les articles 14 (interdiction de la discrimination)
et 24 (droit à un procès équitable) de la Constitution, la
requérante forma un recours
d’amparo auprès du
Tribunal constitutionnel.
Sans consacrer une section spécifique de son recours à l’importance constitutionnelle spéciale, la requérante mentionna néanmoins dans le texte les raisons justifiant cette importance. En particulier, elle se plaignit que l’application de l’article 194 du Règlement pour l’application de
la loi relative à l’état civil dans sa rédaction
au moment des faits était contraire
à l’article 14 de la Constitution,
du fait qu’il
impliquait une suprématie injustifiée et arbitraire du nom
de famille du père sur celui de la mère. En outre, la requérante reprocha à la décision du Tribunal
suprême du 6 octobre 2009
d’avoir porté atteinte à son droit à l’égalité et à ne pas être
discriminée garanti par la Constitution
dans son article 14, du fait d’avoir
permis que le nom du père
figure en premier.
10. Le ministère
public se prononça en faveur
d’accorder l’amparo à la requérante. Il se pencha d’emblée
sur la question de la justification
de l’importance constitutionnelle
spéciale exigée par l’article 49 § 1 de la Loi organique
sur le Tribunal constitutionnel
(ci-après « LOTC »)
et concéda que la présentation de l’amparo de l’espèce n’était pas un « modèle à suivre ». Il observa également que le recours avait bel et bien été introduit
après la publication de l’arrêt STC 155/2009 le 28 juillet
2009, qui avait fixé des exemples de cas de figure relevant d’importance constitutionnelle. Néanmoins, il nota que cette jurisprudence
n’était pas encore suffisamment connue lors de l’introduction de l’amparo de
la requérante le 23 novembre 2009, ce qui devrait mener à l’application d’un critère moins rigoureux quant à l’exigence de justification. Celle-ci ne pouvait
impliquer le caractère obligatoire d’un paragraphe
séparé, mais il pouvait suffire
que les raisons
justifiant ladite importance découlent du contenu du
recours lui-même, comme il était le cas en l’espèce. Le ministère public nota au demeurant qu’il n’y avait pas
de jurisprudence constitutionnelle
sur l’ordre des noms de famille, ce qui permettrait d’inclure le cas d’espèce parmi
ceux ayant une importance constitutionnelle spéciale, conformément à l’arrêt 155/2009. À cet égard, un recours d’amparo portant sur une présumée atteinte constitutionnelle essentiellement identique à celle
examinée en l’espèce se trouvait pendant devant la haute juridiction (recours d’amparo no 614/2010,
paragraphe 22 ci-dessous). Dans
cette affaire, le ministère
public avait demandé de donner gain de cause au plaignant.
11. Le ministère
public demanda ainsi à la haute juridiction
de considérer que la requérante avait rempli l’exigence de justification de l’importance constitutionnelle spéciale de son
recours.
12. S’agissant du fond de l’affaire, le ministère public reconnut que la législation en vigueur était clairement
discriminatoire et reposait
sur un modèle patriarcal de
famille, qui en l’actualité
devait être considéré comme obsolète. Le législateur espagnol avait lui-même considéré qu’il fallait remédier
à cette situation. Pour preuve,
la nouvelle loi 20/2011, du
21 juillet 2011, non encore en vigueur
et par conséquent non applicable
aux faits de l’espèce, relative à l’état civil, prévoyait qu’en cas de désaccord,
il appartiendrait au juge chargé de l’état civil de décider
sur l’ordre des noms de famille, sur la base de
l’intérêt supérieur de
l’enfant. Le ministère public appuya
enfin ses arguments sur la jurisprudence établie à partir de l’arrêt Ünal Tekeli c. Turquie (no 29865/96 CEDH 2004‑X (extraits)).
En particulier, il observa :
« La préférence accordée [au nom
de famille du père] introduit une différence entre le traitement de l’homme et de la
femme. Cette différence est
une réminiscence du système patriarcal de famille basé sur la conception du père
comme étant le « chef de famille » (...) Ce modèle doit être
considéré à présent comme étant obsolète
puisque notre réalité sociale et juridique l’aurait surpassé. Le maintien de cet article réglementaire qui découle d’une longue tradition historique et sociale est actuellement
dépourvu d’une quelconque justification constitutionnelle ou d’un fondement objectif, raisonnable et suffisant. Cette tradition sociale ou culturelle, qui externalise un modèle de famille déterminé, ne peut pas être utilisée
comme une raison valide
pour le maintien d’une situation de préférence légale qui est contraire aux valeurs
constitutionnelles d’égalité et de prohibition de la discrimination fondée sur le sexe qui découlent de l’article 14 de la Constitution espagnole ».
13. Par un arrêt
notifié le 25 octobre 2012,
le Tribunal constitutionnel
déclara le recours irrecevable sans rentrer dans le fond de l’affaire, conformément à l’article 49 § 1
de la LOTC. Il considéra en effet
que la requérante n’avait pas justifié
suffisamment l’importance constitutionnelle spéciale de son
recours, dans la mesure où elle avait indûment assimilé l’allégation relative à
la violation d’un droit fondamental à celle concernant l’importance constitutionnelle de
son recours, laquelle exigeait des arguments
séparés. Elle n’avait par conséquent pas rempli la « charge
formelle » de réaliser un « effort d’argumentation »
pour justifier l’importance
constitutionnelle de son recours.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA
PRATIQUE PERTINENTS
14. Les dispositions pertinentes en l’espèce du Code civil espagnol
sont ainsi libellées :
Article 109
« (...)
Le père et la mère pourront décider
de commun accord l’ordre de transmission de leurs noms de famille, avant l’inscription au Registre. A défaut, les prévisions
légales à ce sujet seront applicables.
(...) ».
15. L’article
53 de la loi relative à l’état
civil, dans sa rédaction donnée par la loi 13/2005 du 1er juillet 2005 qui modifie le Code civil en matière du droit au
mariage, dispose :
« Les personnes sont désignées par leur prénom et les noms de famille
correspondant aux deux parents ».
16. L’article
55 de cette même loi, dans sa rédaction
donnée par la loi 40/1999
du 5 novembre 1999, dispose :
« La filiation détermine les noms
de famille. Dans le cas de figure où seule une filiation est reconnue, le parent dont le lien
de filiation est établi détermine l’ordre des noms de famille
lors de l’inscription.
(...)
Une fois la majorité atteinte par l’enfant, le changement
de l’ordre des noms de famille pourra être demandé ».
17. L’article
194 du Règlement pour l’application de la loi relative
à l’état civil, dans la rédaction donnée par le décret royal 193/2000, du 11 février 2000, fixe l’ordre légal des
noms de famille en déclarant que :
« Lorsque la filiation est déterminée par les deux lignées et sauf exercice de la possibilité prévue à l’article 109 du Code civil, le premier nom de famille de tout espagnol correspond au premier nom de famille du père, suivi
de la mère, même si cette dernière est étrangère ».
18. Le préambule
de la loi 20/2011 relative à l’état
civil, adoptée le 21 juillet 2011 et entrée en vigueur
le 30 avril 2021 prévoit :
le prénom et noms sont des
traits identitaires de l’enfant qui découlent du droit
à la personnalité et [figurent
dans le Registre] lors de l’inscription du nouveau-né. (...) Afin d’avancer vers l’égalité des sexes, il convient d’abandonner la prééminence historique qui accordait au nom de famille
du père la priorité face au nom de la mère dans l’ordre des
noms de famille de
l’enfant. (...) »
19. L’article
49 § 2 de la même loi,
dispose :
« La filiation détermine les noms
de famille.
Si la filiation est déterminée par les deux lignées, le père et la mère pourront décider de commun accord l’ordre de transmission de leurs noms de famille, avant l’inscription au Registre.
Lorsqu’il y a désaccord ou si les noms de famille
ne furent pas inscrits dans la pétition d’inscription, le juge chargé de l’état civil exige
des parents, ou à ceux qui représentent
légalement le mineur, de communiquer dans un délai de trois jours, l’ordre des noms
de famille de l’enfant. Si le délai
échoit et qu’aucune communication s’est produite, le juge détermine l’ordre des noms
de famille dans l’intérêt supérieur du mineur ».
20. L’exposé des motifs de la Loi organique 3/2007 du 22 mars 2007, pour l’égalité effective
d’hommes et femmes annonce :
« (...) il devient nécessaire, en
effet, [de mettre en place]
une action normative adressée à combattre
toutes les manifestations de discrimination,
directe ou indirecte, fondée sur le sexe, (...) et de promouvoir
l’égalité réelle entre
femmes et hommes, faisant disparaître les obstacles et stéréotypes sociaux qui empêchent de l’atteindre. Cette exigence découle de notre ordre constitutionnel
et constitue un droit véritable des femmes, mais elle
est au même temps un élément de richesse de la société espagnole (...) ».
21. Le Décret
Royal 1370/2007 du 19 octobre
2007, règlemente la création
de la commission interministérielle
d’égalité entre hommes et
femmes, chargée de veiller
à l’égalité effective au sein de l’Administration.
22. L’arrêt
167/2013, du 7 octobre
2013, rendu par le Tribunal
constitutionnel espagnol dans le recours d’amparo no 614/2010
(paragraphe 10 ci-dessus),
portait sur l’ordre des noms de famille
d’un mineur. La mère alléguait que la décision attribuant le nom du père
en premier était contraire aux articles 14 (« droit à la non-discrimination fondée sur le sexe ») et 18 (« droit
à l’image personnelle » du
mineur) de la Constitution espagnole. Observant que le premier nom de famille de l’enfant était déterminant de sa personnalité,
le Tribunal constitutionnel
considéra les décisions des instances
inférieures comme étant contraires au droit à l’image personnelle du mineur. En outre, il établit que les
instances inférieures n’avaient pas pris
en compte les circonstances particulières de l’espèce pour établir l’ordre des noms
de famille de l’enfant. En particulier,
la haute juridiction nota que
l’enfant portait le nom de famille de la mère depuis sa naissance et évalua quelle était la relation entre les deux
parents. En application du principe de l’intérêt supérieur du mineur,
il conclut à une violation
de la Constitution. La haute juridiction
prit en compte le fait que le père
de l’enfant avait été condamné pour violence conjugale mais omit de se prononcer sur l’allégation de la mère concernant l’existence d’une discrimination fondée sur le sexe.
- CADRE JURIDIQUE
INTERNATIONAL
23. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
à l’égard des femmes, adoptée par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies dans sa résolution 34/180 du 18 décembre 1979, prévoit dans ses
dispositions pertinentes :
Article 2
« Les Etats parties condamnent la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses
formes, conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés
et sans retard une politique tendant
à éliminer la discrimination
à l’égard des femmes et, à cette fin, s’engagent à :
(...)
f) prendre toutes les mesures
appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute
loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes ».
Article 15 § 1
« [l]es États
parties reconnaissent à la femme l’égalité avec l’homme devant
la loi ».
Article 16
« 1. Les Etats
parties prennent toutes les mesures appropriées
pour éliminer la discrimination
à l’égard des femmes dans toutes les
questions découlant du mariage et dans
les rapports familiaux et,
en particulier, assurent,
sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme :
(...)
d) [l]es mêmes droits et les mêmes responsabilités
en tant que parents, quel que soit leur état
matrimonial, pour les questions se rapportant à leurs enfants ; dans tous les
cas, l’intérêt des enfants est la considération
primordiale ».
24. Dans la Résolution (78) 37 adoptée par le
Comité des Ministres du Conseil
de l’Europe le 27 septembre 1978, sur l’égalité des époux en droit
civil, il est recommandé aux États parties, au point 17, « de considérer la possibilité de prendre les mesures
nécessaires afin d’accorder
aux deux époux des droits
égaux en ce qui concerne l’attribution
du nom de famille [à ses] enfants
(...) ».
25. La Recommandation
1271 (1995) de l’Assemblée parlementaire,
relative aux discriminations
entre les hommes et les femmes pour le choix du nom
de famille et la transmission du
nom des parents
aux enfants, rappelle dans son paragraphe 1 que « le nom
est un élément qui caractérise
l’identité des personnes et dont le choix revêt à ce titre une importance considérable ».
Elle considère ainsi la perpétuation de discriminations entre les hommes
et les femmes dans ce domaine comme étant
inacceptable. Parallèlement,
l’Assemblée exhorte les États membres
du Conseil de l’Europe à « aligner leur
législation en conformité avec les grands
principes d’égalité » (paragraphe
2).
26. La requérante se plaint qu’en l’absence de consentement des deux parents, la législation espagnole applicable à l’époque des faits imposait que le nom de famille
du père soit
donné en premier à l’enfant.
De son point de vue, la question
devrait être décidée au cas
par cas, en prenant compte des circonstances
ayant entouré la grossesse et la naissance de
l’enfant. Elle invoque l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention,
ainsi libellés :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de
sa correspondance.
2. Il ne peut y
avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette
ingérence est prévue par la
loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien‑être
économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention
doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race,
la couleur, la langue, la religion,
les opinions politiques ou toutes autres
opinions, l’origine nationale ou
sociale, l’appartenance à une minorité
nationale, la fortune, la naissance
ou toute autre situation. »
- Sur la recevabilité
- Non-épuisement des voies de recours internes
27. Le Gouvernement
excipe du non-épuisement, sur la base de plusieurs
motifs. Premièrement, il prétend que la requérante n’aurait soulevé aucune allégation en première instance concernant l’ordre dans lequel les
noms de famille de sa fille devraient figurer. De plus, il soutient que ni l’article 14 de la
Convention ni la disposition équivalente
de la Constitution espagnole
(article 14) auraient été évoquées par la requérante en première instance. Aucune allusion n’aurait été faite
non plus à l’article 8 de la Convention ni à son équivalent dans la Constitution espagnole (article 18) que ce soit devant l’Audiencia
Provincial, le Tribunal Suprême ou le Tribunal Constitutionnel.
28. En outre,
l’État défendeur affirme que lorsque
la requérante saisit le Tribunal Suprême et le Tribunal Constitutionnel, elle omit de justifier l’intérêt en cassation (interés casacional) devant le Tribunal Suprême et l’importance constitutionnelle spéciale devant le Tribunal Constitutionnel.
29. Le Gouvernement
considère enfin que la requérante aurait saisi les
tribunaux en se plaignant
non de l’application d’un article
portant atteinte à ses droits mais de l’application d’un article qui selon elle se révéla contraire aux valeurs
constitutionnelles. Il s’agissait
partant d’une allégation basée sur une possible violation des droits in
abstracto à laquelle
les tribunaux espagnols ne pouvaient pas répondre.
30. De son côté,
la requérante affirme avoir soulevé la question relative à l’ordre des noms de famille
en première instance. Ainsi,
elle précise que toute réclamation de paternité devant un tribunal espagnol implique forcement la détermination des noms de famille pour leur inscription dans l’état civil.
En conséquence, en s’opposant
d’emblée à la demande de reconnaissance
de paternité, elle s’opposait
également à ce que l’enfant
porte le nom du demandeur en premier.
31. Concernant
le recours d’amparo introduit
auprès du Tribunal Constitutionnel, la requérante assure avoir rempli l’exigence relative à l’importance constitutionnelle spéciale. Elle observe qu’au moment d’introduire son amparo la jurisprudence de la haute juridiction
y relative n’était pas
encore suffisamment établie,
ce qui justifiait une interprétation
moins rigoureuse à ce sujet. De ce fait, un paragraphe spécifique n’était pas nécessaire tant que, comme
en l’espèce, les raisons appuyant l’importance constitutionnelle spéciale découlent de l’ensemble du récit lui-même.
a) Sur
la question de l’ordre des noms de famille
dans la procédure
32. La Cour est
d’avis que, lorsque la requérante s’opposa à la reconnaissance de paternité du père,
elle s’opposa de manière
implicite au changement des noms de famille
de l’enfant. De plus, la Cour note qu’une opposition à l’ordre des noms
de famille sans encore connaître
la décision relative à la paternité
de l’enfant aurait été prématurée. Ce n’est qu’une fois que la paternité de l’enfant fut établie dans
la procédure que la mère eut l’occasion
de se plaindre de l’ordre des noms de famille.
L’exception du Gouvernement à ce sujet doit ainsi
être rejetée.
b) Sur
l’absence d’allégation des articles 8 et 14 de la
Convention devant les juridictions internes
33. La requérante
a invoqué l’article 14 de
la Constitution dans son recours d’amparo auprès
du Tribunal constitutionnel. S’agissant de l’article 8, bien qu’elle n’ait pas
invoqué cette disposition de manière expresse auprès des juridictions internes, les faits
dont elle se plaint (choix
de l’ordre des noms de famille de sa fille) sont susceptibles
d’entrer dans le champ d’application de l’article 8 dans son aspect « vie privée et familiale »
(voir, pour ce qui est du choix du nom
de famille des
enfants, Cusan et Fazzo
c. Italie, no 77/07, §§ 56-57, 7 janvier
2014, Bijleved c. Pays-Bas (déc.), no 42973/98, 27 avril 2000, et G.M.N.
et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001).
34. La Cour rappelle que la condition concernant l’épuisement des voies de recours internes doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme
excessif » ; en effet,
elle se trouve satisfaite si l’intéressé a soulevé devant les autorités
nationales « au moins en substance, et dans les conditions
et délais prescrits par le droit interne » les griefs qu’il entend
formuler par la suite devant
la Cour (Fressoz et Roire c.
France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999‑I, et Akdivar et autres
c. Turquie, 16 septembre
1996, pp. 1210-1211, §§ 65-69, Recueil
des arrêts et décisions 1996-IV). Les
griefs soulevés par la requérante portant sur la suprématie injustifiée et arbitraire du nom
de famille du père sur celui de la mère, son grief tiré de l’article 14 doit être considéré
en substance comme un grief soulevé sous
l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8. La Cour observe au demeurant
que cette question n’est pas décisive dans la présente affaire, dans la mesure où le bien-fondé
du motif d’irrecevabilité du recours d’amparo fera l’objet
d’un examen approfondi dans
les paragraphes ci-dessous.
c) Sur
l’intérêt en cassation et
l’importance constitutionnelle
spéciale
35. Pour ce qui est de l’allégation du Gouvernement
relative à l’absence de justification
de l’intérêt en cassation dans le pourvoi formé par la requérante auprès du Tribunal
suprême, la Cour se réfère aux paragraphes 36 à 41
ci-dessous et note qu’elle n’est pas
appelée à se prononcer sur
le fait de savoir si le motif d’irrecevabilité
du pourvoi en cassation peut conduire à l’irrecevabilité de la
présente requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Elle observe en outre que dans
son arrêt du 25 octobre 2012 le Tribunal constitutionnel reprocha à la requérante l’insuffisante justification de l’importance constitutionnelle spéciale de son
recours d’amparo, sans se référer
à une éventuelle absence d’épuisement préalable auprès du Tribunal
suprême et rappelle qu’il serait trop formaliste d’exiger des intéressés
qu’ils usent d’un recours que même
la juridiction suprême du pays ne les obligeait
pas à exercer (voir, mutatis mutandis, D.H. c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 117 et 118). La Cour juge ainsi
qu’il convient de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
36. S’agissant
à présent de la justification
de l’importance constitutionnelle
spéciale du recours d’amparo, la Cour
a déjà eu l’occasion de se prononcer sur cette exigence prévue à l’article
49 § 1 de LOTC (voir à cet
égard, Morales Rodríguez et Vázquez Moreno c. Espagne, nos 3696/16 et 4503/16, §§ 28 et ss, 24
novembre 2020, Haddad c. Espagne, n° 16572/17, arrêt du 18 juin 2019, Saber et Boughassal
c. Espagne, n° 76550/13 et 45938/14, arrêt du 18 décembre 2018 et Arribas Antón v.
Spain, no. 16563/11, 20 Janvier 2015, ainsi que Alvarez Juan c.
Espagne (déc.), no 33799/16, 29 septembre 2020). Elle renvoie aux principes établis
dans les arrêts et décision précités.
37. Dans la présente affaire il ne s’agit pas, comme dans
l’arrêt Arribas
Anton, précité, de savoir
si le recours d’amparo introduit par la requérante revêtait ou non une importance constitutionnelle spéciale. En effet, se tournant sur les faits présentés devant elle, la Cour observe que le recours a été déclaré irrecevable conformément à l’article 49 § 1
de la LOTC (paragraphe 13 ci-dessus),
qui impose aux requérants
la charge de justifier l’importance constitutionnelle spéciale de leurs recours.
38. Il conviendra
ainsi d’examiner en l’espèce dans quelle mesure la requérante s’est acquittée de cette charge dans le texte de son recours et si une éventuelle
défaillance peut conduire à
l’irrecevabilité de la requête
pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, à cet égard, les
arrêts Haddad et Saber
et Boughassal, et la décision Alvarez
Juan, précités). La Cour
prend tout d’abord note des expressions utilisées par la requérante (paragraphe 9 ci-dessus). Bien qu’elles ne se retrouvent pas dans une section spécifique consacrée à la pertinence constitutionnelle, de leur lecture la Cour peut accepter
que la requérante réalisa un « effort
d’argumentation » pour justifier
la spécificité de ses allégations et ne se borna pas à reproduire les allégations de violation de ses droits fondamentaux (voir a contrario, Morales Rodríguez et Vázquez Moreno, précité,
§ 40).
39. La Cour prend également en considération le fait que la requérante introduisit son recours d’amparo en
novembre 2009, seulement quelques
mois après l’arrêt du Tribunal
constitutionnel no 155/2009 du
25 juin 2009 (voir Alvarez
Juan, décision précitée,
§ 28). Cet arrêt précisa davantage les exigences légales
sur la justification de la pertinence
constitutionnelle. De plus, le fait
que le Tribunal constitutionnel eût rendu un arrêt en l’espèce, concluant à l’irrecevabilité du recours d’amparo en raison
du non-respect de l’exigence de justification de l’importance constitutionnelle spéciale du recours,
renforce l’argument, soulevé par le ministère public dans son argumentation auprès du Tribunal
constitutionnel, de l’absence
de jurisprudence constitutionnelle
bien établie à l’époque des faits.
40. À la lumière de ce qui précède la Cour constate que la requérante a fait des efforts
pour tenter de se conformer
à l’exigence de justifier
l’importance constitutionnelle
spéciale de son recours.
Elle estime ainsi qu’elle a fourni aux juridictions internes et en dernier ressort au Tribunal constitutionnel
l’occasion de remédier à la
violation alléguée.
41. Eu égard aux circonstances particulières de la présente
affaire, la Cour considère que celle-ci ne peut être déclarée irrecevable
pour non-épuisement des voies de recours internes. Elle rejette ainsi l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard (voir, a
contrario, Alvarez Juan, décision précitée, §§ 51 et ss.)
- Requête essentiellement identique à
une requête précédente
42. Le Gouvernement
soutient que la présente requête soulève une question substantiellement identique à
celle qui donna lieu à la décision
d’irrecevabilité du 27 d’avril 2000 dans l’affaire Bijleveld c. Pays-Bas (déc.), no 42973/98, 27 avril 2000.
43. La requérante
ne présente pas d’observations sur ce point.
44. La Cour rappelle qu’aux fins de déterminer si une requête « est essentiellement
[la] même qu’une requête précédemment examinée par la Cour (...) »
conformément à l’article
35 § 2 b) de la Convention, elle vérifie si
les deux requêtes dont elle a été saisie ont trait essentiellement à la même personne, aux mêmes
faits et aux mêmes griefs (Amarandei et autres c. Roumanie, no 1443/10, §§ 106-111, 26 avril 2016, Vojnović
c. Croatie (déc.),
no 4819/10, § 28, 26 juin 2012, et Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02,
§ 63 CEDH 2009). Le premier élément ne se
trouvant pas rempli en l’espèce, il convient donc d’écarter cette exception
du Gouvernement.
- Absence de qualité de victime
45. Le Gouvernement
considère que la requérante n’est pas titulaire des droits
qu’elle invoque, car ce ne sont pas ses
noms de famille mais ceux de sa fille qui sont en jeu. Le droit aux noms de famille
et à leur ordre dans la composition du nom appartient
exclusivement à sa fille.
46. La requérante
ne s’est pas prononcée à ce
sujet.
47. En l’espèce,
les juridictions internes ont constamment
reconnu le locus
standi à la requérante
dans la procédure relative
à la contestation du refus d’attribuer à la mineure son nom de famille en premier. Il convient également de rappeler que la Cour a affirmé
que le choix du prénom de l’enfant par ses parents entre
dans la sphère privée de ces derniers (voir,
notamment, Guillot c. France, 24 octobre
1996, § 22, Recueil 1996-V,
et Johansson c. Finlande, no 10163/02,
§ 28, 6 septembre 2007). Il en va de même en ce qui concerne le nom de
famille (voir Cusan et Fazzo, précité, § 56).
48. La Cour rejette par conséquent l’exception soulevée par le Gouvernement.
- Conclusion
49. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour
la déclare recevable.
- Sur le fond
a) La
requérante
50. La requérante
précise qu’elle ne s’oppose
pas au fait
que l’enfant soit inscrit avec les
deux noms de famille et souligne qu’elle ne remet pas en question le droit des deux
parents à voir refléter leurs origines familiales dans les noms
de leur enfant.
51. Elle dit contester uniquement le fait qu’en cas
de désaccord entre les parents la loi prévoie, sur le seul fondement du genre, l’inscription
avec le nom de famille du père
en priorité face à celui de
la mère, sans possibilité
de révision et sans tenir compte des circonstances
particulières de l’affaire.
52. Ces éléments rendraient évidente l’existence de discrimination dans la rédaction de l’article 194 du Règlement pour l’application de la loi relative
à l’état civil. Selon la requérante, il s’agit sans doute d’un vestige discriminatoire de la législation
des années 50 qui impose cette préférence archaïque. Elle en veut pour preuve que la loi
relative à l’état civil et
son règlement furent promulgués à une époque où la législation favorisait indubitablement l’homme face à la
femme et renforçait les droits du père
par rapport à ceux de la mère.
53. La requérante
rappelle également que la nouvelle loi relative à l’état civil (loi
20/2011 du 21 juillet 2011)
prévoit qu’en cas de désaccord entre les parents
il appartient au juge chargé de l’état civil de décider
de l’ordre des noms de famille, sur la base de
l’intérêt supérieur de
l’enfant (paragraphe 19 ci-dessus).
C’est-à-dire, le législateur espagnol
lui-même a considéré qu’il fallait remédier
à la situation discriminatoire existante
au moment des faits de l’espèce reposant sur un modèle patriarcal et obsolète de famille.
54. Pour ce qui est de la sécurité juridique et le bien-être de l’enfant comme raisons suffisantes pour imposer le nom du père comme
premier nom de famille, la requérante fait valoir qu’il n’y
a rien d’avantageux pour
l’enfant de porter le nom
de quelqu’un qui n’a jamais
habité dans la maison où l’enfant réside depuis sa naissance. En outre, elle considère qu’évoquer la sécurité juridique ne justifie pas la discrimination dénoncée.
b) Le
Gouvernement
55. Le Gouvernement
affirme qu’aucune discrimination fondée sur le sexe ne peut être
décelée en matière des noms de famille
dans le droit espagnol, ni à la date des faits de l’espèce ni dans l’actualité, dans la mesure où, si les
deux filiations sont déterminées, les nouveau-nés portent les noms
de famille des deux lignées familiales
d’origine.
56. Le Gouvernement
indique également qu’il n’y a pas
de discrimination concernant
l’ordre dans lequel doivent figurer les noms
de famille car la loi permet que cet
ordre soit librement déterminé d’un commun accord par les parents. Ce n’est qu’en cas de désaccord
que la loi fixe cet ordre,
pour des raisons d’intérêt public à savoir la protection des mineurs et la sécurité juridique. La loi espagnole offre en conséquence
une solution provisoire à défaut d’accord entre les parents
et jusqu’à ce que les enfants atteignent leur majorité, dans l’intérêt de l’enfant, ce
qui rend la mesure proportionnée au but visé. Si l’attribution des noms de famille n’était pas automatique,
il pourrait différer entre les frères
et sœurs des mêmes parents et la prolongation d’une éventuelle
situation litigieuse quant
à l’ordre des noms de famille pendant un laps de temps plus ou moins prolongé
pourrait engendrer des problèmes pour les droits personnels
du mineur.
57. Finalement,
le Gouvernement considère qu’en tout état de cause la législation espagnole en vigueur à l’époque des faits rentrait dans la marge d’appréciation que la Cour reconnaît aux États parties, sur la base
d’un fondement objectif et
d’intérêt public (Bijleveld, précité). En particulier, il observe que le changement de la législation
interne pour ce qui est de l’attribution des noms de famille,
concrétisé par la Loi 20/2011 du
21 juillet 2011, n’implique
pas que la réglementation existante à
l’époque des faits de l’espèce était contraire
à la Convention. Pour lui, l’État aurait
choisi, en exercice de sa marge d’appréciation, entre deux possibilités
conformes à la Convention.
- Appréciation de
la Cour
a) Sur
l’applicabilité de l’article
14 de la Convention combiné avec
l’article 8
58. L’objet de
la présente requête étant la prétendue discrimination à l’encontre de la
requérante, du fait de l’ordre d’attribution des noms de famille de sa fille mineure, la Cour est d’avis que l’article 14 de la Convention
combiné avec l’article 8 trouvent à s’appliquer (voir, entre autres, Ünal Tekeli, précité, § 42, CEDH 2004‑X, Losonci
Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 26, 9 novembre
2010, et Garnaga c. Ukraine, no 20390/07,
§ 36, 16 mai 2013).
b) Sur
l’observation de l’article
14 de la Convention combiné avec
l’article 8
- Principes généraux
59. La Cour renvoie aux principes
généraux établis dans l’affaire Cusan
et Fazzo, précitée,
§§ 58-61.
- Application des principes généraux en l’espèce
α) Sur l’existence
d’une distinction de traitement
entre des personnes placées dans des situations analogues
60. La Cour note que la règle en vigueur à l’époque des faits prévoyait qu’en cas de désaccord
entre les parents, c’était automatiquement le nom de famille du père
qui était donné à l’enfant.
Cette règle se dégageait de plusieurs dispositions de droit interne (articles 109 du Code civil et 194 du Règlement sur l’état civil).
61. Il est vrai, comme le souligne le Gouvernement, que l’article 194 du Règlement pour l’application de la loi relative
à l’état civil a été modifié par la loi 20/2011, qui prévoit qu’en cas de désaccord
entre les parents il appartient au juge chargé
de l’état civil de décider sur l’ordre d’attribution des noms de famille de l’enfant, en prenant comme critère
principal l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables
à la fille de la requérante,
qui à ce jour a seize ans. En outre, l’application automatique de la législation précédente n’a pas permis au
juge de prendre en considération les plaintes de la requérante sur les circonstances concrètes du cas
d’espèce, par exemple, l’insistance initiale de J.S.T.S.
pour la convaincre d’interrompre
la grossesse, ou encore le fait que l’enfant portait les noms
de famille de la mère depuis sa naissance et pendant
plus d’un an, faute de reconnaissance
immédiate du père (paragraphes 5 et 6 ci-dessus).
62. À la lumière de ce qui précède, la Cour est d’avis qu’en l’espèce, deux individus
placés dans une
situation analogue, à savoir
la requérante et le père de
l’enfant, ont été traitées de manière différente sur la base d’une distinction
fondée exclusivement sur le
sexe.
β) Sur le point de savoir s’il existait
une justification objective
et raisonnable
63. En l’espèce,
la tâche de la Cour ne consistera pas à déterminer en sa généralité si le système des
noms utilisé en Espagne était conforme à la
Convention ou non, mais elle devra
se pencher sur le fait de savoir si la « distinction
de traitement » fondée
sur le sexe, qui comportait,
à l’époque des faits, le choix du nom
de famille du père en cas de désaccord entre les parents, est contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
64. Si une politique
ou une mesure générale a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de
personnes, la possibilité qu’elle soit considérée
comme discriminatoire ne peut être exclue
même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (voir, mutatis mutandis, McShane c. Royaume-Uni,
no 43290/98, § 135, 28 mai 2002). De plus, seules
des considérations très fortes peuvent
amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence
de traitement exclusivement
fondée sur le sexe (Willis
c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 39, CEDH
2002‑IV, Schuler-Zgraggen c.
Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A
no 263, et Losonci Rose et Rose,
précité, § 80).
65. Il appartenait
aux autorités nationales de ménager en l’espèce un juste équilibre dans la mise en balance
des différents intérêts en jeu qui étaient,
d’une part, l’intérêt privé de la requérante
à inverser le nom de famille de sa fille et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.
66. Force est de constater
que le contexte social actuel en Espagne ne correspond pas à celui existant au moment de l’adoption de la loi
en vigueur applicable au cas d’espèce.
Ainsi, plusieurs changements sociaux ont traversé le pays depuis les
années 50, qui ont permis d’aligner la législation interne avec les instruments internationaux en vigueur et d’abandonner le concept patriarcal
de famille prédominant par
le passé. L’Espagne, membre du Conseil
de l’Europe depuis le 24 novembre 1977, a rempli ses engagements à cet égard et a adopté de nombreuses mesures visant l’égalité entre les hommes
et les femmes dans la société espagnole, en accord avec les
résolutions et recommandations
adoptées au sein de l’Organisation (paragraphes 24-25 ci-dessus). La Loi organique 3/2007 du 22 mars 2007, pour l’égalité effective
entre hommes et
femmes ou la création de la commission interministérielle d’égalité entre
hommes et femmes, réglementé
par le Décret Royal 1370/2007 du
19 octobre 2007 constituent
des exemples de cette évolution (paragraphes 20 et 21 ci-dessus).
Par ailleurs, la modification
introduite par la loi
20/2011 invoquée par le Gouvernement
dans le cas d’espèce (paragraphe 57 ci-dessus) traduit une avancée significative. Dans la préface de cette loi, le législateur considéra la modification de cet article comme
une manière de rapprocher
la loi à la nouvelle réalité
sociale en Espagne, privilégiant
l’achèvement de l’égalité sur le maintien
des traditions pouvant l’entraver. La Cour prend note de cette évolution, mais constate que c’est bien l’article 194 du Règlement pour l’application de
la loi relative à l’état civil qui s’applique au cas d’espèce et rappelle que des
références aux traditions présupposées d’ordre général ou
attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays
donné ne suffissent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06,
§ 127, CEDH 2012 (extraits), Yocheva et Ganeva c. Bulgarie, nos 18592/15 et 43863/15, § 102, 11
mai 2021, et Ünal Tekeli, précité § 63).
67. Le Gouvernement
écarte l’existence de discrimination au motif que la fille
de la requérante pourra, si
elle le souhaite, modifier
l’ordre de ses noms de famille une fois qu’elle aura atteint ses 18 ans. Outre
l’impact certain qu’une mesure d’une telle durée peut avoir
sur la personnalité et l’identité
d’une mineure qui devra porter en premier le nom de famille d’un père avec qui elle n’est liée que de manière biologique, la Cour ne peut négliger les
répercussions dans la vie
de la requérante : en tant
que son représentant légal partageant la vie de sa fille depuis la naissance de cette dernière, la requérante pâtit au quotidien
des conséquences de la discrimination provoquée par l’impossibilité de modifier le nom de famille de son enfant. Il y a lieu de rappeler
ici qu’il faut distinguer les effets de la détermination du nom à la naissance
de la possibilité de changer
de nom au cours de la vie (voir Cusan et Fazzo, précité, § 62).
68. Le caractère
automatique de l’application
de la loi en cause, qui a empêché
les juridictions de prendre en compte les circonstances particulières du cas d’espèce (paragraphe
61 ci-dessus) ne trouve pas, aux yeux
de la Cour, de justification
valable du point de vue de la Convention. Si la règle
voulant que le nom du père
soit attribué en premier en
cas de désaccord des parents peut
se révéler nécessaire en pratique
et n’est pas forcément en contradiction avec la Convention
(voir, mutatis
mutandis, Losonci Rose et Rose, précité,
§ 49), l’impossibilité d’y déroger
est excessivement rigide et discriminatoire
envers les femmes (Cusan et Fazzo, précité, § 67). La Cour partage ainsi l’avis
du ministère public exprimé dans son mémoire auprès du Tribunal constitutionnel
(paragraphe 12 ci-dessus).
69. Enfin, si la sécurité juridique peut être manifestée par le choix de placer le nom du père
en premier, elle peut aussi
bien être manifestée par le nom de la mère (Burghartz c.
Suisse, 22 février 1994, § 28, série A no 280‑B).
γ) Conclusion
70. En conclusion,
la Cour estime que les raisons
avancées par le Gouvernement
ne s’avèrent pas suffisamment objectives et raisonnables pour justifier la différence de traitement subie par la requérante. Il y a donc eu
violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
- SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 12 À LA CONVENTION
71. La requérante se plaint que le refus d’inverser les noms
de famille de sa fille mineure constitue une discrimination contraire à l’article 1 du Protocole
no 12 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée,
sans discrimination aucune,
fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la
langue, la religion, les
opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine
nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute
autre situation.
2. Nul ne peut faire l’objet
d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit fondée
notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1. »
72. Les parties réitèrent leurs arguments exposés aux paragraphes 50 à 57 ci-dessus concernant l’article 14 combiné avec l’article 8 de la
Convention.
73. Eu égard au constat auquel
la Cour est parvenue ci-dessus sous l’angle
des articles 14 et 8 de la
Convention, elle juge superflu de
rechercher séparément si,
en l’espèce, il y a également eu violation
de l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention (Guberina c. Croatie,
no 23682/13, § 107, 22 mars 2016).
- SUR L’APPLICATION
DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
74. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il
y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il
y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
75. La requérante
demande 10 000 euros
(EUR) au titre du dommage moral et la souffrance psychique qu’elle estime avoir subi.
76. Le Gouvernement
s’oppose à cette réclamation.
77. La Cour considère que l’intéressée a subi un préjudice moral qui ne saurait être réparé par le seul constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Elle décide
ainsi d’octroyer à la requérante la somme demandée, soit 10 000 EUR
pour dommage moral, plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt.
- Frais et dépens
78. La requérante,
produisant une facture pro
forma, réclame 17 575 EUR au titre des frais
et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les
juridictions internes et
6 278,22 EUR au titre
de ceux qu’elle a engagés aux fins
de la procédure menée devant la Cour.
79. Le Gouvernement
estime que ce montant est excessif.
80. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable
de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents
en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable
d’allouer à la requérante la somme de 23 853,22 EUR tous
frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette
somme à titre d’impôt.
- Intérêts moratoires
81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Déclare les griefs concernant l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention recevables ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;
- Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et
le bien-fondé des griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention ;
- Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, les sommes
suivantes :
- 10 000 EUR
(dix mille euros) pour dommage
moral ;
- 23 853,22 EUR
(vingt-trois mille huit
cent cinquante-trois euros
et vingt-deux centimes)
pour frais et dépens ;
- plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur lesdites sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 octobre 2021, en application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Milan
Blaško Georges
Ravarani
Greffier Président