Cour europĂ©enne des droits de lâhomme
DEUXIĂME SECTION
AFFAIRE VEDAT ŞORLİ c. TURQUIE
(RequĂȘte no 42048/19)
ARRĂT
Art 10 âą LibertĂ© dâexpression
⹠Diverses mesures pénales pour insulte au Président de la République
pour des publications diffamatoires partagées sur
Facebook âą Effet dissuasif
de la peine de prison assortie dâun sursis au prononcĂ© du
jugement durant cinq ans âą Application dâune disposition spĂ©ciale prĂ©voyant une protection accrue du PrĂ©sident
en matiĂšre dâoffense non conforme Ă la Convention et
Ă lâintĂ©rĂȘt dâun Ătat de protĂ©ger la rĂ©putation de son
chef ⹠Proportionnalité
Art 46 ⹠Mesures générales ⹠Mise en conformité de
la disposition spĂ©ciale avec lâarticle 10 constituant une forme appropriĂ©e
de réparation
STRASBOURG
19 octobre 2021
Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă lâarticle 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En lâaffaire Vedat Şorli
c. Turquie,
La
Cour europĂ©enne des droits de lâhomme (deuxiĂšme section), siĂ©geant en une Chambre composĂ©e de :
Jon Fridrik KjÞlbro, président,
Carlo Ranzoni,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet YĂŒksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu :
la requĂȘte (no 42048/19) dirigĂ©e contre la
RĂ©publique de Turquie et dont un ressortissant
de cet Ătat, M. Vedat Şorli (« le requĂ©rant ») a saisi la Cour en vertu de lâarticle 34 de la
Convention de sauvegarde des
droits de lâhomme et des libertĂ©s fondamentales
(« la Convention ») le 10 juillet
2019,
la dĂ©cision de porter la requĂȘte Ă la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus dâİfade ĂzgĂŒrlĂŒğĂŒ Derneği (Association
de la libertĂ© dâexpression), que
le Président de la section avait autorisée à se porter tierce intervenante
(article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du RÚglement de la Cour),
AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2021,
Rend lâarrĂȘt que voici, adoptĂ©
Ă cette date :
INTRODUCTION
1. Lâaffaire concerne la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre le requĂ©rant, Ă
lâissue de laquelle il a Ă©tĂ© condamnĂ©
Ă une peine dâemprisonnement
deonze mois et vingt jours avec sursis au prononcé
du jugement, du chef dâinsulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique en raison de deux contenus partagĂ©s par lâintĂ©ressĂ© sur son compte
Facebook.
2. Le requérant
est nĂ© en 1989 et rĂ©side Ă Istanbul. Il est reprĂ©sentĂ© par Me İ.
Akmeşe, avocat.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par M. Hacı Ali AçıkgĂŒl, directeur du service des droits de lâhomme auprĂšs du
ministre de la Justice de Turquie, co-agent de la Turquie auprĂšs de la Cour europĂ©enne des droits de lâhomme.
- LA PROCĂDURE
PĂNALE DILIGENTĂE CONTRE LE REQUĂRANT EN RAISON DES CONTENUS PUBLIĂS SUR
SON COMPTE FACEBOOK
4. Le 20 décembre
2016, le département de la communication
et de lâĂ©lectronique de la direction
de la sĂ»retĂ© dâIstanbul reçut
une dénonciation portant
sur les contenus partagés sur le compte Facebook du requérant.
5. Le 31 janvier
2017, aprÚs avoir effectué une investigation sur les sources ouvertes, les policiers du
département de la lutte
contre le terrorisme Ă©tablirent
un rapport dâenquĂȘte. Ce rapport exposait,
entre autres, les deux contenus
suivants, partagés sur le compte Facebook du requérant :
- Le premier contenu, partagĂ© par lâintĂ©ressĂ© le 10 octobre 2014, consistait en une
caricature sur laquelle apparaissait
lâex-prĂ©sident amĂ©ricain,
Barack Obama, en train dâembrasser
le Président de la République turque,
illustrĂ© en tenue de femme. Sur une bulle de conversation placĂ©e au-dessus de lâimage du PrĂ©sident de la RĂ©publique, il Ă©tait
écrit en kurde « Tu vas enregistrer le titre de propriété de la Syrie à mon nom,
mon cher
mari ? ».
- Le deuxiĂšme contenu, partagĂ© par lâintĂ©ressĂ© le 15 mars 2016, contenait les photos
du Président de la
RĂ©publique et de lâex-Premier ministre de Turquie en
dessous desquelles Ă©tait Ă©crit le commentaire suivant : « Que votre pouvoir sâalimentant du sang
sâenfonce au fond de la terre / Que vos siĂšges que
vous solidifiez Ă force de prendre des vies
sâenfoncent au fond de la terre / Que vos vies luxueuses
que vous vivez avec les
rĂȘves que vous volez sâenfoncent
au fond de la terre / Que votre présidence,
votre pouvoir, vos ambitions sâenfoncent au fond
de la terre ».
6. Le 18 mai 2017, soupçonné
dâavoir commis les infractions dâinsulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique et
de propagande en faveur dâune organisation
terroriste par les contenus
publiés sur son compte
Facebook, le requĂ©rant fut placĂ© en garde Ă vue. Le lendemain, le juge dâinstance pĂ©nal de Bakırköy ordonna Ă deux reprises le placement en dĂ©tention provisoire du requĂ©rant
dans deux dossiers séparés concernant ces deux infractions.
7. Le 11 juillet
2017, le procureur de la RĂ©publique de Bakırköy inculpa le requĂ©rant dâinsulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique en raison des deux
contenus Facebook susmentionnés.
8. Ă lâissue
dâune audience tenue le 21 juillet 2017, le tribunal correctionnel de Bakırköy (« le tribunal correctionnel ») dĂ©cida de la remise en libertĂ© du
requĂ©rant dans le cadre de la procĂ©dure relative Ă
lâinfraction dâinsulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique. NĂ©anmoins, comme lâintĂ©ressĂ© restait toujours dĂ©tenu dans le cadre de la procĂ©dure relative Ă lâinfraction
de propagande en faveur dâune organisation
terroriste, il ne fut pas libéré.
9. Ă la mĂȘme
audience, le tribunal correctionnel
reconnut le requĂ©rant coupable de lâinfraction dâinsulte au PrĂ©sident
de la RĂ©publique et le condamna Ă une peine dâemprisonnement dâonze mois et vingt jours en application de lâarticle 299 § 1 du code pĂ©nal. Elle considĂ©ra toutefois que, en vertu de lâarticle 231 du code de procĂ©dure pĂ©nale (paragraphe 15 ci-dessous), il convenait
de surseoir au prononcé du jugement pendant
cinq ans, prĂ©cisant quâaucune obligation ne devait ĂȘtre imposĂ©e au requĂ©rant durant cette pĂ©riode
et que, en lâabsence de commission dâune infraction volontaire pendant cette pĂ©riode, la peine prĂ©vue par le jugement dont
le prononcé avait été suspendu devait
ĂȘtre annulĂ©e et
lâaffaire radiĂ©e.
La motivation de ce jugement se lit comme suit :
« (...)
MĂȘme si lâaccusĂ© et son avocat ont indiquĂ©
que les contenus
en question partagés sur
Facebook ne réunissaient pas
les Ă©lĂ©ments constitutifs de lâinfraction dâinsulte, quâils Ă©taient couverts pas la libertĂ© dâexpression et quâils constituaient [seulement] des critiques acerbes et blessantes, notre tribunal considĂšre que ces contenus
visaient Ă porter atteinte Ă lâhonneur, Ă la dignitĂ© et Ă la rĂ©putation du plaignant (...) Les contenus que
lâaccusĂ© a partagĂ©s sur son
compte Facebook sont de
nature Ă lĂ©ser lâhonneur,
la dignité et la réputation
du Président de la
RĂ©publique. Il nâest pas possible
de considérer que ces contenus soient
protĂ©gĂ©s par la libertĂ© dâexpression
de lâaccusĂ© (...) Comme les contenus ne constituaient pas un Ă©change dâidĂ©es sur une question dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et quâils ont Ă©tĂ© partagĂ©s
sur un réseau social visible
de tous, il est jugĂ© quâils dĂ©passaient
les limites de la critique et quâils ne pouvaient ĂȘtre regardĂ©s comme couverts par la libertĂ© dâexpression.
(...) »
10. Le 20 septembre
2017, la cour dâassises de Bakırköy rejeta lâopposition formĂ©e par le requĂ©rant contre la dĂ©cision du tribunal correctionnel
en considérant que la décision de sursis au prononcé du
jugement rendue Ă lâĂ©gard du requĂ©rant
était conforme à la procédure
et Ă la loi, que la motivation de cette dĂ©cision correspondait au contenu du dossier et quâil nây avait
aucune impertinence dans cette décision
au regard des conditions prĂ©cisĂ©es Ă lâarticle 231 du code de procĂ©dure pĂ©nal.
- LE RECOURS
INDIVIDUEL INTRODUIT PAR LE REQUERANT DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
11. Le 3 novembre 2017, le requĂ©rant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il soutint que sa mise en dĂ©tention provisoire pendant deux mois et deux jours, sa condamnation Ă onze mois et vingt jours dâemprisonnement et
son placement sous surveillance
pendant cinq ans en application de la décision de sursis au prononcé
du jugement en raison des contenus
publiés sur son compte
Facebook, qui constituaient selon
lui une expression dâopinions sur les
sujets dâactualitĂ© politique, portaient atteinte Ă son droit Ă la libertĂ©
dâexpression.
12. Le 21 mars
2019, la Cour constitutionnelle
déclara le recours individuel du requérant
irrecevable pour défaut
manifeste de fondement en estimant
que les allégations
de lâintĂ©ressĂ©e Ă©taient
non-étayées.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE
ET INTERNATIONAL PERTINENT
- LA LĂGISLATION
NATIONALE
- Le Code PĂ©nal
13. Lâarticle
125 du code pénal (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur
le 1er juin 2005), intitulé
« insulte », se lit comme suit :
« (1) Quiconque attribue un acte ou un fait concret
à autrui de maniÚre à porter atteinte à son honneur, à sa dignité et à sa réputation ou attaque
lâhonneur, la dignitĂ© et la
rĂ©putation dâautrui par des injures sera puni dâune peine dâemprisonnement allant de trois mois Ă deux
ans ou dâune amende judiciaire.
(...)
(3) Le plancher de la peine ne sera pas infĂ©rieur Ă un an dâemprisonnement
dans le cas oĂč le dĂ©lit dâinsulte
est commis :
a) contre un agent public en raison de sa fonction,
(...) »
14. Lâarticle
299 du code pénal, intitulé « Insulte
au Président de la
République », est ainsi libellée :
« (1) Quiconque insulte le Président de la
RĂ©publique sera punie dâune peine
dâemprisonnement allant
dâun Ă quatre ans.
(2) Si ce délit est commis
en public, la peine est augmentée
dâun sixiĂšme.
(3) La poursuite de ce dĂ©lit est subordonnĂ©e Ă lâautorisation du ministre de la
Justice. »
- Lâarticle 231 du code de procĂ©dure pĂ©nale
15. Pour lâarticle
231 du code de procédure pénale (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée
en vigueur le 1er juin
2005), prévoyant la mesure
de sursis au prononcé du jugement,
il est renvoyĂ© Ă lâarrĂȘt Kerman
c. Turquie (no 35132/05, § 25, 22 novembre 2016).
- LES TEXTES DU
CONSEIL DE LâEUROPE
- La Déclaration du Comité des Ministres sur la liberté du
discours politique dans les médias
16. La DĂ©claration
sur la liberté du discours politique dans les médias, adoptée
par le Comité des Ministres le 12 février 2004, est
ainsi libellĂ©e en ses parties pertinentes en lâespĂšce :
« Le Comité des Ministres du
Conseil de lâEurope,
(...)
Conscient que certains
systÚmes juridiques internes accordent encore des privilÚges juridiques aux personnalités politiques ou aux fonctionnaires
contre la diffusion dâinformations
et dâopinions les concernant
dans les mĂ©dias, ce qui nâest pas compatible avec le droit Ă la libertĂ© dâexpression
et dâinformation garanti par lâarticle 10 de la Convention ;
(...)
II. LibertĂ© de critique Ă
lâĂ©gard de lâĂtat ou des institutions publiques
LâĂtat, le gouvernement ou tout autre organe des
pouvoirs exécutif, législatif ou judiciaire
peuvent faire lâobjet de critiques dans les mĂ©dias.
En raison de leur position
dominante, ces institutions ne devraient
pas ĂȘtre protĂ©gĂ©es en tant que telles par le droit pĂ©nal contre les dĂ©clarations diffamatoires ou insultantes. Lorsque ces institutions bĂ©nĂ©ficient toutefois dâune telle protection, cette protection devrait ĂȘtre appliquĂ©e de façon trĂšs restrictive en Ă©vitant, dans tous
les cas, quâelle puisse ĂȘtre utilisĂ©e pour restreindre la libertĂ© de critique.
Les personnes reprĂ©sentant ces institutions restent par ailleurs protĂ©gĂ©es en tant quâindividus.
(...)
VI. Réputation des personnalités politiques et des fonctionnaires
Les personnalitĂ©s politiques ne devraient pas bĂ©nĂ©ficier dâune plus grande protection de leur rĂ©putation et de leurs autres droits que
les autres personnes, et des sanctions plus sĂ©vĂšres ne devraient donc pas ĂȘtre prononcĂ©es
en droit interne Ă lâencontre
des médias lorsque ces derniers
critiquent des personnalités politiques. Ce
principe sâapplique aussi aux
fonctionnaires ; des dérogations
ne devraient ĂȘtre admises que lorsquâelles
sont strictement
nécessaires pour permettre aux
fonctionnaires dâassurer le
bon exercice de leur fonction.
(...)
VIII. Voies de recours contre les violations par les médias
Les personnalitĂ©s politiques et les fonctionnaires ne devraient avoir accĂšs quâaux
voies de recours juridiques dont disposent les particuliers en cas de violation de leurs droits par les mĂ©dias. (...) La diffamation ou lâinsulte par les mĂ©dias ne devrait pas entraĂźner de peine de prison, sauf si cette peine
est strictement nécessaire et proportionnée
au regard de la gravité de la violation des droits ou
de la rĂ©putation dâautrui,
en particulier si dâautres droits fondamentaux ont Ă©tĂ© sĂ©rieusement
violés à travers des déclarations diffamatoires ou insultantes dans les médias, comme
le discours de haine. »
- La RĂ©solution no 1577 (2007) de lâAssemblĂ©e parlementaire du Conseil de lâEurope
17. La RĂ©solution
no 1577 (2007) de lâAssemblĂ©e parlementaire du Conseil de lâEurope, intitulĂ©e « Vers une dĂ©pĂ©nalisation de la diffamation »,
se lit comme suit en ses parties pertinentes en lâespĂšce :
« (...)
11. [LâAssemblĂ©e] constate avec une vive inquiĂ©tude que de nombreux Ătats membres prĂ©voient
des peines dâemprisonnement en cas de diffamation et que certains persistent Ă y recourir en pratique, par exemple lâAzerbaĂŻdjan et la Turquie.
(...)
13. Par conséquent,
lâAssemblĂ©e considĂšre que les peines
carcérales pour diffamation
devraient ĂȘtre abrogĂ©es sans plus de dĂ©lai. Elle
exhorte notamment les Ătats dont les lĂ©gislations prĂ©voient encore des peines de prison â bien que celles-ci
ne soient pas infligĂ©es en pratique â Ă les abroger sans dĂ©lai, pour ne donner aucune excuse, quoique injustifiĂ©e, Ă certains Ătats qui continuent dây recourir, entraĂźnant ainsi une dĂ©gradation des libertĂ©s publiques.
(...)
17. En conséquence,
lâAssemblĂ©e invite les Ătats membres :
17. 1. Ă abolir sans attendre les peines
dâemprisonnement pour diffamation ;
17. 2. Ă garantir quâil nây a pas
de recours abusif aux poursuites pénales (...) ;
17. 3. à définir
plus prĂ©cisĂ©ment dans leur lĂ©gislation le concept de diffamation, dans le but dâĂ©viter une application arbitraire de la loi, et de garantir que le droit civil apporte
une protection effective de
la dignité de la personne affectée par la diffamation ;
(...)
17. 6. Ă bannir
de leur législation
relative Ă la diffamation toute
protection renforcée des personnalités publiques, conformément à la jurisprudence de la Cour et invite en particulier ;
17. 6. 1. la Turquie Ă amender lâarticle 125.3 de son Code pĂ©nal
en conséquence ;
(...) »
- Avis no 831/2015
de la Commission de Venise
18. Lâextrait pertinent de lâavis no 831/2015
sur les articles 216, 299,
301 et 314 du code pénal turc, adopté par la Commission de
Venise (la Commission européenne pour la démocratie par le droit) lors de sa 106Úme session pléniÚre
(Venise 11-12 mars 2016,
CDL-AD(2016)002), se lit ainsi :
« (...)
57. Les Ă©volutions en Europe convergent vers un consensus qui veut que les Ătats
dépénalisent la diffamation
du chef de lâĂtat ou alors restreignent
cette infraction aux formes les
plus graves dâattaques verbales Ă lâĂ©gard des chefs dâĂtat, tout en restreignant lâĂ©ventail des sanctions Ă celles qui excluent tout emprisonnement. Le libellĂ© de lâarticle 299 du Code pĂ©nal ne sâaligne pas sur ce consensus europĂ©en naissant
car il prĂ©voit une peine dâemprisonnement allant dâau moins un Ă quatre
ans ;
en outre, dâaprĂšs le paragraphe 2 de cet article, quand lâinfraction est commise en public, la peine
est majorĂ©e dâun sixiĂšme, mĂȘme si elle peut ĂȘtre rĂ©duite, convertie
en amende ou différée par le juge.
(...)
66. La Commission de Venise
prend acte avec inquiĂ©tude du grand nombre dâenquĂȘtes, de poursuites ou de condamnations pour offense au PrĂ©sident signalĂ©es
par la presse. Elle rappelle
que la Commission européenne, dans
son rapport de 2015 sur la Turquie, a soulignĂ© que de nombreuses actions en justice Ă©taient engagĂ©es contre des journalistes, des Ă©crivains, des utilisateurs de rĂ©seaux sociaux et dâautres membres de la population pour des allĂ©gations dâoffense au PrĂ©sident et risquaient dâaboutir Ă des peines
dâemprisonnement, des peines avec sursis
ou des amendes.
DâaprĂšs ce mĂȘme rapport, ce
climat dâintimidation entraĂźne une augmentation de lâautocensure. En outre, selon de rĂ©cents articles de presse, le 6 janvier
2016, la direction générale
de la police nationale a diffusĂ© une circulaire demandant Ă tous les services de police dâengager des poursuites
immĂ©diates contre toute personne ayant outragĂ© de hauts reprĂ©sentants de lâĂtat, notamment le PrĂ©sident de la
RĂ©publique.
(...)
70. Dans le cas dâattaques injustifiĂ©es Ă lâĂ©gard du PrĂ©sident, des
procédures civiles ou, dans les
cas les plus graves seulement, des procĂ©dures pĂ©nales fondĂ©es sur les dispositions gĂ©nĂ©rales du code pĂ©nal relatives Ă lâinjure (article 125 du code pĂ©nal) devraient ĂȘtre privilĂ©giĂ©es par rapport aux procĂ©dures pĂ©nales invoquant lâarticle 299. Dans de tels cas,
la proportionnalitĂ© des dommages-intĂ©rĂȘts accordĂ©s dans le cadre de ces procĂ©dures civiles ou des
sanctions pĂ©nales fondĂ©es sur la disposition gĂ©nĂ©rale relative Ă lâinjure demeure de la plus haute importance,
compte tenu de la conformitĂ© des restrictions avec lâarticle 10, paragraphe 2, de la
CEDH.
(...)
75. En conclusion, la
Commission réaffirme que, eu égard au
consensus qui se dĂ©gage Ă lâĂ©chelle
europĂ©enne et aux normes internationales, les Ătats devraient soit dĂ©pĂ©naliser la diffamation du chef de lâĂtat, soit au
moins restreindre cette infraction aux formes les
plus graves dâattaque
verbale, tout en restreignant lâĂ©ventail
des sanctions Ă celles qui excluent toute peine dâemprisonnement.
La Commission relĂšve quâau contraire, la pratique en Turquie rĂ©vĂšle une utilisation accrue de cette disposition, y compris dans les
cas de discours protĂ©gĂ©s par lâarticle 10 de la
CEDH. Les sanctions imposĂ©es, notamment lâemprisonnement, sont Ă©galement manifestement excessives. Si des tentatives ont Ă©tĂ© faites par la Cour de cassation et le Procureur gĂ©nĂ©ral pour limiter le recours excessif Ă cette disposition, ces tentatives sont insuffisantes. Dans ces conditions, la Commission considĂšre que la seule solution pour prĂ©venir toute autre violation de lâarticle 10 de la CEDH consisterait
Ă abroger cet article dans son intĂ©gralitĂ©. Une telle mesure laisserait toujours la possibilitĂ© de protĂ©ger le chef de lâĂtat contre
toute forme extrĂȘme de diffamation au moyen des procĂ©dures
civiles et pĂ©nales qui protĂšgent tout citoyen, prenant aussi en considĂ©ration les principes de la libertĂ© dâexpression
concernant spécifiquement les personnalités publiques et les matiÚres politiques. Le principe
de proportionnalité et la nécessité
de restreindre lâĂ©ventail des sanctions Ă celles qui excluent toute peine dâemprisonnement
sâappliquent aussi Ă ces procĂ©dures. »
- Le MĂ©morandum du Commissaire aux droits de lâhomme sur la
libertĂ© dâexpression et la libertĂ© des mĂ©dias en Turquie
19. Le mémorandum
du Commissaire aux droits de lâhomme du Conseil
de lâEurope sur la libertĂ© dâexpression et la libertĂ©
des médias en Turquie, publié le 17 février 2017 suite aux visites que le Commissaire a effectuées dans ce pays en 2016, se lit comme suit
en sa partie relative à « la
diffamation » :
« 54. En ce qui concerne lâarticle
299, qui prévoit une peine
dâemprisonnement de un Ă quatre
ans, le Commissaire a souligné à la suite de sa visite en avril
que lâapplication de dispositions similaires Ă©tait sans prĂ©cĂ©dent âdans les 46 autres
Ătats membres du Conseil de lâEurope, y compris dans ceux
oĂč lâinsulte au prĂ©sident est encore considĂ©rĂ©e comme une infraction pĂ©nale distincteâ. Lâutilisation de cette disposition semble ĂȘtre devenue
un outil permettant dâĂ©touffer toute critique du PrĂ©sident
et, par extension, de toute politique
quâil soutient, et [elle]
est utilisée sans discernement
et à un niveau inégalé contre toutes les catégories de personnes, notamment les journalistes, les caricaturistes, les universitaires, les célébrités, les étudiants et les élÚves, dont de nombreux mineurs. Les actes incriminés
comprennent, dans de nombreux cas, des
déclarations partagées par
le biais des réseaux sociaux, y compris des re-partages ou des
re-tweets. 18 personnes Ă©taient
en prison pour cette infraction en juin 2016.
55. Le Commissaire est convaincu que lâusage qui est fait de cette disposition est profondĂ©ment incompatible avec la Convention europĂ©enne des
droits de lâhomme et
sâapparente Ă un harcĂšlement judiciaire,
dâautant plus que la Cour europĂ©enne des droits de lâhomme estime que le fait
de confĂ©rer un privilĂšge ou une protection spĂ©ciale aux chefs dâĂtat, les mettant
Ă lâabri de toute critique du seul fait
de leur fonction ou de leur statut,
ne peut se concilier avec la pratique et les conceptions politiques modernes. Le Commissaire partage lâavis de la Commission de Venise
selon lequel la seule solution Ă ces violations Ă©videntes de lâarticle 10 est lâabrogation de lâarticle 299. Pour
le Commissaire, la déclaration
du Président à la suite de
la tentative de coup dâĂtat
du 15 juillet selon laquelle il retirerait les actions en justice concernant cet article comme
un geste unique est sans importance au regard
de lâeffet extrĂȘmement dissuasif que cette
disposition continue de produire
en Turquie. Le Commissaire
note par conséquent avec regret que la Cour
constitutionnelle turque a estimĂ© en dĂ©cembre 2016 que lâarticle 299 du code pĂ©nal turc
Ă©tait constitutionnel, en arguant quâil ne touche pas Ă lâessence du droit Ă la libertĂ© dâexpression.
(...)
58. Si le recours Ă lâarticle 299 et aux dispositions relatives Ă la diffamation en gĂ©nĂ©ral est symptomatique de lâintolĂ©rance croissante des fonctionnaires turcs et du pouvoir judiciaire
Ă lâĂ©gard de la critique des titulaires de fonctions politiques, il ne sâagit que dâune partie de lâeffet dissuasif distinct causĂ© par le harcĂšlement judiciaire qui affecte tous les secteurs
de la société turque, étouffe le débat public, réduit la portée de la discussion démocratique et accroßt ainsi la polarisation du pays. »
20. Le requérant
allÚgue que la procédure pénale diligentée contre lui pour insulte
au Président de la
République en raison des contenus partagés sur son compte Facebook, qui constituaient
selon lui des commentaires critiques sur lâactualitĂ© politique, porte atteinte Ă son droit Ă la libertĂ©
dâexpression. Il soutient que lâinfraction dâinsulte au PrĂ©sident
de la RĂ©publique, assurant une protection
spĂ©ciale au chef de lâĂtat et prĂ©voyant une peine plus importante par rapport Ă lâinfraction
dâinsulte ordinaire, est
non-conforme Ă lâesprit de la Convention et Ă la jurisprudence de la Cour. Il considĂšre que son placement en dĂ©tention provisoire pendant deux mois et deux
jours et sa condamnation pénale
Ă une peine dâemprisonnement
de onze mois et vingt jours
sont disproportionnés et que la décision de sursis au prononcé
du jugement rendue Ă lâissue de la procĂ©dure pĂ©nale crĂ©e un effet dissuasif
sur lâexercice de sa libertĂ© dâexpression
sur des questions politiques pendant la pĂ©riode de sursis de cinq ans. Il invoque lâarticle 10 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© :
« 1. Toute personne a droit Ă la libertĂ© dâexpression. Ce droit comprend la libertĂ© dâopinion et la libertĂ© de recevoir ou de communiquer des informations ou des idĂ©es sans quâil puisse y avoir ingĂ©rence dâautoritĂ©s publiques et sans considĂ©ration de frontiĂšre. Le prĂ©sent article nâempĂȘche pas les
Ătats de soumettre les entreprises de radiodiffusion,
de cinĂ©ma ou de tĂ©lĂ©vision Ă un rĂ©gime dâautorisations.
2. Lâexercice
de ces libertĂ©s comportant des devoirs et des responsabilitĂ©s peut ĂȘtre soumis
à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues
par la loi, qui constituent
des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, Ă la sĂ©curitĂ© nationale, Ă lâintĂ©gritĂ©
territoriale ou à la sûreté
publique, à la défense de
lâordre et Ă la prĂ©vention du crime, Ă la protection de la santĂ© ou de la morale, Ă la protection de la rĂ©putation ou des droits
dâautrui, pour empĂȘcher la divulgation dâinformations confidentielles ou pour garantir
lâautoritĂ© et lâimpartialitĂ©
du pouvoir judiciaire. »
- Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement soulĂšve plusieurs exceptions dâirrecevabilitĂ© concernant les dĂ©cisions de placement en dĂ©tention provisoire et de sursis au prononcĂ©
du jugement rendues dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre le requĂ©rant. Il allĂšgue aussi le dĂ©faut manifeste de fondement de la requĂȘte.
22. Concernant
la décision de placement en détention
provisoire du requĂ©rant, le Gouvernement soutient dâabord que cette dĂ©cision
rendue le 18 mai 2017 nâa en rĂ©alitĂ©
jamais Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e, puisque lâintĂ©ressĂ© Ă©tait dĂ©jĂ dĂ©tenu en vertu dâune autre dĂ©cision de placement en dĂ©tention
rendue plus tĂŽt le mĂȘme jour dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale engagĂ©e du chef de propagande en faveur dâune
organisation terroriste. Il estime
dĂšs lors que le requĂ©rant ne peut prĂ©tendre ĂȘtre victime Ă lâĂ©gard de la dĂ©cision de placement
en dĂ©tention provisoire rendue dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale faisant lâobjet de la prĂ©sente requĂȘte.
23. Le Gouvernement
indique en outre que le requĂ©rant nâa pas prĂ©sentĂ© son grief relatif Ă son placement en dĂ©tention provisoire devant la Cour constitutionnelle dans le respect du dĂ©lai
de saisine de trente jours
et quâil nâa formĂ© aucune objection contre les dĂ©cisions de son maintien en dĂ©tention. Il ajoute que le requĂ©rant
a la possibilitĂ© dâexercer la voie de recours prĂ©vue Ă lâarticle 141 du code de procĂ©dure pĂ©nale, qui, selon lui, permet Ă lâintĂ©ressĂ© de prĂ©senter une demande dâindemnisation pour lâillĂ©galitĂ© et la longueur allĂ©guĂ©es de sa dĂ©tention provisoire. Par consĂ©quent, il considĂšre que le requĂ©rant nâa pas Ă©puisĂ© les voies
de recours disponibles et effectives concernant son grief relatif Ă son placement en dĂ©tention provisoire et quâil nâa de toute façon pas prĂ©sentĂ© ce grief devant la Cour dans le respect
du délai de six mois, qui devait
selon lui commencer à courir à partir de la décision de
sa remise en liberté.
24. Sâagissant
de la décision de sursis au prononcé du
jugement, le Gouvernement indique que cette
dĂ©cision a Ă©tĂ© rendue avec lâaccord
du requĂ©rant Ă lâissue dâune procĂ©dure pĂ©nale qui sâest conclue rapidement, que ladite dĂ©cision nâĂ©tait accompagnĂ©e dâaucune obligation ou de restriction imposĂ©e au requĂ©rant,
quâaprĂšs lâĂ©coulement de la
période de sursis de cinq ans elle doit
faire lâobjet dâune annulation, avec toutes les consĂ©quences
en dĂ©coulant et que, dans le cas oĂč
le jugement rendu devait ĂȘtre prononcĂ©
avant la fin de la période
de sursis, le requérant aurait la possibilité de se pourvoir en appel contre ce jugement. Il soutient aussi que le requérant
nâa pas dĂ©montrĂ© que la dĂ©cision de sursis au prononcĂ©
du jugement avait eu un effet
nĂ©gatif sur lâexercice de
sa libertĂ© dâexpression. DĂšs
lors, le Gouvernement estime que, en lâabsence dâune dĂ©cision de condamnation prononcĂ©e Ă lâĂ©gard du requĂ©rant,
la requĂȘte doit ĂȘtre dĂ©clarĂ©e irrecevable
pour incompatibilité ratione personae.
25. Le Gouvernement
argue par ailleurs quâune mesure de sursis au prononcĂ©
du jugement Ă©tant rendue avec
le consentement du requérant, la procédure pénale doit toujours
ĂȘtre considĂ©rĂ©e pendante devant les autoritĂ©s nationales
durant la pĂ©riode de sursis. Il explique quâau cas oĂč
le jugement suspendu serait prononcĂ© en raison de la commission par lâintĂ©ressĂ© dâune infraction volontaire pendant la pĂ©riode de sursis, les juridictions
nationales, saisies dâun appel contre le jugement en question, et la Cour, saisie dâun recours individuel introduit aprĂšs lâadoption de la mesure de sursis au prononcĂ©
du jugement, seraient dans la situation de statuer sur lâaffaire en mĂȘme temps, ce qui serait incompatible avec le rĂŽle subsidiaire de la Cour. Partant, selon le Gouvernement, la requĂȘte doit ĂȘtre
considérée prématurée à ce stade et déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours
internes.
26. Le Gouvernement
considÚre enfin que le requérant a eu la possibilité de soulever ses griefs
et ses arguments au niveau national devant les autorités
judiciaires compétentes,
qui les ont dĂ»ment examinĂ©s conformĂ©ment au principe de subsidiaritĂ©, et quâil nây a aucune
raison de remettre en cause
les conclusions des autorités nationales
en lâespĂšce. Partant, il invite la Cour Ă dĂ©clarer la requĂȘte irrecevable comme manifestement mal-fondĂ©e.
27. Le requérant
ne se prononce pas sur ces exceptions.
28. Pour ce qui est des
exceptions présentées par
le Gouvernement concernant exclusivement le placement en détention
provisoire du requĂ©rant, la Cour note que le requĂ©rant se plaint en lâoccurrence dâune atteinte portĂ©e Ă son droit Ă la libertĂ© dâexpression
par la procédure pénale diligentée contre lui dans son
ensemble et non pas de son placement en dĂ©tention provisoire sous lâangle de lâarticle 5 de la Convention, pris isolĂ©ment (voir Dickinson c. Turquie,
no 25200/11, § 26, 2 février 2021). Partant, compte tenu de la nature et de la formulation
du grief du requérant, ces
exceptions ne sauraient ĂȘtre retenues.
29. En ce qui concerne les exceptions relatives à la décision de sursis au prononcé
du jugement, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la mesure de sursis au prononcé
du jugement, compte tenu notamment
de lâeffet dissuasif quâelle Ă©tait susceptible
de crĂ©er sur lâexercice par
le requĂ©rant de sa libertĂ© dâexpression
pendant la période de sursis,
était inapte à prévenir ou réparer
les consĂ©quences de la procĂ©dure pĂ©nale dont lâintĂ©ressĂ© a directement subi les dommages
Ă raison de lâatteinte portĂ©e par celle-ci Ă sa libertĂ© dâexpression
(voir, mutatis
mutandis, Aslı
GĂŒneş c. Turquie (dĂ©c.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar
Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32-33, 24 janvier
2006, ErgĂŒndoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018,
et Dickinson, prĂ©citĂ©, § 25, 2 fĂ©vrier 2021). Elle considĂšre en outre quâon ne saurait reprocher Ă un requĂ©rant dâavoir introduit une requĂȘte devant la Cour pour se plaindre dâune procĂ©dure pĂ©nale qui a abouti
à une décision de sursis au prononcé du
jugement en application de
la législation pénale
pertinente, qui est en soi susceptible
dâoccasionner la qualitĂ© de
victime pour lâintĂ©ressĂ©. Obliger le requĂ©rant dâattendre la fin de la pĂ©riode de sursis de cinq ans pour pouvoir introduire sa requĂȘte serait dĂ©raisonnable et constituerait un obstacle disproportionnĂ© Ă lâexercice effectif par le requĂ©rant de son droit dâintroduire une requĂȘte, tel quâil
est dĂ©fini Ă lâarticle 34
de la Convention (voir, mutatis
mutandis, Gaglione et autres
c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres,
§ 22, 21 décembre 2010). DÚs lors, il convient
de rejeter ces exceptions.
30. Quant Ă lâexception relative au dĂ©faut manifeste de fondement de
la requĂȘte, la Cour estime que les
arguments présentés concernant cette exception soulÚvent des questions appelant
un examen au fond du grief
tirĂ© de lâarticle 10 de la
Convention et non un examen de la recevabilité
de ce grief (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars
2019, Ănal c. Turquie
(no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet
2019, et GĂŒrbĂŒz et Bayar
c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).
31. Constatant par ailleurs que la requĂȘte nâest pas manifestement mal fondĂ©e ni irrecevable pour un autre motif visĂ©
Ă lâarticle 35 de la Convention, la Cour la dĂ©clare recevable.
- Sur le fond
- 1. Arguments des parties
a) Requérant
32. Le requérant
soutient que la procédure pénale diligentée contre lui et sa condamnation
pĂ©nale pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique Ă
lâissue de cette procĂ©dure en raison de ses partages sur les rĂ©seaux sociaux
constituent une ingĂ©rence dans lâexercice de son droit Ă la libertĂ© dâexpression, que cette ingĂ©rence
ne poursuivait aucun des buts légitimes
Ă©numĂ©rĂ©s au paragraphe 2 de lâarticle 10 et quâelle nâĂ©tait pas nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.
b) Gouvernement
33. Le Gouvernement
soutient que dans la présente affaire la décision de placement en détention,
quâil considĂšre comme nâayant jamais
été exécutée, et la procédure pénale, qui a abouti dans
un court délai à une décision
de sursis au prononcé du jugement,
ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme ayant crĂ©Ă© un effet
dissuasif ou des contraintes rĂ©elles sur lâexercice par le requĂ©rant de son droit Ă la
libertĂ© dâexpression. Il argue
aussi que les contenus litigieux
partagés par le requérant sont des jugements
de valeur sans base factuelle
dirigées spécifiquement
contre le Président de la République et que ces contenus
ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s protĂ©gĂ©s par la
libertĂ© dâexpression au sens de lâarticle 17 de la
Convention. Il considĂšre donc
quâil nây a pas eu en lâespĂšce
ingérence dans le droit du requérant
Ă la libertĂ© dâexpression.
34. Pour le cas
oĂč lâexistence dâune ingĂ©rence serait admise par la Cour, le Gouvernement argue que cette ingĂ©rence
Ă©tait prĂ©vue par lâarticle 299 du code pĂ©nal, qui Ă©tait selon lui clair et accessible et dont lâinterprĂ©tation
et lâapplication par les juridictions nationales dans la prĂ©sente affaire Ă©tait prĂ©visibles compte tenu de la jurisprudence des hautes juridictions en la matiĂšre. Il indique Ă cet Ă©gard que
la dĂ©finition dâinsulte contenue dans lâarticle 125 du code pĂ©nal, disposant lâinfraction dâinsulte ordinaire, est utilisĂ©e Ă©galement dans lâapplication de lâarticle 299 du code pĂ©nal. Il expose en outre que des dispositions
similaires protĂ©geant lâhonneur et la rĂ©putation des chefs dâĂtat apparaissent dans les codes pĂ©naux
de plusieurs pays européens
et quâelles continuent Ă ĂȘtre appliquĂ©es. Il soutient aussi que des propos
diffamatoires visant le
chef de lâĂtat ne portent pas atteinte seulement
Ă ce dernier Ă titre personnel,
mais aussi Ă lâintĂ©gritĂ© du poste quâil occupe et quâaux yeux de la sociĂ©tĂ© turque une insulte dirigĂ©e au chef de lâĂtat humilie la nation entiĂšre que ce dernier reprĂ©sente, ce qui
justifie selon lui lâinfliction dâune sanction plus sĂ©vĂšre pour lâinfraction dâinsulte au PrĂ©sident
de la RĂ©publique.
35. Le Gouvernement
expose aussi que lâingĂ©rence litigieuse poursuivait incontestablement le but lĂ©gitime que constitue
la protection de la réputation
ou des droits
dâautrui.
36. Il considĂšre
enfin quâen lâespĂšce les juridictions
nationales ont dĂ»ment mis en balance les intĂ©rĂȘts en jeu dans le cadre de leur marge dâapprĂ©ciation.
Elle estime Ă cet Ă©gard que les
contenus litigieux partagés par le requérant sur son
compte de réseau social ouvert au public attribuaient au Président de la République, qui devait
bénéficier de la confiance du public compte tenu de ses devoirs
et compétences importants, des actes criminels,
tels que profiter de meurtres et massacres, et lâillustraient dans une image Ă connotation sexuelle sans aucune base factuelle. DâaprĂšs le Gouvernement, lâinfliction au requĂ©rant dâune peine de prison de courte durĂ©e, non-exĂ©cutĂ©e grĂące Ă lâapplication de la mesure de sursis au prononcĂ©
du jugement, Ă©tait une mesure proportionnĂ©e dans les circonstances de lâespĂšce. Il affirme aussi que les
poursuites pénales contre
le requérant ont été engagées non pas dans le but
de faire taire des voix opposantes
et dâempĂȘcher la contribution
à un débat public, mais parce que
les contenus litigieux visant le Président de la République étaient
dégradants et diffamatoires.
Il considĂšre quâen tout Ă©tat de cause, le grief du requĂ©rant doit
ĂȘtre examinĂ© compte tenu de la dĂ©rogation que la Turquie avait dĂ©posĂ©e
auprÚs du Secrétaire Général du Conseil
de lâEurope le 21 juillet 2016 en application
de lâarticle 15 de la Convention.
c) Tiers intervenant
37. Lâassociation İfade ĂzgĂŒrlĂŒğĂŒ
Derneği, aprĂšs avoir notĂ© que
le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© en application de lâarticle 299 du code pĂ©nal, disposant lâinfraction dâinsulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique, soutient que le recours par les autoritĂ©s Ă cette disposition pĂ©nale a atteint son apogĂ©e
sous lâactuel PrĂ©sident de la RĂ©publique, Recep Tayyip Erdoğan. Elle expose Ă cet Ă©gard des
statistiques relatives Ă lâapplication de cette disposition, selon lesquelles, entre 2014 et 2019,
128 872 enquĂȘtes pĂ©nales
et 30 738 poursuites pénales
ont été engagées
pour insulte au Président de la République. Elle allÚgue
en outre que lâactuel PrĂ©sident de la RĂ©publique
bĂ©nĂ©ficie dâune position spĂ©ciale
et privilégiée devant les juridictions nationales, y compris la Cour constitutionnelle, qui selon lui ont tendance
Ă statuer en faveur de ce
dernier et manquent dâappliquer
la jurisprudence de la Cour
dans les affaires de diffamation le concernant.
38. La tierce intervenante considĂšre aussi quâil importe
dâĂ©valuer lâimpact potentiel
des contenus publiĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux. Elle soutient Ă cet Ă©gard quâil convient
dâĂ©tablir une distinction entre ces diffĂ©rents
types dâutilisateurs sur les rĂ©seaux sociaux : lâauteur, qui crĂ©e, produit et possĂšde le contenu original ; le diffuseur direct, qui partage le contenu original ; et le diffuseur indirect, qui « aime »
le contenu original. Si la responsabilitĂ© de la catĂ©gorie « auteur » peut ĂȘtre engagĂ©e
pour certains contenus publiĂ©s, il nâen va pas forcĂ©ment de mĂȘme pour les catĂ©gories « diffuseur », dans la mesure oĂč lâimpact potentiel de telle diffusion doit ĂȘtre examinĂ©.
39. Lâassociation
intervenante estime enfin que lâarticle
299 du code pénal est utilisé pour faire taire les critiques
et pour assurer une protection
privilégiée au Président de la République et que
lâapplication de cette disposition Ă©touffe le dĂ©bat public en mĂ©connaissance de
la jurisprudence bien Ă©tablie de la Cour. Elle considĂšre ainsi que lâarticle 299 du code pĂ©nal est non-conforme aux standards de la Convention et que
la pratique judiciaire turque exacerbe lâeffet nĂ©faste de cette disposition sur le discours politique.
2. Appréciation
de la Cour
40. La Cour
note quâen lâespĂšce le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă onze mois et vingt jours dâemprisonnement du chef dâinsulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique, jugement dont il a Ă©tĂ© sursis au
prononcé, en raison de deux contenus partagés
sur le compte Facebook de lâintĂ©ressĂ©,
qui affichaient, entre autres, une caricature et une photo du
Président de la République avec
des commentaires satiriques et critiques visant ce dernier.
41. Elle estime
que, compte tenu de lâeffet dissuasif que la dĂ©cision de placement en dĂ©tention
provisoire - mĂȘme considĂ©rĂ©e non-exĂ©cutĂ©e comme soutenu par le Gouvernement - rendue dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre ce dernier, la condamnation
pénale du requérant ainsi que la décision de sursis au prononcé
de ce jugement rendue Ă lâissue de cette procĂ©dure, qui a soumis lâintĂ©ressĂ© Ă une pĂ©riode de sursis de cinq ans, ont pu
provoquer, celles-ci sâanalysent en une ingĂ©rence dans lâexercice par le requĂ©rant de son droit Ă la
libertĂ© dâexpression (Erdoğdu c. Turquie,
no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, Dilipak
c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, ErgĂŒndoğan, prĂ©citĂ©, § 26, 17 avril
2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3),
no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
42. Elle note ensuite
quâil ne prĂȘte pas Ă controverse entre les parties que lâingĂ©rence litigieuse Ă©tait prĂ©vue par la loi, Ă savoir lâarticle 299 du code pĂ©nal (paragraphe 14 ci-dessus). Elle peut admettre aussi que cette ingĂ©rence
poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des
droits dâautrui.
43. Quant Ă la nĂ©cessitĂ© de lâingĂ©rence, la Cour relĂšve que,
pour condamner le requérant,
les juridictions internes se sont appuyĂ©es sur lâarticle 299 du code pĂ©nal qui accorde au PrĂ©sident
de la RĂ©publique un niveau de protection
plus Ă©levĂ© quâĂ dâautres personnes â protĂ©gĂ©es par le rĂ©gime commun de diffamation prĂ©vu Ă lâarticle 125 du code pĂ©nal â Ă lâĂ©gard de la divulgation dâinformations ou dâopinions les concernant, et prĂ©voit des sanctions
plus graves pour les auteurs de déclarations diffamatoires (voir, pour une comparaison entre les articles 125 et 299 du code pénal, les paragraphes 13 et 14 ci-dessus). à cet égard, elle rappelle avoir déjà maintes
fois dĂ©clarĂ© quâune protection accrue par une loi spĂ©ciale en matiĂšre dâoffense
nâest, en principe, pas conforme Ă
lâesprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 69,
CEDH 2002-V, Otegi Mondragon, prĂ©citĂ©, § 55 et Ănal
(no 2), précité, § 40). Elle rappelle aussi avoir déjà jugé
dans son arrĂȘt Artun et GĂŒvener c. Turquie (no 75510/01, § 31, 26 juin 2007), qui, comme en lâespĂšce, portait prĂ©cisĂ©ment sur une condamnation pĂ©nale pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique en application de lâarticle 158
de lâancien code pĂ©nal, que lâintĂ©rĂȘt dâun Ătat de protĂ©ger la rĂ©putation de son
chef dâĂtat ne pouvait justifier de confĂ©rer Ă ce
dernier un privilĂšge ou une
protection spéciale
vis-Ă -vis du droit dâinformer et dâexprimer des opinions Ă son sujet (Artun et GĂŒvener, prĂ©citĂ©, § 31, et Ănal (no 2), prĂ©citĂ©,
§ 40 ; voir également,
en ce qui concerne la surprotection du statut du
Président de la République en matiÚre
civile, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 52, 22 février 2005)
et que soutenir le contraire ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques dâaujourdâhui (voir Ă cet Ă©gard les
textes des organes du Conseil
de lâEurope, paragraphes 16-19 ci-dessus).
44. Sâagissant
en particulier de la proportionnalité
de la sanction pénale prévue pour insulte au Président de la République, la
Cour note que, sâil est tout Ă fait lĂ©gitime que les
personnes reprĂ©sentant les institutions de lâĂtat soient protĂ©gĂ©es par les autoritĂ©s compĂ©tentes
en leur qualitĂ© de garantes de lâordre public institutionnel, la position dominante que
ces institutions occupent commande aux autorités
de faire preuve de retenue dans lâusage de la voie pĂ©nale (Otegi Mondragon, prĂ©citĂ©, § 58). Elle rappelle
Ă cet Ă©gard que lâapprĂ©ciation de la proportionnalitĂ© dâune ingĂ©rence dans les droits
protĂ©gĂ©s par lâarticle 10 dĂ©pendra dans bien
des cas de la question de savoir si les autorités auraient
pu faire usage dâun autre moyen quâune sanction
pénale, telles des mesures civiles
(voir, mutatis
mutandis, Raichinov c. Bulgarie,
no 47579/99, § 50, 20 avril 2006 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c.
France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre
c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115,
CEDH 2004-XI). En effet, mĂȘme
lorsque la sanction est la
plus modĂ©rĂ©e possible, Ă
lâinstar dâune condamnation assortie
dâune dispense de peine sur le plan pĂ©nal et dâune simple obligation de payer un
« euro symbolique » à titre
de dommages‑intĂ©rĂȘts (Mor c. France, no 28198/09,
§ 61, 15 dĂ©cembre 2011), elle nâen constitue pas moins
une sanction pénale et, en
tout Ă©tat de cause, cela ne saurait
suffire, en soi, Ă justifier lâingĂ©rence dans lâexercice du droit Ă la libertĂ© dâexpression (Athanasios Makris
c. GrÚce, no 55135/10, § 38, 9 mars 2017).
45. Eu Ă©gard Ă
ce qui précÚde, la Cour considÚre que rien
dans les circonstances de la présente
affaire nâĂ©tait de nature Ă justifier
le placement en garde à vue du requérant
et la décision de mise en détention
provisoire rendue Ă son Ă©gard ni lâimposition dâune sanction pĂ©nale, mĂȘme si, comme en lâespĂšce, il sâagissait dâune peine de prison assortie dâun sursis au prononcĂ©e du
jugement. Par sa nature mĂȘme,
une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif sur la volontĂ© de lâintĂ©ressĂ© de sâexprimer sur des sujets relevant de lâintĂ©rĂȘt public compte tenu notamment des effets de la condamnation (voir, mutatis mutandis, Artun et GĂŒvener,
précité, § 33, Martchenko
c. Ukraine, no 4063/04, § 52, 19 février
2009, et Otegi Mondragon,
précité, § 60, Dilipak,
précité, § 70, et Selahattin
Demirtaş (no 3), prĂ©citĂ©,
§ 26, Ănal (no 2), prĂ©citĂ©, § 42, et Dickinson, prĂ©citĂ©, § 58).
46. Pour autant
que le Gouvernement demande la prise en compte, dans le cadre de cette affaire, de la dérogation que la Turquie avait déposée
auprÚs du Secrétaire Général du Conseil
de lâEurope le 21 juillet 2016 en application
de lâarticle 15 de la Convention (voir,
pour le texte de la dérogation, Mehmet Hasan
Altan c. Turquie, no 13237/17, § 81, 20 mars 2018), la
Cour note que le Gouvernement nâapporte aucun Ă©lĂ©ment de nature Ă Ă©tablir quâen lâoccurrence la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre le requĂ©rant avait Ă©tĂ© rendue nĂ©cessaire par lâĂ©tat dâurgence dĂ©clarĂ© Ă la suite de la tentative
de coup dâĂ©tat du 15 juillet 2016.
47. DĂšs lors, dans les
circonstances de lâespĂšce, compte tenu de la sanction, qui revĂȘtait un caractĂšre pĂ©nal, infligĂ©e au requĂ©rant
en application dâune disposition
spéciale prévoyant une protection accrue pour le Président de la République en matiÚre
dâoffense, qui ne saurait ĂȘtre
considĂ©rĂ©e conforme Ă lâesprit de la Convention, la Cour estime que
le Gouvernement nâa pas dĂ©montrĂ© que la mesure litigieuse Ă©tait proportionnĂ©e aux buts lĂ©gitimes
visĂ©s et quâelle Ă©tait nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique au sens de lâarticle
10 de la Convention.
48. Ces éléments suffisent à la
Cour pour conclure que, dans les
circonstances de lâespĂšce, il y a eu violation
de lâarticle 10 de la Convention.
- SUR LâAPPLICATION
DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
49. Les articles 41 et 46 de la Convention sont
ainsi libellés,
Article 41
« Si la Cour dĂ©clare quâil y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de
la Haute Partie contractante
ne permet dâeffacer quâimparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă la partie lĂ©sĂ©e, sâil y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. »
Article 46
« 1. Les Hautes
Parties contractantes sâengagent
Ă se conformer aux arrĂȘts dĂ©finitifs de la Cour dans les
litiges auxquels elles sont parties.
2. LâarrĂȘt dĂ©finitif de la Cour est transmis au ComitĂ©
des Ministres qui en surveille lâexĂ©cution. »
50. Le requérant
demande 20 000 euros (EUR) au titre du
dommage moral quâil estime avoir subi.
Il réclame en outre
10 915 livres turques
(TRY) (environ 1 141 EUR Ă la date pertinente) au titre des
frais dâavocat en indiquant que ce montant est conforme au barĂšme tarifaire de lâUnion des barreaux de Turquie. Il demande aussi 1 250 TRY (environ 125
EUR Ă la date pertinente) pour les
frais de traduction, de fourniture et de poste, en précisant
que son avocat confirme le caractÚre réel, raisonnable et nécessaire
de ces frais.
51. Le Gouvernement
soutient quâil nây a pas de lien de causalitĂ© entre la demande prĂ©sentĂ©e au titre du
dommage moral et la violation
allĂ©guĂ©e et que cette demande est non-Ă©tayĂ©e et excessive et quâelle ne correspond pas aux montants
accordĂ©s dans la jurisprudence de la Cour. Il expose ensuite que le requĂ©rant nâa prĂ©sentĂ© aucun document convaincant Ă lâappui de ses demandes
pour frais et dépens, que les sommes
demandées à ce titre sont non-étayées et excessivement élevées vu le
manque de complexité de la procédure
et du nombre limité des questions
soulevĂ©es et que la demande prĂ©sentĂ©e pour frais dâavocat ne reflĂšte pas la rĂ©alitĂ© parce quâelle est Ă©levĂ©e par rapport aux procĂ©dures similaires.
52. La Cour considÚre que le requérant peut passer pour avoir éprouvé un désarroi certain et considérable en raison de la violation de la
Convention quâelle a constatĂ©e.
Compte tenu des circonstances de lâespĂšce, elle estime appropriĂ© dâoctroyer Ă lâintĂ©ressĂ© 7 500 EUR pour dommage
moral, plus tout montant pouvant
ĂȘtre dĂ» sur cette somme Ă titre dâimpĂŽt. Quant aux
demandes présentées aux titres des
frais et dépens, compte tenu des
documents en sa possession
et des critĂšres susmentionnĂ©s, elle rejette ces demandes en lâabsence de justificatif prĂ©sentĂ© par le requĂ©rant Ă leur appui.
53. La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires
sur le taux dâintĂ©rĂȘt de la
facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
54. La Cour observe par ailleurs quâen lâespĂšce, elle a jugĂ© que la procĂ©dure
pĂ©nale litigieuse rĂ©sultant de lâapplication de lâarticle 299 du code pĂ©nal Ă©tait incompatible
avec la libertĂ© dâexpression
(paragraphes 47 et 48 ci-dessus).
En particulier, elle a souligné
quâune protection accrue par une loi spĂ©ciale en matiĂšre dâoffense nâĂ©tait, en principe, pas conforme Ă lâesprit de la Convention et que
lâintĂ©rĂȘt dâun Ătat de protĂ©ger la rĂ©putation de son
chef dâĂtat ne pouvait justifier de confĂ©rer Ă ce
dernier un privilĂšge ou une
protection spéciale
vis-Ă -vis du droit dâinformer et dâexprimer des opinions Ă son sujet (paragraphe 43 ci-dessus). Ces conclusions impliquent que la violation dans le chef du requĂ©rant du
droit garanti par lâarticle
10 de la Convention trouve son origine dans un problĂšme tenant Ă la rĂ©daction et Ă lâapplication de la disposition
en question. à cet égard, la Cour estime que la mise en conformité du droit
interne pertinent avec la disposition précitée de la
Convention constituerait une forme appropriĂ©e de rĂ©paration qui permettrait de mettre un terme Ă
la violation constatée
(pour une approche similaire,
voir Gözel et Ăzer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 76, 6 juillet 2010 et Fatih Taş
c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 45, 4 septembre 2018).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă LâUNANIMITĂ,
- DĂ©clare, la requĂȘte recevable ;
- Dit, quâil y a eu violation de lâarticle 10 de
la Convention ;
- Dit,
a) que lâĂtat dĂ©fendeur doit verser au
requĂ©rant, dans un dĂ©lai de trois mois Ă compter de la date Ă laquelle lâarrĂȘt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă lâarticle 44 § 2
de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» sur cette
somme Ă titre dâimpĂŽt, pour
dommage moral, Ă convertir dans la monnaie de lâĂtat dĂ©fendeur au taux applicable
Ă la date du rĂšglement :
b) quâĂ compter de lâexpiration dudit dĂ©lai et jusquâau versement, ce montant sera Ă majorer dâun intĂ©rĂȘt simple Ă un taux Ă©gal Ă celui
de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette, le
surplus de la demande de satisfaction
Ă©quitable.
Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 19 octobre 2021, en application de lâarticle 77 §§ 2
et 3 du rĂšglement.
Stanley
Naismith                                         Jon Fridrik KjÞlbro
Greffier                                                         Président