CONSULTA ONLINE

 

 

 

Cour europĂ©enne des droits de l’homme

 

 

DEUXIÈME SECTION

 

AFFAIRE VEDAT ŞORLİ c. TURQUIE

(RequĂȘte no 42048/19)

 

 

ARRÊT

Art 10 ‱ LibertĂ© d’expression ‱ Diverses mesures pĂ©nales pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique pour des publications diffamatoires partagĂ©es sur Facebook ‱ Effet dissuasif de la peine de prison assortie d’un sursis au prononcĂ© du jugement durant cinq ans ‱ Application d’une disposition spĂ©ciale prĂ©voyant une protection accrue du PrĂ©sident en matiĂšre d’offense non conforme Ă  la Convention et Ă  l’intĂ©rĂȘt d’un État de protĂ©ger la rĂ©putation de son chef ‱ ProportionnalitĂ©

Art 46 ‱ Mesures gĂ©nĂ©rales ‱ Mise en conformitĂ© de la disposition spĂ©ciale avec l’article 10 constituant une forme appropriĂ©e de rĂ©paration

 

 

STRASBOURG

19 octobre 2021

 

Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă  l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.



En l’affaire Vedat Şorli c. Turquie,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (deuxiĂšme section), siĂ©geant en une Chambre composĂ©e de :

 Jon Fridrik KjĂžlbro, prĂ©sident,
 Carlo Ranzoni,
 Valeriu Griţco,
 Egidijus Kūris,
 Branko Lubarda,
 Pauliine Koskelo,
 Saadet YĂŒksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu :

la requĂȘte (no 42048/19) dirigĂ©e contre la RĂ©publique de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Vedat Şorli (« le requĂ©rant Â») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â») le 10 juillet 2019,

la dĂ©cision de porter la requĂȘte Ă  la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement Â»),

les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,

les commentaires reçus d’İfade ÖzgĂŒrlĂŒğĂŒ Derneği (Association de la libertĂ© d’expression), que le PrĂ©sident de la section avait autorisĂ©e Ă  se porter tierce intervenante (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du RĂšglement de la Cour),

AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2021,

Rend l’arrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

INTRODUCTION

1.  L’affaire concerne la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre le requĂ©rant, Ă  l’issue de laquelle il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  une peine d’emprisonnement deonze mois et vingt jours avec sursis au prononcĂ© du jugement, du chef d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique en raison de deux contenus partagĂ©s par l’intĂ©ressĂ© sur son compte Facebook.

EN FAIT

2.  Le requĂ©rant est nĂ© en 1989 et rĂ©side Ă  Istanbul. Il est reprĂ©sentĂ© par Me İ. Akmeşe, avocat.

3.  Le gouvernement turc (« le Gouvernement Â») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par M. Hacı Ali AçıkgĂŒl, directeur du service des droits de l’homme auprĂšs du ministre de la Justice de Turquie, co-agent de la Turquie auprĂšs de la Cour europĂ©enne des droits de l’homme.

  1. LA PROCÉDURE PÉNALE DILIGENTÉE CONTRE LE REQUÉRANT EN RAISON DES CONTENUS PUBLIÉS SUR SON COMPTE FACEBOOK

4.  Le 20 dĂ©cembre 2016, le dĂ©partement de la communication et de l’électronique de la direction de la sĂ»retĂ© d’Istanbul reçut une dĂ©nonciation portant sur les contenus partagĂ©s sur le compte Facebook du requĂ©rant.

5.  Le 31 janvier 2017, aprĂšs avoir effectuĂ© une investigation sur les sources ouvertes, les policiers du dĂ©partement de la lutte contre le terrorisme Ă©tablirent un rapport d’enquĂȘte. Ce rapport exposait, entre autres, les deux contenus suivants, partagĂ©s sur le compte Facebook du requĂ©rant :

- Le premier contenu, partagĂ© par l’intĂ©ressĂ© le 10 octobre 2014, consistait en une caricature sur laquelle apparaissait l’ex-prĂ©sident amĂ©ricain, Barack Obama, en train d’embrasser le PrĂ©sident de la RĂ©publique turque, illustrĂ© en tenue de femme. Sur une bulle de conversation placĂ©e au-dessus de l’image du PrĂ©sident de la RĂ©publique, il Ă©tait Ă©crit en kurde « Tu vas enregistrer le titre de propriĂ©tĂ© de la Syrie Ă  mon nom, mon cher mari ? Â».

- Le deuxiĂšme contenu, partagĂ© par l’intĂ©ressĂ© le 15 mars 2016, contenait les photos du PrĂ©sident de la RĂ©publique et de l’ex-Premier ministre de Turquie en dessous desquelles Ă©tait Ă©crit le commentaire suivant : « Que votre pouvoir s’alimentant du sang s’enfonce au fond de la terre / Que vos siĂšges que vous solidifiez Ă  force de prendre des vies s’enfoncent au fond de la terre / Que vos vies luxueuses que vous vivez avec les rĂȘves que vous volez s’enfoncent au fond de la terre / Que votre prĂ©sidence, votre pouvoir, vos ambitions s’enfoncent au fond de la terre Â».

6.  Le 18 mai 2017, soupçonnĂ© d’avoir commis les infractions d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique et de propagande en faveur d’une organisation terroriste par les contenus publiĂ©s sur son compte Facebook, le requĂ©rant fut placĂ© en garde Ă  vue. Le lendemain, le juge d’instance pĂ©nal de Bakırköy ordonna Ă  deux reprises le placement en dĂ©tention provisoire du requĂ©rant dans deux dossiers sĂ©parĂ©s concernant ces deux infractions.

7.  Le 11 juillet 2017, le procureur de la RĂ©publique de Bakırköy inculpa le requĂ©rant d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique en raison des deux contenus Facebook susmentionnĂ©s.

8.  Ă€ l’issue d’une audience tenue le 21 juillet 2017, le tribunal correctionnel de Bakırköy (« le tribunal correctionnel Â») dĂ©cida de la remise en libertĂ© du requĂ©rant dans le cadre de la procĂ©dure relative Ă  l’infraction d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique. NĂ©anmoins, comme l’intĂ©ressĂ© restait toujours dĂ©tenu dans le cadre de la procĂ©dure relative Ă  l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, il ne fut pas libĂ©rĂ©.

9.  Ă€ la mĂȘme audience, le tribunal correctionnel reconnut le requĂ©rant coupable de l’infraction d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique et le condamna Ă  une peine d’emprisonnement d’onze mois et vingt jours en application de l’article 299 § 1 du code pĂ©nal. Elle considĂ©ra toutefois que, en vertu de l’article 231 du code de procĂ©dure pĂ©nale (paragraphe 15 ci-dessous), il convenait de surseoir au prononcĂ© du jugement pendant cinq ans, prĂ©cisant qu’aucune obligation ne devait ĂȘtre imposĂ©e au requĂ©rant durant cette pĂ©riode et que, en l’absence de commission d’une infraction volontaire pendant cette pĂ©riode, la peine prĂ©vue par le jugement dont le prononcĂ© avait Ă©tĂ© suspendu devait ĂȘtre annulĂ©e et l’affaire radiĂ©e.

La motivation de ce jugement se lit comme suit :

« (...)

MĂȘme si l’accusĂ© et son avocat ont indiquĂ© que les contenus en question partagĂ©s sur Facebook ne rĂ©unissaient pas les Ă©lĂ©ments constitutifs de l’infraction d’insulte, qu’ils Ă©taient couverts pas la libertĂ© d’expression et qu’ils constituaient [seulement] des critiques acerbes et blessantes, notre tribunal considĂšre que ces contenus visaient Ă  porter atteinte Ă  l’honneur, Ă  la dignitĂ© et Ă  la rĂ©putation du plaignant (...) Les contenus que l’accusĂ© a partagĂ©s sur son compte Facebook sont de nature Ă  lĂ©ser l’honneur, la dignitĂ© et la rĂ©putation du PrĂ©sident de la RĂ©publique. Il n’est pas possible de considĂ©rer que ces contenus soient protĂ©gĂ©s par la libertĂ© d’expression de l’accusĂ© (...) Comme les contenus ne constituaient pas un Ă©change d’idĂ©es sur une question d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et qu’ils ont Ă©tĂ© partagĂ©s sur un rĂ©seau social visible de tous, il est jugĂ© qu’ils dĂ©passaient les limites de la critique et qu’ils ne pouvaient ĂȘtre regardĂ©s comme couverts par la libertĂ© d’expression.

(...) Â»

10.  Le 20 septembre 2017, la cour d’assises de Bakırköy rejeta l’opposition formĂ©e par le requĂ©rant contre la dĂ©cision du tribunal correctionnel en considĂ©rant que la dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement rendue Ă  l’égard du requĂ©rant Ă©tait conforme Ă  la procĂ©dure et Ă  la loi, que la motivation de cette dĂ©cision correspondait au contenu du dossier et qu’il n’y avait aucune impertinence dans cette dĂ©cision au regard des conditions prĂ©cisĂ©es Ă  l’article 231 du code de procĂ©dure pĂ©nal.

  1. LE RECOURS INDIVIDUEL INTRODUIT PAR LE REQUERANT DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE

11.  Le 3 novembre 2017, le requĂ©rant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il soutint que sa mise en dĂ©tention provisoire pendant deux mois et deux jours, sa condamnation Ă  onze mois et vingt jours d’emprisonnement et son placement sous surveillance pendant cinq ans en application de la dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement en raison des contenus publiĂ©s sur son compte Facebook, qui constituaient selon lui une expression d’opinions sur les sujets d’actualitĂ© politique, portaient atteinte Ă  son droit Ă  la libertĂ© d’expression.

12.  Le 21 mars 2019, la Cour constitutionnelle dĂ©clara le recours individuel du requĂ©rant irrecevable pour dĂ©faut manifeste de fondement en estimant que les allĂ©gations de l’intĂ©ressĂ©e Ă©taient non-Ă©tayĂ©es.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

  1. LA LÉGISLATION NATIONALE
    1. Le Code PĂ©nal

13.  L’article 125 du code pĂ©nal (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrĂ©e en vigueur le 1er juin 2005), intitulĂ© « insulte Â», se lit comme suit :

« (1) Quiconque attribue un acte ou un fait concret Ă  autrui de maniĂšre Ă  porter atteinte Ă  son honneur, Ă  sa dignitĂ© et Ă  sa rĂ©putation ou attaque l’honneur, la dignitĂ© et la rĂ©putation d’autrui par des injures sera puni d’une peine d’emprisonnement allant de trois mois Ă  deux ans ou d’une amende judiciaire.

(...)

(3) Le plancher de la peine ne sera pas infĂ©rieur Ă  un an d’emprisonnement dans le cas oĂč le dĂ©lit d’insulte est commis :

a)  contre un agent public en raison de sa fonction,

(...) Â»

14.  L’article 299 du code pĂ©nal, intitulĂ© « Insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique Â», est ainsi libellĂ©e :

« (1) Quiconque insulte le PrĂ©sident de la RĂ©publique sera punie d’une peine d’emprisonnement allant d’un Ă  quatre ans.

(2) Si ce dĂ©lit est commis en public, la peine est augmentĂ©e d’un sixiĂšme.

(3) La poursuite de ce dĂ©lit est subordonnĂ©e Ă  l’autorisation du ministre de la Justice. Â»

  1. L’article 231 du code de procĂ©dure pĂ©nale

15.  Pour l’article 231 du code de procĂ©dure pĂ©nale (loi no 5271 dudĂ©cembre 2004, entrĂ©e en vigueur le 1er juin 2005), prĂ©voyant la mesure de sursis au prononcĂ© du jugement, il est renvoyĂ© Ă  l’arrĂȘt Kerman c. Turquie (no 35132/05, § 25, 22 novembre 2016).

  1. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE
    1. La Déclaration du Comité des Ministres sur la liberté du discours politique dans les médias

16.  La DĂ©claration sur la libertĂ© du discours politique dans les mĂ©dias, adoptĂ©e par le ComitĂ© des Ministres le 12 fĂ©vrier 2004, est ainsi libellĂ©e en ses parties pertinentes en l’espĂšce :

« Le ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe,

(...)

Conscient que certains systĂšmes juridiques internes accordent encore des privilĂšges juridiques aux personnalitĂ©s politiques ou aux fonctionnaires contre la diffusion d’informations et d’opinions les concernant dans les mĂ©dias, ce qui n’est pas compatible avec le droit Ă  la libertĂ© d’expression et d’information garanti par l’article 10 de la Convention ;

(...)

II. LibertĂ© de critique Ă  l’égard de l’État ou des institutions publiques

L’État, le gouvernement ou tout autre organe des pouvoirs exĂ©cutif, lĂ©gislatif ou judiciaire peuvent faire l’objet de critiques dans les mĂ©dias. En raison de leur position dominante, ces institutions ne devraient pas ĂȘtre protĂ©gĂ©es en tant que telles par le droit pĂ©nal contre les dĂ©clarations diffamatoires ou insultantes. Lorsque ces institutions bĂ©nĂ©ficient toutefois d’une telle protection, cette protection devrait ĂȘtre appliquĂ©e de façon trĂšs restrictive en Ă©vitant, dans tous les cas, qu’elle puisse ĂȘtre utilisĂ©e pour restreindre la libertĂ© de critique. Les personnes reprĂ©sentant ces institutions restent par ailleurs protĂ©gĂ©es en tant qu’individus.

(...)

VI. Réputation des personnalités politiques et des fonctionnaires

Les personnalitĂ©s politiques ne devraient pas bĂ©nĂ©ficier d’une plus grande protection de leur rĂ©putation et de leurs autres droits que les autres personnes, et des sanctions plus sĂ©vĂšres ne devraient donc pas ĂȘtre prononcĂ©es en droit interne Ă  l’encontre des mĂ©dias lorsque ces derniers critiquent des personnalitĂ©s politiques. Ce principe s’applique aussi aux fonctionnaires ; des dĂ©rogations ne devraient ĂȘtre admises que lorsqu’elles sont strictement nĂ©cessaires pour permettre aux fonctionnaires d’assurer le bon exercice de leur fonction.

(...)

VIII. Voies de recours contre les violations par les médias

Les personnalitĂ©s politiques et les fonctionnaires ne devraient avoir accĂšs qu’aux voies de recours juridiques dont disposent les particuliers en cas de violation de leurs droits par les mĂ©dias. (...) La diffamation ou l’insulte par les mĂ©dias ne devrait pas entraĂźner de peine de prison, sauf si cette peine est strictement nĂ©cessaire et proportionnĂ©e au regard de la gravitĂ© de la violation des droits ou de la rĂ©putation d’autrui, en particulier si d’autres droits fondamentaux ont Ă©tĂ© sĂ©rieusement violĂ©s Ă  travers des dĂ©clarations diffamatoires ou insultantes dans les mĂ©dias, comme le discours de haine. »

  1. La RĂ©solution no 1577 (2007) de l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe

17.  La RĂ©solution no 1577 (2007) de l’AssemblĂ©e parlementaire du Conseil de l’Europe, intitulĂ©e « Vers une dĂ©pĂ©nalisation de la diffamation Â», se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espĂšce :

« (...)

11.  [L’AssemblĂ©e] constate avec une vive inquiĂ©tude que de nombreux États membres prĂ©voient des peines d’emprisonnement en cas de diffamation et que certains persistent Ă  y recourir en pratique, par exemple l’AzerbaĂŻdjan et la Turquie.

(...)

13.  Par consĂ©quent, l’AssemblĂ©e considĂšre que les peines carcĂ©rales pour diffamation devraient ĂȘtre abrogĂ©es sans plus de dĂ©lai. Elle exhorte notamment les États dont les lĂ©gislations prĂ©voient encore des peines de prison – bien que celles-ci ne soient pas infligĂ©es en pratique – Ă  les abroger sans dĂ©lai, pour ne donner aucune excuse, quoique injustifiĂ©e, Ă  certains États qui continuent d’y recourir, entraĂźnant ainsi une dĂ©gradation des libertĂ©s publiques.

(...)

17.  En consĂ©quence, l’AssemblĂ©e invite les États membres :

17. 1.  Ă  abolir sans attendre les peines d’emprisonnement pour diffamation ;

17. 2.  Ă  garantir qu’il n’y a pas de recours abusif aux poursuites pĂ©nales (...) ;

17. 3.  Ă  dĂ©finir plus prĂ©cisĂ©ment dans leur lĂ©gislation le concept de diffamation, dans le but d’éviter une application arbitraire de la loi, et de garantir que le droit civil apporte une protection effective de la dignitĂ© de la personne affectĂ©e par la diffamation ;

(...)

17. 6.  Ă  bannir de leur lĂ©gislation relative Ă  la diffamation toute protection renforcĂ©e des personnalitĂ©s publiques, conformĂ©ment Ă  la jurisprudence de la Cour et invite en particulier ;

17. 6. 1.  la Turquie Ă  amender l’article 125.3 de son Code pĂ©nal en consĂ©quence ;

(...) Â»

  1. Avis no 831/2015 de la Commission de Venise

18.  L’extrait pertinent de l’avis no 831/2015 sur les articles 216, 299, 301 et 314 du code pĂ©nal turc, adoptĂ© par la Commission de Venise (la Commission europĂ©enne pour la dĂ©mocratie par le droit) lors de sa 106Ăšme session plĂ©niĂšre (Venise 11-12 mars 2016, CDL-AD(2016)002), se lit ainsi :

 Â« (...)

57. Les Ă©volutions en Europe convergent vers un consensus qui veut que les États dĂ©pĂ©nalisent la diffamation du chef de l’État ou alors restreignent cette infraction aux formes les plus graves d’attaques verbales Ă  l’égard des chefs d’État, tout en restreignant l’éventail des sanctions Ă  celles qui excluent tout emprisonnement. Le libellĂ© de l’article 299 du Code pĂ©nal ne s’aligne pas sur ce consensus europĂ©en naissant car il prĂ©voit une peine d’emprisonnement allant d’au moins un Ă  quatre ans ; en outre, d’aprĂšs le paragraphe 2 de cet article, quand l’infraction est commise en public, la peine est majorĂ©e d’un sixiĂšme, mĂȘme si elle peut ĂȘtre rĂ©duite, convertie en amende ou diffĂ©rĂ©e par le juge.

(...)

66. La Commission de Venise prend acte avec inquiĂ©tude du grand nombre d’enquĂȘtes, de poursuites ou de condamnations pour offense au PrĂ©sident signalĂ©es par la presse. Elle rappelle que la Commission europĂ©enne, dans son rapport de 2015 sur la Turquie, a soulignĂ© que de nombreuses actions en justice Ă©taient engagĂ©es contre des journalistes, des Ă©crivains, des utilisateurs de rĂ©seaux sociaux et d’autres membres de la population pour des allĂ©gations d’offense au PrĂ©sident et risquaient d’aboutir Ă  des peines d’emprisonnement, des peines avec sursis ou des amendes. D’aprĂšs ce mĂȘme rapport, ce climat d’intimidation entraĂźne une augmentation de l’autocensure. En outre, selon de rĂ©cents articles de presse, le 6 janvier 2016, la direction gĂ©nĂ©rale de la police nationale a diffusĂ© une circulaire demandant Ă  tous les services de police d’engager des poursuites immĂ©diates contre toute personne ayant outragĂ© de hauts reprĂ©sentants de l’État, notamment le PrĂ©sident de la RĂ©publique.

(...)

70. Dans le cas d’attaques injustifiĂ©es Ă  l’égard du PrĂ©sident, des procĂ©dures civiles ou, dans les cas les plus graves seulement, des procĂ©dures pĂ©nales fondĂ©es sur les dispositions gĂ©nĂ©rales du code pĂ©nal relatives Ă  l’injure (article 125 du code pĂ©nal) devraient ĂȘtre privilĂ©giĂ©es par rapport aux procĂ©dures pĂ©nales invoquant l’article 299. Dans de tels cas, la proportionnalitĂ© des dommages-intĂ©rĂȘts accordĂ©s dans le cadre de ces procĂ©dures civiles ou des sanctions pĂ©nales fondĂ©es sur la disposition gĂ©nĂ©rale relative Ă  l’injure demeure de la plus haute importance, compte tenu de la conformitĂ© des restrictions avec l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH.

(...)

75. En conclusion, la Commission rĂ©affirme que, eu Ă©gard au consensus qui se dĂ©gage Ă  l’échelle europĂ©enne et aux normes internationales, les États devraient soit dĂ©pĂ©naliser la diffamation du chef de l’État, soit au moins restreindre cette infraction aux formes les plus graves d’attaque verbale, tout en restreignant l’éventail des sanctions Ă  celles qui excluent toute peine d’emprisonnement. La Commission relĂšve qu’au contraire, la pratique en Turquie rĂ©vĂšle une utilisation accrue de cette disposition, y compris dans les cas de discours protĂ©gĂ©s par l’article 10 de la CEDH. Les sanctions imposĂ©es, notamment l’emprisonnement, sont Ă©galement manifestement excessives. Si des tentatives ont Ă©tĂ© faites par la Cour de cassation et le Procureur gĂ©nĂ©ral pour limiter le recours excessif Ă  cette disposition, ces tentatives sont insuffisantes. Dans ces conditions, la Commission considĂšre que la seule solution pour prĂ©venir toute autre violation de l’article 10 de la CEDH consisterait Ă  abroger cet article dans son intĂ©gralitĂ©. Une telle mesure laisserait toujours la possibilitĂ© de protĂ©ger le chef de l’État contre toute forme extrĂȘme de diffamation au moyen des procĂ©dures civiles et pĂ©nales qui protĂšgent tout citoyen, prenant aussi en considĂ©ration les principes de la libertĂ© d’expression concernant spĂ©cifiquement les personnalitĂ©s publiques et les matiĂšres politiques. Le principe de proportionnalitĂ© et la nĂ©cessitĂ© de restreindre l’éventail des sanctions Ă  celles qui excluent toute peine d’emprisonnement s’appliquent aussi Ă  ces procĂ©dures. Â»

  1. Le MĂ©morandum du Commissaire aux droits de l’homme sur la libertĂ© d’expression et la libertĂ© des mĂ©dias en Turquie

19.  Le mĂ©morandum du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur la libertĂ© d’expression et la libertĂ© des mĂ©dias en Turquie, publiĂ© le 17 fĂ©vrier 2017 suite aux visites que le Commissaire a effectuĂ©es dans ce pays en 2016, se lit comme suit en sa partie relative Ă  « la diffamation Â» :

« 54. En ce qui concerne l’article 299, qui prĂ©voit une peine d’emprisonnement de un Ă  quatre ans, le Commissaire a soulignĂ© Ă  la suite de sa visite en avril que l’application de dispositions similaires Ă©tait sans prĂ©cĂ©dent ‘dans les 46 autres États membres du Conseil de l’Europe, y compris dans ceux oĂč l’insulte au prĂ©sident est encore considĂ©rĂ©e comme une infraction pĂ©nale distincte’. L’utilisation de cette disposition semble ĂȘtre devenue un outil permettant d’étouffer toute critique du PrĂ©sident et, par extension, de toute politique qu’il soutient, et [elle] est utilisĂ©e sans discernement et Ă  un niveau inĂ©galĂ© contre toutes les catĂ©gories de personnes, notamment les journalistes, les caricaturistes, les universitaires, les cĂ©lĂ©britĂ©s, les Ă©tudiants et les Ă©lĂšves, dont de nombreux mineurs. Les actes incriminĂ©s comprennent, dans de nombreux cas, des dĂ©clarations partagĂ©es par le biais des rĂ©seaux sociaux, y compris des re-partages ou des re-tweets. 18 personnes Ă©taient en prison pour cette infraction en juin 2016.

55. Le Commissaire est convaincu que l’usage qui est fait de cette disposition est profondĂ©ment incompatible avec la Convention europĂ©enne des droits de l’homme et s’apparente Ă  un harcĂšlement judiciaire, d’autant plus que la Cour europĂ©enne des droits de l’homme estime que le fait de confĂ©rer un privilĂšge ou une protection spĂ©ciale aux chefs d’État, les mettant Ă  l’abri de toute critique du seul fait de leur fonction ou de leur statut, ne peut se concilier avec la pratique et les conceptions politiques modernes. Le Commissaire partage l’avis de la Commission de Venise selon lequel la seule solution Ă  ces violations Ă©videntes de l’article 10 est l’abrogation de l’article 299. Pour le Commissaire, la dĂ©claration du PrĂ©sident Ă  la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet selon laquelle il retirerait les actions en justice concernant cet article comme un geste unique est sans importance au regard de l’effet extrĂȘmement dissuasif que cette disposition continue de produire en Turquie. Le Commissaire note par consĂ©quent avec regret que la Cour constitutionnelle turque a estimĂ© en dĂ©cembre 2016 que l’article 299 du code pĂ©nal turc Ă©tait constitutionnel, en arguant qu’il ne touche pas Ă  l’essence du droit Ă  la libertĂ© d’expression.

(...)

58. Si le recours Ă  l’article 299 et aux dispositions relatives Ă  la diffamation en gĂ©nĂ©ral est symptomatique de l’intolĂ©rance croissante des fonctionnaires turcs et du pouvoir judiciaire Ă  l’égard de la critique des titulaires de fonctions politiques, il ne s’agit que d’une partie de l’effet dissuasif distinct causĂ© par le harcĂšlement judiciaire qui affecte tous les secteurs de la sociĂ©tĂ© turque, Ă©touffe le dĂ©bat public, rĂ©duit la portĂ©e de la discussion dĂ©mocratique et accroĂźt ainsi la polarisation du pays. Â»

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

20.  Le requĂ©rant allĂšgue que la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre lui pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique en raison des contenus partagĂ©s sur son compte Facebook, qui constituaient selon lui des commentaires critiques sur l’actualitĂ© politique, porte atteinte Ă  son droit Ă  la libertĂ© d’expression. Il soutient que l’infraction d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique, assurant une protection spĂ©ciale au chef de l’État et prĂ©voyant une peine plus importante par rapport Ă  l’infraction d’insulte ordinaire, est non-conforme Ă  l’esprit de la Convention et Ă  la jurisprudence de la Cour. Il considĂšre que son placement en dĂ©tention provisoire pendant deux mois et deux jours et sa condamnation pĂ©nale Ă  une peine d’emprisonnement de onze mois et vingt jours sont disproportionnĂ©s et que la dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement rendue Ă  l’issue de la procĂ©dure pĂ©nale crĂ©e un effet dissuasif sur l’exercice de sa libertĂ© d’expression sur des questions politiques pendant la pĂ©riode de sursis de cinq ans. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© :

« 1.  Toute personne a droit Ă  la libertĂ© d’expression. Ce droit comprend la libertĂ© d’opinion et la libertĂ© de recevoir ou de communiquer des informations ou des idĂ©es sans qu’il puisse y avoir ingĂ©rence d’autoritĂ©s publiques et sans considĂ©ration de frontiĂšre. Le prĂ©sent article n’empĂȘche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinĂ©ma ou de tĂ©lĂ©vision Ă  un rĂ©gime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertĂ©s comportant des devoirs et des responsabilitĂ©s peut ĂȘtre soumis Ă  certaines formalitĂ©s, conditions, restrictions ou sanctions prĂ©vues par la loi, qui constituent des mesures nĂ©cessaires, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  l’intĂ©gritĂ© territoriale ou Ă  la sĂ»retĂ© publique, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention du crime, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, Ă  la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui, pour empĂȘcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autoritĂ© et l’impartialitĂ© du pouvoir judiciaire. Â»

  1. Sur la recevabilité

21.  Le Gouvernement soulĂšve plusieurs exceptions d’irrecevabilitĂ© concernant les dĂ©cisions de placement en dĂ©tention provisoire et de sursis au prononcĂ© du jugement rendues dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre le requĂ©rant. Il allĂšgue aussi le dĂ©faut manifeste de fondement de la requĂȘte.

22.  Concernant la dĂ©cision de placement en dĂ©tention provisoire du requĂ©rant, le Gouvernement soutient d’abord que cette dĂ©cision rendue le 18 mai 2017 n’a en rĂ©alitĂ© jamais Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e, puisque l’intĂ©ressĂ© Ă©tait dĂ©jĂ  dĂ©tenu en vertu d’une autre dĂ©cision de placement en dĂ©tention rendue plus tĂŽt le mĂȘme jour dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale engagĂ©e du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Il estime dĂšs lors que le requĂ©rant ne peut prĂ©tendre ĂȘtre victime Ă  l’égard de la dĂ©cision de placement en dĂ©tention provisoire rendue dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale faisant l’objet de la prĂ©sente requĂȘte.

23.  Le Gouvernement indique en outre que le requĂ©rant n’a pas prĂ©sentĂ© son grief relatif Ă  son placement en dĂ©tention provisoire devant la Cour constitutionnelle dans le respect du dĂ©lai de saisine de trente jours et qu’il n’a formĂ© aucune objection contre les dĂ©cisions de son maintien en dĂ©tention. Il ajoute que le requĂ©rant a la possibilitĂ© d’exercer la voie de recours prĂ©vue Ă  l’article 141 du code de procĂ©dure pĂ©nale, qui, selon lui, permet Ă  l’intĂ©ressĂ© de prĂ©senter une demande d’indemnisation pour l’illĂ©galitĂ© et la longueur allĂ©guĂ©es de sa dĂ©tention provisoire. Par consĂ©quent, il considĂšre que le requĂ©rant n’a pas Ă©puisĂ© les voies de recours disponibles et effectives concernant son grief relatif Ă  son placement en dĂ©tention provisoire et qu’il n’a de toute façon pas prĂ©sentĂ© ce grief devant la Cour dans le respect du dĂ©lai de six mois, qui devait selon lui commencer Ă  courir Ă  partir de la dĂ©cision de sa remise en libertĂ©.

24.  S’agissant de la dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement, le Gouvernement indique que cette dĂ©cision a Ă©tĂ© rendue avec l’accord du requĂ©rant Ă  l’issue d’une procĂ©dure pĂ©nale qui s’est conclue rapidement, que ladite dĂ©cision n’était accompagnĂ©e d’aucune obligation ou de restriction imposĂ©e au requĂ©rant, qu’aprĂšs l’écoulement de la pĂ©riode de sursis de cinq ans elle doit faire l’objet d’une annulation, avec toutes les consĂ©quences en dĂ©coulant et que, dans le cas oĂč le jugement rendu devait ĂȘtre prononcĂ© avant la fin de la pĂ©riode de sursis, le requĂ©rant aurait la possibilitĂ© de se pourvoir en appel contre ce jugement. Il soutient aussi que le requĂ©rant n’a pas dĂ©montrĂ© que la dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement avait eu un effet nĂ©gatif sur l’exercice de sa libertĂ© d’expression. DĂšs lors, le Gouvernement estime que, en l’absence d’une dĂ©cision de condamnation prononcĂ©e Ă  l’égard du requĂ©rant, la requĂȘte doit ĂȘtre dĂ©clarĂ©e irrecevable pour incompatibilitĂ© ratione personae.

25.  Le Gouvernement argue par ailleurs qu’une mesure de sursis au prononcĂ© du jugement Ă©tant rendue avec le consentement du requĂ©rant, la procĂ©dure pĂ©nale doit toujours ĂȘtre considĂ©rĂ©e pendante devant les autoritĂ©s nationales durant la pĂ©riode de sursis. Il explique qu’au cas oĂč le jugement suspendu serait prononcĂ© en raison de la commission par l’intĂ©ressĂ© d’une infraction volontaire pendant la pĂ©riode de sursis, les juridictions nationales, saisies d’un appel contre le jugement en question, et la Cour, saisie d’un recours individuel introduit aprĂšs l’adoption de la mesure de sursis au prononcĂ© du jugement, seraient dans la situation de statuer sur l’affaire en mĂȘme temps, ce qui serait incompatible avec le rĂŽle subsidiaire de la Cour. Partant, selon le Gouvernement, la requĂȘte doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e prĂ©maturĂ©e Ă  ce stade et dĂ©clarĂ©e irrecevable pour non-Ă©puisement des voies de recours internes.

26.  Le Gouvernement considĂšre enfin que le requĂ©rant a eu la possibilitĂ© de soulever ses griefs et ses arguments au niveau national devant les autoritĂ©s judiciaires compĂ©tentes, qui les ont dĂ»ment examinĂ©s conformĂ©ment au principe de subsidiaritĂ©, et qu’il n’y a aucune raison de remettre en cause les conclusions des autoritĂ©s nationales en l’espĂšce. Partant, il invite la Cour Ă  dĂ©clarer la requĂȘte irrecevable comme manifestement mal-fondĂ©e.

27.  Le requĂ©rant ne se prononce pas sur ces exceptions.

28.  Pour ce qui est des exceptions prĂ©sentĂ©es par le Gouvernement concernant exclusivement le placement en dĂ©tention provisoire du requĂ©rant, la Cour note que le requĂ©rant se plaint en l’occurrence d’une atteinte portĂ©e Ă  son droit Ă  la libertĂ© d’expression par la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre lui dans son ensemble et non pas de son placement en dĂ©tention provisoire sous l’angle de l’article 5 de la Convention, pris isolĂ©ment (voir Dickinson c. Turquie, no 25200/11, § 26, 2 fĂ©vrier 2021). Partant, compte tenu de la nature et de la formulation du grief du requĂ©rant, ces exceptions ne sauraient ĂȘtre retenues.

29.  En ce qui concerne les exceptions relatives Ă  la dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la mesure de sursis au prononcĂ© du jugement, compte tenu notamment de l’effet dissuasif qu’elle Ă©tait susceptible de crĂ©er sur l’exercice par le requĂ©rant de sa libertĂ© d’expression pendant la pĂ©riode de sursis, Ă©tait inapte Ă  prĂ©venir ou rĂ©parer les consĂ©quences de la procĂ©dure pĂ©nale dont l’intĂ©ressĂ© a directement subi les dommages Ă  raison de l’atteinte portĂ©e par celle-ci Ă  sa libertĂ© d’expression (voirmutatis mutandisAslı GĂŒneş c. Turquie (dĂ©c.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32-33, 24 janvier 2006, ErgĂŒndoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018, et Dickinson, prĂ©citĂ©, § 25, 2 fĂ©vrier 2021). Elle considĂšre en outre qu’on ne saurait reprocher Ă  un requĂ©rant d’avoir introduit une requĂȘte devant la Cour pour se plaindre d’une procĂ©dure pĂ©nale qui a abouti Ă  une dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement en application de la lĂ©gislation pĂ©nale pertinente, qui est en soi susceptible d’occasionner la qualitĂ© de victime pour l’intĂ©ressĂ©. Obliger le requĂ©rant d’attendre la fin de la pĂ©riode de sursis de cinq ans pour pouvoir introduire sa requĂȘte serait dĂ©raisonnable et constituerait un obstacle disproportionnĂ© Ă  l’exercice effectif par le requĂ©rant de son droit d’introduire une requĂȘte, tel qu’il est dĂ©fini Ă  l’article 34 de la Convention (voirmutatis mutandisGaglione et autres c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres, § 22, 21 dĂ©cembre 2010). DĂšs lors, il convient de rejeter ces exceptions.

30.  Quant Ă  l’exception relative au dĂ©faut manifeste de fondement de la requĂȘte, la Cour estime que les arguments prĂ©sentĂ©s concernant cette exception soulĂšvent des questions appelant un examen au fond du grief tirĂ© de l’article 10 de la Convention et non un examen de la recevabilitĂ© de ce grief (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 20, 19 mars 2019, Ă–nal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 22, 2 juillet 2019, et GĂŒrbĂŒz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 26, 23 juillet 2019).

31.  Constatant par ailleurs que la requĂȘte n’est pas manifestement mal fondĂ©e ni irrecevable pour un autre motif visĂ© Ă  l’article 35 de la Convention, la Cour la dĂ©clare recevable.

  1. Sur le fond
    1. 1.  Arguments des parties

a)  RequĂ©rant

32.  Le requĂ©rant soutient que la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre lui et sa condamnation pĂ©nale pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique Ă  l’issue de cette procĂ©dure en raison de ses partages sur les rĂ©seaux sociaux constituent une ingĂ©rence dans l’exercice de son droit Ă  la libertĂ© d’expression, que cette ingĂ©rence ne poursuivait aucun des buts lĂ©gitimes Ă©numĂ©rĂ©s au paragraphe 2 de l’article 10 et qu’elle n’était pas nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique.

b)  Gouvernement

33.  Le Gouvernement soutient que dans la prĂ©sente affaire la dĂ©cision de placement en dĂ©tention, qu’il considĂšre comme n’ayant jamais Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e, et la procĂ©dure pĂ©nale, qui a abouti dans un court dĂ©lai Ă  une dĂ©cision de sursis au prononcĂ© du jugement, ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme ayant crĂ©Ă© un effet dissuasif ou des contraintes rĂ©elles sur l’exercice par le requĂ©rant de son droit Ă  la libertĂ© d’expression. Il argue aussi que les contenus litigieux partagĂ©s par le requĂ©rant sont des jugements de valeur sans base factuelle dirigĂ©es spĂ©cifiquement contre le PrĂ©sident de la RĂ©publique et que ces contenus ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s protĂ©gĂ©s par la libertĂ© d’expression au sens de l’article 17 de la Convention. Il considĂšre donc qu’il n’y a pas eu en l’espĂšce ingĂ©rence dans le droit du requĂ©rant Ă  la libertĂ© d’expression.

34.  Pour le cas oĂč l’existence d’une ingĂ©rence serait admise par la Cour, le Gouvernement argue que cette ingĂ©rence Ă©tait prĂ©vue par l’article 299 du code pĂ©nal, qui Ă©tait selon lui clair et accessible et dont l’interprĂ©tation et l’application par les juridictions nationales dans la prĂ©sente affaire Ă©tait prĂ©visibles compte tenu de la jurisprudence des hautes juridictions en la matiĂšre. Il indique Ă  cet Ă©gard que la dĂ©finition d’insulte contenue dans l’article 125 du code pĂ©nal, disposant l’infraction d’insulte ordinaire, est utilisĂ©e Ă©galement dans l’application de l’article 299 du code pĂ©nal. Il expose en outre que des dispositions similaires protĂ©geant l’honneur et la rĂ©putation des chefs d’État apparaissent dans les codes pĂ©naux de plusieurs pays europĂ©ens et qu’elles continuent Ă  ĂȘtre appliquĂ©es. Il soutient aussi que des propos diffamatoires visant le chef de l’État ne portent pas atteinte seulement Ă  ce dernier Ă  titre personnel, mais aussi Ă  l’intĂ©gritĂ© du poste qu’il occupe et qu’aux yeux de la sociĂ©tĂ© turque une insulte dirigĂ©e au chef de l’État humilie la nation entiĂšre que ce dernier reprĂ©sente, ce qui justifie selon lui l’infliction d’une sanction plus sĂ©vĂšre pour l’infraction d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique.

35.  Le Gouvernement expose aussi que l’ingĂ©rence litigieuse poursuivait incontestablement le but lĂ©gitime que constitue la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui.

36.  Il considĂšre enfin qu’en l’espĂšce les juridictions nationales ont dĂ»ment mis en balance les intĂ©rĂȘts en jeu dans le cadre de leur marge d’apprĂ©ciation. Elle estime Ă  cet Ă©gard que les contenus litigieux partagĂ©s par le requĂ©rant sur son compte de rĂ©seau social ouvert au public attribuaient au PrĂ©sident de la RĂ©publique, qui devait bĂ©nĂ©ficier de la confiance du public compte tenu de ses devoirs et compĂ©tences importants, des actes criminels, tels que profiter de meurtres et massacres, et l’illustraient dans une image Ă  connotation sexuelle sans aucune base factuelle. D’aprĂšs le Gouvernement, l’infliction au requĂ©rant d’une peine de prison de courte durĂ©e, non-exĂ©cutĂ©e grĂące Ă  l’application de la mesure de sursis au prononcĂ© du jugement, Ă©tait une mesure proportionnĂ©e dans les circonstances de l’espĂšce. Il affirme aussi que les poursuites pĂ©nales contre le requĂ©rant ont Ă©tĂ© engagĂ©es non pas dans le but de faire taire des voix opposantes et d’empĂȘcher la contribution Ă  un dĂ©bat public, mais parce que les contenus litigieux visant le PrĂ©sident de la RĂ©publique Ă©taient dĂ©gradants et diffamatoires. Il considĂšre qu’en tout Ă©tat de cause, le grief du requĂ©rant doit ĂȘtre examinĂ© compte tenu de la dĂ©rogation que la Turquie avait dĂ©posĂ©e auprĂšs du SecrĂ©taire GĂ©nĂ©ral du Conseil de l’Europe le 21 juillet 2016 en application de l’article 15 de la Convention.

c)  Tiers intervenant

37.  L’association İfade ÖzgĂŒrlĂŒğĂŒ Derneği, aprĂšs avoir notĂ© que le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© en application de l’article 299 du code pĂ©nal, disposant l’infraction d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique, soutient que le recours par les autoritĂ©s Ă  cette disposition pĂ©nale a atteint son apogĂ©e sous l’actuel PrĂ©sident de la RĂ©publique, Recep Tayyip Erdoğan. Elle expose Ă  cet Ă©gard des statistiques relatives Ă  l’application de cette disposition, selon lesquelles, entre 2014 et 2019, 128 872 enquĂȘtes pĂ©nales et 30 738 poursuites pĂ©nales ont Ă©tĂ© engagĂ©es pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique. Elle allĂšgue en outre que l’actuel PrĂ©sident de la RĂ©publique bĂ©nĂ©ficie d’une position spĂ©ciale et privilĂ©giĂ©e devant les juridictions nationales, y compris la Cour constitutionnelle, qui selon lui ont tendance Ă  statuer en faveur de ce dernier et manquent d’appliquer la jurisprudence de la Cour dans les affaires de diffamation le concernant.

38.  La tierce intervenante considĂšre aussi qu’il importe d’évaluer l’impact potentiel des contenus publiĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux. Elle soutient Ă  cet Ă©gard qu’il convient d’établir une distinction entre ces diffĂ©rents types d’utilisateurs sur les rĂ©seaux sociaux : l’auteur, qui crĂ©e, produit et possĂšde le contenu original ; le diffuseur direct, qui partage le contenu original ; et le diffuseur indirect, qui « aime Â» le contenu original. Si la responsabilitĂ© de la catĂ©gorie « auteur Â» peut ĂȘtre engagĂ©e pour certains contenus publiĂ©s, il n’en va pas forcĂ©ment de mĂȘme pour les catĂ©gories « diffuseur Â», dans la mesure oĂč l’impact potentiel de telle diffusion doit ĂȘtre examinĂ©.

39.  L’association intervenante estime enfin que l’article 299 du code pĂ©nal est utilisĂ© pour faire taire les critiques et pour assurer une protection privilĂ©giĂ©e au PrĂ©sident de la RĂ©publique et que l’application de cette disposition Ă©touffe le dĂ©bat public en mĂ©connaissance de la jurisprudence bien Ă©tablie de la Cour. Elle considĂšre ainsi que l’article 299 du code pĂ©nal est non-conforme aux standards de la Convention et que la pratique judiciaire turque exacerbe l’effet nĂ©faste de cette disposition sur le discours politique.

2.  ApprĂ©ciation de la Cour

40.  La Cour note qu’en l’espĂšce le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  onze mois et vingt jours d’emprisonnement du chef d’insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique, jugement dont il a Ă©tĂ© sursis au prononcĂ©, en raison de deux contenus partagĂ©s sur le compte Facebook de l’intĂ©ressĂ©, qui affichaient, entre autres, une caricature et une photo du PrĂ©sident de la RĂ©publique avec des commentaires satiriques et critiques visant ce dernier.

41.  Elle estime que, compte tenu de l’effet dissuasif que la dĂ©cision de placement en dĂ©tention provisoire - mĂȘme considĂ©rĂ©e non-exĂ©cutĂ©e comme soutenu par le Gouvernement - rendue dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre ce dernier, la condamnation pĂ©nale du requĂ©rant ainsi que la dĂ©cision de sursis au prononcĂ© de ce jugement rendue Ă  l’issue de cette procĂ©dure, qui a soumis l’intĂ©ressĂ© Ă  une pĂ©riode de sursis de cinq ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingĂ©rence dans l’exercice par le requĂ©rant de son droit Ă  la libertĂ© d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, ErgĂŒndoğanprĂ©citĂ©, Â§ 26, 17 avril 2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019 ; voir aussia contrarioOtegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

42.  Elle note ensuite qu’il ne prĂȘte pas Ă  controverse entre les parties que l’ingĂ©rence litigieuse Ă©tait prĂ©vue par la loi, Ă  savoir l’article 299 du code pĂ©nal (paragraphe 14 ci-dessus). Elle peut admettre aussi que cette ingĂ©rence poursuivait le but lĂ©gitime de la protection de la rĂ©putation ou des droits d’autrui.

43.  Quant Ă  la nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence, la Cour relĂšve que, pour condamner le requĂ©rant, les juridictions internes se sont appuyĂ©es sur l’article 299 du code pĂ©nal qui accorde au PrĂ©sident de la RĂ©publique un niveau de protection plus Ă©levĂ© qu’à d’autres personnes – protĂ©gĂ©es par le rĂ©gime commun de diffamation prĂ©vu Ă  l’article 125 du code pĂ©nal – Ă  l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant, et prĂ©voit des sanctions plus graves pour les auteurs de dĂ©clarations diffamatoires (voir, pour une comparaison entre les articles 125 et 299 du code pĂ©nal, les paragraphes 13 et 14 ci-dessus). À cet Ă©gard, elle rappelle avoir dĂ©jĂ  maintes fois dĂ©clarĂ© qu’une protection accrue par une loi spĂ©ciale en matiĂšre d’offense n’est, en principe, pas conforme Ă  l’esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 69, CEDH 2002-V, Otegi MondragonprĂ©citĂ©, Â§ 55 et Ă–nal (no 2), prĂ©citĂ©, § 40). Elle rappelle aussi avoir dĂ©jĂ  jugĂ© dans son arrĂȘt Artun et GĂŒvener c. Turquie (no 75510/01, § 31, 26 juin 2007), qui, comme en l’espĂšce, portait prĂ©cisĂ©ment sur une condamnation pĂ©nale pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique en application de l’article 158 de l’ancien code pĂ©nal, que l’intĂ©rĂȘt d’un État de protĂ©ger la rĂ©putation de son chef d’État ne pouvait justifier de confĂ©rer Ă  ce dernier un privilĂšge ou une protection spĂ©ciale vis-Ă -vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions Ă  son sujet (Artun et GĂŒvener, prĂ©citĂ©, § 31, et Ă–nal (no 2), prĂ©citĂ©, § 40 ; voir Ă©galement, en ce qui concerne la surprotection du statut du PrĂ©sident de la RĂ©publique en matiĂšre civile, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 52, 22 fĂ©vrier 2005) et que soutenir le contraire ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d’aujourd’hui (voir Ă  cet Ă©gard les textes des organes du Conseil de l’Europe, paragraphes 16-19 ci-dessus).

44.  S’agissant en particulier de la proportionnalitĂ© de la sanction pĂ©nale prĂ©vue pour insulte au PrĂ©sident de la RĂ©publique, la Cour note que, s’il est tout Ă  fait lĂ©gitime que les personnes reprĂ©sentant les institutions de l’État soient protĂ©gĂ©es par les autoritĂ©s compĂ©tentes en leur qualitĂ© de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autoritĂ©s de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pĂ©nale (Otegi Mondragon, prĂ©citĂ©, § 58). Elle rappelle Ă  cet Ă©gard que l’apprĂ©ciation de la proportionnalitĂ© d’une ingĂ©rence dans les droits protĂ©gĂ©s par l’article 10 dĂ©pendra dans bien des cas de la question de savoir si les autoritĂ©s auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pĂ©nale, telles des mesures civiles (voirmutatis mutandisRaichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006 ; voir aussimutatis mutandisLehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004-XI). En effet, mĂȘme lorsque la sanction est la plus modĂ©rĂ©e possible, Ă  l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pĂ©nal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique Â» Ă  titre de dommages‑intĂ©rĂȘts (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 dĂ©cembre 2011), elle n’en constitue pas moins une sanction pĂ©nale et, en tout Ă©tat de cause, cela ne saurait suffire, en soi, Ă  justifier l’ingĂ©rence dans l’exercice du droit Ă  la libertĂ© d’expression (Athanasios Makris c. GrĂšce, no 55135/10, § 38, 9 mars 2017).

45.  Eu Ă©gard Ă  ce qui prĂ©cĂšde, la Cour considĂšre que rien dans les circonstances de la prĂ©sente affaire n’était de nature Ă  justifier le placement en garde Ă  vue du requĂ©rant et la dĂ©cision de mise en dĂ©tention provisoire rendue Ă  son Ă©gard ni l’imposition d’une sanction pĂ©nale, mĂȘme si, comme en l’espĂšce, il s’agissait d’une peine de prison assortie d’un sursis au prononcĂ©e du jugement. Par sa nature mĂȘme, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif sur la volontĂ© de l’intĂ©ressĂ© de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intĂ©rĂȘt public compte tenu notamment des effets de la condamnation (voirmutatis mutandisArtun et GĂŒvener, prĂ©citĂ©, § 33, Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 52, 19 fĂ©vrier 2009, et Otegi Mondragon, prĂ©citĂ©, § 60, Dilipak, prĂ©citĂ©, § 70, et Selahattin Demirtaş (no 3), prĂ©citĂ©, § 26, Ă–nal (no 2), prĂ©citĂ©, § 42, et Dickinson, prĂ©citĂ©, § 58).

46.  Pour autant que le Gouvernement demande la prise en compte, dans le cadre de cette affaire, de la dĂ©rogation que la Turquie avait dĂ©posĂ©e auprĂšs du SecrĂ©taire GĂ©nĂ©ral du Conseil de l’Europe le 21 juillet 2016 en application de l’article 15 de la Convention (voir, pour le texte de la dĂ©rogationMehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 81, 20 mars 2018), la Cour note que le Gouvernement n’apporte aucun Ă©lĂ©ment de nature Ă  Ă©tablir qu’en l’occurrence la procĂ©dure pĂ©nale diligentĂ©e contre le requĂ©rant avait Ă©tĂ© rendue nĂ©cessaire par l’état d’urgence dĂ©clarĂ© Ă  la suite de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016.

47.  DĂšs lors, dans les circonstances de l’espĂšce, compte tenu de la sanction, qui revĂȘtait un caractĂšre pĂ©nal, infligĂ©e au requĂ©rant en application d’une disposition spĂ©ciale prĂ©voyant une protection accrue pour le PrĂ©sident de la RĂ©publique en matiĂšre d’offense, qui ne saurait ĂȘtre considĂ©rĂ©e conforme Ă  l’esprit de la Convention, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas dĂ©montrĂ© que la mesure litigieuse Ă©tait proportionnĂ©e aux buts lĂ©gitimes visĂ©s et qu’elle Ă©tait nĂ©cessaire dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique au sens de l’article 10 de la Convention.

48.  Ces Ă©lĂ©ments suffisent Ă  la Cour pour conclure que, dans les circonstances de l’espĂšceil y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

  1. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

49.  Les articles 41 et 46 de la Convention sont ainsi libellĂ©s,

Article 41

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. »

Article 46

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent Ă  se conformer aux arrĂȘts dĂ©finitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrĂȘt dĂ©finitif de la Cour est transmis au ComitĂ© des Ministres qui en surveille l’exĂ©cution. »

50.  Le requĂ©rant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il rĂ©clame en outre 10 915 livres turques (TRY) (environ 1 141 EUR Ă  la date pertinente) au titre des frais d’avocat en indiquant que ce montant est conforme au barĂšme tarifaire de l’Union des barreaux de Turquie. Il demande aussi 1 250 TRY (environ 125 EUR Ă  la date pertinente) pour les frais de traduction, de fourniture et de poste, en prĂ©cisant que son avocat confirme le caractĂšre rĂ©el, raisonnable et nĂ©cessaire de ces frais.

51.  Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalitĂ© entre la demande prĂ©sentĂ©e au titre du dommage moral et la violation allĂ©guĂ©e et que cette demande est non-Ă©tayĂ©e et excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordĂ©s dans la jurisprudence de la Cour. Il expose ensuite que le requĂ©rant n’a prĂ©sentĂ© aucun document convaincant Ă  l’appui de ses demandes pour frais et dĂ©pens, que les sommes demandĂ©es Ă  ce titre sont non-Ă©tayĂ©es et excessivement Ă©levĂ©es vu le manque de complexitĂ© de la procĂ©dure et du nombre limitĂ© des questions soulevĂ©es et que la demande prĂ©sentĂ©e pour frais d’avocat ne reflĂšte pas la rĂ©alitĂ© parce qu’elle est Ă©levĂ©e par rapport aux procĂ©dures similaires.

52.  La Cour considĂšre que le requĂ©rant peut passer pour avoir Ă©prouvĂ© un dĂ©sarroi certain et considĂ©rable en raison de la violation de la Convention qu’elle a constatĂ©e. Compte tenu des circonstances de l’espĂšce, elle estime appropriĂ© d’octroyer Ă  l’intĂ©ressĂ© 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» sur cette somme Ă  titre d’impĂŽt. Quant aux demandes prĂ©sentĂ©es aux titres des frais et dĂ©pens, compte tenu des documents en sa possession et des critĂšres susmentionnĂ©s, elle rejette ces demandes en l’absence de justificatif prĂ©sentĂ© par le requĂ©rant Ă  leur appui.

53.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂȘt de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

54. La Cour observe par ailleurs qu’en l’espĂšce, elle a jugĂ© que la procĂ©dure pĂ©nale litigieuse rĂ©sultant de l’application de l’article 299 du code pĂ©nal Ă©tait incompatible avec la libertĂ© d’expression (paragraphes 47 et 48 ci-dessus). En particulier, elle a soulignĂ© qu’une protection accrue par une loi spĂ©ciale en matiĂšre d’offense n’était, en principe, pas conforme Ă  l’esprit de la Convention et que l’intĂ©rĂȘt d’un État de protĂ©ger la rĂ©putation de son chef d’État ne pouvait justifier de confĂ©rer Ă  ce dernier un privilĂšge ou une protection spĂ©ciale vis-Ă -vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions Ă  son sujet (paragraphe 43 ci-dessus). Ces conclusions impliquent que la violation dans le chef du requĂ©rant du droit garanti par l’article 10 de la Convention trouve son origine dans un problĂšme tenant Ă  la rĂ©daction et Ă  l’application de la disposition en question. À cet Ă©gard, la Cour estime que la mise en conformitĂ© du droit interne pertinent avec la disposition prĂ©citĂ©e de la Convention constituerait une forme appropriĂ©e de rĂ©paration qui permettrait de mettre un terme Ă  la violation constatĂ©e (pour une approche similaire, voir Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 76, 6 juillet 2010 et Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 45, 4 septembre 2018).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă€ L’UNANIMITÉ,

  1. DĂ©clare, la requĂȘte recevable ;
  2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
  3. Dit,

a)   que l’État dĂ©fendeur doit verser au requĂ©rant, dans un dĂ©lai de trois mois Ă  compter de la date Ă  laquelle l’arrĂȘt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă  l’article 44 Â§ 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» sur cette somme Ă  titre d’impĂŽt, pour dommage moral, Ă  convertir dans la monnaie de l’État dĂ©fendeur au taux applicable Ă  la date du rĂšglement :

b)   qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ce montant sera Ă  majorer d’un intĂ©rĂȘt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette, le surplus de la demande de satisfaction Ă©quitable.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 19 octobre 2021, en application de l’article 77 Â§Â§ 2 et 3 du rĂšglement.

Stanley Naismith Â Â Â Â Â Â                                      Jon Fridrik KjĂžlbro
Greffier Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â  PrĂ©sident