Cour européenne des
droits de l’homme
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TUNCER BAKIRHAN c. TURQUIE
(Requête no 31417/19)
ARRÊT
Art 5 § 3 • Caractère raisonnable de la détention provisoire • Art 10 •
Liberté d’expression • Absence
de motifs suffisants pour ordonner et maintenir la détention provisoire d’un élu dans l’attente
de son jugement, durant environ deux ans
et onze mois, en raison de ses activités politiques
• Absence de proportionnalité
STRASBOURG
14 septembre 2021
Cet arrêt deviendra
définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Tuncer
Bakırhan c. Turquie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre
composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Valeriu Griţco,
Egidijus
Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine
Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu :
la requête (no 31417/19) dirigée contre la
République de Turquie et dont un ressortissant
de cet État, M. Tuncer Bakırhan (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la
Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention ») le 10 mai 2019,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les observations reçues de l’association İfade Özgürlüğü
Derneği (Association pour la liberté d’expression), que le président de la section avait autorisée à se porter tierce intervenante,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire porte sur la
mise et le maintien en détention
d’un ancien maire de Siirt,
agglomération située dans le sud-est de la Turquie, en
raison de ses activités et déclarations.
2. Le requérant,
qui est né en 1970, était détenu
à Bolu au moment de l’introduction de la requête. Lors des élections
municipales du 30 mars 2014, il avait été élu maire
de Siirt sous l’étiquette du parti BDP (Barış ve Demokrasi
Partisi, « Parti de la paix
et de la démocratie »). À la suite de son
placement en détention provisoire
le 16 novembre 2016, il avait été relevé de ses
fonctions. Il a été représenté par Mes M. Beştaş
et M. Özdemir, avocats à Diyarbakır.
3. Le Gouvernement
est représenté par ses Co-Agents,
M. Hacı Ali Açıkgül
et Mme Çağla Pınar Tansu Seçkin.
4. Le 21 juillet 2016, au lendemain de la tentative de coup
d’état du 15 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil
de l’Europe a transmis au
Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une notification
de dérogation, dont le texte est reproduit
dans l’arrêt Alparslan Altan c. Turquie (no 12778/17, § 66, 16 avril
2019). L’état d’urgence a pris fin le 19 juillet 2018.
L’avis de dérogation a été retiré le 8 août 2018.
5. Le 16 novembre 2016, le requérant fut arrêté
pour appartenance à une organisation
terroriste (article 314 § 2 du code pénal – ci-après « le CP ») et
propagande en faveur d’une telle
organisation (article 7
§ 2 de la loi sur la lutte
contre le terrorisme – ci-après
« la loi no 3713 »). Le même jour, assisté par ses avocats, il fut interrogé par le procureur de la
République sur sa présence aux
obsèques d’un grand nombre
de membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) tués par les forces
de l’ordre, sa participation
à des rassemblements publics
et ses déclarations lors de certains rassemblements publics organisés par son parti ou par le Parti démocratique des peuples (HDP). Il fut notamment interrogé
sur sa déclaration du
28 mars 2015, au cours de laquelle il avait tenu les
propos suivants : « Je tiens à présenter mes salutations
et mon respect à tous les martyrs
de la liberté, en la personne de notre
ami Mahsun Korkmaz [l’un des fondateurs du PKK, tué par les forces de l’ordre] ». Le requérant reconnut les faits
qui lui étaient reprochés
mais soutint que les accusations portées contre lui étaient liées à ses discours
politiques, dont la teneur était d’après lui protégée par son droit à la
liberté d’expression. À propos
de sa présence à un grand nombre
d’obsèques et de rassemblements publics,
il expliqua que c’était en sa qualité de maire, sans poursuivre un quelconque agenda politique, qu’il avait assisté à plusieurs milliers d’obsèques et à de nombreux
rassemblements politiques.
6. Le même
jour, le requérant fut traduit devant un juge de paix. Il réitéra les déclarations
qu’il avait faites devant le
parquet. Ses avocats,
alléguant qu’il n’existait aucune preuve à charge contre le requérant et que les faits qui étaient
reprochés à l’intéressé relevaient des activités ordinaires d’un maire et n’étaient pas constitutifs d’une infraction, demandèrent l’élargissement de leur client. Ils arguèrent également
que le placement en détention provisoire était une mesure trop sévère et que d’autres mesures,
telles que la libération sous caution ou le placement sous contrôle judiciaire,
auraient pu être envisagées. À cet égard, ils
expliquèrent que leur client était maire, qu’il avait
un domicile fixe et que le risque qu’il
prît la fuite était inexistant.
7. À l’issue de
l’audition, le juge de paix ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Il considéra que les
soupçons qui pesaient sur
le requérant étaient étayés par des preuves concrètes : participation aux obsèques de membres du PKK – obsèques au cours desquelles
des véhicules appartenant à la municipalité avait été utilisés
avec l’autorisation du suspect –, actes de propagande en faveur
d’une organisation terroriste lors
d’autres obsèques, participation à des défilés ou rassemblements publics au cours
desquels des actes de propagande terroriste avaient
été menés, et notamment des slogans
tels que « Le PKK est
le peuple, le peuple est ici, ne cherche pas dans les
montagnes, les partisans d’Abdullah Öcalan
(« apocu ») sont partout, on va gagner en résistant » scandés, et participation à des sit-in organisés pour protester contre
la mesure de couvre-feu prise pour le district de Silvan.
Il dit que le requérant avait participé à de nombreuses manifestations, réunions et activités organisées par le PKK.
Par ailleurs, il fonda sa décision
d’une part sur la nature de l’infraction d’appartenance à une organisation armée, au sens
de l’article 314 § 2 du
CP, et le fait que celle-ci
figurait parmi les infractions dites « cataloguées »
énumérées à l’article 100
§ 3 du code de procédure
pénale (ci-après « le
CPP »), et d’autre part sur l’existence d’un risque d’altération des preuves et la présence d’éléments concrets donnant à penser que le suspect pouvait prendre la fuite. Il estima enfin que la détention apparaissait être une mesure proportionnée à ce stade, et qu’une mesure de contrôle judiciaire serait insuffisante dans la mesure où la peine
minimale encourue pour l’infraction
prévue à l’article 314
§ 2 du CP était de cinq ans d’emprisonnement.
8. Les
parties n’ont fourni aucune information sur les décisions relatives au maintien en détention du requérant
ayant précédé le dépôt de l’acte d’accusation le 8 décembre
2016.
9. Le 8 décembre 2016, le parquet de Siirt
déposa un acte d’accusation contre le requérant.
Il reprochait notamment à
l’intéressé d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation
terroriste et d’être membre
d’une organisation terroriste armée.
Concernant l’infraction d’appartenance à une organisation armée, il tenait compte, entre autres,
du fait que
le requérant avait participé à vingt défilés, rassemblements publics ou obsèques organisés
sur instruction des dirigeants d’une organisation
terroriste, événements qui, selon
lui, avaient été transformés en activités de
propagande en faveur d’une organisation
terroriste. Il considérait que
ces activités étaient susceptibles de remplir les critères
– « continuité, diversité et intensité » – définis par la Cour de cassation comme devant être réunis
pour que l’infraction d’appartenance à une organisation
terroriste fût constituée.
10. Le 30 décembre
2016, la cour d’assises de Siirt décida de prolonger le maintien en détention provisoire du requérant. Elle ordonna en outre la jonction de deux autres procédures pénales du chef de propagande
terroriste qui avaient été ouvertes contre lui.
11. À l’audience du 16 février 2017, le requérant présenta sa défense. Il expliqua le contexte dans lequel
les activités en question avaient été menées, alléguant
que c’était en sa qualité de maire qu’il avait participé
à la plupart d’entre elles – obsèques ou rassemblements publics légalement organisés notamment. Il soutint également que les
déclarations qu’il avait faites lors
de ces réunions devaient être lues
dans leur globalité, sans perdre de vue qu’elles avaient
été prononcées à l’époque du processus de paix, connu sous
le nom de « processus
de résolution », qui avait
été entamé afin de trouver une solution pacifique et permanente
à la question kurde (pour de plus amples
informations sur ce point, voir Selahattin Demirtaş
c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 28, 22 décembre
2020).
12. À l’issue
de cette audience, puis le
11 avril 2017, la cour
d’assises ordonna le maintien en détention provisoire du requérant
pour les mêmes motifs que ceux
qui avaient été retenus dans l’ordonnance de mise en détention provisoire.
13. Le 10 mai 2017, la cour d’assises ordonna une nouvelle fois le maintien
en détention du requérant pour les mêmes motifs que
ceux qui avaient été retenus précédemment.
Le requérant introduisit un
recours pour contester cette décision mais celui-ci fut rejeté
le 23 mai 2017.
14. Le 5 juillet 2017, le requérant saisit la Cour constitutionnelle (ci-après « la CCT ») d’un recours
individuel pour se plaindre
de sa mise et son maintien en détention
provisoire, incompatibles selon lui avec les exigences de l’article 100 du CPP. Il estimait qu’il n’existait aucun élément de preuve attestant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, dans la mesure où les faits
reprochés étaient des activités politiques
qu’il avait menées en qualité d’élu et de maire. En outre, il soutenait que les autorités
judiciaires n’avaient pas suffisamment motivé leurs décisions
relatives à sa mise et son maintien
en détention provisoire. Invoquant l’article 109 du CPP, il arguait par ailleurs que les
autorités judiciaires internes n’avaient pas tenu compte
de la possibilité de mettre
en place des mesures alternatives à la détention provisoire, et qu’elles avaient omis d’expliquer en quoi pareilles mesures n’auraient pas pu
être mises en œuvre dans son cas. Le requérant dénonçait également la durée de sa détention provisoire. Enfin, il soutenait que sa détention provisoire s’analysait en une violation de son
droit à la liberté d’expression
et de son droit à la liberté de mener
des activités politiques.
15. Jusqu’au prononcé de son arrêt, le 6 juillet 2018, la cour d’assises tint plus de dix audiences
à l’issue desquelles elle ordonna à chaque fois le maintien en détention du requérant pour les mêmes motifs
que ceux qui avaient été retenus
précédemment.
16. Par un arrêt du 6 juillet 2018, la cour d’assises condamna le requérant à une peine de dix ans et dix-huit jours d’emprisonnement en application des articles 314 § 2 du CP et 7
§ 2 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme. Elle considéra notamment qu’il convenait de déclarer le requérant coupable des faits
qui lui étaient reprochés compte tenu d’une part de l’intensité et de la continuité des activités en cause, et d’autre part du fait
que le requérant avait pris part en tant qu’organisateur ou participant à vingt-huit activités menées sur instruction d’une organisation terroriste.
17. Le 11 octobre
2018, la CCT rendit son arrêt
(Tuncer Bakırhan,
no 2017/28478). Elle décida à l’unanimité de rejeter pour défaut manifeste de fondement les griefs que
le requérant avait soulevés relativement à l’absence alléguée de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction et à l’absence alléguée de motifs propres à justifier la décision de le placer en détention, et de rejeter le grief tiré de l’atteinte alléguée à son droit à la liberté d’expression
pour le même motif. Elle déclara en outre le grief relatif à la durée de la détention provisoire irrecevable au motif que
le requérant avait omis d’introduire une demande d’indemnisation devant la cour d’assises conformément à l’article 141 § 1 d) du
CPP. Enfin, elle déclara irrecevable pour incompatibilité ratione
materiae avec la Constitution
le grief relatif à l’atteinte alléguée au droit du
requérant de mener des activités politiques.
18. Le 26 octobre
2018, le tribunal régional
de Gaziantep infirma l’arrêt du
6 juillet 2018 et ordonna
le maintien du requérant en détention provisoire.
19. Le 11 octobre
2019, la cour d’assises de Siirt ordonna la mise en liberté provisoire du requérant.
20. Le 26 octobre 2019, la cour d’assises de Siirt condamna à nouveau le requérant à
une peine de dix ans et
dix-huit jours d’emprisonnement
pour les mêmes chefs d’inculpation.
21. La procédure
pénale est toujours pendante devant les juridictions pénales.
LE CADRE
JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
22. Les dispositions pertinentes du CP et du CPP sont citées
dans l’arrêt Selahattin Demirtaş
(no 2) (précité, §§ 143, 147 et
150-157).
23. L’article 100
§§ 1 et 2 du CPP se lit
comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. S’il existe des éléments
factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée
à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. Elle ne peut être prononcée
que proportionnellement à
la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être imposées eu égard
à l’importance de l’affaire.
2. Dans les cas énumérés
ci-dessous, il peut être considéré qu’il existe un motif de détention :
a) s’il existe des faits
concrets qui font naître le
soupçon d’un risque de fuite (...) ;
b) si le comportement du suspect ou de l’accusé fait naître
le soupçon
1. d’un risque
de destruction, de dissimulation
ou d’altération des preuves,
2. d’une tentative
d’exercice de pressions sur
les témoins ou sur d’autres personnes (...) »
Pour certaines
infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP
(les infractions dites « cataloguées »),
il existe une présomption légale d’existence de motifs de détention. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 100
§ 3 du CPP se lisent comme suit :
« 3) S’il existe des éléments
factuels qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, l’existence d’un motif de détention peut être présumée :
a) pour les
infractions suivantes réprimées par la loi no 5237
du 26 septembre 2004 portant code pénal :
(...)
11. infractions
contre l’ordre constitutionnel
et le fonctionnement de ce système
(articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),
(...) »
24. L’article 101
du CPP dispose que les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.
25. L’article 109
du CPP permet au juge de placer
un suspect sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner
sa détention, même si les motifs de détention
étaient établis.
26. Le
requérant se plaint de sa
mise et son maintien en détention
provisoire, qu’il estime arbitraires. Il allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement et son maintien
en détention provisoire. Il
soutient en outre que les juridictions
internes n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions
de mise et de maintien en détention
provisoire.
Le requérant dénonce par ailleurs la durée de sa détention provisoire. Il soutient que les décisions
relatives à son maintien en
détention provisoire n’étaient pas motivées.
Il se plaint également de
ce que les autorités internes n’ont pas envisagé
de mesures alternatives à
la détention provisoire.
Il estime à ces égards qu’il
y a eu violation de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, qui
est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être
privé de sa liberté, sauf dans
les cas suivants
et selon les voies légales :
(...)
c) s’il
a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles
de soupçonner qu’il a
commis une infraction ou qu’il y a des motifs
raisonnables de croire à la
nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...)
3. Toute
personne arrêtée ou détenue, dans
les conditions prévues au paragraphe 1 c
du présent article, doit être
aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat
habilité par la loi à exercer des fonctions
judiciaires et a le droit d’être jugée
dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La
mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
- Sur la recevabilité
27. Exposant que l’article 141
§ 1 a) et d) du CPP permet
aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, le Gouvernement soutient que le requérant a été remis en liberté à l’issue de sa détention provisoire et qu’il aurait donc
pu, et dû, introduire sur le fondement de cette disposition une action en indemnisation concernant ses griefs fondés
sur l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
À cet égard, il déduit de la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation qu’il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de
l’affaire pour introduire en application
de l’article 141 du
CPP une demande d’indemnisation
d’une détention provisoire
d’une durée excessive et obtenir une décision sur cette demande.
28. Le requérant
réitère ses griefs.
29. La
Cour rappelle que, dans une situation où le requérant ne se plaint pas uniquement
de la durée de sa détention
provisoire mais conteste également
l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée
de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens
de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Grande
Chambre a déjà conclu
qu’« une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a)
et d) du CPP ne peut pas être considérée
comme une voie de recours effective » (Selahattin Demirtaş
c. Turquie (no 2), [GC], no 14305/17,
§§ 212-214, 22 décembre 2020). Elle ne voit aucune raison
de s’écarter de cette conclusion, dans la mesure où le Gouvernement
n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des
circonstances similaires à celles de la présente affaire, un
recours tel que prévu à l’article
141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour un tel grief.
30. Il s’ensuit
que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
31. Constatant
que les griefs
tirés d’une absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction (art.
5 § 1 c)), d’un défaut de motivation
des décisions relatives à la détention provisoire (art. 5 §§ 1 c) et 3) et de la durée de la détention provisoire (art. 5 § 3) ne sont pas manifestement mal fondés au sens
de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif
d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
- Sur le fond
32. Le requérant
réitère ses griefs.
33. Le Gouvernement
conteste la thèse du requérant. Il indique également qu’il convient d’examiner tous les griefs
du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15
de la Convention.
34. L’association İfade Özgürlüğü
Derneği a fourni
des informations sur la notion de propagande terroriste et sur les
mesures qui furent prises après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016 dans le but de relever les maires
des villes du sud-est de la Turquie de leurs fonctions.
35. En
l’occurrence, la Cour observe que
le requérant a été arrêté pour appartenance à une organisation armée et propagande
terroriste, et qu’il a par la suite été condamné pour ces chefs.
- Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une
infraction
36. La Cour
observe qu’en l’espèce, le requérant a été placé en détention
provisoire en application
de l’article 100 du
CPP. À l’appui de son constat
d’existence d’« éléments de preuves concrets » permettant de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, le juge de paix a cité de nombreuses activités du requérant,
dont sa participation aux obsèques de membres décédés du PKK et à des rassemblements publics, ainsi que certains
discours tenus par l’intéressé lors de ces rassemblements (paragraphe 7
ci-dessus).
37. La Cour
observe qu’ultérieurement,
la procédure engagée contre
le requérant s’est soldée
par sa condamnation en première instance
sur le fondement des articles 314 § 2 du CP
et 7 § 2 de la loi no 3713. Elle relève en outre qu’il ne faut pas
perdre de vue que deux autres
actions pénales avaient été jointes à l’action pénale principale (paragraphe 10
ci-dessus) et que la condamnation prononcée à l’encontre du requérant
était fondée sur de nombreuses activités dont il n’avait pas été
fait mention initialement, au moment de la
mise en détention provisoire
de l’intéressé.
38. Par conséquent,
elle estime qu’eu égard aux circonstances
de l’espèce et à sa conclusion quant au grief formulé
sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention (paragraphe 58 ci-dessous), il est inutile d’examiner plus avant la question de savoir s’il existait des
raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction.
39. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y
a pas lieu de rechercher s’il existait des raisons
plausibles de soupçonner le
requérant d’avoir commis
une infraction.
- Sur l’absence alléguée de motivation des décisions relatives à la détention provisoire
40. La Cour
renvoie aux principes généraux découlant de sa jurisprudence
relative à l’article 5 § 3 de la Convention
concernant la justification
d’une détention tels qu’ils sont décrits
notamment dans les arrêts Buzadji c. République de Moldova ([GC],
no 23755/07, §§ 87-91 5 juillet
2016) et Merabishvili c. Géorgie ([GC],
no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017).
41. La Cour
observe d’emblée que le requérant était le maire d’une ville. Elle note par ailleurs
que devant le juge de paix, ses
avocats ont soutenu notamment que le placement en détention provisoire de leur client était une mesure trop sévère
et qu’il convenait d’envisager des mesures
alternatives, comme une libération sous caution ou un placement sous contrôle judiciaire.
Elle relève qu’ils ont plaidé à cet
égard que leur client était un élu local, qu’il
avait un domicile fixe et que le risque qu’il prît
la fuite était nul (paragraphe 5 ci-dessus).
42. Pour la Cour, les arguments
du requérant étaient cruciaux aux fins de l’examen
de la nécessité de sa mise en détention
provisoire. Par ailleurs,
la Cour rappelle que selon sa jurisprudence
constante, c’est essentiellement sur la base des motifs figurant
dans lesdites décisions et des faits non contestés indiqués par l’intéressé dans ses moyens
que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou
non violation de l’article 5
§ 3 (Idalov c. Russie [GC],
no 5826/03, § 141, 22 mai 2012).
43. À cet égard, la Cour observe qu’en
Turquie, comme le requiert la Convention, le droit
interne commande aux autorités judiciaires compétentes d’avancer des motifs « pertinents et suffisants »
lorsqu’elles examinent la nécessité de placer et de maintenir un suspect en détention provisoire. Il s’agit d’une obligation procédurale prévue à l’article 101 du CPP, en vertu duquel les
décisions de placement et de maintien
en détention provisoire doivent être motivées
en fait et en droit (paragraphe 24 ci-dessus).
Par conséquent, en droit turc, cette exigence
est intimement liée à l’observation des « voies légales »,
au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, dans la mesure où la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond
comme de procédure (Mooren c. Allemagne [GC],
no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009), même si dans le cadre de la présente affaire,
elle examinera cette question au regard
de l’article 5 § 3 de la Convention.
44. En l’espèce,
la Cour observe que le juge de paix a fondé sa décision d’ordonner la mise en détention du requérant
non seulement sur les activités qui étaient reprochées à l’intéressé, mais aussi, d’une part, sur la nature de l’infraction
d’appartenance à une organisation
armée au sens de l’article 314 § 2
du CP et le fait que cette infraction
figurait parmi les infractions dites « cataloguées » énumérées à l’article 100
§ 3 du CPP et, d’autre
part, sur l’existence d’un risque
d’altération des preuves et la présence d’éléments concrets donnant à penser que le suspect pouvait prendre la fuite. Elle note en outre que le juge a estimé
que la détention apparaissait être une mesure proportionnée à ce stade, et qu’un contrôle judiciaire serait insuffisant dans la mesure où la peine minimale encourue pour l’infraction prévue à l’article 314
§ 2 était de cinq ans d’emprisonnement (paragraphe 7 ci-dessus).
45. La Cour
examinera ci-dessous le caractère
suffisant de ces motifs.
a) Sur la nature de l’infraction
ou la gravité de la peine encourue
46. Pour ce qui est de la nature de l’infraction, la Cour observe qu’il
ressort des motivations avancées par le juge de paix que
ce dernier a considéré qu’il
s’agissait d’une infraction
cataloguée. Cependant, même si, tel qu’il
ressort de l’article 100
§ 3 du CPP, le juge
interne « peut » (et non « doit ») présumer l’existence de motifs de détention (risques de fuite, d’altération des preuves ou
de pressions sur les témoins, les victimes
et d’autres personnes) pour
ces types d’infractions, ce seul élément ne rend pas la mise en détention du requérant justifiée
dans la mesure où, selon la jurisprudence
établie de la Cour, l’existence de ces risques doit être
dûment établie et le raisonnement des autorités à cet égard ne saurait être abstrait, général ou stéréotypé
(Merabishvili, précité,
§ 222).
47. En outre,
la Cour réaffirme que tout système de détention provisoire automatique est en soi incompatible avec l’article 5 § 3 de la Convention. Lorsque la loi prévoit une présomption concernant les motifs de détention provisoire, l’existence de faits concrets aboutissant à déroger à la règle du respect
de la liberté individuelle doit
néanmoins être démontrée de façon convaincante.
En outre, en droit turc, même lorsqu’il
s’agit d’une infraction
dite « cataloguée »,
les autorités judiciaires ont l’obligation d’envisager tout d’abord les mesures
alternatives à la détention
provisoire (Selahattin
Demirtaş (no 2), précité, § 190, et les références qui y sont citées). À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que
l’existence d’une telle présomption légale ne procurait, dans le cadre du contrôle
que la Cour doit exercer aux
fins de l’article 5
§ 3 de la Convention, aucun élément
spécifique démontrant la nécessité du maintien
en détention provisoire (Şık c. Turquie,
no 53413/11, § 62, 8 juillet 2014).
48. La Cour
observe également que le juge de paix avait noté
que la peine minimale encourue pour l’infraction prévue à l’article 314
§ 2 était de cinq ans d’emprisonnement. Il convient cependant de rappeler à cet égard que, si
la gravité d’une inculpation
ou de la peine peut conduire les
autorités judiciaires à placer et laisser le suspect en détention provisoire pour empêcher des tentatives de commission de nouvelles infractions,
encore faut-il que les circonstances de la cause, et
notamment les antécédents et la personnalité de
l’intéressé, rendent plausible le danger et adéquate la mesure (Maksim Savov c. Bulgarie, no 28143/10, § 47, 13 octobre
2020). Or, cette condition
n’a pas été remplie, puisque les juridictions nationales n’ont pas procédé à un examen individuel.
49. La Cour
conclut qu’en l’espèce, les motifs
généraux – tels que la nature de l’infraction, à savoir une infraction cataloguée, ou encore la gravité de la peine encourue – qui ont été invoqués étaient
pertinents mais pas suffisants pour justifier la mise
en détention du requérant.
b) Sur le risque de fuite
50. La Cour
rappelle qu’il convient d’apprécier le risque de fuite à la lumière d’éléments tenant à la personnalité de l’intéressé, à
son sens moral, à sa domiciliation,
à sa profession, à ses ressources, à ses liens familiaux et à d’autres types de liens avec le pays
dans lequel il est poursuivi (Becciev
c. Moldova, no 9190/03, § 58, 4 octobre
2005).
51. Or, il apparaît clairement que les juridictions
internes ne se sont pas livrées à pareil
exercice en l’espèce. En effet, il est difficile de déceler
des éléments de nature à corroborer l’allégation selon laquelle l’intéressé risquait de tenter de se soustraire à la justice :
il n’a été établi ni que le requérant, maire d’une ville à l’époque des faits, n’ait pas
disposé d’un domicile fixe, ni que les
faits reprochés ou les peines
encourues aient constitué des facteurs
pouvant l’inciter à se dérober à la justice.
52. La Cour
juge dès lors non convaincant dans une telle décision de mise en détention provisoire du maire
d’une ville l’argument consistant
à dire, sans avancer d’éléments
factuels ou individuels concrets, que l’intéressé risquait de prendre la fuite.
c) Sur le risque
d’altération des preuves
53. En ce qui concerne le risque d’altération des preuves, la Cour observe que
le requérant était accusé d’avoir participé à certaines activités politiques. Dans sa déposition recueillie par le parquet et le juge de paix, il n’a pas nié avoir
participé à ces évènements ou avoir
tenu les propos incriminés. Par ailleurs, le parquet a déposé son acte d’accusation le 8 décembre
2016, c’est-à-dire moins d’un mois
après l’arrestation de l’intéressé, sans avoir eu besoin d’obtenir
des preuves supplémentaires. Par conséquent, la
Cour n’est pas convaincue qu’en l’espèce le motif tiré de l’état des preuves ou
d’un risque hypothétique d’altération des preuves ait été
de nature à justifier le placement du requérant en détention provisoire le
16 novembre 2016.
d) Sur les mesures alternatives à la détention provisoire
54. En ce qui concerne la recherche d’alternatives à la détention provisoire, la Cour observe que
dans sa décision du 16 novembre 2016, le juge
de paix a simplement considéré qu’un « contrôle judiciaire serait insuffisant », sans envisager
l’application de mesures alternatives à la détention provisoire. Or, elle constate qu’en
application de l’article 109
du CPP, les juridictions nationales avaient la possibilité d’ordonner le placement du requérant sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner
son maintien en détention.
Elle note aussi que l’article 100 § 1 du CPP imposait au juge
d’envisager en premier lieu
l’application de mesures moins sévères que
la privation de liberté.
55. Or, la Cour relève qu’il
ressort de l’ordonnance de
mise en détention du requérant que les
autorités judiciaires internes d’une part ont ignoré les arguments
du requérant consistant à dire qu’il était maire, qu’il
avait un domicile fixe et qu’il ne s’était pas soustrait
à la justice, et d’autre part
n’ont ni tenu compte de la possibilité de mettre en place des mesures alternatives à la détention provisoire, ni expliqué en quoi pareilles mesures n’auraient pas pu
être mises en œuvre concernant le requérant. La Cour conclut dès lors
que les motivations
avancées par le juge de paix dans sa décision
relative à la mise en détention provisoire
du requérant ne permettent pas de penser que cette
mesure a été utilisée – au regard
de la situation de l’intéressé – en dernier recours, comme l’exigeait le droit interne (voir, dans le même
sens, Lütfiye
Zengin et autres c. Turquie, no 36443/06, § 88, 14 avril
2015).
56. Certes,
la Cour constitutionnelle a
examiné la proportionnalité
de la mesure en question dans son arrêt du 11 octobre 2018, soit un an et onze mois environ après la mise en détention provisoire du requérant. Cependant,
étant donné qu’elle a rejeté le recours du requérant,
elle ne s’est pas prononcée
sur le caractère stéréotypé
et abstrait des motifs exposés par les juridictions nationales, lesquelles s’étaient contentées de justifier leur refus de recourir à des mesures alternatives
en évoquant simplement la gravité de la peine encourue.
e) Conclusion
57. Au
vu de ce qui précède, la Cour
considère qu’en s’abstenant d’évoquer des faits précis
et d’envisager d’autres « mesures préventives »,
et en s’appuyant essentiellement
et systématiquement sur la nature de l’infraction ou la gravité des charges,
les autorités ont ordonné la mise en détention provisoire du requérant pour des motifs qui, bien que « pertinents », ne sauraient passer pour « suffisants ».
58. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’existait pas de motifs suffisants pour ordonner la privation de liberté du requérant dans
l’attente de son jugement.
Pour ce qui est des décisions
relatives au maintien du requérant
en détention provisoire, la
Cour ne voit aucune raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue concernant la mise en détention provisoire de l’intéressé. Elle estime utile de souligner à ce propos qu’il ne faut pas en la matière renverser la charge de la preuve pour faire peser sur la personne détenue l’obligation de démontrer l’existence de raisons de la libérer (Bykov
c. Russie [GC], no 4378/02, § 64, 10 mars
2009). En outre, il n’est pas
établi que le manquement aux exigences décrites ci-dessus pouvait être justifié par la dérogation communiquée par la Turquie.
Il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 5
§ 3 de la Convention à raison de l’absence de motifs suffisants de placer et maintenir le requérant en détention provisoire. Compte tenu de cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire d’examiner d’autres aspects du grief
tiré de cette disposition.
59. Le
requérant allègue que sa mise et son maintien en détention provisoire dans le cadre des
poursuites pénales dont il avait fait l’objet
pour avoir fait des déclarations publiques ou assisté à certains rassemblements s’analysent
en une atteinte à son droit
à la liberté d’expression. Il invoque
l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les
États de soumettre les entreprises de radiodiffusion,
de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice
de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis
à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues
par la loi, qui constituent
des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité
territoriale ou à la sûreté
publique, à la défense de
l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits
d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir
l’autorité et l’impartialité
du pouvoir judiciaire. »
- Sur la recevabilité
60. Le Gouvernement
excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif
que les poursuites
pénales engagées contre le requérant sont toujours pendantes. Par ailleurs, il soutient que le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 10 dans la mesure où aucune
condamnation définitive n’a
été prononcée à son encontre et où le maintien en détention provisoire du requérant
n’était pas susceptible de créer un effet dissuasif sur la liberté d’expression.
61. Le requérant
réfute la thèse du non-épuisement des voies de recours
internes.
62. La Cour
estime que les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes et de défaut de qualité de victime soulevées par le Gouvernement posent des questions
qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la
liberté d’expression, et donc
à l’examen du bien-fondé du grief
formulé sur le terrain de
l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de les joindre au
fond (voir, mutatis mutandis, Atilla Taş
c. Turquie, no 72/17, § 168, 19 janvier
2021).
63. Constatant
par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35
§ 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité,
la Cour le déclare recevable.
- Sur le fond
64. Le requérant
réitère son grief.
65. Le Gouvernement
soutient qu’il n’y a pas eu
d’atteinte au droit à la liberté d’expression du requérant et que le requérant n’a pas la qualité de victime, aucune condamnation n’ayant encore été prononcée contre lui par les juridictions pénales.
66. L’association İfade Özgürlüğü
Derneği a fourni
des informations sur la notion de propagande terroriste et sur les
mesures qui furent prises après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016 dans le but de relever les maires
des villes du sud-est de la Turquie de leurs fonctions.
67. La Cour
rappelle tout d’abord que, selon sa jurisprudence,
un justiciable qui n’a pas
encore été condamné par un arrêt définitif peut avoir la qualité
de victime d’une atteinte à
la liberté d’expression lorsqu’il
a été exposé à certaines circonstances ayant eu un effet
dissuasif sur l’exercice de
cette liberté (voir, en
dernier lieu, Atilla
Taş, précité,
§ 185, et les références
qui y ont été citées).
68. En l’espèce,
la Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’être membre d’une organisation terroriste et d’avoir
fait de la propagande en faveur de ladite organisation. Elle relève en outre que même
si elle l’a rejeté pour défaut
manifeste de fondement, la Cour
constitutionnelle a examiné
le grief du requérant sur le terrain du droit à la liberté d’expression (paragraphe 17
ci-dessus). Elle rappelle
en outre que dans l’affaire Nejdat
Atalay (arrêt précité, § 19), elle a examiné
sur le terrain de l’article 10
de la Convention la décision des
juridictions internes de condamner le requérant du chef de propagande en faveur
d’une organisation terroriste au
motif qu’il avait participé aux obsèques de quatre membres du PKK tués lors
d’affrontements armés avec les forces
de l’ordre.
69. La
Cour observe que dans le cadre
de la procédure pénale, le requérant a été privé de sa
liberté du 16 novembre 2016, date de son arrestation, au 11 octobre 2019, date de sa remise en liberté provisoire. Elle estime que cette privation
de liberté constitue une contrainte
réelle et effective, qui s’analyse par conséquent en une
« ingérence » dans
l’exercice par le requérant
du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10
de la Convention (voir, mutatis
mutandis, Şık
c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet
2014).
70. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’au vu des circonstances de la cause, il convient de conclure que la mise et le maintien en détention du requérant s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la
liberté d’expression découlant
de l’article 10 de la Convention (voir, dans le même
sens, Selahattin
Demirtaş (no 2), précité, § 247).
71. Pour les
mêmes motifs, la Cour rejette les
exceptions de non-épuisement
des voies de recours internes (Nedim Şener, précité, § 96) et de défaut
de qualité de victime (Selahattin Demirtaş
(no 2), précité, § 247) soulevées par le Gouvernement.
72. La Cour
rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences
du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer
si l’ingérence constatée en
l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts
légitimes au regard de ce paragraphe et
« nécessaire dans une société
démocratique » pour les
atteindre (Atilla
Taş, précité,
§ 189).
- « Prévue par la loi »
73. Nul
ne conteste en l’espèce que
la mesure en cause – le placement
et le maintien du requérant en détention provisoire sur le fondement de soupçons d’appartenance à une organisation criminelle et de
propagande terroriste – aient eu
une base légale, à savoir les dispositions concernées du CP et du CPP, et que les dispositions en question aient été accessibles au requérant.
74. Se pose donc la question de savoir si la portée assez large des termes employés dans l’article 314 § 2 du CP peut réduire,
comme l’allègue le requérant, la prévisibilité de l’application des normes juridiques en cause. Dans la mesure où le parquet a sollicité la détention du requérant
sur la base entre autres de
tels soupçons, et où les magistrats
qui se sont prononcés sur
son placement en détention provisoire
ont interprété ces termes comme
incluant la participation à
des rassemblements publics pacifiques sans rechercher l’existence d’éléments donnant à penser que ces activités
avaient été organisées par le requérant sur instruction d’une organisation
terroriste, la Cour considère
que de sérieux doutes peuvent exister quant à la prévisibilité pour le requérant
de son incrimination en vertu
de l’article 314 du CP
(voir, dans le même sens, Nedim Şener, précité, § 102 ; voir aussi, pour une critique de la pratique judiciaire concernant l’application de cette disposition, Selahattin Demirtaş (no 2),
précité, §§ 271-280). Cependant,
la Cour estime qu’il n’y a pas
lieu de trancher cette question ici, celle-ci étant étroitement liée à l’examen de la nécessité de l’ingérence (voir, dans le même sens, Nedim Şener, précité).
- « But légitime »
75. La Cour
est consciente des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme. Par conséquent, elle partira du principe que l’ingérence litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
- « Nécessaire dans une société
démocratique »
76. La Cour
observe que le requérant était maire d’une ville, élu sous l’étiquette d’un parti d’opposition. Précieuse pour chacun,
la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; en effet, celui-ci représente ses électeurs, signale leurs préoccupations
et défend leurs intérêts. Partant, des atteintes à la liberté d’expression d’un élu du peuple, tel
le requérant, commandent à
la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Lacroix c. France, no 41519/12, § 40, 7 septembre
2017).
77. La Cour
souligne également que dans des
affaires relatives à des mesures privatives de liberté,
elle a tenu compte notamment de la nature et de la lourdeur
de telles mesures (voir, mutatis mutandis, Nedim
Şener, précité,
§ 121).
78. La Cour
se réfère par ailleurs à la
conclusion à laquelle elle
est parvenue concernant le grief fondé sur l’article 5 § 3 de la Convention, à savoir que les
autorités ont mis et maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient passer pour « suffisants »
(paragraphe 58 ci-dessus). Elle observe également que, jusqu’à sa remise en liberté
provisoire le 11 octobre
2019 (paragraphe 19 ci-dessus),
le requérant a été privé
de sa liberté pendant environ deux
ans et onze mois dont plus
de deux ans et huit mois sous
le régime de détention provisoire (paragraphes 5,
16 et 18 et ci-dessus).
79. La Cour
observe également que les activités
reprochées au requérant revêtent un caractère clairement politique. Certaines de ses déclarations pourraient se prêter à plusieurs interprétations étant donné qu’une
tension extrême régnait à l’époque des faits dans la
ville où l’intéressé
était maire (comparer avec Zana
c. Turquie, 25 novembre 1997, §§ 48‑49, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).
Or, en tant que maire de cette ville, le requérant ne pouvait ignorer ces circonstances.
À cet égard, il est d’une importance cruciale que les hommes politiques,
dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles
de favoriser un climat de confrontation sociale et d’aggraver
une situation déjà explosive
dans cette ville (voir, mutatis mutandis, Erbakan
c. Turquie, no 59405/00, § 64, 6 juillet
2006 ; comparer aussi avec Herri
Batasuna et Batasuna c. Espagne, nos 25803/04 et 25817/04, § 85, CEDH 2009).
80. Cependant,
vu le caractère fondamental
du libre jeu du débat politique dans une société démocratique, la Cour n’a décelé aucune raison
impérieuse susceptible de justifier la gravité de la mesure incriminée. Elle estime que le fait
de priver de sa liberté le requérant,
un élu du peuple, pour une telle durée en raison de ses activités politiques
s’analyse en une ingérence manifestement disproportionnée aux buts légitimes
poursuivis par l’article 10
de la Convention.
81. Eu égard
à ce qui précède, la Cour estime que la privation
de liberté en question n’était
pas proportionnée aux buts légitimes
visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique (voir, dans le même
sens, Nedim Şener, précité,
§ 123). En outre, il n’est pas
établi que la mesure litigieuse puisse être considérée
comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence.
82. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
83. Dans
ses observations en date du 25 janvier 2021, le requérant a soulevé pour la
première fois un grief fondé
sur l’article 18 de la Convention. Se basant sur les mêmes faits et invoquant l’article 18 de la
Convention combiné avec l’article 10, il affirmait que ses droits
découlant de la Convention avaient
été restreints dans des buts
autres que ceux prévus par la Convention.
84. Le Gouvernement
n’ayant pas soulevé une exception tirée du non-respect
du délai de six mois, il appartient
à la Cour de déterminer si
et dans quelle mesure ce grief peut être
considéré comme un développement venant préciser ou étoffer
ses prétentions initiales ou s’il
constitue un grief nouveau invoquant des faits
différents de ceux dénoncés dans la requête initiale (Radomilja et autres
c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 110‑120, 20 mars 2018).
85. La Cour
constate que dans son formulaire de requête, le requérant invoquait seulement les articles 5
et 10 de la Convention (ainsi que
l’article 3 du Protocole no 1, mais ce grief
a été déclaré irrecevable lors de la communication) et ne développait aucun argument fondé sur cette disposition.
86. La Cour
estime en outre que ce grief ne peut être considéré
comme touchant des aspects particuliers
des griefs initiaux. Il est donc nouveau (voir, dans le même
sens, Allan c. Royaume-Uni (déc.), no 48539/99, 28 août
2001, Marchiani c. France (déc.),
no 30392/03, 24 janvier 2006,
et, a contrario, Paroisse
Gréco-catholique Sâmbăta
Bihor c. Roumanie (déc.), no 48107/99, 25 mai 2004).
87. À cet
égard, la Cour relève qu’en vertu
de l’article 35 § 1 de la Convention, elle
ne peut être saisie que « (...)
dans le délai de six mois, à partir de la décision interne définitive ».
Cette règle étant d’ordre public, elle a compétence pour l’appliquer
d’office lorsque l’État défendeur n’a pas soulevé d’exception fondée sur cette règle (Sabri Güneş c. Turquie [GC],
no 27396/06, § 29, 29 juin
2012). Elle rappelle également
que pour tout grief non contenu dans la requête proprement dite, le cours du délai
de six mois prévu à l’article 35
§ 1 de la Convention n’est interrompu que le jour où il est exprimé pour la première fois devant
elle (voir, par exemple, R.M.
et autres c. France, no 33201/11, § 94, 12 juillet
2016).
88. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 18 de la Convention, la dernière
décision interne définitive
au sens de l’article 35 § 1 de la Convention est l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 11 octobre 2018 (paragraphe 17
ci-dessus). Par ailleurs,
il convient d’observer que la détention provisoire du requérant
a pris fin le 11 octobre
2019, à la suite de sa remise en liberté provisoire.
89. Ce grief
ayant été introduit le 25 janvier
2021, date de l’envoi des observations du requérant, il est tardif et doit donc être déclaré
irrecevable en application
de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
- SUR L’APPLICATION
DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
90. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il
y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il
y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
91. Le requérant
réclame la réparation intégrale
du préjudice matériel qu’il dit avoir subi
à raison de la perte des revenus qu’il
aurait selon lui perçus s’il n’avait
pas été relevé
de ses fonctions de maire. À ce titre, il demande 250 000 livres turques (TRY) (soit environ 24 890 euros (EUR)).
Il réclame en outre
500 000 TRY (soit 49 780 EUR environ) au titre
du dommage moral qu’il estime avoir
subi.
92. Le Gouvernement
conteste ces montants.
93. La Cour
ne distingue aucun lien de causalité
entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie au requérant 10 000 EUR
pour dommage moral, plus tout montant
pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
- Frais et dépens
94. Le requérant
réclame 72 000 TRY (soit
7 170 EUR environ) au
titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions
internes et de la procédure
menée devant la Cour. Il soumet, à titre de justificatifs, un décompte horaire détaillé de son avocat et le
tableau de référence des honoraires d’avocat du barreau de Diyarbakɪr.
95. Le Gouvernement
conteste les montants réclamés.
96. Selon
la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable
de leur taux. Compte tenu des
éléments dont elle dispose, des
critères susmentionnés et
de la complexité de l’affaire, la Cour
estime raisonnable d’allouer au requérant
la somme de 3 000 EUR tous
frais confondus.
- Intérêts moratoires
97. La Cour
juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À
L’UNANIMITÉ,
- Joint au fond les exceptions préliminaires de
non-épuisement des voies de recours internes et de défaut de qualité de victime concernant le grief fondé sur l’article 10
de la Convention et les rejette ;
- Déclare les griefs fondés sur l’article 5
§§ 1 c) et 3 et l’article 10 recevables, et la requête irrecevable pour le surplus ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 5
§ 3 de la Convention à raison de l’absence de motifs suffisants de placer et maintenir le requérant en détention provisoire ;
- Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 5
§ 1 c) de la Convention ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 10
de la Convention ;
- Dit,
a) que
l’État défendeur doit verser au
requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44
§ 2 de la Convention, les sommes
suivantes, à convertir dans
la monnaie de l’État défendeur au taux
applicable à la date du règlement :
- 10 000 EUR
(dix mille euros), plus tout montant
pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
- 3 000 EUR
(trois mille euros),
plus tout montant pouvant
être dû sur cette somme par le requérant
à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette le
surplus de la demande de satisfaction
équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 septembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président