Cour européenne des droits de l'homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SANCHEZ c. FRANCE
(Requête no 45581/15)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale d’un élu faute d’avoir
promptement supprimé les propos illicites
de tiers sur le mur de son compte Facebook librement
accessible au public et utilisé lors de sa campagne électorale • Provocation
à la haine ou à la violence à l’égard de personnes de confession musulmane
• Responsabilité du requérant en tant que titulaire du
compte, et distincte des tiers rédacteurs
également condamnés • Motifs pertinents et suffisants • Sanction proportionnée
STRASBOURG
2 septembre 2021
Cet arrêt deviendra
définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Sanchez c. France,
La Cour
européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre
composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Ganna Yudkivska,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de
section,
Vu :
la requête (no 45581/15) dirigée contre la
République française et dont un ressortissant
de cet État, M. Julien
Sanchez (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la
Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention ») le 15 septembre
2015,
la décision de
porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 10 de la
Convention et de déclarer la requête
irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête
concerne, au regard de l’article 10 de la Convention, la condamnation
pénale du requérant, à l’époque élu local et candidat
aux élections législatives, pour provocation à
la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée, faute pour lui d’avoir promptement supprimé les propos
tenus par des tiers sur le mur de son compte Facebook.
2. Le requérant
est né en 1983 et réside à Beaucaire.
Il est représenté par M. D. Dassa Le Deist, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Le requérant
est maire de la ville de Beaucaire depuis 2014 et président du groupe
Rassemblement national (Front national - FN - jusqu’en 2018)
au Conseil régional d’Occitanie. À l’époque des faits, il était
le candidat du Front
national aux élections législatives dans la circonscription de Nîmes. F.P., alors
député européen et premier adjoint
au maire de Nîmes, était l’un de ses adversaires politiques.
5. Le 24 octobre
2011, le requérant posta sur le mur
de son compte Facebook, qu’il
gérait personnellement et
dont l’accès était ouvert au public, un billet concernant F.P., qui se lisait comme suit :
« Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député européen UMP Nîmois
[F.P.], dont le site qui devait être
lancé aujourd’hui affiche en une un triple zéro prédestiné (...) »
6. Un tiers,
S.B., réagit le jour-même à
cet article, en ajoutant le commentaire suivant sur le mur du compte Facebook du requérant :
« Ce grand homme a transformé Nîmes en Alger, pas
une rue sans son khebab et sa mosquée ;
dealers et prostitués règnent
en maître, pas étonnant qu’il est choisi Bruxelles
capital du nouvel ordre mondial celui de la charia.... Merci l’UMPS au moins ça nous fait
économiser le billet d’avion et les nuits
d’hôtels.... J’adore le
Club Med version
gratuite.... Merci [F.] et kiss à Leila ([L.]).... Enfin un blog qui nous change la vie... » (sic)
7. Un autre
lecteur, L.R., écrivit également les trois
commentaires suivants :
« Des bars à chichas de partout en centre-ville et des voilées .... Voilà ce que c’est
Nîmes, la ville romaine soi-disant....L’UMP et le PS sont des alliés
des musulmans. » (sic)
« Un trafic de drogue tenu par les musulmans rue des lombards qui dure depuis des années...
avec des caméras dans la rue ..., un autre trafic de drogue au vu de tout le monde
avenue general leclerc ou des racailles vendent
leur drogue toute la journée sans que la police intervienne
et devant des collèges et lycées, des caillassages sur des voitures appartenant
à des « blancs » route d’arles aux
feu sans arrêt... nimes capitale de l’insécurité du languedoc roussillon. »
(sic)
« [P.], l’élu au develloppement économique lol develloppement économique hallal boulevard
gambetta et rue de la republique (islamique). »
(sic)
8. Dans
la matinée du 25 octobre
2011, L.T., compagne de F.P., prit connaissance de ces commentaires. Se sentant insultée directement et personnellement par des propos qu’elle qualifia de « racistes », qui associaient
son prénom, selon elle
« à consonance maghrébine »,
à la politique de F.P., elle se rendit
immédiatement au salon de coiffure géré par S.B., qu’elle connaissait personnellement. Ce dernier, qui ignorait
le caractère public du mur Facebook du requérant, supprima son commentaire aussitôt après le départ de L.T., ce que celle-ci confirmera ultérieurement lors de son audition par les gendarmes.
9. Le 26 octobre
2011, L.T. écrivit au procureur de la République de Nîmes pour déposer plainte contre le requérant, S.B. et L.R., en raison
des propos publiés sur le mur du compte Facebook du requérant. Elle joignit à son courrier des impressions d’écran attestant des commentaires litigieux.
10. Le 27 octobre
2011, le requérant mit sur
le mur de son compte
Facebook un message invitant
les intervenants à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », sans intervenir sur son mur ou sur les
commentaires qui y étaient publiés.
11. L.T. fut
entendue par les gendarmes le 6 décembre 2011.
Elle déclara avoir découvert les commentaires
le matin du 25 octobre 2011, alors qu’elle était dans
le bureau de son compagnon, député européen et premier
adjoint au maire de Nîmes. Elle précisa que leur relation était de notoriété publique, que les
propos tenus sur le mur du compte
Facebook du requérant, accessible à tous, associait son prénom à consonnance maghrébine à celui de son compagnon et à sa politique, le tout rattaché à des propos à caractère
raciste. Elle indiqua qu’après avoir découvert les faits,
elle s’était immédiatement rendue au salon de coiffure tenu par S.B., à qui elle avait fait part de son indignation. Selon elle, S.B. était très surpris et n’avait manifestement pas connaissance du caractère public de ce mur Facebook, mais il avait confirmé qu’il parlait bien d’elle lorsqu’il écrivait « Merci [F.] et kiss à
[L.] ». Elle ajouta avoir
été raccompagnée à la mairie par l’épouse du préfet, qui passait là par hasard et avait constaté son état d’énervement. Au cours du
trajet, elle s’était reconnectée sur Facebook et avait
constaté que le commentaire de S.B. avait déjà été retiré.
Les investigations sur le mur du compte
Facebook du requérant permirent de constater, le même jour, que les propos du
requérant et les commentaires de L.R. y figuraient
toujours, tandis que celui publié
par S.B. avait effectivement
disparu.
12. Par ailleurs,
L.R. fut identifié comme étant un employé de la ville de Nîmes. Entendu par les gendarmes le 23 janvier 2011, il indiqua exercer les fonctions d’attaché de
campagne électoral du requérant et contesta le caractère
raciste de ses propos ou tout appel à la haine raciale. Expliquant n’avoir à aucun moment voulu diriger ses propos contre L.T., il précisa avoir entre temps
supprimé les commentaires dans lesquels F.P. aurait pu se reconnaître ou se faire reconnaître.
13. Au
cours de son audition du 25 janvier 2012, S.B. déclara aux gendarmes
avoir ignoré le caractère public du mur du compte
Facebook du requérant et supprimé ses commentaires
aussitôt après l’intervention de L.T. devant son
salon de coiffure. Il ajouta
avoir informé le requérant de cette altercation le jour-même.
14. Le 28 janvier
2012, le requérant fut également entendu par les enquêteurs. Rappelant avoir été candidat à Nîmes contre F.P.,
le compagnon de L.T., il expliqua ne pas pouvoir surveiller
la multitude de commentaires
publiés chaque semaine sur le mur de son compte Facebook. Il indiqua notamment : ne pas être l’auteur des
propos ; n’avoir pas eu le temps
de supprimer le commentaire
de S.B., qui était déjà intervenu ; n’avoir pris connaissance de ceux de L.R. qu’au moment de sa convocation à la gendarmerie, précisant
être prêt à les supprimer si
la justice le lui demandait ;
qu’il consultait le mur de son compte Facebook tous les jours, mais qu’il ne lisait pas souvent les
commentaires, trop nombreux compte tenu d’un nombre d’« amis » s’élevant à plus de
1 800 personnes susceptibles
de poster des commentaires
24h/24, préférant poster des
thèmes pour informer ses lecteurs ; que L.T., qu’il ne connaissait que sous le nom de son compagnon, n’était pas citée
nominativement et qu’il avait découvert son prénom à l’occasion de la plainte déposée par elle ; que L.T. l’avait déjà personnellement pris à partie dans
un bureau de vote ; qu’elle aurait
dû lui téléphoner pour demander de supprimer ces commentaires, ce qui aurait permis d’« économiser » une plainte,
mais que son but était certainement de déstabiliser sa candidature face à son compagnon ; qu’à la place L.T. s’était rendue dans le salon de coiffure de S.B., qu’elle connaissait, pour l’insulter et
le menacer devant des témoins ; enfin, qu’il connaissait
L.R. et S.B., militants de son parti qui n’y exerçaient aucune fonction. Évoquant ses origines
étrangères, il ajouta n’avoir jamais fait
preuve d’un quelconque racisme ou d’une discrimination envers quiconque, et ne voir aucun appel au
meurtre ou à la violence dans les
propos litigieux, qui demeuraient selon lui dans les limites
de la liberté d’expression de tout citoyen. Il souligna la suppression du caractère public du mur de son compte Facebook quelques jours avant cette audition, afin de le rendre uniquement accessible à ceux qui choisissent d’être ses amis
et d’éviter tout nouvel incident qui ne serait pas de son fait. Postérieurement à cette audition, les enquêteurs
purent confirmer que la page Facebook du requérant n’était effectivement plus accessible au public.
15. Le requérant,
S.B. et L.R. furent cités à
comparaître devant le tribunal correctionnel de Nîmes
pour la mise en ligne des propos litigieux sur le mur du compte
Facebook du requérant, constitutifs des faits de provocation à la haine ou à la violence
à l’égard d’un groupe de personnes, notamment L.T., à raison de leur origine ou de leur appartenance
ou non‑appartenance à
une ethnie, nation, race ou religion déterminée.
Les citations visaient les articles
23, alinéa 1er, 24, alinéa
8 et 65-3 de la loi du
29 juillet 1881, ainsi
que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982.
16. Par un jugement du 28 février 2013, le tribunal correctionnel de Nîmes déclara le
requérant, S.B. et L.R. coupables
des faits reprochés et condamna chacun d’entre eux au paiement
d’une amende de quatre mille euros (EUR). Le requérant fut condamné sur le fondement des articles 23,
alinéa 1er, 24, alinéa
8, la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652
du 29 juillet 1982.
S.B. et lui furent en outre
solidairement condamnés à payer mille EUR à L.T., partie
civile, en réparation de son préjudice
moral. En revanche, le tribunal estima
ne pas devoir prononcer la peine d’inéligibilité requise par le ministère public.
17. Dans
son jugement, le tribunal jugea tout d’abord que les différents
propos reprochés définissaient parfaitement le groupe de personnes concernées, à savoir « celui des
musulmans ». Il ajouta
que l’assimilation de ce groupe avec des
« dealers et prostituées »
qui « règnent en maître », « des racailles qui vendent leur drogue
toute la journée » ou les auteurs
de « caillassages sur des
voitures appartenant à des blancs », tendait clairement, tant par son sens que par sa portée, à susciter un fort sentiment de rejet envers le groupe des personnes
de confession musulmane, réelle
ou supposée. Il estima en outre que L.T. pouvait être considérée
comme provoquée par les propos litigieux,
compte tenu des références à son compagnon et
des termes « Merci [F.] et kiss à
[L.] » qui étaient de nature à les assimiler aux
responsables supposés de la
transformation de « Nîmes en Alger » et de susciter à leur égard haine ou
violence.
18. S’agissant
du requérant, le tribunal rappela qu’il se déduisait de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 septembre 2011, que la responsabilité pénale du producteur
d’un site de communication au
public en ligne, mettant à
la disposition du public des messages adressés
par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces
messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans
le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès
le moment où il en a eu connaissance. Il écarta les arguments du
requérant, selon lequel il n’avait pas le temps de lire les commentaires et n’était pas au
courant des propos de S.B. et L.R., aux motifs que : d’une part, les commentaires ne pouvaient être publiés sur son mur qu’après avoir autorisé ses « amis » à y avoir accès, soit 1 829 personnes au 25 octobre 2011, et qu’il lui appartenait de s’assurer de la teneur de leurs propos ; d’autre part, il ne
pouvait ignorer que son compte était de nature à attirer des commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, dont il devait assurer plus particulièrement
encore la surveillance. Il conclut
en relevant qu’ayant pris l’initiative de créer un service de communication
au public par voie électronique en vue d’échanger des opinions et ayant laissé les
commentaires litigieux
encore visibles le 6 décembre
2011 selon les enquêteurs, le requérant n’avait pas promptement
mis fin à cette diffusion et était dès lors coupable
en qualité d’auteur principal.
19. Le requérant
et S.B. interjetèrent appel.
S.B. se désista par la suite.
20. Par un arrêt du 18 octobre
2013, la cour d’appel de
Nîmes confirma la déclaration
de culpabilité du requérant, réduisant l’amende à trois mille EUR.
Elle le condamna également
à verser mille EUR à L.T., au
titre des frais et dépens à hauteur d’appel.
21. Dans
sa motivation, la cour d’appel jugea que
le tribunal correctionnel avait considéré à juste titre que
les propos définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté
musulmane avec la délinquance
et l’insécurité dans la ville de Nîmes tendait à susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité
envers ce groupe. Relevant que le texte fondant les poursuites visait la discrimination à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, elle jugea :
« (...) que
l’expression « kiss à
Leila », désignant [L.T.], et associée
à [F.P.], adjoint à la mairie
de Nîmes, et désigné par les
écrits comme ayant contribué à abandonner la ville de Nîmes aux mains des musulmans
et donc à l’insécurité, est
de nature à associer cette dernière à la transformation de
la ville et donc de susciter
à son égard haine ou violence; qu’en
fonction de ces éléments, ces deux
textes constituent une provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne, la compagne
de [F.P.], [L.T.], à raison de son appartenance, supposée en raison de son prénom, à une communauté musulmane (...) »
22. Se référant
ensuite aux dispositions de l’article 93-3 de
la loi du 29 juillet 1982 et aux faits de l’espèce, la cour d’appel releva
que rien ne permettait d’établir que le requérant avait été informé
de la teneur des commentaires avant leur publication, mais qu’en sa qualité d’élu du Front national et de personnage public, il avait « sciemment rendu public son mur Facebook et
[avait] donc autorisé ses amis
à y publier des commentaires ». Elle poursuivit
son raisonnement comme suit :
« (...) que
par cette démarche volontaire, il est devenu responsable de la teneur des propos publiés
; que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante ; qu’il ne
peut soutenir ne pas avoir eu
connaissance des propos publiés sur son site le 24
octobre, alors même qu’il a déclaré,
lors de l’enquête, qu’il le consultait tous les jours ; qu’il n’a pas retiré
cependant les dits commentaires qui le seront par [S.B.] lui-même ;
qu’alerté par ce dernier sur la réactivité
de la partie civile, il n’a pas
plus supprimé le commentaire
de [L.R.], qui sera encore présent sur son site lors de la consultation par les enquêteurs le 6 décembre 2011 ; qu’il ne peut être considéré,
ainsi que l’a justement constaté le tribunal, comme ayant promptement mis fin à la diffusion des propos litigieux
; qu’il a légitimé sa
position en stipulant que
de tels commentaires lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression ; que c’est donc délibérément qu’il les a maintenus sur son mur ; qu’en l’état
de ces éléments, c’est à juste titre que
le tribunal a retenu le prévenu dans les
liens de la prévention et que le jugement déféré sera confirmé sur la culpabilité (...) »
23. Le requérant
se pourvut en cassation, invoquant notamment l’article 10 de la Convention. Dans
le cadre d’un moyen unique de cassation, il soutint : que pour être constituée, l’infraction reprochée nécessitait que les propos comportent
une exhortation ou une incitation à la discrimination, à
la haine ou à la violence, ne devant pas uniquement susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité
envers un groupe ou une personne ; que la seule crainte
d’un risque de racisme ne pouvait priver les citoyens de la liberté de s’exprimer sur les conséquences de l’immigration dans certaines villes ou certains
quartiers, les commentaires ayant précisément dénoncé la transformation de la ville de Nîmes par l’immigration d’origine maghrébine
et de confession musulmane ; que
la citation à comparaître devant le tribunal était irrégulière ; enfin, que les
propos incriminés ne visaient nullement L.T. et avaient été dénaturés
par la cour d’appel.
24. Par un arrêt du 17 mars
2015, la Cour de cassation rejeta son pourvoi, notamment au regard
de l’article 10 de la Convention, s’exprimant comme suit :
« (...) d’une part, le délit de provocation (...) est caractérisé lorsque, comme en l’espèce, les juges constatent
que, tant par leur sens que
par leur portée, les textes incriminés
tendent à susciter un
sentiment de rejet ou d’hostilité, la haine ou la violence, envers un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée ; (...)
d’autre part, le texte précité
entrant dans les restrictions prévues au paragraphe
2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la méconnaissance du principe de la liberté d’expression
affirmé par le paragraphe 1er dudit article ne saurait être invoquée
; (...) ».
- LE DROIT INTERNE
- Loi du 29 juillet 1881
25. Les
dispositions pertinentes en
vigueur à l’époque des faits étaient rédigées
comme suit :
Article 23
« Seront punis comme complices
d’une action qualifiée crime ou
délit ceux qui, soit par des discours,
cris ou menaces
proférés dans des lieux ou
réunions publics, soit par des écrits,
imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la
parole ou de l’image vendus
ou distribués, mis en vente ou
exposés dans des lieux ou
réunions publics, soit par des placards
ou des affiches exposés au regard
du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l’auteur ou les
auteurs à commettre ladite action, si la provocation
a été suivie d’effet.
Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que
d’une tentative de crime prévue
par l’article 2 du code pénal. »
Article 24 (alinéas 8 et 10-12)
« (...)
Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à
la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance
ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros
d’amende ou de l’une de ces deux peines
seulement.
(...)
En cas de condamnation pour l’un des faits prévus par les deux alinéas
précédents, le tribunal pourra en outre ordonner :
1o Sauf lorsque la responsabilité de l’auteur de l’infraction est retenue sur le fondement de l’article 42 et du premier alinéa de l’article 43 de la présente loi ou
des trois premiers alinéas de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication
audiovisuelle, la privation
des droits énumérés aux 2o et 3o de
l’article 131-26 du
code pénal pour une durée
de cinq ans au plus ;
2o L’affichage
ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions
prévues par l’article
131-35 du code pénal.
(...) »
Article 65-3
« Pour les délits
prévus par les sixième et huitième alinéas de l’article 24, l’article 24 bis, le deuxième alinéa de l’article 32 et le troisième alinéa de l’article 33, le délai de prescription prévu par l’article 65 est porté à un
an. »
- Article 93-3 de la loi no 82-652
du 29 juillet 1982 sur
la communication audiovisuelle
26. Les
dispositions pertinentes en
vigueur à l’époque des faits se lisaient ainsi :
« Au cas où l’une des
infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de la publication ou, dans le cas
prévu au deuxième alinéa de l’article 93-2 de la présente loi, le codirecteur de la publication sera poursuivi comme auteur principal,
lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public.
À défaut, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal.
Lorsque le directeur ou le codirecteur de la publication sera mis en cause, l’auteur sera poursuivi comme complice.
Pourra également être poursuivie comme complice toute personne à laquelle l’article 121-7 du code pénal sera applicable.
Lorsque l’infraction résulte du contenu
d’un message adressé par un
internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition
du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel, le directeur
ou le codirecteur de publication ne peut pas voir sa responsabilité
pénale engagée comme auteur principal
s’il est établi qu’il n’avait pas
effectivement connaissance du message avant
sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message. »
27. Dans
une décision du 16 septembre 2011 (no 2011-164 QPC), le Conseil constitutionnel a déclaré l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication
audiovisuelle conforme à la Constitution,
sous la réserve suivante :
« 7. Considérant,
par suite, que, compte tenu, d’une part, du régime de responsabilité spécifique dont bénéficie le directeur de la publication en vertu des premier et dernier alinéas de l’article 93-3 et, d’autre part, des caractéristiques d’Internet qui, en l’état
des règles et des techniques, permettent à l’auteur d’un message diffusé sur internet de préserver
son anonymat, les dispositions contestées ne sauraient, sans instaurer une présomption irréfragable de responsabilité pénale en méconnaissance des exigences constitutionnelles précitées, être interprétées comme permettant que le créateur ou l’animateur
d’un site de communication au
public en ligne mettant à
la disposition du public des messages adressés
par des internautes, voie sa responsabilité pénale engagée en qualité de producteur à raison du seul
contenu d’un message dont
il n’avait pas connaissance avant la mise en ligne ; que, sous cette réserve,
les dispositions contestées ne sont pas contraires à l’article 9 de la Déclaration de
1789. »
28. Par la suite, dans un arrêt du
30 octobre 2012 (pourvoi
no 10-88825), la chambre criminelle
de la Cour de cassation
s’est prononcée comme suit :
« Attendu qu’il se déduit [de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982] que la responsabilité pénale du producteur
d’un site de communication au
public en ligne mettant à
la disposition du public des messages adressés
par des internautes n’est engagée, à raison du contenu de ces
messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans
le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès
le moment où il en a eu connaissance ;
(...)
Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si, en sa qualité de producteur, M. X...avait eu connaissance,
préalablement à sa mise en ligne,
du contenu du message litigieux
ou que, dans
le cas contraire, il s’était abstenu d’agir avec promptitude pour le retirer dès qu’il
en avait eu connaissance, la cour d’appel n’a pas fait l’exacte application
de l’article 93-3 de la loi
du 29 juillet 1982 modifiée sur la communication audiovisuelle, au regard de la réserve du Conseil constitutionnel
susvisée ; (...) »
29. La Cour
de cassation avait par ailleurs développé une jurisprudence sur la notion de producteur, retenant cette qualification pour une personne ayant pris l’initiative de créer un service de communication
par voie électronique en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance (Cass. crim., 8 décembre 1998, Bull. crim., no 335, Cass. crim.,
16 février 2010, Bull. crim.,
no 30 – concernant la responsabilité,
en qualité de producteur, du dirigeant d’une société exploitant un site internet en raison de la diffusion de plusieurs textes sur le forum de discussion,
et Cass. crim., 16 février
2010, Bull. crim., no 31 – concernant
la responsabilité, en qualité
de producteur, du président d’une association pour
la diffusion de propos litigieux sur le blogue de cette dernière). Cette définition du « producteur »
a été reprise par le Conseil
constitutionnel qui, dans
sa décision du 16 septembre 2011 (paragraphe 27 ci-dessus), s’est exprimé comme suit :
« Considérant qu’il résulte de ces dispositions, telles qu’interprétées par la Cour de cassation dans ses arrêts
du 16 février 2010 (...), que la personne qui a pris l’initiative de créer un service de communication
en ligne en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis
à l’avance peut être poursuivie en sa qualité de producteur »
30. En outre,
la Cour de cassation a jugé que l’utilisation
d’Internet est englobée dans
la formule « tout moyen
de communication au public
par voie électronique »
(Cass. crim., 6 mai 2003, Bull. crim.,
no 94, et Cass. crim., 10 mai 2005, Bull. crim., no 144), tout en développant
une jurisprudence sur la notion
de publicité, laquelle est établie lorsque les destinataires ne sont pas liés
entre eux par une communauté d’intérêts et que les propos
incriminés sont diffusés par un site accessible au public (Cass. crim., 26 février 2008, pourvoi no 07-87.846, et 26 mars
2008, pourvoi no 07-83.672). La Cour de cassation a ainsi pu
estimer que des injures publiées
sur le mur du compte Facebook d’une prévenue,
qui n’étaient accessibles qu’aux seules personnes
agréées par l’intéressée, constituaient des injures privées et non publiques
(Cass. crim., 10 avril 2013,
pourvoi no 11-19.530).
31. Concernant
le délit de provocation à
la haine ou à la violence, la Cour de cassation juge de manière constante que les propos poursuivis
doivent être de nature à susciter immédiatement chez le lecteur, contre les personnes visées,
des réactions de rejet, voire de haine et de violence (Cass. crim., 21 mai 1996, Bull. crim.,
no 210) ou encore que les juges doivent
constater que tant par son sens que par sa portée, le texte litigieux tende soit à susciter un sentiment d’hostilité
ou de rejet, soit à inciter le public à la haine ou à la violence
envers une personne ou un groupe de personnes déterminées (Cass. crim., 16 juillet 1992, Bull. crim., no 273, Cass. crim.,
14 mai 2002, pourvoi no 01-85.482, Cass. crim., 30 mai 2007, pourvoi no 06-84.328,
Cass. crim., 29 janvier
2008, pourvoi no 07-83.695, et Cass. crim., 3 février 2009, pourvois nos 06-83.063 et 08-82.402). Les propos peuvent
également être sanctionnés s’ils sont implicites (Cass. crim., 16 juillet 1992,
Bull. crim., no 273).
32. Par ailleurs,
la loi no 2020-766 du
24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet (et
qui a fait l’objet d’une décision du Conseil
constitutionnel no 2020-801 DC du 18 juin 2020, déclarant contraires à la Constitution de nombreuses dispositions) a créé un Observatoire de la haine en ligne. Ce dernier a pour mission de suivre
et d’analyser l’évolution
en la matière, en associant
les opérateurs (en particulier les réseaux sociaux comme Facebook), associations, administrations et chercheurs concernés par la lutte et la prévention contre de tels faits. Des groupes
de travail sont chargés de la réflexion autour de la notion de contenus haineux, de l’amélioration de connaissance de
ce phénomène, de l’analyse des mécanismes de diffusion et des moyens de lutte et, enfin, de la prévention, de l’éducation et de l’accompagnement des publics.
33. Cette
loi est également à
l’origine de la création d’un pôle
national de lutte contre la haine
en ligne, au sein du tribunal
judiciaire de Paris, qui est devenu
effectif au mois de janvier 2021. Sa compétence s’exerce en fonction de la complexité de la procédure ou de l’importance du trouble
à l’ordre public, pouvant notamment résulter du retentissement médiatique important de l’affaire
ou de sa sensibilité particulière (Circulaire du 24 novembre 2020 relative à la lutte
contre la haine en ligne -
CRIM 2020 23 E1 24.11.2020).
- LES INSTRUMENTS
INTERNATIONAUX
- La communication sur l’Internet
34. Les
textes pertinents en la matière adoptés par le Comité des Ministres
du Conseil de l’Europe et les Nations Unies sont exposés aux
paragraphes 44 à 49 de l’arrêt Delfi
AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, CEDH 2015).
- Les discours de haine
- Nations Unies
a) Conseil des droits de l’homme
35. Dans
son rapport présenté en application
de la résolution 16/4 du Conseil des droits
de l’homme des Nations Unies (A/67/357, 7 septembre
2012), le Rapporteur spécial
sur la promotion et la protection du
droit à la liberté d’opinion et d’expression,
M. Frank La Rue, s’est notamment exprimé
comme suit :
« 46. S’il est possible que certaines
de ces notions se recoupent, le Rapporteur spécial estime que les éléments
suivants sont essentiels pour déterminer si des propos constituent
une incitation à la haine :
le danger réel et imminent de violence résultant des propos
tenus; l’intention de celui qui les prononce
d’inciter à la discrimination,
à l’hostilité ou à la violence; et le contexte dans lequel ces
propos sont tenus doit faire
l’objet d’un examen rigoureux par le système judiciaire, sachant que le droit international interdit certaines formes de propos en raison des conséquences
qu’ils peuvent avoir et non pour leur contenu en tant que tel, ce qui est profondément offensant pour une population pouvant ne pas l’être pour une autre. Ainsi, toute
étude du contexte doit aller
systématiquement de pair avec un examen de divers facteurs tels que l’existence
ou non de tensions chroniques entre des communautés religieuses ou raciales, la discrimination du groupe visé,
le ton et le contenu des propos, la personne qui incite à la haine, et les moyens
de diffuser des propos haineux. Une déclaration faite par une personne à l’intention d’un groupe restreint d’abonnés à Facebook n’a par exemple
pas le même poids qu’une déclaration
publiée sur un site Web à
grande audience. De même, une expression
artistique doit être évaluée d’après sa valeur et son contenu artistiques, l’art pouvant être utilisé
pour provoquer des sensations fortes sans intention d’inciter à la violence, à la discrimination ou à l’hostilité.
47. Par ailleurs,
alors que l’État est censé interdire par la loi tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse
qui constitue une incitation
à la discrimination, à l’hostilité
ou à la violence en vertu du paragraphe
2 de l’article 20 du Pacte, il n’est pas tenu de réprimer cette forme d’expression. Le Rapporteur spécial souligne que seuls
les cas les
plus graves et les plus extrêmes d’incitation à la haine qui dépassent le seuil à sept critères
devraient être sanctionnés.
48. Dans
d’autres cas, le Rapporteur spécial estime que les
États devraient adopter des textes
au civil prévoyant divers recours, y compris des recours de procédure (par exemple, garantir
l’accès à la justice et veiller au bon fonctionnement des institutions nationales) et des recours quant au
fond (par exemple, prévoir des réparations
qui soient suffisantes, rapides et proportionnées à la gravité de l’expression, pouvant aller de la restauration de la réputation à des mesures visant
à empêcher une récidive et
l’octroi d’une indemnisation
financière).
49. De plus, si certaines formes d’expression peuvent susciter des inquiétudes
sur le plan de la tolérance, de la civilité et du respect d’autrui, dans certains cas,
les sanctions pénales ou civiles
ne sont pas justifiées. Le Rapporteur spécial tient à réaffirmer que le droit à la liberté d’expression recouvre aussi des formes d’expression
qui sont offensives, dérangeantes et choquantes20. Ainsi,
étant donné que tous les
types de propos inflammatoires, haineux ou offensifs ne constituent pas une incitation à la haine, il ne faut pas faire
l’amalgame entre ces deux formes
d’expression. »
b) Comité pour l’élimination de la discrimination raciale
36. La Recommandation
Générale no 35 du 26 septembre
2013, relative à la lutte contre les
discours de haine raciale, fournit des orientations concernant les prescriptions de la Convention internationale
sur l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale eu égard aux
discours de haine raciale, l’objectif étant d’aider les
États parties à s’acquitter
de leurs obligations. Il y
est notamment précisé :
« 6. En ce qui concerne la pratique du Comité,
les discours de haine raciale comprennent
toutes les formes de discours spécifiques visées à l’article 4 qui sont dirigées contre des groupes reconnus par l’article premier de la Convention, lequel
interdit la discrimination fondée sur la race, la couleur,
l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique,
notamment les peuples autochtones, les groupes fondés
sur l’ascendance et les immigrés ou non-ressortissants tels que les migrants,
les domestiques, les réfugiés et les demandeurs d’asile, ainsi que
les propos visant les femmes de ces groupes et d’autres groupes vulnérables. Compte tenu du principe de l’intersectionnalité et du fait que «la critique
des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi» ne devrait pas être
interdite ni punie, l’attention
du Comité a aussi porté sur les discours de haine proférés contre des personnes appartenant
à certains groupes ethniques qui professent ou pratiquent une religion différente de celle de
la majorité, tels que les manifestations
d’islamophobie, d’antisémitisme
et autres manifestations de
haine dirigées contre des groupes ethnoreligieux,
ainsi que les manifestations extrêmes de haine telles que l’incitation
au génocide et terrorisme. Le Comité s’est aussi déclaré préoccupé
par les stéréotypes et la stigmatisation dont sont victimes des membres
de groupes protégés, et a formulé des recommandations
à ce sujet.
7. Les
discours de haine raciale peuvent prendre de nombreuses formes et ne sont pas seulement des
remarques directement liées à la race. Comme cela est
le cas en ce qui concerne la discrimination
visée à l’article premier
de la Convention, un langage direct
peut être employé pour s’attaquer à des groupes raciaux
ethniques et dissimuler ainsi son objectif premier. Conformément aux obligations qui leur incombent en vertu de la
Convention, les États
parties doivent prêter l’attention voulue à toutes les manifestations
de discours de haine raciale et prendre des mesures efficaces
pour les combattre. Les principes énoncés
dans la présente recommandation s’appliquent aux discours de haine raciale, qu’ils émanent de personnes ou de groupes, quelle que soit la forme dans
laquelle ils se manifestent, à l’oral ou à l’écrit, diffusés
par le biais de médias électroniques tels qu’Internet et les réseaux sociaux, ainsi qu’à des
formes non verbales d’expression telles que des symboles,
des images et des comportements racistes lors de rassemblements sportifs, notamment des manifestations
sportives.
(...)
15. (...) Pour qualifier les actes
de discrimination et d’incitation
de délits punissables par
la loi, le Comité considère que les
éléments ci-après devraient être pris en compte :
• Le contenu
et la forme du discours
− déterminer si le discours est provocateur et direct, comment il est construit et sous quelle forme il
est distribué, et le style dans
lequel il est délivré ;
• Le climat
économique, social et politique
dans lequel le discours a été prononcé et diffusé, notamment l’existence de formes de discrimination à l’égard de groupes ethniques et autres, notamment des peuples
autochtones. Les discours qui dans un contexte sont inoffensifs
ou neutres peuvent s’avérer dangereux dans un autre ;
dans ses indicateurs sur le génocide, le Comité a insisté sur l’importance
du lieu lorsqu’il
s’agit d’évaluer la signification et les effets potentiels des discours de haine raciale ;
• La position et le statut de l’orateur dans la société et l’audience à laquelle le discours est adressé. Le Comité ne cesse d’appeler l’attention sur le rôle joué par les
personnalités politiques et
autres décideurs dans l’apparition d’un climat négatif envers les groupes
protégés par la Convention, et a encouragé
ces personnes et organes à témoigner d’une attitude plus positive envers la
promotion de la compréhension et l’harmonie interculturelles. Le Comité est pleinement conscient de l’importance particulière de la liberté d’expression
dans les domaines politiques mais sait aussi que
l’exercice de cette liberté
comporte des responsabilités et des devoirs particuliers ;
• La portée
du discours − notamment la nature de l’audience et les
modes de transmission : si le discours a été diffusé via les médias classiques
ou Internet, ainsi que la fréquence et la portée de la communication, en particulier lorsque la répétition du discours
témoigne de l’existence
d’une stratégie délibérée visant à susciter l’hostilité envers des groupes ethniques
et raciaux ;
• Les
objectifs du discours − le discours
consistant à protéger ou à défendre les
droits fondamentaux de personnes et de groupes ne devrait pas faire
l’objet de sanctions pénales ou autres.
(...)
39. Des
médias bien informés, soucieux d’éthique et objectifs, y compris les médias
sociaux et Internet, jouent
un rôle primordial pour ce
qui est de promouvoir une plus grande responsabilité dans la diffusion des idées
et des opinions. En plus de mettre
en place une législation appropriée
pour les médias qui soit conforme aux normes internationales, les États parties devraient encourager les organes d’information publics et privés à adopter des codes de déontologie
et des codes de la presse,
qui tiennent compte notamment des principes
de la Convention et d’autres normes
fondamentales relatives aux droits de l’homme. »
- Conseil de
l’Europe
a) Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe
37. L’Annexe
à la Recommandation no R (97) 20 du Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine », adoptée le 30 octobre 1997,
prévoit en particulier ce
qui suit :
« Champ d’application
Les principes énoncés ci-après s’appliquent au discours
de haine, en particulier à celui diffusé à travers les médias.
Aux fins de l’application de ces principes, le terme ‘discours de haine’ doit être
compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient
la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes
de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à
l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration.
(...)
Principe 1
Une responsabilité
particulière incombe aux gouvernements des États membres, aux autorités et institutions publiques aux niveaux
national, régional et local,
ainsi qu’aux fonctionnaires, qui devraient s’abstenir d’effectuer des déclarations, en particulier à travers les médias, pouvant
raisonnablement être prises pour un discours de haine ou comme
un discours pouvant faire l’effet d’accréditer, de propager ou de promouvoir la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes
de discrimination ou de haine fondées sur l’intolérance. Ces expressions doivent être prohibées et condamnées publiquement en toute occasion.
(...)
Principe 4
Le droit et la
pratique internes devraient permettre aux tribunaux de tenir compte du
fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être
tellement insultantes pour des individus ou
des groupes qu’elles ne bénéficient pas du degré
de protection que l’article 10 de la Convention européenne des
Droits de l’Homme accorde aux autres
formes d’expression. Tel
est le cas lorsque le discours de haine vise à la destruction des autres droits
et libertés protégés par la Convention, ou à des limitations
plus amples que celles prévues dans cet instrument.
Principe 5
Le droit et la
pratique internes devraient permettre que, dans les
limites de leurs compétences, les représentants du ministère public ou d’autres autorités ayant des compétences
similaires examinent particulièrement les cas relatifs au
discours de haine. À cet égard, ils
devraient notamment examiner soigneusement le droit à la liberté d’expression du prévenu, dans
la mesure où l’imposition de sanctions pénales constitue généralement une ingérence sérieuse dans cette
liberté. En fixant des sanctions à l’égard des personnes condamnées
pour des délits relatifs au discours
de haine, les autorités judiciaires compétentes devraient respecter strictement le principe
de proportionnalité. »
Principe 6
Le droit et la
pratique internes dans le domaine du discours de haine devraient tenir dûment compte
du rôle que
les médias jouent pour communiquer des informations et des idées exposant,
analysant et expliquant les exemples concrets
de discours de haine et le phénomène général qui sous-tend ce discours, ainsi que le droit
du public à recevoir ces informations et idées.
À cette fin,
le droit et la pratique internes devraient établir une claire distinction entre, d’une part, la
responsabilité de l’auteur des expressions de discours de haine et, d’autre part, la responsabilité éventuelle des médias et des professionnels
des médias qui contribuent à leur diffusion dans le cadre de leur mission de communiquer des informations et des idées sur des questions
d’intérêt public. »
b) Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)
38. Les
passages pertinents de la Recommandation de politique générale no 15 de l’ECRI sur la lutte contre le discours de haine, adoptée le 8 décembre 2015, se lisent comme suit :
« La Commission européenne contre le racisme
et l’intolérance (ECRI) :
(...)
Notant les différentes
manières dont la notion de discours de haine est définie et comprise aux niveaux national et
international et les différentes
formes que ce discours peut prendre ;
Considérant qu’aux fins de la présente Recommandation de politique générale, par discours de haine, on entend le fait de prôner, de promouvoir ou d’encourager sous quelque forme que ce soit, le dénigrement, la haine ou la diffamation
d’une personne ou d’un groupe de personnes ainsi que le harcèlement, l’injure, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation ou la menace envers
une personne ou un groupe de personnes et la justification de tous les types précédents
d’expression au motif de la « race », de la couleur,
de l’origine familiale, nationale
ou ethnique, de l’âge, du handicap, de la langue,
de la religion ou des convictions, du sexe, du
genre, de l’identité de genre, de l’orientation sexuelle, d’autres caractéristiques personnelles ou de statut ;
(...)
Reconnaissant aussi que
les formes d’expression qui sont offensantes, choquantes ou troublantes ne peuvent être assimilées,
pour ce seul motif, au discours de haine et que les
mesures prises pour lutter contre l’utilisation de ce
discours devraient servir à
protéger les personnes et les groupes de personnes et non pas des convictions,
des idéologies ou des religions
particulières ;
Reconnaissant que le recours au discours
de haine tend à refléter ou à promouvoir
l’hypothèse injustifiée que l’auteur est de quelque manière que ce soit supérieur
à la personne ou au groupe de personnes
visées ;
Reconnaissant que le recours au discours
de haine peut avoir pour but d’inciter autrui à commettre des actes
de violence, d’intimidation,
d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées,
ou des actes
dont on peut raisonnablement
s’attendre à ce qu’ils aient cet effet,
et que cette forme de discours est particulièrement grave ;
(...)
Reconnaissant que l’usage
du discours de haine semble être
en augmentation, notamment grâce aux communications
électroniques qui amplifient
son impact, mais que son ampleur
exacte reste difficile à déterminer
faute de signalement systématique des faits et de collecte de données à cet égard,
tendance qu’il y a lieu de combattre en apportant un soutien approprié aux personnes
visées ou touchées ;
Sachant que l’ignorance
et l’insuffisance d’éducation
aux médias, ainsi que l’isolement,
la discrimination, l’endoctrinement
et la marginalisation peuvent
être exploités pour encourager le recours au discours de haine sans que l’on en mesure pleinement la nature réelle et les conséquences ;
Soulignant que l’éducation
est indispensable pour remettre
en cause les idées fausses et la désinformation sous-jacentes au discours de haine et qu’elle doit en particulier s’adresser aux jeunes ;
Reconnaissant qu’un moyen
important de faire face au discours de haine est de le contrer et de le condamner directement par des contre-discours, qui en soulignent clairement le caractère destructeur et inacceptable ;
Reconnaissant que les
responsables politiques, religieux et communautaires ainsi que les
autres personnalités de la
vie publique ont une responsabilité particulièrement
importante à cet égard, car
leur statut leur permet d’influencer un large
auditoire
;
Consciente du rôle
particulier que peuvent jouer toutes
les formes de médias, en ligne et hors ligne, aussi bien
pour diffuser le discours
de haine que pour le combattre ;
(...)
Recommande aux gouvernements
des États membres :
10. de prendre
des mesures appropriées et efficaces en droit pénal contre le recours, dans un cadre public, au discours de haine lorsque celui-ci a pour but d’inciter
à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes
visées, ou lorsque l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il ait cet
effet, pourvu qu’aucune autre mesure moins restrictive
ne soit efficace et que le droit à la liberté d’expression
et d’opinion soit respecté,
en menant les actions suivantes :
a. veiller
à ce que les infractions soient clairement définies et tiennent dûment compte de la nécessité d’une sanction pénale ;
b. veiller
à ce que le cadre de ces infractions soit défini de manière à pouvoir s’adapter aux évolutions
technologiques ;
c. veiller
à ce que les poursuites pour ces infractions soient menées de façon non discriminatoire
et ne servent pas à réprimer toute critique visant des politiques officielles, l’opposition politique ou des
croyances religieuses ;
d. garantir la participation effective des personnes visées
par le discours de haine dans le cadre des
procédures concernées ;
e. prévoir
des sanctions qui tiennent compte à la fois des conséquences graves du discours
de haine et de la nécessité
d’une réponse proportionnée ;
f. contrôler
l’efficacité des enquêtes ouvertes à la suite des plaintes et des poursuites engagées contre les auteurs, en vue de renforcer ces enquêtes
et ces poursuites ;
(...) ».
39. Dans
son « Exposé des motifs », l’ECRI apporte les précisions
suivantes :
« (...)
14. La Recommandation
reconnaît en outre que, dans certains
cas, le discours de haine a ceci de caractéristique qu’il peut avoir
pour but, ou dont on peut raisonnablement attendre qu’il ait pour effet, d’inciter autrui à commettre des actes
de violence, d’intimidation,
d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées.
L’élément incitatif
suppose, et cela ressort clairement
de la définition ci-dessus,
qu’il existe soit une intention manifeste à commettre des actes
de violence, d’intimidation,
d’hostilité ou de discrimination, soit un risque imminent de survenue de tels actes en conséquence de l’usage du discours
en question.
15. L’intention
d’inciter à commettre de tels actes peut
être établie dès lors que
l’auteur du discours de haine invite sans équivoque autrui à le faire ; elle peut aussi
être présumée au regard de la virulence des termes
employés et d’autres circonstances pertinentes, telle la conduite antérieure de l’auteur du discours. Toutefois,
il n’est pas toujours
facile de prouver l’existence
de cette intention, notamment quand les propos portent
officiellement sur des faits supposés ou quand du
langage codé est employé.
(...). »
40. La décision-cadre 2008/913/JAI sur la lutte
contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen
du droit pénal, adoptée le 28
novembre 2008 par le Conseil de l’Union européenne (JO L 328, p. 55-58)
est présentée aux paragraphes 82 et suivants de l’arrêt Perinçek c. Suisse [GC],
no 27510/08, CEDH 2015 (extraits)).
41. Par ailleurs,
la Commission européenne a lancé, en mai 2016, un code de conduite
avec quatre grandes entreprises des technologies de l’information (Facebook, Microsoft, Twitter
et YouTube), dans le but de
réagir à la prolifération des discours de haine à caractère raciste et xénophobe en ligne. L’objectif de ce code est
de veiller à ce que les demandes de suppression de contenu soient traitées rapidement. À ce jour, la Commission a procédé à cinq évaluations de suivi du code de conduite et présenté ses résultats
en décembre 2016 et juin
2017, ainsi qu’en janvier 2018, 2019 et 2020. Elle a en
outre rendu publique, le 1er mars 2018,
la recommandation (UE) 2018/334 sur les mesures destinées
à lutter de manière
efficace contre les contenus
illicites en ligne (JO L
63, 6 mars 2018). Enfin,
le 15 décembre 2020, la Commission a notamment publié le projet de règlement « Digital Services Act », avec
pour objectif de parvenir à
son adoption en 2022, qui doit permettre
la mise en œuvre d’un nouveau cadre
de régulation, en introduisant
dans l’ensemble de l’Union européenne une série de nouvelles obligations harmonisées pour les services numériques (COM/2020/825 final).
42. Concernant
la jurisprudence de la CJUE, celle-ci a jugé, dans son arrêt Unabhängiges Landeszentrum für Datenschutz Schleswig-Holstein contre Wirtschaftsakademie
Schleswig-Holstein GmbH du 5 juin
2018 (C‑210/16, EU:C:2018:388), que l’administrateur d’une page fan hébergée
sur Facebook doit être qualifié de responsable du traitement des
données des personnes qui visitent sa page et
qu’il existe dès lors une responsabilité
conjointe avec l’exploitant du réseau
social à ce titre, au sens de la Directive 95/46/CE
du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection
des personnes physiques à
l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation
de ces données (JO
L 281 du 23 novembre 1995, p. 31–50).
43. Dans
son arrêt Fashion ID du 29 juillet 2019 (C-40/17, EU:C:2019:629), elle a considéré que le gestionnaire d’un site Internet, qui insère
un module « j’aime »
du réseau social Facebook, peut être considéré
comme responsable, au sens de la directive 95/46, des opérations
de collecte et de communication
des données personnelles des visiteurs de son site Internet.
44. Dans
l’arrêt Glawischnig-Piesczek
contre Facebook Irlande du 3 octobre 2019 (C-18/18,
EU:C:2019:821), la CJUE a jugé que
la Directive 2000/31/CE du Parlement
européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment
du commerce électronique, dans le marché intérieur (JO L 178 du 17 juillet 2000, p. 1–16), notamment
l’article 15, paragraphe 1,
de celle-ci, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction d’un État membre puisse enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations
qu’il stocke et dont le contenu est identique à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, quel que soit l’auteur
de la demande de stockage
de ces informations. Elle peut également enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations
qu’il stocke et dont le contenu est équivalent à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, pour autant que la surveillance
et la recherche des informations concernées par une telle injonction sont limitées à des informations véhiculant un message dont le contenu demeure, en substance, inchangé par rapport à
celui ayant donné lieu au
constat d’illicéité et comportant les éléments spécifiés dans l’injonction et que les différences
dans la formulation de ce contenu équivalent par rapport à
celle caractérisant l’information déclarée
illicite précédemment ne sont pas de nature à contraindre l’hébergeur à procéder à une appréciation autonome
de ce contenu. Enfin, une juridiction peut encore enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations
visées par l’injonction ou de bloquer l’accès à celles-ci au niveau mondial, dans le cadre du
droit international pertinent.
- LES CONDITIONS
D’UTILISATION DU RÉSEAU SOCIAL FACEBOOK
45. À l’époque des faits, une « déclaration des droits et responsabilité » régissait les relations de
Facebook avec ses utilisateurs, l’accès à ce réseau social valant acceptation de cette déclaration. Il y était notamment indiqué : « avec le paramètre ‘tout le monde’, vous permettez à tout le monde, y compris
aux personnes qui n’utilisent pas Facebook, d’accéder à ces informations
et de les utiliser, mais aussi de les associer
à leur auteur par son nom et l’image de son profil »
(point 2.4). La déclaration contenait
également une interdiction des propos « haineux » (terme remplacé
par l’expression « discours
de haine », puis
« discours haineux »
lors des modifications ultérieures - Partie III, point 12 « Discours
incitant à la haine »,
de la dernière version des « Standards de la communauté »).
SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
46. Le
requérant soutient que sa condamnation pénale, en raison de propos publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook, est contraire
à l’article 10
de la Convention, aux termes
duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les
États de soumettre les entreprises de radiodiffusion,
de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice
de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis
à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues
par la loi, qui constituent
des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité
territoriale ou à la sûreté
publique, à la défense de
l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits
d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir
l’autorité et l’impartialité
du pouvoir judiciaire. »
- Sur la recevabilité
47. Constatant
que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé
à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
- Sur le fond
- Arguments des parties
a) Le requérant
48. Le requérant
estime, à titre liminaire, que les juridictions internes se sont livrées à une extrapolation en considérant que l’expression « kiss
à [L.] » visait la compagne de l’adjoint au maire
de Nîmes et pouvait fonder sa condamnation
pour provocation à la haine
et à la discrimination raciale,
L.T. n’ayant été ni visée par le commentaire de S.B.
ni identifiable. Il souligne
par ailleurs qu’il n’avait pas connaissance,
au moment de leur publication, des commentaires qui avaient été déposés sur le mur de son compte Facebook. Il rappelle que les
propos de S.B. ont été retirés par celui-ci après sa discussion avec L.T., le jour même, et considère qu’il ne pouvait donc lui être reproché de ne pas avoir réagi
avec promptitude, s’agissant d’une publication qui a matériellement existé moins de vingt-quatre heures et pour laquelle aucune notification de retrait ne lui a été adressée par L.T., alors que ses
coordonnées, en sa qualité
d’élu local, étaient connues. Le requérant précise qu’il n’était pas
un intime du couple formé par l’adjoint au maire de Nîmes, qu’il ne connaissait ni le nom ni le prénom de sa compagne
et que celle-ci n’était pas un personnage public. Il relève enfin qu’après
le retrait immédiat des commentaires contenant l’expression « kiss à [L.] » par leur auteur, S.B., ne subsistaient que les propos publiés
par L.R., qui ne faisaient aucune
référence à L.T. Le requérant
en déduit que sa condamnation est intervenue en méconnaissance du critère de prévisibilité
de la loi, n’ayant en aucune manière pu anticiper une telle application aux circonstances de l’espèce.
49. Le requérant
expose ensuite que la jurisprudence de la Cour accorde la plus grande importance à la protection de la
liberté d’expression dans
le cadre de la polémique politique, a fortiori en période électorale. L.R. pouvait donc légitimement
publier ses commentaires peu amènes concernant la dégradation de la ville de Nîmes
pendant le mandat du maire sortant. Il estime en outre que dans leur
jurisprudence antérieure aux faits, les
juridictions internes exigeaient des propos beaucoup plus durs, qui devaient « contenir une provocation ou une exhortation à commettre des actes ». Le requérant y voit également une méconnaissance du critère de prévisibilité
et de sécurité juridique.
50. Par analogie avec la jurisprudence relative à
l’absence de responsabilité
des journalistes s’étant bornés à « disséminer » des propos tenus par des tiers (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete and
Index.hu Zrt c. Hongrie,
no 22947/13, 2 février 2016), le requérant estime que sa condamnation, en sa simple qualité d’éditeur ou de producteur,
n’apparaît pas comme une restriction nécessaire
et proportionnée à sa liberté de communiquer
des informations, dès lors que
les auteurs des propos litigieux
ont été identifiés
et sanctionnés. Il reproche
également aux juridictions de n’avoir pas tenu compte
du fait qu’à
aucun moment la personne s’estimant visée par les commentaires ne lui a demandé de les retirer. Il en déduit une responsabilité objective susceptible de le contraindre à fermer complètement l’espace de commentaires, ce qui aurait un effet inhibiteur sur l’exercice de la
liberté d’expression.
51. Enfin,
le requérant estime qu’en jugeant qu’il
devait assurer une surveillance particulière en raison d’un profil Facebook de
nature à attirer les commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, les juridictions ont fait peser
sur lui une responsabilité particulière.
b) Le Gouvernement
52. Le Gouvernement
expose tout d’abord que les infractions
pénales prévues par la loi du 29 juillet
1881 sur la liberté de la presse, lorsqu’elles
ne sont pas commises par voie de presse écrite mais par un moyen de communication audiovisuelle ou par un moyen de communication en ligne, sont soumises, en raison des spécificités
de ces médias, à un régime de responsabilité pénale particulier, régi par les articles
93-2 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982.
53. Il ajoute
que les pages Facebook relèvent de la catégorie des moyens de communication
au public en ligne, elle-même incluse dans la catégorie plus vaste des moyens de communication au public par voie électronique. Il souligne que, selon la Cour
de cassation et le Conseil constitutionnel, le « producteur » est « la personne
qui a pris l’initiative de créer un service de communication
au public en ligne en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance ».
54. Le Gouvernement
reconnaît qu’il n’existe pas d’autre
affaire sur la responsabilité pénale d’un particulier détenteur d’un « mur » Facebook à raison des commentaires
de tiers publiés sur cet espace. Il relève cependant que la Cour de cassation avait déjà estimé que
l’utilisation d’Internet était
englobée dans la formule « tout moyen de communication au public par voie électronique », tout en
développant une jurisprudence
sur la notion de publicité,
laquelle est avérée lorsque les destinataires
en sont pas liés entre eux
par une communauté d’intérêts
et que les propos incriminés sont diffusés par un site accessible au public (paragraphe 29 ci-dessus). Il
mentionne également deux affaires dans lesquelles la Cour de cassation a rendu des arrêts relatifs
à la responsabilité pénale
de particuliers, producteurs
d’un site de communication au
public en ligne mettant à
la disposition du public des messages adressés
par les internautes, sur le
fondement de l’article 93-3
de la loi no 82-652 du
29 juillet 1982 sur la communication
audiovisuelle : d’une part, concernant
l’agent d’une chaîne de magasins, créateur d’un « forum
de discussion » sur Internet visant
à permettre l’expression des gérants non-salariés des magasins
de la chaîne, poursuivi
pour diffamation à raison
de propos publiés sur ce
forum (Cass. crim., 31 janvier
2012, pourvoi no 11-80.010) ;
d’autre part, à propos du président d’une association de défense des riverains d’une commune, en raison des commentaires d’internautes publiés sur l’espace de contributions personnelles du site de cette association (Cass. crim., 30 octobre 2012, pourvoi no 10-88.825).
55. Le Gouvernement
ne conteste pas que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression
et notamment son droit à communiquer des informations. Toutefois, il considère que cette
ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un « but légitime », et était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10
§ 2 de la Convention.
56. Il rappelle
tout d’abord que la Cour a déjà estimé
qu’une condamnation sur le fondement de l’article 24 de la loi du 29 juillet
1881 était « prévue
par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la
Convention (Soulas et autres
c. France, no 15948/03, 10 juillet
2008). S’agissant de l’imputabilité
de l’infraction au requérant, il relève que la notion de producteur d’un site de communication
en ligne, dont la définition
n’a pas changé depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 8 décembre 1998, était parfaitement prévisible et accessible au requérant, ce que ce dernier ne conteste d’ailleurs
pas. Il estime que le requérant ne fait que remettre
en cause l’appréciation in concreto des éléments constitutifs
de l’infraction par les juges internes.
57. Le Gouvernement
ajoute que le requérant fait une analyse inexacte des motifs de sa condamnation. En réalité, les juridictions nationales ont relevé sa qualité d’homme politique afin de le qualifier de producteur, en établissant qu’il avait délibérément
choisi de créer un site de communication en ligne, et l’ont condamné en estimant qu’il n’avait pas
procédé au prompt retrait des commentaires
haineux. Son statut d’homme politique a été relevé parmi
d’autres indices et éléments de fait, parmi lesquels ses propres déclarations
sur sa consultation quotidienne
du site, le fait qu’il ne pouvait ignorer les commentaires
ou encore qu’il avait été informé
de la colère de la partie
civile.
58. S’agissant
du but légitime,
le Gouvernement souligne que l’article 24 de la loi du 29 juillet
1881 sanctionne un comportement
qui induit un sentiment d’hostilité,
de rejet ou de haine à l’égard des membres d’une communauté. L’ingérence poursuit donc l’un des buts légitimes
prévus au paragraphe 2 de l’article 10 de
la Convention, qu’est la « protection de la réputation
ou des droits
d’autrui ».
59. Pour ce qui est de la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement relève que la question est nouvelle,
tout en notant des analyses sur des thématiques proches dans la jurisprudence de la Cour.
60. Il considère,
au regard du contexte de l’affaire et de la nature des propos tenus, que
l’État bénéficiait d’une
large marge d’appréciation.
Si cette dernière est limitée s’agissant de propos tenus par un homme politique dans un débat politique
ou d’intérêt général, tel n’est pas le cas lorsqu’ils
constituent en réalité un discours de haine.
61. Il relève
que le requérant n’a pas été condamné
pour avoir maintenu sur son
mur Facebook des commentaires exprimant une simple opinion politique sur les transformations de la ville de Nîmes, mais des propos qui incitaient à la haine envers la communauté musulmane en général
et L.T. en particulier. Selon
lui, les propos litigieux avaient pour but et pour effet de susciter un important sentiment
de rejet et de haine envers ces derniers,
bien que le requérant ait soutenu
qu’ils « rest[ai]ent dans les
limites de la liberté d’expression
» puisque ne contenant « aucun appel au
meurtre ou à la violence ». Or, selon le Gouvernement, le critère du discours de haine n’est pas d’appeler ou non au meurtre, mais de susciter un important sentiment
de rejet et de haine. Les déclarations incriminées relèvent donc d’un discours de haine, pour lequel la marge d’appréciation des États est plus importante au regard des
graves conséquences que peut avoir
ce type de discours.
62. Le Gouvernement
estime en outre que sa qualité d’homme politique imposait au requérant,
face à un discours incitant
à la haine, des « devoirs et des
responsabilités » particuliers
ayant une incidence sur la marge d’appréciation devant être reconnue
à l’État.
63. Sur l’existence
de motifs suffisants et pertinents, le Gouvernement relève tout d’abord le contexte électoral et, partant, le fait que le mur du
compte Facebook était susceptible de faire l’objet de nombreuses consultations. Il relève que le commentaire de L.R. a été maintenu, alors
même que le requérant avait publié un communiqué incitant les commentateurs
à la prudence, ce qui signifie
qu’il avait lu les propos
tenus sur le mur de son compte Facebook. Dès lors, le maintien du commentaire de L. R, associé à l’avertissement donné, pouvait laisser penser au lecteur que
le requérant ne le classait pas
dans les commentaires problématiques et qu’il s’y associait. Sa condamnation s’inscrivait donc dans la nécessité
de lutter efficacement
contre le discours de haine
en période électorale.
64. S’agissant
de la qualité de la personne
visée par les propos litigieux, il souligne que L.T. était connue sans être pour autant un personnage public. Elle pouvait donc légitimement espérer ne pas être assimilée, à l’instar de la communauté musulmane, à l’insécurité
supposée de la ville de
Nîmes.
65. Le Gouvernement
considère en outre que les juridictions
nationales ont estimé que les
propos tenus relevaient de la provocation à la
haine dans le cadre d’un raisonnement particulièrement motivé. Elles ont condamné le requérant parce qu’il avait volontairement maintenu un commentaire haineux sur le mur de son compte Facebook, alors qu’il en connaissait l’existence. Il note que le requérant avait choisi de permettre la publication de commentaires sur son mur et d’en laisser l’accès libre.
66. Il précise
que, contrairement à ce que soutient le requérant, la jurisprudence antérieure aux faits n’exigeait pas des propos
beaucoup plus durs, devant « contenir
une provocation ou une exhortation à commettre des actes ». Bien au contraire,
il rappelle que pour la Cour de cassation, les juges du
fond devaient constater que le propos litigieux « tend à inciter
le public à la discrimination, à la haine ou à la violence
envers une personne ou un groupe de personnes déterminées », la provocation étant déjà définie comme
tout propos susceptible d’inciter le public à la discrimination,
à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées.
67. Le Gouvernement
estime enfin que la sanction infligée au requérant
était proportionnée à l’infraction commise.
- Appréciation de
la Cour
68. La Cour
constate que les parties s’accordent pour reconnaître que la condamnation pénale du requérant
a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression
garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts
légitimes au regard du paragraphe 2
et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
a) Prévue
par la loi
69. Le requérant
se plaint en premier lieu du manque de prévisibilité de sa condamnation pénale et d’atteinte à la sécurité juridique. La Cour partage cependant le constat du Gouvernement
selon lequel le requérant ne fait que remettre en cause l’appréciation in concreto des éléments constitutifs
de l’infraction par les juges internes (paragraphe 56 ci-dessus). Elle
note en effet que le requérant, qui n’a d’ailleurs soulevé aucun moyen
pour contester le fait que l’ingérence aurait été « prévue par la loi » au sens de l’article
10 de la Convention dans le cadre
de son pourvoi en cassation
(paragraphe 23 ci-dessus),
se plaint en réalité de l’appréciation des juridictions internes dans les circonstances
de l’espèce (paragraphes 48
et suivants ci-dessus), ce
qui relève de l’examen de
la « nécessité » de l’ingérence,
et non du point de savoir
si elle était « prévue
par la loi » au sens de l’article 10 de la
Convention.
70. Par ailleurs,
la Cour relève que la condamnation du requérant a été prononcée principalement
sur le fondement des articles 23 alinéa 1er, et 24, alinéa 8 la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 (paragraphes 16 et
25-26 ci-dessus).
71. Elle
rappelle avoir
déjà jugé qu’une condamnation pénale sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet
1881 répond à l’exigence de
prévisibilité de la loi au sens de l’article
10 de la Convention (voir, notamment, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, 24 juin
2003, Soulas et autres
c. France, no 15948/03, § 29, 10 juillet
2008, Le Pen c. France (déc.),
no 18788/09, 20 avril 2010). Elle ne voit
aucune raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce.
72. La
Cour relève
également que le requérant a été poursuivi en qualité d’auteur principal, en sa qualité de producteur au sens de l’article
93-3 de la loi no 82-652 du
29 juillet 1982, et ce dans
le respect tant de la décision du Conseil
constitutionnel du 16 septembre 2011 que de la jurisprudence de la Cour de cassation antérieure à la condamnation du requérant concernant la notion de « producteur »
(paragraphes 27 à 29 ci-dessus).
Certes, elle constate que
la responsabilité du titulaire d’un compte Facebook en
raison de propos diffusés sur son mur ne faisait pas encore l’objet d’une jurisprudence spécifique. La Cour rappelle cependant que le caractère inédit, au regard
notamment de la jurisprudence,
de la question juridique posée ne constitue pas en soi une atteinte aux exigences
d’accessibilité et de prévisibilité
de la loi, dès lors que la solution
retenue faisait partie des interprétations
possibles et raisonnablement
prévisibles (voir, mutatis mutandis, Soros c. France, no 50425/06,
§ 58, 6 octobre 2011, Huhtamäki c. Finlande,
no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, et X et
Y c. France, no 48158/11, § 61, 1er septembre
2016). De plus, et surtout, le requérant ne contestant pas ce fondement légal au regard des
exigences de l’article 10
et ne l’ayant d’ailleurs pas davantage critiqué
dans le cadre de son pourvoi en cassation (paragraphe 23 ci-dessus), la Cour n’estime pas
devoir se pencher sur cet aspect de la prévisibilité de la loi.
73. Dans
ces conditions, la Cour ne voit pas
de raison de conclure que l’ingérence n’aurait pas été
« prévue par la loi » au sens
du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
b) But légitime
74. 30. La Cour estime que
l’ingérence avait pour but légitime de protéger la réputation ou les droits
d’autrui (Soulas, précité, §
30, Le Pen, précitée, et Delfi AS
c. Estonie [GC], no 64569/09,
§ 130, CEDH 2015).
c) Nécessité
de l’ingérence « dans une société démocratique »
- Principes généraux
75. La Cour
renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice
de la liberté d’expression, maintes
fois réaffirmés par la Cour
depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24)
et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10,
§ 124, CEDH 2015), Delfi AS (précité,
§§ 131-139), et Perinçek c. Suisse ([GC],
no 27510/08, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées, CEDH 2015 (extraits)).
76. Elle rappelle
ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de
chacun. Sous réserve du paragraphe
2 de l’article 10, elle vaut
non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées
comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels
il n’est pas de « société
démocratique ».
77. L’adjectif
« nécessaire », au
sens du paragraphe
2 de l’article 10, implique
un besoin social impérieux.
De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression
doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales
d’évaluer s’il existe un tel besoin
susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.
78. Dans
l’exercice de son pouvoir
de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux
et le contexte dans lequel ils furent
diffusés. En particulier,
il incombe à la Cour de déterminer
si la mesure incriminée était « proportionnée
aux buts légitimes poursuivis » et si
les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».
Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités
nationales ont appliqué des règles
conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît,
en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
- Application au cas d’espèce
79. La Cour
observe que les juridictions internes ont déclaré
le requérant pénalement coupable de provocation à la haine ou à la violence
à l’égard d’un groupe de personnes en général, L.T. en particulier, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non‑appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée.
Le tribunal correctionnel
de Nîmes, se fondant sur les dispositions
de l’article 93-3 de la loi
du 29 juillet 1982, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 septembre 2011, a estimé que le requérant,
en ayant pris l’initiative de créer un service de
communication au public par
voie électronique en vue d’échanger des opinions et laissé les commentaires de L.R. encore visibles près de six semaines après
leur publication le requérant n’avait pas promptement mis fin à cette diffusion et était dès lors coupable
en qualité d’auteur principal (paragraphe 18 ci-dessus). Par la suite, la Cour d’appel de Nîmes, tout en confirmant
le jugement de première instance,
a pour sa part relevé que rien ne permettait d’établir que le requérant avait été informé de la teneur des commentaires
avant leur publication, mais qu’en sa qualité d’élu et de personnage public, qui lui imposait
une vigilance plus grande, il avait
sciemment rendu le mur de son compte Facebook public
et donc autorisé ses amis à y publier
des commentaires, devenant responsable de la teneur des propos
publiés. Elle a également jugé que le requérant
n’avait pas promptement mis fin à la diffusion des propos
litigieux, tout en relevant
qu’il avait en outre légitimé sa position en affirmant que de tels commentaires lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression et qu’il les avait
délibérément laissés sur
son mur Facebook (paragraphe 22
ci-dessus).
80. À la lumière du raisonnement des juges internes,
la Cour doit, conformément à sa jurisprudence
constante, déterminer si leur
décision de tenir le requérant pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances de la cause (voir, s’agissant d’un grand portail d’actualités sur Internet, Delfi AS, précité, § 142). Pour ce faire et
apprécier la proportionnalité
de la sanction contestée,
elle examinera le contexte des commentaires, les mesures appliquées
par le requérant pour retirer
les commentaires déjà publiés, la possibilité que les auteurs soient
tenus pour responsables plutôt que le requérant
et, enfin, les conséquences de la procédure
interne pour ce dernier (voir, notamment, Delfi AS, précité, § 142-143, et Jezior
c. Pologne [comité],
no 31955/11, § 53, 4 juin 2020).
α) Le contexte
des commentaires
‒ La nature des commentaires litigieux
81. La Cour
note d’emblée que les commentaires publiés sur le mur du compte
Facebook du requérant étaient de nature clairement illicite (voir, mutatis mutandis, Delfi
AS, précité, § 140). Tant
le tribunal correctionnel, dans son jugement du 28 février 2013 (paragraphe 17 ci-dessus), que la cour d’appel
de Nîmes, dans son arrêt du 18 octobre 2013 (paragraphe 21 ci‑dessus),
ont établi, dans des décisions
motivées, que : d’une
part, les propos litigieux définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes
de confession musulmane, et que
l’assimilation de la communauté
musulmane avec la délinquance
et l’insécurité dans la
ville de Nîmes, en assimilant ce groupe
avec des « dealers et prostituées » qui « règnent
en maître », « des racailles
qui vendent leur drogue toute la journée » ou les auteurs de « caillassages sur des voitures appartenant à des blancs », tendait, tant par son sens que par sa portée, à susciter un fort sentiment de rejet et d’hostilité envers le groupe des personnes
de confession musulmane, réelle
ou supposée ; d’autre part, que l’expression « Kiss à [L.] » désignant
L.T., associée à F.P., adjoint
à la mairie de la ville de Nîmes et désigné par les écrits comme ayant
contribué à abandonner la
ville aux mains des musulmans et donc à l’insécurité, était de nature à associer cette dernière, en raison de son appartenance, supposée en raison de son prénom, à une communauté
musulmane, à la transformation de la ville et donc de susciter à son égard haine et violence.
82. Certes,
le requérant estime que L.T. n’était ni visée par le commentaire de S.B.
ni identifiable (paragraphe
48 ci-dessus) et que les propos de L.R., tenus dans un contexte
électoral, ne dépassaient pas les limites
du droit à la liberté d’expression (paragraphes 14 et 49
ci-dessus).
83. Sur ce point, la Cour rappelle que
son rôle se limite à vérifier
si l’ingérence en cause dans
la présente affaire peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » et que les États contractants
disposent, sur le terrain
de l’article 10, d’une certaine
marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 59,
CEDH 2012 (extraits)). Celle-ci est définie par le type d’expression en cause ; à cet égard, l’article
10 § 2 de la Convention ne laisse guère
de place pour des restrictions
à la liberté d’expression dans
le domaine du débat politique ou de questions d’intérêt général (Perinçek précité, §
197).
84. S’agissant
du contexte électoral invoqué par le requérant, la Cour souligne qu’il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. Elle accorde la plus haute importance
à la liberté d’expression dans
le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Permettre de larges restrictions dans tel ou
tel cas affecterait
sans nul doute le respect de la liberté d’expression
en général dans l’État concerné (Feldek c. Slovaquie,
no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII, et Féret
c. Belgique, no 15615/07, § 63, 16 juillet 2009). Cependant, la
liberté de discussion politique
ne revêt assurément pas un caractère absolu. Un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais
il appartient à la Cour
de statuer en dernier lieu
sur leur compatibilité́
avec la liberté d’expression
telle que la consacre l’article 10 (Castells c. Espagne, 23 avril
1992, § 46, série A no 236,
et Féret, précité).
85. Elle rappelle
ainsi que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres
humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte
qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques,
de sanctionner, voire
de prévenir, toutes les formes d’expression
qui propagent, encouragent,
promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions »,
« restrictions » ou
« sanctions » imposées
soient proportionnées au but légitime
poursuivi (Féret, précité,
§ 64).
86. La Cour
attache également une importance
particulière au support utilisé et au contexte
dans lequel les propos incriminés
ont été diffusés,
et par conséquent à leur
impact potentiel sur l’ordre
public et la cohésion du groupe social (Féret, précité, § 76).
En l’espèce, il s’agissait du mur d’un compte
Facebook librement accessible
au public, utilisé dans le contexte d’une campagne électorale, forme d’expression visant à atteindre l’électorat au sens
large, donc l’ensemble de la population.
La Cour a déjà dit que grâce
à leur accessibilité ainsi qu’à leur
capacité à conserver et diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet, qui incluent les blogues
et les médias sociaux (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016), contribuent
grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Delfi AS, précité, § 133). Cependant, si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue
un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression,
les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques, avec une diffusion comme jamais auparavant dans le monde de propos clairement illicites, notamment des propos
diffamatoires, haineux ou appelant à la violence (Delfi, précité, § 110, Savva
Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79,
28 août 2018, et Savcı
Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021).
87. Or,
dans un contexte
électoral, si les partis politiques doivent bénéficier d’une large
liberté d’expression afin
de tenter de convaincre leurs électeurs, en cas de discours raciste ou xénophobe,
un tel contexte contribue à attiser la haine et l’intolérance car, par la force des choses,
les positions des candidats à l’élection tendent à devenir plus figées et les slogans ou
formules stéréotypées en viennent à prendre le dessus sur les arguments raisonnables. L’impact
d’un discours raciste et xénophobe risque de devenir alors plus grand et plus dommageable
(Féret, précité, § 76). La Cour rappelle
que la responsabilité particulière des hommes politiques dans la lutte contre le discours de haine a également été soulignée
par le Comité pour l’élimination
de la discrimination raciale
dans sa Recommandation générale no 35 du 26 septembre 2013 (paragraphe 36 ci-dessus) et par l’ECRI dans sa recommandation de politique générale no 15 (paragraphe 38 ci-dessus).
88. La
Cour a examiné les textes litigieux
publiés par S.B. et L.R., qui n’étaient
au demeurant pas eux-mêmes des
hommes politiques ou les membres
actifs d’un parti politique
s’exprimant au nom de celui-ci. Elle considère que les
conclusions des juridictions internes concernant ces publications étaient pleinement justifiées. Le langage employé incitait clairement à l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou
minimisé par le contexte électoral (mutatis mutandis, Féret, précité, § 76) ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux.
La Cour rappelle, à toutes fins utiles,
que l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou
tel acte de violence ou à un autre acte délictueux.
Les atteintes aux personnes commises
en injuriant, en ridiculisant
ou en diffamant certaines parties de la population
et des groupes spécifiques de celle-ci ou l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, comme cela a été le cas en l’espèce, suffisent pour que les autorités privilégient
la lutte contre de tels agissements face à une liberté d’expression
irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population (Féret, précité,
§ 73, et Atamanchuk c. Russie,
no 4493/11, § 52, 11 février 2020). La
Cour renvoie également à l’exposé des motifs de la Recommandation de politique générale no 15 du 8 décembre 2015 de l’ECRI (paragraphe
39 ci-dessus), selon lequel, dans certains
cas, le discours de haine a ceci de caractéristique qu’il peut avoir
pour but, ou dont on peut raisonnablement attendre qu’il ait pour effet, d’inciter autrui à commettre des actes
de violence, d’intimidation,
d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées ;
l’élément incitatif suppose
qu’il existe soit une intention manifeste à commettre des actes
de violence, d’intimidation,
d’hostilité ou de discrimination, soit un risque imminent de survenue de tels actes en conséquence de l’usage du discours
en question. L’intention d’inciter à commettre de tels actes peut
être établie dès lors que
l’auteur du discours de haine invite sans équivoque autrui à le faire ; elle peut aussi être
présumée au regard de la virulence des termes employés
et d’autres circonstances pertinentes, telle la conduite antérieure de l’auteur du discours ;
il n’est pas toujours
facile de prouver l’existence
de cette intention, notamment quand les propos portent
officiellement sur des faits supposés ou quand du
langage codé est employé (cf., également, Kilin c. Russie, no 10271/12,
§ 73, 11 mai 2021).
‒ La responsabilité du requérant en raison de propos publiés par des tiers
89. La Cour
rappelle que les commentaires s’inscrivaient dans le cadre du débat
politique local, en particulier celui de la campagne électorale des élections législatives
à venir, et qu’ils ont été publiés sur le mur du compte
Facebook du requérant, homme politique élu et candidat à ces élections. S’il est vrai que
la Cour accorde la plus
haute importance à la liberté d’expression
dans le contexte du débat politique
et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans
raisons impérieuses (paragraphe 84 ci-dessus), et
qu’en période préélectorale les opinions et informations de toutes sortes doivent pouvoir circuler librement (Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, §
110, 21 février 2017, et Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 56), elle renvoie cependant à son constat quant à la nature clairement illicite des commentaires litigieux (paragraphes 81-88). Ainsi, outre le fait que les
propos tenus dans le cadre du
débat politique ne doivent pas dépasser
certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui (Le Pen c.
France (déc.), no 45416/16, § 34,
28 février 2017), dès lors « qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses
formes et manifestations »
(Jersild c. Danemark,
23 septembre 1994, §§ 30‑31, série A no 298), la qualité
d’élu du requérant ne saurait être considérée comme une circonstance atténuant sa responsabilité (Féret, précité,
§ 75). À cet égard,
la Cour rappelle qu’il est d’une importance
cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours
publics, évitent de diffuser des propos
susceptibles de nourrir l’intolérance (Erbakan c.
Turquie, no 59405/00, 6 juillet 2006, § 64) et, parce qu’ils
sont eux aussi soumis aux
devoirs et responsabilités prévus à l’article 10 § 2 de la
Convention, qu’ils devraient
également être particulièrement attentifs à la défense de la démocratie et de ses principes, en particulier dans un contexte électoral caractérisé, comme en l’espèce, par des tensions locales, leur objectif ultime étant la prise même du pouvoir
(Féret, précité, §
75).
90. Par ailleurs,
la Cour relève que le requérant ne s’est pas vu reprocher l’usage de son droit à la liberté
d’expression, en particulier
dans le débat politique, mais son manque de vigilance
et de réaction concernant certains commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook.
91. La Cour
relève à ce titre que F.P. était précisément l’un des adversaires politiques du requérant (paragraphes
4-5 ci-dessus) et que les faits s’inscrivaient
dans un contexte politique local particulier, avec des tensions manifestes
au sein de la population, qui ressortent notamment des commentaires
litigieux, mais également entre les protagonistes.
92. Or, la Cour rappelle avoir
déjà souligné que les autorités
nationales sont mieux placées qu’elle-même
pour comprendre et apprécier
les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés
et des contextes particuliers (Maguire c. Royaume-Uni (déc.),
no 58060/13, § 54, 3 mars 2015). Dans cette perspective,
la Cour estime que la connaissance de proximité de la cour d’appel de Nîmes quant au contexte local
dans lequel s’inscrivaient les faits litigieux, lui permettait de mieux appréhender qu’elle le contexte des commentaires.
93. La Cour
déduit de ce qui précède que tant le tribunal
correctionnel que la cour d’appel ont
fondé leur raisonnement quant à la responsabilité du requérant sur des motifs pertinents et suffisants au regard
de l’article 10 de la Convention.
β) Les
mesures appliquées par le requérant
94. La Cour
note que la cour d’appel de Nîmes a jugé que rien ne permettait
d’établir que le requérant avait été informé de la teneur des commentaires
avant leur publication. Avec le tribunal, elle a donc examiné le comportement du requérant uniquement
en ce qui concerne la période postérieure
à leur publication.
95. Elle relève
que les juges
internes se sont fondés sur plusieurs éléments pour retenir la responsabilité du requérant. Tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel
de Nîmes ont tout d’abord relevé que le requérant
avait sciemment rendu public le mur de son compte Facebook et donc autorisé ses amis,
soit 1 829 personnes au 25 octobre 2011 selon le tribunal, à y publier des
commentaires. Ils en ont déduit que
le requérant avait donc l’obligation de contrôler la teneur des propos publiés.
Par ailleurs, le tribunal a
souligné que le requérant ne pouvait ignorer le fait que son compte était de nature à attirer des commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, dont il devait assurer plus particulièrement
encore la surveillance (paragraphe
18 ci-dessus). La cour d’appel a considéré, dans le même sens,
que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante (paragraphe 22
ci-dessus). Le tribunal a dès lors écarté les arguments du
requérant, selon lequel il n’avait pas le temps de lire les commentaires et n’était pas au
courant des propos de S.B. et L.R., tandis que la cour d’appel
a souligné le fait qu’il avait déclaré
aux enquêteurs qu’il consultait le mur de son compte Facebook tous les jours.
96. La Cour
relève d’ailleurs qu’il n’est pas contesté que S.B. a lui‑même supprimé le commentaire dont il était l’auteur, et ce dans les minutes qui ont suivi l’intervention de L.T. sur
son lieu de travail, dès le lendemain matin de la publication. L’intéressée l’a formellement reconnu devant les enquêteurs, en précisant qu’elle avait pu s’assurer
de la disparition de ce commentaire
quelques instants après sa discussion avec S.B. (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour constate dès lors que ces
propos litigieux, au demeurant les
seuls visant L.T. et largement repris par les juridictions internes dans leur
motivation, ont été promptement retirés par leur auteur, à savoir moins de vingt-quatre heures après sa publication. Partant, à supposer que le requérant ait effectivement
eu le temps et la possibilité d’en prendre préalablement connaissance, la Cour estime qu’exiger
de lui une intervention encore plus rapide, faute pour les autorités internes de pouvoir justifier d’une telle obligation au regard des
circonstances particulières
de l’espèce, reviendrait à exiger une réactivité excessive et irréaliste (cf., mutatis mutandis, Jezior, précité, § 58).
97. Cependant,
le tribunal correctionnel a
expressément constaté que les commentaires
de L.R. étaient encore visibles
le 6 décembre 2011 (paragraphe
18 ci-dessus), soit près de six semaines
après leur publication (comparer avec Delfi AS, précité,
et Pihl c. Suède (déc.), no 74742/14, 7 février 2017, dans lesquelles les contenus illicites
sont restés en ligne pendant six semaines et neuf jours, respectivement ; cf., a
contrario, Jezior, précité, § 57). La Cour observe que si
le requérant a informé les enquêteurs de la suppression du caractère public du mur de son compte Facebook, cette suppression n’est intervenue que quelques jours avant son audition, soit environ trois mois
après les faits (paragraphe 14 ci-dessus), et ce alors que S.B. avait déclaré aux gendarmes
avoir informé le requérant de son altercation avec L.T. le jour-même, soit le 25 octobre 2011 (paragraphe 13 ci-dessus). Certes, le 27 octobre 2011, le requérant avait également publié un message sur son mur pour inviter les intervenants
à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », mais sans supprimer
les commentaires litigieux (paragraphe 10 ci-dessus) et, compte tenu de ses déclarations
quant à son ignorance des propos de L.R. avant sa convocation par les gendarmes, sans prendre la peine de vérifier ou faire
vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public.
98. En outre, aux yeux
de la Cour, il existe sans aucun doute une responsabilité partagée entre le titulaire d’un compte sur un réseau social et l’exploitant de ce dernier (voir, dans le même sens,
mais concernant une page fan et non un compte particulier sur Facebook,
l’arrêt Unabhängiges Landeszentrum für Datenschutz Schleswig-Holstein contre Wirtschaftsakademie
Schleswig-Holstein GmbH de la CJUE – paragraphe 42
ci-dessus). Les conditions d’utilisation de
Facebook soulignaient d’ailleurs
déjà l’interdiction des propos haineux,
l’accès à ce réseau social valant acceptation de cette règle pour tous les utilisateurs
(paragraphe 45 ci-dessus).
99. Dans ces conditions,
la Cour estime que les motifs
retenus par le tribunal correctionnel et la cour d’appel étaient là encore, s’agissant des mesures
appliquées par le requérant,
pertinents et suffisants au sens de l’article 10
de la Convention. Elle considère par ailleurs que ce constat se trouve renforcé par les affirmations du requérant, retenues par la cour d’appel de Nîmes, pour qui
de tels commentaires demeurent dans les limites de la liberté d’expression (paragraphes 14 et 22
ci-dessus).
γ) La possibilité
de retenir la responsabilité
des auteurs des commentaires
100. La Cour
constate que les auteurs des propos
litigieux ont été identifiés, que ce soit directement
par L.T., qui a immédiatement reconnu
S.B. (paragraphe 8 ci-dessus)
ou par les enquêteurs s’agissant de L.R. (paragraphe 12 ci-dessus). Elle rappelle que le requérant a néanmoins été jugé responsable,
sur le fondement de l’article
93-3 de la loi du 29 juillet 1982, en sa qualité
de producteur d’un site de communication
au public en ligne, mettant à la disposition du public des messages
adressés par des internautes et engageant sa responsabilité, notamment, en s’abstenant de retirer des messages illicites
dès qu’il en a connaissance. Elle relève ainsi que, bien
que considéré comme « auteur »
par la loi et sanctionné pénalement à ce titre par les juridictions internes, le requérant s’est en réalité vu reprocher un comportement distinct de celui des rédacteurs
des commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook. En d’autres termes, les juridictions
internes ont caractérisé les faits établissant la responsabilité du requérant, qui n’a pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également
condamnés par ailleurs,
mais en raison d’un comportement
particulier, directement lié à son statut de titulaire du mur
de son compte Facebook. Pour la Cour,
il est légitime qu’un tel statut
emporte des obligations spécifiques, en particulier lorsque, à l’instar du requérant, le titulaire du mur
d’un compte Facebook décide
de ne pas faire usage de la possibilité qui lui
est offerte d’en limiter l’accès,
choisissant au contraire de le rendre accessible à tout public. Avec les juridictions internes, la Cour estime qu’un tel
constat vaut particulièrement dans un contexte susceptible de voir apparaître des propos clairement
illicites, comme en l’espèce.
101. Certes,
comme le préconise l’annexe à la Recommandation no R (97)
20 du Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe sur le « discours
de haine » (paragraphe
37 ci-dessus), le droit et
la pratique internes devraient établir une claire distinction entre, d’une part, la responsabilité
de l’auteur des expressions de discours de haine et, d’autre part, la responsabilité éventuelle des médias et des
professionnels des médias qui contribuent à leur diffusion dans le cadre de leur mission de communiquer des informations et des idées sur des
questions d’intérêt public.
En l’espèce, toutefois, les propos étaient
clairement illicites (paragraphes 81-88 ci-dessus) et au demeurant contraires
aux conditions d’utilisation de Facebook (paragraphe
45 ci-dessus).
102. Les juridictions internes se sont donc fondées sur des motifs pertinents
et suffisants.
δ) Les
conséquences de la procédure
interne pour le requérant
103. La Cour
relève que le requérant a été condamné à payer une amende, réduite par la cour d’appel de Nîmes à un montant de trois mille EUR. La Cour
rappelle que la nature
et la lourdeur des peines infligées sont aussi des
éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, parmi beaucoup
d’autres, Leroy c.
France, no 36109/03, § 47, 2 octobre 2008, et Féret, précité, § 79). Elle estime,
au vu de la peine encourue et de l’absence d’autre conséquence établie pour le requérant, que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier n’a pas été disproportionnée à ce titre.
ε) Conclusion
104. Dès lors, au
vu des circonstances spécifiques de la présente
affaire, la Cour estime que la décision des juridictions internes de condamner le requérant, faute pour celui-ci d’avoir promptement supprimé les propos illicites
publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook utilisé dans le cadre de sa campagne électorale, reposait sur des motifs pertinents
et suffisants, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur. Dès lors, l’ingérence
litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
105. Partant,
il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
- Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
- Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation
de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 septembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74
§ 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la
juge Mourou-Vikström.
S.O.L.
V.S.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE
MOUROU-VIKSTRÖM
Je ne peux pas me rallier à l’opinion de la majorité qui a conclu à une absence de violation de l’article 10 de la Convention.
Cette affaire nous confronte à
une question nouvelle :
la responsabilité pénale du titulaire d’un compte Facebook du fait de messages écrits par des tiers sur son « mur ».
Le requérant, en tant que simple titulaire
d’un compte Facebook, peut-il
voir sa responsabilité pénale engagée du fait de propos
écrits par des tiers ?
Dans quelle mesure peut-il se voir condamné pénalement pour des propos, qui ont certes été
considérés par la justice comme ayant une nature délictuelle, mais dont il n’est pas
l’auteur ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il s’agit d’un homme politique et que les faits
se sont produits en période électorale.
Le 24 octobre
2011, le requérant, alors maire de Beaucaire, président du groupe
Front national d’Occitanie, et candidat
aux élections législatives, a écrit sur son compte Facebook un message concernant un adversaire politique, F.P., qui était député européen et adjoint au maire de Nîmes.
Le message,
qui avait indéniablement
une connotation critique et
ironique, était le suivant :
« Alors que
le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure
prévue, une pensée pour le Député
européen UMP Nîmois (F.P.), dont le site qui devrait être lancé aujourd’hui affiche un triple zéro prédestiné ». La raillerie relative à l’incompétence
supposée de F.P. ressort
sans ambiguïté de ces lignes, sans qu’elles ne relèvent, en tant que telles, de la sphère pénale.
Il n’est pas contesté que le compte Facebook n’était pas géré par une autre personne que son titulaire, à savoir le requérant, ni que le compte était
ouvert à tous et n’était pas réservé
aux seuls 1 829 amis du titulaire.
Ainsi, le caractère public du compte et son accès en consultation libre est établi, même s’il
apparaît que seuls les « amis acceptés » étaient en mesure d’écrire des commentaires.
Le jour même, soit
le 24 octobre 2011, deux messages ont été
écrits sur le compte
Facebook du requérant par les dénommés S.B. et L.R.
L.T., qui était
la compagne de F.P., déposa plainte
contre S.B., L.R. et le requérant, estimant que les
propos contenus dans les messages
étaient « racistes »
et (s’agissant uniquement du message posté
par S.B.) associait son prénom
à consonance maghrébine à
son compagnon et à la politique de la ville qu’il menait et qui était, selon elle, présentée de manière à susciter un rejet à l’égard des personnes
de confession musulmane.
Les auteurs de ces messages, ainsi
que le requérant en sa qualité de titulaire du compte « Facebook »,
ont été condamnés,
de manière définitive, par les juridictions pénales internes, sur l’action publique, à des peines d’amende (4 000 euros ramenés à 3 000 euros en appel pour le requérant). Sur l’action civile, le requérant
et S.B. ont été condamnés à verser à L.T., constituée partie civile dans l’affaire, la somme de
1 000 euros.
Les textes juridiques sur le fondement desquels les condamnations
du requérant ont été prononcées
sont les articles 23 alinéa 1, et 24 alinéa 8, et 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 réprimant la provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
Le tribunal correctionnel de Nîmes et la cour
d’appel de Nîmes ont successivement considéré, au visa de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet
1982, que le requérant, bien qu’il ne soit
pas l’auteur des propos délictueux,
devait en supporter la responsabilité,
dès lors qu’il avait fait
le choix de rendre son « mur » public et avait par là même permis à ses amis
d’y inscrire des messages visibles de tous.
Suite à une explication avec L.T., S.B. a effacé le message dès le 25 octobre 2011, soit le lendemain de sa publication sur le mur du requérant.
Le message de L.R.
était, quant à lui, toujours visible le 6 décembre 2011, soit près de six semaines
après sa publication. Toutefois, le requérant affirme, sans être démenti par des éléments probants, ni même par des allégations,
qu’il n’a eu connaissance du message litigieux écrit par L.R. que quelques jours avant sa convocation par les services d’enquête, lesquels l’ont auditionné le 28 janvier 2012. Le caractère public
a été supprimé trois jours avant sa convocation devant
les services de police, ce
qui peut conforter l’idée que sa connaissance
des propos litigieux a effectivement coïncidé avec sa convocation devant les services de police. Sa réaction de suppression du caractère public de son compte a alors
été prompte.
Mon propos n’est pas, ici, d’analyser
le bien-fondé de la condamnation
des deux auteurs principaux des messages, S.B. et L.R., mais
de soutenir que la condamnation du titulaire du compte
Facebook, dont la responsabilité spécifique
a été engagée, est contraire aux exigences
de l’article 10 de la Convention.
Il est à mon sens
important de décorréler les faits de la présente affaire de la position de principe concernant la responsabilité du requérant. Car même si l’affaire se juge in
concreto, sa portée ne se limite pas à une solution casuistique mais est bien plus
large.
L’application de cette responsabilité « projetée »
ou « dérivée » du titulaire d’un compte Facebook, est, à mon sens, attentatoire à la libre expression des commentateurs et des titulaires de comptes, a
fortiori s’il s’agit
d’hommes publics ou politiques ayant
un nombre très important « d’amis ».
Dans l’affaire Delfi AS c. Estonie (16
juin 2015, no 64569/09) la Cour a pourtant marqué une claire distinction entre :
- le
site Delfi, qu’elle a défini
comme un grand portail d’actualités sur Internet exploité
à des fins commerciales et qui publie des articles sur l’actualité et invite les lecteurs à les commenter, et,
- d’autres types de forums sur
Internet susceptibles de publier
des commentaires provenant d’internautes ou bien des
forums de discussion, des sites de diffusion électronique sur lesquels les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore des plateformes
de médias sociaux où le fournisseur ne produit aucun contenu
et où le fournisseur de contenu peut être
un particulier administrant
un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs. (Delfi,
précité, §§ 115,116).
Si l’on se réfère
à la jurisprudence « Delfi »,
il est clair que le compte Facebook du requérant pouvait entrer dans la deuxième catégorie. À tout le moins, les raisons
pour lesquelles l’arrêt de chambre s’écarte du cadre posé
par l’arrêt Delfi auraient dû être
explicitées par la majorité.
La même responsabilité ne peut pas reposer
sur le titulaire d’un compte
Facebook et sur un portail d’actualité
qui invite ses lecteurs à y déposer des commentaires qui sont rendus publics,
avec de surcroît des implications commerciales pour le site. Delfi était un hébergeur actif dont la vocation polémique était connue ;
ainsi la connaissance des messages déposés
a été considérée comme « présumée ». Un tel régime ne peut
raisonnablement pas être transposé à l’utilisateur d’un compte Facebook,
au risque, comme le soulignaient les juges dissidents
dans l’affaire Delfi, de favoriser une « invitation
à l’autocensure de la pire espèce ».
Par ailleurs, les décisions des
juridictions internes, confortées par un constat de non-violation soutenu par la majorité, ne sont pas en adéquation avec les prescriptions
légales, interprétées par
le Conseil constitutionnel,
qui posent une réserve
importante et claire à l’établissement
de la responsabilité pénale
du titulaire d’un site ouvert aux commentaires.
Rappelons que la responsabilité du producteur d’un site de communication
au public en ligne ne peut être retenue
que s’il avait connaissance des messages avant
leur mise en ligne ou si, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès
le moment où il en a eu connaissance.
Dans la présente affaire, seul le commentaire de L.R. devrait poser problème,
dans la mesure où celui de S.B. a été spontanément retiré par ce dernier dans les vingt-quatre heures. Peut-on imposer une réactivité du titulaire d’un compte Facebook dans les heures ayant
suivi la publication par un
tiers d’un message ? Il ne peut pas raisonnablement être exigé du
requérant que dans un délai de moins de vingt-quatre heures, il ait supprimé le message de S.B., au risque de lui imposer une obligation de réactivité excessive et irréaliste.
Par ailleurs,
s’agissant du message de L.R., est-il possible
de prouver que le requérant en avait connaissance ?
En matière de responsabilité
pénale, la connaissance qu’il aurait eu
du message de L.R. ne doit pas se deviner
ni même se présumer : elle doit se prouver. Or, les juridictions internes ont fait défaut
dans la démonstration de cette connaissance, préférant axer leur raisonnement sur une obligation générale de contrôle, renforcée en raison de qualité d’homme politique du requérant.
S’il est exact que le 27 octobre, soit deux jours après la publication par L.R., le
requérant a invité ses amis par un message sur son « mur » Facebook à surveiller
le contenu de leurs « commentaires », rien ne dit qu’il avait
spécifiquement connaissance
du message de L.R.. Il pouvait fort bien
se référer implicitement, dans cet appel
à la vigilance, au message de S.B., promptement effacé.
Sachant que la connaissance est l’un des éléments fondamentaux permettant d’établir la responsabilité pénale du titulaire du
compte, elle doit être établie dans
le respect des règles du droit
pénal qui est, faut-il le rappeler, d’interprétation stricte.
Ainsi, seul un message non équivoque d’une personne se sentant insultée par les propos, ou tout simplement les réprouvant car entrant dans le champ d’application
de la loi sur l’incitation
à la haine, aurait été de nature à prouver que le requérant avait connaissance des messages incriminés.
Or, un tel message n’existe pas. En effet, il n’est nullement contesté que L.T. n’a pas tenté d’alerter le requérant quant au contenu litigieux
du message de L.R., ni même de S.B.
Les juridictions internes ont axé
leur décision de condamnation sur :
- le fait que le requérant,
en sa qualité d’homme politique, ne pouvait pas ignorer que
son compte allait générer, encourager des messages par essence politiques, et donc polémiques. À cet égard, il doit
être relevé que le message initialement écrit par le requérant était certes critique et moqueur à l’encontre d’un adversaire politique, mais qu’il n’avait en rien vocation à viser une partie de la population, encore moins à déclencher des propos haineux à leur encontre ;
- la responsabilité du requérant qui a pris l’initiative de créer un service de
communication au public par
voie électronique et s’est abstenu de retirer avec suffisamment de célérité les commentaires
émanant de certains « amis » qu’il avait acceptés
sur Facebook.
D’emblée, il convient
de relever que le fait que S.B. ait
informé le requérant de sa discussion avec L.T. et du retrait consécutif
de son message, n’est pas
un élément qui fait peser sur le requérant un devoir de vigilance accrue, allant jusqu’à une présomption de connaissance portant sur les autres propos
postés sur son mur.
Il est important de décorréler cette affaire du contexte et même de la teneur des propos, pour se pencher exclusivement sur la responsabilité pénale du titulaire d’un compte Facebook lorsqu’il est, comme le requérant, un homme public. Le constat d’absence de violation de l’article 10 de la Convention fait peser sur le titulaire du compte une obligation
de contrôle très lourde, puisque des poursuites pénales le concernant sont en jeu. Le risque existe qu’une telle
crainte ne transforme le titulaire d’un compte en véritable contrôleur, et même en censeur des propos écrits
sur son mur. Confronté à un
doute quant au caractère litigieux
d’un propos dont il n’est pas
l’auteur, le titulaire du compte sera bien évidemment enclin à supprimer ou dénoncer un message au nom
d’un principe de précaution. L’effet
dissuasif est bien là et la
liberté d’expression s’en trouve
grandement menacée.