Cour européenne des droits de l’homme
Première Section
AFFAIRE MAESTRI ET AUTRES c. ITALIE
(Requêtes no 20903/15 et 3 autres –
voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 6 (pénal)
• Procès équitable • Omission de
la cour d’appel d’ordonner une nouvelle audition des inculpés avant
d’infirmer leur acquittement en première instance
• Obligation faite au juge d’entendre
personnellement l’intéressé
sur des faits et des questions décisives
pour l’établissement de son éventuelle
culpabilité • Une renonciation
au droit d’être présent aux
débats n’équivaut pas une renonciation de l’accusé au droit
d’être entendu par le juge d’appel • Possibilité de faire des déclarations spontanées au cours
des débats non conforme aux standards de la Cour • Le droit de l’accusé à être le dernier à parler distinct de son droit d’être entendu, pendant les débats, par un tribunal
STRASBOURG
8 juillet
2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Maestri et autres c. Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Péter Paczolay,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Renata Degener, greffière de
section,
Vu :
les requêtes (nos 20903/15, 20973/15, 20980/15 et 24505/15) dirigées contre la
République italienne et dont sept
ressortissants de cet État, Mme Cristina Maestri
(« la requérante ») et MM. Giovanni
Robusti, Denis Maero, Francesco Robastro,
Antonino Bedino, Celestino Giletta et Gianfranco
Taricco (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la
Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de
porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’équité de la procédure pénale et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 juin 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
1. Dans
ces requêtes, les requérants reprochent, sous l’angle de l’article 6 § 1
de la Convention, à la juridiction d’appel de ne pas avoir ordonné de nouvelle audition des témoins
à charge et de ne pas avoir entendu en personne les requérants
et la requérante avant de renverser le verdict d’acquittement prononcé en première
instance à leur égard.
2. Les requérants et la requérante ont été représentés
devant la Cour par Me A. Saccucci.
La liste des intéressés, comportant aussi des renseignements
personnels, figure en annexe.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia.
4. Les
requérants et la requérante
furent impliqués avec d’autres personnes
dans une procédure pénale relative à un détournement du régime des quotas
laitiers qui avait été introduit par le règlement (CEE) no 856/84.
5. Les
requérants Robusti, Maero, Robastro et Bedino étaient accusés d’avoir créé plusieurs sociétés coopératives de
production laitière, nommées Savoia,
dont ils étaient membres des organes
de contrôle et d’administration,
et de les avoir gérées de manière frauduleuse dans le but de permettre aux sociétaires de dépasser les quotas
laitiers imposés par le règlement CEE sans pour autant verser à l’État les contributions dues en cas de dépassement. En outre, à la suite
de l’entrée en vigueur de la loi
no 119 de 1993 qui avait modifié
les règles comptables du régime
des quotas laitiers, lesdits requérants avaient créé une société financière intermédiaire, la « FGR spa », poursuivant
le même but frauduleux. Les requérants Giletta et Taricco, producteurs de lait et sociétaires des sociétés coopératives, étaient accusés d’avoir participé au système frauduleux
en tant que membres des conseils
d’administration des sociétés. La requérante, Mme Maestri, avait quant à elle exercé les fonctions de comptable pour lesdites sociétés.
6. Les
requérants et la requérante
furent inculpés des délits d’association
de malfaiteurs et de fraude
aggravée et furent renvoyés en jugement devant le tribunal de Saluzzo le
18 mai 2007.
7. Au
cours des débats, le tribunal interrogea plusieurs témoins, parmi lesquels les fonctionnaires
des organismes de contrôle du respect
du régime des quotas laitiers
qui avaient enquêté sur les comptes des
sociétés, ainsi qu’un maréchal des carabiniers, M., qui avait été chargé
des investigations dans le cadre de la procédure pénale. Les experts désignés
par le parquet et par les inculpés, qui avaient déposé des rapports d’expertise, furent entre autres
auditionnés. Le tribunal entendit également les requérants et la requérante, ainsi que les autres
accusés.
8. Par un jugement
du 15 juillet 2009, le tribunal acquitta les six requérants
pour le délit d’association
de malfaiteurs et les condamna pour le délit de fraude aggravée. La requérante fut, elle, acquittée pour les deux chefs d’inculpation.
9. Le tribunal
affirma que l’ensemble des éléments de preuve recueillis démontrait que les requérants avaient à différents titres participé à la mise en œuvre d’un système frauduleux complexe visant à contourner la réglementation des quotas laitiers ainsi que l’obligation
de verser à l’État des contributions en cas de dépassement. Il se référa en particulier aux témoignages de plusieurs coïnculpés et à ceux des fonctionnaires
de l’autorité de contrôle du respect du
régime des quotas laitiers, lesquels avaient rapporté que les
organes d’administration des sociétés coopératives Savoia avaient toujours refusé de fournir des explications sur leur comptabilité, entravant ainsi toute activité de contrôle. Quant aux modalités opérationnelles,
le tribunal affirma que le rapport déposé
par l’expert désigné par le
parquet, C., avait bien mis en évidence les détails de l’organisation comptable frauduleuse adoptée par les coopératives. Ces modalités avaient
d’ailleurs été confirmées par les déclarations dudit expert C. et du maréchal M. Le tribunal affirma que tous
les éléments constitutifs du délit de fraude avaient été prouvés.
Quant à l’élément moral dudit délit, en particulier, le tribunal indiqua qu’il ressortait
tout d’abord implicitement des modalités comptables
artificieuses mises en
place et qu’il pouvait également être déduit des déclarations
de Cr. et de T., des producteurs
de lait coïnculpés dans le procès qui avaient déclaré avoir décidé d’adhérer aux sociétés
coopératives Savoia dans le but d’éviter
de s’acquitter des obligations fiscales découlant du régime
des quotas laitiers.
10. Concernant
le délit d’association de malfaiteurs, le tribunal affirma tout d’abord, pour ce qui
était de l’élément moral du délit, que
la finalité de permettre aux sociétaires des coopératives de produire des quantités
de lait excédant les quotas laitiers
ne constituait pas en soi une infraction pénale et que par conséquent, elle ne pouvait pas représenter l’élément intentionnel du délit. De plus, selon le tribunal, on ne pouvait pas considérer
que les requérants
avaient eu le projet général de commettre une pluralité de délits, puisqu’il était apparu que
la seule finalité poursuivie par les inculpés avait été celle de se livrer à des fraudes fiscales.
Quant à l’élément matériel, le tribunal affirma que le comportement reproché aux accusés dans
l’acte d’accusation, à savoir la création des sociétés, n’impliquait pas en soi la constitution d’une organisation à caractère criminel ayant pour but de commettre plusieurs délits.
11. Enfin,
le tribunal examina la
position de la requérante et affirma
que celle-ci n’avait pas pris une part active à la gestion des sociétés coopératives
et de la société financière
puisqu’elle avait exercé des fonctions
de simple comptable et qu’elle s’était bornée à s’acquitter de ses obligations contractuelles en tenant la comptabilité conformément aux instructions données par les administrateurs des sociétés. Le tribunal estimait qu’elle devait donc être
acquittée pour tous les chefs d’inculpation retenus contre elle.
12. Les
requérants et la requérante
ainsi que le parquet interjetèrent appel. Ce dernier demanda entre autres que les
inculpés fussent condamnés également pour le délit d’association de malfaiteurs. La requérante
assista aux audiences devant
la cour d’appel tandis que les
requérants, qui avaient été cités à comparaître
conformément à l’article
601 du code de procédure pénale (voir paragraphe 27 ci-dessous), ne s’y présentèrent
pas et furent déclarés contumax. Les avocats des
requérants et de la requérante
furent entendus par la cour d’appel.
13. Par un arrêt du 30 juin
2011, la cour d’appel de
Turin réforma partiellement
le jugement de première instance.
Tout en confirmant la condamnation
des requérants pour le délit de fraude aggravée, la cour d’appel fit droit
à l’appel du ministère public ; elle affirma que le tribunal avait motivé de manière sommaire et superficielle l’acquittement des inculpés pour le délit d’association de malfaiteurs et ajouta qu’elle estimait que les
éléments constitutifs du délit étaient
prouvés. Elle indiqua tout
d’abord que l’acte d’accusation ne reprochait pas seulement aux requérants
d’avoir constitué les sociétés coopératives Savoia et,
ensuite, la société financière FGR spa – comme
le tribunal l’avait selon elle affirmé à tort – mais également de les avoir dès
le départ utilisées pour échapper aux obligations
fiscales découlant du régime des
quotas laitiers. Or, pour
la cour d’appel, ce comportement constituait précisément le cœur de la fraude reprochée aux requérants et devenait aussi l’élément clé d’une organisation dont le but était celui de commettre, par ce même comportement, une série indéfinie de fraudes. À cet égard, la cour
d’appel affirma que le tribunal n’avait pas tenu
compte dans son examen de la globalité des faits et des
agissements reprochés aux accusés dans
l’acte d’accusation, mais seulement d’une partie d’entre eux.
14. En outre,
pour ce qui était de l’élément
moral du délit, la cour d’appel se référa à la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière et affirma que l’intention de commettre une série indéfinie de fraudes pouvait constituer l’élément intentionnel du délit d’association
de malfaiteurs. Elle ajouta
qu’à cet égard, le tribunal avait eu tort
d’affirmer que seule l’intention de commettre une série de délits différents pouvait constituer l’élément moral de ladite infraction. Cela étant, la cour d’appel affirma
que les requérants
Robusti, Maero, Robastro et
Bedino avaient fait office
de promoteurs et d’organisateurs
du système des sociétés coopératives
et de la société financière
et qu’ils étaient par conséquent sans aucun doute responsables du délit d’association
de malfaiteurs. Quant aux requérants Giletta et Taricco, la cour d’appel a estimé qu’ils avaient participé à l’organisation puisqu’ils avaient fait partie des
conseils d’administration des sociétés coopératives.
La cour d’appel fit référence à ses conclusions concernant l’élément moral du délit de fraude
et ajouta que, bien que n’étant
pas juristes, les accusés ne pouvaient pas ne pas avoir compris
que si l’activité des sociétés avait
été légale, la mise en
place d’un système comptable
complexe et opaque n’aurait pas été
nécessaire.
15. Concernant
la position de la requérante, Mme Maestri,
la cour d’appel observa que plusieurs
témoins entendus par le tribunal, notamment le maréchal M. et C., l’expert désigné par le parquet, avaient décrit avec précision le rôle actif que
celle-ci avait joué dans la gestion des sociétés. Il en était ressorti que la requérante s’était directement occupée de la comptabilité des sociétés coopératives
et de la société financière,
dès leur création et pendant plusieurs années, de manière autonome et dans le cadre d’une relation de confiance avec les promoteurs de ce système illicite. Pour la cour d’appel, il s’ensuivait que la requérante avait joué un rôle actif
dans l’organisation illicite et qu’elle devait être condamnée
aussi bien pour le délit d’association de malfaiteurs que pour celui de fraude.
16. Les
requérants et la requérante
se pourvurent en cassation.
Ils reprochaient entre autres à la cour d’appel d’avoir décidé une reformatio in pejus du jugement du
tribunal sans ordonner de
nouvelle audition des témoins à charge. Ils alléguaient en outre que cette
juridiction d’appel avait omis de les
entendre personnellement avant de décider de les condamner.
17. Par un arrêt du 24 octobre
2014, la Cour de cassation rejeta le recours des requérants. Elle affirma que le juge d’appel était
tenu d’ordonner une
nouvelle audition des témoins s’il estimait
nécessaire de réévaluer leur
crédibilité et de procéder
à un nouvel établissement des faits. Or en l’espèce, selon la haute juridiction, la cour d’appel de Turin n’avait pas interprété différemment les déclarations des témoins, dont le récit des faits n’avait
jamais été mis en doute. En outre, pour ce qui était de l’obligation d’entendre les requérants en personne, la Cour de cassation affirma que la possibilité pour l’accusé de faire des déclarations spontanées à tout moment au cours des débats
(article 494 du code de procédure pénale – CPP) et le droit d’être le
dernier à prendre la parole dans les débats
(article 523 du CPP) garantissaient de manière suffisante les droits de la défense des accusés.
LE CADRE
JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Le
cadre juridique et la pratique internes en matière de reformatio
in pejus des décisions d’acquittement prononcées en première instance sont décrits dans
l’arrêt Lorefice c. Italie, no 63446/13,
§§ 26-28, 29 juin 2017.
19. En particulier,
l’arrêt no 27620 de l’Assemblée
plénière (Sezioni Unite) de la Cour de cassation italienne (« la Cour de cassation), déposé au greffe
le 6 juillet 2016, a énoncé
le principe selon lequel le
juge d’appel ne pouvait pas infirmer
un jugement d’acquittement
sans avoir au préalable ordonné, même d’office, aux termes de l’article 603, alinéa 3, du CPP, l’audition des témoins
dont les déclarations ont été décisives
(ibidem, § 28). Dans ledit
arrêt, la haute juridiction
italienne a affirmé que ce principe trouvait à s’appliquer également aux témoins assistés,
aux coaccusés – dans le même procès
ou dans une procédure connexe – et à l’accusé en personne, dont le juge d’appel devait
également ordonner l’audition dès lors
que leurs déclarations avaient été décisives pour l’acquittement (point 8.3). Selon cet arrêt, l’éventuel
refus de déposer signifié par l’accusé était sans effet sur la recevabilité de l’appel.
20. Par l’arrêt
no 46210 du 2 octobre
2019, la Cour de cassation
a par ailleurs rappelé le principe selon lequel le juge d’appel qui entendait réformer un verdict d’acquittement et qui ordonnait la réouverture de l’instruction en application de l’article 603 du CPP devait également
ordonner l’audition de l’accusé en personne dès lors que
ses déclarations recueillies en première instance étaient considérées comme décisives.
21. L’article
208 du code de procédure pénale (CPP) est consacré à l’audition (esame) des
parties. Il dispose que l’accusé
dans le procès ne peut être auditionné
par le juge que s’il en fait la demande ou s’il
y consent.
22. Il ressort
de la jurisprudence de la Cour
de cassation que l’absence de l’accusé à la première
audience ne vaut pas en soi renonciation par l’intéressé à être auditionné par le juge d’appel. En effet, la volonté de l’accusé de ne pas être entendu
par le juge ne peut être envisageable qu’une fois que l’audition a été ordonnée et elle ne vaut que pour l’audience lors de laquelle celle-ci doit avoir lieu (arrêt
no 12544 du 16 février
2016).
23. L’article
494 du CPP concerne les déclarations spontanées (dichiarazioni
spontanee) livrées par l’accusé
lors du procès.
Il est ainsi libellé :
« Une fois l’exposé introductif de l’affaire terminé,
le président informe l’accusé
qu’il a le droit, à tout
moment au cours des débats, de faire les déclarations
qu’il estime opportunes, à condition qu’elles se réfèrent à l’objet de l’inculpation et qu’elles n’entravent pas l’instruction à l’audience (istruzione
dibattimentale). »
24. La Cour
de cassation a affirmé dans son arrêt no 51983 du 6 décembre 2016 que le juge d’appel
qui entendait réformer un verdict d’acquittement sur la
base d’une interprétation différente
des déclarations spontanées livrées par l’inculpé au sens
de l’article 494 du CPP n’était pas obligé
de renouveler l’audition de
l’intéressé conformément à
l’article 603, alinéa
3, du CPP. Selon la Cour de cassation, lesdites déclarations spontanées, contrairement aux dépositions formulées par l’accusé au cours de son audition (esame), relèvent
en effet du libre choix de l’inculpé, ne constituent pas des moyens de preuve
acquis selon le principe du contradictoire
– faute de la possibilité
d’adresser des questions à l’intéressé – et ne sauraient donc être obtenues d’office sans porter atteinte au droit de l’inculpé
de se taire ainsi qu’à ses droits
de la défense.
25. L’article
523 du CPP définit l’ordre de prise de parole des parties à l’audience à la
suite de l’admission des preuves, à savoir d’abord le ministère public, ensuite le défenseur de la partie civile puis celui de la personne civilement responsable et enfin celui de l’accusé. Les parties peuvent ensuite répliquer une seule fois. Selon le dernier alinéa dudit article, « l’accusé et son défenseur doivent en tout cas avoir la parole les derniers s’ils en font la demande, sous peine
de nullité ». Conformément
à l’article 602 § 4 du
CPP, ladite disposition trouve à s’appliquer également aux débats
devant la juridiction d’appel.
26. L’article
597 § 1 du CPP décrit l’étendue de la compétence (cognizione)
du juge d’appel :
« 1. En deuxième instance, le juge n’a le pouvoir de se prononcer [la
cognizione del procedimento] que sur [limitatamente]
les points de la décision auxquels se référent les moyens d’appel.
2. Lorsque l’appel a été interjeté
par le ministère public :
a) si l’appel
concerne un jugement de condamnation,
le juge d’appel peut, dans les
limites de la compétence du juge de première instance, donner aux faits une qualification
juridique plus grave, modifier
la nature ou augmenter le
quantum de la peine, révoquer
des bénéfices, appliquer des mesures
de sûreté si nécessaire et adopter
toute décision imposée ou prévue
par la loi ;
b) si l’appel
concerne un jugement d’acquittement,
le juge peut prononcer une condamnation et adopter les décisions
visées à la lettre a) ou acquitter l’accusé pour un motif différent de celui invoqué dans
le jugement attaqué ;
c) s’il confirme le jugement de première instance, le juge d’appel peut appliquer,
modifier ou exclure, dans les
cas déterminés par la loi, les peines
accessoires et les mesures de sûreté.
3. Lorsque l’appel a été interjeté
par l’accusé, le juge ne peut pas infliger
une peine plus sévère, appliquer une mesure de sûreté nouvelle ou plus lourde, acquitter l’accusé pour un motif moins favorable que celui invoqué
en première instance ou révoquer des bénéfices ;
il est seulement en droit, dans les limites
visées à l’alinéa 1), de donner aux faits
une qualification juridique
plus grave à condition que les limites de la compétence du juge
de première instance ne soient
pas outrepassées. »
27. En application
de l’article 601 du CPP, le
président de la cour d’appel ordonne sans retard la citation à comparaître de l’accusé, que l’appel
soit interjeté par l’accusé ou par le ministère public. L’acte de citation est considéré comme nul et doit
être réitéré si l’accusé n’est pas correctement identifié.
- SUR LA JONCTION
DES REQUÊTES
28. Eu égard
à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun
de les examiner ensemble dans un seul arrêt.
29. Les requérants et la requérante reprochent à la cour d’appel de Turin d’avoir prononcé leur condamnation sans les avoir entendus
directement et sans avoir examiné les témoins
à charge. Ils y voient une violation de l’article 6 de la Convention.
Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi
libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par
un tribunal (...) qui décidera
(...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
- Sur la recevabilité
30. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement
mal fondées ni irrecevables
pour un autre motif visé à l’article 35 de la
Convention, la Cour les déclare recevables.
- Sur le fond
- Les arguments des parties
31. Les
requérants et la requérante
affirment que la cour d’appel de Turin les a condamnés pour le délit d’association de malfaiteurs, pour lequel ils avaient été
acquittés en première instance,
après qu’elle eut donné une interprétation
différente des déclarations des témoins qui avaient été entendus par le tribunal. Ils ajoutent
que cette juridiction a renversé l’intégralité du verdict du tribunal
concernant la requérante,
la condamnant pour la première fois non seulement pour le délit d’association de malfaiteurs mais
également pour l’infraction
de fraude.
32. Selon
les requérants et la requérante, même si la crédibilité des témoins à charge
n’a pas été directement mise en cause dans le
procès, la cour d’appel avait l’obligation de les entendre directement avant de donner une nouvelle interprétation de leurs déclarations et d’utiliser ces déclarations pour fonder leur condamnation. Ils avancent que
parmi les témoins à charge figuraient également des experts.
33. Les
requérants et la requérante
soutiennent en outre que la cour d’appel
a notamment examiné l’existence de l’élément intentionnel de l’infraction d’association de malfaiteurs à la
lumière des déclarations des témoins et, également, de leurs propres témoignages devant le tribunal. Ils précisent que
toutefois ni les témoins ni eux-mêmes n’ont été directement
interrogés par la juridiction
d’appel. Ils exposent que, contrairement
à ce qu’affirme le Gouvernement,
l’examen de la cour d’appel s’est fondé sur des éléments factuels
et qu’il concernait des questions présentant
une complexité notable qui aurait appelé une appréciation directe des éléments à charge.
34. Concernant
l’argument du Gouvernement selon lequel ils auraient
renoncé à la possibilité de
demander à être entendus en personne par la cour d’appel, les
intéressés indiquent que, selon la jurisprudence
de la Cour, les États sont tenus
en la matière par l’obligation
positive d’ordonner d’office la production de preuves orales, même en l’absence d’une demande des intéressés.
En outre, les requérants estiment que la possibilité pour un accusé d’être le
dernier à prendre la parole, évoquée dans l’arrêt de la Cour de cassation, n’est pas suffisante pour garantir le respect
du droit à un procès équitable.
35. Le Gouvernement
affirme que les conclusions de la cour d’appel se sont appuyées sur l’établissement des faits tel qu’il
avait été dressé par le tribunal à la
lumière des déclarations des témoins. Il ajoute que la crédibilité
de ces derniers n’a d’ailleurs à aucun moment été mise en doute. Il expose que le tribunal
avait condamné les six requérants
pour l’infraction de fraude
car il considérait que
l’ensemble des éléments de preuve à sa disposition avait démontré que les intéressés
avaient agi dans le but de détourner le régime des quotas
laitiers et de se soustraire
aux obligations fiscales y relatives. Concernant la question de savoir si le système
des sociétés Savoia et FGR constituait une organisation de type criminel, la seule, selon le Gouvernement, sur laquelle le tribunal et la cour d’appel aient statué
de manière différente, les déclarations des témoins étaient
selon lui manifestement dénuées de pertinence.
36. En réponse
aux requérants qui allèguent ne pas avoir été entendus
en personne par la cour d’appel, le Gouvernement argue que le procès
en appel s’est déroulé selon une procédure orale et publique. Il indique que les requérants
auraient par conséquent eu tout le loisir de solliciter auprès de la cour d’appel l’autorisation de s’exprimer et de présenter leurs arguments en défense aux termes
de l’article 494 du CPP.
- L’appréciation de la Cour
a) Principes
généraux
37. La
Cour rappelle
que les modalités
d’application de l’article 6
de la Convention aux procédures
d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit ;
il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure
interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national (Botten c. Norvège,
19 février 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I).
38. Lorsqu’une
instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire
en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité du procès, décider
de ces questions sans appréciation directe des moyens de preuve,
y compris des témoignages décisifs qu’elle s’apprête à interpréter pour la première fois d’une manière
défavorable à l’accusé (Dan
c. Moldova, no 8999/07, § 30, 5 juillet
2011, Lazu c. République de Moldova,
no 46182/08, § 40, 5 juillet 2016,
et Lorefice c. Italie, no 63446/13, § 36, 29 juin 2017)
39. La Cour
a en outre affirmé que même dans
l’hypothèse d’une cour d’appel dotée de la plénitude de juridiction, l’article 6 n’implique pas toujours le droit à une audience publique
ni, a fortiori, le droit de comparaître en personne. En la matière, il faut prendre en compte, entre autres, les
particularités de la procédure
en cause et la manière dont les
intérêts de la défense ont été exposés
et protégés devant la juridiction d’appel, eu égard notamment
aux questions qu’elle avait à trancher et à leur importance pour l’appelant (Hermi c. Italie [GC], no 18114/02, § 62, CEDH 2006‑XII). Il se peut également que l’accusé ait
renoncé sans équivoque à
son droit de participer à
l’audience d’appel (voir,
entre autres, Kashlev c. Estonie,
no 22574/08, §§ 48 et 51, 26 avril
2016). Il n’en reste pas moins
que lorsque la juridiction d’appel doit examiner une affaire en fait et en droit et procéder à une appréciation
globale de la culpabilité ou
de l’innocence, elle ne peut
statuer à ce sujet sans évaluer directement les éléments de preuve présentés en personne par l’inculpé qui souhaite prouver qu’il n’a pas commis l’acte constituant prétendument une infraction pénale (voir, entre
autres, Ekbatani
c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu
c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII, Dondarini
c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet
2004, Igual Coll
c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars
2009, Lacadena Calero
c. Espagne, no 23002/07,
§ 38, 22 novembre 2011, et Ghincea
c. Roumanie, no 36676/06, §§ 40-41, 9 janvier
2018). À cet égard, il
existe un lien étroit avec la jurisprudence établie de la Cour qui dispose que toute personne
accusée devrait, en règle générale, être entendue par le tribunal qui doit statuer sur sa culpabilité (Júlíus Þór Sigurþórsson c. Islande, no 38797/17, § 33, 16 juillet
2019). Compte tenu de
l’enjeu pour l’accusé, la question est celle de savoir si
la cour d’appel pouvait, aux fins
d’un procès équitable, examiner correctement les questions dont elle était saisie sans se livrer à une appréciation directe de la preuve fournie par l’accusé ou le témoin en personne (ibidem, § 35).
40. En outre,
la jurisprudence de la Cour
portant sur cette question, considérée dans son ensemble et dans son contexte, opère une distinction entre les cas dans
lesquels une juridiction d’appel ayant infirmé
un acquittement sans entendre
directement le témoignage
sur lequel l’acquittement était fondé a effectivement
procédé à une nouvelle appréciation
des faits, et les situations dans lesquelles la juridiction d’appel n’était en désaccord avec l’instance inférieure que sur l’interprétation d’une question de droit et/ou sur son application aux faits déjà
établis (voir Júlíus Þór Sigurþórsson, précité,
§§ 36 et 37 et la jurisprudence citée).
41. Dans certaines affaires, la Cour a ainsi conclu à la non-violation de l’article 6 § 1 de
la Convention après avoir constaté que la juridiction de recours avait condamné les requérants après avoir revu
l’interprétation d’une question
purement juridique et sans être revenue sur les faits tels que
prouvés en première instance
(Bazo González c. Espagne,
no 30643/04, § 36, 16 décembre
2008, Keskinen et Veljekset
Keskinen Oy c. Finlande, no 34721/09, § 39, 5 juin
2012, Leș c. Roumanie (déc.), no 28841/09, §§ 18‑22, 13 septembre
2016, et Dumitrascu c. Roumanie, no 29235/14, 15 septembre
2020).
42. La Cour
rappelle en outre que lorsque l’appréciation
directe du témoignage de l’accusé est
nécessaire compte tenu des principes précités,
la juridiction d’appel est
tenue de prendre des mesures positives à cette fin, même si le requérant n’a pas assisté à l’audience, n’a pas
sollicité l’autorisation de
prendre la parole devant cette juridiction et ne s’est pas opposé, par l’intermédiaire de son avocat, à ce
que cette dernière rende un arrêt au fond (Botten,
précité, § 53, et Júlíus Þór Sigurþórsson, précité, § 38).
43. En revanche, un requérant ne saurait se plaindre d’une violation de son droit à un procès équitable s’il a renoncé expressément et de manière non équivoque à son droit d’être entendu
par la cour d’appel, pour autant qu’il a eu la possibilité de présenter tous ses arguments en défense (Lamatic
c. Roumanie, no 55859/15, §§ 48 et 62, 1er décembre
2020). La Cour rappelle à cet égard le principe selon lequel ni la lettre ni
l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré, de manière expresse ou tacite, aux garanties d’un procès équitable (Hermi, précité, § 73, et Murtazaliyeva
c. Russie [GC], no 36658/05, §§ 117 et 118, 18 décembre
2018).
44. Enfin,
les États contractants jouissent d’une
grande liberté dans le choix
des moyens propres à permettre à leur système judiciaire
de respecter les impératifs de l’article 6 de la
Convention. La tâche de la Cour
consiste à rechercher si la voie
suivie a conduit, dans un litige déterminé, à des résultats compatibles
avec la Convention, eu égard également aux circonstances spécifiques de l’affaire, à sa nature et à sa complexité (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, CEDH 2010). La Cour
doit rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve,
a revêtu un caractère équitable (voir, parmi beaucoup d’autres, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil 1998‑IV,
et Kashlev, précité, § 39).
b) Application de ces
principes aux cas d’espèce
- Concernant les requêtes nos 20973/15, 20980/15 et 24505/15
45. La Cour
observe pour commencer que le tribunal de Saluzzo a condamné pour fraude aggravée les six
requérants des requêtes nos 20973/15, 20980/15 et 24505/15 après avoir entendu plusieurs
témoins. Selon le juge de première instance, les déclarations des témoins et les autres preuves
recueillies avaient démontré que les
intéressés avaient créé les sociétés
coopératives Savoia puis la FGR et/ou
y avaient adhéré dans le but de ne pas verser à l’État les contributions
dues en cas de dépassement des quotas laitiers imposés par le règlement (CEE) no 856/84. En revanche, le tribunal
a considéré que le système de sociétés en cause ne constituait pas une association de malfaiteurs punie par le code pénal et a acquitté les requérants
pour ce chef d’inculpation.
46. La Cour
observe ensuite que la cour d’appel
de Turin avait la possibilité,
en tant qu’instance d’appel, de rendre un nouveau jugement sur le fond, ce qu’elle a fait le 30 juin 2011. Cette juridiction pouvait décider soit de confirmer soit d’infirmer le verdict du tribunal, après
s’être livrée à une appréciation de la responsabilité
des intéressés. Pour ce faire, elle avait la possibilité d’ordonner la réouverture de l’instruction au sens de l’article 603
du CPP.
47. La Cour
note que la cour d’appel, tout en confirmant la condamnation des requérants pour l’infraction de fraude aggravée, a également constaté leur culpabilité pour le délit d’association de malfaiteurs, infirmant ainsi le jugement de première instance sur ce point. La cour d’appel s’est référée à la jurisprudence de la Cour de cassation et a affirmé que l’élément moral de cette dernière infraction n’était pas seulement l’intention de commettre une série de délits de divers types – comme le tribunal l’avait affirmé selon
elle à tort – mais aussi l’intention de commettre une pluralité d’infractions du même type,
à savoir en l’espèce une série indéfinie de fraudes. En outre, l’élément matériel du délit d’association
de malfaiteurs était, selon la cour d’appel,
foncièrement lié à celui sanctionné par le tribunal sous la qualification de fraude, à savoir la constitution des sociétés Savoia et FGR et
leur utilisation à des fins de fraude
fiscale. À cet égard, la cour d’appel a pointé du doigt
une lecture incomplète de
l’acte d’accusation de la
part du tribunal (paragraphe 13 ci-dessus).
48. La Cour
estime que pour condamner pour la première fois les
requérants pour le délit d’association de malfaiteurs, la cour d’appel n’a ni procédé à un nouvel établissement des faits ni donné une nouvelle interprétation des déclarations des témoins, mais qu’elle a effectué une appréciation différente des éléments constitutifs de l’infraction. La Cour observe que l’existence
des faits reprochés aux requérants
a été établie par le tribunal sur la base des pièces écrites du dossier et des déclarations des témoins – dont la crédibilité n’a
pas été contestée
par les parties – et qu’elle
a entraîné dès la première instance la condamnation des intéressés pour le délit de fraude. Le fait que la cour
d’appel ait donné une nouvelle qualification juridique aux faits
déjà établis par le tribunal de première instance et qu’elle soit arrivée
à une conclusion différente
quant à l’existence des éléments constitutifs
de l’infraction d’association
de malfaiteurs, en plus de celle de fraude, ne saurait infirmer en soi cette conclusion (Dumitrascu, précité, §
36).
49. Selon
la Cour, on ne saurait dès lors considérer
qu’en ne procédant pas à une nouvelle audition des témoins à charge
la cour d’appel ait restreint les
droits de la défense des requérants en l’espèce. D’ailleurs, les intéressés n’ont pas apporté
d’éléments de nature à laisser
penser qu’une nouvelle audition desdits témoins aurait été utile dans l’appréciation des points en question.
50. La Cour
doit maintenant déterminer si les questions dont la cour d’appel se trouvait saisie pouvaient effectivement se résoudre, aux fins d’un procès
équitable, sans une appréciation
directe des témoignages livrés en personne par les requérants.
51. Concernant
tout d’abord le rôle de la cour d’appel et la nature des questions dont elle avait à connaître, la Cour note d’emblée qu’en vertu de l’article 597 du CPP cette juridiction
est compétente pour rendre
un nouveau jugement sur le fond
après avoir examiné l’affaire en fait et en droit et avoir procédé à une appréciation
globale de la culpabilité ou
de l’innocence des intéressés. Dans les limites des
moyens d’appel présentés par les parties, elle peut décider soit
de confirmer soit d’infirmer le verdict du tribunal, en administrant le cas échéant de nouveaux moyens de preuve en vertu de l’article 603 du CPP. En outre, elle peut modifier la qualification juridique des faits
et alourdir la mesure ou le type de la peine infligée. La procédure ordinaire devant la cour d’appel est dès lors une procédure régie par les mêmes
règles qu’un procès sur le fond et elle
est menée par une juridiction
dotée de la plénitude de juridiction.
52. La Cour
observe ensuite qu’en réformant le verdict du tribunal
et en statuant sur la question
de la culpabilité des requérants pour le délit d’association de malfaiteurs, la cour d’appel a également examiné les intentions des intéressés et s’est prononcée pour la première fois sur des
circonstances subjectives les concernant, affirmant notamment que ceux-ci ne pouvaient pas ignorer,
malgré leur méconnaissance des questions juridiques, que l’activité des sociétés Savoia et FGR était illégale (paragraphe 13 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, un tel examen
implique, de par ses caractéristiques, une prise de
position sur des faits décisifs pour la détermination de
la culpabilité des requérants (Igual Coll précité, § 35,
et Popa et Tănăsescu
c. Roumanie, no 19946/04, § 52, 10 avril 2012).
La Cour rappelle que lorsque l’inférence
d’un tribunal a trait à des
éléments subjectifs, il
n’est pas possible de procéder à l’appréciation juridique du comportement
de l’accusé sans avoir au préalable essayé
de prouver la réalité de ce
comportement, ce qui implique
nécessairement la vérification
de l’intention de l’accusé
par rapport aux faits qui
lui sont imputés (Lacadena Calero, précité, § 47).
53. Compte
tenu de l’étendue de l’examen effectué par la cour d’appel et de l’enjeu pour les requérants, la Cour estime que les
questions devant être examinées par la cour d’appel appelaient
une appréciation directe des déclarations des accusés (voir, a
contrario, Kamasinski, §§
107-108, et Hermi, précité, § 86).
54. La
Cour doit donc établir si les intéressés ont eu en l’espèce
une possibilité adéquate d’être entendus et d’exposer en personne leurs propres arguments
en défense devant la cour d’appel.
55. Elle note tout d’abord que les
requérants, qui avaient participé aux débats
en première instance et qui étaient
représentés par les avocats de leur choix, ont décidé
de ne pas se présenter aux audiences devant la cour d’appel bien
qu’ils fussent cités à comparaître en leur qualité d’accusés conformément aux règles de procédure
du droit italien (paragraphes 12 et 27 ci-dessus). Il s’ensuit que les intéressés
ont renoncé de manière non équivoque à leur droit de prendre
part aux audiences devant
la cour d’appel (voir, mutatis mutandis, Hermi, précité, § 98).
56. S’agissant
de la question de savoir si
l’absence des intéressés aux audiences, en plus
de constituer une renonciation
au droit d’assister aux débats, constituait
également une renonciation
de leur part au droit d’être entendus
par la juridiction d’appel, la
Cour a récemment affirmé que le fait qu’un accusé ait renoncé à
son droit de participer à
l’audience n’exempte pas
en soi la juridiction d’appel qui procède à une appréciation globale de la culpabilité
ou de l’innocence, de l’obligation qui est la sienne d’évaluer directement les éléments de preuve présentés en personne par l’inculpé qui proclame son innocence et qui n’a
pas explicitement renoncé à prendre la parole (Júlíus Þór Sigurþórsson, précité, §
33, et voir, a contrario, Lamatic, précité, §
45). Dans ces circonstances, il appartient aux autorités judiciaires
d’adopter toutes les mesures positives
propres à garantir l’audition
de l’intéressé, même si celui-ci n’a pas assisté à
l’audience, n’a pas sollicité
l’autorisation de prendre
la parole devant la juridiction
d’appel et ne s’est pas opposé, par l’intermédiaire de
son avocat, à ce que cette dernière rende un arrêt au fond
(voir, parmi d’autres, Botten, précité, § 53, Ghincea, précité, § 48, et Júlíus
Þór Sigurþórsson, précité, § 38).
57. À cet égard,
la Cour note avec intérêt que la Cour de cassation italienne s’est exprimée d’une manière conforme aux principes susmentionnés lorsqu’elle a affirmé que le fait d’être
contumax à l’audience ne pouvait
pas être interprété comme une renonciation de l’accusé au droit d’être
entendu par le juge d’appel pour autant que le juge n’avait
pas ordonné d’audition et qu’une audience à cet effet n’avait
pas été fixée
(paragraphe 21 ci-dessus). En effet, en droit italien, la citation à comparaître à la
première audience ordonnée aux
sens de l’article 601 du CPP ne correspond pas à une convocation du juge en vue
d’être entendu. A cet égard, la Cour
ne peut que constater que la requérante de la requête no 20903/15, bien que présente à l’audience, ne fut pas pour autant
auditionnée par la cour d’appel (voir paragraphe
12 ci-dessus).
58. Il
s’ensuit qu’on
ne saurait affirmer que les requérants
ont explicitement renoncé en l’espèce à leur droit d’être
entendus par la cour d’appel, étant donné que, même
selon le droit interne, une
telle renonciation aurait été possible
uniquement si une audition avait été ordonnée
et seulement si les intéressés n’y avaient pas consenti ou s’ils ne s’étaient
pas présentés à l’audience fixée pour l’audition.
59. Par ailleurs,
il ressort des observations du Gouvernement qu’aurait été ouverte aux
requérants le loisir de se prévaloir
de l’article 494 du CPP, décrite comme une possibilité adéquate pour les accusés présents
à l’audience d’être entendus
par la cour d’appel. A cet égard, la Cour
observe que les déclarations spontanées régies par ladite disposition relèvent du libre choix de l’inculpé, lequel a la possibilité
de s’exprimer librement à
tout moment sans que ni le juge
ni les autres parties au procès puissent
lui poser de questions, en vertu du droit
de l’accusé de se taire et
de ne pas contribuer à sa propre incrimination (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).
Or la Cour n’est pas convaincue que la possibilité pour l’accusé de faire de telles déclarations puisse satisfaire l’obligation faite au juge
d’entendre personnellement
l’intéressé sur des faits et des questions
décisives pour l’établissement
de son éventuelle culpabilité.
Elle considère qu’il est déraisonnable d’avancer que pour assurer sa défense un accusé prendra la parole de sa propre initiative et choisira de s’exprimer sur des faits pour lesquels il a été acquitté en première instance. La
Cour a déjà eu l’occasion d’observer qu’un accusé n’a aucun intérêt à demander que les éléments
de preuve relatifs à des faits pour lesquels il a été acquitté en première instance soient réévalués par le juge d’appel (Cipleu
c. Roumanie, no 36470/08, § 39, 14 janvier
2014, et Ghincea, précité,
§ 41). Elle rappelle encore une fois qu’il appartient à la juridiction d’appel de prendre des mesures
positives à ces fins (paragraphe 56 ci-dessus).
60. Sur ce dernier
point, la Cour observe que
la Cour de cassation a affirmé que le juge d’appel qui s’apprête à infirmer un jugement d’acquittement et qui,
pour ce faire, ordonne la réouverture de l’instruction en application de l’article 603 du CPP ainsi que
l’audition des témoins (dans la procédure de l’« esame »)
est également tenu d’ordonner l’audition de l’accusé en personne dès lors que
les déclarations de celui-ci sont décisives
(paragraphes 19 et 20 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la cour d’appel
avait tout le loisir de rouvrir
l’instruction et d’ordonner
l’audition des requérants afin de leur offrir une possibilité adéquate de s’exprimer à propos notamment de l’élément intentionnel du délit d’association
de malfaiteurs, question
qui revêtait une importance
cruciale pour l’établissement de leur
éventuelle culpabilité pour
ladite infraction.
61. En revanche, pour ce qui
est de l’argument avancé
par la Cour de cassation consistant à dire que le fait que l’accusé
soit le dernier à prendre
la parole suffirait (paragraphe
17 ci-dessus), la Cour a déjà affirmé à maintes reprises que, si le droit de l’accusé à être le dernier à parler revêt une importance certaine, il ne saurait se confondre avec son droit d’être entendu, pendant les débats, par un tribunal (Constantinescu, précité, § 58, et Spînu
c. Roumanie, no 32030/02, § 58, 29 avril
2008).
62. Vu
l’ensemble de la procédure suivie, le rôle de la cour d’appel et la nature des questions à trancher, la Cour conclut que le fait que la condamnation
pour le délit d’association
de malfaiteurs soit intervenue sans que les requérants aient pu exposer
lors d’une audition (esame)
devant la cour d’appel leurs arguments
concernant des faits déterminants pour l’établissement de leur éventuelle culpabilité n’est pas, sauf renonciation
de leur part, compatible avec le principe du procès équitable au sens de l’article 6
§ 1 de la Convention.
- Concernant la requête no 20903/15
63. La Cour
observe que, contrairement aux requérants des requêtes nos 20973/15, 20980/15 et 24505/15, Mme Maestri a été acquittée en première instance pour tous les chefs d’inculpation retenus contre elle. Le tribunal
a considéré que les déclarations des témoins et les autres pièces
du dossier avaient démontré que la requérante s’était contentée de tenir la comptabilité des sociétés en suivant les directives des administrateurs et qu’elle n’avait donc pas joué
de rôle actif dans l’activité des sociétés Savoia et FGR.
64. La Cour
note également que la cour d’appel a infirmé le jugement rendu en première instance et qu’elle s’est écartée de l’avis du tribunal
au sujet de l’interprétation de ces mêmes déclarations. La cour d’appel a prononcé la culpabilité de la requérante après s’être convaincue que les témoignages
de M. et de C., en particulier, lesquels avaient décrit dans le détail les tâches qu’accomplissait l’intéressée, avaient permis de démontrer que celle-ci avait joué un rôle proactif dans
la gestion des sociétés (paragraphe 14 ci-dessus). Aux yeux
de la Cour, il ne fait aucun doute que
les questions que la cour d’appel
de Turin avait à trancher avant de décider d’infirmer le verdict d’acquittement et de condamner l’intéressée ne pouvaient,
aux fins d’un procès équitable, être examinées de manière appropriée sans appréciation directe des témoignages à charge de M. et C., compte tenu notamment de la valeur probante de ceux-ci.
65. Elle observe
par ailleurs que la requérante, bien que présente aux
audiences, n’a pas été auditionnée par la cour d’appel et qu’elle a donc été privée, à l’instar des requérants, de la possibilité d’exposer ses propres arguments
sur des questions de faits déterminants pour l’appréciation de sa culpabilité (voir paragraphes 59-62 ci-dessus).
66. La Cour
considère dès lors qu’en ne procédant
pas à une nouvelle audition
des témoins à charge et de la requérante en personne avant d’infirmer le verdict d’acquittement dont celle-ci avait bénéficié en première instance,
la cour d’appel a sensiblement restreint les droits de la défense de l’intéressée.
67. Les considérations qui
précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que, considérée dans son ensemble, la procédure pénale visant la requérante a été inéquitable.
- Conclusion
68. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans les présentes
requêtes.
- SUR L’APPLICATION
DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
69. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il
y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il
y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
70. Les
requérants réclament la somme de 50 000 euros
(EUR) chacun pour dommage
moral. Ils demandent également que leur
condamnation pour le délit d’association de malfaiteurs soit annulée, considérant
que seule l’annulation constituerait une réparation adéquate de la violation de la Convention.
71. Le Gouvernement
s’y oppose.
72. En ce qui concerne la mesure générale spécifique demandée par les requérants, la Cour rappelle qu’il
appartient en premier lieu
à l’État en cause, sous le contrôle du Comité
des Ministres, de choisir les moyens
à mettre en œuvre dans son ordre juridique interne pour s’acquitter
de son obligation au regard de l’article 46 de la
Convention à la lumière des circonstances
particulières de la cause (voir,
entre autres, Öcalan c. Turquie [GC],
no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV). Dans
ce contexte, la Cour rappelle avoir néanmoins déjà affirmé que lorsqu’un
particulier a été condamné à l’issue d’un procès qui n’a pas satisfait aux exigences
de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture
de la procédure, à la demande
de l’intéressé, représente
en principe un moyen approprié
de redresser la violation constatée.
73. Par
ailleurs, la Cour
octroie à chaque requérant 6 500 EUR pour dommage
moral.
- Frais et dépens
74. Les
requérants réclament des sommes calculées
sur la base du barème
national pour le remboursement des
frais et dépens qu’ils disent avoir
engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.
75. Le Gouvernement
s’y oppose.
76. Selon
la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable
de leur taux. En l’espèce, les requérants
n’ayant produit aucune facture ni note d’honoraires, la Cour rejette la demande formulée par eux à ce titre.
- Intérêts moratoires
77. La Cour
juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À
L’UNANIMITÉ,
- Décide de joindre les requêtes ;
- Déclare les requêtes recevables ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1
de la Convention ;
- Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chaque requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette
somme à titre d’impôt, pour
dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne
applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2021, en application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Renata
Degener Ksenija Turković
Greffière Présidente
ANNEXE
Liste des affaires
Requête No |
Nom de l’affaire |
Introduite le |
Requérant Année de naissance Lieu de résidence |
Représenté par |
|
1. |
Maestri c. Italie |
24/04/2015 |
Cristina MAESTRI 1962 Viadana |
Me Andrea SACCUCCI |
|
2. |
Bedino et autres c. Italie |
24/04/2015 |
Antonino BEDINO 1966 Scarnafigi Celestino GILETTA 1951 Cavallerleone Francesco ROBASTO 1946 Moretta Gianfranco TARICCO 1956 Fossano |
Me Andrea SACCUCCI |
|
3. |
Robusti c. Italie |
24/04/2015 |
Giovanni ROBUSTI 1951 Torre de’ Picenardi |
Me Andrea SACCUCCI |
|
4. |
Maero c. Italie |
14/04/2015 |
Denis MAERO 1972 Saluces |
Me Andrea SACCUCCI |