CONSULTA ONLINE

 

 

 

Cour europĂ©enne des droits de l’homme

 

 

 

AFFAIRE J.L. c. ITALIE

(RequĂŞte no 5671/16)

 

 

 

ARRĂŠT

 

Art 8 • Obligations positives • « Victimisation secondaire Â» d’une victime de violences sexuelles du fait des propos culpabilisants, moralisateurs et vĂ©hiculant des stĂ©rĂ©otypes sexistes dans les motifs de l’arrĂŞt â€˘ AutoritĂ©s ayant veillĂ© au respect de l’intĂ©gritĂ© personnelle de la requĂ©rante durant l’enquĂŞte et les dĂ©bats du procès

 

STRASBOURG

27 mai 2021

 

Cet arrĂŞt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă  l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.



En l’affaire J.L. c. Italie,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (première section), siĂ©geant en une Chambre composĂ©e de :

Ksenija Turković, prĂ©sidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
PĂ©ter Paczolay,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedtgreffière adjointe de section,

Vu la requĂŞte susmentionnĂ©e (no 5671/16) dirigĂ©e contre la RĂ©publique italienne et dont une ressortissante de cet État, Mme J.L. (« la requĂ©rante Â»), a saisi la Cour le 19 janvier 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â»),

Vu la décision de la présidente de la section de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,

Vu les observations des parties,

Notant que le 29 janvier 2018, les griefs de la requĂ©rante ont Ă©tĂ© communiquĂ©s au Gouvernement, tandis que le restant de la requĂŞte, Ă  savoir les griefs soulevĂ©s par la mère de l’intĂ©ressĂ©e, Ă©tait dĂ©clarĂ© irrecevable conformĂ©ment Ă  l’article 54 § 3 du règlement de la Cour

Après en avoir dĂ©libĂ©rĂ© en chambre du conseil le 8 avril 2021,

Rend l’arrĂŞt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

INTRODUCTION

1.  La requĂ©rante se plaint qu’une procĂ©dure pĂ©nale menĂ©e Ă  la suite d’une plainte pour viol en rĂ©union dĂ©posĂ©e par elle ait mĂ©connu l’obligation positive qui selon elle incombait aux autoritĂ©s nationales de la protĂ©ger de manière effective contre les violences sexuelles qu’elle dit avoir subies et de garantir la protection de son droit Ă  la vie privĂ©e et de son intĂ©gritĂ© personnelle. Elle y voit une violation des articles 8 et 14 de la Convention.

EN FAIT

2.  La requĂ©rante est nĂ©e en 1986 et rĂ©side Ă  Scandicci. Elle a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©e par Me S. Menichetti et Me C. Carrano, avocates Ă  Rome.

3.  Le gouvernement italien (« le Gouvernement Â») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son ancien agent, Mme E. Spatafora, et par son ancien coagent, Mme M. Aversano.

  1. LES ALLÉGATIONS DE VIOLENCES SEXUELLES FORMULÉES PAR LA REQUÉRANTE

4.  La requĂ©rante, qui Ă©tait Ă  l’époque Ă©tudiante en histoire de l’art et théâtre, explique que le soir du 25 juillet 2008, aux alentours de minuit, elle rejoignit L.L. et les amis de celui-ci Ă  la « Fortezza da Basso Â», espace public de la ville de Florence situĂ© dans une ancienne forteresse militaire oĂą se dĂ©roulaient des spectacles.

5.  Dans le cadre des investigations prĂ©liminaires (paragraphes 12-13 et 15 ci-dessous), la requĂ©rante dĂ©clara lors de ses auditions devant la police et le parquet qu’elle avait rencontrĂ© L.L. dans un cours de théâtre deux ans plus tĂ´t et qu’elle avait jouĂ© en fĂ©vrier 2008 dans un court-mĂ©trage Ă©crit et dirigĂ© par lui oĂą elle interprĂ©tait le rĂ´le d’une prostituĂ©e qui subissait des violences. Elle affirma Ă©galement avoir eu un rapport sexuel occasionnel avec L.L. le 5 juin 2008.

6.  Elle exposa que L.L. l’avait invitĂ©e Ă  le rejoindre le 25 juillet dans la forteresse et qu’il lui avait promis de lui remettre un « petit cadeau Â». Elle avait dĂ©cidĂ© d’accepter l’invitation dans l’espoir de recevoir des images du court-mĂ©trage et d’obtenir le solde de sa rĂ©munĂ©ration. Malade, son compagnon ne l’avait pas accompagnĂ©e. Elle indiqua qu’au cours de la soirĂ©e, elle avait consommĂ© plusieurs verres de liqueur (shot) offerts par L.L. et ses amis, au point de perdre rapidement le contrĂ´le de ses actes et d’avoir des difficultĂ©s Ă  marcher. Elle indiqua aux enquĂŞteurs que L.L. connaissait sa faible rĂ©sistance Ă  l’alcool.

7.  Aux alentours de 1 h 30 du matin, elle aurait suivi dans les toilettes de la forteresse D.S. – l’un des amis de L.L. qu’à ses dires elle avait dĂ©jĂ  rencontrĂ© et avec qui elle avait eu une relation sexuelle occasionnelle quelques semaines plus tĂ´t – lequel aurait exigĂ© un rapport sexuel oral. Elle dĂ©clara qu’elle avait Ă©tĂ© dĂ©sagrĂ©ablement surprise par le comportement de D.S. mais que sous l’effet de l’alcool elle n’avait pas pu s’opposer Ă  lui. Elle expliqua que par la suite, elle-mĂŞme et d’autres personnes avaient chevauchĂ© un taureau mĂ©canique qui Ă©tait installĂ© Ă  proximitĂ© de la buvette, puis qu’avec le groupe d’amis elle avait dansĂ© sur une piste de danse. Elle indiqua que vers la fin de la soirĂ©e elle avait bu des cocktails offerts tour Ă  tour par L.L. et ses amis et par le barman de la buvette.

8.  Aux environs de 3 heures du matin, alors que la soirĂ©e se terminait et que la forteresse allait fermer ses portes, six des amis de L.L., y compris D.S., l’auraient accompagnĂ©e vers la sortie et auraient commencĂ© Ă  abuser d’elle en lui caressant les seins et en pratiquant des attouchements sur ses parties gĂ©nitales. L.L., qui les attendait Ă  la sortie après s’être Ă©loignĂ© quelques minutes plus tĂ´t pour raccompagner sa petite amie, se serait joint Ă  eux. La requĂ©rante aurait opposĂ© de la rĂ©sistance et se serait Ă©criĂ©e : « Que faites-vous ? Â», puis elle aurait essayĂ© de se dĂ©gager et de rejoindre son vĂ©lo, mais elle aurait Ă©tĂ© poussĂ©e dans la direction opposĂ©e et dirigĂ©e vers la voiture de L.L., oĂą elle aurait Ă©tĂ© contrainte d’avoir plusieurs rapports sexuels avec les membres du groupe.

9.  La requĂ©rante indiqua se souvenir clairement de la prĂ©sence des sept hommes dans la voiture, y compris de D.S., qui aurait Ă©tĂ© assis sur le siège avant. Elle expliqua que tous les hommes avaient abusĂ© d’elle Ă  tour de rĂ´le, Ă  la fois par des pĂ©nĂ©trations vaginales et par des rapports oraux, qu’ils lui avaient mordu ses seins et les organes gĂ©nitaux, en l’immobilisant au niveau des bras et en lui Ă©cartant les jambes par la force, au point qu’elle aurait par la suite souffert de contusions et de douleurs, notamment au niveau de la mâchoire. La requĂ©rante ajouta que les hommes avaient Ă©jaculĂ© et elle Ă©voqua la prĂ©sence d’une forte odeur de sperme dans la voiture. Elle exposa en outre avoir Ă©tĂ© en Ă©tat de choc et de confusion pendant les violences, incapable de rĂ©agir. La requĂ©rante dĂ©clara ensuite avoir rĂ©ussi Ă  reprendre ses esprits et Ă  se dĂ©gager vers 4 heures du matin. Elle prĂ©cisa que ses agresseurs s’étaient montrĂ©s « presque Ă©tonnĂ©s Â» de sa rĂ©action soudaine. En sortant de la voiture, elle se serait rendu compte que celle-ci avait Ă©tĂ© dĂ©placĂ©e et qu’elle Ă©tait garĂ©e Ă  un endroit qu’elle n’aurait pas reconnu sur le moment mais qu’elle aurait identifiĂ© par la suite comme Ă©tant la rue Cosseria. Toujours sous le choc, elle aurait marchĂ© sans but, puis elle aurait rĂ©cupĂ©rĂ© son vĂ©lo (paragraphe 21 ci-dessous) et serait rentrĂ©e chez elle, oĂą elle aurait relatĂ© les faits Ă  son compagnon.

10.  Dans l’après-midi du 26 juillet 2008, la requĂ©rante, accompagnĂ©e de son compagnon et d’une amie, se rendit au centre antiviolence de l’hĂ´pital universitaire de Careggi et expliqua qu’elle avait Ă©tĂ© victime d’un viol collectif. Les gynĂ©cologues du centre Ă©tablirent un certificat mĂ©dical qui faisait Ă©tat d’ecchymoses au niveau des deux avant-bras, d’une griffure de cinq centimètres sur la cuisse droite, d’une irritation de l’arĂ©ole du sein gauche et de rougeurs au niveau des organes gĂ©nitaux.

Le mĂ©decin du Centre antiviolence rĂ©digea un rapport sur les faits dĂ©crits par la requĂ©rante. Après l’avoir signĂ©, celle-ci demanda Ă  modifier un passage dudit rapport en prĂ©cisant qu’après avoir subi les violences dĂ©noncĂ©es, elle avait rejoint son vĂ©lo Ă  pied et n’y avait pas Ă©tĂ© accompagnĂ©e en voiture par ses agresseurs comme cela Ă©tait Ă©crit dans la première version du rapport (paragraphe 21 ci-dessous). Une copie dudit rapport fut envoyĂ©e Ă  la police.

11.  Dans les mois suivants les faits, la requĂ©rante souffrit de troubles psychologiques et eut une crise de panique. Elle fut suivie par la psychologue du centre Artemisia â€“ qui est un centre d’aide aux victimes de violences gĂ©rĂ© par une association privĂ©e et financĂ© par les collectivitĂ©s locales – auquel elle s’était adressĂ©e pour obtenir un soutien, et elle fut hospitalisĂ©e pour un stress post-traumatique Ă  l’hĂ´pital de Careggi du 21 janvier au 11 fĂ©vrier 2009.

  1. LA PROCÉDURE PÉNALE

12.  Le 30 juillet 2008, la requĂ©rante fut convoquĂ©e et interrogĂ©e par la police de Florence, laquelle avait reçu le rapport Ă©tabli par le centre antiviolence de Careggi. Le mĂŞme jour, elle porta plainte contre ses agresseurs prĂ©sumĂ©s.

13.  Le 31 juillet, elle fut convoquĂ©e et interrogĂ©e par la police de Ravenne, ville dans laquelle elle Ă©tait en visite avec des amis. Elle relata une nouvelle fois sa version des faits et procĂ©da Ă  une identification de ses agresseurs prĂ©sumĂ©s Ă  partir de clichĂ©s qui avaient Ă©tĂ© pris au cours de la soirĂ©e.

14.  Le mĂŞme jour, Ă  Florence, les sept suspects, y compris D.S., furent placĂ©s en dĂ©tention provisoire. La police judiciaire saisit leurs tĂ©lĂ©phones portables, dont les relevĂ©s furent examinĂ©s, ainsi que la voiture dans laquelle l’agression Ă©tait rĂ©putĂ©e avoir eu lieu. Le parquet ordonna des expertises visant Ă  la dĂ©couverte de traces de liquides biologiques qui pouvaient s’être Ă©coulĂ©s dans la voiture et sur les habits de la requĂ©rante ainsi qu’à la dĂ©termination des bornes qui avaient pu ĂŞtre activĂ©es par les tĂ©lĂ©phones des suspects et de la requĂ©rante la nuit des faits.

15.  Entendue par le parquet de Florence au cours d’une audition qui eut lieu le 16 septembre 2008 entre 18 h 30 et 22 h 10, la requĂ©rante relata de nouveau le dĂ©roulement de la nuit du 25 au 26 juillet et apporta des prĂ©cisions sur les relations qu’elle entretenait avec L.L. et les autres suspects avant les faits. Ă€ l’issue de l’audition, le parquet chargea la police judiciaire d’identifier et d’interroger en tant que tĂ©moins les personnes qui avaient Ă©tĂ© citĂ©es par la requĂ©rante et demanda Ă  la police scientifique d’acquĂ©rir les planimĂ©tries des lieux que celle-ci avait indiquĂ©s dans son rĂ©cit afin de dĂ©terminer l’endroit exact oĂą s’étaient dĂ©roulĂ©s les faits.

16.  Ă€ une date non prĂ©cisĂ©e, les enquĂŞteurs effectuèrent une visite des lieux en prĂ©sence de la requĂ©rante.

17.  Le 29 avril 2009, le procureur de Florence inscrivit les noms des sept personnes mises en cause par la requĂ©rante dans le registre des personnes soupçonnĂ©es de s’être rendues coupable du dĂ©lit de violences sexuelles en rĂ©union avec circonstances aggravantes.

18.  Le 11 mai 2010, les suspects furent renvoyĂ©s en jugement devant le tribunal de Florence. La requĂ©rante et la municipalitĂ© de Florence se constituèrent parties civiles dans la procĂ©dure.

19.  Dans le cadre du procès en première instance devant le tribunal de Florence, dix-huit audiences publiques se tinrent entre le 17 septembre 2010 et le 14 janvier 2013. Après avoir consultĂ© les parties, le prĂ©sident du tribunal, Ă©voquant le caractère sensible et dĂ©licat de la question et la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server autant que possible la requĂ©ranterefusa d’autoriser les journalistes prĂ©sents dans la salle Ă  filmer les dĂ©bats.

20.  Les audiences des 8 fĂ©vrier et 13 mai 2011 furent entièrement consacrĂ©es Ă  l’audition de la requĂ©rante. Le compte rendu en fut consignĂ© dans un procès-verbal de quatre cent trente pages. La requĂ©rante fut interrogĂ©e par le ministère public et par les huit avocats de la dĂ©fense. Il ressort des procès-verbaux des audiences que le prĂ©sident du tribunal intervint Ă  maintes reprises dans le but d’empĂŞcher autant que possible les diffĂ©rents avocats des accusĂ©s de s’étendre sur des questions qui avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© abordĂ©es par la victime, qui n’avaient pas de rapport avec l’affaire ou qui Ă©taient de nature strictement personnelle. Le prĂ©sident du tribunal ordonna en outre de courtes suspensions d’audience afin de permettre Ă  la requĂ©rante de se remettre de ses Ă©motions.

21.  Au cours des dĂ©bats furent Ă©galement entendues les personnes qui avaient recueilli le tĂ©moignage de la requĂ©rante après les faits, Ă  savoir son compagnon de l’époque et son amie, plusieurs amis de la requĂ©rante et des auteurs prĂ©sumĂ©s des faits, parmi lesquels la petite amie de L.L., plusieurs personnes prĂ©sentes Ă  la fĂŞte ce soir-lĂ , les gynĂ©cologues du centre antiviolence et la psychologue du centre Artemisia, ainsi que les agents de la police judiciaire et scientifique qui avaient participĂ© aux investigations. En particulier, le mĂ©decin du centre antiviolence, qui avait accueilli la requĂ©rante le lendemain des faits, dĂ©clara que celle-ci avait demandĂ© Ă  modifier un passage du rapport après l’avoir lu. Elle avait souhaitĂ© prĂ©ciser qu’après avoir subi les violences en question, elle avait rejoint son vĂ©lo Ă  pied et n’y avait pas Ă©tĂ© accompagnĂ©e en voiture par les membres du groupe comme cela Ă©tait dit dans le rapport.

22.  En outre, trois personnes, L.B., S.S. et S.L., qui Ă©taient prĂ©sentes au moment oĂą la requĂ©rante avait quittĂ© la forteresse avec les prĂ©venus, furent entendues par le tribunal en tant que tĂ©moins.

En particulier, L.B. et S.S. – deux employĂ©s affectĂ©s Ă  la sĂ©curitĂ© et au contrĂ´le de l’accès Ă  la forteresse – dĂ©clarèrent qu’en sortant de la forteresse la requĂ©rante Ă©tait visiblement sous l’emprise de l’alcool, qu’elle n’était pas en mesure de marcher seule et qu’elle Ă©tait soutenue par deux hommes qui se livraient Ă  des attouchements sur ses parties intimes et que d’autres hommes les entouraient. L.B. et S.S. indiquèrent que la jeune femme ne rĂ©agissait pas et qu’elle ne paraissait pas en mesure d’opposer la moindre rĂ©sistance. Inquiets, les deux tĂ©moins auraient alors demandĂ© des explications aux jeunes hommes, lesquels auraient rĂ©pondu avant de s’éloigner « ce n’est pas de notre faute si elle est cochonne Â».

23.  S.L. dĂ©clara quant Ă  elle qu’à la fin de la soirĂ©e elle avait appris par cinq amis – Ă©galement entendus par le tribunal – qu’un groupe d’hommes et une jeune femme s’étaient fait remarquer au cours de la soirĂ©e par leur comportement dĂ©sinhibĂ© et leurs approches sexuelles explicites. Les hommes avaient plusieurs fois proposĂ© des verres d’alcool Ă  la jeune femme. Au moment de quitter la forteresse, cette dernière, entourĂ©e du groupe d’hommes, qui se livraient Ă  des attouchements et l’embrassaient, avait paru ĂŞtre sous l’emprise de l’alcool. S.L. et ses amis avaient hĂ©sitĂ© Ă  intervenir. Trois d’entre eux avaient considĂ©rĂ© que la jeune femme avait librement choisi de s’éloigner avec les hommes, tandis que les deux autres avaient estimĂ© qu’elle n’était pas lucide ni en mesure de donner son consentement. Inquiète pour la jeune femme, S.L. avait dĂ©cidĂ© de se rapprocher du groupe et de le suivre quelques instants. Elle avait entendu la requĂ©rante demander aux hommes d’arrĂŞter et de la laisser tranquille (« Ora basta ! lasciatemi stare ! Â»). Elle lui avait donc proposĂ© de l’aide, mais l’intĂ©ressĂ©e lui avait rĂ©pondu qu’elle n’avait pas Ă  s’inquiĂ©ter, que les hommes qui l’accompagnaient Ă©taient des amis et qu’ils allaient la ramener chez elle. Ă€ la suite de commentaires dĂ©sobligeants de la part du groupe d’hommes Ă  son Ă©gard (« Va-t’en ! Occupe-toi de tes affaires ! Qui es-tu ? Quelqu’un de la ligue antiviolence ? Â»), la jeune femme avait en outre ajoutĂ© : « Je suis dĂ©solĂ©e, c’est de ma faute, avant j’étais lesbienne et maintenant je suis hĂ©tĂ©rosexuelle Â». Selon S.L., la jeune femme, bien qu’amusĂ©e par les commentaires des hommes, paraissait absente et non pleinement consciente de la situation.

24.  Lors de son audition devant le tribunal, la requĂ©rante dĂ©clara ne pas se souvenir de S.L. Elle fut par ailleurs interrogĂ©e par les avocats des inculpĂ©s sur sa situation familiale et sentimentale ainsi que sur ses expĂ©riences sexuelles. En outre, elle fut entendue Ă  propos de sa dĂ©cision, vingt jours après les faits, de suivre une amie en Serbie du 15 au 25 aoĂ»t 2008 et de prendre part Ă  un atelier artistique intitulĂ© « Sex in transition Â». Elle expliqua qu’elle avait dĂ©cidĂ© de quitter Florence pour Ă©viter de rencontrer ses agresseurs, mais qu’elle avait Ă©tĂ© contrainte de rentrer plus tĂ´t que prĂ©vu Ă  la suite d’une grave crise de panique qui avait nĂ©cessitĂ© une hospitalisation.

25.  Au cours d’audiences tenues les 28 et 29 fĂ©vrier 2012, le tribunal entendit les sept prĂ©venus, qui tous, y compris l’intĂ©ressĂ© lui-mĂŞme, affirmèrent que D.S. n’était prĂ©sent ni Ă  la sortie de la forteresse ni dans la voiture.

Selon la version des faits prĂ©sentĂ©e par les prĂ©venus, exceptĂ© D.S., la requĂ©rante s’était montrĂ©e provoquante tout au long de la soirĂ©e, tant par la manière dont elle Ă©tait vĂŞtue que par un comportement sensuel et vulgaire. Personne ne l’avait forcĂ©e Ă  boire. Elle avait par ailleurs fait une fellation Ă  D.S. dans les toilettes de la forteresse, et la chose avait aussitĂ´t Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e Ă  tout le groupe d’amis. L.L. affirma que la requĂ©rante avait toujours eu pour lui une attirance physique, ce dont le rapport sexuel pratiquĂ© le 5 juin 2008 constituait selon lui la preuve, et qu’elle avait menti en dĂ©clarant s’être rendue Ă  la forteresse le 25 juillet dans le but d’obtenir le solde de sa rĂ©munĂ©ration pour le court-mĂ©trage dans lequel elle avait jouĂ©, sa prestation ayant dĂ©jĂ  Ă©tĂ© payĂ©e.

26.  Les prĂ©venus dĂ©clarèrent que la requĂ©rante avait chevauchĂ© le taureau mĂ©canique en montrant sa lingerie rouge et qu’elle avait dansĂ© de manière lascive et dĂ©sinhibĂ©e avec chacun d’eux. Ils affirmèrent qu’à la fin de la soirĂ©e, elle les avait incitĂ©s Ă  avoir des rapports sexuels en rĂ©union en disant : « Et maintenant je veux que vous me baisiez tous ! Â», et que lorsque L.L. s’était Ă©loignĂ© avec sa petite amie, elle l’avait hĂ©lĂ© pour lui demander de les rejoindre. Ils indiquèrent que le groupe Ă©tait euphorique et que l’état d’esprit Ă©tait festif (goliardico), mais que personne n’était incapable d’agir Ă  cause de l’alcool. Ils assurèrent que la requĂ©rante marchait sans difficultĂ© et qu’elle paraissait sĂ»re d’elle, les provoquant et les invitant Ă  avoir des rapports sexuels. Ils expliquèrent que lorsque S.L. les avait interpellĂ©s Ă  la sortie de la forteresse, la requĂ©rante avait rĂ©agi en la rassurant et en revendiquant sa libertĂ© d’agir sexuellement comme elle l’entendait.

27.  Par la suite, les approches sexuelles de la requĂ©rante avaient augmentĂ© en intensitĂ© et le groupe avait dĂ©cidĂ© de gagner en voiture un endroit plus reculĂ© et moins exposĂ© aux regards des passants. Leur choix s’était portĂ© sur le parking d’un kiosque situĂ© rue Mariti. Ă€ cet endroit, la requĂ©rante avait eu des rapports sexuels complets avec deux d’entre eux et elle avait pratiquĂ© des fellations aux autres, lesquels n’avaient eu ni Ă©rection ni Ă©jaculation, provoquant la moquerie et la dĂ©ception de l’intĂ©ressĂ©e. Les six hommes lui avaient ensuite proposĂ© de la ramener chez elle, mais devant son refus ils l’avaient raccompagnĂ©e en voiture jusqu’à son vĂ©lo, qui se trouvait Ă  proximitĂ© de la forteresse. L’un des prĂ©venus, D.A., soutint que le liquide sĂ©minal compatible avec son ADN qui avait Ă©tĂ© retrouvĂ© sur le t‑shirt de la requĂ©rante (paragraphe 32 ci-dessous) pouvait s’expliquer par les attouchements qui avaient eu lieu pendant le trajet en voiture vers le kiosque.

  1. LES DÉCISIONS JUDICIAIRES

28.  Par un jugement du 14 janvier 2013, le tribunal de Florence condamna six des sept prĂ©venus pour avoir induit une personne se trouvant dans un Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© physique et psychique Ă  accomplir ou subir des actes Ă  caractère sexuel, infraction qui Ă©tait rĂ©primĂ©e par l’article 609bis Â§ 1, combinĂ© avec l’article 609octies. En revanche, il les acquitta des chefs de violences sexuelles par la violence, au sens de l’article 609bis Â§ 1. Le septième prĂ©venu, D.S., fut acquittĂ©, l’enquĂŞte ayant dĂ©montrĂ© que, s’il avait bien Ă©tĂ© prĂ©sent durant la soirĂ©e, il n’avait pas quittĂ© la forteresse avec les autres et n’avait pas participĂ© au viol.

29.  Dans son jugement, le tribunal releva tout d’abord que les versions des parties concordaient quant Ă  la rĂ©alitĂ© du rapport sexuel en rĂ©union, mais qu’en revanche elles divergeaient de manière substantielle sur la question du consentement. Il releva ensuite que la version des faits fournie par la requĂ©rante prĂ©sentait des incohĂ©rences et paraissait illogique sous plusieurs aspects, notamment concernant la partie initiale des faits. En particulier, les explications de la requĂ©rante sur les raisons qui l’avaient motivĂ©e Ă  accepter l’invitation de L.L. Ă  le rejoindre Ă  la forteresse puis Ă  y rester, alors qu’aucun cadeau ne lui avait Ă©tĂ© remis et que l’attitude du groupe d’amis Ă  son Ă©gard semblait dĂ©placĂ©e, lui paraissaient peu crĂ©dibles.

30.  En revanche, il constata que les dĂ©clarations de la victime quant au dĂ©roulement des faits au moment prĂ©cis de la sortie de la forteresse Ă©taient parfaitement corroborĂ©es par les tĂ©moignages directs de S.L., L.B. et S.S. Il jugea donc que la requĂ©rante pouvait ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme crĂ©dible relativement Ă  la reconstitution de cette partie de la soirĂ©e – sauf sur la question de la prĂ©sence ou non de D.S. – mais que sa crĂ©dibilitĂ© restait douteuse quant Ă  la reconstitution du dĂ©but et de la fin de la soirĂ©e. Il indiqua Ă  cet Ă©gard que selon une certaine jurisprudence de la Cour de cassation, on pouvait apprĂ©cier la crĂ©dibilitĂ© de la victime en procĂ©dant Ă  une « Ă©valuation fragmentĂ©e Â» de ses dĂ©clarations dès lors qu’il n’y avait pas de contradiction factuelle et logique entre les diffĂ©rentes parties de son rĂ©cit des faits.

31.  Concernant le dĂ©roulement des faits postĂ©rieurement Ă  la sortie de la forteresse, le tribunal releva que la participation de D.S. aux faits dĂ©noncĂ©s avait Ă©tĂ© exclue grâce aux investigations menĂ©es, lesquelles avaient dĂ©montrĂ© que, contrairement Ă  ce que la requĂ©rante avait dĂ©clarĂ©, D.S. n’avait pas quittĂ© la forteresse avec le groupe. Il releva par ailleurs que les relevĂ©s tĂ©lĂ©phoniques et l’examen des bornes activĂ©es par les tĂ©lĂ©phones des intĂ©ressĂ©s avaient dĂ©menti la version de la requĂ©rante quant au lieu oĂą la voiture Ă©tait garĂ©e pendant les faits dĂ©noncĂ©s par elle, confirmant les dires des prĂ©venus sur ce point. De plus, les enquĂŞteurs avaient effectuĂ© des simulations dĂ©montrant qu’il aurait Ă©tĂ© impossible Ă  la requĂ©rante de rejoindre son vĂ©lo Ă  pied depuis ledit emplacement, ce qui Ă©tait Ă©galement en contradiction avec ses dĂ©positions.

32.  En outre, le tribunal considĂ©ra que les lĂ©sions constatĂ©es par le mĂ©decin du centre antiviolence douze heures après les faits (paragraphe 10 ci-dessus) n’étaient pas compatibles avec l’intensitĂ© des violences dĂ©noncĂ©es par la requĂ©rante, les lĂ©sions ayant pu ĂŞtre provoquĂ©es par le simple accomplissement d’un acte sexuel dans une voiture, qui n’avait pas Ă©tĂ© contestĂ© par les prĂ©venus. De plus, aucune trace de liquide sĂ©minal n’avait Ă©tĂ© retrouvĂ©e ni Ă  l’issue des prĂ©lèvements vaginaux et oraux sur la requĂ©rante ni dans la voiture, ce qui infirmait les dĂ©clarations de celle-ci concernant la « forte odeur de sperme Â» et corroborait les affirmations des prĂ©venus selon lesquelles aucun d’entre eux n’avait Ă©jaculĂ© dans la voiture. Au demeurant, l’examen des traces biologiques retrouvĂ©es sur les habits de la requĂ©rante, notamment au dos de son t-shirt, n’avaient permis d’identifier l’ADN que d’un seul accusĂ©, D.A.

33.  Le tribunal considĂ©ra ensuite que l’hypothèse selon laquelle les prĂ©venus avaient pour le moins espĂ©rĂ© vivre une soirĂ©e transgressive, en se servant de la requĂ©rante pour accomplir des jeux Ă©rotiques, ne relevait pas de la simple spĂ©culation. Il en voyait une preuve dans le fait que des messages tĂ©lĂ©phoniques Ă©changĂ©s par les prĂ©venus l’après-midi du 25 juillet faisaient rĂ©fĂ©rence Ă  la prĂ©sence future de l’intĂ©ressĂ©e Ă  la forteresse. Il qualifia par ailleurs d’inquiĂ©tant le contenu scabreux d’un texte Ă©crit par L.L. et retrouvĂ© dans sa voiture, qui semblait Ă©voquer une relation morbide avec la requĂ©rante.

34.  En tout Ă©tat de cause, il estima que, contrairement aux dĂ©clarations de tous les prĂ©venus, la situation dĂ©crite par S.L., L.B. et S.S. n’avait rien d’ Â« euphorique Â» ni de « festif Â». Les tĂ©moignages concordants desdits tĂ©moins avaient en effet permis de dĂ©montrer de manière irrĂ©futable que la requĂ©rante se trouvait sous l’emprise de l’alcool lorsqu’elle avait quittĂ© la forteresse avec les six prĂ©venus. Bien qu’il ne fĂ»t pas prouvĂ© que son Ă©tat Ă©tait rĂ©sultĂ© de l’incitation de ces derniers Ă  lui faire consommer de l’alcool dans le but de commettre un abus sexuel, il n’en restait pas moins qu’il Ă©tait dĂ©montrĂ© que la requĂ©rante Ă©tait ivre, qu’elle avait des difficultĂ©s Ă  marcher et que sa capacitĂ© Ă  consentir Ă  avoir des rapports sexuels Ă©tait visiblement altĂ©rĂ©e.

35.  Le tribunal considĂ©ra que l’état dans lequel la requĂ©rante s’était trouvĂ©e, au moment observĂ© par les tĂ©moins et pendant un laps de temps qu’il avait Ă©tĂ© impossible de dĂ©terminer avec prĂ©cision, devait ĂŞtre qualifiĂ© d’« Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© Â» Ă  la fois physique et psychique. Il prĂ©cisa qu’en matière de violences sexuelles la notion d’infĂ©rioritĂ© n’était pas nĂ©cessairement liĂ©e Ă  une pathologie mentale de la victime mais pouvait dĂ©river de diffĂ©rents facteurs, Ă  condition que leur sĂ©vĂ©ritĂ© (incisivitĂ ) fĂ»t en mesure d’au moins vicier (viziare) le consentement. Il ajouta que la notion d’infĂ©rioritĂ© ne requĂ©rait pas une soumission absolue de la part de la victime, mais qu’elle Ă©tait compatible avec un certain degrĂ© de rĂ©sistance de sa part.

36.  Il rappela que le dĂ©lit de violences sexuelles par abus de l’état d’infĂ©rioritĂ© d’une personne que rĂ©primait l’article 609bis Â§ 2, alinĂ©a 1, du code pĂ©nal pouvait ĂŞtre caractĂ©risĂ© par le fait de contraindre, sans nĂ©cessairement avoir recours Ă  la violence ou Ă  l’intimidation, une personne rendue incapable de s’opposer par son Ă©tat d’infĂ©rioritĂ©, dans le but d’en faire un objet de satisfaction sexuelle. Quant Ă  l’élĂ©ment moral du dĂ©lit, il expliqua qu’il comprenait Ă  la fois la conscience de l’état d’infĂ©rioritĂ© de la victime – Ă©lĂ©ment qui Ă  son sens Ă©tait indubitablement prĂ©sent en l’espèce – et le fait d’agir Ă  des fins sexuelles. Il prĂ©cisa que l’état d’infĂ©rioritĂ© ne devait pas nĂ©cessairement ĂŞtre provoquĂ© par l’agresseur mais qu’il pouvait rĂ©sulter de facteurs environnementaux extĂ©rieurs.

37.  Les six condamnĂ©s interjetèrent appel. Ils affirmèrent que la requĂ©rante avait menti au moins 29 fois et estimèrent que ces nombreuses dĂ©clarations mensongères prouvaient son manque total de crĂ©dibilitĂ©. ConsidĂ©rant que la version des faits livrĂ©e par elle Ă©tait douteuse dans l’ensemble, ils estimaient que l’évaluation fragmentĂ©e des dĂ©clarations de l’intĂ©ressĂ©e Ă  laquelle le tribunal s’était livrĂ© Ă©tait contradictoire et erronĂ©e au regard de la jurisprudence en la matière. Ils voyaient dans les mensonges, reconnus par le tribunal, de la requĂ©rante une marque de repentir de la requĂ©rante vis-Ă -vis de l’expĂ©rience sexuelle de groupe qu’elle avait pourtant consentie. Ils plaidaient que l’état d’infĂ©rioritĂ© physique qui aurait invalidĂ© le consentement de la requĂ©rante n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© et que son Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© psychique avait Ă©tĂ© dĂ©menti par les diffĂ©rents tĂ©moignages recueillis par le tribunal. Ils soutenaient par ailleurs qu’ils n’avaient de toute manière pas pu avoir conscience d’un quelconque Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© de la requĂ©rante, dans la mesure oĂą tout le monde Ă©tait sous l’emprise de l’alcool.

38.  Par un arrĂŞt du 4 mars 2015, dĂ©posĂ© le 3 juin 2015, la cour d’appel de Florence acquitta les six prĂ©venus condamnĂ©s en première instance (paragraphe 28 ci-dessus). Elle estima d’emblĂ©e que la partie du jugement de première instance relative Ă  l’acquittement de ces derniers pour le dĂ©lit de viol commis avec violence ou menace (article 609bis Â§ 1 du CP) Ă©tait passĂ©e en force de chose jugĂ©e, Ă©tant donnĂ© que le procureur n’avait pas fait appel de cette partie du jugement. Par consĂ©quent, il s’agissait seulement pour elle d’examiner la question de l’abus de l’état d’infĂ©rioritĂ© prĂ©sumĂ© de la partie lĂ©sĂ©e (article 609bis Â§ 2) et, dès lors, d’analyser l’état dans lequel la requĂ©rante se trouvait au moment des faits.

39.  La cour d’appel considĂ©ra que les multiples incohĂ©rences que le tribunal avait relevĂ©es dans la version des faits de la requĂ©rante (paragraphes 29 et 31 ci-dessus) Ă©branlaient la crĂ©dibilitĂ© de celle-ci dans sa globalitĂ©. Elle estima que le tribunal avait eu tort d’effectuer une Ă©valuation fragmentĂ©e des diffĂ©rentes dĂ©clarations de la requĂ©rante et d’admettre sa crĂ©dibilitĂ© relativement Ă  une partie des faits. Ă€ cet Ă©gard, elle prĂ©cisa que selon la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière, une Ă©valuation fragmentĂ©e des dĂ©clarations d’une victime de violences sexuelles n’était possible que dans les cas oĂą les dĂ©clarations en cause se rĂ©fĂ©raient Ă  des faits diffĂ©rents et indĂ©pendants les uns des autres, tels que des Ă©pisodes distincts d’abus, certains plus Ă©tayĂ©s que d’autres. Elle conclut que dès lors qu’en l’espèce il s’agissait de juger un seul et unique Ă©pisode de violence, une « Ă©valuation fragmentĂ©e Â» de la crĂ©dibilitĂ© de la victime n’était pas possible. C’était Ă  la lumière de l’ensemble de ses dĂ©clarations que la crĂ©dibilitĂ© de la victime devait ĂŞtre apprĂ©ciĂ©e.

40.  La cour d’appel ajouta que les dĂ©clarations de la requĂ©rante n’avaient pas Ă©tĂ© corroborĂ©es par d’autres Ă©lĂ©ments de preuve mais qu’elles avaient au contraire Ă©tĂ© dĂ©menties par le compte rendu de l’examen gynĂ©cologique, qui faisait Ă©tat de lĂ©sions incompatibles avec les allĂ©gations de l’intĂ©ressĂ©e, ainsi que par les rĂ©sultats des recherches de traces de liquides biologiques qui avaient Ă©tĂ© effectuĂ©es dans la voiture, sur les habits de la requĂ©rante et sur sa personne. Elle estima enfin que, loin d’être un appel Ă  l’aide, la rĂ©ponse que celle-ci avait donnĂ©e Ă  S.L. Ă©quivalait plutĂ´t Ă  une rĂ©affirmation de ses choix sexuels, d’abord homosexuels et ensuite hĂ©tĂ©rosexuels.

41.  Concernant l’état d’infĂ©rioritĂ© dans lequel la requĂ©rante disait s’être trouvĂ©e, la cour d’appel considĂ©ra d’emblĂ©e qu’il y avait lieu d’exclure toute carence psychologique chez l’intĂ©ressĂ©e pouvant affecter son consentement. Elle ajouta que, bien que traversant une pĂ©riode difficile sur les plans familial et sentimental – sa mère Ă©tait gravement malade, son père Ă©tait absent et elle-mĂŞme avait rĂ©cemment vĂ©cu une rupture sentimentale et venait d’entamer une relation avec un homme peur après l’avoir rencontrĂ© –, la requĂ©rante Ă©tait une jeune femme « certes fragile mais aussi crĂ©ative et dĂ©sinhibĂ©e, « capable de gĂ©rer sa (bi)sexualitĂ© et d’avoir des rapports sexuels occasionnels dont elle n’était pas tout Ă  fait convaincue Â», comme ceux qu’elle avait eus avec L.L. en pleine rue et avec D.S., tous les deux rencontrĂ©s quelques jours avant les faits, ou comme la fellation faite Ă  ce dernier dans les toilettes de la forteresse, suivie des danses et des jeux avec le taureau mĂ©canique.

42.  La cour d’appel releva par ailleurs que plusieurs tĂ©moins avaient dĂ©clarĂ© que la requĂ©rante avait eu une attitude extrĂŞmement provoquante et vulgaire, qu’elle avait dansĂ© de manière lascive en serrant certains des prĂ©venus et qu’après avoir eu un rapport sexuel avec D.S. dans les toilettes, fait qui avait aussitĂ´t Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© au groupe d’amis, elle avait montrĂ© sa lingerie rouge en chevauchant un taureau mĂ©canique. La cour d’appel nota Ă©galement que pour leur part les tĂ©moins L.B. et S.S. avaient simplement indiquĂ© que la requĂ©rante semblait ĂŞtre sous l’emprise de l’alcool et qu’elle avait des difficultĂ©s Ă  marcher lorsqu’elle avait quittĂ© le parc. Enfin, la cour d’appel estima que le tĂ©moignage de S.L. Ă©voquant la rĂ©action de la requĂ©rante lorsqu’elle Ă©tait intervenue pour la dĂ©fendre donnait Ă  penser que l’intĂ©ressĂ©e n’était pas victime de violences, mais qu’elle Ă©tait capable de se dĂ©fendre et mĂŞme de s’amuser des remarques faites par le groupe d’amis sur sa nouvelle orientation sexuelle. Au vu de ces Ă©lĂ©ments, la cour d’appel considĂ©ra que l’alcool n’avait pas diminuĂ© les capacitĂ©s de discernement de l’intĂ©ressĂ©e.

43.  Après avoir exclu l’existence d’un Ă©tat mĂŞme pas latent d’infĂ©rioritĂ© chez la requĂ©rante, la cour d’appel affirma qu’il ne lui restait Ă  examiner que la question de la « rĂ©vocation du consentement initialement prĂŞtĂ© » que les inculpĂ©s avaient estimĂ©, Ă  tort ou Ă  raison, exister au cours de la soirĂ©e, au vu Ă©galement du rapport oral que D.S. avait dĂ©jĂ  « obtenu Â» de la requĂ©rante dans les toilettes. Jusqu’à la sortie de la forteresse, la requĂ©rante n’avait pas Ă©tĂ© gĂŞnĂ©e par les attouchements et les tâtonnements faites par le groupe d’amis sur la piste de danse et s’était laissĂ© raccompagner jusqu’à la voiture oĂą elle Ă©tait restĂ©e inerte pendant l’accomplissement des manĹ“uvres sexuelles, de sorte que les membres du groupe d’amis s’étaient montrĂ©s « presque Ă©tonnĂ©s Â» lorsqu’elle avait dĂ©cidĂ© de partir. La cour d’appel estima qu’au vu de ces Ă©lĂ©ments, on pouvait considĂ©rer que les prĂ©venus avaient estimĂ© exister un consentement de la requĂ©rante Ă  avoir un rapport sexuel en rĂ©union, qui n’avait finalement satisfait personne.

Elle ajouta que par la suite il n’y avait pas eu de coupure (cesura) significative de la part de l’intéressée entre son consentement antérieur et son désaccord (dissenso) postérieur allégué, puisqu’elle avait reconnu être restée inerte et à la merci du groupe pendant les rapports sexuels.

44.  La cour d’appel jugea que son analyse, fondĂ©e sur un examen approfondi de l’ensemble desdits Ă©lĂ©ments rĂ©sultats du procès, se trouvait confirmĂ©e par des considĂ©rations ultĂ©rieures : l’absence de traces de griffures ou d’échauffourĂ©es sur le corps des prĂ©venus, qui avaient Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©s aussitĂ´t après les faits, et par le fait que la requĂ©rante avait parcouru Ă  vĂ©lo un trajet de dix minutes après les graves violences qu’elle disait avoir subies. Ces donnĂ©es, selon la cour d’appel, Ă©taient incompatibles avec les graves violences et les abus que la requĂ©rante disait avoir subies pendant deux heures (paragraphes 9 et 40 ci-dessus).

45.  Elle considĂ©ra dès lors qu’il n’avait pas Ă©tĂ© prouvĂ© que la requĂ©rante se trouvât dans un Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© liĂ© aux effets de l’alcool (alterazione alcolica), car si le petit groupe Ă©tait euphorique après avoir consommĂ© une quantitĂ© relativement faible d’alcool, le comportement de l’intĂ©ressĂ©e avait en tout Ă©tat de cause donnĂ© Ă  penser qu’elle Ă©tait assez lucide lorsqu’elle avait chevauchĂ© le taureau mĂ©canique, qu’elle avait essayĂ© de joindre L.L. par tĂ©lĂ©phone au moment oĂą il avait raccompagnĂ© sa petite amie ou qu’elle avait rĂ©pondu sèchement Ă  S.L. La cour d’appel rappela que selon la Cour de cassation italienne, l’élĂ©ment matĂ©riel du dĂ©lit de violences sexuelles commise sur personne en Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© Ă©tait constituĂ© lorsqu’une personne, par des agissements insidieux et sournois, en incitait une autre Ă  se livrer Ă  des actes Ă  caractère sexuel en abusant d’un Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© induit chez elle par la consommation d’alcool.

46.  La cour d’appel considĂ©ra qu’en dĂ©nonçant les faits au centre antiviolence et en s’adressant au centre Artemisia, la requĂ©rante avait voulu « stigmatiser Â» le fait de n’avoir pas entravĂ© l’accomplissement de l’expĂ©rience de groupe, dans le but de refouler un moment de fragilitĂ© et de faiblesse dont elle avait pris conscience et que sa vie non linĂ©aire aurait voulu censurer. Elle estima que le comportement et les expĂ©riences de l’intĂ©ressĂ©e avant et après les faits montraient qu’elle avait vis-Ă -vis du sexe une attitude ambivalente qui la conduisait Ă  faire des choix non entièrement assumĂ©s et vĂ©cus de manière contradictoire et traumatisante, comme celui de jouer dans le court mĂ©trage de L.L. sans manifester de rĂ©ticence Ă  l’égard des scènes de sexe et de violence qu’il comportait ou celui de participer, quelques jours après les violences dĂ©noncĂ©es, Ă  un atelier intitulĂ© « Sex in transition Â» Ă  Belgrade.

47.  La cour d’appel conclut que, bien que regrettables, les faits reprochĂ©s n’étaient pas rĂ©primĂ©s pĂ©nalement et que les prĂ©venus devaient ĂŞtre acquittĂ©s, au motif que l’élĂ©ment matĂ©riel de l’infraction de violence sexuelle caractĂ©risĂ©e par l’abus d’un Ă©tat d’infĂ©rioritĂ© de la victime n’était pas constituĂ© (perchĂ© il fatto non sussiste).

48.  Le 13 juillet 2015, la requĂ©rante fit parvenir au ministère public un mĂ©moire dans lequel elle contestait les motifs de l’arrĂŞt de la cour d’appel et sollicitait l’introduction d’un pourvoi en cassation.

49.  Le ministère public ne s’étant pas pourvu en cassation, l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence acquit force de chose jugĂ©e le 20 juillet 2015.

50.  L’affaire et le procès eurent un retentissement mĂ©diatique important. La requĂ©rante s’exprima Ă  propos des faits litigieux sur les rĂ©seaux sociaux et crĂ©a un blog sur internet consacrĂ© Ă  la cause de l’égalitĂ© entre les sexes et Ă  la lutte contre la violence de genre.

51.  Le 5 aoĂ»t 2015, une question parlementaire sur les motifs de l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence et leur compatibilitĂ© avec les dispositions de lois nationales et internationales en matière de protection des droits des victimes d’abus sexuels et de lutte contre la violence Ă  l’encontre des femmes fut posĂ©e au prĂ©sident du Conseil des ministres et au ministre de la Justice. Elle ne fut pas examinĂ©e.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

  1. LE DROIT INTERNE PERTINENT
    1. Le code pénal

52.  L’article 609bis du code pĂ©nal italien concerne le dĂ©lit de « violences sexuelles Â» (violenza sessuale). Il est ainsi rĂ©digĂ© :

«  1.  Le fait de contraindre, par la violence, par la menace ou par abus d’autoritĂ©, une personne Ă  se livrer Ă  des actes Ă  caractère sexuel est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq Ă  dix ans.

2.  Est soumis Ă  la mĂŞme peine le fait d’induire [induce] une personne Ă  accomplir ou Ă  se soumettre Ă  des actes Ă  caractère sexuel : 1)  en abusant de l’état d’infĂ©rioritĂ© physique ou psychique de cette personne au moment des faits ; 2)  en l’induisant en erreur en se faisant passer auprès d’elle pour une autre personne.

3.  Dans les cas de moindre gravitĂ©, la peine d’emprisonnement encourue est abaissĂ©e dans une mesure non supĂ©rieure aux deux tiers. Â»

53.  Aux termes de l’article 609ter :

« La peine d’emprisonnement peut aller de six Ă  douze ans si les infractions rĂ©primĂ©es par l’article 609bis sont commises :

(...)

2)  avec utilisation d’armes, de substances alcooliques, de narcotiques, de stupĂ©fiants ou d’autres moyens ou substances pouvant gravement nuire Ă  la santĂ© de la personne lĂ©sĂ©e.

(...) Â»

54.  Aux termes de l’article 609octies du code pĂ©nal, est constitutif de « violences sexuelles en rĂ©union Â» le fait pour plusieurs personnes rĂ©unies de participer Ă  des violences sexuelles telles celles prĂ©vues Ă  l’article 609bis. Cette infraction est punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller de six Ă  douze ans.

  1. Le code de procédure pénale

55.  L’article 392 du code de procĂ©dure pĂ©nale (ci-après le « CPP Â») prĂ©voit que, dans le cadre des procĂ©dures portant entre autres sur des infractions rĂ©primĂ©es par l’article 609bis et 609octies, le ministère public –le cas Ă©chĂ©ant Ă  la demande de la partie lĂ©sĂ©e – ou le prĂ©venu peuvent demander que le tĂ©moignage d’une personne mineure ou celui de la plaignante majeure soient recueillis par le juge des investigations prĂ©liminaires dans le cadre d’un incident probatoire (incidente probatorio).

56.  Le dĂ©cret lĂ©gislatif no 212 du 15 dĂ©cembre 2015, qui transpose les dispositions de la Directive 2012/29/UE Ă©tablissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalitĂ©, a modifiĂ© l’article 392 du CPP par l’ajout de l’alinĂ©a suivant :

« Au cours des investigations prĂ©liminaires, lorsque la personne lĂ©sĂ©e est particulièrement vulnĂ©rable, le ministère public, le cas Ă©chĂ©ant Ă  la demande de celle-ci, ou le prĂ©venu peuvent demander que le tĂ©moignage de la personne lĂ©sĂ©e soit recueilli dans le cadre d’un incident probatoire. Â»

57.  Aux termes de l’article 472, alinĂ©a 3bis, du CPP, les dĂ©bats relatifs aux dĂ©lits Ă  caractère sexuel sont publics, sauf si la victime demande le huis clos ou qu’elle est mineure. Dans ce type de procĂ©dures, les questions relatives Ă  la vie privĂ©e et sexuelle de la victime ne sont admises que si elles sont nĂ©cessaires pour la reconstitution des faits.

  1. La possibilité pour la partie civile d’attaquer une décision d’acquittement

58.  Aux termes de l’article 572 du CPP,

« La partie civile et la partie lĂ©sĂ©e (...) peuvent, par voie de requĂŞte motivĂ©e, demander au ministère public de former un recours.

Si le ministère public ne fait pas droit Ă  cette demande, il doit motiver sa dĂ©cision et la notifier au demandeur. Â»

59.  Aux termes de l’article 576 du CPP,

« La partie civile peut interjeter appel d’un jugement de condamnation dans sa partie relative Ă  l’action civile ; elle ne peut attaquer un jugement d’acquittement qu’aux fins d’établissement de la responsabilitĂ© civile [de l’auteur des faits] (...) Â»

  1. Le cadre législatif national en matière de violences à l’égard des femmes

60.  La loi no 119 du 15 octobre 2013, dite loi sur le fĂ©minicide ou plan d’action extraordinaire destinĂ© Ă  combattre la violence envers les femmes, prĂ©voit des mesures axĂ©es sur les droits procĂ©duraux des victimes de violence domestique, d’abus sexuels, d’exploitation sexuelle et de harcèlement. En vertu des nouvelles dispositions, le procureur et les forces de police ont l’obligation lĂ©gale d’informer les victimes de la possibilitĂ© pour elles de se faire reprĂ©senter par un avocat dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale et de demander, par l’intermĂ©diaire de leurs avocats, une audience protĂ©gĂ©e. Ils doivent Ă©galement informer les victimes de la possibilitĂ© qui leur est offerte de bĂ©nĂ©ficier d’une assistance juridique et des modalitĂ©s d’octroi de ce type d’assistance. En outre, la loi prĂ©voit que les enquĂŞtes relatives aux infractions prĂ©sumĂ©es doivent ĂŞtre menĂ©es dans un dĂ©lai d’un an Ă  compter de la date du signalement Ă  la police et que les permis de sĂ©jour des Ă©trangers victimes de violences, y compris des migrants sans documents d’identification, doivent ĂŞtre prolongĂ©s. La loi prĂ©voit Ă©galement la collecte structurĂ©e de donnĂ©es sur le sujet et leur mise Ă  jour rĂ©gulière, notamment au moyen de la coordination des bases de donnĂ©es dĂ©jĂ  existantes.

61.  La loi no 69 du 19 juillet 2019, dite « code rouge Â» a introduit de nouvelles infractions – telles que le mariage forcĂ©, la dĂ©figuration de la victime par infliction de lĂ©sions permanentes Ă  son visage et la diffusion illĂ©gale d’images ou de vidĂ©os sexuellement explicites – et elle a alourdi les sanctions pour les dĂ©lits de harcèlement, de violences sexuelles et de violences domestiques. Par ailleurs, les procĂ©dures concernant l’ensemble de ces dĂ©lits bĂ©nĂ©ficient d’un traitement prioritaire.

  1. Le Code Ă©thique des magistrats

62.  Le Code Ă©thique des magistrats a Ă©tĂ© modifiĂ© en 2010. L’article 12, troisième alinĂ©a, du nouveau code est ainsi libellĂ© :

« Dans les motivations des dĂ©cisions et dans la conduite des audiences, le juge examine les faits et les arguments des parties, Ă©vite de se prononcer sur des faits ou des personnes sans pertinence avec l’objet de la cause, d’émettre des jugements ou des considĂ©rations sur la capacitĂ© professionnelle des autres magistrats et des dĂ©fenseurs et – sauf nĂ©cessitĂ© aux fins de la dĂ©cision - sur les personnes parties prenantes au procès. Â»

  1. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
    1. Les Nations Unies

63.  La DĂ©claration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalitĂ© et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptĂ©e par l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies dans sa rĂ©solution 40/34 du 29 novembre 1985, dispose que les victimes doivent ĂŞtre traitĂ©es avec compassion et dans le respect de leur dignitĂ© (annexe, article 4) et qu’il convient d’amĂ©liorer la capacitĂ© de l’appareil judiciaire et administratif Ă  rĂ©pondre aux besoins des victimes, notamment en adoptant des mesures pour limiter autant que possible les difficultĂ©s qu’elles rencontrent, protĂ©ger au besoin leur vie privĂ©e et assurer leur sĂ©curitĂ© ainsi que celle de leur famille et de leurs tĂ©moins, en les prĂ©servant des manĹ“uvres d’intimidation et des reprĂ©sailles (annexe, article 6 d)).

64.  Dans ses observations finales concernant le septième rapport sur l’Italie, publiĂ© le 4 juillet 2017 (CEDAW/C/ITA/7), le ComitĂ© des Nations unies pour l’élimination de la discrimination Ă  l’égard des femmes dĂ©clara entre autres ce qui suit :

« StĂ©rĂ©otypes

25. Le ComitĂ© prend note de l’action menĂ©e par l’État partie pour lutter contre les stĂ©rĂ©otypes sexistes discriminatoires par la promotion du partage des responsabilitĂ©s domestiques et parentales, et pour combattre les reprĂ©sentations stĂ©rĂ©otypĂ©es des femmes dans les mĂ©dias par le renforcement du rĂ´le de l’institut d’autorĂ©glementation de la publicitĂ©. NĂ©anmoins, il constate avec prĂ©occupation :

a) L’enracinement de stĂ©rĂ©otypes concernant les rĂ´les et responsabilitĂ©s des femmes et des hommes au sein de la famille et de la sociĂ©tĂ©, perpĂ©tuant les rĂ´les traditionnels des femmes comme mères et femmes au foyer et compromettant leur statut social ainsi que leurs perspectives d’études et de carrières ;

(...)

Violence sexiste à l’égard des femmes

27. Le ComitĂ© se fĂ©licite des mesures prises pour lutter contre la violence sexiste Ă  l’égard des femmes, notamment l’adoption et la mise en Ĺ“uvre de la loi no 119/2013 relative aux dispositions urgentes en matière de sĂ©curitĂ© afin de lutter contre la violence sexiste et la mise en place d’un observatoire national de la violence et d’une base de donnĂ©es nationale sur la violence sexiste. Il demeure toutefois prĂ©occupĂ© par :

a)  La forte prĂ©valence de la violence sexiste Ă  l’égard des femmes et des filles dans l’État partie ;

b)  La sous-dĂ©claration de la violence sexiste Ă  l’égard des femmes et les faibles taux de poursuites et de condamnations, qui entraĂ®nent l’impunitĂ© des auteurs ;

c)  L’accès limitĂ© aux juridictions civiles des femmes qui sont victimes de violence domestique et qui sollicitent une ordonnance de protection ;

d)  Le fait que, bien que ces procĂ©dures ne soient pas obligatoires, les tribunaux continuent d’orienter les victimes vers les modes alternatifs de règlement des diffĂ©rends, tels que la mĂ©diation ou la conciliation, dans les cas de violence sexiste Ă  l’égard des femmes, ainsi que l’utilisation Ă©mergente de mĂ©canismes de justice rĂ©paratrice pour les cas les moins graves de harcèlement dont la portĂ©e pourrait ĂŞtre Ă©tendue Ă  d’autres formes de violence sexiste Ă  l’égard des femmes ;

e)  L’impact cumulĂ© et le chevauchement d’actes racistes, xĂ©nophobes et sexistes Ă  l’égard des femmes ;

f) L’absence d’études s’attaquant aux causes structurelles de la violence sexiste Ă  l’égard des femmes et l’absence de mesures visant Ă  autonomiser les femmes ;

g)  Les disparitĂ©s rĂ©gionales et locales dans la disponibilitĂ© et la qualitĂ© des services d’assistance et de protection, notamment les refuges, pour les femmes victimes de violence, ainsi que les formes croisĂ©es de discrimination Ă  l’égard des femmes issues de groupes minoritaires qui sont victimes de violence.

28.  Rappelant les dispositions de la Convention et ses recommandations gĂ©nĂ©rales no 19 (1992) sur la violence Ă  l’égard des femmes et no 35 (2017) sur la violence sexiste Ă  l’égard des femmes, mettant Ă  jour la recommandation gĂ©nĂ©rale no 19, le ComitĂ© recommande Ă  l’État partie :

a)  D’accĂ©lĂ©rer l’adoption d’une lĂ©gislation complète visant Ă  prĂ©venir, Ă  combattre et Ă  sanctionner toutes les formes de violence Ă  l’égard des femmes, ainsi que du nouveau plan d’action contre la violence sexiste, et de veiller Ă  ce que des ressources humaines, techniques et financières suffisantes soient affectĂ©es Ă  leur mise en Ĺ“uvre systĂ©matique et effective ;

b)  D’évaluer la rĂ©ponse de la police et du système judiciaire aux plaintes pour crimes et dĂ©lits sexuels et d’instaurer un renforcement des capacitĂ©s obligatoire pour les juges, procureurs, officiers de police et autres responsables de l’application des lois sur l’application stricte des dispositions de la loi pĂ©nale relatives Ă  la violence sexiste Ă  l’égard des femmes et sur les procĂ©dures d’audition des femmes victimes de violence tenant compte de la problĂ©matique hommes-femmes ;

c)  D’encourager les femmes Ă  dĂ©noncer les faits de violence domestique et sexuelle aux organes d’application des lois en dĂ©stigmatisant les victimes, en sensibilisant les policiers et les magistrats et en faisant prendre conscience de la nature criminelle de tels actes, et de garantir aux femmes un accès effectif aux juridictions civiles en vue d’obtenir des ordonnances de protection contre des partenaires violents ;

d)  De veiller Ă  ce que les modes alternatifs de règlement des diffĂ©rends, tels que la mĂ©diation, la conciliation et la justice rĂ©paratrice, ne soient pas utilisĂ©s par les tribunaux pour les cas de violence sexiste afin d’éviter qu’ils ne constituent un obstacle Ă  l’accès des femmes Ă  la justice formelle, et d’harmoniser l’ensemble de la lĂ©gislation nationale pertinente avec la Convention d’Istanbul ;

e)  De veiller Ă  ce que les actes racistes, xĂ©nophobes et sexistes Ă  l’égard des femmes fassent l’objet d’enquĂŞtes minutieuses, Ă  ce que les auteurs soient poursuivis et Ă  ce que les peines prononcĂ©es soient proportionnĂ©es Ă  la gravitĂ© des faits ;

f)  De renforcer la protection et l’assistance fournies aux femmes qui sont victimes de violence, notamment en renforçant la capacitĂ© d’accueil des refuges et en veillant Ă  ce qu’ils rĂ©pondent aux besoins des victimes et couvrent l’ensemble du territoire de l’État partie, en affectant des ressources humaines, techniques et financières suffisantes et en amĂ©liorant la coopĂ©ration entre l’État et les organisations non gouvernementales qui proposent un hĂ©bergement et des services de rĂ©adaptation aux victimes ;

g)  De recueillir des donnĂ©es statistiques sur la violence domestique et sexuelle, ventilĂ©es par sexe, âge, nationalitĂ© et relation entre la victime et l’auteur. Â»

  1. Le Conseil de l’Europe

65.  Le 7 avril 2011, le ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe a adoptĂ© la Convention sur la prĂ©vention et la lutte contre la violence Ă  l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Elle a Ă©tĂ© ratifiĂ©e par l’Italie le 10 septembre 2013 et est entrĂ©e en vigueur le 1er aoĂ»t 2014.

Ladite Convention comporte notamment les dispositions suivantes :

Article 3 – Définitions

« Aux fins de la prĂ©sente Convention :

a)  le terme « violence Ă  l’égard des femmes Â» doit ĂŞtre compris comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination Ă  l’égard des femmes, et dĂ©signe tous les actes de violence fondĂ©s sur le genre qui entraĂ®nent, ou sont susceptibles d’entraĂ®ner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou Ă©conomique, y compris la menace de se livrer Ă  de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de libertĂ©, que ce soit dans la vie publique ou privĂ©e ; Â»

Article 15 – Formation des professionnels

« 1.  Les Parties dispensent ou renforcent la formation adĂ©quate des professionnels pertinents ayant affaire aux victimes ou aux auteurs de tous les actes de violence couverts par le champ d’application de la prĂ©sente Convention, sur la prĂ©vention et la dĂ©tection de cette violence, l’égalitĂ© entre les femmes et les hommes, les besoins et les droits des victimes, ainsi que sur la manière de prĂ©venir la victimisation secondaire.

(...) Â»

Article 36 – Violence sexuelle y compris le viol

« 1.  Les Parties prennent les mesures lĂ©gislatives ou autres nĂ©cessaires pour Ă©riger en infraction pĂ©nale, lorsqu’ils sont commis intentionnellement :

a)  la pĂ©nĂ©tration vaginale, anale ou orale non consentie, Ă  caractère sexuel, du corps d’autrui avec toute partie du corps ou avec un objet ;

b)  les autres actes Ă  caractère sexuel non consentis sur autrui ;

c)  le fait de contraindre autrui Ă  se livrer Ă  des actes Ă  caractère sexuel non consentis avec un tiers.

2.  Le consentement doit ĂŞtre donnĂ© volontairement comme rĂ©sultat de la volontĂ© libre de la personne considĂ©rĂ©e dans le contexte des circonstances environnantes.

3.  Les Parties prennent les mesures lĂ©gislatives ou autres nĂ©cessaires pour que les dispositions du paragraphe 1 s’appliquent Ă©galement Ă  des actes commis contre les anciens ou actuels conjoints ou partenaires, conformĂ©ment Ă  leur droit interne. Â»

Article 54 – Enquêtes et preuves

« Les Parties prennent les mesures lĂ©gislatives ou autres nĂ©cessaires pour que, dans toute procĂ©dure civile ou pĂ©nale, les preuves relatives aux antĂ©cĂ©dents sexuels et Ă  la conduite de la victime ne soient recevables que lorsque cela est pertinent et nĂ©cessaire. Â»

Article 56 – Mesures de protection

« 1.  Les Parties prennent les mesures lĂ©gislatives ou autres nĂ©cessaires pour protĂ©ger les droits et les intĂ©rĂŞts des victimes, y compris leurs besoins spĂ©cifiques en tant que tĂ©moins, Ă  tous les stades des enquĂŞtes et des procĂ©dures judiciaires, en particulier :

a)  en veillant Ă  ce qu’elles soient, ainsi que leurs familles et les tĂ©moins Ă  charge, Ă  l’abri des risques d’intimidation, de reprĂ©sailles et de nouvelle victimisation ;

b)  en veillant Ă  ce que les victimes soient informĂ©es, au moins dans les cas oĂą les victimes et la famille pourraient ĂŞtre en danger, lorsque l’auteur de l’infraction s’évade ou est libĂ©rĂ© temporairement ou dĂ©finitivement ;

c)  en les tenant informĂ©es, selon les conditions prĂ©vues par leur droit interne, de leurs droits et des services Ă  leur disposition, et des suites donnĂ©es Ă  leur plainte, des chefs d’accusation retenus, du dĂ©roulement gĂ©nĂ©ral de l’enquĂŞte ou de la procĂ©dure, et de leur rĂ´le au sein de celle-ci ainsi que de la dĂ©cision rendue ;

d)  en donnant aux victimes, conformĂ©ment aux règles de procĂ©dure de leur droit interne, la possibilitĂ© d’être entendues, de fournir des Ă©lĂ©ments de preuve et de prĂ©senter leurs vues, besoins et prĂ©occupations, directement ou par le recours Ă  un intermĂ©diaire, et que ceux-ci soient examinĂ©s ;

e)  en fournissant aux victimes une assistance appropriĂ©e pour que leurs droits et intĂ©rĂŞts soient dĂ»ment prĂ©sentĂ©s et pris en compte ;

f)  en veillant Ă  ce que des mesures pour protĂ©ger la vie privĂ©e et l’image de la victime puissent ĂŞtre prises ;

g)  en veillant, lorsque cela est possible, Ă  ce que les contacts entre les victimes et les auteurs d’infractions Ă  l’intĂ©rieur des tribunaux et des locaux des services rĂ©pressifs soient Ă©vitĂ©s ;

h)  en fournissant aux victimes des interprètes indĂ©pendants et compĂ©tents, lorsque les victimes sont parties aux procĂ©dures ou lorsqu’elles fournissent des Ă©lĂ©ments de preuve ;

i)  en permettant aux victimes de tĂ©moigner en salle d’audience, conformĂ©ment aux règles prĂ©vues par leur droit interne, sans ĂŞtre prĂ©sentes, ou du moins sans que l’auteur prĂ©sumĂ© de l’infraction ne soit prĂ©sent, notamment par le recours aux technologies de communication appropriĂ©es, si elles sont disponibles. Â»

66.  Le 13 janvier 2020, le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence Ă  l’égard des femmes et la violence domestique du Conseil de l’Europe (« GREVIO Â») a publiĂ© son premier rapport d’évaluation concernant l’Italie. Il comporte le passage suivant :

« Tout en reconnaissant les progrès accomplis dans la promotion de l’égalitĂ© des sexes et des droits des femmes, le rapport constate que la cause de l’égalitĂ© des sexes se heurte Ă  une rĂ©sistance en Italie. Le GREVIO exprime sa prĂ©occupation face aux signes Ă©mergents d’une tendance Ă  rĂ©interprĂ©ter et Ă  recentrer les politiques d’égalitĂ© des sexes en termes de politiques de la famille et de la maternitĂ©. Pour surmonter ces difficultĂ©s, le GREVIO considère qu’il est essentiel que les autoritĂ©s continuent Ă  concevoir et Ă  mettre en Ĺ“uvre efficacement des politiques d’égalitĂ© entre les femmes et les hommes et d’autonomisation des femmes, qui reconnaissent clairement la nature structurelle de la violence contre les femmes comme une manifestation des relations de pouvoir historiquement inĂ©gales entre femmes et hommes. Â»

67.  Se fondant sur les donnĂ©es fournies par l’Institut national de statistique (« ISTAT Â»), ledit rapport relève, entre autres, que les taux de signalement et de condamnation pour violences sexuelles sont relativement faibles et en baisse : alors que le nombre d’infractions de violences sexuelles signalĂ©es est passĂ© de 4 617 en 2011 Ă  4 046 en 2016 (avec un taux d’incidence du modèle femmes victimes et hommes auteurs de plus de 90 %), le nombre d’auteurs condamnĂ©s est tombĂ© de 1 703 Ă  1 419 durant la mĂŞme pĂ©riode. La partie pertinente du rapport se lit ainsi :

« 225. [Le] GREVIO encourage vivement les autoritĂ©s italiennes :

a)  Ă  poursuivre leurs efforts afin que les enquĂŞtes et les procĂ©dures pĂ©nales relatives aux affaires de violence fondĂ©e sur le genre soient menĂ©es rapidement, tout en veillant Ă  ce que les mesures prises Ă  cette fin soient soutenues par un financement adĂ©quat ;

b)  Ă  faire valoir la responsabilitĂ© des auteurs et garantir la justice pĂ©nale pour toutes les formes de violence visĂ©es par la convention ;

c)  Ă  veiller Ă  ce que les peines infligĂ©es dans les cas de violence Ă  l’égard des femmes, y compris la violence domestique, soient proportionnelles Ă  la gravitĂ© de l’infraction et prĂ©servent le caractère dissuasif des sanctions.

Les progrès dans ce domaine devraient ĂŞtre mesurĂ©s au moyen de donnĂ©es appropriĂ©es et Ă©tayĂ©s par des analyses pertinentes du traitement des affaires pĂ©nales par les services rĂ©pressifs, les parquets et les tribunaux afin de vĂ©rifier oĂą l’attrition se produit et d’identifier les Ă©ventuelles lacunes dans la rĂ©ponse institutionnelle Ă  la violence Ă  l’égard des femmes. Â»

68.  L’avis no 11 (2008) du Conseil consultatif de juges europĂ©ens (CCJE) concernant la qualitĂ© des dĂ©cisions de justice, contient le passage suivant :

« 38. (...) La motivation (d’une dĂ©cision de justice) doit ĂŞtre dĂ©pourvue de toute apprĂ©ciation injurieuse ou peu flatteuse du justiciable. Â»

  1. L’Union européenne

69.  AdoptĂ©e le 25 octobre 2012, la directive 2012/29/UE du Parlement europĂ©en et du Conseil Ă©tablissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalitĂ© et remplaçant la dĂ©cision-cadre 2001/220/JHA du Conseil devait ĂŞtre transposĂ©e au plus tard le 16 novembre 2015. Elle a Ă©tĂ© transposĂ©e en droit italien par le dĂ©cret lĂ©gislatif no 212 du 15 dĂ©cembre 2015Les parties pertinentes de la directive sont ainsi libellĂ©es :

Considérant 17

« La violence dirigĂ©e contre une personne en raison de son sexe, de son identitĂ© ou expression de genre ou la violence qui touche de manière disproportionnĂ©e les personnes d’un sexe en particulier est considĂ©rĂ©e comme de la violence fondĂ©e sur le genre. Il peut en rĂ©sulter une atteinte Ă  l’intĂ©gritĂ© physique, sexuelle, Ă©motionnelle ou psychologique de la victime ou une perte matĂ©rielle pour celle-ci. La violence fondĂ©e sur le genre s’entend comme une forme de discrimination et une violation des libertĂ©s fondamentales de la victime et comprend les violences domestiques, les violences sexuelles (y compris le viol, l’agression sexuelle et le harcèlement sexuel), la traite des ĂŞtres humains, l’esclavage, ainsi que diffĂ©rentes formes de pratiques prĂ©judiciables telles que les mariages forcĂ©s, les mutilations gĂ©nitales fĂ©minines et les soi-disant « crimes d’honneur Â». Les femmes victimes de violence fondĂ©e sur le genre et leurs enfants requièrent souvent un soutien et une protection spĂ©cifiques en raison du risque Ă©levĂ© de victimisation secondaire et rĂ©pĂ©tĂ©e, d’intimidations et de reprĂ©sailles liĂ© Ă  cette violence. Â»

Article 18 – Droit à une protection

« Sans prĂ©judice des droits de la dĂ©fense, les États membres s’assurent que des mesures sont mises en place pour protĂ©ger la victime et les membres de sa famille d’une victimisation secondaire et rĂ©pĂ©tĂ©e, d’intimidations et de reprĂ©sailles, y compris contre le risque d’un prĂ©judice Ă©motionnel ou psychologique, et pour protĂ©ger la dignitĂ© de la victime pendant son audition et son tĂ©moignage. Au besoin, ces mesures incluent Ă©galement des procĂ©dures Ă©tablies en vertu du droit national permettant la protection de l’intĂ©gritĂ© physique de la victime et des membres de sa famille. Â»

Article 19 – Droit d’éviter tout contact entre la victime et l’auteur de l’infraction

« 1.  Les États membres Ă©tablissent les conditions permettant d’éviter tout contact entre la victime et les membres de sa famille, le cas Ă©chĂ©ant, et l’auteur de l’infraction dans les locaux oĂą la procĂ©dure pĂ©nale se dĂ©roule, Ă  moins que la procĂ©dure pĂ©nale n’impose un tel contact.

2.  Les États membres veillent Ă  ce que les nouveaux locaux judiciaires aient des zones d’attente sĂ©parĂ©es pour les victimes. Â»

Article 21 – Droit à la protection de la vie privée

« 1.  Les États membres veillent Ă  ce que les autoritĂ©s compĂ©tentes puissent prendre, durant la procĂ©dure pĂ©nale, des mesures appropriĂ©es de protection de la vie privĂ©e, y compris des caractĂ©ristiques personnelles de la victime prises en compte dans l’évaluation personnalisĂ©e prĂ©vue Ă  l’article 22, et de l’image de la victime et des membres de sa famille. En outre, les États membres veillent Ă  ce que les autoritĂ©s compĂ©tentes puissent prendre toutes mesures lĂ©gales pour empĂŞcher la diffusion publique de toute information pouvant conduire Ă  l’identification de la victime lorsqu’il s’agit d’un enfant.

2.  Pour protĂ©ger la vie privĂ©e de la victime, l’intĂ©gritĂ© de sa personne et les donnĂ©es Ă  caractère personnel la concernant, les États membres, tout en respectant la libertĂ© d’expression et d’information et la libertĂ© et le pluralisme des mĂ©dias, encouragent les mĂ©dias Ă  prendre des mesures d’autorĂ©gulation. Â»

Article 22 – Évaluation personnalisée des victimes afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection

« 1.  Les États membres veillent Ă  ce que les victimes fassent, en temps utile, l’objet d’une Ă©valuation personnalisĂ©e, conformĂ©ment aux procĂ©dures nationales, afin d’identifier les besoins spĂ©cifiques en matière de protection et de dĂ©terminer si et dans quelle mesure elles bĂ©nĂ©ficieraient de mesures spĂ©ciales dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale, comme prĂ©vu aux articles 23 et 24, en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire et rĂ©pĂ©tĂ©e, d’intimidations et de reprĂ©sailles.

2.  L’évaluation personnalisĂ©e prend particulièrement en compte :

a)  les caractĂ©ristiques personnelles de la victime ;

b)  le type ou de la nature de l’infraction ; et

c)  les circonstances de l’infraction.

3.  Dans le cadre de l’évaluation personnalisĂ©e, une attention particulière est accordĂ©e aux victimes qui ont subi un prĂ©judice considĂ©rable en raison de la gravitĂ© de l’infraction, Ă  celles qui ont subi une infraction fondĂ©e sur un prĂ©jugĂ© ou un motif discriminatoire, qui pourrait notamment ĂŞtre liĂ© Ă  leurs caractĂ©ristiques personnelles, Ă  celles que leur relation ou leur dĂ©pendance Ă  l’égard de l’auteur de l’infraction rend particulièrement vulnĂ©rables. Ă€ cet Ă©gard, les victimes du terrorisme, de la criminalitĂ© organisĂ©e, de la traite des ĂŞtres humains, de violences fondĂ©es sur le genre, de violences domestiques, de violences ou d’exploitation sexuelles, ou d’infractions inspirĂ©es par la haine, ainsi que les victimes handicapĂ©es sont dĂ»ment prises en considĂ©ration. Â»

Article 23 â€“   Droit Ă  une protection des victimes ayant des besoins spĂ©cifiques en matière de protection au cours de la procĂ©dure pĂ©nale

« 1.  Sans prĂ©judice des droits de la dĂ©fense et dans le respect du pouvoir discrĂ©tionnaire du juge, les États membres veillent Ă  ce que les victimes ayant des besoins spĂ©cifiques en matière de protection qui bĂ©nĂ©ficient de mesures spĂ©ciales identifiĂ©es Ă  la suite d’une Ă©valuation personnalisĂ©e prĂ©vue Ă  l’article 22, paragraphe 1, puissent bĂ©nĂ©ficier des mesures prĂ©vues aux paragraphes 2 et 3 du prĂ©sent article. Une mesure spĂ©ciale envisagĂ©e Ă  la suite de l’évaluation personnalisĂ©e n’est pas accordĂ©e si des contraintes opĂ©rationnelles ou pratiques la rendent impossible ou s’il existe un besoin urgent d’auditionner la victime, le dĂ©faut d’audition pouvant porter prĂ©judice Ă  la victime, Ă  une autre personne ou au dĂ©roulement de la procĂ©dure.

2.  Pendant l’enquĂŞte pĂ©nale, les mesures ci-après sont mises Ă  la disposition des victimes ayant des besoins spĂ©cifiques de protection identifiĂ©s conformĂ©ment Ă  l’article 22, paragraphe 1 :

(...)

b)  la victime est auditionnĂ©e par des professionnels formĂ©s Ă  cet effet ou avec l’aide de ceux-ci ;

(...)

3.  Pendant la procĂ©dure juridictionnelle, les mesures ci-après sont mises Ă  la disposition des victimes ayant des besoins spĂ©cifiques de protection identifiĂ©s conformĂ©ment Ă  l’article 22, paragraphe 1 :

a)  des mesures permettant d’éviter tout contact visuel entre la victime et l’auteur de l’infraction, y compris pendant la dĂ©position, par le recours Ă  des moyens adĂ©quats, notamment des technologies de communication ;

b)  des mesures permettant Ă  la victime d’être entendue Ă  l’audience sans y ĂŞtre prĂ©sente, notamment par le recours Ă  des technologies de communication appropriĂ©es ;

c)  des mesures permettant d’éviter toute audition inutile concernant la vie privĂ©e de la victime sans rapport avec l’infraction pĂ©nale ; et

d)  des mesures permettant de tenir des audiences Ă  huis clos. Â»

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

70.  La requĂ©rante reproche aux autoritĂ©s nationales de ne pas avoir protĂ©gĂ© son droit au respect de sa vie privĂ©e et de son intĂ©gritĂ© personnelle dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale menĂ©e en l’espèce. Elle invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellĂ© :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privĂ©e (...).

2.  Il ne peut y avoir ingĂ©rence d’une autoritĂ© publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, est nĂ©cessaire Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  la sĂ»retĂ© publique, au bien-ĂŞtre Ă©conomique du pays, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention des infractions pĂ©nales, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, ou Ă  la protection des droits et libertĂ©s d’autrui. Â»

  1. Sur la recevabilité
    1. Sur la règle des six mois

71.  Le Gouvernement soutient que la requĂ©rante n’a pas introduit sa requĂŞte dans le dĂ©lai de six mois Ă  compter de la date de la dĂ©cision dĂ©finitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes, soit le 20 juillet 2015. Il indique Ă  ce propos que la Cour n’a reçu la requĂŞte que le 25 janvier 2016.

72.  La requĂ©rante affirme avoir postĂ© sa requĂŞte dans le dĂ©lai de six mois, Ă  savoir le 19 janvier 2016.

73.  La Cour observe que l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence a acquis force de chose jugĂ©e le 20 juillet 2015. Le dĂ©lai de six mois dont l’intĂ©ressĂ©e disposait pour introduire sa requĂŞte devant la Cour en vertu de l’article 35 Â§Â§ 1 et 4 de la Convention expirait donc le 20 janvier 2016. Or l’enveloppe contenant la requĂŞte a Ă©tĂ© expĂ©diĂ©e d’Italie le 19 janvier 2016, date du cachet de la poste.

74.  La Cour considère que la date d’introduction de la requĂŞte est celle du cachet de la poste (Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 117, CEDH 2015). En consĂ©quence, il y a lieu de rejeter l’exception soulevĂ©e par le Gouvernement.

  1. Sur l’épuisement des voies de recours internes

75.  Le Gouvernement estime que la requĂ©rante n’a pas Ă©puisĂ© les voies de recours internes, expliquant que l’intĂ©ressĂ©e ne s’est pas pourvue en cassation contre l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence et qu’elle n’a pas interjetĂ© appel du jugement de première instance. Il souligne que l’article 576 du CPP offre un recours efficace, que la partie civile peut exercer, mĂŞme en l’absence d’un appel introduit par le ministère public, pour obtenir la reconnaissance d’un lien de causalitĂ© entre la conduite de l’auteur des faits et la violation des droits civils de la victime.

76.  Il en veut pour preuve que, dans plusieurs arrĂŞts, la Cour de cassation italienne a ordonnĂ© l’annulation d’une dĂ©cision d’acquittement et le renvoi de l’affaire devant le juge civil pour que celui-ci statue sur la demande de dĂ©dommagement de la partie civile. Dans ces circonstances, le juge civil est tenu d’appliquer les règles propres au droit pĂ©nal, notamment en ce qui concerne la charge de la preuve, pour dĂ©terminer la responsabilitĂ© de l’auteur des faits (arrĂŞts de la Cour de cassation no 42995 de 2015 et no 27045 de 2016).

77.  Le Gouvernement en conclut que la requĂ©rante a ainsi renoncĂ© Ă  se prĂ©valoir du droit que lui offrait le droit national d’exercer un tel recours pour rĂ©affirmer devant un juge sa version des faits et contester tant la dĂ©cision d’acquittement des prĂ©venus que les motifs, y compris les considĂ©rations ayant trait Ă  sa vie privĂ©e, sur lesquels elle Ă©tait fondĂ©e.

78.  Le Gouvernement considère en outre qu’en choisissant de ne pas interjeter appel du jugement de première instance en sa partie relative Ă  l’acquittement des prĂ©venus pour le dĂ©lit de viol commis avec violence, la requĂ©rante a, implicitement acceptĂ© la reconstitution des faits opĂ©rĂ©e par les juges. Quant Ă  la demande d’introduction d’un pourvoi en cassation adressĂ©e par la requĂ©rante au procureur (paragraphe 48 ci-dessus), le Gouvernement indique que celle-ci n’a pas Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e suivant les formes prescrites par l’article 572 du CPP, prĂ©cisant que le procureur reste en tout Ă©tat de cause autonome dans sa dĂ©cision d’introduire ou non un recours.

79.  La requĂ©rante expose quant Ă  elle que seul le ministère public peut introduire un recours contre une dĂ©cision d’acquittement rendue en première instance ou en appel, la partie civile ayant comme unique possibilitĂ©, suivant l’article 572 du CPP, de demander au parquet de former pareil recours. Dès lors, en adressant au parquet son mĂ©moire, restĂ© lettre morte, le 13 juillet 2015, elle aurait recouru Ă  la dernière possibilitĂ© offerte par le droit national de faire constater la responsabilitĂ© pĂ©nale de ses agresseurs.

80.  Elle soutient qu’un pourvoi introduit conformĂ©ment Ă  l’article 576 du CPP aurait seulement permis de reconnaĂ®tre d’éventuels Ă©lĂ©ments de responsabilitĂ© civile mais qu’il n’aurait eu aucun effet sur l’acquittement des inculpĂ©s pour l’infraction dont elle estimait avoir Ă©tĂ© victime, le juge ne pouvant en aucun cas, en l’absence d’introduction d’un recours par le parquet, se prononcer sur les aspects pĂ©naux de la dĂ©cision attaquĂ©e. Ă€ cet Ă©gard, la requĂ©rante a produit des arrĂŞts de la Cour de cassation dont elle dĂ©gage qu’un recours introduit par la partie civile contre une dĂ©cision d’acquittement doit porter nĂ©cessairement et uniquement sur la responsabilitĂ© civile de l’auteur des faits, Ă  savoir sur les demandes de dĂ©dommagement Ă  l’encontre de celui-ci, de sorte qu’un recours tendant Ă  voir reconnaĂ®tre la responsabilitĂ© pĂ©nale de l’intĂ©ressĂ© serait irrecevable car contraire au principe de l’autoritĂ© de la chose jugĂ©e au pĂ©nal (intangibilitĂ  del giudicato penale) (arrĂŞts de la Cour de cassation no 41479 de 2011 et no 23155 de 2012).

81.  La requĂ©rante soutient par ailleurs que le choix du ministère public de ne pas attaquer en cassation l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence l’a privĂ©e de toute possibilitĂ© d’obtenir un constat de responsabilitĂ© pĂ©nale de ses agresseurs et, en consĂ©quence, un redressement appropriĂ© de son grief.

82.  La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes prĂ©vue par l’article 35 § 1 de la Convention concerne les voies de recours qui sont accessibles au requĂ©rant et qui peuvent porter remède Ă  la situation dont celui-ci se plaint. Ces voies de recours doivent exister Ă  un degrĂ© suffisant de certitude, non seulement en thĂ©orie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’accessibilitĂ© et l’effectivitĂ© voulues ; il incombe Ă  l’État dĂ©fendeur de dĂ©montrer que ces exigences se trouvent rĂ©unies (voir, parmi d’autresVučković et autres c. Serbie (exception prĂ©liminaire) [GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014).

83.  Afin de pouvoir se prononcer sur la question de savoir si la requĂ©rante a, dans les circonstances particulières de l’espèce, satisfait Ă  la condition d’épuisement des voies de recours internes, il convient de dĂ©terminer d’abord l’action ou l’omission des autoritĂ©s de l’État mis en cause que l’intĂ©ressĂ©e estime lui faire grief (voir, entre autresCiobanu c. Roumanie (dĂ©c.) no 29053/95, 20 avril 1999). La Cour observe Ă  cet Ă©gard que le grief de la requĂ©rante consiste Ă  dire que les autoritĂ©s sont restĂ©es en dĂ©faut de garantir la protection effective de son autonomie sexuelle et qu’elles n’ont pas pris des mesures suffisantes pour protĂ©ger son droit Ă  la vie privĂ©e et son intĂ©gritĂ© personnelle dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale menĂ©e en l’espèce.

84.  La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la requĂ©rante aurait pu obtenir un redressement appropriĂ© de son grief en recourant en appel, puis en cassation, conformĂ©ment Ă  l’article 576 du CPP, pour obtenir la reconnaissance de la responsabilitĂ© civile de ses agresseurs prĂ©sumĂ©s.

85.  Elle rappelle que les obligations positives qui pèsent sur les États membres en vertu des articles 3 et 8 de la Convention commandent l’incrimination et la rĂ©pression effective par des mesures pĂ©nales de tout acte sexuel non consensuel (voir, entre autresM.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 166, CEDH 2003‑XII, et Y. c. Bulgarie, no 41990/18, § 95, 20 fĂ©vrier 2020).

86.  Or elle constate qu’en sa qualitĂ© de partie civile l’intĂ©ressĂ©e ne pouvait interjeter appel du jugement de condamnation de première instance que sur sa partie concernant l’action civile. En outre, en l’absence d’un pourvoi formĂ© par le procureur contre l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence, l’acquittement des inculpĂ©s Ă©tait devenu dĂ©finitif et donc insusceptible d’être remis en cause en vertu du principe de l’autoritĂ© de la chose pĂ©nale jugĂ©e.

87.  Il s’ensuit que des recours introduits par la requĂ©rante en qualitĂ© de partie civile au sens du droit national n’auraient pas eu l’effectivitĂ© voulue. Par consĂ©quent, l’exception de non-Ă©puisement des voies de recours internes soulevĂ©e par le Gouvernement doit ĂŞtre rejetĂ©e.

  1. Sur la qualité de victime de la requérante

88.  Le Gouvernement soutient que la requĂ©rante n’a pas la qualitĂ© de victime. Il considère tout d’abord que l’intĂ©ressĂ©e ne peut se plaindre d’une mĂ©connaissance Ă  son Ă©gard des droits reconnus aux victimes d’abus sexuels, les juridictions internes ayant exclu, par une dĂ©cision devenue dĂ©finitive, l’existence de toute violence sexuelle Ă  son endroit. Il ajoute que les autoritĂ©s italiennes ne se sont rendues responsables vis-Ă -vis de la requĂ©rante d’aucun manquement aux obligations positives dĂ©coulant de la Convention et visant Ă  garantir la protection du droit Ă  la vie privĂ©e. Ă€ cet Ă©gard, il renvoie la Cour Ă  ses arguments en dĂ©fense concernant le bien-fondĂ© de la requĂŞte.

89.  La requĂ©rante rĂ©torque Ă  cela que le fait que les prĂ©venus n’aient pas Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă  l’issue d’un procès au cours duquel elle estime que ses droits garantis par les articles 8 et 14 de la Convention ont Ă©tĂ© mĂ©connus ne saurait avoir d’incidence sur la notion de victime au sens de l’article 34 de la Convention.

90.  La Cour constate que l’exception de non-possession de la qualitĂ© de victime formulĂ©e par le Gouvernement concerne en substance la question de l’existence ou non d’une atteinte Ă  l’intĂ©gritĂ© personnelle de la requĂ©rante et Ă  son droit au respect de sa vie privĂ©e. Elle examinera dès lors cette exception en mĂŞme temps que le fond des griefs.

  1. Conclusion

91.  Constatant que la requĂŞte n’est pas manifestement mal fondĂ©e au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, la Cour la dĂ©clare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Observations des parties

a)      La requĂ©rante

92.  La requĂ©rante estime que ses droits de victime prĂ©sumĂ©e n’ont pas Ă©tĂ© suffisamment protĂ©gĂ©s dans le cadre de la procĂ©dure pour viol diligentĂ©e contre ses agresseurs prĂ©sumĂ©s. Elle explique que la procĂ©dure dans son ensemble a Ă©tĂ© longue et pĂ©nible. Elle aurait subi des ingĂ©rences continues et injustifiĂ©es dans sa vie privĂ©e de la part des autoritĂ©s, alors que celles-ci Ă©taient selon elle censĂ©es la protĂ©ger en tant que femme victime de violences sexuelles et donc en tant que personne vulnĂ©rable. Elle y voit une violation par l’État dĂ©fendeur des obligations positives inhĂ©rentes Ă  l’article 8 de la Convention.

93.  Elle considère qu’à plusieurs Ă©gards l’État italien est restĂ© en dĂ©faut de garantir une enquĂŞte et des poursuites adĂ©quates. Elle aurait ainsi Ă©tĂ© soumise Ă  plusieurs heures d’interrogatoire dans les locaux de la police et du parquet, puis entendue au cours des dĂ©bats publics, pendant lesquels elle aurait Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  livrer des dĂ©tails sur sa vie sexuelle, familiale et personnelle en s’exposant au jugement moral d’autrui. Ses agresseurs prĂ©sumĂ©s n’auraient pas eu Ă  subir le mĂŞme traitement.

94.  Elle plaide par ailleurs que la cour d’appel a dĂ©cidĂ© d’acquitter les prĂ©venus en se fondant sur une Ă©valuation subjective de ses habitudes sexuelles et de ses choix intimes et personnels, et en aucun cas sur des preuves objectives. Elle se rĂ©fère aux tĂ©moignages de S.L., L.B. et S.S., que les juges de première instance auraient estimĂ© avoir fourni la preuve irrĂ©futable de l’état d’infĂ©rioritĂ© physique et psychologique dans lequel elle disait s’être trouvĂ©e au moment des faits, et qui auraient pourtant Ă©tĂ© ignorĂ©s par la cour d’appel, qui aurait privilĂ©giĂ© les dĂ©clarations des prĂ©venus. Selon la requĂ©rante, l’arrĂŞt de la cour d’appel aurait reproduit une conception restrictive et dĂ©passĂ©e de la notion de violences sexuelles, en violation des principes dĂ©gagĂ©s par la Cour dans son arrĂŞt M.C. c. BulgarieprĂ©citĂ©.

95.  La requĂ©rante dĂ©plore par ailleurs que le ministère public ait rejetĂ© sa demande de saisine de la Cour de cassation, la privant ainsi d’une dernière possibilitĂ© de bĂ©nĂ©ficier de poursuites effectives, et que la question parlementaire adressĂ©e aux membres du gouvernement en 2015 soit restĂ©e sans rĂ©ponse.

96.  Elle allègue par ailleurs avoir Ă©tĂ© interrogĂ©e Ă  plusieurs reprises sur des dĂ©tails de sa vie privĂ©e et sexuelle sans aucun rapport avec l’agression, par exemple sur ses performances artistiques, sur ses rapports sexuels – qu’elle aurait Ă©tĂ© invitĂ©e Ă  dĂ©crire dans les moindres dĂ©tails –, sur son choix de suivre un rĂ©gime alimentaire vĂ©gan, et mĂŞme sur le sens des pseudonymes utilisĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux pour la dĂ©signer. Elle considère que le but de ces questions Ă©tait non pas d’éclaircir les faits mais de dĂ©montrer que son style de vie et ses orientations sexuelles Ă©taient « anormaux Â». Elle soutient que les jugements de valeur ainsi portĂ©s sur sa vie privĂ©e ont eu une influence certaine sur l’issue du procès et que les juges ont choisi de condamner sa vie privĂ©e plutĂ´t que de juger ses agresseurs.

97.  Elle ajoute que pendant les dĂ©bats le prĂ©sident du tribunal a dĂ» intervenir Ă  de nombreuses reprises pour empĂŞcher des questions tendancieuses et pour lui permettre de se remettre de ses Ă©motions, ce qui pour elle constitue davantage une preuve du caractère pĂ©nible de ses auditions qu’une illustration des attentions que les autoritĂ©s auraient eues Ă  son Ă©gard.

98.  Elle reproche Ă©galement aux autoritĂ©s nationales de n’avoir pas pris en compte la profonde souffrance qu’elle disait lui avoir Ă©tĂ© causĂ©e, de n’avoir pas mis en place pour elle un soutien psychologique, et de n’avoir pas pris des mesures propres Ă  assurer la protection de son intĂ©gritĂ© personnelle. Elle affirme que le seul suivi psychologique dont elle ait pu bĂ©nĂ©ficier lui a Ă©tĂ© fourni par le centre Artemisia, spĂ©cialisĂ© dans le soutien aux femmes victimes de violence, auquel elle s’était adressĂ©e de sa propre initiative après les faits.

99.  La requĂ©rante se rĂ©fère Ă  la jurisprudence de la Cour concernant les mesures de protection des victimes de violences sexuelles, ainsi qu’aux dispositions de la Convention d’Istanbul, qui condamne toute forme d’intimidation et de victimisation secondaire Ă  l’encontre des victimes.

100.  Elle reproche aux juges ayant statuĂ© sur son affaire d’avoir stigmatisĂ© sa vie personnelle, familiale et sexuelle pour fonder leurs dĂ©cisions en première et, plus particulièrement, en seconde instance. Elle considère qu’en agissant ainsi ils n’ont pas respectĂ© le droit national, plus prĂ©cisĂ©ment l’article 472, alinĂ©a 3bis, du CPP, qui interdit toute question injustifiĂ©e concernant la vie privĂ©e et sexuelle de la victime de violences sexuelles. La requĂ©rante se plaint par ailleurs d’une violation de son droit Ă  la confidentialitĂ© de ses donnĂ©es personnelles dans le cadre du procès, qui s’est tenu en public et a largement Ă©tĂ© mĂ©diatisĂ©. Quant Ă  la facultĂ©, Ă©voquĂ©e par le Gouvernement, qu’elle aurait eue de se prĂ©valoir de l’article 392 du CPP, elle soutient que la possibilitĂ© pour les victimes vulnĂ©rables d’être entendues dans le cadre d’un incident probatoire a Ă©tĂ© Ă©tablie seulement par le dĂ©cret lĂ©gislatif no 212 du 15 dĂ©cembre 2015, entrĂ© en vigueur après la procĂ©dure litigieuse.

101.  D’une manière gĂ©nĂ©rale, elle critique le cadre lĂ©gislatif et institutionnel mis en place en Italie pour la protection des femmes contre la violence de genre, le qualifiant d’insuffisant Ă  plusieurs Ă©gards et de non conforme aux obligations dĂ©coulant des instruments internationaux pertinents.

b)     Le Gouvernement

102.  Le Gouvernement soutient que la procĂ©dure menĂ©e par les autoritĂ©s nationales a Ă©tĂ© effective et que sa durĂ©e n’a pas Ă©tĂ© excessive au regard de la complexitĂ© de l’affaire. Il expose que la procĂ©dure d’enquĂŞte, qui s’est dĂ©roulĂ©e sur une pĂ©riode de neuf mois, a Ă©tĂ© engagĂ©e très rapidement et qu’elle a connu une activitĂ© très riche. Quant Ă  la procĂ©dure judiciaire, il considère qu’elle n’a connu aucun ralentissement injustifiĂ©, faisant observer qu’une sĂ©rie de personnes ont Ă©tĂ© entendues, comme prĂ©venus ou comme tĂ©moins, et qu’une multitude d’élĂ©ments de preuve ont Ă©tĂ© examinĂ©s pendant les dĂ©bats.

103.  Il voit d’ailleurs une preuve de l’effectivitĂ© de la procĂ©dure dans le fait mĂŞme que l’enquĂŞte s’est clĂ´turĂ©e par une dĂ©cision de renvoi en jugement des suspects et qu’elle a Ă©tĂ© suivie d’un jugement de condamnation en première instance. L’acquittement dĂ©cidĂ© ensuite par la cour d’appel ne serait que le rĂ©sultat d’une analyse diffĂ©rente portant sur la responsabilitĂ© des inculpĂ©s, qui aurait Ă©tĂ© menĂ©e Ă  la lumière de l’ensemble des conclusions de l’enquĂŞte et en application de la jurisprudence de la Cour de cassation quant Ă  la possibilitĂ© d’évaluer de manière fragmentĂ©e la crĂ©dibilitĂ© des tĂ©moignages dans les procĂ©dures relatives Ă  des violences sexuelles.

104.  Dans ces conditions, le Gouvernement considère que le grief de la requĂ©rante tirĂ© du manque de cĂ©lĂ©ritĂ© de la procĂ©dure est gĂ©nĂ©rique et non prĂ©cisĂ©. Il ajoute que la requĂ©rante n’a pas Ă©tayĂ© non plus ses allĂ©gations selon lesquelles les modalitĂ©s de conduite de l’enquĂŞte et du procès ont emportĂ© violation de son droit Ă  la vie privĂ©e.

105.  Tout d’abord, il conteste toutes les rĂ©fĂ©rences faites par la requĂ©rante aux textes en matière de protection des victimes de violences fondĂ©es sur le genre et de violences sexuelles, tels que la Convention d’Istanbul ou d’autres instruments internationaux, qu’il estime non pertinents en l’espèce. Il souligne Ă  cet Ă©gard que la qualitĂ© de victime de violences sexuelles n’a pas Ă©tĂ© reconnue Ă  la requĂ©rante par les autoritĂ©s judiciaires compĂ©tentes et qu’en outre l’usage de violence Ă  son Ă©gard a Ă©tĂ© exclu de manière dĂ©finitive dès le jugement de première instance.

106.  Ensuite, il estime que les questions posĂ©es Ă  la requĂ©rante au cours de l’enquĂŞte et lors du procès ne peuvent s’analyser en une ingĂ©rence disproportionnĂ©e ou injustifiĂ©e dans sa vie privĂ©e. Il expose que les enquĂŞteurs ont tout simplement rĂ©pondu au souhait de l’intĂ©ressĂ©e de dĂ©poser une plainte et formulĂ© les questions nĂ©cessaires Ă  la reconstitution des faits dĂ©noncĂ©s par elle. Il considère que les autoritĂ©s ne sont pas sorties de leur rĂ´le d’enquĂŞteurs impartiaux lors des auditions des 31 juillet et 16 septembre 2008 et qu’elles n’ont jamais empiĂ©tĂ© sur la vie privĂ©e de la requĂ©rante, se bornant Ă  enquĂŞter sur les faits en Ă©vitant tout jugement moral.

107.  Il estime par ailleurs que le procureur et le prĂ©sident du tribunal ont eu au cours des dĂ©bats de première instance une attitude respectueuse, tenant compte de la sensibilitĂ© de la requĂ©rante, et qu’ils sont restĂ©s constamment soucieux de son bien-ĂŞtre, y compris pendant les contre-interrogatoires menĂ©s par les avocats de la dĂ©fense, durant lesquels le prĂ©sident serait intervenu Ă  plusieurs reprises dans le but d’empĂŞcher toute question tendancieuse et de permettre Ă  l’intĂ©ressĂ©e de retrouver son calme. Il ajoute que, contrairement Ă  l’affaire Y. c. SlovĂ©nie (no 41107/10, CEDH 2015 (extraits)), les contre-interrogatoires auraient en l’espèce Ă©tĂ© menĂ©s par les avocats des prĂ©venus, ceux-ci n’ayant jamais posĂ© directement les questions.

108.  Quoi qu’il en soit, le Gouvernement considère que, conformĂ©ment Ă  l’article 392 du CPP, la requĂ©rante aurait pu demander Ă  ĂŞtre entendue dans le cadre d’un incident probatoire organisĂ© au cours des investigations prĂ©liminaires et Ă©viter ainsi d’être soumise Ă  un contre-interrogatoire pendant les dĂ©bats.

109.  Quant aux motifs de l’arrĂŞt de la cour d’appel, il soutient qu’ils sont conformes Ă  la loi et fondĂ©s sur une apprĂ©ciation de l’ensemble des moyens de preuve recueillis au cours du procès. Tous les Ă©lĂ©ments ayant trait Ă  la vie privĂ©e de la requĂ©rante, tels que ses prĂ©cĂ©dents rapports avec L.L., sa bisexualitĂ© ou encore la description de la lingerie qu’elle portait au moment des faits, auraient Ă©tĂ© citĂ©s par la cour d’appel dans le seul but de fournir la description la plus exhaustive possible du dĂ©roulement de la soirĂ©e du 25 juillet 2008 et, par la mĂŞme occasion, de mettre en Ă©vidence les incohĂ©rences que pouvait contenir la version des faits de l’intĂ©ressĂ©e, permettant ainsi une Ă©valuation de sa crĂ©dibilitĂ©. Au demeurant, dans son jugement acquittant les prĂ©venus du chef d’accusation principal, Ă  savoir celui de viol commis avec violence, le tribunal aurait dĂ©jĂ  relevĂ© ces incohĂ©rences. En n’interjetant pas appel de cette partie du jugement, la requĂ©rante aurait ainsi renoncĂ© Ă  contester les conclusions portant sur la fiabilitĂ© de sa version des faits et elle aurait implicitement acceptĂ© la prĂ©sentation des faits fournie par les prĂ©venus.

110.  Le Gouvernement expose que la cour d’appel a constatĂ© l’absence de crĂ©dibilitĂ© de la requĂ©rante en se fondant sur plusieurs Ă©lĂ©ments objectifs, tels que les rĂ©sultats des examens scientifiques pratiquĂ©s dans la voiture et sur les vĂŞtements des diffĂ©rents protagonistes, les recherches de traces d’ADN, le compte rendu de l’examen gynĂ©cologique, l’examen des relevĂ©s tĂ©lĂ©phoniques et la dĂ©termination des diffĂ©rentes bornes activĂ©es, et après avoir exclu la possibilitĂ© d’une Ă©valuation fractionnĂ©e des dĂ©clarations de la requĂ©rante Ă  la lumière de la jurisprudence en la matière. Dans ces conditions, il estime que les rĂ©fĂ©rences faites Ă  la personnalitĂ© complexe, dĂ©sinhibĂ©e et crĂ©ative de la requĂ©rante visaient Ă  contextualiser les arguments de l’accusation de manière rigoureuse, en dehors de tout jugement moral et sans que l’on puisse parler d’une ingĂ©rence injustifiĂ©e dans la vie privĂ©e de l’intĂ©ressĂ©e.

111.  Il considère qu’au vu du contexte de l’affaire, le procureur de la RĂ©publique a eu raison de ne pas former de pourvoi en cassation contre l’arrĂŞt de la cour d’appel, expliquant qu’il n’aurait eu aucune base lĂ©gale et aucune chance d’aboutir.

112.  Le Gouvernement rĂ©cuse en outre toute allĂ©gation selon laquelle la requĂ©rante aurait subi une « victimisation secondaire Â» de la part des autoritĂ©s judiciaires dans le cadre du procès. La simple lecture des procès-verbaux des audiences montre d’après lui que la dĂ©marche du procureur et du prĂ©sident du tribunal a Ă©tĂ© empreinte de sensibilitĂ© tout au long des auditions de la requĂ©rante et que celle-ci n’a pas eu Ă  subir d’inutiles humiliations. Il trouve significatif Ă  cet Ă©gard le fait que la requĂ©rante soit restĂ©e en dĂ©faut d’étayer, aussi bien devant le tribunal que devant la cour d’appel, les prĂ©judices existentiel et/ou corporel qu’elle disait avoir subis.

113.  Il ajoute que les autoritĂ©s judiciaires Ă©taient appelĂ©es Ă  juger des personnes inculpĂ©es d’un grave dĂ©lit et qu’elles Ă©taient donc tenues d’évaluer de manière rigoureuse tout Ă©lĂ©ment ayant trait Ă  la crĂ©dibilitĂ© de la requĂ©rante et Ă  l’état d’infĂ©rioritĂ© physique et psychologique dans lequel elle disait s’être trouvĂ©e au moment des faits. La rigueur aurait Ă©tĂ© d’autant plus nĂ©cessaire de la part des juges d’appel que le tribunal avait acquittĂ© de façon dĂ©finitive les inculpĂ©s pour le dĂ©lit de viol commis avec violence – ainsi que D.S. pour tous les chefs d’inculpation – en mettant en Ă©vidence les incohĂ©rences que comportait la version des faits de la requĂ©rante et en estimant qu’elles jetaient un doute sur sa crĂ©dibilitĂ©.

114.  Il se rĂ©fère Ă  cet Ă©gard au devoir de protection des droits des prĂ©venus garantis par l’article 6 de la Convention et soutient que l’évaluation de la personnalitĂ© d’un tĂ©moin ou d’une victime de violences sexuelles est admise par le droit national dès lors qu’elle est nĂ©cessaire pour l’apprĂ©ciation de sa crĂ©dibilitĂ© et de sa version des faits.

115.  Enfin, il indique que la requĂ©rante aurait pu Ă©viter la publicitĂ© des dĂ©bats en demandant au tribunal, sur le fondement de l’article 472, alinĂ©a 3bis, du CPP, de juger l’affaire Ă  huis clos, et il estime que l’intĂ©ressĂ©e a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un suivi psychologique adĂ©quat tout au long de la procĂ©dure.

116.  En conclusion, il considère qu’aucun reproche ne peut ĂŞtre fait aux autoritĂ©s quant Ă  la conduite de la procĂ©dure dans son ensemble et au respect des obligations positives dĂ©coulant de l’article 8 de la Convention.

  1. Appréciation de la Cour

117.  La Cour observe que l’article 8, au mĂŞme titre que l’article 3, impose aux États l’obligation positive d’adopter des dispositions pĂ©nales incriminant et punissant de manière effective tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposĂ© de rĂ©sistance physique, et de mettre concrètement ces dispositions en Ĺ“uvre par l’accomplissement d’enquĂŞtes et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie, prĂ©citĂ©, §§ 153 et 166).

118.  Elle rappelle en outre que l’obligation positive qui incombe Ă  l’État en vertu de l’article 8 de protĂ©ger l’intĂ©gritĂ© physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves que le viol, des dispositions pĂ©nales efficaces et peut s’étendre par consĂ©quent aux questions touchant Ă  l’effectivitĂ© de l’enquĂŞte pĂ©nale menĂ©e aux fins de la mise en Ĺ“uvre de ces dispositions (M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 40, 27 novembre 2012). Pour ce qui est de l’obligation de mener une enquĂŞte effective, la Cour rappelle qu’il s’agit lĂ  d’une obligation de moyens et non de rĂ©sultat. Si cette exigence n’impose pas que toute procĂ©dure pĂ©nale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcĂ© d’une peine dĂ©terminĂ©e, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avĂ©rer disposĂ©es Ă  laisser impunies des atteintes Ă  l’intĂ©gritĂ© physique et morale des personnes, pour prĂ©server la confiance du public dans le respect du principe de lĂ©galitĂ© et pour Ă©viter toute apparence de complicitĂ© ou de tolĂ©rance d’actes illĂ©gaux. Une exigence de cĂ©lĂ©ritĂ© et de diligence raisonnable est Ă©galement implicite dans ce contexte. IndĂ©pendamment de l’issue de la procĂ©dure, les mĂ©canismes de protection prĂ©vus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des dĂ©lais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autoritĂ©s (voir, parmi d’autresM.N. c. Bulgarie, prĂ©citĂ©, §§ 46-49 et N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 96, 9 fĂ©vrier 2021).

119.  Par ailleurs, la Cour a dĂ©jĂ  affirmĂ© que les droits des victimes d’infractions parties Ă  une procĂ©dure pĂ©nale tombent d’une manière gĂ©nĂ©rale sous l’empire de l’article 8 de la Convention. Ă€ cet Ă©gard, la Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prĂ©munir l’individu contre des ingĂ©rences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander Ă  l’État de s’abstenir de pareilles ingĂ©rences : Ă  cet engagement nĂ©gatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhĂ©rentes Ă  un respect effectif de la vie privĂ©e ou familiale. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privĂ©e jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, sĂ©rie A no 91). Il s’ensuit que les États contractants doivent organiser leur procĂ©dure pĂ©nale de manière Ă  ne pas mettre indĂ»ment en pĂ©ril la vie, la libertĂ© ou la sĂ©curitĂ© des tĂ©moins, et en particulier celles des victimes appelĂ©es Ă  dĂ©poser. Les intĂ©rĂŞts de la dĂ©fense doivent donc ĂŞtre mis en balance avec ceux des tĂ©moins ou des victimes appelĂ©s Ă  dĂ©poser (Doorson c. Pays-Bas26 mars 1996, § 70, Recueil des arrĂŞts et dĂ©cisions 1996‑II). De plus, les procĂ©dures pĂ©nales relatives Ă  des infractions Ă  caractère sexuel sont souvent vĂ©cues comme une Ă©preuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontĂ©e contre son grĂ© au prĂ©venu et dans une affaire impliquant un mineur (S.N. c. Suèdeno 34209/96, § 47, ECHR 2002‑V, et Aigner c. Autricheno 28328/03, § 35, 10 mai 2012). Par consĂ©quent, dans le cadre de pareilles procĂ©dures pĂ©nales, des mesures de protection particulières peuvent ĂŞtre prises pour protĂ©ger les victimes (Y. c. Slovenie, prĂ©citĂ©, §§ 103 et 104). Les dispositions en jeu impliquent une prise en charge adĂ©quate de la victime durant la procĂ©dure pĂ©nale, ceci dans le but de la protĂ©ger d’une victimisation secondaire (Y. c. SlovĂ©nie, prĂ©citĂ©, §§ 97 et 101, A et B c. Croatie, no 7144/15, § 121, 20 juin 2019, et N.Ç. c. Turquie, prĂ©citĂ©, § 95).

120.  La Cour observe que l’ensemble de ces obligations positives dĂ©coulent Ă©galement de dispositions d’autres instruments internationaux (paragraphes 63, 64, 65 et 69 ci-dessus). La Cour rappelle en particulier que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prĂ©vention et la lutte contre la violence Ă  l’égard des femmes et la violence domestique fait obligation aux Parties contractantes de prendre les mesures lĂ©gislatives et autres nĂ©cessaires pour protĂ©ger les droits et intĂ©rĂŞts des victimes, notamment pour mettre les victimes Ă  l’abri des risques d’intimidation et de nouvelle victimisation, pour leur permettre d’être entendues et de prĂ©senter leurs vues, besoins et prĂ©occupations et en obtenir l’examen, et enfin pour leur donner la possibilitĂ©, si le droit interne applicable l’autorise, de tĂ©moigner sans que l’auteur prĂ©sumĂ© de l’infraction soit prĂ©sent. Par ailleurs, la directive europĂ©enne du 25 octobre 2012 Ă©tablissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalitĂ© dispose que les victimes de violences fondĂ©es sur le genre bĂ©nĂ©ficient de mesures spĂ©ciales de protection en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire, d’intimidation et de reprĂ©sailles.

121.  Se tournant vers les circonstances de la prĂ©sente affaire, la Cour observe tout d’abord que le droit italien sanctionne pĂ©nalement le viol, qu’il soit commis au moyen de la violence, de la menace, d’un abus d’autoritĂ©, d’une exploitation de l’état d’infĂ©rioritĂ© de la victime ou de la ruse. En outre, le code pĂ©nal prĂ©voit l’infraction autonome, plus sĂ©vèrement rĂ©primĂ©e, de violences sexuelles en rĂ©union (paragraphes 52-54 ci-dessus). On ne saurait donc reprocher Ă  l’État italien l’absence d’un cadre lĂ©gislatif de protection des droits des victimes de violences sexuelles.

122.  Il s’agit donc de dĂ©terminer si la requĂ©rante a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une protection effective de ses droits de victime prĂ©sumĂ©e et si le mĂ©canisme prĂ©vu par le droit pĂ©nal italien a en l’espèce Ă©tĂ© dĂ©faillant au point d’emporter violation des obligations positives qui incombaient Ă  l’État dĂ©fendeur. La Cour n’a pas Ă  aller au-delĂ . Elle n’est pas appelĂ©e Ă  se prononcer sur les allĂ©gations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquĂŞte ; elle ne saurait se substituer aux autoritĂ©s internes dans l’apprĂ©ciation des faits de la cause ; elle ne saurait non plus statuer sur la responsabilitĂ© pĂ©nale des agresseurs prĂ©sumĂ©s (M.Cc.Bulgarie, prĂ©citĂ©, § 168).

123.  Concernant l’effectivitĂ© de l’enquĂŞte, la Cour constate d’emblĂ©e que les autoritĂ©s, faisant suite au signalement du centre antiviolence de Careggi auquel la requĂ©rante s’était adressĂ©e, ont ouvert d’office une enquĂŞte quatre jours après les faits. La requĂ©rante a Ă©tĂ© entendue sans tarder et les sept hommes mis en cause par ses dĂ©clarations ont Ă©tĂ© aussitĂ´t placĂ©s en dĂ©tention provisoire, y compris D.S. dont l’implication dans les faits fut exclue par la suite de la procĂ©dure. Une procĂ©dure d’enquĂŞte s’est dĂ©roulĂ©e ensuite pendant neuf mois, au terme desquels les suspects ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s en jugement. Les enquĂŞteurs ont notamment organisĂ© une procĂ©dure d’identification des suspects et effectuĂ© plusieurs expertises techniques, afin notamment de retrouver des traces biologiques dans la voiture et sur les vĂŞtements de la requĂ©rante et de reconstituer ses dĂ©placements et ceux des suspects par le biais, entre autres, de l’examen des relevĂ©s tĂ©lĂ©phoniques et des bornes activĂ©es par les tĂ©lĂ©phones des intĂ©ressĂ©s (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Ensuite, pendant les dĂ©bats, de nombreux tĂ©moins citĂ©s par les parties ont Ă©tĂ© entendus, ainsi que des experts, les sept inculpĂ©s et la requĂ©rante. Globalement, la procĂ©dure pĂ©nale a durĂ© environ sept ans pour deux degrĂ©s de juridiction.

124.  Compte tenu de l’ensemble des Ă©lĂ©ments de la procĂ©dure, la Cour ne peut considĂ©rer que les autoritĂ©s aient fait preuve de passivitĂ© ou qu’ils aient manquĂ© au devoir de diligence et aux exigences de cĂ©lĂ©ritĂ© requises dans l’apprĂ©ciation de l’ensemble des circonstances de l’affaire (voira contrario, parmi d’autresM.N. c. BulgarieprĂ©citĂ©, § 49). A ce propos, la Cour rappelle qu’il y a lieu d’apprĂ©cier le respect de l’obligation procĂ©durale sur la base de plusieurs paramètres essentiels, tels que l’ouverture rapide d’une enquĂŞte dès que les faits ont Ă©tĂ© portĂ©s Ă  la connaissance des autoritĂ©s, la capacitĂ© de cette enquĂŞte Ă  analyser mĂ©ticuleusement de manière objective et impartiale tous les Ă©lĂ©ments pertinents, de conduire Ă  l’établissement des faits et Ă  permettre d’identifier et – le cas Ă©chĂ©ant – de sanctionner les responsables. Ces paramètres sont liĂ©s entre eux et ne constituent pas, pris isolĂ©ment, une finalitĂ© en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprĂ©cier le degrĂ© d’effectivitĂ© de l’enquĂŞte (S.M. c. Croatie, [GC], no 60561/14, §§ 312-320, 25 juin 2020, et N.Ç. c. Turquie, prĂ©citĂ©, § 97).

125.  La Cour observe d’ailleurs que la requĂ©rante n’allègue pas que la gestion de l’enquĂŞte ait Ă©tĂ© marquĂ©e par des lacunes et des retards manifestes ou que les autoritĂ©s aient nĂ©gligĂ© des actes d’instruction. Ce que l’intĂ©ressĂ©e expose, c’est que les modalitĂ©s de conduite de l’enquĂŞte et du procès ont Ă©tĂ© traumatisantes pour elle et que l’attitude des autoritĂ©s Ă  son Ă©gard a portĂ© atteinte Ă  son intĂ©gritĂ© personnelle. Elle se plaint en particulier des conditions dans lesquelles elle a Ă©tĂ© interrogĂ©e tout au long de la procĂ©dure pĂ©nale et conteste les arguments sur lesquels les juges se sont fondĂ©s pour rendre leurs dĂ©cisions en l’espèce.

a)      Les auditions de la requĂ©rante

126.  Concernant les auditions de la requĂ©rante, la Cour observe d’emblĂ©e que les autoritĂ©s judiciaires se trouvaient en prĂ©sence de deux versions contradictoires des faits et que les Ă©lĂ©ments de preuve directs dont elles disposaient rĂ©sidaient essentiellement dans les dĂ©clarations faites par la requĂ©rante en qualitĂ© de tĂ©moin. Elle relève Ă©galement que le compte rendu de l’examen gynĂ©cologique et les conclusions de l’ensemble des nombreuses expertises techniques menĂ©es par les enquĂŞteurs avaient mis en Ă©vidence plusieurs contradictions dans le rĂ©cit des faits livrĂ© par la requĂ©rante en sa qualitĂ© de tĂ©moin principal (paragraphes 31-32 ci-dessus).

127.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’exigence d’équitĂ© du procès commandait de donner Ă  la dĂ©fense la possibilitĂ© de contre-interroger la requĂ©rante en sa qualitĂ© de principal tĂ©moin Ă  charge, Ă©tant donnĂ© qu’elle n’était pas mineure et qu’elle ne se trouvait pas dans une situation de vulnĂ©rabilitĂ© particulière exigeant des mesures de protection accrue (voirmutatis mutandisB. c. Roumanie, no 42390/07, §§ 50 et 57, 10 janvier 2012). Elle rappelle Ă  ce propos que l’existence de deux versions inconciliables des faits doit absolument entraĂ®ner une apprĂ©ciation de la crĂ©dibilitĂ© des dĂ©clarations obtenues des uns et des autres au regard des circonstances de l’espèce, lesquelles doivent ĂŞtre dĂ»ment vĂ©rifiĂ©es (voirmutatis mutandisM.C. c. Bulgarie, prĂ©citĂ©, § 177).

128.  Il n’en reste pas moins que la Cour doit Ă©tablir si les autoritĂ©s internes sont parvenues Ă  mĂ©nager un juste Ă©quilibre entre les intĂ©rĂŞts de la dĂ©fense, en particulier le droit des accusĂ©s de faire citer et d’interroger les tĂ©moins Ă©noncĂ©s par l’article 6 § 3, et les droits garantis Ă  la victime prĂ©sumĂ©e par l’article 8. La manière dont la victime prĂ©sumĂ©e d’infractions Ă  caractère sexuel est interrogĂ©e doit permettre de mĂ©nager un juste Ă©quilibre entre l’intĂ©gritĂ© personnelle et la dignitĂ© de celle-ci et les droits de la dĂ©fense garantis aux prĂ©venus. Si l’accusĂ© doit pouvoir se dĂ©fendre en contestant la crĂ©dibilitĂ© de la victime prĂ©sumĂ©e et en mettant en lumière d’éventuelles incohĂ©rences dans sa dĂ©position, le contre-interrogatoire ne doit pas ĂŞtre utilisĂ© comme un moyen d’intimider ou d’humilier celle-ci (Y. c. Slovenie, prĂ©citĂ©, § 108).

129.  La Cour constate tout d’abord qu’à aucun moment, ni pendant les investigations prĂ©liminaires ni au cours du procès, il n’y a eu de confrontation directe entre la requĂ©rante et les auteurs prĂ©sumĂ©s des violences qu’elle dĂ©nonçait. Concernant les interrogatoires auxquels la requĂ©rante a Ă©tĂ© soumise au cours des investigations prĂ©liminaires, la Cour relève que l’intĂ©ressĂ©e a Ă©tĂ© entendue par la police Ă  deux reprises, soit le 30 juillet 2008 Ă  Florence, lorsque les agents recueillirent ses premières dĂ©clarations et enregistrèrent sa plainte, et le 31 juillet 2008 Ă  Ravenne, ville dans laquelle la requĂ©rante se trouvait en vacances, lorsqu’elle fut amenĂ©e Ă  identifier les suspects Ă  l’aide de photographies. En outre, le 16 septembre 2008 l’intĂ©ressĂ©e fut convoquĂ©e par le parquet, qui l’interrogea et ordonna ensuite des actes d’enquĂŞte supplĂ©mentaires.

130.  La Cour s’est penchĂ©e sur les comptes rendus des auditions ; elle n’y a dĂ©celĂ© ni attitude irrespectueuse ou intimidante de la part des autoritĂ©s d’enquĂŞte, ni dĂ©marches visant Ă  dĂ©courager la requĂ©rante ou Ă  orienter la suite des investigations. Elle estime que les questions posĂ©es Ă  la requĂ©rante Ă©taient pertinentes et visaient Ă  l’obtention d’une reconstitution des faits qui tĂ®nt compte de ses arguments et de ses points de vue et Ă  permettre l’établissement d’un dossier d’instruction complet aux fins de continuation des poursuites judiciaires. Bien que sans doute douloureuses pour la requĂ©rante au vu de la situation, on ne saurait considĂ©rer que les modalitĂ©s des auditions menĂ©es au cours de l’enquĂŞte aient exposĂ© l’intĂ©ressĂ©e Ă  un traumatisme injustifiĂ© ou Ă  des ingĂ©rences disproportionnĂ©es dans sa vie intime et privĂ©e.

131.  Pour ce qui est du procès, la requĂ©rante a Ă©tĂ© interrogĂ©e lors des audiences desfĂ©vrier et 13 mai 2011. La Cour note Ă  cet Ă©gard que celle-ci aurait pu se prĂ©valoir de l’article 392 du CPP en vigueur Ă  l’époque des faits et demander Ă  ĂŞtre interrogĂ©e dans le cadre d’un incident probatoire, Ă  savoir une audience ad hoc tenue en chambre du conseil (paragraphe 55 ci-dessus). En revanche, comme la requĂ©rante n’était pas mineure et qu’elle n’avait pas demandĂ© le huis clos sur le fondement de l’article 472 du CPP, les dĂ©bats se sont dĂ©roulĂ©s en public. NĂ©anmoins, le prĂ©sident du tribunal a dĂ©cidĂ© d’interdire aux journalistes prĂ©sents dans la salle de les filmer, afin notamment de protĂ©ger l’intimitĂ© de la requĂ©rante. En outre, il est intervenu Ă  plusieurs reprises au cours des contre-interrogatoires de l’intĂ©ressĂ©e, interrompant les avocats de la dĂ©fense lorsqu’ils posaient des questions redondantes ou de nature personnelle ou lorsqu’ils abordaient des sujets sans rapport avec les faits. Il a aussi ordonnĂ© de courtes suspensions d’audience pour permettre Ă  la requĂ©rante de se remettre de ses Ă©motions.

132.  La Cour ne doute pas que la procĂ©dure dans son ensemble ait Ă©tĂ© vĂ©cue par la requĂ©rante comme une Ă©preuve particulièrement pĂ©nible, d’autant que l’intĂ©ressĂ©e a Ă©tĂ© amenĂ©e Ă  rĂ©pĂ©ter son tĂ©moignage Ă  de multiples reprises, qui plus est sur une pĂ©riode supĂ©rieure Ă  deux ans, pour rĂ©pondre aux questions successives des enquĂŞteurs, du parquet et des huit avocats de la dĂ©fense. La Cour note par ailleurs que ces derniers n’ont pas hĂ©sitĂ©, pour Ă©branler la crĂ©dibilitĂ© de la requĂ©rante, Ă  interroger celle-ci sur des questions personnelles concernant sa vie familiale, ses orientations sexuelles et ses choix intimes, parfois sans rapport avec les faits, ce qui est rĂ©solument contraire non seulement aux principes de droit international en matière de protection des droits des victimes de violences sexuelles mais Ă©galement au droit pĂ©nal italien (paragraphe 57 ci-dessus).

133.  NĂ©anmoins, compte tenu de l’attitude adoptĂ©e par le procureur et par le prĂ©sident du tribunal comme des mesures prises par ce dernier pour protĂ©ger l’intimitĂ© de l’intĂ©ressĂ©e dans le but d’empĂŞcher les avocats de la dĂ©fense de la dĂ©nigrer ou de la perturber inutilement pendant les contre-interrogatoires, la Cour ne peut imputer aux autoritĂ©s publiques chargĂ©es de la procĂ©dure la responsabilitĂ© de l’épreuve particulièrement pĂ©nible vĂ©cue par la requĂ©rante, ni considĂ©rer que celles-ci aient omis de veiller Ă  ce que la protection de l’intĂ©gritĂ© personnelle de l’intĂ©ressĂ©e fĂ»t correctement protĂ©gĂ© durant le dĂ©roulement du procès (a contrario, Y. c. SlovĂ©nie, prĂ©citĂ©, § 109).

b)     Le contenu des dĂ©cisions judiciaires

134.  La Cour doit maintenant rechercher si le contenu des dĂ©cisions judiciaires prises dans le cadre du procès de la requĂ©rante et le raisonnement fondant l’acquittement des prĂ©venus ont portĂ© atteinte au droit de l’intĂ©ressĂ©e au respect de sa vie privĂ©e et Ă  sa libertĂ© sexuelle et s’ils l’ont exposĂ©e Ă  une victimisation secondaire.

135.  Concernant la motivation des dĂ©cisions de justice, la Cour rappelle encore une fois que son rĂ´le n’est pas de se prononcer sur les allĂ©gations d’erreurs particulières commises par les autoritĂ©s, ni de statuer sur la responsabilitĂ© pĂ©nale des agresseurs prĂ©sumĂ©s. Par consĂ©quent, elle ne se substituera pas aux autoritĂ©s internes dans l’apprĂ©ciation des faits de la cause. En revanche, il lui incombe de dĂ©terminer si le raisonnement suivi par les juridictions et les arguments utilisĂ©s ont ou non abouti Ă  une entrave au droit de la requĂ©rante au respect de sa vie privĂ©e et de son intĂ©gritĂ© personnelle et s’il a emportĂ© violation des obligations positives inhĂ©rentes Ă  l’article 8 de la Convention (voirmutatis mutandisSanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, §§ 33-39, 4 octobre 2007, et Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, Â§Â§ 33-36, 25 juillet 2017).

136.  Or, la Cour a relevĂ© plusieurs passages de l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence qui Ă©voquent la vie personnelle et intime de la requĂ©rante et qui portent atteinte aux droits ce celle-ci dĂ©coulant de l’article 8. Elle estime notamment injustifiĂ©es les rĂ©fĂ©rences faites par la cour d’appel Ă  la lingerie rouge « montrĂ©e Â» par la requĂ©rante au cours de la soirĂ©e, ainsi que les commentaires concernant la bisexualitĂ© de l’intĂ©ressĂ©e, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de celle-ci avant les faits (paragraphes 41 et 42 ci-dessus). De mĂŞme, la Cour juge inappropriĂ©es les considĂ©rations relatives Ă  l’« attitude ambivalente vis-Ă -vis du sexe Â» de la requĂ©rante, que la cour d’appel dĂ©duit entre autres des dĂ©cisions de l’intĂ©ressĂ©e en matière artistique. Ainsi, la cour d’appel mentionne parmi ces dĂ©cisions douteuses le choix d’accepter de prendre part au court mĂ©trage de L.L. malgrĂ© son caractère violent et explicitement sexuel (paragraphe 46 ci-dessus), sans pour autant - et Ă  juste titre – que le fait d’avoir Ă©crit et dirigĂ© ledit court mĂ©trage ne soit aucunement commentĂ© ou considĂ©rĂ© comme rĂ©vĂ©lateur de l’attitude de L.L. vis-Ă -vis du sexe. En outre, la Cour estime que le jugement portĂ© sur la dĂ©cision de la requĂ©rante de dĂ©noncer les faits, qui selon la cour d’appel serait rĂ©sultĂ© d’une volontĂ© de « stigmatiser Â» et de refouler un « moment critiquable de fragilitĂ© et de faiblesse Â», tout comme la rĂ©fĂ©rence Ă  la « vie non linĂ©aire Â» de l’intĂ©ressĂ©e (ibidem), sont Ă©galement regrettables et hors de propos.

137.  La Cour considère, contrairement au Gouvernement, que lesdits arguments et considĂ©rations de la cour d’appel n’étaient ni utiles pour Ă©valuer la crĂ©dibilitĂ© de la requĂ©rante, question qui aurait pu ĂŞtre examinĂ©e Ă  la lumière des nombreux rĂ©sultats objectifs de la procĂ©dure, ni dĂ©terminants pour la rĂ©solution de l’affaire (voirmutatis mutandisSanchez Cardenas, prĂ©citĂ©, § 37).

138.   La Cour reconnaĂ®t qu’en l’espèce la question de la crĂ©dibilitĂ© de la requĂ©rante Ă©tait particulièrement cruciale, et elle est prĂŞte Ă  admettre que le fait de se rĂ©fĂ©rer Ă  ses relations passĂ©es avec tel ou tel des inculpĂ©s ou Ă  certains de ses comportements au cours de la soirĂ©e pouvait ĂŞtre justifiĂ©. NĂ©anmoins, elle ne voit pas en quoi la condition familiale de la requĂ©rante, ses relations sentimentales, ses orientations sexuelles ou encore ses choix vestimentaires ainsi que l’objet de ses activitĂ©s artistiques et culturelles pouvaient ĂŞtre pertinents pour l’apprĂ©ciation de la crĂ©dibilitĂ© de l’intĂ©ressĂ©e et de la responsabilitĂ© pĂ©nale des prĂ©venus. Ainsi, on ne saurait considĂ©rer que lesdites atteintes Ă  la vie privĂ©e et Ă  l’image de la requĂ©rante Ă©taient justifiĂ©es par la nĂ©cessitĂ© de garantir les droits de la dĂ©fense des prĂ©venus.

139.  La Cour estime que les obligations positives de protĂ©ger les victimes prĂ©sumĂ©es de violences sexistes imposent Ă©galement un devoir de protĂ©ger l’image, la dignitĂ© et la vie privĂ©e de celles-ci, y compris par la non-divulgation d’informations et de donnĂ©es personnelles sans relation avec les faitsCette obligation est par ailleurs inhĂ©rente Ă  la fonction judiciaire et dĂ©coule du droit national (paragraphes 57 et 62 ci-dessus) ainsi que de diffĂ©rents textes internationaux (paragraphes 65, 68 et 69 ci-dessus). En ce sens, la facultĂ© pour les juges de s’exprimer librement dans les dĂ©cisions, qui est une manifestation du pouvoir discrĂ©tionnaire des magistrats et du principe de l’indĂ©pendance de la justice, se trouve limitĂ©e par l’obligation de protĂ©ger l’image et la vie privĂ©e des justiciables de toute atteinte injustifiĂ©e.

140.  La Cour observe par ailleurs que le septième rapport sur l’Italie du ComitĂ© des Nations unies pour l’élimination de la discrimination Ă  l’égard des femmes et le rapport du GREVIO, ont constatĂ© la persistance de stĂ©rĂ©otypes concernant le rĂ´le des femmes et la rĂ©sistance de la sociĂ©tĂ© italienne Ă  la cause de l’égalitĂ© des sexes. En outre, tant ledit ComitĂ© des Nations unies que le GREVIO ont pointĂ© du doigt le faible taux de poursuites pĂ©nales et de condamnations en Italie, ce qui reprĂ©sente Ă  la fois la cause d’un manque de confiance des victimes dans le système de la justice pĂ©nale et la raison du faible taux de signalement de ce type de dĂ©lits dans le pays (paragraphes 64-66 ci-dessus). Or, la Cour considère que le langage et les arguments utilisĂ©s par la cour d’appel vĂ©hiculent les prĂ©jugĂ©s sur le rĂ´le de la femme qui existent dans la sociĂ©tĂ© italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle Ă  une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dĂ©pit d’un cadre lĂ©gislatif satisfaisant (voirmutatis mutandisCarvalho Pinto de Sousa Morais, prĂ©citĂ©, § 54).

141.  La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pĂ©nales jouent un rĂ´le crucial dans la rĂ©ponse institutionnelle Ă  la violence fondĂ©e sur le genre et dans la lutte contre l’inĂ©galitĂ© entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autoritĂ©s judiciaires Ă©vitent de reproduire des stĂ©rĂ©otypes sexistes dans les dĂ©cisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes Ă  une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres Ă  dĂ©courager la confiance des victimes dans la justice.

142.  En consĂ©quence, tout en reconnaissant que les autoritĂ©s nationales ont veillĂ© en l’espèce Ă  ce que l’enquĂŞte et les dĂ©bats fussent menĂ©s dans le respect des obligations positives dĂ©coulant de l’article 8 de la Convention, la Cour considère que les droits et intĂ©rĂŞts de la requĂ©rante rĂ©sultant de l’article 8 n’ont pas Ă©tĂ© adĂ©quatement protĂ©gĂ©s au vu du contenu de l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autoritĂ©s nationales n’ont pas protĂ©gĂ© la requĂ©rante d’une victimisation secondaire durant toute la procĂ©dure, dont la rĂ©daction de l’arrĂŞt constitue une partie intĂ©grante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public.

143.  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirĂ©e de l’absence de qualitĂ© de victime de la requĂ©rante et conclut qu’il y a eu en l’espèce violation des obligations positives dĂ©coulant de l’article 8 de la Convention.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

144.  La requĂ©rante se plaint Ă©galement d’avoir subi une discrimination fondĂ©e sur le sexe, allĂ©guant que l’acquittement de ses agresseurs et l’attitude nĂ©gative des autoritĂ©s nationales pendant la procĂ©dure pĂ©nale sont le fruit de prĂ©jugĂ©s sexistes. Elle invoque l’article 14 de la Convention combinĂ© avec l’article 8.

L’article 14 est ainsi libellĂ© :

« La jouissance des droits et libertĂ©s reconnus dans la (...) Convention doit ĂŞtre assurĂ©e, sans distinction aucune, fondĂ©e notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance Ă  une minoritĂ© nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. Â»

145.  Invoquant notamment la rĂ©ponse rapide et minutieuse que les autoritĂ©s compĂ©tentes auraient donnĂ©e Ă  la plainte de l’intĂ©ressĂ©e pour viol, le Gouvernement soutient que celle-ci n’a Ă©tĂ© victime d’aucun traitement discriminatoire.

146.  La Cour constate que ce grief est liĂ© Ă  celui examinĂ© ci-dessus et qu’il doit donc de mĂŞme ĂŞtre dĂ©clarĂ© recevable.

147.  Compte tenu de la conclusion Ă  laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 8 et au raisonnement dĂ©veloppĂ© Ă  cet Ă©gard (paragraphes 135-143 ci-dessus), elle estime inutile d’examiner la question de savoir s’il y a eu par ailleurs en l’espèce violation de l’article 14 (voir, parmi d’autres prĂ©cĂ©dentsM.C. c. Bulgarie, prĂ©citĂ©).

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

148.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. Â»

  1. Dommage

149.  La requĂ©rante sollicite une somme de 80 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi et une autre de 30 000 EUR pour dommage matĂ©riel. Ă€ cet Ă©gard, elle demande notamment le remboursement des frais mĂ©dicaux et de transport qu’elle aurait exposĂ©s pour soigner les troubles psychologiques qu’elle dit ĂŞtre rĂ©sultĂ©s des faits litigieux, des frais universitaires qu’il lui aurait fallu assumer lorsque, en raison de ses difficultĂ©s psychologiques, sa bourse d’études aurait cessĂ© de lui ĂŞtre versĂ©e, ainsi que du coĂ»t du dĂ©mĂ©nagement qu’elle aurait opĂ©rĂ© pour s’éloigner de ses agresseurs.

150.  Le Gouvernement s’oppose aux demandes formulĂ©es par la requĂ©rante.

151.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalitĂ© entre la violation constatĂ©e et le dommage matĂ©riel allĂ©guĂ©. Elle rejette donc la demande formulĂ©e Ă  ce titre. En revanche, elle estime que la requĂ©rante a dĂ» Ă©prouver de la dĂ©tresse et subir un traumatisme psychologique du fait, au moins en partie, des dĂ©faillances des autoritĂ©s dans la mise en Ĺ“uvre Ă  son Ă©gard des mesures de protection des droits des victimes prĂ©sumĂ©es de violences sexuelles. Statuant en Ă©quitĂ©, elle lui octroie 12 000 EUR pour dommage moral.

  1. Frais et dépens

152.  La requĂ©rante rĂ©clame 25 600 EUR au titre des frais et dĂ©pens qu’elle dit avoir engagĂ©s dans le cadre de la procĂ©dure menĂ©e devant la Cour.

153.  Le Gouvernement considère que la requĂ©rante n’a pas prouvĂ© avoir rĂ©ellement encouru les frais en question.

154.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requĂ©rant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dĂ©pens que dans la mesure oĂą se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©, leur nĂ©cessitĂ© et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnĂ©s, la Cour juge raisonnable d’allouer Ă  la requĂ©rante la somme de 1 600 EUR pour la procĂ©dure menĂ©e devant elle.

  1. Intérêts moratoires

155.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂŞts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂŞt de la facilitĂ© de prĂŞt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

  1. Joint au fond, Ă  l’unanimitĂ©, l’exception prĂ©liminaire du Gouvernement tirĂ©e de la qualitĂ© de victime et la rejette ;
  2. DĂ©clare, Ă  l’unanimitĂ©, la requĂŞte recevable ;
  3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
  4. Dit, Ă  l’unanimitĂ©qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulĂ© sur le terrain de l’article 14 de la Convention ;
  5. Dit, par six voix contre une,

a)    que l’État dĂ©fendeur doit verser Ă  la requĂ©rante, dans un dĂ©lai de trois mois Ă  compter de la date Ă  laquelle l’arrĂŞt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă  l’article 44 Â§ 2 de la Convention, les sommes suivantes :

  1. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant ĂŞtre dĂ» Ă  titre d’impĂ´t sur cette somme, pour dommage moral ;
  2. 1 600 EUR (mille six cents euros), plus tout montant pouvant ĂŞtre dĂ» par la requĂ©rante Ă  titre d’impĂ´t sur cette somme, pour frais et dĂ©pens ;

b)qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ces montants seront Ă  majorer d’un intĂ©rĂŞt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂŞt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

6.Rejette, Ă  l’unanimitĂ©, le surplus de la demande de satisfaction Ă©quitable.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 27 mai 2021, en application de l’article 77 Â§Â§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                                                                 Ksenija Turković
Greffière adjointe                                                          PrĂ©sidente
 

Au prĂ©sent arrĂŞt se trouve joint, conformĂ©ment aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposĂ© de l’opinion sĂ©parĂ©e du juge Wojtyczek.

K.T.U.
L.T.



OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

1.  Je ne puis souscrire Ă  l’opinion de la majoritĂ© selon laquelle il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans la prĂ©sente affaire.

2.  La requĂ©rante se plaint en particulier du contenu des dĂ©cisions rendues dans son affaire par les juridictions nationales. La majoritĂ© pose ce problème de la façon suivante au paragraphe 134 de l’arrĂŞt :

« La Cour doit maintenant rechercher si le contenu des dĂ©cisions judiciaires prises dans le cadre du procès de la requĂ©rante et le raisonnement fondant l’acquittement des prĂ©venus ont portĂ© atteinte au droit de l’intĂ©ressĂ©e au respect de sa vie privĂ©e et Ă  sa libertĂ© sexuelle et s’ils l’ont exposĂ©e Ă  une victimisation secondaire. Â»

Il dĂ©coule de la motivation du prĂ©sent arrĂŞt (paragraphes 135 Ă  141) que le contenu des dĂ©cisions de justice est perçu – Ă  juste titre – comme une ingĂ©rence dans la sphère de vie privĂ©e de la requĂ©rante protĂ©gĂ©e par l’article 8 de la Convention. Logiquement, la violation constatĂ©e par la majoritĂ© aurait dĂ» ĂŞtre une violation des obligations nĂ©gatives dĂ©coulant de l’article 8 de la Convention. Toutefois, au paragraphe 143 la majoritĂ© « conclut qu’il y a eu en l’espèce violation des obligations positives dĂ©coulant de l’article 8 de la Convention Â» (italique ajoutĂ©). Il est difficile de souscrire Ă  une telle approche.

3.  La majoritĂ© exprime au paragraphe 142 le point de vue suivant :

« En consĂ©quence, tout en reconnaissant que les autoritĂ©s nationales ont veillĂ© en l’espèce Ă  ce que l’enquĂŞte et les dĂ©bats fussent menĂ©s dans le respect des obligations positives dĂ©coulant de l’article 8 de la Convention, la Cour considère que les droits et intĂ©rĂŞts de la requĂ©rante rĂ©sultant de l’article 8 n’ont pas Ă©tĂ© adĂ©quatement protĂ©gĂ©s au vu du contenu de l’arrĂŞt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autoritĂ©s nationales n’ont pas protĂ©gĂ© la requĂ©rante d’une victimisation secondaire durant toute la procĂ©dure, dont la rĂ©daction de l’arrĂŞt constitue une partie intĂ©grante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public. Â»

Je note que la seconde phrase de ce paragraphe, qui affirme que les autoritĂ©s nationales n’ont pas protĂ©gĂ© la requĂ©rante d’une victimisation secondaire durant toute la procĂ©dure, est en contradiction logique avec la première, qui dĂ©clare que les autoritĂ©s nationales ont veillĂ© en l’espèce Ă  ce que l’enquĂŞte et les dĂ©bats fussent menĂ©s dans le respect des obligations positives dĂ©coulant de l’article 8 de la Convention.

4.  La prĂ©sente affaire, par son essence mĂŞme, touche Ă  la sphère de vie la plus intime de la requĂ©rante et des accusĂ©s. Les juridictions nationales devaient Ă©tablir des circonstances factuelles d’une grande complexitĂ©, relevant par leur nature de la vie privĂ©e, et Ă©valuer la question du consentement de la victime allĂ©guĂ©e. Elles devaient aussi, et en premier lieu, dĂ©finir le « pĂ©rimètre Â» des circonstances pertinentes de l’affaire. Exerçant son pouvoir en la matière, la cour d’appel de Florence a estimĂ© que pour examiner l’affaire pĂ©nale il Ă©tait indispensable d’établir certains Ă©lĂ©ments factuels appartenant Ă  un contexte plus large, englobant des Ă©vĂ©nements qui ont prĂ©cĂ©dĂ© ou qui ont suivi les actes en cause, retenus dans les chefs d’inculpation. De plus, la cour d’appel devait – volens nolens â€“ apprĂ©cier les faits de la cause dans leur contexte culturel spĂ©cifique, celui de la sociĂ©tĂ© italienne d’aujourd’hui.

Il faut noter que la cour d’appel de Florence, dans la motivation de son arrĂŞt, a commencĂ© l’examen des questions juridiques soulevĂ©es en appel par l’explication suivante :

« L’affaire doit ĂŞtre extraite avant tout du contexte, qui dĂ©tourne l’attention, polluĂ© par l’impact Ă©motionnel et mĂ©diatique qui a Ă©videmment teintĂ© les faits sur le moment, car dans le cas d’espèce il convient de mettre de cĂ´tĂ© les jugements moralisateurs ou les prĂ©jugĂ©s Ă©thiques et de concentrer uniquement l’attention – en suivant la rigueur de la dĂ©cision frappĂ©e d’appel â€“ sur le dĂ©lit contestĂ© et sur l’existence de ses Ă©lĂ©ments essentiels, subjectifs et objectifs. Â»

L’approche du juge national n’apparaît pas entachée d’arbitraire. Les propos incriminés doivent être lus dans le contexte de l’ensemble des arguments sur lesquels se fonde la motivation de l’arrêt d’acquittement. L’approche adoptée par la majorité peut conduire à remettre en cause les droits de la défense, laquelle peut avoir un intérêt légitime, en vue d’une décision de justice favorable, à établir lors de la procédure certains éléments factuels très sensibles relevant de la vie privée, et à les voir confirmer dans la motivation de l’arrêt rendu.

5.  La majoritĂ© adresse le reproche suivant aux juges italiens (paragraphe 140 de l’arrĂŞt) : « le langage et les arguments utilisĂ©s par la cour d’appel vĂ©hiculent les prĂ©jugĂ©s sur le rĂ´le de la femme qui existent dans la sociĂ©tĂ© italienne Â». Toutefois, ce reproche n’est Ă©tayĂ© par aucun argument. En particulier, il n’est pas expliquĂ© quels prĂ©jugĂ©s sur le rĂ´le de la femme sont vĂ©hiculĂ©s par la cour d’appel. Je constate par ailleurs que dans la prĂ©sente affaire la cour d’appel de Florence a statuĂ© dans une formation de trois juges rĂ©pondant aux critères de l’équilibre hommes-femmes (deux femmes, dont le juge rapporteur, et un homme).

6.  La majoritĂ© dĂ©nonce au paragraphe 141 « des propos culpabilisants et moralisateurs propres Ă  dĂ©courager la confiance des victimes dans la justice Â». Ce reproche suscite deux remarques. Premièrement, les propos incriminĂ©s (citĂ©s au paragraphes 136, mais tirĂ©s de leur contexte) sont des propositions factuelles et non des jugements de valeur. La majoritĂ© n’explique pas pour quelles raisons ces propositions factuelles sont qualifiĂ©es de « propos culpabilisants et moralisateurs Â». Deuxièmement, les expressions utilisĂ©es par la Cour constituent en soi des « propos culpabilisants et moralisateurs Â», adressĂ©s cette fois aux juges italiens. De plus, elles ne sont pas propres Ă  encourager la confiance dans la justice.

7.  La majoritĂ© exprime au paragraphe 141, dans les obiter dicta, le point de vue suivant : « La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pĂ©nales jouent un rĂ´le crucial dans la rĂ©ponse institutionnelle Ă  la violence fondĂ©e sur le genre et dans la lutte contre l’inĂ©galitĂ© entre les sexes Â» (italique ajoutĂ©).

Dans une dĂ©mocratie libĂ©rale, le droit pĂ©nal doit ĂŞtre l’ultima ratio Rei Publicae (voir mon opinion en partie dissidente jointe Ă  l’arrĂŞt L.R. c. MacĂ©doine du Nord, no 38067/15, 23 janvier 2020). Si le droit pĂ©nal est un instrument essentiel pour lutter contre la violence, il ne faudrait pas surestimer son rĂ´le dans la lutte contre les inĂ©galitĂ©s. Dans la prĂ©sente affaire, la Cour continue Ă  exprimer son choix en faveur d’une culture de punition comme principal instrument de lutte contre les diffĂ©rentes violations des droits de l’homme (comparer aussi avec le paragraphe 20 de l’opinion en partie dissidente et en partie concordante de la juge Koskelo, Ă  laquelle se sont ralliĂ©s les juges Wojtyczek et Sabato, jointe Ă  l’arrĂŞt Penati c. Italie, no 44166/15, 11 mai 2021). L’approche adoptĂ©e amplifie le « vent illibĂ©ral qui souffle Ă  Strasbourg Â», dĂ©noncĂ© avec brio par le juge Pinto de Albuquerque dans son opinion sĂ©parĂ©e jointe Ă  l’arrĂŞt Chernega et autres c. Ukraine, no 74768/10, 18 juin 2019).