Cour européenne des droits de l’homme
AFFAIRE J.L. c.
ITALIE
(Requête
no 5671/16)
ARRÊT
Art 8 • Obligations
positives • « Victimisation secondaire »
d’une victime de violences sexuelles du fait
des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes dans les motifs
de l’arrêt • Autorités
ayant veillé au respect de l’intégrité personnelle de la requérante durant l’enquête et les débats du procès
STRASBOURG
27 mai 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire J.L. c. Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Péter Paczolay,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu la requête susmentionnée (no 5671/16) dirigée contre la
République italienne et dont une ressortissante
de cet État, Mme J.L. (« la requérante »),
a saisi la Cour le 19 janvier 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision
de la présidente de la section
de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,
Vu les observations des parties,
Notant que le 29 janvier 2018, les griefs de la requérante ont été communiqués
au Gouvernement, tandis que le restant
de la requête, à savoir les griefs soulevés
par la mère de l’intéressée,
était déclaré irrecevable conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 avril 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
1. La requérante
se plaint qu’une procédure pénale menée à la suite d’une plainte
pour viol en réunion déposée par elle ait méconnu l’obligation positive qui
selon elle incombait aux autorités nationales
de la protéger de manière effective contre les violences sexuelles qu’elle dit avoir
subies et de garantir la protection
de son droit à la vie privée
et de son intégrité personnelle.
Elle y voit une violation des articles 8 et 14 de la
Convention.
EN FAIT
2. La requérante
est née en 1986 et réside à
Scandicci. Elle a été représentée
par Me S. Menichetti et Me C. Carrano, avocates
à Rome.
3. Le gouvernement
italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme E.
Spatafora, et par son ancien coagent, Mme M. Aversano.
- LES ALLÉGATIONS DE
VIOLENCES SEXUELLES FORMULÉES PAR LA REQUÉRANTE
4. La requérante,
qui était à l’époque étudiante
en histoire de l’art et théâtre, explique
que le soir du 25 juillet 2008, aux alentours de minuit, elle rejoignit L.L. et les amis de celui-ci
à la « Fortezza da Basso », espace public de la ville de Florence situé
dans une ancienne forteresse militaire où se déroulaient des spectacles.
5. Dans
le cadre des investigations préliminaires (paragraphes 12-13 et 15 ci-dessous), la requérante déclara lors de ses auditions
devant la police et le parquet qu’elle avait rencontré L.L. dans un cours de théâtre deux ans
plus tôt et qu’elle avait joué en février
2008 dans un court-métrage écrit et dirigé par lui où elle interprétait le rôle d’une prostituée qui subissait des violences.
Elle affirma également avoir eu un rapport sexuel occasionnel avec L.L. le 5 juin 2008.
6. Elle exposa
que L.L. l’avait invitée à le rejoindre le
25 juillet dans la forteresse et qu’il lui avait promis de lui remettre un « petit
cadeau ». Elle avait décidé
d’accepter l’invitation dans l’espoir de recevoir des images du court-métrage et d’obtenir le solde de sa rémunération. Malade, son
compagnon ne l’avait pas accompagnée. Elle indiqua qu’au cours de la soirée, elle avait consommé plusieurs verres de liqueur (shot) offerts par L.L. et ses amis, au point de perdre rapidement le contrôle de ses actes et d’avoir des difficultés à marcher. Elle indiqua aux enquêteurs que L.L. connaissait sa faible résistance à l’alcool.
7. Aux
alentours de 1 h 30 du matin, elle aurait suivi dans les
toilettes de la forteresse
D.S. – l’un des amis de
L.L. qu’à ses dires elle avait déjà rencontré et avec qui elle avait eu une relation sexuelle occasionnelle quelques semaines plus tôt – lequel aurait exigé
un rapport sexuel oral.
Elle déclara qu’elle avait été désagréablement
surprise par le comportement
de D.S. mais que sous l’effet de l’alcool elle n’avait pas pu s’opposer
à lui. Elle expliqua que
par la suite, elle-même et d’autres
personnes avaient chevauché un taureau mécanique qui était installé à proximité de la
buvette, puis qu’avec le groupe d’amis elle avait dansé sur une piste de danse. Elle indiqua que vers la fin de la soirée elle
avait bu des cocktails offerts tour à tour
par L.L. et ses amis et par
le barman de la buvette.
8. Aux
environs de 3 heures du matin, alors
que la soirée se terminait
et que la forteresse allait fermer ses
portes, six des amis de L.L., y compris D.S., l’auraient accompagnée vers la sortie et auraient commencé à abuser d’elle en lui caressant les seins
et en pratiquant des attouchements sur ses parties génitales. L.L., qui les attendait à la sortie après s’être éloigné
quelques minutes plus tôt
pour raccompagner sa petite amie,
se serait joint à eux. La requérante aurait opposé de la résistance et se serait écriée : « Que faites-vous ? », puis
elle aurait essayé de se dégager et de rejoindre son vélo, mais elle aurait été poussée dans la direction opposée et dirigée vers la voiture de L.L., où elle aurait été contrainte
d’avoir plusieurs rapports sexuels avec les
membres du groupe.
9. La requérante
indiqua se souvenir clairement
de la présence des sept hommes dans
la voiture, y compris de
D.S., qui aurait été assis sur le siège avant. Elle expliqua que tous les
hommes avaient abusé d’elle à tour de rôle, à la fois par des pénétrations vaginales et par des rapports oraux, qu’ils lui avaient mordu ses seins
et les organes génitaux, en l’immobilisant au niveau des
bras et en lui écartant les
jambes par la force, au
point qu’elle aurait par la
suite souffert de contusions
et de douleurs, notamment au niveau de la mâchoire. La requérante ajouta que les
hommes avaient éjaculé et elle évoqua la présence d’une forte odeur de sperme dans la voiture. Elle exposa en outre avoir été
en état de choc et de confusion
pendant les violences, incapable de réagir. La requérante déclara ensuite avoir réussi
à reprendre ses esprits et à se dégager vers 4 heures du
matin. Elle précisa que ses agresseurs
s’étaient montrés « presque étonnés »
de sa réaction soudaine. En
sortant de la voiture, elle
se serait rendu compte que celle-ci avait été déplacée
et qu’elle était garée à un endroit qu’elle n’aurait pas reconnu sur le moment mais qu’elle aurait identifié par la suite comme étant la rue Cosseria. Toujours sous le
choc, elle aurait marché
sans but, puis elle aurait récupéré son vélo (paragraphe 21 ci-dessous)
et serait rentrée chez
elle, où elle aurait relaté les faits
à son compagnon.
10. Dans
l’après-midi du 26 juillet 2008, la requérante, accompagnée de son compagnon et d’une amie, se rendit au centre antiviolence de l’hôpital universitaire de Careggi et expliqua
qu’elle avait été victime d’un viol collectif. Les gynécologues du centre établirent un certificat médical qui faisait état d’ecchymoses au niveau
des deux avant-bras, d’une griffure de cinq centimètres sur la cuisse droite, d’une irritation de l’aréole du sein gauche et de rougeurs au niveau
des organes génitaux.
Le médecin du Centre antiviolence rédigea un rapport sur les faits décrits par la requérante. Après l’avoir signé, celle-ci demanda à modifier un passage dudit rapport en précisant qu’après avoir subi les violences
dénoncées, elle avait rejoint son vélo à pied et n’y avait
pas été accompagnée
en voiture par ses agresseurs comme cela était écrit dans
la première version du
rapport (paragraphe 21 ci-dessous). Une copie dudit rapport fut envoyée à la police.
11. Dans
les mois suivants les faits,
la requérante souffrit de troubles psychologiques et eut une crise de panique. Elle fut suivie par la psychologue du centre Artemisia – qui est un centre d’aide aux victimes
de violences géré par une association privée et financé par
les collectivités locales – auquel elle s’était adressée pour obtenir un soutien, et elle fut hospitalisée pour un stress post-traumatique à l’hôpital de Careggi du 21 janvier au 11 février 2009.
- LA PROCÉDURE
PÉNALE
12. Le 30 juillet 2008, la requérante fut convoquée et interrogée par la police de
Florence, laquelle avait reçu le rapport établi par le centre antiviolence
de Careggi. Le même jour, elle porta plainte contre ses agresseurs présumés.
13. Le 31 juillet, elle fut convoquée et interrogée par la police de Ravenne, ville dans laquelle elle était en visite avec des amis. Elle relata une
nouvelle fois sa version des
faits et procéda à une identification de ses agresseurs présumés à partir de
clichés qui avaient été pris au cours
de la soirée.
14. Le même
jour, à Florence, les sept suspects, y compris D.S., furent placés en détention provisoire. La police judiciaire saisit leurs téléphones
portables, dont les relevés furent examinés, ainsi que la voiture dans laquelle l’agression était réputée avoir eu
lieu. Le parquet ordonna des expertises visant à la découverte de traces de liquides biologiques qui pouvaient s’être écoulés dans la voiture et sur les habits de la requérante ainsi qu’à la détermination
des bornes qui avaient pu être
activées par les téléphones des suspects et de la requérante la nuit des faits.
15. Entendue
par le parquet de Florence au cours
d’une audition qui eut lieu le 16 septembre 2008 entre 18 h 30 et 22 h 10, la requérante
relata de nouveau le déroulement de la nuit du 25 au
26 juillet et apporta des
précisions sur les
relations qu’elle entretenait
avec L.L. et les autres suspects avant les faits.
À l’issue de l’audition, le
parquet chargea la police judiciaire d’identifier et d’interroger en tant que témoins les
personnes qui avaient été citées par la requérante et demanda à la police
scientifique d’acquérir les planimétries des lieux que
celle-ci avait indiqués dans son récit afin de déterminer l’endroit exact où
s’étaient déroulés les faits.
16. À une date non précisée, les enquêteurs
effectuèrent une visite des
lieux en présence de la requérante.
17. Le 29 avril
2009, le procureur de Florence inscrivit
les noms des sept personnes
mises en cause par la requérante
dans le registre des personnes soupçonnées
de s’être rendues coupable du délit
de violences sexuelles en réunion avec circonstances
aggravantes.
18. Le 11 mai 2010, les suspects furent
renvoyés en jugement devant le tribunal de Florence.
La requérante et la municipalité
de Florence se constituèrent parties civiles dans la procédure.
19. Dans
le cadre du procès en première instance devant le tribunal de Florence,
dix-huit audiences publiques
se tinrent entre le
17 septembre 2010 et le 14 janvier 2013. Après avoir consulté les parties, le président du tribunal, évoquant
le caractère sensible et délicat de la question et la nécessité de préserver autant que possible
la requérante, refusa
d’autoriser les journalistes présents dans la salle à filmer les débats.
20. Les
audiences des 8 février et
13 mai 2011 furent entièrement
consacrées à l’audition de
la requérante. Le compte rendu en fut consigné
dans un procès-verbal de quatre cent trente pages. La requérante fut interrogée par le ministère
public et par les huit avocats de la défense. Il ressort des procès-verbaux
des audiences que le président du tribunal
intervint à maintes reprises
dans le but d’empêcher autant que possible les
différents avocats des accusés de s’étendre sur des questions qui avaient déjà été abordées
par la victime, qui n’avaient
pas de rapport avec
l’affaire ou qui étaient de
nature strictement personnelle.
Le président du tribunal ordonna en outre de courtes suspensions d’audience afin de permettre à la requérante de se remettre de ses émotions.
21. Au
cours des débats furent également
entendues les personnes qui avaient recueilli le témoignage de la requérante après les faits, à savoir
son compagnon de l’époque et son amie, plusieurs amis de la requérante et des auteurs présumés
des faits, parmi lesquels la petite amie de
L.L., plusieurs personnes présentes à la fête ce soir-là, les gynécologues
du centre antiviolence et
la psychologue du
centre Artemisia, ainsi que les agents de la police judiciaire et scientifique qui avaient participé aux investigations.
En particulier, le médecin du centre antiviolence, qui avait accueilli la requérante le lendemain des faits, déclara
que celle-ci avait demandé à modifier un passage du rapport après l’avoir lu. Elle avait souhaité préciser qu’après avoir subi les
violences en question, elle
avait rejoint son vélo à pied et n’y avait pas
été accompagnée en voiture par les membres du groupe
comme cela était dit dans le
rapport.
22. En outre,
trois personnes, L.B., S.S.
et S.L., qui étaient présentes
au moment où la requérante avait quitté la forteresse avec les prévenus,
furent entendues par le tribunal en tant que témoins.
En particulier,
L.B. et S.S. – deux employés
affectés à la sécurité et au contrôle de l’accès à la forteresse – déclarèrent qu’en sortant de la forteresse la requérante était visiblement sous l’emprise de l’alcool, qu’elle n’était pas en mesure
de marcher seule et qu’elle était soutenue
par deux hommes qui se livraient à des attouchements sur ses parties intimes et que d’autres hommes les
entouraient. L.B. et S.S. indiquèrent
que la jeune femme ne réagissait pas et qu’elle ne paraissait pas en mesure d’opposer la moindre résistance. Inquiets, les deux témoins
auraient alors demandé des explications
aux jeunes hommes, lesquels auraient répondu avant de s’éloigner « ce n’est pas de notre faute si elle est cochonne ».
23. S.L. déclara
quant à elle qu’à la fin de
la soirée elle avait appris
par cinq amis – également entendus par le tribunal – qu’un groupe d’hommes et une jeune femme s’étaient fait remarquer au cours de la soirée par leur comportement désinhibé et leurs approches sexuelles explicites. Les hommes avaient plusieurs fois proposé des verres d’alcool à la jeune femme. Au moment de quitter la forteresse, cette dernière, entourée du groupe
d’hommes, qui se livraient
à des attouchements et l’embrassaient, avait paru être sous
l’emprise de l’alcool. S.L. et ses
amis avaient hésité à intervenir. Trois d’entre eux avaient
considéré que la jeune femme avait librement choisi de s’éloigner avec les
hommes, tandis que les deux
autres avaient estimé qu’elle n’était pas lucide ni en mesure de donner son consentement. Inquiète pour la jeune femme, S.L. avait décidé de se rapprocher du groupe et de le suivre quelques instants. Elle avait entendu la requérante demander aux hommes d’arrêter
et de la laisser tranquille (« Ora
basta ! lasciatemi stare ! »). Elle lui avait
donc proposé de l’aide, mais l’intéressée lui avait répondu qu’elle
n’avait pas à s’inquiéter, que les hommes qui l’accompagnaient étaient des amis et qu’ils
allaient la ramener chez elle. À la suite de commentaires
désobligeants de la part du
groupe d’hommes à son égard (« Va-t’en ! Occupe-toi de tes affaires ! Qui es-tu ? Quelqu’un de la ligue antiviolence ? »), la jeune femme avait en outre ajouté : « Je suis désolée, c’est de ma faute, avant j’étais lesbienne
et maintenant je suis hétérosexuelle ». Selon
S.L., la jeune femme, bien qu’amusée par les commentaires des hommes, paraissait absente et non pleinement consciente de la situation.
24. Lors
de son audition devant le tribunal, la requérante déclara ne pas se souvenir de
S.L. Elle fut par ailleurs interrogée par les avocats des inculpés
sur sa situation familiale et sentimentale ainsi que sur ses
expériences sexuelles. En outre, elle fut entendue à propos de sa décision, vingt jours après les faits,
de suivre une amie en Serbie
du 15 au 25 août 2008 et de prendre part à un
atelier artistique intitulé
« Sex in transition ».
Elle expliqua qu’elle avait décidé de quitter Florence pour éviter de rencontrer ses agresseurs, mais qu’elle avait été contrainte
de rentrer plus tôt que prévu à la suite d’une grave crise de panique qui avait nécessité une hospitalisation.
25. Au
cours d’audiences tenues les 28 et 29 février 2012,
le tribunal entendit les sept prévenus,
qui tous, y compris l’intéressé lui-même, affirmèrent que D.S. n’était présent ni à la sortie de la forteresse ni dans la voiture.
Selon la version des faits présentée
par les prévenus, excepté D.S., la requérante s’était montrée provoquante
tout au long de la soirée, tant
par la manière dont elle était
vêtue que par un comportement sensuel et vulgaire. Personne ne l’avait forcée à boire. Elle avait par ailleurs fait une fellation à D.S. dans les toilettes de la forteresse, et la chose avait aussitôt été révélée à tout le groupe d’amis. L.L. affirma que la requérante avait toujours eu pour lui une attirance physique, ce dont le rapport sexuel
pratiqué le 5 juin
2008 constituait selon lui
la preuve, et qu’elle avait menti en déclarant s’être rendue à la forteresse le 25 juillet dans le but d’obtenir
le solde de sa rémunération
pour le court-métrage dans lequel elle avait joué, sa prestation ayant déjà été
payée.
26. Les
prévenus déclarèrent que la requérante avait chevauché le taureau mécanique en montrant sa lingerie rouge et qu’elle
avait dansé de manière lascive et désinhibée avec chacun d’eux.
Ils affirmèrent qu’à la fin de la soirée, elle les
avait incités à avoir des rapports sexuels en réunion en disant :
« Et maintenant je veux
que vous me baisiez tous ! », et que lorsque L.L. s’était éloigné avec
sa petite amie, elle l’avait hélé
pour lui demander de les rejoindre. Ils indiquèrent que le groupe était euphorique
et que l’état d’esprit était festif (goliardico),
mais que personne n’était incapable d’agir à cause de l’alcool. Ils assurèrent que la requérante marchait sans difficulté et qu’elle paraissait sûre d’elle, les provoquant et les invitant à avoir des rapports sexuels. Ils expliquèrent
que lorsque S.L. les avait interpellés
à la sortie de la forteresse,
la requérante avait réagi en la rassurant et en revendiquant sa liberté d’agir sexuellement
comme elle l’entendait.
27. Par la suite, les approches sexuelles
de la requérante avaient augmenté en intensité et le groupe avait décidé
de gagner en voiture un endroit plus reculé et moins exposé aux
regards des passants. Leur choix s’était porté
sur le parking d’un kiosque situé rue Mariti. À cet
endroit, la requérante avait eu des
rapports sexuels complets avec deux d’entre
eux et elle avait pratiqué des fellations
aux autres, lesquels n’avaient eu ni érection ni éjaculation, provoquant la moquerie et la déception de l’intéressée. Les six hommes lui avaient ensuite proposé de la ramener chez elle, mais devant son refus ils l’avaient
raccompagnée en voiture jusqu’à son vélo, qui se trouvait à proximité de la forteresse. L’un des prévenus, D.A., soutint que le liquide séminal compatible avec son ADN qui avait été retrouvé
sur le t‑shirt de la requérante (paragraphe 32 ci-dessous) pouvait
s’expliquer par les attouchements qui avaient eu lieu pendant le trajet en voiture vers le kiosque.
- LES DÉCISIONS
JUDICIAIRES
28. Par un jugement du 14 janvier 2013, le tribunal de
Florence condamna six des sept prévenus
pour avoir induit une personne se trouvant dans un état d’infériorité physique et psychique
à accomplir ou subir des actes à caractère
sexuel, infraction qui était réprimée par l’article 609bis § 1, combiné
avec l’article 609octies.
En revanche, il les acquitta
des chefs de violences sexuelles par la violence, au sens de l’article
609bis § 1. Le septième prévenu, D.S., fut acquitté, l’enquête ayant démontré que, s’il avait
bien été présent durant la soirée, il n’avait pas quitté
la forteresse avec les autres et n’avait pas participé
au viol.
29. Dans
son jugement, le tribunal releva tout d’abord que les versions
des parties concordaient quant à la réalité du rapport sexuel en réunion, mais qu’en revanche elles divergeaient de manière substantielle sur la question du consentement.
Il releva ensuite que la version des faits fournie
par la requérante présentait
des incohérences et paraissait illogique sous plusieurs aspects, notamment concernant la partie initiale des faits.
En particulier, les explications de la requérante sur
les raisons qui l’avaient motivée à accepter l’invitation de L.L. à
le rejoindre à la forteresse
puis à y rester, alors qu’aucun cadeau ne lui avait été remis
et que l’attitude du groupe d’amis
à son égard semblait déplacée, lui paraissaient peu crédibles.
30. En revanche, il constata que les déclarations
de la victime quant au déroulement des faits au
moment précis de la sortie
de la forteresse étaient parfaitement corroborées par les témoignages directs de S.L., L.B. et S.S. Il jugea
donc que la requérante pouvait être considérée comme crédible relativement à la reconstitution
de cette partie de la
soirée – sauf sur la question
de la présence ou non de
D.S. – mais que sa crédibilité
restait douteuse quant à la reconstitution du début et de
la fin de la soirée. Il indiqua à cet égard que
selon une certaine jurisprudence de la Cour de cassation, on pouvait apprécier la crédibilité de la victime en procédant à une « évaluation fragmentée » de ses déclarations dès lors qu’il n’y
avait pas de contradiction factuelle et logique entre les
différentes parties de son récit
des faits.
31. Concernant
le déroulement des faits postérieurement à la sortie de la forteresse, le tribunal releva que la participation de D.S. aux faits dénoncés
avait été exclue grâce aux
investigations menées, lesquelles avaient démontré que, contrairement
à ce que la requérante avait déclaré, D.S. n’avait pas quitté
la forteresse avec le groupe. Il releva par ailleurs que les
relevés téléphoniques et l’examen des bornes
activées par les téléphones des intéressés avaient démenti la version de la requérante quant au lieu où
la voiture était garée pendant les faits dénoncés par elle, confirmant les dires des prévenus
sur ce point. De plus, les enquêteurs
avaient effectué des simulations démontrant qu’il aurait été impossible
à la requérante de rejoindre
son vélo à pied depuis ledit emplacement,
ce qui était également en contradiction avec ses dépositions.
32. En outre,
le tribunal considéra que les lésions
constatées par le médecin du centre antiviolence douze heures après
les faits (paragraphe 10 ci-dessus)
n’étaient pas compatibles avec l’intensité des violences
dénoncées par la requérante,
les lésions ayant pu être
provoquées par le simple accomplissement d’un acte sexuel dans une voiture, qui n’avait pas été contesté
par les prévenus. De plus, aucune trace de liquide séminal
n’avait été retrouvée ni à l’issue des prélèvements vaginaux et oraux sur la requérante ni dans la voiture, ce qui infirmait les déclarations de celle-ci concernant la « forte odeur de sperme » et corroborait les affirmations des prévenus selon lesquelles aucun d’entre eux n’avait
éjaculé dans la voiture. Au demeurant,
l’examen des traces biologiques retrouvées sur les habits de la requérante, notamment au dos
de son t-shirt, n’avaient permis
d’identifier l’ADN que d’un
seul accusé, D.A.
33. Le tribunal
considéra ensuite que l’hypothèse selon laquelle les prévenus avaient
pour le moins espéré vivre une soirée transgressive,
en se servant de la requérante
pour accomplir des jeux érotiques, ne relevait pas de la simple spéculation. Il en voyait une preuve dans le fait que des
messages téléphoniques échangés par les prévenus l’après-midi du 25 juillet faisaient référence à la présence future de l’intéressée à
la forteresse. Il qualifia
par ailleurs d’inquiétant
le contenu scabreux d’un
texte écrit par L.L. et retrouvé
dans sa voiture, qui semblait évoquer une relation
morbide avec la requérante.
34. En tout état de cause, il estima que, contrairement aux déclarations de tous les prévenus, la situation décrite par S.L., L.B. et S.S. n’avait
rien d’ « euphorique » ni de « festif ».
Les témoignages concordants desdits témoins avaient en effet permis de démontrer de manière irréfutable que la requérante se trouvait sous l’emprise de l’alcool lorsqu’elle avait quitté la forteresse avec les six
prévenus. Bien qu’il ne fût pas
prouvé que son état était résulté
de l’incitation de ces derniers à lui faire consommer de l’alcool dans le but de commettre un abus sexuel, il n’en restait pas moins
qu’il était démontré que la requérante était ivre, qu’elle avait
des difficultés à marcher et que sa capacité à consentir à avoir des rapports sexuels était visiblement altérée.
35. Le tribunal
considéra que l’état dans lequel
la requérante s’était trouvée, au moment observé par les témoins et pendant un laps de temps qu’il avait
été impossible de déterminer avec précision, devait être qualifié d’« état d’infériorité »
à la fois physique et psychique. Il précisa qu’en matière
de violences sexuelles la notion d’infériorité n’était pas nécessairement
liée à une pathologie
mentale de la victime mais pouvait
dériver de différents facteurs, à condition que leur sévérité
(incisività) fût en mesure
d’au moins vicier (viziare) le consentement.
Il ajouta que la notion d’infériorité ne requérait pas une soumission absolue de la part de
la victime, mais qu’elle était compatible avec un certain degré de résistance de sa part.
36. Il rappela
que le délit de violences sexuelles par abus de l’état d’infériorité d’une personne que réprimait l’article 609bis § 2, alinéa
1, du code pénal pouvait être caractérisé
par le fait de contraindre,
sans nécessairement avoir recours à la violence ou à l’intimidation, une personne rendue incapable de s’opposer par son état d’infériorité, dans le but d’en faire un objet de satisfaction sexuelle. Quant à l’élément moral du délit, il expliqua
qu’il comprenait à la fois la conscience de l’état d’infériorité de la victime – élément qui à son sens était indubitablement
présent en l’espèce – et le
fait d’agir à des fins sexuelles. Il précisa que l’état
d’infériorité ne devait pas nécessairement être provoqué par l’agresseur mais qu’il pouvait résulter de facteurs environnementaux extérieurs.
37. Les
six condamnés interjetèrent appel. Ils affirmèrent que la requérante avait menti au moins 29 fois et estimèrent que ces nombreuses
déclarations mensongères prouvaient son manque total de crédibilité. Considérant que la version des faits livrée
par elle était douteuse dans l’ensemble, ils estimaient que l’évaluation fragmentée des déclarations de l’intéressée à laquelle le tribunal s’était livré était contradictoire
et erronée au regard de la jurisprudence en la matière. Ils voyaient
dans les mensonges, reconnus par le tribunal, de la requérante une marque de repentir de la requérante vis-à-vis de l’expérience
sexuelle de groupe qu’elle avait pourtant
consentie. Ils plaidaient que l’état d’infériorité physique qui aurait invalidé le consentement de la requérante n’avait pas été
démontré et que son état d’infériorité psychique avait été démenti par les différents témoignages recueillis par le tribunal. Ils soutenaient
par ailleurs qu’ils n’avaient de toute manière pas pu
avoir conscience d’un quelconque état d’infériorité de la requérante, dans la mesure où tout le monde était sous l’emprise de l’alcool.
38. Par un arrêt du 4 mars
2015, déposé le 3 juin
2015, la cour d’appel de
Florence acquitta les six prévenus condamnés
en première instance (paragraphe
28 ci-dessus). Elle estima d’emblée que la partie du
jugement de première instance
relative à l’acquittement de ces
derniers pour le délit de viol commis avec violence ou menace
(article 609bis § 1 du CP) était passée
en force de chose jugée, étant donné que
le procureur n’avait pas fait appel
de cette partie du jugement. Par conséquent, il s’agissait seulement pour elle d’examiner la
question de l’abus de l’état d’infériorité présumé de la partie lésée (article 609bis §
2) et, dès lors, d’analyser l’état dans lequel la requérante se trouvait au moment des faits.
39. La cour
d’appel considéra que les multiples
incohérences que le tribunal avait relevées dans la version des faits
de la requérante (paragraphes
29 et 31 ci-dessus) ébranlaient
la crédibilité de celle-ci dans
sa globalité. Elle estima que
le tribunal avait eu tort d’effectuer
une évaluation fragmentée des différentes déclarations de la requérante et
d’admettre sa crédibilité relativement à une partie des faits. À cet égard, elle précisa que selon
la jurisprudence de la Cour
de cassation en la matière,
une évaluation fragmentée des déclarations d’une victime de violences sexuelles n’était possible que dans
les cas où
les déclarations en cause
se référaient à des faits différents et indépendants les uns des autres,
tels que des épisodes distincts
d’abus, certains plus étayés que d’autres.
Elle conclut que dès lors qu’en
l’espèce il s’agissait de juger un seul et unique épisode de violence, une « évaluation
fragmentée » de la crédibilité
de la victime n’était pas possible. C’était à la lumière de l’ensemble de ses
déclarations que la crédibilité de la victime devait être appréciée.
40. La cour
d’appel ajouta que les déclarations
de la requérante n’avaient pas été corroborées
par d’autres éléments de preuve mais qu’elles avaient au contraire
été démenties par le compte rendu de l’examen gynécologique, qui faisait état de lésions incompatibles avec les allégations
de l’intéressée, ainsi que par les résultats
des recherches de traces de liquides biologiques qui avaient été effectuées dans la voiture, sur les habits de la requérante et sur sa personne.
Elle estima enfin que, loin d’être un appel à l’aide, la réponse que celle-ci avait donnée à S.L. équivalait plutôt à une réaffirmation de ses choix sexuels, d’abord homosexuels et ensuite hétérosexuels.
41. Concernant
l’état d’infériorité dans lequel la requérante disait s’être trouvée, la cour d’appel considéra
d’emblée qu’il y avait lieu d’exclure toute carence psychologique
chez l’intéressée pouvant affecter son consentement. Elle ajouta que, bien que
traversant une période
difficile sur les plans familial
et sentimental – sa mère était gravement malade, son père était absent et elle-même avait récemment
vécu une rupture
sentimentale et venait d’entamer
une relation avec un homme peur après l’avoir
rencontré –, la requérante était une jeune femme « certes fragile mais aussi créative et désinhibée, « capable de gérer sa (bi)sexualité et d’avoir des rapports sexuels occasionnels dont elle n’était pas tout à fait convaincue », comme ceux qu’elle avait
eus avec L.L. en pleine rue et avec D.S., tous les deux
rencontrés quelques jours avant les faits,
ou comme la fellation faite à ce dernier dans les toilettes
de la forteresse, suivie des danses et des
jeux avec le taureau mécanique.
42. La cour
d’appel releva par ailleurs que plusieurs
témoins avaient déclaré que la requérante avait eu une attitude extrêmement provoquante et vulgaire, qu’elle avait dansé de manière lascive en serrant certains des prévenus
et qu’après avoir eu un rapport sexuel avec D.S. dans les toilettes, fait qui avait aussitôt été révélé
au groupe d’amis, elle avait montré sa lingerie rouge en chevauchant
un taureau mécanique. La cour d’appel nota également que pour leur part les témoins
L.B. et S.S. avaient simplement
indiqué que la requérante semblait être sous l’emprise
de l’alcool et qu’elle avait
des difficultés à marcher lorsqu’elle avait quitté le parc. Enfin, la cour d’appel estima que le témoignage de S.L. évoquant la réaction de la requérante lorsqu’elle était intervenue pour la défendre donnait à penser que l’intéressée
n’était pas victime de violences, mais qu’elle était capable
de se défendre et même de
s’amuser des remarques faites par le groupe d’amis sur sa nouvelle orientation sexuelle. Au vu de ces éléments,
la cour d’appel considéra que l’alcool n’avait pas diminué
les capacités de discernement de l’intéressée.
43. Après
avoir exclu l’existence d’un état même pas latent
d’infériorité chez la requérante, la cour d’appel affirma qu’il ne lui restait à examiner que la question de la « révocation
du consentement initialement prêté » que les inculpés
avaient estimé, à tort ou à raison,
exister au cours de la soirée, au vu également du rapport oral que D.S. avait
déjà « obtenu »
de la requérante dans les toilettes. Jusqu’à la sortie de la forteresse, la requérante n’avait pas été
gênée par les attouchements et les tâtonnements faites par le groupe d’amis sur la piste de danse et s’était laissé raccompagner jusqu’à la voiture où elle était restée
inerte pendant l’accomplissement des
manœuvres sexuelles, de
sorte que les membres du groupe
d’amis s’étaient montrés « presque
étonnés » lorsqu’elle avait décidé de partir. La cour d’appel estima qu’au vu de ces éléments, on pouvait considérer que les prévenus avaient
estimé exister un consentement de la requérante à avoir un rapport sexuel en réunion, qui n’avait finalement satisfait personne.
Elle ajouta que par la suite il n’y avait pas eu
de coupure (cesura) significative de la part
de l’intéressée entre son consentement antérieur et son désaccord (dissenso) postérieur
allégué, puisqu’elle avait reconnu être
restée inerte et à la merci du groupe pendant les rapports sexuels.
44. La cour
d’appel jugea que son analyse, fondée sur un examen approfondi
de l’ensemble desdits éléments
résultats du procès, se trouvait confirmée par des considérations ultérieures : l’absence de traces de griffures ou d’échauffourées sur le corps des prévenus,
qui avaient été arrêtés aussitôt après les faits,
et par le fait que la requérante avait parcouru à vélo un trajet de dix minutes après les graves violences
qu’elle disait avoir subies. Ces
données, selon la cour d’appel, étaient
incompatibles avec les graves violences
et les abus que la requérante disait avoir subies
pendant deux heures (paragraphes 9 et 40 ci-dessus).
45. Elle considéra
dès lors qu’il n’avait pas
été prouvé que la requérante se trouvât dans un état d’infériorité lié aux effets
de l’alcool (alterazione alcolica), car si le
petit groupe était euphorique après avoir consommé une quantité relativement faible d’alcool, le comportement de l’intéressée avait en tout état de cause donné à penser qu’elle était assez
lucide lorsqu’elle avait chevauché le taureau mécanique, qu’elle avait essayé de joindre L.L. par téléphone au moment où il avait raccompagné sa petite amie ou qu’elle avait
répondu sèchement à S.L. La
cour d’appel rappela que selon
la Cour de cassation italienne, l’élément matériel du délit
de violences sexuelles
commise sur personne en état
d’infériorité était constitué lorsqu’une personne, par des agissements insidieux et sournois, en incitait une autre à se livrer à des actes à caractère
sexuel en abusant d’un état d’infériorité induit chez elle par la consommation d’alcool.
46. La cour
d’appel considéra qu’en dénonçant les faits au
centre antiviolence et en s’adressant
au centre Artemisia, la requérante avait voulu « stigmatiser »
le fait de n’avoir pas entravé l’accomplissement
de l’expérience de groupe, dans le but de refouler un moment de fragilité
et de faiblesse dont elle avait
pris conscience et que sa vie non linéaire aurait voulu censurer.
Elle estima que le comportement
et les expériences de l’intéressée avant et après les faits
montraient qu’elle avait vis-à-vis du sexe une attitude ambivalente qui
la conduisait à faire des choix non entièrement
assumés et vécus de manière contradictoire et traumatisante, comme celui de jouer dans le court métrage de L.L.
sans manifester de réticence
à l’égard des scènes de sexe et de violence qu’il comportait ou celui
de participer, quelques
jours après les violences dénoncées, à un atelier
intitulé « Sex in transition »
à Belgrade.
47. La cour
d’appel conclut que, bien que
regrettables, les faits reprochés n’étaient pas réprimés
pénalement et que les prévenus devaient
être acquittés, au motif que
l’élément matériel de l’infraction de violence sexuelle caractérisée par l’abus d’un état d’infériorité de la victime n’était pas constitué
(perché il fatto non sussiste).
48. Le 13 juillet 2015, la requérante fit parvenir au
ministère public un mémoire
dans lequel elle contestait les motifs de l’arrêt de la cour d’appel et sollicitait l’introduction d’un pourvoi en cassation.
49. Le ministère
public ne s’étant pas pourvu en cassation, l’arrêt de la cour d’appel de Florence acquit force
de chose jugée le 20 juillet 2015.
50. L’affaire et le procès eurent un retentissement médiatique important. La requérante s’exprima à propos des faits litigieux
sur les réseaux sociaux et créa un blog sur
internet consacré à la cause
de l’égalité entre les
sexes et à la lutte contre la violence
de genre.
51. Le 5 août
2015, une question parlementaire
sur les motifs de l’arrêt de la cour d’appel de Florence et leur compatibilité avec les dispositions de lois nationales et internationales en matière de protection des droits des victimes
d’abus sexuels et de lutte contre la violence à l’encontre des femmes fut posée au
président du Conseil des ministres
et au ministre de la Justice. Elle ne fut pas examinée.
LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES
PERTINENTS
- LE DROIT INTERNE
PERTINENT
- Le code pénal
52. L’article
609bis du code pénal
italien concerne le délit
de « violences sexuelles » (violenza sessuale). Il est ainsi rédigé :
« 1. Le fait de contraindre, par la violence, par
la menace ou par abus d’autorité, une personne à se livrer à des actes à caractère
sexuel est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq à dix ans.
2. Est soumis
à la même peine le fait d’induire [induce]
une personne à accomplir ou à se soumettre à des actes à caractère
sexuel :
1) en abusant de l’état
d’infériorité physique ou psychique de cette personne au moment des faits ; 2) en
l’induisant en erreur en se
faisant passer auprès d’elle pour une autre personne.
3. Dans
les cas de moindre gravité, la peine d’emprisonnement encourue est abaissée dans une mesure non supérieure aux deux tiers. »
53. Aux
termes de l’article 609ter :
« La peine d’emprisonnement peut aller de six à douze ans si les
infractions réprimées par
l’article 609bis sont
commises :
(...)
2) avec
utilisation d’armes, de substances alcooliques, de narcotiques, de stupéfiants ou d’autres moyens
ou substances pouvant gravement nuire à la santé de la personne lésée.
(...) »
54. Aux
termes de l’article 609octies du code pénal, est constitutif de « violences
sexuelles en réunion »
le fait pour plusieurs personnes réunies de participer à des violences sexuelles telles celles prévues
à l’article 609bis. Cette
infraction est punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller de six à douze ans.
- Le code de procédure pénale
55. L’article
392 du code de procédure pénale (ci-après le « CPP ») prévoit que, dans le cadre
des procédures portant entre autres
sur des infractions réprimées par l’article 609bis et
609octies, le ministère public –le cas échéant à la demande de la partie lésée – ou le prévenu
peuvent demander que le témoignage d’une personne mineure ou celui de la plaignante majeure soient recueillis par le juge des investigations
préliminaires dans le cadre d’un incident probatoire (incidente probatorio).
56. Le décret
législatif no 212 du
15 décembre 2015, qui transpose
les dispositions de la
Directive 2012/29/UE établissant des
normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité, a modifié l’article 392 du CPP par l’ajout de l’alinéa suivant :
« Au cours des investigations
préliminaires, lorsque la personne lésée est particulièrement vulnérable, le ministère public, le cas échéant à la demande de celle-ci,
ou le prévenu peuvent demander que le témoignage de la personne lésée soit recueilli dans le cadre d’un incident probatoire. »
57. Aux
termes de l’article 472, alinéa 3bis, du CPP, les débats relatifs
aux délits à caractère sexuel sont publics, sauf
si la victime demande le huis clos ou qu’elle
est mineure. Dans ce type de procédures, les questions relatives
à la vie privée et sexuelle
de la victime ne sont admises que si elles sont nécessaires pour la reconstitution des faits.
- La possibilité pour la partie
civile d’attaquer une décision
d’acquittement
58. Aux
termes de l’article 572 du CPP,
« La partie civile et la partie lésée (...) peuvent, par voie de requête motivée, demander au ministère
public de former un recours.
Si le ministère
public ne fait pas droit à cette demande,
il doit motiver sa décision et la notifier au demandeur. »
59. Aux
termes de l’article 576 du CPP,
« La partie civile peut interjeter appel d’un jugement de condamnation dans sa partie relative à l’action civile ; elle ne peut attaquer un jugement d’acquittement qu’aux fins d’établissement
de la responsabilité civile [de l’auteur
des faits] (...) »
- Le cadre législatif national en
matière de violences à
l’égard des femmes
60. La loi
no 119 du 15 octobre
2013, dite loi sur le féminicide
ou plan d’action extraordinaire
destiné à combattre la violence envers les femmes, prévoit des mesures axées
sur les droits procéduraux des victimes de violence domestique, d’abus sexuels, d’exploitation sexuelle
et de harcèlement. En vertu
des nouvelles dispositions,
le procureur et les forces de police ont l’obligation légale d’informer les victimes de la possibilité pour elles de se faire représenter par un avocat dans le cadre de la procédure pénale et de demander, par l’intermédiaire de leurs avocats, une audience protégée. Ils doivent également
informer les victimes de la possibilité qui leur est offerte de bénéficier
d’une assistance juridique
et des modalités d’octroi de ce type d’assistance. En outre, la loi prévoit que
les enquêtes relatives aux infractions
présumées doivent être menées dans
un délai d’un an à compter
de la date du signalement à
la police et que les permis de séjour
des étrangers victimes de violences, y compris des migrants
sans documents d’identification,
doivent être prolongés. La loi prévoit également la collecte structurée de données sur le sujet et leur mise à jour régulière, notamment au moyen
de la coordination des bases de données déjà existantes.
61. La loi
no 69 du 19 juillet
2019, dite « code rouge » a introduit de nouvelles infractions
– telles que le mariage forcé, la défiguration de la victime par infliction de lésions permanentes à son visage et la diffusion illégale d’images ou de vidéos sexuellement
explicites – et elle a alourdi
les sanctions pour les délits de harcèlement,
de violences sexuelles et
de violences domestiques.
Par ailleurs, les procédures concernant l’ensemble
de ces délits bénéficient d’un traitement prioritaire.
- Le Code éthique des magistrats
62. Le Code éthique des magistrats
a été modifié en 2010. L’article 12, troisième alinéa, du nouveau code est ainsi libellé :
« Dans les motivations des décisions et dans la conduite des audiences, le juge examine les faits
et les arguments des parties, évite de se prononcer sur des faits ou des
personnes sans pertinence avec l’objet de la cause, d’émettre des jugements
ou des considérations
sur la capacité professionnelle
des autres magistrats et des défenseurs et – sauf nécessité aux fins
de la décision - sur les personnes parties prenantes au procès. »
- LE DROIT
INTERNATIONAL PERTINENT
- Les Nations Unies
63. La Déclaration
des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes
de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 40/34 du 29 novembre
1985, dispose que les victimes doivent être traitées avec
compassion et dans le respect de leur dignité (annexe, article 4) et qu’il convient d’améliorer la capacité de l’appareil judiciaire et administratif à répondre aux besoins
des victimes, notamment en adoptant des mesures pour limiter autant que possible les
difficultés qu’elles rencontrent, protéger au besoin leur
vie privée et assurer leur sécurité ainsi que celle de leur famille et de leurs témoins, en les préservant des manœuvres d’intimidation et des représailles (annexe, article 6 d)).
64. Dans
ses observations finales concernant le septième rapport sur l’Italie, publié le 4 juillet 2017
(CEDAW/C/ITA/7), le Comité des
Nations unies pour l’élimination
de la discrimination à l’égard
des femmes déclara entre autres ce qui suit :
« Stéréotypes
25. Le Comité
prend note de l’action menée
par l’État partie pour lutter contre les stéréotypes sexistes discriminatoires par la promotion du
partage des responsabilités domestiques et parentales, et pour combattre les représentations stéréotypées des femmes dans les médias
par le renforcement du rôle de l’institut d’autoréglementation
de la publicité. Néanmoins,
il constate avec préoccupation :
a) L’enracinement
de stéréotypes concernant les rôles et responsabilités
des femmes et des hommes au sein
de la famille et de la société,
perpétuant les rôles traditionnels des femmes comme mères et femmes au foyer et compromettant leur statut social ainsi que leurs perspectives
d’études et de carrières ;
(...)
Violence sexiste à l’égard des femmes
27. Le Comité
se félicite des mesures prises pour lutter contre la violence sexiste à l’égard des femmes, notamment l’adoption
et la mise en œuvre de la loi
no 119/2013 relative aux dispositions
urgentes en matière de sécurité afin de lutter contre la violence sexiste et la mise en place d’un observatoire
national de la violence et d’une base de données nationale sur la violence sexiste. Il demeure toutefois préoccupé par :
a) La forte prévalence de la violence sexiste à l’égard des femmes et des filles dans l’État
partie ;
b) La sous-déclaration
de la violence sexiste à l’égard des femmes et les faibles taux
de poursuites et de condamnations,
qui entraînent l’impunité des auteurs ;
c) L’accès
limité aux juridictions civiles des femmes qui sont victimes de violence domestique et qui sollicitent une
ordonnance de protection ;
d) Le fait
que, bien que ces procédures
ne soient pas obligatoires, les tribunaux continuent d’orienter les victimes
vers les modes alternatifs de règlement des différends,
tels que la médiation ou la conciliation, dans les cas de violence
sexiste à l’égard des femmes, ainsi que l’utilisation émergente de mécanismes de justice réparatrice pour les cas les
moins graves de harcèlement dont la portée pourrait être étendue
à d’autres formes de violence sexiste à l’égard des femmes ;
e) L’impact cumulé et le chevauchement d’actes racistes, xénophobes et sexistes à l’égard des femmes ;
f) L’absence
d’études s’attaquant aux causes structurelles
de la violence sexiste à l’égard des femmes et l’absence de mesures visant à autonomiser les femmes ;
g) Les
disparités régionales et locales dans la disponibilité et la qualité des services d’assistance et de protection, notamment les refuges, pour les femmes victimes de violence, ainsi que les formes
croisées de discrimination
à l’égard des femmes issues de groupes minoritaires qui sont victimes de violence.
28. Rappelant
les dispositions de la
Convention et ses recommandations
générales no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes et no 35 (2017) sur la violence
sexiste à l’égard des femmes, mettant à jour la recommandation générale no 19,
le Comité recommande à l’État partie :
a) D’accélérer
l’adoption d’une législation complète
visant à prévenir, à combattre et à sanctionner toutes les formes
de violence à l’égard des femmes, ainsi que du nouveau plan d’action
contre la violence sexiste,
et de veiller à ce que des ressources humaines, techniques et financières
suffisantes soient affectées à leur mise en œuvre systématique et effective ;
b) D’évaluer
la réponse de la police et du système judiciaire
aux plaintes pour crimes et
délits sexuels et d’instaurer un renforcement des capacités obligatoire
pour les juges, procureurs, officiers de police et autres responsables de l’application des lois sur l’application
stricte des dispositions de la loi pénale relatives à la violence sexiste à l’égard des femmes et sur les procédures d’audition des femmes victimes de violence tenant compte de la problématique hommes-femmes ;
c) D’encourager
les femmes à dénoncer les faits de violence
domestique et sexuelle aux organes d’application
des lois en déstigmatisant les victimes, en sensibilisant les policiers et les magistrats et en faisant prendre conscience de la nature criminelle
de tels actes, et de
garantir aux femmes un accès
effectif aux juridictions civiles en vue d’obtenir des
ordonnances de protection
contre des partenaires violents ;
d) De veiller
à ce que les modes alternatifs de règlement des différends,
tels que la médiation, la conciliation et la justice réparatrice, ne soient pas utilisés
par les tribunaux pour les cas de violence
sexiste afin d’éviter qu’ils ne constituent un obstacle à l’accès des femmes à la justice formelle, et d’harmoniser
l’ensemble de la législation nationale
pertinente avec la Convention d’Istanbul ;
e) De veiller
à ce que les actes racistes, xénophobes et sexistes à l’égard des femmes fassent l’objet d’enquêtes minutieuses, à ce que les auteurs
soient poursuivis et à ce que les peines
prononcées soient proportionnées à la gravité des faits ;
f) De renforcer
la protection et l’assistance
fournies aux femmes qui sont victimes de violence, notamment en renforçant la capacité d’accueil des refuges
et en veillant à ce qu’ils répondent aux besoins
des victimes et couvrent l’ensemble du territoire de l’État partie, en affectant des ressources humaines, techniques et financières
suffisantes et en améliorant
la coopération entre l’État et les organisations
non gouvernementales qui proposent
un hébergement et des
services de réadaptation aux
victimes ;
g) De recueillir
des données statistiques sur la violence domestique et sexuelle, ventilées par sexe, âge, nationalité et relation entre la victime et l’auteur. »
- Le Conseil de l’Europe
65. Le 7 avril
2011, le Comité des Ministres du Conseil
de l’Europe a adopté la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Elle a été ratifiée par l’Italie le 10 septembre
2013 et est entrée en vigueur le 1er août 2014.
Ladite Convention comporte notamment les dispositions
suivantes :
Article 3 – Définitions
« Aux fins de la présente
Convention :
a) le terme « violence à l’égard des femmes » doit être compris comme
une violation des droits de l’homme et une forme de
discrimination à l’égard des femmes, et désigne tous les actes
de violence fondés sur le genre qui entraînent, ou sont susceptibles
d’entraîner pour les
femmes, des dommages ou souffrances de nature
physique, sexuelle, psychologique
ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée ; »
Article 15 – Formation des professionnels
« 1. Les Parties dispensent ou renforcent
la formation adéquate des professionnels pertinents ayant affaire aux victimes ou
aux auteurs de tous les actes
de violence couverts par le
champ d’application de la présente Convention, sur la prévention
et la détection de cette violence, l’égalité entre les femmes et les hommes, les besoins
et les droits des victimes, ainsi
que sur la manière de prévenir la victimisation secondaire.
(...) »
Article 36 – Violence sexuelle y compris le viol
« 1. Les Parties prennent les mesures
législatives ou autres nécessaires pour ériger en
infraction pénale, lorsqu’ils sont commis intentionnellement :
a) la pénétration
vaginale, anale ou orale non consentie,
à caractère sexuel, du corps d’autrui
avec toute partie du corps
ou avec un objet ;
b) les
autres actes à caractère sexuel non consentis sur autrui ;
c) le fait
de contraindre autrui à se livrer à des actes
à caractère sexuel non consentis avec un tiers.
2. Le consentement
doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances
environnantes.
3. Les
Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les dispositions
du paragraphe 1 s’appliquent également à des actes commis contre les anciens ou
actuels conjoints ou partenaires, conformément à leur droit interne. »
Article 54 – Enquêtes et preuves
« Les Parties prennent les mesures
législatives ou autres nécessaires pour que, dans toute procédure
civile ou pénale, les preuves relatives
aux antécédents sexuels et à la conduite de la victime ne soient recevables que lorsque cela est pertinent et
nécessaire. »
Article 56 – Mesures de protection
« 1. Les Parties prennent les mesures
législatives ou autres nécessaires pour protéger les droits et les
intérêts des victimes, y compris leurs besoins spécifiques
en tant que témoins, à tous les stades des
enquêtes et des procédures judiciaires, en particulier :
a) en veillant
à ce qu’elles soient, ainsi que leurs
familles et les témoins à charge, à l’abri des risques d’intimidation,
de représailles et de nouvelle victimisation ;
b) en veillant
à ce que les victimes soient informées, au moins
dans les cas où les
victimes et la famille pourraient être en danger, lorsque l’auteur de l’infraction s’évade ou est libéré
temporairement ou définitivement ;
c) en les
tenant informées, selon les conditions
prévues par leur droit interne, de leurs droits et des services à leur disposition, et des suites données à leur plainte, des
chefs d’accusation retenus,
du déroulement général de l’enquête ou de la procédure, et de leur rôle au
sein de celle-ci ainsi que de la décision rendue ;
d) en donnant
aux victimes, conformément aux règles de procédure de leur droit interne, la possibilité d’être entendues, de fournir des éléments de preuve et de présenter leurs vues, besoins
et préoccupations, directement
ou par le recours à un intermédiaire, et que ceux-ci soient examinés ;
e) en fournissant
aux victimes une assistance appropriée pour que leurs droits
et intérêts soient dûment présentés et pris en compte ;
f) en veillant
à ce que des mesures pour protéger la vie
privée et l’image de la victime puissent
être prises ;
g) en veillant,
lorsque cela est possible,
à ce que les contacts entre les victimes et les auteurs d’infractions
à l’intérieur des tribunaux et des locaux des services répressifs soient évités ;
h) en fournissant
aux victimes des interprètes indépendants et compétents, lorsque les victimes
sont parties aux procédures ou lorsqu’elles
fournissent des éléments de preuve ;
i) en permettant
aux victimes de témoigner en salle d’audience, conformément aux règles prévues par leur droit interne, sans être présentes, ou du moins
sans que l’auteur présumé de l’infraction ne soit présent, notamment
par le recours aux technologies de communication appropriées, si elles sont disponibles. »
66. Le 13 janvier 2020, le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du Conseil
de l’Europe (« GREVIO ») a publié son premier rapport d’évaluation
concernant l’Italie. Il comporte le passage suivant :
« Tout en reconnaissant les progrès accomplis
dans la promotion de l’égalité des
sexes et des droits des femmes, le rapport constate que
la cause de l’égalité des sexes se heurte à une résistance en
Italie. Le GREVIO exprime sa
préoccupation face aux signes émergents d’une tendance à réinterpréter et à recentrer les politiques
d’égalité des sexes en termes
de politiques de la famille
et de la maternité. Pour surmonter
ces difficultés, le GREVIO considère qu’il est essentiel que les
autorités continuent à concevoir et à mettre en œuvre efficacement des politiques d’égalité entre les femmes et les hommes et d’autonomisation des femmes, qui reconnaissent clairement la
nature structurelle de la violence
contre les femmes comme une
manifestation des relations
de pouvoir historiquement inégales entre femmes et hommes. »
67. Se fondant sur les données fournies
par l’Institut national de statistique
(« ISTAT »), ledit rapport relève, entre autres,
que les taux
de signalement et de condamnation
pour violences sexuelles sont relativement faibles et en baisse : alors que le nombre
d’infractions de violences sexuelles signalées est passé de 4 617 en 2011 à 4 046 en 2016 (avec
un taux d’incidence du modèle femmes victimes et hommes auteurs de plus de 90 %), le nombre
d’auteurs condamnés est tombé de 1 703 à 1 419 durant la même période. La partie pertinente du rapport se lit ainsi :
« 225. [Le] GREVIO encourage vivement les autorités
italiennes :
a) à poursuivre
leurs efforts afin que les
enquêtes et les procédures pénales relatives aux affaires de violence fondée sur le genre soient menées
rapidement, tout en veillant
à ce que les mesures prises à cette fin soient soutenues par un financement adéquat ;
b) à faire
valoir la responsabilité des auteurs et garantir la justice pénale pour toutes les formes
de violence visées par la convention ;
c) à veiller
à ce que les peines infligées dans les cas
de violence à l’égard des femmes, y compris la violence domestique, soient proportionnelles à la gravité de l’infraction et préservent le caractère dissuasif des sanctions.
Les progrès dans ce domaine devraient être mesurés au moyen
de données appropriées et étayés par des analyses pertinentes du traitement des
affaires pénales par les
services répressifs, les
parquets et les tribunaux afin de vérifier où l’attrition se produit et d’identifier les éventuelles lacunes dans la réponse institutionnelle à la violence à l’égard des femmes. »
68. L’avis
no 11 (2008) du Conseil
consultatif de juges
européens (CCJE) concernant la qualité
des décisions de justice, contient le passage suivant :
« 38. (...) La motivation
(d’une décision de justice)
doit être dépourvue de toute appréciation injurieuse ou peu flatteuse
du justiciable. »
- L’Union
européenne
69. Adoptée
le 25 octobre 2012, la directive
2012/29/UE du Parlement
européen et du Conseil établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre
2001/220/JHA du Conseil devait être transposée
au plus tard le 16 novembre
2015. Elle a été transposée
en droit italien par le décret législatif no 212 du 15 décembre 2015. Les parties pertinentes de la directive sont ainsi libellées :
Considérant 17
« La violence dirigée contre une personne en raison de son sexe, de son identité ou expression
de genre ou la violence qui touche de manière disproportionnée les personnes d’un sexe en particulier est considérée comme de la violence fondée sur le genre. Il peut en résulter une atteinte à l’intégrité physique, sexuelle, émotionnelle ou psychologique de la victime ou une perte matérielle pour celle-ci.
La violence fondée sur le genre s’entend comme une forme de discrimination
et une violation des
libertés fondamentales de la victime
et comprend les violences domestiques, les violences sexuelles
(y compris le viol, l’agression sexuelle et le harcèlement sexuel), la traite des êtres
humains, l’esclavage, ainsi que différentes
formes de pratiques préjudiciables telles que les mariages
forcés, les mutilations génitales féminines et les soi-disant « crimes d’honneur ». Les femmes victimes de violence fondée sur le genre et leurs enfants requièrent souvent un soutien et une protection spécifiques en raison du risque
élevé de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles lié à cette violence. »
Article 18 – Droit à une protection
« Sans préjudice des droits de la défense, les États
membres s’assurent que des mesures
sont mises en place pour protéger la victime et les membres de sa famille d’une victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles,
y compris contre le risque
d’un préjudice émotionnel ou psychologique, et pour protéger la dignité de la victime pendant son audition et
son témoignage. Au besoin, ces mesures
incluent également des procédures établies en vertu du droit national permettant la protection de l’intégrité physique de la victime
et des membres de sa famille. »
Article 19 – Droit d’éviter tout contact entre la victime et l’auteur de l’infraction
« 1. Les États membres établissent
les conditions permettant d’éviter tout contact entre la victime et les membres de sa famille, le cas échéant, et l’auteur de l’infraction dans les locaux où
la procédure pénale se déroule, à moins que la procédure pénale n’impose un tel contact.
2. Les
États membres veillent à ce que les nouveaux locaux judiciaires aient des zones d’attente séparées pour
les victimes. »
Article 21 – Droit à la protection de la vie privée
« 1. Les États membres veillent
à ce que les autorités compétentes puissent prendre, durant la procédure pénale, des mesures
appropriées de protection
de la vie privée, y compris des caractéristiques personnelles de la victime prises en compte dans l’évaluation personnalisée prévue à l’article 22, et de l’image de la victime
et des membres de sa famille. En outre, les États membres
veillent à ce que les autorités compétentes
puissent prendre toutes mesures légales pour empêcher la diffusion publique de toute information pouvant conduire à l’identification de la
victime lorsqu’il s’agit d’un enfant.
2. Pour protéger
la vie privée de la victime, l’intégrité
de sa personne et les données à caractère personnel la concernant, les États membres,
tout en respectant la liberté d’expression
et d’information et la liberté et le pluralisme des médias, encouragent
les médias à prendre des mesures
d’autorégulation. »
Article 22 – Évaluation personnalisée des victimes afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection
« 1. Les États membres veillent
à ce que les victimes fassent, en temps utile, l’objet d’une évaluation personnalisée, conformément aux procédures nationales, afin d’identifier les besoins spécifiques
en matière de protection et
de déterminer si et dans
quelle mesure elles bénéficieraient de mesures spéciales dans le cadre de la procédure pénale, comme prévu
aux articles 23 et 24, en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation
secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles.
2. L’évaluation
personnalisée prend particulièrement en compte :
a) les
caractéristiques personnelles
de la victime ;
b) le type
ou de la nature de l’infraction ; et
c) les
circonstances de l’infraction.
3. Dans
le cadre de l’évaluation personnalisée, une attention particulière est accordée aux victimes qui ont subi un préjudice
considérable en raison de
la gravité de l’infraction,
à celles qui ont subi une infraction fondée sur un préjugé ou un motif discriminatoire,
qui pourrait notamment être lié à leurs
caractéristiques personnelles,
à celles que leur relation ou leur dépendance à l’égard de l’auteur de l’infraction rend particulièrement vulnérables. À cet égard, les victimes
du terrorisme, de la criminalité organisée, de la traite des êtres
humains, de violences fondées sur le genre, de violences domestiques, de violences ou d’exploitation sexuelles, ou d’infractions inspirées par la haine, ainsi que
les victimes handicapées sont dûment prises en considération. »
Article 23 – Droit
à une protection des victimes ayant
des besoins spécifiques en matière de protection au cours
de la procédure pénale
« 1. Sans préjudice
des droits de la défense et dans le respect du pouvoir
discrétionnaire du juge, les États
membres veillent à ce que les victimes
ayant des besoins spécifiques en matière de protection qui bénéficient de mesures spéciales identifiées à la suite
d’une évaluation personnalisée
prévue à l’article 22,
paragraphe 1, puissent
bénéficier des mesures prévues aux paragraphes 2 et 3 du présent article.
Une mesure spéciale envisagée à la suite de l’évaluation
personnalisée n’est pas accordée si des contraintes opérationnelles ou pratiques la rendent impossible ou s’il existe
un besoin urgent d’auditionner la victime, le défaut d’audition pouvant porter préjudice à la victime, à une autre personne
ou au déroulement
de la procédure.
2. Pendant l’enquête pénale, les mesures ci-après sont mises
à la disposition des victimes ayant des besoins spécifiques
de protection identifiés conformément à l’article 22, paragraphe 1 :
(...)
b) la victime
est auditionnée par des professionnels formés à cet effet ou
avec l’aide de ceux-ci ;
(...)
3. Pendant la procédure juridictionnelle, les mesures ci-après sont mises
à la disposition des victimes ayant des besoins spécifiques
de protection identifiés conformément à l’article 22, paragraphe 1 :
a) des
mesures permettant d’éviter tout contact visuel entre la victime et l’auteur de l’infraction, y compris pendant la déposition,
par le recours à des moyens adéquats, notamment des technologies
de communication ;
b) des
mesures permettant à la victime d’être entendue à l’audience sans y être
présente, notamment par le recours à des technologies
de communication appropriées ;
c) des
mesures permettant d’éviter toute audition
inutile concernant la vie privée de la victime sans rapport avec l’infraction pénale ; et
d) des
mesures permettant de tenir des audiences à huis clos. »
EN DROIT
- SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
70. La requérante
reproche aux autorités nationales de ne pas avoir protégé
son droit au respect de sa vie privée et de son intégrité
personnelle dans le cadre de la procédure pénale menée en l’espèce. Elle invoque l’article 8 de la Convention, ainsi
libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée
(...).
2. Il ne peut
y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette
ingérence est prévue par la
loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être
économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
- Sur la recevabilité
- Sur la règle des six mois
71. Le Gouvernement
soutient que la requérante n’a pas introduit sa requête dans le délai de six mois à compter
de la date de la décision définitive
intervenue dans le cadre du processus
d’épuisement des voies de recours internes, soit le 20 juillet 2015. Il indique à ce propos que la Cour
n’a reçu la requête que le 25 janvier 2016.
72. La requérante
affirme avoir posté sa requête dans le délai de six mois, à savoir
le 19 janvier 2016.
73. La Cour
observe que l’arrêt de la cour d’appel de Florence a acquis force de chose jugée le 20 juillet 2015. Le
délai de six mois dont l’intéressée disposait pour introduire sa requête devant la Cour en vertu de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention expirait donc le 20 janvier 2016. Or l’enveloppe contenant la requête a été expédiée d’Italie le 19 janvier 2016, date du cachet de la poste.
74. La Cour
considère que la date d’introduction de la requête est
celle du cachet de la poste
(Vasiliauskas c. Lituanie [GC],
no 35343/05, § 117, CEDH 2015). En conséquence,
il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
- Sur l’épuisement des voies de recours internes
75. Le Gouvernement
estime que la requérante n’a pas épuisé les voies
de recours internes, expliquant que l’intéressée ne s’est pas pourvue en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Florence et qu’elle
n’a pas interjeté appel du jugement
de première instance. Il souligne
que l’article 576 du CPP offre un recours efficace,
que la partie civile peut exercer, même
en l’absence d’un appel introduit par le ministère
public, pour obtenir la reconnaissance
d’un lien de causalité entre
la conduite de l’auteur des faits et la violation des droits
civils de la victime.
76. Il en veut
pour preuve que, dans plusieurs arrêts, la Cour de cassation italienne a ordonné l’annulation d’une décision d’acquittement et le renvoi de l’affaire devant le juge civil pour que celui-ci statue sur la demande de dédommagement de la partie civile. Dans ces circonstances, le juge civil est tenu d’appliquer les règles propres
au droit pénal, notamment en ce qui
concerne la charge de la preuve,
pour déterminer la responsabilité
de l’auteur des faits (arrêts de la Cour de cassation no 42995
de 2015 et no 27045 de 2016).
77. Le Gouvernement
en conclut que la requérante a ainsi renoncé à se prévaloir du droit que
lui offrait le droit
national d’exercer un tel recours pour réaffirmer devant un juge sa version des faits
et contester tant la décision d’acquittement des prévenus que
les motifs, y compris les considérations
ayant trait à sa vie privée,
sur lesquels elle était fondée.
78. Le Gouvernement
considère en outre qu’en choisissant de ne pas interjeter appel du jugement
de première instance en sa partie
relative à l’acquittement des
prévenus pour le délit de viol commis avec violence, la requérante a, implicitement accepté la reconstitution des faits opérée par les juges. Quant
à la demande d’introduction
d’un pourvoi en cassation adressée par la requérante au procureur (paragraphe
48 ci-dessus), le Gouvernement
indique que celle-ci n’a pas été présentée
suivant les formes prescrites par l’article 572 du CPP, précisant que le procureur reste en tout état de
cause autonome dans sa décision
d’introduire ou non un recours.
79. La requérante
expose quant à elle que seul le ministère
public peut introduire un recours contre une décision d’acquittement rendue en
première instance ou en appel, la partie civile ayant comme unique
possibilité, suivant l’article 572 du CPP, de demander au parquet de former pareil recours.
Dès lors, en adressant au parquet son mémoire, resté lettre morte, le
13 juillet 2015, elle aurait
recouru à la dernière possibilité offerte par le droit
national de faire constater
la responsabilité pénale de
ses agresseurs.
80. Elle soutient
qu’un pourvoi introduit conformément à l’article 576 du CPP aurait seulement permis de reconnaître d’éventuels éléments de responsabilité civile mais qu’il
n’aurait eu aucun effet sur l’acquittement des inculpés pour l’infraction dont
elle estimait avoir été victime, le juge ne pouvant en aucun cas, en l’absence d’introduction d’un recours par le parquet, se prononcer sur les aspects pénaux de la décision attaquée. À cet égard, la requérante
a produit des arrêts de la Cour de cassation dont elle dégage qu’un recours introduit
par la partie civile contre une décision
d’acquittement doit porter nécessairement et uniquement sur la responsabilité
civile de l’auteur des faits, à savoir sur les demandes de dédommagement à l’encontre de celui-ci, de sorte qu’un recours tendant à voir reconnaître la responsabilité pénale de l’intéressé serait irrecevable car contraire au principe de l’autorité de la chose jugée au
pénal (intangibilità del giudicato penale) (arrêts de la Cour de cassation no 41479 de 2011 et no 23155 de 2012).
81. La requérante
soutient par ailleurs que le choix du
ministère public de ne pas attaquer en cassation l’arrêt de la cour d’appel de Florence l’a privée de toute
possibilité d’obtenir un constat de responsabilité pénale de ses agresseurs
et, en conséquence, un redressement
approprié de son grief.
82. La Cour
rappelle que l’obligation d’épuiser les voies de recours
internes prévue par l’article 35 § 1 de la Convention concerne les voies de recours
qui sont accessibles au requérant et qui peuvent porter remède à la situation dont celui-ci
se plaint. Ces voies de recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues ; il incombe à l’État
défendeur de démontrer que ces exigences
se trouvent réunies (voir, parmi d’autres, Vučković et autres
c. Serbie (exception
préliminaire) [GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars
2014).
83. Afin
de pouvoir se prononcer sur
la question de savoir si la
requérante a, dans les circonstances particulières de l’espèce, satisfait à la condition d’épuisement des voies de recours internes, il convient de déterminer d’abord l’action ou l’omission des
autorités de l’État mis en cause que l’intéressée estime lui faire grief (voir,
entre autres, Ciobanu
c. Roumanie (déc.)
no 29053/95, 20 avril 1999). La Cour observe à cet égard que
le grief de la requérante
consiste à dire que les autorités sont
restées en défaut de
garantir la protection effective
de son autonomie sexuelle et qu’elles
n’ont pas pris des mesures
suffisantes pour protéger
son droit à la vie privée et son intégrité
personnelle dans le cadre de la procédure pénale menée en l’espèce.
84. La Cour
n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement
selon lequel la requérante aurait pu obtenir un redressement
approprié de son grief en recourant en appel, puis en cassation, conformément à l’article 576
du CPP, pour obtenir la reconnaissance de la responsabilité
civile de ses agresseurs présumés.
85. Elle rappelle
que les obligations
positives qui pèsent sur les États membres
en vertu des articles 3 et 8 de la Convention commandent
l’incrimination et la répression
effective par des mesures pénales de tout acte sexuel non consensuel (voir, entre autres, M.C.
c. Bulgarie, no 39272/98, § 166, CEDH 2003‑XII, et Y.
c. Bulgarie, no 41990/18, § 95, 20 février
2020).
86. Or elle constate qu’en sa qualité de partie civile l’intéressée ne pouvait interjeter appel du jugement
de condamnation de première instance
que sur sa partie concernant l’action civile. En outre,
en l’absence d’un pourvoi formé par le procureur contre l’arrêt de la cour d’appel de Florence, l’acquittement
des inculpés était devenu définitif
et donc insusceptible d’être remis en cause en vertu du principe de l’autorité de la chose pénale jugée.
87. Il s’ensuit
que des recours
introduits par la requérante
en qualité de partie civile
au sens du
droit national n’auraient pas eu l’effectivité
voulue. Par conséquent, l’exception de non-épuisement des voies de recours
internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
- Sur la qualité de victime de la requérante
88. Le Gouvernement
soutient que la requérante n’a pas la qualité de victime. Il considère tout d’abord que l’intéressée ne peut se plaindre d’une méconnaissance à son égard des droits reconnus
aux victimes d’abus sexuels, les
juridictions internes ayant exclu, par une décision devenue définitive, l’existence de toute violence sexuelle à son endroit. Il ajoute que les
autorités italiennes ne se sont rendues responsables
vis-à-vis de la requérante d’aucun
manquement aux obligations positives découlant de la Convention et visant
à garantir la protection du
droit à la vie
privée. À cet égard,
il renvoie la Cour à ses arguments en défense concernant le bien-fondé de la requête.
89. La requérante
rétorque à cela que le fait que les
prévenus n’aient pas été condamnés
à l’issue d’un procès au cours duquel
elle estime que ses droits garantis
par les articles 8 et 14 de
la Convention ont été méconnus ne saurait avoir d’incidence sur la notion de victime au sens de l’article
34 de la Convention.
90. La Cour
constate que l’exception de
non-possession de la qualité
de victime formulée par le Gouvernement concerne en substance
la question de l’existence ou non d’une atteinte à l’intégrité personnelle de la requérante et à son droit au respect
de sa vie privée. Elle examinera dès
lors cette exception en même temps que le fond
des griefs.
- Conclusion
91. Constatant
que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens
de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif
d’irrecevabilité, la Cour
la déclare recevable.
- Sur le fond
- Observations des parties
a) La requérante
92. La requérante
estime que ses droits de victime
présumée n’ont pas été suffisamment
protégés dans le cadre de la procédure pour viol diligentée contre ses agresseurs présumés. Elle explique que la procédure dans son ensemble a été longue et
pénible. Elle aurait subi des ingérences
continues et injustifiées dans sa vie privée de la part des
autorités, alors que celles-ci étaient
selon elle censées la protéger en tant que femme victime de violences sexuelles et donc en tant que
personne vulnérable. Elle y
voit une violation par l’État défendeur des obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention.
93. Elle considère
qu’à plusieurs égards l’État italien
est resté en défaut de
garantir une enquête et des
poursuites adéquates. Elle aurait ainsi été
soumise à plusieurs heures d’interrogatoire dans les locaux
de la police et du parquet,
puis entendue au cours des
débats publics, pendant lesquels elle aurait été amenée à livrer
des détails sur sa vie sexuelle, familiale et personnelle en s’exposant au jugement moral d’autrui. Ses agresseurs
présumés n’auraient pas eu à subir le même traitement.
94. Elle plaide
par ailleurs que la cour d’appel a décidé d’acquitter les prévenus en se fondant sur
une évaluation subjective
de ses habitudes sexuelles et de ses choix intimes et personnels, et en aucun cas sur des preuves
objectives. Elle se réfère aux témoignages de S.L., L.B. et
S.S., que les juges de première instance auraient estimé avoir fourni la preuve irréfutable de l’état d’infériorité physique et psychologique dans lequel elle disait s’être trouvée au
moment des faits, et qui auraient pourtant été ignorés par la cour d’appel, qui aurait privilégié les déclarations des prévenus. Selon
la requérante, l’arrêt de
la cour d’appel aurait reproduit une conception restrictive et dépassée de la notion de violences sexuelles, en violation des principes
dégagés par la Cour dans son arrêt M.C.
c. Bulgarie, précité.
95. La requérante
déplore par ailleurs que le ministère public ait rejeté sa demande
de saisine de la Cour de cassation, la privant ainsi d’une dernière possibilité de bénéficier de poursuites effectives, et que la question parlementaire adressée aux membres du
gouvernement en 2015 soit restée sans réponse.
96. Elle allègue
par ailleurs avoir été interrogée à plusieurs reprises sur des détails de sa vie privée et sexuelle
sans aucun rapport avec l’agression, par exemple sur ses performances artistiques, sur
ses rapports sexuels – qu’elle aurait été invitée à décrire
dans les moindres détails –, sur son choix de suivre un régime alimentaire végan, et même sur le sens des pseudonymes
utilisés sur les réseaux sociaux pour la désigner. Elle considère que le but de ces
questions était non pas d’éclaircir les faits mais de démontrer que son style de vie et
ses orientations sexuelles étaient « anormaux ». Elle soutient que les
jugements de valeur ainsi portés sur sa vie privée ont eu une influence
certaine sur l’issue du procès et que
les juges ont choisi de condamner
sa vie privée plutôt que de
juger ses agresseurs.
97. Elle ajoute
que pendant les débats le président du tribunal a dû
intervenir à de nombreuses
reprises pour empêcher des questions tendancieuses et pour
lui permettre de se remettre
de ses émotions, ce qui
pour elle constitue davantage
une preuve du caractère pénible de ses auditions qu’une
illustration des attentions que les autorités auraient
eues à son égard.
98. Elle reproche
également aux autorités nationales de n’avoir pas pris
en compte la profonde souffrance
qu’elle disait lui avoir été causée,
de n’avoir pas mis en place pour elle un soutien
psychologique, et de n’avoir
pas pris des mesures propres
à assurer la protection de
son intégrité personnelle.
Elle affirme que le seul suivi psychologique
dont elle ait pu bénéficier lui a été fourni par le centre Artemisia,
spécialisé dans le soutien aux femmes victimes de violence, auquel elle s’était adressée de sa propre initiative après les faits.
99. La requérante
se réfère à la jurisprudence
de la Cour concernant les mesures de protection des victimes de violences sexuelles, ainsi qu’aux dispositions de la
Convention d’Istanbul, qui condamne toute forme d’intimidation et de victimisation secondaire à l’encontre des victimes.
100. Elle reproche
aux juges ayant statué sur son affaire d’avoir stigmatisé sa vie personnelle, familiale et sexuelle pour fonder leurs décisions en première et, plus particulièrement,
en seconde instance. Elle considère
qu’en agissant ainsi ils n’ont
pas respecté le droit national, plus précisément
l’article 472, alinéa 3bis,
du CPP, qui interdit toute question injustifiée concernant la vie privée et sexuelle de la victime de violences sexuelles. La requérante se plaint par ailleurs d’une violation de son droit à la confidentialité de ses données personnelles dans le cadre du
procès, qui s’est tenu en
public et a largement été médiatisé. Quant à la faculté, évoquée par le Gouvernement, qu’elle aurait eue de se prévaloir de l’article 392 du CPP, elle soutient que la possibilité pour les victimes vulnérables
d’être entendues dans le cadre d’un incident probatoire a été établie seulement
par le décret législatif no 212
du 15 décembre 2015, entré en vigueur après la procédure litigieuse.
101. D’une manière générale, elle critique le cadre législatif et institutionnel mis en place en Italie pour la protection
des femmes contre la violence
de genre, le qualifiant d’insuffisant à plusieurs égards et de non conforme aux obligations découlant des instruments internationaux pertinents.
b) Le Gouvernement
102. Le Gouvernement
soutient que la procédure menée par les autorités nationales
a été effective et que sa durée n’a pas été excessive
au regard de la complexité de l’affaire. Il expose
que la procédure d’enquête, qui s’est déroulée sur
une période de neuf mois, a été engagée
très rapidement et qu’elle a connu une activité très riche.
Quant à la procédure judiciaire, il considère qu’elle n’a connu aucun ralentissement injustifié, faisant observer qu’une série de personnes ont été entendues,
comme prévenus ou comme témoins,
et qu’une multitude d’éléments de preuve ont été examinés
pendant les débats.
103. Il voit
d’ailleurs une preuve de l’effectivité de la procédure dans le fait même
que l’enquête s’est clôturée par une décision de renvoi en jugement des suspects et qu’elle a été suivie
d’un jugement de condamnation
en première instance. L’acquittement
décidé ensuite par la cour d’appel ne serait que le résultat
d’une analyse différente portant sur la responsabilité des inculpés, qui aurait été menée
à la lumière de l’ensemble des conclusions
de l’enquête et en application
de la jurisprudence de la Cour
de cassation quant à la possibilité d’évaluer de manière fragmentée la crédibilité des témoignages dans les procédures relatives à des violences sexuelles.
104. Dans
ces conditions, le Gouvernement considère que le grief de la requérante tiré du manque de célérité de la procédure est générique et non précisé. Il ajoute que la requérante n’a pas étayé non plus ses allégations selon lesquelles les modalités de conduite de l’enquête et du procès ont
emporté violation de son droit à la vie privée.
105. Tout d’abord, il conteste toutes les références faites par la requérante aux textes en matière
de protection des victimes de violences fondées sur le genre et de violences sexuelles, tels que la Convention d’Istanbul
ou d’autres instruments internationaux, qu’il estime non pertinents en l’espèce. Il souligne à cet égard que la qualité
de victime de violences sexuelles n’a pas été reconnue à la requérante par les autorités judiciaires compétentes et qu’en outre l’usage de violence à son égard a été exclu de manière
définitive dès le jugement de première instance.
106. Ensuite,
il estime que les questions posées
à la requérante au cours de l’enquête et lors du procès
ne peuvent s’analyser en
une ingérence disproportionnée
ou injustifiée dans sa vie privée. Il expose que les enquêteurs
ont tout simplement répondu au souhait
de l’intéressée de déposer une
plainte et formulé les questions nécessaires à la reconstitution des faits dénoncés par elle. Il considère que les
autorités ne sont pas sorties de leur rôle d’enquêteurs
impartiaux lors des auditions des
31 juillet et 16 septembre
2008 et qu’elles n’ont jamais empiété sur la vie privée de la requérante, se
bornant à enquêter sur les faits en évitant
tout jugement moral.
107. Il estime
par ailleurs que le procureur et le président du tribunal ont
eu au cours
des débats de première instance une attitude respectueuse, tenant compte de la sensibilité de la requérante, et qu’ils sont restés constamment
soucieux de son bien-être,
y compris pendant les
contre-interrogatoires menés
par les avocats de la défense, durant lesquels le président serait intervenu à plusieurs reprises dans le but d’empêcher toute question tendancieuse et de permettre à l’intéressée de retrouver son
calme. Il ajoute que, contrairement à l’affaire Y. c. Slovénie (no 41107/10, CEDH 2015 (extraits)), les contre-interrogatoires auraient en l’espèce été menés par les
avocats des prévenus, ceux-ci n’ayant jamais posé
directement les questions.
108. Quoi
qu’il en soit, le Gouvernement considère que, conformément à l’article 392 du CPP, la requérante aurait pu demander à être
entendue dans le cadre d’un incident probatoire organisé au cours des
investigations préliminaires
et éviter ainsi d’être soumise à un contre-interrogatoire pendant les débats.
109. Quant
aux motifs de l’arrêt de la cour d’appel, il soutient qu’ils sont conformes
à la loi et fondés sur une appréciation de l’ensemble des moyens de preuve recueillis au cours
du procès. Tous les éléments ayant
trait à la vie privée de la requérante, tels que ses
précédents rapports avec
L.L., sa bisexualité ou
encore la description de la lingerie qu’elle portait au moment des faits,
auraient été cités par la cour d’appel dans le seul but de fournir
la description la plus exhaustive
possible du déroulement de la soirée du
25 juillet 2008 et, par la même
occasion, de mettre en évidence les incohérences
que pouvait contenir la version des faits de l’intéressée, permettant ainsi une évaluation de sa crédibilité. Au demeurant, dans son jugement acquittant les prévenus du
chef d’accusation principal,
à savoir celui de viol commis avec violence, le tribunal aurait déjà relevé
ces incohérences. En n’interjetant pas appel de cette partie du jugement,
la requérante aurait ainsi renoncé à contester les conclusions
portant sur la fiabilité de
sa version des faits et elle aurait implicitement accepté la présentation des faits fournie par les prévenus.
110. Le Gouvernement
expose que la cour d’appel a constaté l’absence de crédibilité de la requérante en
se fondant sur plusieurs éléments
objectifs, tels que les résultats
des examens scientifiques pratiqués dans la voiture et sur les vêtements des
différents protagonistes, les recherches de traces d’ADN, le compte rendu de l’examen gynécologique, l’examen des relevés téléphoniques
et la détermination des différentes bornes activées, et après avoir exclu la possibilité d’une évaluation fractionnée des déclarations de la requérante à
la lumière de la jurisprudence en la matière. Dans ces
conditions, il estime que les références
faites à la personnalité complexe, désinhibée et créative de la requérante visaient à contextualiser les arguments de l’accusation de manière rigoureuse, en dehors de tout jugement
moral et sans que l’on puisse
parler d’une ingérence injustifiée dans la vie privée de l’intéressée.
111. Il considère
qu’au vu du contexte de l’affaire, le procureur
de la République a eu raison
de ne pas former de pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel, expliquant qu’il n’aurait eu aucune base légale et aucune chance d’aboutir.
112. Le Gouvernement
récuse en outre toute allégation selon laquelle la requérante aurait subi une « victimisation
secondaire » de la part des
autorités judiciaires dans le cadre du
procès. La simple lecture des procès-verbaux
des audiences montre d’après lui que la démarche du procureur
et du président du tribunal a été
empreinte de sensibilité
tout au long des auditions de la requérante et que celle-ci n’a pas eu à subir d’inutiles humiliations. Il trouve significatif à cet égard le fait que
la requérante soit restée en défaut d’étayer, aussi bien
devant le tribunal que devant la cour
d’appel, les préjudices existentiel et/ou corporel qu’elle
disait avoir subis.
113. Il ajoute
que les autorités
judiciaires étaient appelées à juger des personnes inculpées
d’un grave délit et qu’elles
étaient donc tenues d’évaluer de manière rigoureuse tout élément ayant trait à la crédibilité de la requérante et à
l’état d’infériorité
physique et psychologique dans
lequel elle disait s’être trouvée au
moment des faits. La rigueur aurait été d’autant plus nécessaire de
la part des juges d’appel que le tribunal avait acquitté de façon définitive les inculpés pour le délit de viol commis avec violence – ainsi que D.S. pour tous les chefs d’inculpation – en mettant en évidence les incohérences
que comportait la version des faits
de la requérante et en estimant
qu’elles jetaient un doute sur sa crédibilité.
114. Il se réfère à cet égard
au devoir de protection des droits des prévenus
garantis par l’article 6 de
la Convention et soutient que
l’évaluation de la personnalité
d’un témoin ou d’une victime de violences sexuelles est admise par le droit national dès lors qu’elle est nécessaire pour
l’appréciation de sa crédibilité
et de sa version des faits.
115. Enfin,
il indique que la requérante aurait pu éviter la publicité
des débats en demandant au tribunal,
sur le fondement de l’article 472,
alinéa 3bis, du
CPP, de juger l’affaire à huis
clos, et il estime
que l’intéressée a bénéficié d’un suivi psychologique adéquat tout au long de la procédure.
116. En conclusion,
il considère qu’aucun reproche ne peut être fait aux
autorités quant à la conduite de la procédure dans son ensemble et au respect des obligations
positives découlant de l’article 8 de la Convention.
- Appréciation de
la Cour
117. La Cour
observe que l’article 8, au même
titre que l’article 3, impose aux États l’obligation positive d’adopter des dispositions
pénales incriminant et punissant de manière effective tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique, et
de mettre concrètement ces dispositions en œuvre par l’accomplissement d’enquêtes et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie,
précité, §§ 153 et 166).
118. Elle rappelle
en outre que l’obligation positive qui incombe à l’État
en vertu de l’article 8 de protéger l’intégrité physique de
l’individu appelle, dans des cas
aussi graves que le viol, des
dispositions pénales efficaces et peut s’étendre par conséquent aux questions touchant
à l’effectivité de l’enquête
pénale menée aux fins de la mise en œuvre de ces dispositions
(M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 40, 27 novembre 2012). Pour ce qui est
de l’obligation de mener
une enquête effective, la Cour rappelle qu’il
s’agit là d’une obligation
de moyens et non de résultat.
Si cette exigence n’impose pas que toute
procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer
disposées à laisser impunies des atteintes
à l’intégrité physique et morale des
personnes, pour préserver
la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence
de complicité ou de tolérance d’actes illégaux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable
est également implicite dans
ce contexte. Indépendamment
de l’issue de la procédure,
les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais
raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des
affaires concrètes qui sont
soumises aux autorités (voir, parmi d’autres, M.N.
c. Bulgarie, précité,
§§ 46-49 et N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 96, 9 février 2021).
119. Par ailleurs,
la Cour a déjà affirmé que les
droits des victimes d’infractions parties à une procédure pénale tombent d’une manière générale sous l’empire de l’article 8 de
la Convention. À cet égard,
la Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se
contente pas de commander à
l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations
positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée
ou familiale. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la
vie privée jusque dans
les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas,
26 mars 1985, § 23, série
A no 91). Il s’ensuit que les États
contractants doivent organiser leur procédure pénale de manière à ne pas mettre indûment en péril la vie, la liberté ou la sécurité des témoins, et en particulier celles des victimes appelées
à déposer. Les intérêts de la défense doivent donc être
mis en balance avec ceux des témoins
ou des victimes
appelés à déposer (Doorson c. Pays-Bas, 26
mars 1996, § 70, Recueil
des arrêts et décisions 1996‑II). De plus, les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues
comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée
contre son gré au prévenu et dans une affaire impliquant un mineur (S.N. c. Suède, no 34209/96, § 47, ECHR 2002‑V, et Aigner
c. Autriche, no 28328/03, § 35, 10 mai 2012). Par conséquent, dans le cadre de pareilles procédures pénales, des mesures de protection particulières peuvent être prises
pour protéger les victimes (Y. c. Slovenie, précité, §§ 103 et 104). Les dispositions en jeu impliquent
une prise en charge adéquate de la victime durant la procédure pénale, ceci dans le but de la protéger d’une victimisation secondaire (Y. c. Slovénie, précité, §§ 97 et
101, A et B c. Croatie, no 7144/15, § 121, 20 juin
2019, et N.Ç. c. Turquie, précité, § 95).
120. La Cour
observe que l’ensemble de ces obligations positives découlent également de dispositions d’autres instruments internationaux (paragraphes 63,
64, 65 et 69 ci-dessus). La Cour rappelle en particulier que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique fait obligation aux Parties contractantes de prendre les mesures législatives
et autres nécessaires pour protéger
les droits et intérêts des victimes,
notamment pour mettre les victimes à l’abri des risques d’intimidation
et de nouvelle victimisation, pour leur permettre d’être entendues et de présenter leurs vues, besoins et préoccupations et en obtenir l’examen, et enfin pour leur donner la possibilité, si le droit interne applicable l’autorise, de témoigner sans que l’auteur présumé
de l’infraction soit présent. Par ailleurs, la directive européenne du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales
concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité
dispose que les victimes de violences fondées sur le genre bénéficient de mesures spéciales de protection en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation
secondaire, d’intimidation
et de représailles.
121. Se tournant
vers les circonstances de la présente
affaire, la Cour observe
tout d’abord que le droit italien sanctionne
pénalement le viol, qu’il soit commis au moyen de la violence, de la menace, d’un abus d’autorité, d’une
exploitation de l’état d’infériorité
de la victime ou de la ruse. En outre, le code pénal prévoit l’infraction autonome, plus sévèrement
réprimée, de violences sexuelles en réunion (paragraphes 52-54 ci-dessus).
On ne saurait donc reprocher à l’État italien l’absence d’un cadre législatif de protection des droits des victimes
de violences sexuelles.
122. Il s’agit
donc de déterminer si la requérante a bénéficié d’une protection effective de ses droits de victime
présumée et si le mécanisme prévu par le droit pénal italien
a en l’espèce été défaillant au point d’emporter violation des obligations positives qui incombaient à l’État défendeur. La Cour n’a pas à aller au-delà. Elle n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ;
elle ne saurait se substituer
aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ; elle ne saurait
non plus statuer sur la responsabilité
pénale des agresseurs présumés (M.C. c.Bulgarie, précité,
§ 168).
123. Concernant
l’effectivité de l’enquête,
la Cour constate d’emblée que
les autorités, faisant suite au signalement du centre antiviolence de Careggi auquel la
requérante s’était adressée, ont ouvert
d’office une enquête quatre
jours après les faits. La requérante a été entendue sans tarder et les sept
hommes mis en cause par ses déclarations ont été aussitôt
placés en détention provisoire, y compris D.S. dont
l’implication dans les faits fut
exclue par la suite de la procédure.
Une procédure d’enquête
s’est déroulée ensuite
pendant neuf mois, au terme desquels les suspects ont
été renvoyés en jugement. Les enquêteurs
ont notamment organisé une procédure d’identification des suspects et effectué plusieurs expertises techniques, afin
notamment de retrouver des traces biologiques
dans la voiture et sur les vêtements de la requérante et de reconstituer ses déplacements et ceux des suspects
par le biais, entre autres, de l’examen des relevés téléphoniques
et des bornes activées par les téléphones des intéressés (paragraphes
14 et 15 ci-dessus). Ensuite,
pendant les débats, de nombreux témoins cités par les parties ont été entendus,
ainsi que des experts, les
sept inculpés et la requérante. Globalement, la procédure pénale a duré environ sept
ans pour deux degrés de juridiction.
124. Compte
tenu de l’ensemble des éléments de la procédure, la Cour ne peut considérer
que les autorités
aient fait preuve de passivité ou qu’ils aient
manqué au devoir de diligence et aux exigences de célérité requises dans l’appréciation de l’ensemble des circonstances de l’affaire (voir, a
contrario, parmi d’autres, M.N.
c. Bulgarie, précité,
§ 49). A ce propos, la Cour
rappelle qu’il y a lieu d’apprécier le respect de l’obligation procédurale sur la base de plusieurs
paramètres essentiels, tels que l’ouverture rapide d’une
enquête dès que les faits
ont été portés
à la connaissance des autorités, la capacité de cette enquête à analyser méticuleusement de manière objective et impartiale tous les éléments pertinents,
de conduire à l’établissement
des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. Ces paramètres sont liés entre eux
et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant
de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (S.M.
c. Croatie, [GC], no 60561/14, §§ 312-320, 25 juin
2020, et N.Ç. c. Turquie, précité, § 97).
125. La Cour
observe d’ailleurs que la requérante n’allègue pas que
la gestion de l’enquête ait été marquée
par des lacunes et des retards manifestes
ou que les
autorités aient négligé des actes d’instruction.
Ce que l’intéressée expose, c’est que les modalités de conduite de l’enquête et du procès ont
été traumatisantes pour
elle et que l’attitude des autorités à son égard a porté atteinte
à son intégrité personnelle.
Elle se plaint en particulier
des conditions dans lesquelles elle a été interrogée tout au long de la procédure pénale et conteste les arguments sur lesquels les juges se sont
fondés pour rendre leurs décisions en l’espèce.
a) Les
auditions de la requérante
126. Concernant
les auditions de la requérante, la Cour observe d’emblée que les autorités judiciaires
se trouvaient en présence
de deux versions contradictoires des faits et que les
éléments de preuve directs dont elles disposaient résidaient essentiellement dans les déclarations faites par la requérante en qualité de témoin. Elle relève également que le compte rendu
de l’examen gynécologique
et les conclusions de
l’ensemble des nombreuses
expertises techniques menées par les
enquêteurs avaient mis en évidence plusieurs contradictions dans le récit des
faits livré par la requérante en sa qualité de témoin principal (paragraphes 31-32 ci-dessus).
127. Dans
ces conditions, la Cour considère que l’exigence d’équité du procès
commandait de donner à la défense la possibilité de contre-interroger la requérante en sa qualité de principal témoin à charge, étant donné qu’elle
n’était pas mineure et qu’elle ne se trouvait pas dans
une situation de vulnérabilité particulière
exigeant des mesures de protection accrue (voir, mutatis mutandis, B. c. Roumanie, no 42390/07, §§ 50 et 57, 10 janvier
2012). Elle rappelle à ce propos
que l’existence de deux versions inconciliables
des faits doit absolument entraîner une appréciation de la crédibilité des déclarations obtenues des uns et des
autres au regard des circonstances
de l’espèce, lesquelles doivent être dûment
vérifiées (voir, mutatis mutandis, M.C.
c. Bulgarie, précité,
§ 177).
128. Il n’en reste pas moins que
la Cour doit établir si les autorités internes sont parvenues à ménager un juste équilibre entre les intérêts de la défense, en particulier le droit des accusés
de faire citer et d’interroger les témoins énoncés par l’article 6 § 3, et les droits garantis à la victime présumée par l’article 8. La manière dont la victime présumée d’infractions à caractère sexuel est interrogée doit permettre de ménager un juste équilibre entre l’intégrité personnelle et la dignité de celle-ci et les droits de la défense garantis aux prévenus.
Si l’accusé doit pouvoir se défendre en contestant la crédibilité de la victime présumée et en mettant en lumière d’éventuelles incohérences dans sa déposition, le contre-interrogatoire
ne doit pas être utilisé comme
un moyen d’intimider ou d’humilier celle-ci (Y. c. Slovenie, précité, § 108).
129. La Cour
constate tout d’abord qu’à aucun moment, ni pendant les investigations préliminaires ni au cours du
procès, il n’y a eu de confrontation directe entre la requérante et les auteurs présumés des violences qu’elle
dénonçait. Concernant les interrogatoires auxquels la requérante a été soumise au
cours des investigations préliminaires, la Cour relève que
l’intéressée a été entendue par la police à deux reprises, soit le 30 juillet 2008 à Florence, lorsque les agents recueillirent ses premières déclarations et enregistrèrent sa plainte, et le
31 juillet 2008 à Ravenne,
ville dans laquelle la requérante se trouvait en vacances, lorsqu’elle fut amenée à identifier
les suspects à l’aide de photographies. En outre, le 16 septembre 2008
l’intéressée fut convoquée par le parquet, qui l’interrogea et ordonna ensuite des actes
d’enquête supplémentaires.
130. La Cour
s’est penchée sur les comptes rendus des auditions ; elle n’y a décelé ni attitude irrespectueuse ou intimidante de
la part des autorités d’enquête, ni démarches visant à décourager la requérante ou à orienter la suite des investigations. Elle estime que les questions
posées à la requérante étaient pertinentes et visaient à l’obtention d’une reconstitution des faits qui tînt compte de ses arguments
et de ses points de vue et
à permettre l’établissement
d’un dossier d’instruction complet
aux fins de continuation des poursuites judiciaires. Bien que sans doute
douloureuses pour la requérante
au vu de la situation, on ne saurait
considérer que les modalités des
auditions menées au cours de l’enquête
aient exposé l’intéressée à un traumatisme injustifié ou à des ingérences disproportionnées dans sa vie
intime et privée.
131. Pour ce qui est du procès, la requérante
a été interrogée lors des audiences des 8 février et 13 mai
2011. La Cour note à cet égard que celle-ci aurait pu se prévaloir
de l’article 392 du CPP en vigueur à l’époque des faits et demander à être interrogée dans le cadre d’un incident probatoire, à savoir une audience ad hoc tenue en chambre du conseil
(paragraphe 55 ci-dessus).
En revanche, comme la requérante
n’était pas mineure et qu’elle n’avait pas demandé
le huis clos sur le fondement de l’article 472 du CPP, les débats
se sont déroulés en public.
Néanmoins, le président du tribunal a décidé
d’interdire aux journalistes
présents dans la salle de les filmer,
afin notamment de protéger l’intimité de la requérante. En outre, il est intervenu à plusieurs reprises au cours des contre-interrogatoires de l’intéressée, interrompant les avocats de la défense lorsqu’ils posaient des questions redondantes
ou de nature personnelle ou lorsqu’ils abordaient
des sujets sans rapport avec les faits.
Il a aussi ordonné de courtes suspensions d’audience pour permettre
à la requérante de se remettre
de ses émotions.
132. La Cour
ne doute pas que la procédure dans son ensemble ait été vécue par la requérante comme une épreuve particulièrement pénible, d’autant que l’intéressée a été amenée à répéter
son témoignage à de multiples
reprises, qui plus est sur une période supérieure à deux ans, pour répondre aux questions successives
des enquêteurs, du parquet et des huit avocats de la défense. La Cour note par ailleurs que ces
derniers n’ont pas hésité, pour ébranler la crédibilité de la requérante, à interroger celle-ci
sur des questions personnelles concernant sa vie familiale, ses orientations sexuelles et ses choix intimes,
parfois sans rapport avec les faits, ce qui est résolument contraire non seulement aux principes
de droit international en matière
de protection des droits des victimes
de violences sexuelles mais
également au droit pénal italien
(paragraphe 57 ci-dessus).
133. Néanmoins,
compte tenu de l’attitude adoptée par le procureur et par le président du tribunal comme
des mesures prises par ce dernier pour protéger
l’intimité de l’intéressée dans le but d’empêcher
les avocats de la défense de la dénigrer ou de la perturber inutilement pendant les contre-interrogatoires, la Cour ne peut imputer aux
autorités publiques chargées de la procédure la responsabilité de l’épreuve particulièrement pénible vécue par la requérante, ni considérer que celles-ci aient omis de veiller à ce que la protection de l’intégrité personnelle de l’intéressée fût correctement protégé durant le déroulement du procès (a contrario, Y.
c. Slovénie, précité,
§ 109).
b) Le contenu des décisions judiciaires
134. La Cour
doit maintenant rechercher si le contenu des décisions
judiciaires prises dans le cadre du
procès de la requérante et
le raisonnement fondant l’acquittement
des prévenus ont porté atteinte
au droit de l’intéressée au respect
de sa vie privée et à sa liberté sexuelle
et s’ils l’ont exposée à une victimisation secondaire.
135. Concernant
la motivation des décisions de justice, la Cour rappelle encore une fois que son rôle n’est pas de se prononcer sur les allégations d’erreurs particulières commises par les autorités, ni de statuer sur la responsabilité pénale des agresseurs présumés. Par conséquent, elle ne
se substituera pas aux autorités internes
dans l’appréciation des faits de la
cause. En revanche, il lui incombe de déterminer
si le raisonnement suivi par les juridictions
et les arguments utilisés ont ou
non abouti à une entrave au
droit de la requérante au respect de sa vie privée et de
son intégrité personnelle
et s’il a emporté violation des obligations
positives inhérentes à l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, §§ 33-39, 4 octobre
2007, et Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, §§ 33-36, 25 juillet
2017).
136. Or, la Cour a relevé plusieurs
passages de l’arrêt de la cour d’appel de Florence qui évoquent la vie personnelle et intime de la requérante
et qui portent atteinte aux droits ce celle-ci découlant de l’article 8. Elle estime notamment injustifiées les références faites par la cour d’appel à la lingerie rouge « montrée » par la requérante au cours
de la soirée, ainsi que les commentaires concernant la bisexualité de l’intéressée, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de celle-ci avant les faits
(paragraphes 41 et 42 ci-dessus). De même, la Cour juge inappropriées
les considérations relatives à l’« attitude
ambivalente vis-à-vis du sexe »
de la requérante, que la cour d’appel déduit
entre autres des décisions de l’intéressée en matière artistique. Ainsi, la cour d’appel mentionne
parmi ces décisions douteuses le choix d’accepter de prendre part au court métrage de L.L. malgré son caractère violent et explicitement sexuel (paragraphe 46 ci-dessus),
sans pour autant - et à juste
titre – que le fait d’avoir écrit
et dirigé ledit court métrage ne soit aucunement commenté ou considéré comme
révélateur de l’attitude de
L.L. vis-à-vis du sexe. En outre, la Cour estime que le jugement
porté sur la décision de la
requérante de dénoncer les faits, qui selon la cour d’appel
serait résulté d’une volonté de « stigmatiser »
et de refouler un « moment critiquable
de fragilité et de faiblesse »,
tout comme la référence à
la « vie non linéaire » de l’intéressée (ibidem), sont également regrettables et hors de
propos.
137. La Cour
considère, contrairement au Gouvernement, que lesdits arguments
et considérations de la cour
d’appel n’étaient ni utiles pour évaluer la crédibilité de la requérante, question qui aurait pu être examinée
à la lumière des nombreux résultats objectifs de la procédure, ni déterminants
pour la résolution de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas, précité, § 37).
138. La Cour reconnaît qu’en l’espèce la question de la crédibilité de la requérante était particulièrement cruciale, et elle est prête
à admettre que le fait de se référer à ses relations passées avec tel ou
tel des inculpés
ou à certains de ses comportements au cours de la soirée pouvait être justifié.
Néanmoins, elle ne voit pas en quoi la condition familiale de la requérante, ses relations sentimentales, ses orientations sexuelles ou encore ses choix
vestimentaires ainsi que l’objet de ses activités artistiques
et culturelles pouvaient être pertinents pour l’appréciation de la crédibilité de
l’intéressée et de la responsabilité
pénale des prévenus. Ainsi, on ne saurait considérer que lesdites atteintes
à la vie privée et à l’image de la requérante
étaient justifiées par la nécessité de garantir les droits de la défense des prévenus.
139. La Cour estime que les
obligations positives de protéger les victimes
présumées de violences sexistes imposent également un devoir de protéger l’image, la dignité et la vie privée de celles-ci, y compris par la non-divulgation d’informations et de données personnelles sans relation avec les faits. Cette obligation est par ailleurs inhérente à la fonction judiciaire et découle du droit
national (paragraphes 57 et 62 ci-dessus) ainsi que
de différents textes internationaux (paragraphes 65,
68 et 69 ci-dessus). En ce sens, la faculté pour les juges de s’exprimer librement dans les décisions,
qui est une manifestation du
pouvoir discrétionnaire des magistrats et du principe de l’indépendance de
la justice, se trouve limitée par l’obligation de protéger l’image et la vie privée des justiciables de toute atteinte injustifiée.
140. La Cour
observe par ailleurs que le septième rapport sur l’Italie du Comité
des Nations unies pour l’élimination de la discrimination
à l’égard des femmes et le
rapport du GREVIO, ont constaté la persistance de stéréotypes concernant le rôle des femmes et la résistance de la société italienne à la cause de l’égalité des sexes. En outre, tant ledit Comité
des Nations unies que le GREVIO ont pointé du doigt
le faible taux de poursuites pénales et de condamnations en Italie, ce qui représente
à la fois la cause d’un manque de confiance
des victimes dans le système de la justice pénale et la raison du faible
taux de signalement de ce type de délits dans le pays (paragraphes
64-66 ci-dessus). Or, la Cour
considère que le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent
les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits
des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant (voir, mutatis mutandis, Carvalho Pinto de Sousa Morais, précité, § 54).
141. La Cour
est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales
jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors
essentiel que les autorités judiciaires
évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les
décisions de justice, de minimiser les violences
contre le genre et d’exposer
les femmes à une victimisation
secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes
dans la justice.
142. En conséquence,
tout en reconnaissant que les autorités nationales
ont veillé en l’espèce à ce que l’enquête et les débats fussent menés dans le respect
des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, la Cour
considère que les droits et intérêts
de la requérante résultant
de l’article 8 n’ont pas été adéquatement
protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autorités
nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance
compte tenu notamment de son caractère
public.
143. Partant,
la Cour rejette l’exception du Gouvernement
tirée de l’absence de qualité de victime de la requérante et conclut qu’il y a eu en l’espèce violation des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.
- SUR LA VIOLATION
ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
144. La requérante
se plaint également d’avoir subi une discrimination fondée sur le sexe, alléguant que l’acquittement de ses agresseurs et l’attitude négative des autorités nationales
pendant la procédure pénale
sont le fruit de préjugés sexistes. Elle invoque l’article 14 de la
Convention combiné avec l’article 8.
L’article 14
est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention
doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race,
la couleur, la langue, la religion,
les opinions politiques ou toutes autres
opinions, l’origine nationale ou
sociale, l’appartenance à une minorité
nationale, la fortune, la naissance
ou toute autre situation. »
145. Invoquant
notamment la réponse rapide
et minutieuse que les autorités compétentes
auraient donnée à la plainte de l’intéressée pour viol, le Gouvernement soutient que celle-ci n’a été victime d’aucun
traitement discriminatoire.
146. La Cour
constate que ce grief est lié à celui examiné
ci-dessus et qu’il doit donc de même
être déclaré recevable.
147. Compte
tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le
terrain de l’article 8 et au raisonnement développé à cet égard (paragraphes 135-143 ci-dessus), elle estime inutile d’examiner la question de savoir s’il y a eu par ailleurs en l’espèce violation de l’article 14 (voir, parmi d’autres précédents, M.C. c. Bulgarie,
précité).
- SUR L’APPLICATION
DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
148. Aux
termes de l’article 41 de
la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de
la Haute Partie contractante
ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
149. La requérante
sollicite une somme de 80 000 euros (EUR) au titre du dommage
moral qu’elle estime avoir subi et une autre de 30 000 EUR pour dommage
matériel. À cet égard, elle demande notamment le remboursement des frais médicaux
et de transport qu’elle aurait exposés pour soigner les troubles
psychologiques qu’elle dit être résultés
des faits litigieux, des frais universitaires qu’il lui aurait fallu assumer lorsque, en raison de ses difficultés
psychologiques, sa bourse
d’études aurait cessé de lui être versée, ainsi que
du coût du
déménagement qu’elle aurait opéré pour s’éloigner de ses agresseurs.
150. Le Gouvernement
s’oppose aux demandes formulées par la requérante.
151. La Cour
n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche,
elle estime que la requérante a dû éprouver de la détresse et subir
un traumatisme psychologique
du fait, au moins en partie,
des défaillances des autorités dans la mise en œuvre à son égard des mesures de protection des droits des victimes
présumées de violences sexuelles. Statuant en équité, elle lui octroie
12 000 EUR pour dommage moral.
- Frais et dépens
152. La requérante
réclame 25 600 EUR au titre
des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés
dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.
153. Le Gouvernement
considère que la requérante n’a pas prouvé avoir réellement
encouru les frais en question.
154. Selon
la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable
de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents
en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable
d’allouer à la requérante la somme de 1 600 EUR pour la procédure
menée devant elle.
- Intérêts moratoires
155. La Cour
juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
- Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de la qualité de victime et la rejette ;
- Déclare, à l’unanimité, la requête
recevable ;
- Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de
la Convention ;
- Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de
la Convention ;
- Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur
doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, les sommes
suivantes :
- 12 000 EUR (douze mille euros), plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
- 1 600 EUR (mille
six cents euros), plus
tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b)qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande
de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2021, en application
de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Ksenija Turković
Greffière adjointe Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.
K.T.U.
L.T.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK
1. Je ne puis
souscrire à l’opinion de la majorité
selon laquelle il y a eu violation
de l’article 8 de la Convention dans
la présente affaire.
2. La requérante
se plaint en particulier du contenu des
décisions rendues dans son affaire par les juridictions nationales. La majorité pose ce problème de la
façon suivante au paragraphe 134 de l’arrêt :
« La Cour doit
maintenant rechercher si le contenu des
décisions judiciaires prises dans le cadre du procès
de la requérante et le raisonnement
fondant l’acquittement des prévenus ont porté
atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et à
sa liberté sexuelle et s’ils
l’ont exposée à une victimisation secondaire. »
Il découle de
la motivation du présent arrêt (paragraphes 135 à 141) que le contenu des décisions
de justice est perçu – à juste titre – comme
une ingérence dans la sphère de vie privée de la requérante
protégée par l’article 8
de la Convention. Logiquement, la violation
constatée par la majorité aurait dû être
une violation des obligations négatives découlant de l’article 8 de la
Convention. Toutefois, au paragraphe 143 la majorité « conclut qu’il
y a eu en l’espèce violation des obligations positives découlant de l’article 8 de la
Convention » (italique ajouté).
Il est difficile de souscrire
à une telle approche.
3. La majorité
exprime au paragraphe 142 le point de vue suivant :
« En conséquence, tout en reconnaissant que les autorités nationales
ont veillé en l’espèce à ce que l’enquête et les débats fussent menés dans le respect
des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, la Cour
considère que les droits et intérêts
de la requérante résultant
de l’article 8 n’ont pas été adéquatement
protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autorités
nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance
compte tenu notamment de son caractère public. »
Je note que la seconde phrase de ce paragraphe, qui affirme que les autorités
nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, est en contradiction logique avec la première, qui déclare que les autorités
nationales ont veillé en l’espèce à ce que l’enquête et les débats fussent menés dans
le respect des obligations positives découlant de l’article 8 de la
Convention.
4. La présente
affaire, par son essence même,
touche à la sphère de vie la plus intime de la requérante et des accusés. Les juridictions
nationales devaient établir des circonstances
factuelles d’une grande complexité,
relevant par leur nature de la vie privée, et évaluer la question du consentement
de la victime alléguée.
Elles devaient aussi, et en
premier lieu, définir le « périmètre » des circonstances pertinentes de l’affaire. Exerçant
son pouvoir en la matière,
la cour d’appel de Florence
a estimé que pour examiner l’affaire pénale il était indispensable d’établir certains éléments factuels appartenant à un contexte plus
large, englobant des événements qui ont précédé ou qui ont suivi les
actes en cause, retenus dans les chefs d’inculpation. De plus, la cour d’appel devait – volens nolens –
apprécier les faits de la cause dans leur contexte
culturel spécifique, celui de la société italienne d’aujourd’hui.
Il faut noter que la cour
d’appel de Florence, dans
la motivation de son arrêt,
a commencé l’examen des questions juridiques
soulevées en appel par l’explication suivante :
« L’affaire doit être extraite
avant tout du contexte, qui détourne l’attention, pollué par l’impact émotionnel et médiatique qui a évidemment teinté les faits sur le moment, car dans le cas d’espèce
il convient de mettre de côté les jugements
moralisateurs ou les préjugés éthiques
et de concentrer uniquement
l’attention – en suivant
la rigueur de la décision frappée d’appel – sur le délit contesté et sur l’existence de ses éléments essentiels, subjectifs et objectifs. »
L’approche du juge national n’apparaît pas entachée
d’arbitraire. Les propos incriminés doivent être lus
dans le contexte de
l’ensemble des arguments
sur lesquels se fonde la motivation
de l’arrêt d’acquittement.
L’approche adoptée par la majorité peut conduire
à remettre en cause les droits de la défense, laquelle peut avoir
un intérêt légitime, en vue d’une décision de justice favorable, à établir lors de la procédure certains éléments factuels très sensibles relevant de la vie privée, et à les voir confirmer
dans la motivation de l’arrêt rendu.
5. La majorité adresse le reproche suivant aux juges
italiens (paragraphe 140
de l’arrêt) : « le
langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent
les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne ». Toutefois,
ce reproche n’est étayé par
aucun argument. En particulier, il n’est pas expliqué quels préjugés sur le rôle de la femme sont véhiculés par la cour d’appel. Je constate par ailleurs que dans
la présente affaire la cour
d’appel de Florence a statué
dans une formation de trois juges répondant
aux critères de l’équilibre hommes-femmes (deux femmes, dont le juge rapporteur, et un homme).
6. La majorité
dénonce au paragraphe 141 « des
propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans
la justice ». Ce reproche
suscite deux remarques. Premièrement, les propos incriminés
(cités au paragraphes 136, mais tirés de leur contexte) sont des propositions
factuelles et non des jugements de valeur. La majorité n’explique pas pour quelles raisons ces propositions
factuelles sont qualifiées de « propos
culpabilisants et moralisateurs ».
Deuxièmement, les expressions utilisées par la Cour constituent en soi des « propos culpabilisants et moralisateurs », adressés cette fois aux juges italiens. De plus, elles ne sont pas
propres à encourager la confiance dans la justice.
7. La majorité
exprime au paragraphe 141, dans les obiter dicta, le point de vue suivant :
« La Cour est convaincue
que les poursuites
et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans
la réponse institutionnelle
à la violence fondée sur le
genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes » (italique ajouté).
Dans une démocratie libérale, le droit pénal doit être
l’ultima ratio Rei Publicae (voir mon opinion en partie dissidente jointe à l’arrêt L.R. c. Macédoine
du Nord, no 38067/15, 23 janvier 2020). Si le
droit pénal est un instrument essentiel pour lutter contre la violence, il ne faudrait pas surestimer
son rôle dans la lutte contre les inégalités. Dans la présente affaire, la Cour
continue à exprimer son choix
en faveur d’une culture de punition
comme principal instrument de lutte contre
les différentes violations des droits de l’homme (comparer aussi avec le paragraphe 20 de
l’opinion en partie dissidente et en partie concordante de la juge Koskelo, à laquelle se sont ralliés les
juges Wojtyczek et Sabato, jointe à l’arrêt Penati
c. Italie, no 44166/15, 11 mai 2021). L’approche
adoptée amplifie le « vent illibéral
qui souffle à Strasbourg », dénoncé
avec brio par le juge Pinto
de Albuquerque dans son opinion séparée
jointe à l’arrêt Chernega et autres
c. Ukraine, no 74768/10, 18 juin 2019).