Corte europea dei diritti dell’uomo
GRANDE CAMERA
AFFAIRE HANAN c. ALLEMAGNE
(Requête no 4871/16)
ARRÊT
Art. 1 • Existence
d’un lien juridictionnel de nature à déclencher l’obligation d’enquêter sur des décès de civils causés par une frappe aérienne ordonnée lors d’une phase d’hostilités actives d’un conflit armé extraterritorial • Existence de « circonstances propres » établissant un lien : compétence exclusive de l’Allemagne à l’égard des infractions graves commises par ses troupes et obligation d’enquêter en vertu du droit international humanitaire (DIH) et du droit interne • Impossibilité juridique pour les autorités afghanes d’ouvrir une enquête
Art. 2 (volet procédural) • Caractère adéquat, promptitude, célérité raisonnable et indépendance de l’enquête • Absence de conflit de normes matériel entre le DIH et l’art 2 • Faits établis de manière fiable, à l’issue d’un examen approfondi, en vue d’apprécier la licéité du recours à la force létale • Participation des proches et contrôle du public • Existence d’un recours effectif pour contester l’effectivité de l’enquête
STRASBOURG
16 février 2021
Cet arrêt est définitif.
Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hanan c. Allemagne,
La Cour
européenne des droits de l’homme, siégeant en
une Grande Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Yonko Grozev,
Helen Keller,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Tim Eicke,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Arnfinn Bårdsen,
Erik Wennerström,
Saadet Yüksel,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Johan Callewaert, greffier
adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 février 2020 et le 2 décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4871/16) dirigée
contre la République fédérale
d’Allemagne et dont un ressortissant
afghan, M. Abdul Hanan (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 janvier 2016
en vertu de l’article 34
de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me W. Kaleck,
avocat à Berlin. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par deux de ses agents, Mme A. Wittling-Vogel et Mme N. Wenzel,
du ministère fédéral de la Justice et de la Protection
des consommateurs.
3. Dans sa requête, le requérant alléguait que l’État défendeur
n’avait pas mené une enquête effective sur la frappe aérienne opérée le 4 septembre 2009
près de Kunduz (Afghanistan), dans laquelle plusieurs
personnes, dont ses deux fils, avaient
été tuées. Il invoquait à cet égard le volet procédural de l’article 2 de
la Convention. Il se plaignait également, sur le terrain
de l’article 13 combiné
avec l’article 2, de
ne pas avoir disposé d’un recours interne effectif pour contester la décision de clôture de l’enquête pénale prise par le procureur général allemand (Generalbundesanwalt).
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le
2 septembre 2016, elle a été
communiquée au Gouvernement. Le 27 août 2019, une chambre
de la cinquième section, composée de Yonko Grozev, président, Angelika Nußberger, André Potocki, Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, Lәtif Hüseynov et Lado Chanturia, juges, ainsi que
de Claudia Westerdiek, greffière
de section, a décidé de se dessaisir en faveur de la Grande
Chambre, aucune des parties
ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du
règlement).
5. La composition de la Grande Chambre a été
arrêtée conformément aux articles 26
§§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. La décision a par ailleurs été prise d’examiner
conjointement la recevabilité
et le fond de la requête (article 29 § 1 de la Convention). Lors des deuxièmes
délibérations, Faris Vehabović et Arnfinn Bårdsen, juges suppléants, ont remplacé André Potocki et
Robert Spano, empêchés (article 24
§ 3 du règlement). Au cours de la procédure, Jon Fridrik Kjølbro a succédé à Linos-Alexandre Sicilianos en tant que président de la Grande
Chambre.
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont soumis des
observations écrites sur la
recevabilité et le fond de
l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Des observations ont également été
reçues des gouvernements britannique, danois, français, norvégien et suédois, du Centre des droits
de l’homme de l’université d’Essex, de l’Institut d’études internationales de
l’université catholique du Sacré-Cœur
de Milan, d’Open Society Justice Initiative et
de Rights Watch (UK), que
le président de la Grande Chambre avait
autorisés à intervenir en qualité
de tierces parties dans
la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et
71 § 1 et 44 § 3 du règlement). Les parties ont répondu à ces observations
dans leurs plaidoiries à l’audience (articles 71 § 1
et 44 § 6 du règlement).
8. Une
audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 26 février 2020
(articles 71 et 59 § 3 du règlement). Sur autorisation du président, les gouvernements britannique et français ainsi que Rights Watch (UK) ont participé à la procédure orale devant la Grande
Chambre.
Ont comparu :
– pour
le Gouvernement
Mmes A. Wittling-Vogel,
N. Wenzel, agents,
H. Krieger, conseil,
S. Weinkauff,
M.S. Sohm,
Mmes M. Wittenberg,
J. Drohla,
M.C. Ritscher,
Mmes D. Gmel,
S. Heine,
M.C. Barthe, conseillers ;
- pour le requérant
MM.W. Kaleck, avocat,
D. Akande,conseils,
F. Jessberger,
Mme C. Meloni,
M.A. Schüller,
Mme I. Sychenkova,conseillers ;
- pour le gouvernement français, tiers intervenant
M.F. Alabrune,agent,
Mme E. Leblond,
MM.R. Stamminger,
E. Gouin,conseillers ;
- pour
le gouvernement britannique,
tiers intervenant
M.C. Wickremasinghe,agent,
SirJames Eadie QC,conseil,
M.J. Swords,conseiller ;
- pour Rights Watch (UK), tiers intervenant
MM.S. Wordsworth QC,conseil,
C. Yeginsu,
Mme G. Schumacher,conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Wittling-Vogel, Mme Krieger, Me Kaleck, M. Akande, M. Alabrune,
Sir James Eadie et M. Wordsworth et, en leurs réponses aux questions
posées par les juges, Mme Krieger, Me Kaleck, M. Akande, Sir
James Eadie et M. Alabrune.
EN FAIT
- LA GENÈSE DE
L’AFFAIRE
9. Le requérant est né et réside à
Omar Khel (Afghanistan).
10. Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis, auxquels s’était joint le Royaume-Uni, s’engagèrent le 7 octobre 2001 dans une intervention militaire en Afghanistan. Cette opération, appelée « Liberté immuable »
(Operation Enduring Freedom),
leur permit de détruire des camps
d’entraînement et des infrastructures terroristes, de capturer des chefs de file d’Al-Qaïda et de faire tomber le régime taliban.
11. Le
16 novembre 2001, le Parlement allemand autorisa le déploiement d’un maximum de 3 900 soldats
allemands dans le cadre de l’opération Liberté immuable. Le contingent comprenait une centaine de soldats des forces spéciales
allemandes, qui furent appelés à participer à des opérations de lutte contre le terrorisme en Afghanistan.
12. Au début du mois de décembre 2001, vingt-cinq leaders
afghans de premier plan se rencontrèrent
à Bonn sous l’égide des Nations unies afin de décider d’un plan pour le
gouvernement du pays. Ils instaurèrent une autorité intérimaire afghane et
en choisirent le dirigeant. Le 5 décembre 2001,
ils parvinrent à un accord (« l’Accord de Bonn », paragraphe 71 ci‑dessous), dans
lequel ils demandaient l’assistance de la communauté internationale pour le
maintien de la sécurité en
Afghanistan et prévoyaient la création
de la Force internationale d’assistance
à la sécurité (FIAS).
13. Le
20 décembre 2001, le Conseil
de sécurité de l’Organisation
des Nations unies (respectivement, « le Conseil
de sécurité », « l’ONU ») autorisa la constitution de la
FIAS. Celle-ci devait aider l’Autorité
intérimaire afghane à maintenir
la sécurité à Kaboul et dans ses environs,
de telle sorte que l’Autorité intérimaire et le personnel des Nations unies puissent travailler dans un environnement sûr. Sa mission principale était de maintenir la sécurité, tandis que celle des forces
engagées dans l’opération Liberté immuable restait de mener des activités de lutte contre le terrorisme et de contre-insurrection.
14. Le
22 décembre 2001, le Parlement
allemand autorisa le déploiement de forces armées allemandes au sein de la FIAS (paragraphe 91 ci-dessous).
15. Le
11 août 2003, l’Organisation
du traité de
l’Atlantique Nord (OTAN) prit le commandement de la FIAS. Par la suite, la mission de la
FIAS fut étendue au-delà de la région de Kaboul. À la fin de l’année 2006, la FIAS était responsable de la sécurité de
tout le territoire afghan.
16. Après que la FIAS fut passée sous
le commandement de l’OTAN, son quartier général (« le QG de la FIAS ») et son commandant (« le commandant
de la force ») furent placés
sous le commandement allié de forces interarmées et le commandant
suprême des forces alliées en Europe de l’OTAN. Du QG de la FIAS relevaient
cinq commandements régionaux (« CR »), qui coordonnaient
au niveau régional toutes les activités civilo‑militaires menées
par les éléments militaires des équipes de reconstruction provinciale[1] (« PRT »)
dans leurs zones de responsabilité respectives. Si le QG de la FIAS et le commandant de la force conservaient le contrôle opérationnel, les PRT étaient placées du point de vue tactique sous
le commandement régional
dont elles relevaient.
17. Les troupes allemandes furent déployées sous l’autorité du CR Nord, qui était dirigé par l’Allemagne. Au moment des faits, le commandant du CR Nord était le général de brigade allemand V. La PRT de Kunduz, qui faisait
partie du CR Nord, était commandée par le colonel K., de l’armée allemande.
18. Parallèlement à la structure de commandement de la FIAS, le commandement
et le contrôle disciplinaires
et administratifs demeuraient
assurés par les différents États qui avaient fourni des troupes (paragraphe 75
ci-dessous). Les soldats déployés dans la PRT de Kunduz relevaient donc à cet égard
du commandement et du contrôle du
colonel K., qui relevait
lui‑même du commandement et du contrôle du général
de brigade V. Celui‑ci
assurait également le commandement de tout le contingent
allemand de la FIAS en Afghanistan. Il relevait – par l’intermédiaire du commandant des
opérations des forces interarmées au sein de la Bundeswehr – du ministère fédéral de la Défense.
19. Au moment des faits, le CR Nord comptait environ 5 600 équipiers,
dont 4 245 soldats allemands. Quelque 1 500 soldats étaient affectés à la PRT de
Kunduz, qui comprenait deux
unités d’opération spéciale allemandes.
20. À
partir du mois d’avril 2009, la sécurité se dégrada dans la province de
Kunduz. Au moment des élections en août et en
septembre 2009 notamment,
les troupes de la FIAS subirent
un nombre d’attaques accru et essuyèrent plusieurs pertes. À cet
égard, le colonel K. a déclaré devant une commission d’enquête parlementaire allemande que
pendant cette période, les troupes devaient s’attendre à être attaquées à chaque fois qu’elles quittaient leur base.
- LES CIRCONSTANCES
DE L’ESPÈCE
- La frappe aérienne du 4 septembre 2009
21. Le
3 septembre 2009, des insurgés s’emparèrent de deux camions‑citernes, tuant l’un des deux conducteurs. Un peu plus tard ce jour‑là, les deux camions-citernes
restèrent immobilisés sur
un banc de sable de la rivière Kunduz à sept kilomètres environ de la base de
la PRT de Kunduz. Afin de parvenir à les
dégager, les insurgés firent venir des habitants des
villages voisins pour qu’ils siphonnent (en partie) le carburant des citernes.
22. Vers 20 heures, la
PRT de Kunduz fut avertie
par un informateur du vol des camions. Elle reçut officiellement confirmation de l’information aux
alentours de 21 heures. À 21 h 55, un avion qui avait été envoyé sur une autre opération reçut pour mission de localiser les camions. Vers minuit quinze, il les repéra. La vidéo transmise par l’avion au centre de commandement montrait les deux camions
ainsi que plusieurs véhicules et de nombreuses personnes près du banc
de sable. Dans la nuit, le capitaine X – qui était présent au centre de commandement avec les sergents-chefs W et Y – sollicita à plusieurs reprises l’interprète de permanence pour obtenir des informations
directes de l’informateur qui
avait averti la PRT de Kunduz du
vol des camions
et/ou pour lui transmettre
des questions du colonel K. Vers minuit trente, l’informateur indiqua que les
insurgés armés avaient partiellement vidé les camions,
et qu’il n’y avait pas de civils
sur le banc de sable. Sa description de la situation correspondait
à ce que l’on pouvait voir sur la vidéo. À 0 h 48, l’avion de surveillance dut
rentrer à la base car il n’avait
plus assez de carburant. Peu après, le sergent-chef W contacta le QG de
la FIAS pour demander l’envoi
d’un autre avion. On lui répondit qu’un appui aérien ne pouvait être fourni
que si les troupes de la
FIAS étaient « au contact » avec des insurgés, c’est-à-dire face à
eux. Vers 1 heure, le colonel K. déclara que les troupes étaient « au contact », bien qu’il n’y eût
pas de face à face avec l’ennemi au sens
propre du terme, et deux avions F‑15 de
l’US Air Force furent envoyés
au-dessus du banc de sable, où plusieurs personnes
continuaient de siphonner les camions, toujours
immobilisés.
23. Les avions F‑15 arrivèrent au-dessus du banc de sable
vers 1 h 10. Il
y eut débat entre les pilotes
et le centre de commandement sur la question de savoir s’il fallait utiliser
des bombes de 500 livres ou de 2 000 livres et sur le risque
de dommages à des biens de caractère civil proches du
banc de sable. En réponse aux interrogations répétées du colonel K., l’informateur confirma qu’il n’y avait
près du banc
de sable que des insurgés et aucun civil. Les pilotes proposèrent à plusieurs reprises
de faire une « démonstration
de force » en passant à basse altitude pour disperser les individus
présents sur place. Le colonel
K. refusa et leur ordonna de bombarder les camions-citernes, qui étaient toujours immobilisés. Deux bombes de 500 livres furent larguées
à 1 h 49.
24. Les pilotes de l’US Air
Force firent une première reconnaissance
post-attaque immédiatement après la frappe puis, vers 8 heures, un avion sans pilote inspecta le
site.
25. Le bombardement avait détruit les deux camions-citernes et tué plusieurs personnes, dont les deux fils
du requérant, Abdul Bayan (douze ans) et Nesarullah (huit ans). Le nombre total de victimes
n’a jamais été établi (paragraphes 40 et 65‑69
ci-dessous). Le gouvernement allemand a versé à titre gracieux
5 000 dollars américains
par personne aux familles de 91 morts et
à onze blessés.
- Les investigations menées sur la
frappe
- L’enquête menée sur place
26. Plus tard dans la matinée du 4 septembre 2009, après avoir été
informé de la frappe, le général
de brigade V. dépêcha une
équipe d’enquête de la police
militaire allemande (Feldjäger)
de Masar-i-Sharif à Kunduz pour appuyer la PRT de Kunduz dans son
enquête.
27. Le même jour à 12 h 34, une équipe de la PRT
de Kunduz, partie à 12 h 13, arriva sur les lieux du
bombardement. L’équipe
de Masar-i-Sharif, qui avait
quitté sa base à 12 h 24, n’avait pas encore atteint la base de la PRT de Kunduz. Par conséquent, aucun de ses membres n’était
présent lors de l’inspection des lieux du bombardement. L’équipe de la PRT de Kunduz, qui était accompagnée d’une centaine
de membres des forces de sécurité afghanes chargés d’assurer sa protection, trouva un site fortement modifié, où il ne restait que les
épaves de quelques voitures et plus aucun corps. Elle fut attaquée mais, après un échange de tirs, elle put reprendre ses investigations. Elle retourna ensuite à la
base, où elle arriva à 14 h 23. À
14 h 45 débuta une réunion
d’évaluation à laquelle participèrent le colonel K. ainsi que des membres
de l’équipe d’enquête de la police
militaire de Masar-i-Sharif,
qui était arrivée entre-temps.
28. Les 4 et 5 septembre 2009,
des membres de la PRT de
Kunduz, de la police militaire
et de l’« équipe d’action initiale » de la
FIAS (paragraphe 65 ci-dessous) se rendirent dans les hôpitaux et villages de la région et recueillirent les témoignages de plusieurs personnes sur la frappe aérienne. Le colonel K. participa en partie à certains entretiens et fut tenu informé de l’enquête.
29. La police militaire rendit son rapport au général de brigade V. le 9 septembre 2009.
- L’enquête menée par les autorités de poursuite allemandes
30. Le directeur des affaires juridiques des forces armées informa le parquet
de Potsdam (Potsdam étant la ville siège du commandement
opérationnel de la Bundeswehr)
de la frappe le jour où elle eut
lieu. Celui-ci ouvrit le 7 septembre 2009 une enquête préliminaire, qui fut par la
suite transférée au parquet
de Leipzig (Leipzig étant le lieu
d’affectation du colonel K.) puis au parquet général de Dresde (dont relevait le parquet
de Leipzig). Le 5 novembre 2009, à l’issue de travaux préparatoires complémentaires,
dont des échanges avec le ministère fédéral de la Défense au sujet du cadre
juridique applicable au déploiement de troupes en
Afghanistan et sur la question de savoir
s’il y avait en l’espèce un fait justificatif (Rechtfertigungsgrund),
le parquet général de Dresde
pria le procureur général près la Cour fédérale
de justice d’examiner
la possibilité de se saisir
de l’affaire eu égard à la commission potentielle d’une infraction au code des crimes de droit international
(paragraphes 94‑95 et 101 ci‑dessous). À ce stade, le procureur général avait déjà
ouvert une enquête préliminaire, le 8 septembre 2009,
et entrepris de vérifier sa
compétence.
31. Dans le cadre de l’enquête préliminaire, le procureur général demanda par une
lettre du 27 novembre 2009 au commandement opérationnel de la Bundeswehr de
lui transmettre toutes les conclusions factuelles relatives à la frappe,
afin de lui permettre d’en déterminer plus clairement les circonstances. Trois jours plus tard, le commandement opérationnel de
la Bundeswehr lui fit parvenir un nombre considérable de rapports.
Le 16 décembre 2009, il lui communiqua des documents complémentaires. Par une lettre du 8 décembre 2009,
le procureur général
demanda une copie des pièces
communiquées à la commission
d’enquête parlementaire (paragraphe 69 ci-dessous). On lui fit
parvenir ces documents ainsi que la copie des transcriptions des auditions de la commission. Le 21 décembre 2009,
le procureur général adressa une liste de questions détaillées au commandement
opérationnel de la Bundeswehr.
Celui-ci y répondit par une
lettre du 8 février 2010. Le 23 février 2010,
le procureur général adressa des questions
complémentaires au ministère fédéral de la Défense,
qui y répondit.
32. Le
12 mars 2010, le procureur
général ouvrit une enquête pénale dirigée contre le colonel K. et le sergent-chef W
(qui avait assisté le colonel
la nuit de la frappe), sur la base des conclusions factuelles établies jusqu’alors. Du 22 au 25 mars 2010, il interrogea les deux suspects
et entendit deux témoins (le capitaine X et le sergent-chef Y), qui étaient présents au centre de commandement de la base de Kunduz au
moment des faits. Les documents recueillis et les vidéos provenant des avions furent
également analysés.
33. Le
16 avril 2010, le procureur
général clôtura l’enquête pénale, concluant qu’il n’y avait pas
de motifs suffisants pour engager la responsabilité pénale des mis
en cause, que ce fût au regard du
code des crimes de droit
international ou au regard du code pénal. Il estimait que la situation en
Afghanistan au moment des faits – tout du moins dans le nord du pays, où
les forces armées allemandes étaient déployées – était celle d’un conflit armé non international au sens du droit
international humanitaire, nonobstant
la participation de troupes internationales. Il parvenait à la conclusion que l’Afghanistan avait consenti valablement au regard du droit
international au déploiement
de la FIAS, et que celle-ci combattait
au nom des
autorités afghanes. Il
ajoutait que les insurgés talibans
et les groupes qui y étaient liés – dont il fournissait une description détaillée dans sa décision – devaient être considérés au regard du
droit international comme
« parties au conflit ». Il estimait que cette
situation de conflit armé
non international déclenchait l’applicabilité
du droit international humanitaire (voir aussi l’article 25 de la Loi
fondamentale, au paragraphe 93 ci-dessous)
et du code allemand des crimes de droit
international. Il considérait que les soldats allemands de la FIAS étaient des combattants
réguliers et ne pouvaient dès lors voir
leur responsabilité pénale engagée à raison d’actes de guerre conformes au droit
international. Il concluait que le colonel
K. n’avait pas eu l’intention de tuer ou de blesser
des civils ni d’endommager des biens de caractère civil et que, l’élément intentionnel étant nécessaire à la constitution
de l’infraction, sa responsabilité
ne pouvait donc pas être engagée
sur le terrain du
code des crimes de droit
international, et notamment de l’article 11 § 1 point 3
de ce code (paragraphe 95 ci-dessous). Il considérait en outre qu’il était exclu
d’engager la responsabilité
du colonel K. en vertu du code pénal,
que ce fût pour meurtre ou pour n’importe quelle autre infraction, car la licéité de la
frappe au regard du droit international était constitutive d’un fait justificatif.
34. Le
19 avril 2010, les autorités émirent un communiqué de presse dans lequel elles résumaient
les principales conclusions du procureur général et indiquaient que la plupart des informations
factuelles étaient classées secret-défense. Une version expurgée de la décision de clôture de la procédure fut établie
le 13 octobre 2010.
35. Il y était indiqué que les pièces
suivantes avaient été examinées :
- le
rapport d’enquête du commandant de la force ainsi que toutes ses
annexes ;
- les textes applicables
à l’OTAN et à la FIAS (instructions permanentes, règles d’engagement,
directives tactiques,
matrice d’évaluation du renseignement, instructions spéciales relatives aux opérations aériennes) ;
- le
rapport de la police militaire
en date du 9 septembre 2009,
accompagné de 44 annexes
(qui comprenaient des vidéos et des photographies) ;
– la déposition écrite du colonel K. à l’intention du chef d’état-major des forces armées allemandes,
en date du 5 septembre 2009 ;
– le
rapport du colonel
N., membre de l’équipe d’établissement
des faits de la FIAS, en
date du 6 septembre 2009 ;
– le
rapport du représentant
de la région du Kunduz au président afghan,
en date du 4 septembre 2009 ;
– le
rapport de la commission d’enquête afghane au président afghan ;
– la
liste des victimes
civiles potentielles de la
frappe établie par la Mission d’assistance
des Nations unies en
Afghanistan (MANUA) ;
– un
rapport d’ONG en date du 5 septembre 2009 [classé
secret-défense] ;
– le
rapport de l’équipe d’action initiale de la FIAS, en
date du 6 septembre 2009 ;
– les procès-verbaux des échanges qu’avait
eus la PRT de Kunduz avec
la commission d’enquête
afghane, des représentants locaux et une délégation de
l’équipe d’action initiale ;
– la réponse écrite du commandement opérationnel des forces armées allemandes en
date du 8 février 2010
aux questions posées le 21 décembre 2009
par le procureur général près la Cour fédérale
de justice ;
– cent soixante-quatre dossiers du ministère fédéral de la
Défense ;
– les procès-verbaux des auditions des
deux mis en cause et du capitaine X devant la commission parlementaire chargée de la défense siégeant en première commission d’enquête ;
– les procès-verbaux des auditions des
deux mis en cause et des témoins (le capitaine X et le sergent-chef Y)
devant le procureur général ;
– les transcriptions des échanges radio entre les pilotes
des avions F‑15 et
le sergent-chef W et les
vidéos correspondantes.
36. Dans sa décision de clôture, le procureur général considérait que deux points en particulier devaient être éclaircis : l’appréciation subjective que le colonel K. avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne, et le
nombre exact de personnes qui avaient été blessées ou
tuées par la frappe.
37. La version du colonel K. était que lorsqu’il avait
ordonné la frappe, il croyait
qu’il n’y avait près des camions-citernes aucun civil mais seulement des insurgés talibans.
Le procureur général estimait cette version crédible et corroborée par tout un faisceau
d’éléments objectifs, par les dépositions des personnes qui étaient présentes au centre de commandement au moment des faits
et par les vidéos prises depuis les
avions avant et pendant la
frappe.
38. Le procureur
général était d’avis que, étant
donné que le largage des bombes
avait eu lieu dans la nuit
à 1 h 49, pendant le Ramadan, à 850 m au
moins du village le plus proche et dans une zone qui était un bastion des insurgés,
un observateur objectif aurait estimé improbable
la présence de civils sur
place à ce moment-là. Il tenait compte également
des éléments suivants. Les militaires
avaient été informés que les
insurgés projetaient d’attaquer la base allemande avec des véhicules bourrés
d’explosifs ; de nombreux
attentats de ce type avaient déjà été
commis en Afghanistan dans les
mois précédant le 4 septembre 2009 ; le colonel
K. n’avait pas de raison de douter de l’exactitude des renseignements fournis par l’informateur, celui-ci lui ayant fourni seulement
quelques jours plus tôt des informations fiables ; le capitaine X,
qui avait appelé l’informateur sur ordre du colonel K. au
moins sept fois pour vérifier l’évolution de la
situation et obtenir confirmation
de ce que seuls des insurgés se trouvaient sur les lieux, considérait lui-même que l’informateur
était fiable ; et les renseignements donnés par l’informateur correspondaient aux images vidéo provenant des avions. Ainsi, le procureur général considérait que le colonel avait exercé dans
la situation en cause la même diligence que lorsque, en de précédentes occasions, il avait eu à prendre
des décisions concernant des opérations susceptibles de faire des victimes
civiles collatérales.
39. Le procureur général notait en outre que les autres
personnes présentes au poste de commandement avaient toutes témoigné de manière crédible qu’elles avaient agi avec la conviction qu’il n’y avait sur place que des insurgés,
et aucun civil. Il lui paraissait improbable qu’interroger d’autres témoins permît d’obtenir des informations
supplémentaires sur le point de savoir
si le colonel K. avait ou n’avait
pas pensé faire de victimes civiles lorsqu’il avait ordonné la frappe, d’autant que la seule personne présente au moment de la transmission des renseignements de l’informateur était le capitaine X, qui avait lui aussi été entendu, et qu’il n’y avait
aucun signe de défaillance au niveau de cette transmission. À son avis, rien dans la communication radio entre les pilotes
et le centre de commandement ne permettait
de dire que le colonel K. eût pensé faire
des victimes civiles. Le procureur général notait également qu’il n’était pas
contesté que les camions-citernes se
trouvaient à ce moment-là aux
mains des combattants talibans et que rien ne laissait
penser que ceux-ci ne se trouvaient plus à proximité des camions
au moment de la frappe. Il ajoutait que la tenue des talibans ne permettait pas de les distinguer des civils et que, dès lors, il était
impossible pour les pilotes de dire s’il paraissait y avoir des civils parmi
les personnes qu’ils voyaient à proximité des camions.
40. Le procureur général poursuivait son raisonnement en indiquant qu’en l’espèce, le nombre de victimes civiles ne constituait pas une preuve indirecte permettant de déduire quelle était la conviction subjective du colonel
K. Il notait que l’on n’avait pu établir
ni le nombre de personnes tuées ou blessées
dans la frappe, ni combien
de ces victimes étaient des talibans
et combien étaient des civils. Compte tenu des écarts que présentaient
les conclusions des différents rapports à cet égard, des
différences de mode de calcul
entre les uns et les autres
et des éléments disponibles, y compris les données vidéo,
il estimait que, probablement, une cinquantaine de
personnes avaient été tuées ou
blessées. Il observait qu’il avait été établi
que deux commandants talibans avaient été tués
et que l’on pouvait conclure, à la lumière des
rapports disponibles, que
le bombardement avait fait bien plus de victimes talibanes que de victimes civiles. Il était d’avis qu’il n’était pas
possible d’obtenir de réponses plus précises sur cette question, les mœurs sociales
et religieuses de la population
afghane interdisant l’usage
des techniques d’investigation
forensique modernes, notamment l’exhumation des corps et les
analyses ADN. Il considérait qu’en toute hypothèse, le nombre de personnes présentes sur place au moment de
la frappe ne permettait pas
de mettre en doute la conviction du colonel
K. quant au fait qu’il avait
affaire exclusivement à des
combattants talibans.
41. Sur
la question de la responsabilité du colonel K. au regard du
code des crimes de droit
international, le procureur général
considérait que la frappe aérienne du 4 septembre 2009 s’inscrivait bien dans le contexte
fonctionnel requis mais que, si les éléments
constitutifs objectifs de
l’infraction visée à l’article 11 § 1 point 3 de ce code étaient réunis, étant donné qu’il
s’agissait d’une attaque militaire lancée dans le cadre du
conflit armé non
international qui se déroulait en Afghanistan, les éléments constitutifs
subjectifs, eux, ne l’étaient pas. Il indiquait qu’en effet,
pour que l’infraction fût constituée, une intention directe de causer des dommages
collatéraux disproportionnés
devait être établie. Or, estimait-il, le colonel K. avait déclaré de manière crédible qu’il avait agi sur la foi de renseignements selon lesquels seuls des insurgés
étaient présents sur place,
et on ne pouvait donc pas dire qu’il pensait alors faire
des victimes civiles avec le degré de certitude requis pour que l’infraction fût constituée – il pensait même ne faire aucune
victime civile. Le procureur général concluait que la question du caractère
disproportionné du dommage collatéral prévu ne se posait donc même pas.
42. Le procureur général observait encore que les camions-citernes avaient été volés
par un groupe organisé de combattants talibans armés et que les
membres de ce groupe comme les camions
eux-mêmes étaient des cibles militaires
légitimes au moment où le colonel K. avait ordonné la frappe aérienne. Il expliquait à propos des talibans qu’en
vertu du droit international, toute personne qui était fonctionnellement intégrée dans un groupe armé organisé et qui y exerçait une fonction de combat continue perdait
la qualité de civil, devenait une cible militaire légitime et, tant qu’elle n’avait pas clairement
et durablement abandonné cette fonction de combat, pouvait être attaquée même
hors du cadre des hostilités en cours (paragraphe 80 ci-dessous).
43. Notant que le droit pénal général
demeurait applicable, le procureur général concluait que sa compétence s’étendait à la poursuite des infractions
prévues par le code pénal dans la mesure où l’action militaire relevait de la portée du code des crimes de droit international. Il estimait cependant que le colonel K. ne pouvait pas non plus voir sa responsabilité engagée en vertu du code pénal, et que le sergent-chef W ne
pouvait pas être accusé de complicité avec le colonel K. car, même si les éléments constitutifs
objectif et subjectif du meurtre étaient
réunis, les actions du colonel K. étaient
licites au regard du droit
international, et il y avait dès
lors un fait justificatif à son action militaire.
44. Le procureur général considérait que la qualité des victimes
au regard du droit international humanitaire constituait un élément déterminant aux fins de l’appréciation
de la licéité de la frappe aérienne. Il expliquait que les combattants armés qui se réclamaient d’une partie non étatique à un conflit armé non international et
les civils qui participaient directement aux hostilités constituaient des cibles légitimes pour les attaques militaires,
contrairement aux civils qui ne prenaient pas directement part aux hostilités. Observant que les combattants talibans armés qui avaient volé les
deux camions-citernes étaient membres d’un groupe armé organisé
qui était partie au conflit armé et
estimant qu’ils constituaient probablement la majorité des victimes
de la frappe, il concluait que
celle-ci avait bien été dirigée contre
des cibles militaires légitimes, dont la
« destruction » était
admissible dans les limites de la nécessité militaire, laquelle n’appelait selon lui aucune restriction en l’espèce.
45. Le procureur général reconnaissait que la frappe avait également tué des civils
qui étaient protégés en vertu du droit
international humanitaire et qui n’étaient donc pas
des cibles légitimes pour une attaque militaire. Il admettait que l’on pouvait partir du principe que toutes les
victimes de la frappe qui n’étaient
pas des combattants
talibans étaient des civils qui ne participaient pas directement aux hostilités, même les personnes qui aidaient les talibans
à dégager les camions-citernes du banc de sable ou
qui essayaient d’obtenir du carburant pour leur propre bénéfice. Il considérait cependant que l’ordre de frappe donné par le colonel K. était légitime au regard du
droit international, même si le bombardement avait aussi causé
la mort de civils protégés en vertu du droit international humanitaire. À cet égard, il notait que le droit
international humanitaire interdisait
seulement de lancer des attaques, dirigées
contre des civils en tant que tels ou
contre un objectif militaire, risquant de manière prévisible au moment où elles
étaient ordonnées de causer des dommages
civils qui seraient disproportionnés (« excessifs »)
par rapport à l’avantage militaire
concret et direct attendu (paragraphe 81 ci-dessous). Il soulignait sur ce point que le critère militaire de disproportion, autrement dit l’interdiction de causer des dommages
excessifs, ne pouvait être assimilé à la notion plus stricte de déraison, et que la conviction fondée sur des raisons objectives
qu’avait le responsable de
l’attaque au moment de
l’action militaire était déterminante, tant quant à l’avantage militaire tactique que quant aux
dommages collatéraux civils prévisibles. Ceux-ci, précisait-il,
n’étaient pertinents aux fins de l’appréciation
de la proportionnalité que si le commandant n’avait pas pris
les « toutes les précautions pratiquement possibles »
pour écarter le risque d’un
dommage collatéral civil majeur prévisible :
ainsi, l’action ne pouvait être jugée disproportionnée
qu’en cas d’excès patent.
46. Le procureur général notait qu’en l’espèce, la frappe avait été ordonnée dans
le but d’atteindre deux objectifs militaires : d’une part, détruire
les camions-citernes et
le carburant volés par les talibans et, d’autre part, tuer des combattants talibans. Il estimait qu’au moment des faits, la situation était la suivante. Le colonel K. n’avait pas de raison
de soupçonner la présence
de civils protégés sur les lieux, compte
tenu des circonstances dont il avait connaissance (distance des lieux habités
par rapport au banc de sable, heure de la nuit, présence de talibans armés) et des déclarations qu’avait faites l’informateur ; il n’était pas possible de mettre en œuvre suffisamment rapidement une reconnaissance et/ou des mesures de précaution supplémentaires ;
le colonel n’était pas obligé d’accepter
le risque de voir les talibans s’emparer définitivement des camions-citernes ou du carburant ;
et il ressortait suffisamment
de la situation que les personnes en question constituaient une cible légitime d’attaque militaire – il n’était pas nécessaire que le colonel fût absolument
certain qu’il n’y avait pas
de civils sur place.
47. Le procureur général était d’avis que,
quand bien même le colonel K. aurait été dans
l’obligation de tenir compte du risque
de causer la mort de plusieurs dizaines de civils protégés, un tel risque n’aurait
pas été hors de toute proportion par rapport à l’avantage militaire attendu, et la règle de
l’emploi des moyens les moins
lourds possible n’aurait pas été
enfreinte. Il observait que cette dernière question avait d’ailleurs fait l’objet d’une discussion entre le colonel K., le sergent-chef W et les pilotes avant la frappe, et que, contrairement à ce que ceux-ci avaient
recommandé, le colonel avait opté pour les plus petites bombes disponibles et pour l’utilisation
de fusées à explosion retardée, qui en limitaient la portée effective.
48. Le procureur général ajoutait que l’obligation générale d’adresser des avertissements
préalables avant d’engager une attaque susceptible de faire des victimes collatérales
dans la population civile était sans incidence sur sa conclusion quant à la licéité de l’ordre d’attaque au regard
du droit
international : non seulement le colonel K. s’était fondé sur la présomption justifiable que la frappe qu’il ordonnait ne toucherait aucun civil, mais encore cette obligation pouvait être levée si les
circonstances le commandaient
(paragraphe 81 ci-dessous), or en
l’espèce, le fait d’adresser un avertissement préalable aurait compromis la réalisation de l’objectif militaire légitime consistant à tuer les combattants
talibans.
49. Enfin, le procureur général estimait que même dans
l’hypothèse où le colonel n’aurait pas respecté les règles internes de la FIAS, notamment les règles d’engagement, ce manquement
aurait été sans pertinence pour l’évaluation de
la licéité de sa conduite militaire car ces règles étaient seulement un ensemble de restrictions
que la force s’imposait à
elle-même dans le but de parvenir à une solution politique à long terme du conflit afghan
et elles prévoyaient un niveau de protection de la population civile plus élevé que celui requis
en droit international.
- La participation du requérant aux investigations et ses démarches contre la décision de clôture de la procédure
a) Accès au dossier de l’enquête
50. Le
12 avril 2010, le requérant,
par l’intermédiaire de son représentant,
saisit le procureur général d’une plainte pénale relative au décès de ses deux
fils. Il demanda également l’accès au dossier de l’enquête. Le représentant du requérant avait été dûment mandaté
pour agir au nom de l’intéressé et des proches de 113 autres personnes supposément tuées par le bombardement. Par une lettre du 27 avril 2010, le procureur général informa le représentant du requérant que
l’enquête pénale avait été close
– sans que le requérant eût été entendu
– et que, pour se prononcer
sur la demande d’accès au dossier de l’enquête, les autorités devraient
examiner de manière plus approfondie la qualité de victime du requérant. Par des lettres des 9 juin et 7 juillet 2010, le requérant communiqua des observations au parquet. Le procureur général rejeta ces observations
pour défaut de fondement
par des lettres des 16 juillet et
3 septembre 2010. Le 1er septembre 2010,
le représentant du requérant restreignit sa demande d’accès au dossier de l’enquête, ne la sollicitant plus que pour le requérant et non pour
toutes les personnes qu’il représentait. Le 3 septembre 2010, le requérant
se vit accorder l’accès aux parties du dossier de l’enquête qui ne relevaient pas du secret-défense. Une version expurgée de la décision de clôture fut communiquée
à son représentant le 15 octobre 2010,
deux jours après qu’elle eut été
établie. Le représentant du requérant consulta le dossier dans
les locaux du parquet général près la Cour fédérale
de justice le 26 octobre 2010.
b) La demande d’ouverture de poursuites
introduite par le requérant
51. Le
15 novembre 2010, le requérant saisit la cour d’appel de Düsseldorf d’une demande
par laquelle il sollicitait
l’inculpation des mis en cause ou, à défaut, la poursuite par le
parquet compétent des investigations visant à déterminer leur responsabilité au regard du code pénal. Il soutenait notamment que pour établir l’ensemble des circonstances objectives de la frappe, il était
nécessaire de prendre certaines
mesures d’enquête complémentaires.
52. Le
13 décembre 2010, le procureur
général rendit ses observations sur la demande du requérant.
Il estimait que cette demande devait
être déclarée irrecevable pour non-respect des règles de forme ou, à défaut, pour défaut de fondement, au motif que les observations du requérant ne permettaient pas d’établir l’existence d’un motif suffisant pour envisager la responsabilité pénale des mis en cause. Récusant les allégations de défaillances dans
l’enquête, il affirmait que toutes les
mesures d’investigation
nécessaires et offrant une perspective
de succès avaient été prises. Il ajoutait que, même à supposer que les déclarations
factuelles du requérant fussent exactes, il n’y aurait pas eu
violation du droit international humanitaire.
53. Le
16 février 2011, la cour d’appel de Düsseldorf déclara la demande d’ouverture de poursuites
irrecevable pour non-respect
des règles de
forme (paragraphe 99 ci-dessous). Elle considérait que le requérant
n’avait pas suffisamment ou pas du tout commenté
certains des éléments sur lesquels le procureur général avait expressément fondé sa décision de clôture de la procédure du 13 octobre 2010. Elle notait également que les observations
du requérant ne permettaient pas de distinguer les éléments auxquels
il avait eu accès de ceux auxquels
il n’avait pas eu accès. Elle ajoutait que le requérant s’était borné à présenter certaines parties de certains éléments de preuve, en particulier celles qui lui paraissaient corroborer les accusations qu’il portait, et qu’il avait ainsi
manqué à l’obligation qui
lui incombait de mentionner
aussi les éléments susceptibles de disculper les mis
en cause. Ainsi, elle observait qu’il
n’avait commenté de manière approfondie ni la déposition de deux pages du colonel K. à l’intention du chef d’état-major en date du 5 septembre 2009, ni le rapport de la police militaire en date du 9 septembre 2009, ni
la transcription des échanges radio qu’avaient
eus les pilotes
et le sergent-chef W immédiatement
avant le largage des bombes, ni la vidéo émanant des avions F‑15. Elle considérait par ailleurs qu’il n’avait avancé
aucun argument à l’effet de démontrer que le procureur général eût mal apprécié ces éléments
de preuve. En particulier, elle constatait qu’il avait souligné
que le rapport d’ONG, auquel
il avait eu accès, concluait que la frappe avait été illicite et contraire au droit
international humanitaire, mais qu’il
n’avait pas exposé les principales
considérations sur lesquelles
reposait cette appréciation, et qu’il en allait de même pour la note du général de brigade V. en
date du 4 septembre 2009. Elle concluait que ces observations sur les faits ne lui permettaient pas de déterminer, sur la seule base du mémoire du
requérant, s’il existait des motifs
suffisants pour soupçonner les mis en cause de s’être rendus coupables
d’une infraction et, partant,
pour ouvrir des poursuites. De plus, elle considérait que le requérant n’avait pas suffisamment, voire pas du
tout, prouvé la véracité
de plusieurs de ses déclarations contre les mis en cause, notamment de l’allégation selon laquelle l’informateur local n’était pas présent
sur le banc de sable, que les pilotes
des avions F‑15 avaient insisté pour procéder à
une reconnaissance supplémentaire,
que beaucoup de civils étaient dehors la nuit de la frappe car c’était le
Ramadan et que les insurgés talibans agissaient normalement en groupes de dix individus au plus.
c) Le recours en audition introduit par le requérant
54. Le
28 mars 2011, le requérant introduisit un recours en audition (Gehörsrüge) relativement à la décision de la cour d’appel. Il alléguait que la cour d’appel avait
rendu sa décision sans lui laisser l’occasion de commenter les observations
du procureur général ni celles de l’avocat de la défense. Il ajoutait qu’il ne pouvait pas prévoir
qu’on lui reprocherait de
ne pas avoir exposé plus précisément ce qu’il savait des
différents éléments de preuve sur lesquels s’était appuyé le procureur général ou de ne pas avoir
rappelé l’essentiel de la teneur de ces documents. Il estimait d’une part qu’il eût fallu que
la cour d’appel lui demandât de préciser ses observations avant de rejeter sa demande et d’autre part que, en toute hypothèse,
exiger de lui qu’il commente chacune des pièces sur lesquelles le procureur général s’était appuyé revenait à rendre la demande d’ouverture de poursuites ineffective, compte tenu de l’ampleur du dossier.
55. Par
une décision du 31 mars 2011, la cour d’appel rejeta le recours du requérant
pour défaut de fondement, au motif que
la décision du 16 février 2011 reposait exclusivement sur les observations du requérant en tant que telles et ne portait que sur le respect des règles de forme. Elle précisa que, lorsqu’ils avaient pris la décision contestée, les juges avaient eu
égard au fait que le requérant
n’avait eu qu’un accès limité
au dossier de l’enquête, et
ils n’étaient pas tenus d’indiquer
spécifiquement quels étaient les défauts
que présentaient les observations de l’intéressé car le délai de soumission de la demande
d’ouverture de poursuites avait
expiré et les défauts de forme ne pouvaient dès lors plus être
rectifiés.
- La procédure menée devant la Cour constitutionnelle fédérale
56. Les 17 mars et
27 avril 2011, le requérant,
représenté par un avocat, introduisit deux recours constitutionnels devant la Cour constitutionnelle fédérale. Dans le second recours, il
ajoutait au premier un recours contre la décision rendue par la cour d’appel le 31 mars 2011. Dans l’un et l’autre recours, il alléguait que l’enquête pénale
avait été ineffective, et en particulier que l’on n’avait pas pris toutes
les mesures d’enquête nécessaires pour établir
l’ensemble des circonstances
objectives de la frappe. Il affirmait
à cet égard que ni lui, ni les témoins oculaires, ni aucun expert militaire
n’avaient été entendus aux fins
de déterminer d’une part si
la décision d’ordonner la
frappe sur la base des informations
dont disposaient les mis en cause au moment des faits était
justifiable et d’autre part
si des mesures de précaution suffisantes avaient été prises. Il ajoutait que le nombre de victimes n’avait pas été
établi et qu’il n’y avait eu
aucun rapport médical sur
la cause du décès des personnes qui avaient perdu la vie. Par ailleurs, il estimait qu’en tant que
plus proche parent de deux des victimes
de la frappe, il avait été insuffisamment associé à l’enquête. Il soutenait en effet qu’il n’avait
eu accès que partiellement et tardivement au dossier de l’enquête, qu’il n’avait pas été
entendu, que la décision de clôture de la procédure ne lui avait été communiquée
que tardivement et que la cour d’appel
avait appliqué des conditions de recevabilité excessives.
57. Le
8 décembre 2014, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel pour autant qu’il concernait
l’accès au dossier de l’enquête (décision no 2 BvR 627/14). Le requérant n’a pas contesté cette décision dans le cadre de sa requête devant la Cour.
58. Le
19 mai 2015, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel pour autant qu’il concernait
l’effectivité de l’enquête pénale (décision no 2 BvR 987/11), jugeant qu’en toute hypothèse,
cette partie du recours était
dépourvue de fondement. Elle précisa que le requérant avait certes droit à ce que fût menée
une enquête pénale effective mais que tant la décision de clôture de la procédure prise par le procureur général que la décision rendue par la cour d’appel de Düsseldorf à l’égard de la demande d’ouverture
de poursuites introduite
par le requérant étaient conformes aux exigences
applicables.
59. Le raisonnement de la Cour constitutionnelle était le suivant. Le procureur général n’avait méconnu ni l’importance du droit à la vie et l’obligation conséquente pour l’État de le protéger ni l’obligation de mener une enquête effective sur les cas de décès
conformément à la jurisprudence
des juges constitutionnels allemands et de
la Cour européenne des droits de l’homme ; il avait décrit les
investigations qu’il avait menées avant
de conclure à l’absence d’indices suffisants pour permettre de penser raisonnablement qu’une infraction avait peut-être été commise, et il avait fondé sa décision principalement sur la présomption qu’au moment où la frappe avait été ordonnée, les
mis en cause avaient la conviction que les personnes se trouvant à proximité immédiate des camions
étaient des insurgés armés, ce qui excluait l’intention sans laquelle l’infraction visée à l’article 11 § 1 point 3
du code des crimes de droit international n’était pas constituée ; dans ces conditions,
sa conclusion n’était pas arbitraire et, dès lors, elle n’était pas contestable
du point de vue du droit constitutionnel.
60. La Cour constitutionnelle estimait que des
mesures d’enquête supplémentaires, telles que l’audition de témoins oculaires de la frappe,
n’auraient rien changé à la situation, pour les raisons suivantes. Le bombardement en lui-même et le fait qu’il avait
tué de nombreux civils n’avaient jamais été mis
en doute ; la décision
de clore l’enquête avait été prise principalement parce qu’il n’était pas
possible de prouver que les mis
en cause aient su avec certitude que la frappe blesserait ou même
tuerait des civils ; ni cette conclusion en elle-même ni les investigations qui y avaient abouti ne posaient problème d’un point de vue constitutionnel ; enfin, en considérant que sa compétence s’étendait aux infractions
au code pénal potentiellement constituées par
le même acte que celui qui l’avait conduit à rechercher la présence d’infractions au code des crimes de droit international, le procureur
général n’avait pas émis une conclusion
arbitraire.
61. La Cour
constitutionnelle considérait en
outre que la décision de la cour d’appel de Düsseldorf en date du
16 février 2011 ne soulevait
elle non plus aucune question
d’ordre constitutionnel :
les investigations qui avaient été menées
et les comptes rendus qu’en avait
faits le procureur général étant conformes
aux exigences constitutionnelles, une décision rendue ultérieurement par un tribunal à cet égard ne pouvait pas donner lieu
à une violation du droit à une enquête pénale effective. À cet égard, il n’était pas déterminant
que les juges
eussent rejeté la demande d’ouverture de poursuites
pour irrecevabilité ou pour
défaut de fondement, puisqu’ils avaient examiné la décision de clôture contestée. La Cour constitutionnelle estimait que même
si la cour d’appel avait rejeté
la demande pour irrecevabilité,
la manière dont elle avait justifié ce rejet et la portée de son raisonnement montraient qu’elle avait examiné en détail la décision de clôture prise par le procureur général et les investigations qui y étaient relatées.
62. La Cour constitutionnelle fédérale jugea également que la cour d’appel n’avait pas méconnu
l’importance ni la portée du droit du
requérant à une protection effective de ses intérêts juridiques (Grundrecht auf effektiven Rechtsschutz)
et que les exigences qu’elle avait appliquées quant au contenu
de la demande d’ouverture de poursuites
ne posaient pas problème d’un point de vue constitutionnel à cet égard. Elle estimait en effet qu’étant donné qu’il avait dans
une large mesure fondé sa demande d’ouverture de poursuites
sur le contenu du dossier
de l’enquête, le requérant devait exposer dans cette demande
l’essentiel du contenu des éléments
de preuve qu’il citait, à défaut de quoi l’intention du législateur – selon laquelle le juge devait être
en mesure d’examiner le bien-fondé de la demande sur la seule base du mémoire
du demandeur – n’aurait pas été
respectée. Selon la Cour constitutionnelle, une présentation
sélective, voire déformée, de certaines parties de
la version des mis en cause ou du récit des
témoins aurait risqué de donner du résultat de l’enquête une image faussée qu’il aurait été
difficile de rectifier, et l’auteur
de la demande de poursuites
pouvait, pour cette raison, être tenu
de présenter non seulement les éléments à charge mais aussi les éléments à décharge – or, en l’espèce, le requérant n’avait pas satisfait à ces exigences.
63. Enfin, la Cour constitutionnelle jugea que la cour d’appel
n’avait pas méconnu le droit du requérant à être entendu. À cet égard, elle souscrivit aux motifs avancés par la cour d’appel dans
sa décision du 31 mars 2011.
64. La décision de la Cour constitutionnelle fut communiquée au représentant du requérant le 13 juillet 2015.
65. Après avoir été informé de la frappe dans la matinée du 4 septembre 2009, le commandant
de la force ouvrit une enquête. Une équipe appelée
« équipe d’action initiale » arriva à
Kunduz en fin d’après-midi. Elle visionna
les images vidéo des avions F‑15 et
interrogea plusieurs membres de la PRT de Kunduz, dont le colonel
K. Le lendemain, elle examina
les lieux du bombardement, se rendit dans un hôpital et rencontra des responsables afghans. Dans son rapport du
6 septembre 2009, elle recommanda
qu’un comité d’enquête interarmées poursuivît les investigations sur les faits. Le 26 octobre 2009, ce comité rendit son rapport de clôture de
l’enquête. Il publia ensuite ses conclusions
dans un second rapport (« le rapport d’enquête du commandant
de la force »). Ces
deux rapports sont classés « confidentiel
OTAN/FIAS ».
66. Le
4 septembre 2009, une commission
d’enquête fut envoyée à Kunduz sur ordre du président de la République islamique d’Afghanistan. Elle interrogea
les témoins de la frappe et
recueillit des preuves. Le 10 septembre 2009, elle publia
son rapport final. Elle y concluait
que la frappe avait fait 99 morts – 69 insurgés et 30 civils –
ainsi que des blessés tant
chez les civils que
chez les insurgés. Elle indiquait également que la frappe visait des insurgés et avait permis d’affaiblir le réseau taliban.
67. La
Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA) recueillit
de son côté des informations sur les victimes de la frappe. Elle
établit une liste détaillée
de victimes (109 morts
et 33 blessés). Elle
fit également état de la frappe dans son
rapport annuel 2009 (Annual Report
on Protection of Civilians in Armed Conflict 2009),
publié en janvier 2010,
en ces termes :
[Traduction du greffe]
Frappe aérienne
sur des camions-citernes volés –
district d’Aliabad (province
de Kunduz)
« Le 3 septembre, des talibans volèrent deux camions-citernes en
en menaçant les conducteurs sur la route qui relie Kunduz à Baghlan. Près du village d’Omarkhel (district d’Aliabad), ils tentèrent de traverser la rivière Kunduz en direction du district
de Chahar Dara, mais les
camions restèrent coincés dans le lit de la rivière. N’arrivant pas à les en dégager, ils invitèrent les habitants du
village à venir prendre le carburant qu’ils transportaient. Quelques heures plus
tard, dans la nuit du 3 au
4 septembre, alors que les villageois
siphonnaient le carburant,
une frappe aérienne fut opérée sur les camions. Les investigations furent compliquées par la boule
de feu subséquente, qui carbonisa un grand nombre de personnes, rendant l’identification extrêmement
difficile. Il n’est pas
contesté qu’il y avait des talibans sur place mais il aurait
dû être clair
qu’il y avait aussi à proximité des camions bon nombre de civils. Selon les investigations du Groupe des droits
de l’homme de la MANUA, la frappe tua 74 civils, dont un nombre important d’enfants. »
68. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) enquêta lui aussi sur la frappe,
à partir du 5 septembre 2009.
Il remit un rapport confidentiel
à la FIAS le 30 octobre 2009.
69. Le
16 décembre 2009, le Parlement
allemand instaura une commission
d’enquête dont la mission était
de déterminer notamment si la frappe avait été opérée conformément
au mandat qu’il avait donné
aux forces armées allemandes, à la planification opérationnelle et aux ordres et règles d’engagement applicables. Le 20 octobre 2011,
la commission acheva son enquête et rendit son rapport. Concernant le nombre de victimes, elle nota qu’il ressortait de différents rapports
que la frappe aérienne avait fait entre 14 et 142 morts (dont
14 à 113 civils) et entre 10 et
33 blessés (dont 4 à 9 civils). Sur la question du respect des ordres
et règles d’engagement applicables,
elle conclut que, lorsqu’il avait ordonné la frappe, le colonel K. avait commis certaines erreurs de procédure et partiellement enfreint les règles d’engagement
de la FIAS applicables en l’espèce. Elle considéra qu’il découlait des informations
dont elle disposait que cette frappe ne pouvait pas être considérée
comme proportionnée et n’aurait pas dû
être ordonnée mais que, au moment des faits, le colonel
K. avait agi sur la base des
informations qu’il avait alors, dans
le but de protéger « ses » soldats, et que dès lors,
sa décision d’ordonner la
frappe était compréhensible.
- L’action civile en indemnisation
70. Le requérant et une autre personne introduisirent une
action civile contre la République fédérale d’Allemagne afin d’obtenir réparation de la mort de leurs proches dans
la frappe aérienne du
4 septembre 2009. Le 6 octobre 2016, après que le tribunal régional de Bonn puis la cour d’appel de Cologne eurent repoussé l’action des plaignants, la Cour fédérale de justice rejeta pour défaut de fondement le pourvoi dont ceux-ci l’avaient saisie. Elle ne trancha pas la question de savoir si l’Allemagne pouvait être poursuivie pour des opérations militaires extraterritoriales menées par la Bundeswehr sous le commandement opérationnel de l’OTAN. En revanche, elle conclut, d’une part, que les plaignants ne pouvaient à titre individuel demander réparation à l’Allemagne pour violation du droit
international humanitaire en invoquant
directement le droit
international, seuls les États pouvant se prévaloir directement d’une règle de droit international, et,
d’autre part, qu’en droit allemand la responsabilité de l’État ne pouvait être engagée
au titre d’un préjudice causé à des ressortissants étrangers par les forces armées allemandes
déployées dans un conflit armé à l’étranger. Elle considéra qu’en tout état de cause, indépendamment de cette question d’applicabilité, le recours introduit par les plaignants ne pouvait être accueilli, car aucun soldat allemand
ni aucune autorité
allemande n’avait manqué aux obligations liées à ses fonctions
officielles, et notamment
le colonel K. n’avait
commis aucun manquement fautif aux règles
du droit international humanitaire. Elle jugea que la cour d’appel
n’avait pas méconnu le droit applicable lorsqu’elle avait conclu, sur la base des faits établis
par le tribunal régional, que le colonel K. ne pouvait objectivement pas prévoir la présence de civils sur place lorsqu’il avait donné l’ordre de lancer la frappe aérienne et que toutes les
mesures de précaution disponibles avaient été prises. La Cour constitutionnelle fédérale a refusé de connaître du recours
constitutionnel dont le requérant
l’avait saisie relativement à cette procédure civile (no 2 BvR 477/17,
décision du 18 novembre
2020, prononcée le 16 décembre
2020).
LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUE
PERTINENTS
- ÉLÉMENTS DE DROIT
INTERNATIONAL
71. Les passages pertinents de cet accord sont ainsi
libellés :
« Les participants aux pourparlers des Nations Unies sur l’Afghanistan
(...)
Réaffirmant l’indépendance, la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale de l’Afghanistan,
Reconnaissant le droit du peuple
afghan à déterminer librement son propre avenir politique conformément aux principes de l’islam, de la démocratie,
du pluralisme et de la justice sociale,
(...)
Conscients que la constitution d’une nouvelle force afghane de sécurité pleinement opérationnelle pourrait demander un certain temps et qu’en conséquence, d’autres arrangements en matière de sécurité, dont le détail est donné à l’annexe I au présent accord,
devront être mis en place dans l’intervalle,
(...)
Sont convenus de ce qui suit :
L’AUTORITÉ INTÉRIMAIRE
(...)
V. Dispositions finales
(...)
3. L’Autorité intérimaire collaborera avec la communauté internationale dans la lutte contre
le terrorisme, la drogue et
le crime organisé. Elle s’engagera
à respecter le droit
international et à entretenir des
relations pacifiques et amicales
avec les pays voisins et avec le reste de la communauté internationale.
(...)
FORCE INTERNATIONALE DE SÉCURITÉ
1. Les participants aux pourparlers des Nations Unies sur
l’Afghanistan considèrent que
la responsabilité du maintien de la sécurité et de l’ordre public dans tout le pays incombe aux Afghans eux-mêmes. À cette fin, ils s’engagent résolument à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour assurer cette sécurité, y compris pour tout le personnel des Nations Unies et des organisations internationales gouvernementales
et non gouvernementales déployé
en Afghanistan.
2. Ayant cet objectif à l’esprit, les participants demandent l’assistance de la communauté internationale pour aider les nouvelles autorités afghanes à établir et à entraîner de nouvelles forces de sécurité et forces armées afghanes.
3. Conscients
du fait qu’il
faudra un certain temps pour que les nouvelles forces de sécurité et forces armées afghanes soient pleinement constituées et opérationnelles, les participants aux pourparlers des Nations Unies sur
l’Afghanistan prient le Conseil
de sécurité de l’ONU d’envisager
d’autoriser le déploiement
rapide en Afghanistan d’une force mandatée par l’Organisation des Nations Unies. Cette force contribuera au maintien de la sécurité à Kaboul et dans les environs. Ses
activités pourraient, le cas échéant, être
progressivement étendues à
d’autres centres urbains et
d’autres zones.
4. Les participants aux pourparlers des Nations Unies sur
l’Afghanistan s’engagent à retirer
toutes les unités militaires de Kaboul et des autres
centres urbains ou zones dans lesquels sera déployée la force mandatée par l’Organisation des Nations Unies. Il serait également souhaitable que cette force contribue à la remise en état de
l’infrastructure de l’Afghanistan. »
- La résolution 1386
(2001) du Conseil de sécurité
72. La résolution 1386 (2001) du Conseil de sécurité sur la
situation en Afghanistan (20 décembre 2001, ONU,
documents officiels,
S/RES/1386) est ainsi libellée :
« Le Conseil
de sécurité,
Réaffirmant ses résolutions antérieures sur l’Afghanistan, en particulier
les résolutions 1378 (2001)
du 14 novembre 2001 et 1383 (2001) du 6 décembre 2001,
Appuyant l’action internationale entreprise pour extirper
le terrorisme, conformément
à la Charte des Nations Unies, et réaffirmant également ses résolutions
1368 (2001) du 12 septembre 2001
et 1373 (2001) du 28 septembre 2001,
Se félicitant de l’évolution de la
situation en Afghanistan, qui permettra à tous les Afghans,
affranchis de l’oppression
et de la terreur, de jouir
de leurs droits et de leurs libertés inaliénables,
Conscient que c’est aux Afghans
eux-mêmes que revient la responsabilité d’assurer la sécurité et de maintenir l’ordre dans tout le pays,
Réaffirmant qu’il a fait sien l’Accord sur les arrangements provisoires applicables à l’Afghanistan en attendant
le rétablissement d’institutions étatiques
permanentes, signé à Bonn
le 5 décembre 2001 (S/2001/1154)
(l’« Accord de Bonn »),
Prenant acte de la demande adressée au Conseil
de sécurité au paragraphe 3 de l’annexe I
à l’Accord de Bonn d’envisager le déploiement
rapide en Afghanistan d’une force de sécurité internationale et du compte rendu que
le Représentant spécial du Secrétaire général a fait le 14 décembre 2001
sur ses entretiens avec les autorités
afghanes, au cours desquels celles-ci ont dit
se féliciter du déploiement en Afghanistan d’une force internationale
de sécurité autorisée par les Nations Unies,
Prenant acte de la lettre du 19 décembre 2001, adressée au Président du
Conseil de sécurité
par M. Abdullah Abdullah (S/2001/1223),
Se félicitant de la lettre en date du 19 décembre 2001, adressée au Secrétaire général par le Secrétaire d’État aux affaires étrangères et au Commonwealth du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord
(S/2001/1217), et prenant acte de
l’offre qui y est faite par le Royaume-Uni
de diriger l’organisation et le commandement
d’une force internationale d’assistance
à la sécurité,
Soulignant que toutes les forces afghanes
doivent se conformer strictement aux obligations qui leur incombent en vertu des droits de l’homme, notamment le respect des droits
des femmes, et en vertu du droit international humanitaire,
Réaffirmant son profond attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à
l’intégrité territoriale et à l’unité
nationale de l’Afghanistan,
Constatant que la situation en Afghanistan demeure
une menace pour la paix et
la sécurité internationales,
Résolu à faire pleinement exécuter le mandat de la Force internationale d’assistance à la sécurité, en consultation avec l’Autorité intérimaire afghane établie par
l’Accord de Bonn,
Agissant à ces fins en vertu
du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
1. Autorise, comme prévu à l’annexe I à
l’Accord de Bonn, la constitution pour six mois d’une force internationale d’assistance à la sécurité pour aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs, de telle sorte que l’Autorité intérimaire afghane et
le personnel des Nations Unies puissent travailler dans un environnement sûr ;
2. Demande aux États Membres de fournir du personnel,
du matériel et des ressources à la Force internationale d’assistance à la sécurité, et invite les États Membres
intéressés à se faire connaître auprès du commandement de la Force et du Secrétaire général ;
3. Autorise les États Membres qui participent à la Force internationale
d’assistance à la sécurité
à prendre toutes les mesures nécessaires à l’exécution du mandat
de celle‑ci ;
4. Demande à la Force internationale
d’assistance à la sécurité
de travailler en consultation
étroite avec l’Autorité intérimaire afghane pour
l’accomplissement de son mandat,
ainsi qu’avec le Représentant spécial du Secrétaire général ;
5. Appelle tous les Afghans
à coopérer avec la Force internationale d’assistance à la sécurité et les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales,
et se félicite que les parties à l’Accord de Bonn se soient
engagées à tout faire dans les limites
de leurs moyens et de leur influence pour assurer la sécurité, notamment en assurant la sûreté, la sécurité et la liberté
de mouvement de tous les membres du
personnel des Nations Unies et de tout le personnel
international des organisations
gouvernementales et non gouvernementales
présentes en Afghanistan ;
6. Note que les parties afghanes à l’Accord de Bonn se sont
engagées à l’annexe I
audit accord à retirer toutes les unités
militaires de Kaboul, et leur demande de respecter cet engagement en coopération avec la Force internationale d’assistance à la sécurité ;
7. Encourage les États voisins et les autres États
Membres à accorder à la
Force internationale d’assistance
à la sécurité toute l’aide nécessaire qu’elle pourrait demander, notamment les autorisations
de survol et de transit ;
8. Souligne que les dépenses
de la Force internationale d’assistance
à la sécurité seront prises en charge par les États Membres
participants concernés, prie le Secrétaire général de créer un fonds d’affectation spéciale par lequel les États
ou les opérations
intéressés pourront recevoir des contributions,
et encourage les États Membres à verser des contributions
au fonds en question ;
9. Prie le
commandement de la Force internationale
d’assistance à la sécurité
de lui faire périodiquement
rapport sur l’exécution du mandat de celle-ci, par l’intermédiaire
du Secrétaire général ;
10. Demande aux États Membres
participant à la Force internationale
d’assistance à la sécurité
d’aider l’Autorité intérimaire afghane à constituer
et à former de nouvelles forces
afghanes de défense et de sécurité ;
11. Décide de
rester activement saisi de la question. »
- Les résolutions subséquentes du Conseil de sécurité
73. Dans sa résolution 1510
(2003) du 13 octobre 2003,
le Conseil de sécurité étendit le mandat de la FIAS aux zones afghanes situées en dehors de Kaboul et de
ses environs.
74. De
plus, il renouvela à plusieurs reprises
le mandat qu’il avait donné à la FIAS par la résolution 1386 (2001). Au moment des faits, il l’avait prorogé pour une durée de douze mois à compter
du 13 octobre 2008,
par la résolution 1833 (2008) du
22 septembre 2008, dont les
passages pertinents sont ainsi libellés :
« Le Conseil de sécurité,
(...)
Conscient qu’il incombe aux autorités afghanes de pourvoir à la sécurité et au maintien de l’ordre dans tout le pays, soulignant le
rôle que joue la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS)
s’agissant d’aider le Gouvernement afghan à améliorer les conditions
de sécurité et se félicitant de
la coopération du Gouvernement afghan avec la FIAS,
(...)
Mettant l’accent sur le rôle central et impartial que l’Organisation des Nations Unies continue de jouer pour promouvoir la paix et la stabilité en
Afghanistan en dirigeant les
activités de la communauté internationale, prenant
note, dans ce contexte,
de la complémentarité des objectifs de la Mission d’assistance
des Nations Unies en
Afghanistan (MANUA) et de la FIAS et soulignant qu’il importe de renforcer la coopération, la coordination et l’appui mutuel, compte dûment tenu des
tâches assignées à l’une et
à l’autre,
(...)
S’inquiétant également des incidences néfastes des actes
de violence et de terrorisme
qui sont le fait des Taliban, d’Al-Qaida et d’autres groupes extrémistes sur l’aptitude du Gouvernement afghan à garantir la primauté du droit, à assurer
au peuple afghan la sécurité et les services essentiels et à veiller au plein exercice des droits
de l’homme et des libertés fondamentales,
Renouvelant son appui au Gouvernement
afghan en ce qu’il
continue, avec l’aide de la
communauté internationale, notamment la FIAS et la coalition
de l’opération Liberté immuable,
d’œuvrer à améliorer la
situation sur le plan de la sécurité et de faire front à la menace créée par les Taliban, Al-Qaida et d’autres groupes extrémistes, et soulignant à ce propos
à quel point il importe de poursuivre
les efforts déployés à l’échelle internationale, notamment ceux de la FIAS et de la coalition
de l’opération Liberté immuable,
(...)
Saluant l’action menée par la FIAS et les autres forces internationales
pour réduire au minimum les risques de pertes civiles, et leur demandant d’intensifier cette action notamment en réexaminant constamment leurs tactiques et procédures, en faisant avec le Gouvernement afghan le bilan de toute intervention qui aurait causé des pertes
civiles et en procédant à
une enquête en pareil cas lorsque le Gouvernement [afghan] estime qu’une investigation
conjointe est nécessaire,
(...)
Rappelant le rôle de premier plan que les autorités afghanes
joueront dans l’organisation des prochaines élections présidentielles avec l’assistance de l’Organisation des Nations Unies, et soulignant l’importance
de l’assistance que la FIAS
apportera aux autorités afghanes pour instaurer un environnement sûr propice à la tenue de ces élections,
(...)
Saluant le rôle de premier plan joué par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la contribution apportée par de nombreux pays à la FIAS et à la coalition de l’opération Liberté immuable, y compris sa composante d’interception maritime, qui agit dans le cadre des
opérations antiterroristes
en Afghanistan et conformément aux règles applicables du droit international,
Considérant que la situation en Afghanistan continue de menacer la paix et la sécurité internationales,
Résolu à faire en sorte que la FIAS s’acquitte pleinement de sa mission
en coordination avec le Gouvernement afghan,
Agissant à ces fins en vertu
du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
1. Décide de
proroger l’autorisation de
la Force internationale d’assistance
à la sécurité, telle que définie dans
les résolutions 1386 (2001)
et 1510 (2003), pour une période de 12 mois au-delà du
13 octobre 2008 ;
2. Autorise les États Membres
participant à la FIAS à prendre
toutes mesures nécessaires
à l’exécution de son mandat ;
(...)
5. Demande à
la FIAS de continuer d’agir, dans
l’exécution de son mandat,
en étroite consultation avec le Gouvernement afghan et le Représentant spécial du Secrétaire général ainsi qu’avec
la coalition de l’opération
Liberté immuable ;
6. Prie le
commandement de la FIAS de le tenir
régulièrement informé, par
l’intermédiaire du
Secrétaire général, de l’exécution
du mandat de la Force, notamment en lui présentant des rapports trimestriels ;
7. Décide de
rester activement saisi de la question. »
- L’accord
technique militaire conclu
entre la Force internationale
d’assistance à la sécurité
(FIAS) et l’Administration intérimaire afghane
(« l’Administration intérimaire ») le 4 janvier 2002
75. En ses parties pertinentes, cet accord est ainsi libellé :
« Article premier : Obligations
générales
(...)
4. Aux fins du présent Accord technique militaire, les termes et expressions ci-après s’entendent comme suit :
(...)
g) La « Zone de responsabilité » (ZDR) s’entend
de la zone délimitée sur la carte jointe
en annexe B ;
(...)
i) Une
« action offensive » s’entend de tout usage de la force militaire armée.
(...)
Article II : Statut de la Force internationale
d’assistance à la sécurité
1. Les
dispositions relatives au statut de la FIAS figurent à l’annexe A.
Article III : Maintien de la
sécurité et de l’ordre
public
1. L’Administration intérimaire convient que le maintien de la sécurité et de l’ordre public relève de sa compétence. Il s’agit notamment de maintenir et d’entretenir une
force de police reconnue opérant conformément aux normes internationalement
reconnues et au droit afghan ainsi
que dans le respect des droits
de l’homme et des libertés fondamentales reconnus sur le
plan international, toutes autres
mesures nécessaires pouvant
être prises.
2. L’Administration intérimaire veillera à ce que toutes les
unités militaires afghanes relèvent de son commandement et soient placées sous son contrôle, conformément à l’Accord
de Bonn. L’Administration intérimaire convient d’envoyer aussitôt que possible
toutes les unités militaires basées à Kaboul dans les cantonnements
désignés précisés à l’annexe C. Ces unités
ne pourront quitter ces cantonnements qu’avec l’assentiment préalable de l’Administration intérimaire
et après notification du commandant de la FIAS par le Président de l’Administration intérimaire.
3. L’Administration intérimaire s’abstiendra de toute action offensive à l’intérieur
de la Zone de responsabilité.
(...)
Arrangements relatifs au statut
de la Force internationale d’assistance
à la sécurité (« accord
de statut des forces de la FIAS »)
1. Les
dispositions de la Convention sur les
privilèges et immunités des Nations Unies en date du 13 février 1946 concernant les experts en mission s’appliquent mutatis mutandis aux membres de la Force internationale d’assistance à la sécurité et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé.
(...)
3. Les
membres de la FIAS et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé, relèvent en toute circonstance et en toute occasion de la juridiction exclusive de leurs éléments nationaux respectifs pour toute infraction pénale ou faute
disciplinaire commise sur le territoire
de l’Afghanistan. L’Administration intérimaire aide les nations
qui participent à la FIAS à exercer
leur juridiction respective.
4. Les
membres de la FIAS et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé, ne peuvent être arrêtés ou
détenus. Les membres de la FIAS et du personnel d’appui, y compris le personnel de liaison associé, qui sont arrêtés ou détenus
par erreur sont immédiatement remis aux autorités de la FIAS.
L’Administration intérimaire convient
que les membres
de la FIAS et du personnel
d’appui, y compris le personnel de liaison associé, ne peuvent être remis
ou transférés d’aucune façon à un tribunal
international, une autre entité
quelconque ou un État sans l’assentiment exprès de la nation participante. Les troupes de la
FIAS respectent les lois et la culture de l’Afghanistan.
(...) »
- Le droit
international et la pratique internationale
76. L’article 31 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit
des traités (« la Convention
de Vienne ») est ainsi libellé :
Article 31. Règle générale d’interprétation
« 1. Un
traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes
du traité dans leur contexte
et à la lumière de son objet et de son but.
2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :
a) Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les
parties à l’occasion de la conclusion
du traité ;
b) Tout instrument
établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de
la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.
3. Il
sera tenu compte, en même temps que
du contexte :
a) De tout accord
ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation
du traité ou de l’application de ses dispositions ;
b) De toute pratique ultérieurement suivie dans l’application
du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;
c) De toute règle pertinente de droit
international applicable dans
les relations entre les parties.
4. Un
terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était
l’intention des
parties. »
- La jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ)
77. Dans son avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la licéité
de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (CIJ Recueil
1996, p. 226), la Cour internationale
de justice a dit
ceci :
« 25. La
Cour observe que la protection offerte par le pacte international relatif aux droits civils
et politiques ne cesse pas
en temps de guerre, si ce n’est par l’effet de l’article 4 du pacte, qui prévoit
qu’il peut être dérogé, en cas de danger public, à certaines des obligations
qu’impose cet instrument. Le respect du droit à la vie ne constitue cependant pas une prescription à laquelle il peut être dérogé. En principe, le droit de ne pas être arbitrairement
privé de la vie vaut aussi
pendant des hostilités. C’est toutefois, en pareil cas, à la lex specialis applicable, à savoir le droit applicable dans les conflits armés,
conçu pour régir la conduite des hostilités,
qu’il appartient de déterminer ce qui constitue une privation arbitraire de la vie. Ainsi, c’est uniquement au regard du
droit applicable dans les conflits
armés, et non au regard des dispositions
du pacte lui-même, que l’on pourra dire si tel cas de décès
provoqué par l’emploi d’un certain type d’armes au cours
d’un conflit armé doit être considéré
comme une privation arbitraire de la vie contraire à
l’article 6 du pacte.
(...)
41. La soumission de l’exercice du droit de légitime
défense aux conditions de nécessité et de proportionnalité est une règle du droit international coutumier. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis
d’Amérique), il existe
une « règle spécifique ... bien établie en droit international coutumier »
selon laquelle « la légitime défense ne justifierait que des mesures proportionnées
à l’agression armée subie, et nécessaires pour y riposter »
(C.I.J. Recueil 1986,
p. 94, par. 176). Cette double condition s’applique également dans le cas de l’article 51 de la Charte, quels que soient
les moyens mis en œuvre. »
78. Dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (CIJ Recueil 2004, p. 136), la Cour
internationale de justice, rejetant la thèse israélienne de l’inapplicabilité dans le territoire occupé des instruments
de protection des droits de l’homme auxquels Israël était partie, s’est exprimée comme suit :
« 106. (...)
la Cour estime que la protection offerte par les conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du pacte international relatif aux droits
civils et politiques. Dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors
se présenter : certains
droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent
relever à la fois de ces deux branches du
droit international. Pour
répondre à la question qui lui
est posée, la Cour aura en
l’espèce à prendre en considération les deux branches du
droit international précitées,
à savoir les droits de l’homme et, en tant que lex
specialis, le droit
international humanitaire. »
79. Dans son arrêt Activités armées sur le
territoire du Congo (République
démocratique du Congo
c. Ouganda) du
19 décembre 2005 (CIJ Recueil 2005, p. 168), la Cour
internationale de justice a
dit ceci :
« 215. Ayant établi que le comportement des UPDF [Forces de défense du peuple
ougandais], de leurs officiers et de leurs soldats était attribuable
à l’Ouganda, la Cour doit maintenant examiner la question de savoir si ce comportement constitue, de la part de l’Ouganda,
un manquement à ses obligations internationales. La Cour doit pour ce faire déterminer quels sont les règles et principes du droit international relatif aux droits
de l’homme et du droit international humanitaire
qui sont pertinents à cet effet.
216. La Cour rappellera tout d’abord qu’elle a déjà été amenée,
dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les Conséquences juridiques
de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, à se prononcer sur la question des rapports entre droit international humanitaire
et droit international relatif
aux droits de l’homme et sur celle de l’applicabilité
des instruments relatifs au droit
international des droits de
l’homme hors du territoire national. Elle y
a estimé que
« la protection offerte par les
conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit
armé, si ce n’est par l’effet
de clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du pacte international relatif aux droits
civils et politiques. Dans les rapports entre
droit international humanitaire
et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter :
certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ;
d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever
à la fois de ces deux branches du droit
international. » (C.I.J. Recueil
2004, p. 178, par. 106.)
La Cour a donc conclu que ces
deux branches du droit international, à savoir le droit international relatif aux droits
de l’homme et le droit
international humanitaire, devaient
être prises en considération. Elle a en outre déclaré que les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme étaient applicables
« aux actes d’un État agissant dans
l’exercice de sa compétence
en dehors de son propre territoire »,
particulièrement dans les territoires occupés (ibid., p. 178-181, par. 107‑113). »
- Le droit
international humanitaire
80. Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des
conflits armés internationaux (Protocole I),
adopté le 8 juin 1977
(« le premier Protocole additionnel »),
qui s’applique aux conflits
armés internationaux, définit en son article 50
la personne civile comme toute personne qui n’est pas membre des
forces armées. Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des
conflits armés non internationaux (Protocole
II), adopté le même
jour (« le deuxième Protocole
additionnel »), qui s’applique aux conflits armés
non internationaux, ne renferme
quant à lui aucune définition de ce terme. La définition des personnes civiles qui figure
dans le premier Protocole additionnel constitue une
norme de droit international coutumier,
applicable aussi aux conflits armés
non internationaux (règle 5
de l’étude commentée du CICR sur le droit
international humanitaire coutumier,
ci-après « l’étude
sur le droit international humanitaire
coutumier », et commentaires
y relatifs[2]). Dans les conflits armés non internationaux, les personnes civiles sont protégées contre les attaques,
sauf si elles participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation (article 13 § 3
du deuxième Protocole additionnel et règle 6 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier). En ce qui
concerne ce type de conflit, l’étude sur le droit international humanitaire coutumier indique que la pratique n’est pas tranchée sur le point de savoir
si les membres de groupes d’opposition armés doivent être
considérés comme des civils, de sorte qu’une attaque lancée contre eux
ne serait légitime que pendant la durée de leur participation directe aux hostilités,
ou si au contraire, en raison de leur appartenance à un tel groupe, on peut considérer soit qu’ils participent
directement aux hostilités en permanence soit qu’il ne s’agit pas de personnes
civiles (commentaire sur les règles 5 et 6). En 2009, le CICR a publié un guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités
en droit international humanitaire[3], où il est notamment expliqué que dans
les conflits armés non internationaux, les groupes armés
organisés constituent les forces armées
d’une partie non étatique au conflit et ne se composent que de personnes ayant pour fonction continue de participer directement aux hostilités (« fonction de combat continue »). Ainsi, selon ce guide, les membres de groupes armés organisés
appartenant à une partie
non étatique au conflit armé ne sont plus des civils
et, par conséquent, ils perdent le bénéfice de l’immunité contre les attaques directes
aussi longtemps qu’ils assument leur fonction de combat continue.
81. L’interdiction des attaques sans discrimination énoncée à l’article 51 § 4
du premier Protocole additionnel est reconnue comme une norme de droit
international coutumier applicable
dans les conflits armés tant internationaux que non internationaux (règles 11 à 13 de l’étude
sur le droit international humanitaire
coutumier et commentaires
y relatifs). Le
principe de la proportionnalité dans l’attaque, codifié dans l’article 51 § 5 b)
et réaffirmé à l’article 57 § 2 a) iii
du premier Protocole additionnel, est reconnu comme une norme de droit
international coutumier applicable
dans les conflits armés tant internationaux que non internationaux (paragraphe 77 ci-dessus
et règle 14 de l’étude
sur le droit international humanitaire
coutumier). En vertu de ce principe, il est interdit
de lancer des attaques dont on peut attendre qu’elles causent incidemment des pertes en vies
humaines dans la population civile, des blessures aux personnes
civiles, des dommages aux biens
de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages,
qui seraient excessifs par
rapport à l’avantage militaire
concret et direct attendu. Il ressort de la pratique des États que c’est
la perspective ex ante qui est déterminante à cet égard, et l’Allemagne a fait une déclaration en ce sens lorsqu’elle a ratifié le premier Protocole additionnel. Le principe des précautions dans l’attaque, qui est défini à l’article 57 du premier Protocole additionnel, est une
norme de droit international coutumier
applicable dans les conflits armés
tant internationaux que non internationaux (règles 15 à 21 de l’étude
sur le droit international humanitaire
coutumier et commentaires
y relatifs). En vertu de ce principe, il faut,
dans la conduite des opérations militaires, veiller constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens de caractère
civil, et prendre toutes les précautions
pratiquement possibles, notamment quant au choix des
moyens et méthodes d’attaque, en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies
humaines dans la population civile, les blessures aux personnes
civiles et les dommages aux biens
de caractère civil qui pourraient être causés incidemment. Ceux qui préparent ou décident une attaque doivent faire tout ce qui est pratiquement
possible pour vérifier que les objectifs
à attaquer sont des objectifs militaires
et pour déterminer si l’on peut
s’attendre à ce que l’attaque cause incidemment des pertes en vies
humaines dans la population civile, des blessures aux personnes
civiles, des dommages aux biens
de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages,
qui seraient excessifs par
rapport à l’avantage militaire
concret et direct attendu. Chaque partie au conflit doit,
dans le cas d’attaques pouvant affecter la population civile, donner un avertissement en temps utile et par des moyens efficaces, à moins que les
circonstances ne le permettent pas, par exemple dans les
cas où l’élément de surprise est essentiel au succès
d’une opération ou à la sécurité des forces
attaquantes. L’obligation de prendre toutes les précautions
« pratiquement possibles »
a été interprétée par de nombreux États comme limitée aux
précautions qui sont matériellement ou pratiquement possibles, compte tenu de toutes les circonstances
du moment, y compris des considérations d’ordre humanitaire et militaire.
82. Les quatre Conventions de
Genève de 1949 et leur
premier Protocole additionnel,
qui ne sont applicables qu’aux conflits armés internationaux (à l’exception de l’article 3 commun aux quatre
conventions), imposent à chaque
Haute Partie contractante
l’obligation d’enquêter sur
les allégations de violations graves des conventions, dont l’homicide intentionnel de personnes protégées, et d’en poursuivre les auteurs[4]. Il n’y
a pas de disposition analogue dans le deuxième Protocole additionnel. Cet instrument pose en
son article 6 certaines
garanties à respecter dans le cadre de la poursuite et de la répression des infractions pénales commises en relation avec le conflit armé, notamment celle d’un tribunal « offrant les garanties essentielles
d’indépendance et d’impartialité »
et celle que l’accusé soit « informé sans délai » des détails de l’infraction qui lui
est imputée.
83. L’obligation pour les États d’enquêter sur les crimes de guerre supposément commis
par leurs ressortissants ou par leurs forces
armées, ou sur leur territoire, et, le cas échéant, de poursuivre les suspects est une norme bien établie du droit
international humanitaire coutumier,
applicable aussi aux conflits armés
non internationaux. Les États doivent également enquêter sur les autres crimes de guerre relevant
de leur compétence et, le cas échéant, en poursuivre les suspects (règle 158 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et commentaire y relatif). Les États qui participent à des opérations multinationales menées sous l’égide
d’une organisation internationale
doivent veiller au respect par leur contingent national du droit international humanitaire dans son ensemble, y compris le droit international humanitaire coutumier, notamment par l’exercice des pouvoirs qu’ils
conservent en matière
disciplinaire et pénale[5].
84. Les commandants militaires sont tenus en vertu du droit international humanitaire d’en faire respecter les règles,
notamment en engageant, le cas échéant, une action disciplinaire ou pénale à l’encontre des personnes placées
sous leur commandement ou leur autorité (article 87 du premier Protocole additionnel et commentaire y relatif du CICR[6], voir aussi la règle 153 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et le commentaire y relatif, sur la responsabilité des commandants qui n’ont pas empêché,
sanctionné ou signalé des crimes de guerre).
85. En
2019, le CICR et l’Académie de droit
international humanitaire et de droits
humains à Genève ont publié des
lignes directrices en matière d’enquête sur les violations du droit international humanitaire (Guidelines
on investigating violations
of IHL: Law, policy and good practice). Notant que le droit international humanitaire renferme peu de dispositions quant à la manière dont, concrètement, les enquêtes doivent
être menées, les auteurs s’appuient
sur les principes internationalement reconnus dont
le respect est généralement
jugé nécessaire à l’effectivité
de l’enquête (l’indépendance,
l’impartialité, le caractère
approfondi et la célérité de l’enquête
ainsi que, sous une forme modifiée, la transparence), et ils en précisent l’application pratique aux enquêtes
menées sur des faits survenus dans le cadre d’un conflit armé.
- Les principes fondamentaux et directives des Nations unies concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire (« les principes fondamentaux et directives des Nations unies »)
86. Ces principes fondamentaux et directives ont été adoptés
par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 60/147 du 16 décembre 2005
(ONU, documents officiels, A/RES/60/147).
Ils comprennent l’obligation pour les États d’enquêter de manière « efficace, rapide, exhaustive
et impartiale » sur les
violations du droit international humanitaire (section II, point 3 b)).
- Le Comité des droits de l’homme des Nations unies
87. Dans son observation générale no 36 sur l’article 6
du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, concernant le droit à la vie, adoptée le 30 octobre 2018 (ONU,
documents officiels, CCPR/C/GC/36),
le Comité des droits de l’homme a dit ceci :
« 63. Eu
égard au paragraphe 1 de l’article 2
du Pacte, un État partie a l’obligation de respecter et de
garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire, et à toutes les personnes relevant
de sa compétence, c’est-à-dire à toutes
les personnes dont la jouissance du droit
à la vie dépend de son pouvoir
ou de son contrôle effectif, les droits
reconnus à l’article 6. Cela inclut les personnes se trouvant à l’extérieur de tout territoire effectivement contrôlé par l’État mais dont le droit à la vie
est néanmoins affecté par ses activités militaires
ou autres de manière directe et raisonnablement prévisible (...)
64. Comme le reste du Pacte, l’article 6 demeure également applicable dans les situations de conflit armé régies par les règles du droit international humanitaire, y compris à la conduite des hostilités. Si les règles du droit international humanitaire peuvent être pertinentes pour l’interprétation et l’application
de l’article 6 lorsque
la situation rend leur application nécessaire, ces deux sphères du
droit ne s’excluent pas mutuellement mais sont complémentaires. Une utilisation de la force létale
conforme au droit
international humanitaire et aux
autres normes de droit international applicables
est, en règle générale,
non arbitraire. Par contre, les pratiques contraires au droit international humanitaire, qui représentent un risque pour la vie de civils ou d’autres personnes
protégées par le droit
international humanitaire, notamment
le fait de prendre pour cible des civils,
des biens civils ou des
biens indispensables à la survie de la population civile, les attaques aveugles,
le fait de ne pas appliquer les principes
de précaution et de proportionnalité,
et l’utilisation de boucliers
humains constitueraient également une violation de l’article 6 du Pacte. Les États parties devraient, en général, faire connaître les critères retenus
pour l’utilisation de la force létale
contre des personnes ou des
objets dont la prise pour cible aura pour résultat prévisible la privation de la
vie, y compris le fondement
juridique de certaines attaques, la procédure d’identification d’objectifs militaires et de combattants ou de personnes participant activement aux hostilités, les circonstances dans lesquelles les moyens et méthodes
de guerre concernés ont été employés et le point de savoir si d’autres solutions moins agressives ont été envisagées. Ils doivent également enquêter sur les allégations ou soupçons de violations de l’article 6 dans les situations de conflit armé conformément
aux normes internationales pertinentes
(...) »
- Le Protocole du Minnesota
88. En
2017, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits
de l’homme a publié une version révisée du Protocole du Minnesota relatif aux enquêtes sur les décès résultant
potentiellement d’actes illégaux (« le Protocole
du Minnesota »). Cet
ensemble de lignes directrices
internationales prévoit
ceci :
« 21. Lorsque, pendant la conduite
d’hostilités, il semble qu’une attaque ait fait des
victimes, une enquête devrait être menée
après l’opération pour établir les faits,
y compris la précision des cibles visées.
S’il existe des motifs raisonnables
de suspecter qu’un crime de
guerre a été commis, l’État
doit conduire une enquête exhaustive et poursuivre les auteurs du crime. Lorsqu’il est soupçonné ou allégué qu’un
homicide puisse être lié à une violation du DIH [droit international humanitaire]
qui ne serait pas constitutive d’un crime de guerre et lorsqu’une
enquête (« enquête officielle ») sur cet homicide n’est pas expressément requise en application du DIH, il est
nécessaire de mener une enquête
plus approfondie. En tout état
de cause, s’il existe des preuves d’un comportement illégal, une enquête exhaustive devrait être conduite. »
- La Cour interaméricaine des droits de l’homme
89. Dans son arrêt (fond, réparations et frais et dépens, 15 septembre 2005, série C,
no 134) rendu dans
l’affaire Massacre de Mapiripán c. Colombie, qui
concernait un massacre de civils perpétré par un groupe paramilitaire, supposément avec l’assistance des autorités de l’État, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a reconnu l’existence d’un conflit armé non international et dit qu’elle tiendrait compte du droit
international humanitaire dans
son interprétation de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (ibidem,
§§ 114‑115). Elle a ensuite estimé que la norme à l’aune de laquelle elle devait apprécier les enquêtes
menées sur les exécutions extrajudiciaires était celle du caractère sérieux, impartial et effectif de l’enquête, celle-ci ne devant pas être conduite
comme une simple formalité destinée d’avance à ne pas aboutir (ibidem,
§ 223). Elle a précisé que les enquêteurs devaient tirer parti de tous les moyens disponibles
pour faire émerger la vérité dans un délai raisonnable, compte tenu de la complexité des faits et du contexte
sur lesquels portaient leurs investigations (voir aussi, notamment, Communautés afro-descendantes
déplacées du bassin de la rivière Cacarica (Opération « Genesis ») c. Colombie, exceptions préliminaires, fond, réparations et frais et dépens, arrêt du
20 novembre 2013, série C no 270,
§§ 370‑373).
90. Il ressort des informations dont la Cour
dispose, et notamment de la législation
et de la pratique de treize
États membres du Conseil de l’Europe qui participent à des opérations militaires à l’étranger (Belgique, Espagne, Fédération de Russie,
France, Irlande, Italie, Pays-Bas,
Pologne, Roumanie, Royaume-Uni, Suède, Turquie et Ukraine) que ces États ont
tous habilité leurs autorités compétentes à enquêter sur les allégations de crimes de
guerre ou d’homicides illicites perpétrés à l’étranger par des membres de leurs forces armées. L’enquête est obligatoire dans huit d’entre
eux ; dans trois autres elle est en principe
non obligatoire en raison du sens plus large attribué à la notion d’opportunité des poursuites. L’obligation d’enquêter est considérée comme une obligation essentiellement
autonome dans sept États ; dans deux autres États,
elle dépend dans une plus
large mesure de la juridiction
de l’État, quoiqu’il semble que l’attribution à
celui-ci des faits potentiellement répréhensibles ne soit pas nécessaire. En ce
qui concerne les garanties procédurales applicables pendant
l’enquête menée sur les infractions pénales supposément commises par des membres des forces
armées à l’étranger, le droit interne de dix États renvoie aux garanties
procédurales générales applicables dans toute affaire pénale, tandis que deux
États appliquent des principes ou
des dispositions spécifiques, dont la portée et la
nature ne semblent toutefois
pas substantiellement différentes de celles des principes et dispositions applicables aux affaires pénales de droit commun.
- LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
- L’autorisation de déployer des troupes allemandes au sein de la FIAS
91. Le
22 décembre 2001, le Parlement
allemand autorisa le déploiement de troupes allemandes
en Afghanistan et la participation de ces troupes à la FIAS. L’autorisation renvoyait à l’Accord
de Bonn et à la résolution 1386 (2001) du Conseil de sécurité
quant aux tâches et responsabilités des troupes. Elle précisait en ces termes la portée du droit à la légitime
défense individuelle et collective :
« L’exercice du droit
à la légitime défense individuelle et collective n’est pas affecté [par la participation à la FIAS]. Les
troupes déployées dans le cadre de cette opération [de la FIAS] sont également autorisées à faire usage de la force militaire pour la défense d’autrui. »
92. Le
16 octobre 2008, le Parlement
allemand prolongea le déploiement des troupes allemandes en Afghanistan jusqu’au
13 décembre 2009.
- La Loi fondamentale (Grundgesetz)
93. L’article 25 de la Loi fondamentale allemande est ainsi libellé :
« Les règles générales du droit international font partie intégrante du droit
fédéral. Elles prévalent sur les lois et
créent directement des droits et des
obligations pour les résidents du territoire
fédéral. »
- Le code des crimes
de droit international (Völkerstrafgesetzbuch)
94. En juin 2002, le code des
crimes de droit international fut
adopté et entra en vigueur.
Il modifiait le droit
interne en vue de l’entrée en vigueur
du Statut de Rome de la Cour pénale internationale
(« le Statut de Rome »), notamment à l’égard de l’Allemagne, le 1er juillet 2002. L’article 153f du code de procédure pénale (paragraphe 96 ci-dessous) fut
adopté au même moment. L’un des objectifs centraux de ces modifications législatives était de permettre l’ouverture d’enquêtes et de poursuites au niveau interne à l’égard des infractions
relevant de la portée du Statut de Rome, compte tenu en particulier du principe
de complémentarité prévu
par cet instrument (Publication du Parlement fédéral (Bundestagsdrucksache) no 14/8524, p. 12).
95. Les dispositions pertinentes du code des crimes de droit
international, telles qu’en
vigueur au moment des faits, se lisaient
ainsi :
« La présente loi s’applique à toutes les infractions
pénales de droit
international qui y sont visées
ainsi qu’aux crimes qui y sont visés même
s’ils ont été commis à l’étranger et ne présentent aucun lien avec l’Allemagne. »
« Le droit pénal général
s’applique aux infractions visées dans la présente loi, sauf
dans la mesure prévue par les dispositions spéciales des articles 1 et 3 à
5. »
Crimes de guerre constitués
par l’utilisation de méthodes
de guerre prohibées
« 1) Quiconque, dans le cadre d’un conflit armé international ou d’un conflit armé non international,
(...)
3. mène par des moyens militaires une attaque dont il prévoit avec certitude qu’elle tuera ou
blessera des civils ou qu’elle
endommagera des biens de caractère civil dans une mesure hors de proportion avec l’avantage militaire global concret et direct attendu,
(...)
est passible d’une peine d’emprisonnement de trois ans au moins. (...)
2) Lorsque, en commettant une infraction visée aux points 1 à 6 du paragraphe 1, l’auteur des faits tue ou
blesse grièvement un civil (article 226 du code pénal) ou une personne protégée en vertu du droit international humanitaire, il est passible
d’une peine d’emprisonnement
de cinq ans au moins. S’il inflige la mort intentionnellement, il est passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité ou d’une peine d’emprisonnement de dix ans au moins.
(...) »
96. Les dispositions pertinentes en matière d’enquête pénale du code allemand de procédure pénale sont ainsi libellées :
« 1) Le
parquet est l’autorité compétente
pour engager l’action publique.
2) Sauf
dispositions légales à l’effet contraire, il est tenu d’agir à l’égard de toutes les infractions
pénales passibles de poursuites dès lors que sont
présents des indices factuels suffisants. »
« 1) Le parquet
peut renoncer
à engager des poursuites à l’égard des infractions pénales ;
1. qui ont été commises
hors du champ d’application territorial de la présente loi (...) ;
(...)
Les infractions réprimées par le code
des crimes de droit
international relèvent de l’article 153f.
(...) »
« 1) Le
parquet peut renoncer
à engager des poursuites à l’égard des infractions pénales réprimées par les articles 6 à 14 du code des crimes de droit international dans les cas visés
au paragraphe 1,
points 1 et 2, de l’article 153c lorsque le mis en cause ne réside pas en Allemagne
et qu’il n’est pas à prévoir qu’il va y résider. Toutefois, si l’individu potentiellement auteur d’une infraction visée au point 1 du paragraphe 1 de l’article 153c
est un ressortissant allemand,
[la possibilité de renoncer
aux poursuites] ne
s’applique que si l’infraction
fait l’objet de poursuites devant une cour internationale de justice ou de la part d’un État sur le territoire duquel l’infraction a été commise ou dont un ressortissant en est victime.
2) Le
parquet peut en particulier
renoncer à engager des poursuites à l’égard des infractions
réprimées par les articles 6 à 14 du code des crimes de droit international
dans les cas visés au
paragraphe 1, points 1 et 2, de l’article 153c lorsque
1. aucun ressortissant allemand n’est soupçonné d’avoir commis l’infraction considérée ;
2. l’infraction n’a pas été commise à l’encontre d’un ressortissant allemand ;
3. aucun suspect ne réside ni ne résidera vraisemblablement en Allemagne ;
4. l’infraction fait l’objet de poursuites devant une cour internationale de justice ou de la part d’un État sur le territoire duquel l’infraction a été commise ou dont un ressortissant en est suspect ou victime.
(...) »
« 1) Dès qu’il prend
connaissance, par un signalement
ou par un autre moyen, du soupçon
qu’une infraction pénale ait été
commise, le parquet entreprend une enquête sur les faits afin de déterminer
s’il y a lieu d’engager l’action publique.
2) Le
parquet doit enquêter non seulement à charge mais aussi à décharge, et veiller à ce que soient recueillis les éléments de preuve qui risquent de disparaître. (...) »
« 1) S’il ressort des investigations menées qu’il y a suffisamment d’éléments pour engager l’action publique, le
parquet procède à la mise en accusation
en déposant un acte d’accusation auprès du tribunal compétent.
2) Si tel n’est pas le cas, le parquet met fin à la procédure. Le procureur en avise le mis en cause si celui-ci a été entendu en cette qualité ou
s’il a fait l’objet d’un mandat d’arrêt, de même que s’il en a fait
la demande ou s’il y a un intérêt particulier à l’en aviser. »
« Si le parquet
ne donne pas suite à une demande
d’ouverture de poursuites ou
décide, à l’issue de l’enquête, de mettre fin à la procédure, il en avise l’auteur de la demande, en précisant les motifs
de sa décision. Si l’auteur de la demande est également
la partie lésée, le parquet
l’informe de la possibilité de contester
la décision et du délai d’introduction du recours (article 172
§ 1). »
97. Selon la pratique interne établie, les indices
qui donnent à penser qu’une personne a commis une infraction pénale mais qui ne constituent pas des « indices factuels suffisants » au sens de l’article 152 § 2
du code de procédure pénale ne permettent pas d’ouvrir une enquête pénale en vertu de l’article 160 § 1
du code de procédure pénale. En présence de pareils indices, le parquet peut mener des investigations
préliminaires pour rechercher
la présence d’un « soupçon
initial » (Anfangsverdacht)
justifiant l’ouverture d’une enquête
pénale. Dans le cadre de ces investigations préliminaires, la personne concernée n’est pas « accusée », et aucune mesure d’enquête coercitive ne peut être prise. Cependant, le parquet peut interroger les témoins et obtenir leur audition par un juge le cas échéant
(tribunal régional d’Offenburg, Qs 41/93,
25 mai 1993).
98. Les décisions de classement sans suite prises par
le parquet ne sont pas des décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée. Les poursuites peuvent être rouvertes
s’il apparaît de nouveaux éléments ou un nouvel éclairage des mêmes éléments
(Cour fédérale de justice, no 2 StR 524/10,
arrêt du
4 mai 2011, § 9), par exemple sous la forme d’observations ultérieures d’une partie lésée.
99. La décision de clore l’enquête pénale peut être contestée
par toute partie lésée dans un délai
d’un mois à compter de la réception de l’avis de clôture, au moyen
d’une demande d’ouverture de poursuites
(articles 172 et suivants
du code de procédure pénale). Le mémoire communiqué à l’appui de cette demande doit indiquer les faits
censés étayer les accusations, ainsi que les
éléments de preuve de la commission de l’infraction. Cette exigence de forme vise à permettre au tribunal de déterminer sur la seule base du mémoire s’il
y a ou non des éléments suffisants pour soupçonner qu’une infraction ait été commise, sans avoir à étudier un dossier ou des annexes (cour
d’appel de Hamm, no 3 Ws 209/09,
14 juillet 2009). L’auteur de la demande doit présenter l’essentiel de la décision de clôture prise par le parquet (cour d’appel de Hamm, no 1 Ws 135/11, 28 avril 2011 ;
Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvR 967/07,
4 septembre 2008, § 17). S’il souhaite s’appuyer sur des éléments supplémentaires issus du dossier de l’enquête, il doit en exposer l’essentiel dans son mémoire, ce qui peut impliquer qu’il doive présenter
également les éléments à décharge (Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvR 2040/15,
27 juillet 2016, § 15). Pour déterminer si des soupçons suffisants pèsent sur le mis en cause, le tribunal peut tenir
compte de la probabilité que des poursuites
pénales aboutissent à un acquittement en vertu du principe in dubio pro reo (Cour constitutionnelle fédérale, no 2 BvR 2318/07,
13 décembre 2007, § 2).
100. La Cour constitutionnelle fédérale est compétente pour contrôler et, le cas échéant, infirmer les décisions de clôture prises par les procureurs, et elle a déjà statué en ce sens (no 2 BvR 878/05,
17 novembre 2005, § 23). Elle
peut conclure à la violation des droits
fondamentaux de la personne
lorsque la décision de rejet de la demande d’ouverture
de poursuites découle
d’un excès de formalisme dans l’application des exigences requises (no 2 BvR 912/15, 21 octobre 2015). Dans des affaires concernant des homicides dont la responsabilité était potentiellement attribuable à des agents de
l’État, elle s’est alignée
sur les exigences découlant de la jurisprudence de
la Cour européenne en matière
d’effectivité de l’enquête aux fins de l’article 2
de la Convention (no 2 BvR 2307/06,
4 février 2010, et no 2 BvR 2699/10, 26 juin 2014).
- La loi sur l’organisation judiciaire (Gerichtsverfassungsgesetz)
101. Les dispositions pertinentes de la loi sur l’organisation judiciaire sont ainsi libellées :
« 1) En matière
pénale, la cour d’appel dans le ressort de laquelle se trouve le siège du gouvernement du Land est compétente
au niveau du Land pour examiner
et juger en première instance
les affaires concernant
(...)
8. les infractions pénales réprimées par le code des crimes
de droit international.
« 1) Le procureur
général près la Cour fédérale de justice représente le ministère public devant la cour d’appel dans
les affaires pénales relevant de la compétence des cours d’appel
en première instance en vertu
de l’article 120 §§ 1 et 2. L’affaire lui est transférée dès lors qu’existent des indices factuels
suffisants pour faire relever les faits
de sa compétence. Le
parquet l’informe sans délai de tout événement susceptible de justifier que l’affaire lui soit transmise. Si, dans un cas visé à l’article 120 § 1,
le parquet du Land et le procureur général ne s’accordent pas sur l’attribution de la compétence pour
poursuivre, il appartient au procureur général
de trancher. »
« Les membres du parquet appliquent les instructions officielles de leurs supérieurs. »
« Le pouvoir de supervision et de direction appartient :
1. au ministre fédéral de la
Justice et de la Protection des
consommateurs pour ce qui est du
procureur général près la Cour fédérale
de justice et des procureurs fédéraux ;
(...) »
EN DROIT
- SUR LA
RECEVABILITÉ
- Sur la compétence de la
Cour ratione personae et ratione loci
a) Le Gouvernement
102. Le Gouvernement soutient que la requête est incompatible ratione personae et ratione loci avec
les dispositions de la
Convention.
103. En ce qui concerne la compétence
de la Cour ratione
personae, le Gouvernement s’appuie
sur la décision Behrami et
Behrami c. France et Saramati c. France,
Allemagne et Norvège (déc.) [GC], nos 71412/01 et 78166/01, 2 mai 2007 (« la décision Behrami et Behrami »), pour
soutenir que les opérations militaires menées sous l’autorité et le contrôle ultimes du Conseil de sécurité
agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies ne sont pas attribuables aux États contractants à titre individuel et que, dès lors,
la Cour n’est pas compétente ratione
personae pour examiner l’opération
militaire en cause. Il ajoute que la Cour a confirmé en de multiples occasions la conclusion à laquelle elle était parvenue dans la décision Behrami et Behrami et
qu’il y a donc sur ce sujet une jurisprudence
constante. Dans les cas où la Cour a conclu
que certaines mesures militaires prises en Irak étaient attribuables à
un État contractant en particulier (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, CEDH 2014, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC],
no 27021/08, CEDH 2011, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC],
no 55721/07, CEDH 2011), cette conclusion aurait été due aux circonstances
propres à l’espèce. Pareilles circonstances ne seraient pas réunies
dans le cas présent, qui serait factuellement comparable à celui
de l’affaire Behrami et Behrami, pour les
raisons suivantes.
– La FIAS
aurait été créée par la résolution 1386
(2001) du Conseil de sécurité ; elle n’aurait
donc pas existé avant. En autorisant les États membres de l’ONU
qui y participaient à « prendre toutes les mesures nécessaires »,
le Conseil de sécurité leur aurait délégué
ses pouvoirs. Le mandat de la force aurait été suffisamment précis et il aurait défini les objets
de la mission ainsi que les rôles et responsabilités
de toutes les parties prenantes. De plus, une obligation de rendre des comptes aurait
été prévue.
– Le commandement et le contrôle de la FIAS
auraient été comparables à ceux de la Force internationale
de sécurité au
Kosovo (KFOR) : il se serait agi d’un commandement unifié sur des troupes provenant de nombreux États qui formaient une force multinationale. Les
États qui avaient envoyé des troupes sur le terrain n’auraient pas tous été
parties à la Convention.
– Le Conseil de sécurité et les différents organes des Nations unies auraient approuvé à plusieurs reprises la présence de sécurité et les activités militaires
de la FIAS en Afghanistan, y compris les frappes aériennes
opérées pour combattre les talibans.
– Le fait que ce que l’on appelle le « commandement intégral » du contingent fourni
par l’Allemagne ait été assuré par des commandants allemands serait sans incidence sur ces considérations. Il n’y
aurait pas de différence de situation entre les nations qui ont fourni des
troupes à la KFOR et celles qui ont
fourni des troupes à la
FIAS.
1) Sur l’exercice d’une juridiction extraterritoriale
en Afghanistan
104. La Cour ne serait pas non plus compétente ratione loci pour
examiner la requête. Le décès des fils du requérant
ne relèverait pas de la juridiction extraterritoriale de l’Allemagne. Il ressortirait en effet de
la jurisprudence bien établie de la Cour qu’un État contractant
n’exerce sa juridiction
hors de son propre territoire
que s’il « contrôle effectivement » la
zone ou si l’un de ses
agents y exerce « son autorité
et son contrôle », or
ni l’une ni l’autre de ces deux exceptions ne serait applicable en l’espèce.
105. L’Allemagne n’aurait pas exercé son contrôle effectif sur la région de Kunduz et le site du largage des bombes. En septembre 2009, les
troupes allemandes de la FIAS qui étaient
déployées dans la région se seraient trouvées dans une situation de conduite des hostilités
dans une zone de combat actif qui aurait elle-même été sous
le contrôle des insurgés. Ceux-ci y auraient été presque aussi
nombreux que les soldats de la FIAS. Les troupes de la FIAS stationnées
à Kunduz auraient risqué d’être attaquées par les insurgés ou
de tomber dans leurs pièges à chaque fois qu’elles quittaient la garnison. Ne pouvant que réagir et non agir en amont, elles auraient subi de lourdes pertes dans des
batailles contre des insurgés. Au regard
de la taille du territoire à contrôler – environ 8 000 km2 – et du grand nombre d’insurgés talibans, très organisés, actifs sur place, les effectifs de la FIAS auraient été bien trop
faibles pour que l’on puisse dire que celle-ci contrôlait effectivement la région de Kunduz.
106. Sur
la question de la juridiction découlant de l’« autorité et
du contrôle d’un agent de
l’État », la situation en cause ne serait pas comparable à celle des affaires Al-Skeini et
autres et Jaloud (précitées). À aucun moment de la présence
de la FIAS en Afghanistan la situation n’y aurait été comparable à ce qu’elle était en Irak en 2003 et en 2004. La
FIAS n’aurait eu pour mission que de prêter assistance
au gouvernement civil afghan dans
la lutte contre des insurgés armés
et la mise en place de forces de sécurité
afghanes. Le gouvernement civil afghan aurait disposé
de ses propres forces de sécurité, en particulier dans la région de Kunduz. Ainsi, dans la matinée qui
a suivi la frappe, ce seraient
les forces de sécurité afghanes qui auraient retiré les armes restantes
du banc de sable avant l’arrivée
des unités de reconnaissance, parmi lesquelles l’unité allemande. Celle-ci n’aurait pu inspecter le site qu’après qu’une unité des forces
de sécurité afghanes lui eut apporté sa protection contre les attaques des
insurgés talibans. La FIAS n’aurait exercé ni une puissance gouvernementale ni des fonctions exécutives – par exemple elle n’aurait pas exercé de pouvoirs
de police en vue de maintenir l’ordre et la sécurité.
107. La
frappe du 4 septembre 2009
n’aurait pas créé de lien juridictionnel entre les personnes
qui l’ont subie et l’État défendeur : ce serait un acte extraterritorial instantané,
et le texte de l’article 1 ne s’accommoderait pas d’une conception causale de la notion
de « juridiction » (le Gouvernement
cite à cet égard la décision Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 75, CEDH 2001‑XII, et l’arrêt Medvedyev et
autres c. France [GC], no 3394/03, § 64, CEDH 2010). Cette analyse ne générerait pas de risque d’impunité, les États contractants
devant toujours respecter les obligations
qui leur incombent en vertu du droit
international humanitaire.
2) Sur la compétence ratione loci à
raison du lieu d’engagement des poursuites pénales
108. Les mesures d’enquête prises par les autorités allemandes
ne seraient pas suffisantes pour faire relever de la compétence de la Cour ratione loci dans les circonstances
propres à l’espèce les griefs formulés
sur le terrain du volet procédural de l’article 2 de la Convention. La
présente affaire se distinguerait
des affaires Güzelyurtlu
et autres c. Chypre
et Turquie ([GC], no 36925/07, 29 janvier 2019) et Romeo Castaño c. Belgique (no 8351/17,
9 juillet 2019). Ces deux affaires concerneraient des obligations mutuelles de coopération, notamment l’obligation pour les États contractants de coopérer entre eux en matière pénale dans l’espace
juridique de la Convention aux
fins du volet
procédural de l’article 2. Le lien juridictionnel associé à cette obligation de coopérer résulterait de la nature
particulière de la Convention, traité
de garantie collective des droits de l’homme. Le but serait d’une part d’éviter qu’il n’y
ait un vide entre deux États contractants
dans le système de protection des droits de l’homme au sein de l’espace
juridique de la Convention, et d’autre
part de garantir que chaque
État contractant puisse s’acquitter de l’obligation procédurale qui lui
incombe en vertu de l’article 2
de cet instrument. En conséquence, l’ouverture d’une enquête
sur un décès survenu hors du territoire national n’établirait un lien juridictionnel
avec l’État que dans les
cas où plusieurs
États contractants se partagent la responsabilité de l’application collective de la
Convention.
109. Or
la présente affaire ne concernerait
pas un manquement de l’Allemagne à assumer sa responsabilité
dans le cadre de l’application collective de la
Convention : aucune obligation
mutuelle de coopération en matière pénale entre États contractants
dans l’espace juridique de la Convention ne serait
ici en jeu, car les décès sur lesquels portaient les enquêtes
seraient survenus au cours d’activités
militaires menées hors du territoire des
États membres du Conseil de l’Europe. L’affaire
ne concernerait donc pas la nature particulière de la
Convention en tant que traité d’application collective entre les États contractants.
110. S’appuyant sur les
affaires Güzelyurtlu et autres (précitée), Markovic
et autres c. Italie ([GC], no 1398/03,
CEDH 2006‑XIV) et Chagos Islanders c. Royaume-Uni ((déc.), no 35622/04, 11 décembre 2012),
le Gouvernement soutient que l’ouverture d’une enquête ou de poursuites ne peut établir la juridiction de l’État qu’à l’égard des
mesures que celui-ci est susceptible
de prendre exclusivement
dans sa juridiction
territoriale – ce qui limiterait l’objet de l’examen de la Cour aux actes
qui ont eu lieu dans cet
État – à moins que, comme c’était
le cas de la Turquie dans l’affaire Güzelyurtlu et
autres, sa juridiction
ne soit établie par ailleurs. Invoquant les arrêts Al-Skeini et autres (précité,
§ 149) et Jaloud (précité, § 152), il avance qu’il
est exceptionnel que l’État exerce sa juridiction extraterritoriale dans
le cadre de missions militaires
menées hors du territoire des États contractants, et que ce n’est qu’en pareil cas que
sa juridiction peut être établie à l’égard d’investigations menées hors du territoire national. Selon lui, l’acte formel et instantané par lequel un État contractant décide d’ouvrir une enquête pénale ne peut pas, en lui-même, faire naître de lien juridictionnel avec cet État et déclencher
l’application de l’obligation
procédurale découlant de l’article 2 indépendamment de toutes les autres
circonstances de l’espèce. L’élément déterminant serait le point de savoir si l’enquête critiquée était elle-même de nature extraterritoriale. En l’espèce, les objections du requérant
porteraient essentiellement
sur des mesures d’enquête qui ont été ou qui auraient
dû à son avis être prises hors du territoire allemand
et de la juridiction de l’Allemagne. Les faits se seraient déroulés hors du territoire national dans une zone de combat actif pendant un conflit armé non international, et l’enquête
aurait en conséquence présenté des difficultés
particulières, qui auraient
eu une incidence déterminante sur la procédure
interne subséquente.
111. Le droit international humanitaire
et le droit pénal interne obligeraient déjà l’Allemagne à enquêter sur les décès de civils
survenus dans le cadre d’hostilités, et il serait donc inutile d’étendre le champ de la Convention
pour éviter un risque d’impunité. De plus, le droit pénal international imposerait certes à l’Allemagne d’enquêter sur les faits de la présente affaire, mais, en
la matière, le Statut
de Rome établirait non pas la juridiction de l’Allemagne au sens de l’article 1 de
la Convention mais la compétence de la
Cour pénale internationale.
112. Le Gouvernement estime que si la portée
de l’arrêt Güzelyurtlu et
autres, précité, était étendue aux
investigations menées sur des actions militaires opérées hors du territoire national dans le cadre de la conduite d’hostilités ne relevant pas de l’exercice d’une juridiction extraterritoriale au
sens de l’article 1, les États devraient,
pour établir les faits hors de leur territoire, accomplir des tâches impossibles. Il considère aussi qu’une telle approche
contournerait la jurisprudence
relative au caractère exceptionnel de la juridiction extraterritoriale
et à la compétence de la Cour ratione personae, et qu’en
outre, elle rendrait arbitraire l’établissement de la juridiction au sens de l’article 1. Il argue que si la Cour jugeait que
le simple fait d’ouvrir une procédure suffit à créer un lien juridictionnel en l’absence d’autres motifs avérés,
cette conclusion risquerait, premièrement, d’inciter les États
à ne pas ouvrir de procédure du tout et, deuxièmement, de faire émerger une application de la
Convention inégale entre différents États contractants qui participeraient aux mêmes missions militaires en dehors de leur territoire en ce que, dans une telle configuration, si un État engageait des poursuites
et l’autre non, celui qui
ne l’aurait pas fait pourrait échapper
à toute responsabilité au regard de la Convention.
113. Il ajoute que les circonstances propres qui avaient fait naître exceptionnellement
un lien juridictionnel dans
l’affaire Güzelyurtlu et autres, précitée, ne sont pas présentes
en l’espèce. Il estime
en particulier que le fait que, en vertu
de l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS (paragraphe 75
ci-dessus), l’Allemagne ait conservé sa compétence pénale exclusive à l’égard des soldats allemands
de la FIAS pour les infractions
que ceux-ci pourraient commettre sur le territoire afghan ne s’analyse pas en une « circonstance propre » aux fins de l’établissement d’un lien
juridictionnel au sens de l’article 1 de la
Convention (il s’appuie à cet
égard sur le paragraphe 190
de l’arrêt Güzelyurtlu et
autres, précité). L’article 1 § 3 de l’accord
de statut des forces fixerait une règle en matière d’immunité : il s’agirait de protéger les agents de la FIAS contre toute poursuite
de la part des autorités afghanes. Ainsi, les États n’auraient conservé leur compétence
pénale à l’égard de leurs troupes que dans le cadre de leur relation interne avec
leurs soldats. Ni cette compétence ni la délégation de pouvoirs découlant des résolutions
pertinentes du Conseil de sécurité ne permettraient à leurs autorités civiles d’application des lois de mener leurs
propres enquêtes pénales sur le territoire afghan au
mépris de la souveraineté
de l’Afghanistan. De même, la police militaire
n’aurait été investie par son habilitation à
mener des enquêtes internes que de pouvoirs juridiques limités. Elle n’aurait pas pu, par exemple, convoquer des témoins
afghans ou prendre des mesures
d’enquête ou des mesures coercitives
pour obtenir des preuves. Ainsi, les autorités allemandes n’auraient disposé en Afghanistan que de pouvoir d’enquête restreints, ce qui tendrait à démontrer que l’entité responsable était l’ONU et non l’Allemagne. Rien ne permettrait de dire en l’espèce que l’ouverture d’une enquête
ait rendu les faits attribuables
à l’Allemagne ou établi sa juridiction
extraterritoriale à leur égard. À cet
égard, le Gouvernement fait valoir que
l’accord de statut des forces qui régissait le déploiement de
troupes internationales dans
l’affaire Behrami et Behrami (décision
précitée) contenait une règle similaire à celle posée en l’espèce par l’article 1 § 3 de l’accord
de statut des forces de la FIAS et que cette règle n’a alors fait naître
aucun doute quant à la question de la juridiction.
b) Le requérant
114. Le requérant soutient que les
faits dont il se plaint ont eu lieu
sous la juridiction de l’Allemagne aux fins de l’article 1 de
la Convention.
115. Le requérant soutient que l’enquête pénale menée par les autorités
allemandes sur le décès de ses fils est suffisante
pour faire naître un
lien juridictionnel entre
l’Allemagne et lui aux fins de l’article 1. Il argue que, dans l’affaire Güzelyurtlu et
autres (précitée),
les décès sur lesquels portait l’enquête étaient aussi survenus hors de la zone de
juridiction territoriale de l’État
avec lequel l’enquête pénale avait établi un lien juridictionnel. Selon lui, cette approche est conforme à la nature de l’obligation
procédurale découlant de l’article 2 : celle-ci aurait
évolué pour devenir une obligation
distincte et autonome, et la Cour
lui aurait reconnu un caractère « détachable »
ainsi que la propriété de lier l’État même dans
le cas de décès survenus hors de sa juridiction. Le raisonnement serait le même que celui
suivi dans les arrêts Markovic et autres (précité), Aliyeva et Aliyev c. Azerbaïdjan (no 35587/08, 31 juillet 2014) et Gray c. Allemagne (no 49278/09,
22 mai 2014).
116. Le requérant ajoute que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 n’oblige pas seulement les
autorités nationales à rechercher une coopération mutuelle entre États contractants mais leur commande aussi
de s’efforcer d’obtenir la coopération de leurs homologues étrangères en général. La Cour aurait dit clairement dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité) que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 peut mettre à la charge de l’État deux types d’obligation
de coopérer : d’une part, celle de solliciter dans le cadre de sa propre obligation d’enquêter la coopération d’autres États et, d’autre part,
celle d’assister un autre État
qui mènerait une enquête
sur des faits relevant de sa propre juridiction. Ce ne serait que pour ce second cas qu’elle a dit dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres que les États
contractants étaient tenus de coopérer entre eux. Or la présente affaire relèverait
du premier cas : elle concernerait l’obligation pour l’Allemagne de s’efforcer d’obtenir, dans le cadre d’une enquête qu’elle a ouverte, la coopération des autorités d’un autre État. Ni la jurisprudence de la Cour ni même la simple logique ne permettraient de dire que les autorités
nationales ne doivent en l’espèce rechercher que la coopération des autres États
contractants.
117. Le requérant avance que déduire de l’ouverture d’une enquête
l’existence d’un lien juridictionnel
ne rendrait pas arbitraire l’établissement de la juridiction et ne dissuaderait pas les États d’ouvrir une enquête. Invoquant l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité, § 190), il ajoute
que même dans les cas
où l’État n’a pas ouvert d’enquête
ou de procédure, les « circonstances propres » à l’affaire peuvent
faire naître un lien juridictionnel fondé
sur l’obligation procédurale
découlant de l’article 2. Ces circonstances propres dépendraient des particularités de l’affaire,
et notamment de la question
de savoir si le droit interne ou le droit international mettent
à la charge de l’État
une obligation d’enquête.
Or, en l’espèce, le Gouvernement
aurait lui-même reconnu que l’État était tenu d’enquêter à la fois en vertu du droit
interne et en vertu du droit international, étant donné que la
responsabilité pénale du colonel K. était susceptible d’être engagée notamment
pour des faits potentiellement constitutifs de
crime de guerre.
118. À cet égard, le requérant argue que le fait que
l’Allemagne ait conservé en vertu de l’article 1 § 3 de l’accord
de statut des forces de la FIAS sa compétence pénale à l’égard de ses troupes (paragraphe 75
ci‑dessus) n’est
pas anodin. Il allègue que contrairement
à ce qu’affirme le Gouvernement,
cette disposition ne pose pas une règle d’immunité mais une règle de compétence. Selon cette règle, l’Allemagne aurait expressément conservé sa compétence pénale à l’égard de ses troupes, ce qui exclurait
celle des autorités afghanes, des Nations unies et de la FIAS, et confirmerait que les actes commis par des soldats allemands
en Afghanistan sont attribuables à l’Allemagne. Celle-ci aurait de
plus conservé tout le contrôle
de l’enquête : les
autorités allemandes auraient interrogé les suspects, entendu
des témoins, recueilli des preuves
et pris des mesures d’enquête, auxquelles elles l’auraient associé – insuffisamment cependant. La juridiction de l’Allemagne
sur les faits n’aurait d’ailleurs jamais été contestée
dans le cadre de l’enquête. De surcroît, indépendamment du fait qu’elles aient été commises
sur le territoire allemand ou à l’étranger, toutes les violations
alléguées seraient le fait d’agents de l’État allemand.
119. Le requérant allègue encore que même si le lien juridictionnel ne
découlait que
de l’ouverture d’une procédure en Allemagne, la Cour ne pourrait se borner à examiner les mesures d’enquête prises sur le territoire allemand sans aller à l’encontre de sa propre jurisprudence, dont
il déduit que le lien juridictionnel est corrélé
à la nature de l’obligation procédurale
de mener une enquête effective. Or, en l’espèce, les défaillances auraient eu lieu
pour certaines en Afghanistan
et pour d’autres en Allemagne. Il ne serait pas déterminant que les événements à l’origine de l’enquête ne se soient pas déroulés sur le territoire d’un État membre du Conseil
de l’Europe : la Convention ne serait pas seulement applicable dans l’espace juridique des États contractants. En l’espèce, les faits à l’origine de l’enquête
seraient attribuables à
l’Allemagne et relèveraient
de sa juridiction extraterritoriale ;
et il faudrait accorder
du poids à ce facteur.
- Présence d’autres circonstances propres à établir la juridiction de l’Allemagne à
l’égard de l’enquête litigieuse
120. Le requérant soutient que, même
en l’absence d’enquête pénale, un lien juridictionnel aurait de toute façon été établi aux
fins de l’article 1. Il allègue que les faits qui sont
à l’origine de l’affaire relèvent de la juridiction extraterritoriale de l’Allemagne
parce que celle-ci a exercé son « contrôle »
sur les victimes de la
frappe. Invoquant l’observation générale
no 36 du Comité des droits de l’homme (paragraphe 87 ci-dessus) et l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, § 137), il argue
que le fait que l’Allemagne ait pu porter
atteinte aux droits – en l’espèce, au droit à la vie – de ses fils, tués
par la frappe aérienne, est un élément
déterminant. Les patrouilles, les contrôles et les opérations aériennes constitueraient différents modes d’exercice de prérogatives de puissance publique que rien ne distinguerait
logiquement les uns des autres
au regard du droit à la vie ; et le fait que le colonel K. ait décidé de recourir
à une frappe aérienne plutôt
que de déployer des troupes au sol ne pourrait fonder quant à la juridiction une conclusion différente de celle à laquelle la
Cour est parvenue dans les arrêts Al-Skeini et autres et Jaloud (tous deux précités). La frappe aérienne serait une manifestation de l’exercice par l’Allemagne de prérogatives de puissance publique dans la région. Les troupes allemandes auraient opéré en Afghanistan avec le consentement du gouvernement afghan et sur son invitation, et elles auraient assumé des prérogatives
de puissance publique normalement exercées par les autorités locales ou souveraines. Elles auraient été mandatées par le Conseil de sécurité pour aider l’Autorité intérimaire afghane et ses successeurs à maintenir la sécurité, notamment en instaurant des points de contrôle, en déployant des patrouilles régulières et en procédant à des opérations de sécurité dans le cadre de la lutte contre l’insurrection. Dans ces conditions, l’établissement d’un
lien juridictionnel ne nécessiterait
pas un effondrement total de l’ordre étatique afghan.
121. De
plus, l’Allemagne aurait exercé son contrôle effectif sur la zone dans laquelle la frappe a tué les fils du
requérant. Le commandement régional Nord, sous commandement allemand, aurait compté 5 600 soldats environ, et le site de la frappe n’aurait
été qu’à sept kilomètres de la base de la
PRT de Kunduz, où se seraient
trouvés environ 1 500 soldats au moment du bombardement. À cet égard, le requérant soutient, en s’appuyant sur les arrêts Jaloud (précité, §§ 139 et 142) et Issa et autres c. Turquie (no 31821/96,
§§ 74 et 76, 16 novembre 2004), que le
contrôle effectif peut être limité
à la zone spécifique des faits et au moment auquel ceux-ci se sont produits, et qu’il n’implique pas que l’État
soit une puissance
occupante. Ainsi, la proximité de la
base allemande et la possibilité de déployer immédiatement des troupes au sol et d’obtenir un appui aérien rapproché – lequel serait arrivé
en quelques minutes sur le lieu
où se trouvaient les camions volés
– confirmeraient que la
zone où la frappe a eu lieu se trouvait sous le contrôle effectif de l’Allemagne. Une situation d’hostilités actives n’exclurait
pas en elle-même la possibilité qu’un État exerce son contrôle effectif à un moment donné sur une zone donnée, en particulier quant à l’exercice du droit
à la vie des personnes se trouvant dans cette
zone. La Cour aurait déjà conclu dans sa jurisprudence que des violations de la Convention commises dans le cadre d’un conflit armé relevaient de la juridiction de l’État défendeur aux fins
de l’article 1, même
pendant des phases d’hostilités actives (le requérant cite à cet égard l’arrêt Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, CEDH 2014).
122. De
plus, le requérant estime que les faits
qui sont à l’origine de son grief
sont attribuables à
l’Allemagne. Sur ce
point, il soutient que les conditions d’attribution établies dans la décision Behrami et Behrami (précitée) ont été
affinées dans l’arrêt Al-Jedda (précité), où la Cour aurait précisé
que l’un des prérequis à l’attribution de
la conduite était
l’exercice d’un « contrôle
effectif ». Dans l’arrêt Al-Jedda, la Cour aurait aussi reconnu
que certaines conduites pouvaient être attribuées à plus
d’une entité, par exemple aux Nations unies et à un État membre. Cette notion d’attribution multiple serait depuis longtemps reconnue par la Commission du droit international. Ainsi, en l’espèce, le commandant de la force aurait exercé le commandement opérationnel mais l’Allemagne aurait conservé le commandement intégral de ses troupes (le requérant invoque l’arrêt Jaloud, précité). Le colonel K. et les troupes allemandes n’auraient pas été mis
« à la disposition » d’une puissance étrangère ou d’une organisation internationale, et ils ne se seraient pas trouvés
sous « la direction et
le contrôle exclusifs »
du Conseil de sécurité, de l’OTAN, du commandant de la force ou
d’un autre État, comme le démontrerait la suite d’ordres contraignants que le colonel K. aurait donnés sans en référer à ses supérieurs
jusqu’à la frappe dans laquelle les fils
du requérant ont été tués. Cette conduite serait
très différente de celle examinée dans la décision Behrami et Behrami (précitée), de même que le serait le cadre juridique applicable à la conduite des troupes allemandes à Kunduz.
a) Les gouvernements britannique, danois, français, norvégien et suédois
123. S’appuyant sur la décision Behrami et Behrami (précitée), les gouvernements intervenants soutiennent que la FIAS relevait de l’autorité et du contrôle ultimes du Conseil de sécurité et
que, dès lors, les griefs du requérant
sont irrecevables ratione personae.
124. Ils sont d’avis que l’Allemagne n’exerçait pas en l’espèce sa juridiction extraterritoriale aux
fins de l’article 1. Ils considèrent en effet que la zone en
cause ne relevait ni du contrôle effectif de l’Allemagne ni de l’autorité
et du contrôle d’agents de l’État allemand.
125. Enfin, ils estiment que la présente affaire diffère fondamentalement de l’affaire Güzelyurtlu et autres (précitée). Ils avancent à cet égard que l’ouverture au niveau national d’une enquête sur
des faits survenus dans le cadre d’une opération militaire menée à l’étranger sous le mandat d’une organisation internationale ne peut en elle-même suffire à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1
entre l’État qui ouvre l’enquête et les faits survenus
à l’étranger. Ils considèrent que conclure le contraire reviendrait à remettre en question la jurisprudence Behrami et Behrami et Banković et risquerait
de se traduire par une application
universelle de la Convention. Selon eux, pareille situation risquerait d’entamer la volonté et la capacité des États
de participer à des opérations militaires multilatérales à l’étranger, et
de dissuader les autorités nationales d’ouvrir des enquêtes. Le droit international humanitaire
serait la lex
specialis applicable
dans les situations de conflit armé, et les États contractants
seraient tenus de se conformer aux obligations
qui en découlent même dans les cas échappant à l’empire de la Convention. Or il n’imposerait pas une obligation
générale d’enquêter sur chaque décès survenu
dans le cadre d’un conflit armé, seules certaines circonstances feraient naître cette obligation d’enquête – et il
y aurait là un choix délibéré.
126. Plus
spécifiquement, les gouvernements britannique et français voient mal ce qui pourrait mettre à la charge de l’Allemagne une obligation d’enquêter en l’espèce : selon eux, les faits
devant faire l’objet d’une enquête sont ici attribuables aux Nations unies et non à
l’Allemagne. Ils considèrent donc que le cas
d’espèce se distingue des
affaires Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, § 159,
9 avril 2009) et Janowiec
et autres c. Russie ([GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 132, CEDH 2013),
qui portaient sur la compétence
temporelle de la Cour et
non sur l’attribution des
faits. Le gouvernement britannique ajoute qu’imposer à un État des obligations
d’enquête qui se traduiraient
inévitablement par une obligation
d’apprécier le rôle d’autres États alliés – qui
ne seraient pas forcément parties à la Convention – irait à l’encontre du principe Or monétaire (il
cite l’Affaire de l’or monétaire
pris à Rome en 1943 (question préliminaire), arrêt du 15 juin 1954, CIJ Recueil 1954, p. 19).
127. Les gouvernements britannique et français soutiennent en outre que l’article 1 § 3 de l’accord de statut des forces de la FIAS concerne les compétences disciplinaires des autorités à l’endroit des militaires et les mesures d’enquête mises en œuvre en Allemagne. Ni la
FIAS, ni les Nations unies, ni
les autorités afghanes ne seraient investies de ces compétences. L’article 1 § 3 de l’accord
de statut des forces ne permettrait pas de parvenir à des conclusions dépassant sa portée limitée ni, dès lors, de faire relever les différentes
mesures d’enquête de
la responsabilité nationale
des États ayant fourni des
troupes à la FIAS. Il ne constituerait pas non plus une
« circonstance propre »
de nature à établir un lien juridictionnel
aux fins de l’article 1 dans les affaires relevant du volet procédural
de l’article 2. L’enquête en elle-même devrait être considérée
à la lumière des contraintes
imposées par le cadre juridique des Nations unies et de la mission de la FIAS et par
le droit afghan. Par exemple, les autorités de poursuite allemandes ne seraient pas autorisées à mener des enquêtes
en Afghanistan.
128. Les gouvernements britannique et français exposent enfin que le Statut
de Rome délimite la sphère de compétence de la Cour pénale internationale
et concerne la responsabilité pénale individuelle, alors que la Convention
concerne la responsabilité des États. Ils estiment qu’il ne faut pas
confondre l’une et l’autre responsabilité et qu’ainsi, les dispositions du Statut de Rome ne peuvent avoir aucune
incidence sur l’établissement
de la juridiction d’un État
au regard de l’article 1 de la Convention.
b) Le Centre des droits de l’homme de l’université d’Essex, Open Society Justice Initiative, l’Institut d’études internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan et Rights Watch (UK)
129. Open Society Justice Initiative
et l’Institut d’études internationales
de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan exposent qu’il y a en droit
international une tendance à la reconnaissance
d’obligations procédurales
à la charge des États qui exercent directement leur contrôle ou leur
autorité sur les droits d’une personne au moment où il y est porté atteinte, indépendamment des questions de savoir où les faits
ont eu lieu
et si, à ce moment-là, l’État en question exerçait également sa juridiction sur
le droit matériel de la victime à la vie.
130. Pour
le cas où la Cour estimerait que l’existence d’une obligation procédurale est subordonnée à l’exercice par
l’État de sa juridiction
à l’égard du droit matériel de la victime à la vie, Open Society Justice Initiative et Rights Watch
(UK) ajoutent qu’il est de
plus en plus reconnu que l’exercice par un État de son pouvoir, de son contrôle ou de son autorité sur les droits d’une personne fait naître à
la charge de cet État des obligations
en droit international des droits de l’homme. Le Centre des droits de l’homme de
l’université d’Essex estime pour sa
part que dès lors qu’il y a eu vérification des objectifs ou
usage de la force, il y a juridiction extraterritoriale
à l’égard du droit à la vie. Rights Watch (UK) et l’Institut d’études internationales de
l’université catholique du Sacré-Cœur
de Milan prônent une approche
fonctionnelle de l’analyse
de la question de la juridiction,
du type de celle exposée par le juge Bonello dans l’opinion concordante qu’il
a jointe à l’arrêt Al-Skeini et autres (précité).
131. Enfin, Open Society Justice Initiative estime que,
dans l’hypothèse où le droit international humanitaire s’appliquerait au conflit et aux
faits extraterritoriaux en question, l’État serait lié par l’obligation d’enquête que lui impose le droit
international humanitaire et la question
de la juridiction ne se poserait
plus.
132. Le requérant se plaint exclusivement sous l’angle du volet
procédural de l’article 2
de la Convention de l’enquête pénale
qui a été menée
sur la frappe aérienne dans
laquelle ses deux fils ont été tués. La Cour a récemment énoncé, dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité), les principes à
appliquer pour déterminer l’existence d’un « lien juridictionnel »
aux fins de l’article 1 de la Convention dans
les cas où le
décès est survenu hors du territoire de l’État contractant dont est invoquée l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Après avoir résumé la jurisprudence
pertinente, elle s’est exprimée ainsi :
« b. L’approche de la Cour
188. Il ressort
de la jurisprudence susmentionnée
que si les autorités d’enquête ou les organes
judiciaires d’un État contractant ouvrent au sujet d’un décès
qui s’est produit en dehors de la juridiction
dudit État leur propre enquête
pénale ou leurs propres poursuites
en vertu de leur droit interne (par exemple sur le
fondement de dispositions relatives à la compétence universelle ou du principe de la personnalité active ou passive), l’ouverture
de ladite enquête ou de ladite procédure
suffit à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour (voir, mutatis mutandis, Markovic
et autres, précité,
§§ 54‑55).
189. La Cour
tient à souligner que cette approche
concorde également avec la
nature de l’obligation procédurale
que recèle l’article 2 de mener une enquête effective, qui est devenue une obligation distincte et indépendante, bien que procédant
des actes concernant les aspects matériels de l’article 2 (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 159, 9 avril 2009,
et Janowiec et autres c. Russie [GC],
nos 55508/07 et 29520/09, § 132, CEDH 2013). Dans cette mesure,
elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État même lorsque
le décès est survenu en
dehors de sa juridiction (voir, mutatis mutandis,
l’arrêt Šilih, § 159,
concernant la compatibilité ratione temporis).
190. Lorsqu’un
État contractant n’a pas ouvert d’enquête
ou de procédure telle que prévue
par le droit interne concernant
un décès survenu en dehors
de sa juridiction, la Cour doit rechercher si un lien juridictionnel peut en tout état de cause être établi pour que l’obligation procédurale découlant de l’article 2
s’impose à cet État. Bien que ladite
obligation n’entre en jeu
en principe que pour l’État
contractant sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce justifieront de s’écarter de cette approche, conformément aux principes élaborés dans l’arrêt Rantsev (précité,
§§ 243‑244). La Cour considère
toutefois qu’elle n’a pas à déterminer in abstracto quelles
« circonstances propres »
à l’espèce entraînent l’existence d’un lien juridictionnel
en relation avec l’obligation
procédurale d’enquêter que recèle l’article 2,
puisque ces circonstances dépendront nécessairement des spécificités de chaque cause et qu’elles peuvent varier considérablement d’une affaire
à l’autre. »
133. Appliquant
ces principes au cas dont elle était saisie, la Cour a conclu à l’existence d’un « lien juridictionnel »
entre la Turquie et les requérants – qui invoquaient le volet procédural de l’article 2 à
l’égard du décès de leurs proches, survenu dans la partie de Chypre contrôlée par le gouvernement chypriote – pour
deux raisons, dont chacune aurait été suffisante à elle seule pour faire naître ce lien dans le cadre de cette affaire (ibidem,
§§ 191‑196). La première raison était que les autorités
de la « République turque de Chypre
du Nord » (« RTCN ») avaient ouvert leur propre enquête
pénale sur le meurtre dont avaient été victimes
les proches des requérants, ce qui déclenchait la compétence pénale des tribunaux
de la « RTCN » à l’égard des individus qui l’avaient commis où que ce fût sur l’île de Chypre et, dès lors, engageait
la responsabilité de la Turquie
au regard de la Convention. La deuxième raison résidait dans deux
circonstances propres liées à la situation locale : premièrement, la
partie septentrionale de Chypre se trouvait sous le contrôle effectif de la Turquie aux fins de la Convention, ce qui
justifiait que la Cour s’écarte de l’approche générale conformément aux principes élaborés dans l’arrêt Rantsev c. Chypre
et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits))
et imposait donc à la Turquie une obligation procédurale d’enquête aux fins de l’article 2
et, deuxièmement, les suspects du meurtre
se trouvaient, au su des autorités turques
et de celles de la « RTCN », sur le territoire contrôlé par la Turquie, et cet état de fait empêchait
Chypre de s’acquitter de ses obligations au regard de la Convention.
b) Application de ces principes au cas d’espèce
134. Les autorités allemandes ont ouvert en vertu des dispositions du droit interne une enquête pénale sur les décès de civils
(dont celui des deux fils du
requérant) causés par la
frappe aérienne opérée près de Kunduz le 4 septembre 2009.
135. La Cour ne remet en
cause ni les principes énoncés dans l’arrêt Güzelyurtlu et
autres (précité)
ni leur application dans cette affaire. Cependant, elle considère que celle-ci présente avec celle examinée en l’espèce des différences
notables. Elle juge inapplicable aux faits de l’espèce le principe selon
lequel l’ouverture par les
autorités nationales d’une
enquête ou procédure pénale sur un décès survenu hors de la juridiction territoriale de l’État
alors que celui-ci n’exerçait pas sur les lieux
sa juridiction extraterritoriale suffit à elle seule pour
établir un lien juridictionnel
entre l’État en question et les proches de la victime qui introduisent ultérieurement une
requête contre cet État (ibidem,
§§ 188, 191 et 196). La présente affaire diffère en effet de l’affaire Güzelyurtlu et
autres en ce que les décès sur lesquels
portait l’enquête des autorités de poursuite allemandes sont survenus dans
le contexte d’une opération
militaire extraterritoriale menée
en dehors du territoire des États parties à la Convention
dans le cadre d’un mandat donné par une résolution adoptée par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies. Ce constat tient compte également des préoccupations exprimées par le gouvernement défendeur et les gouvernements intervenants, qui craignent que l’établissement d’un lien juridictionnel
fondé sur le simple fait qu’une enquête
a été ouverte ne dissuade les États contractants
d’ouvrir à l’avenir des enquêtes au
niveau national sur des décès survenus dans le cadre d’opérations militaires extraterritoriales, et n’aboutisse
à une application inégale
de la Convention entre différents
États contractants qui participeraient aux mêmes missions militaires. Si le simple fait d’ouvrir au niveau
national une enquête pénale
sur n’importe quel décès survenu n’importe où dans le monde suffisait à faire naître un lien juridictionnel
sans qu’aucune autre condition ne soit requise, le champ d’application de la Convention s’en trouverait
élargi dans une mesure excessive.
136. Dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres,
la Cour a conclu que les « circonstances propres » à l’espèce faisaient elles aussi naître
un lien juridictionnel. Elle a considéré que ces circonstances propres, qu’elle n’a pas définies in abstracto, étaient de nature
à justifier l’établissement
d’un lien juridictionnel et à déclencher
l’application de l’obligation
procédurale découlant de l’article 2 même lorsque l’État contractant n’avait pas ouvert d’enquête ou de procédure sur le décès survenu en dehors de sa juridiction (ibidem, § 190). Cette conclusion
s’applique également lorsque
la question de l’extraterritorialité se
pose à propos de faits survenus hors de l’espace juridique de la Convention (voir, mutatis mutandis, Markovic et
autres, précité,
§§ 54‑55) et lorsque les faits litigieux
se sont produits pendant
une phase d’hostilités actives au cours
d’un conflit armé (Géorgie c. Russie (II) [GC], no 38263/08, §§ 329‑332, 21 janvier 2021).
137. Dans le cas d’espèce, la Cour considère premièrement que l’Allemagne était tenue en vertu du droit international humanitaire coutumier d’enquêter sur la frappe aérienne
en cause, les faits étant susceptibles d’engager la responsabilité pénale individuelle pour crime de
guerre de membres des forces armées allemandes
(voir, en particulier, la règle 158 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier et l’obligation
pour les États participant à des opérations multinationales menées sous l’égide
d’une organisation internationale
de veiller au respect par leur contingent national du droit international humanitaire dans son ensemble, y compris le droit international humanitaire coutumier, notamment en exerçant les pouvoirs
qu’ils conservent en matière disciplinaire et pénale (paragraphe 83 ci-dessus) ; voir aussi les principes
fondamentaux et directives des Nations unies (paragraphe 86 ci-dessus)
et les précisions complémentaires émanant de différents organes internationaux de protection des droits de l’homme (paragraphes 87‑89
ci‑dessus)). L’existence en droit
international d’une obligation d’enquête, à laquelle a souscrit le gouvernement défendeur en l’espèce, reflète la gravité de l’infraction alléguée (Géorgie c. Russie (II), précité, § 331).
138. Deuxièmement, la Cour considère que, juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale dirigée contre le colonel K. et
le sergent-chef W :
en vertu de l’article 1
§ 3 de l’accord de statut
des forces de la FIAS, qui reflète la pratique normalement suivie lorsque des États
fournissent des contingents aux fins de missions militaires menées sous mandat des Nations unies, les États qui avaient
fourni des troupes à la
force avaient conservé à leur égard une compétence exclusive quant à toute infraction
pénale ou faute disciplinaire que les membres
de leur contingent pourraient commettre sur le territoire afghan (paragraphe 75 ci-dessus). Le gouvernement défendeur et les gouvernements intervenants voient dans cette disposition
une règle d’immunité. De l’avis de la Cour, c’en est
une dans la mesure où elle protège contre toute poursuite
de la part des autorités afghanes les militaires fournis à la FIAS par les États. Cependant, il s’agit aussi, comme
le soutient le requérant,
d’une règle de compétence,
qui précise de la compétence
de quelles autorités les agents de la FIAS relèvent en
matière pénale, et qui prévoit que seul
leur État peut ouvrir contre
eux une enquête ou une procédure pénale, même pour crime de
guerre. Ainsi, si les
États qui mettent des contingents à la disposition de la FIAS (ou d’autres missions militaires multinationales) n’enquêtent pas sur les allégations
selon lesquelles des membres de leur contingent auraient commis des infractions pénales et, dès lors, n’exercent
pas leur compétence pénale à l’égard des faits
allégués, il peut en résulter une impunité des auteurs de faits répréhensibles, notamment de faits engageant la responsabilité pénale individuelle de leurs auteurs en droit international.
139. Troisièmement, les autorités de poursuite allemandes étaient également tenues d’ouvrir une enquête pénale en vertu du droit interne, ainsi que le Gouvernement l’a confirmé. Cette enquête a été menée par le procureur général parce qu’elle concernait notamment la
responsabilité potentielle du colonel K. et du sergent-chef W – deux ressortissants allemands – pour crime de guerre, au
sens du code des crimes de droit
international. Or le procureur général est seul
compétent pour poursuivre
les infractions réprimées par ce code (paragraphe 101 ci-dessus), auxquelles s’appliquent le principe de la compétence
universelle (paragraphe 95 ci‑dessus) et le principe de l’obligation
de poursuivre. En vertu du droit interne, les autorités allemandes ne pouvaient renoncer à ouvrir une enquête en pareilles circonstances que si l’infraction alléguée avait déjà fait l’objet
d’une enquête soit dans le cadre d’une procédure ouverte devant un tribunal international soit de la part des autorités du territoire
sur lequel elle s’était supposément produite ou dont les victimes
étaient des ressortissants (paragraphe 96 ci-dessus). Or ces deux dernières possibilités étaient exclues en l’espèce puisque, en vertu de l’accord de statut des forces
de la FIAS, l’Allemagne avait
conservé sa compétence exclusive à l’égard de toute infraction pénale que pourraient
commettre les membres de ses troupes sur le territoire afghan.
140. À cet égard, la Cour observe que
le code allemand des crimes
de droit international réprime
des infractions qui sont graves par nature. Comme la disposition correspondante du code de procédure pénale, il a été adopté lorsque
l’Allemagne a ratifié le Statut de Rome et a pour buts de permettre l’ouverture d’enquêtes
et de poursuites au niveau interne à l’égard de ces infractions et d’écarter ainsi tout risque que leurs
auteurs ne demeurent impunis (paragraphe 94 ci-dessus).
141. La Cour constate en outre qu’il ressort des informations dont elle dispose que dans la majorité
des États contractants qui participent à des opérations militaires à l’étranger, les autorités nationales compétentes sont tenues en vertu du droit
interne d’enquêter sur les allégations de crime de guerre ou
d’homicide illicite perpétrés à l’étranger par des membres de leurs forces armées,
et que l’obligation d’enquêter est considérée comme une obligation essentiellement autonome (paragraphe 90 ci-dessus).
142. En l’espèce, le fait que l’Allemagne
ait conservé sa compétence exclusive à l’égard des infractions
graves commises par ses troupes et le fait que le droit interne et le droit international l’obligeaient
de surcroît à enquêter sur ces infractions s’analysent en des « circonstances propres » qui,
combinées, sont de nature à
faire naître un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de
la Convention et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2.
143. Le requérant
ne formule aucun grief relativement à l’acte matériel qui se trouve à
l’origine de l’obligation d’enquêter. La
Cour n’a donc pas à rechercher, aux fins de l’article 1 de
la Convention, l’existence d’un lien juridictionnel en relation avec
une obligation matérielle au regard de l’article 2. Elle souligne
cependant que l’établissement d’un lien juridictionnel
en relation avec l’obligation
procédurale que recèle l’article 2 ne signifie pas que
l’acte matériel relève nécessairement de la compétence de l’État contractant ni qu’il soit attribuable à cet État.
144. Partant, la présente affaire
porte uniquement sur ce qu’ont
ou n’ont pas fait, d’une part, les militaires allemands qui ont enquêté en Afghanistan dans le cadre de la compétence exclusive que l’Allemagne avait conservée en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS à l’égard des infractions
pénales ou fautes disciplinaires que les soldats
allemands pourraient commettre sur le territoire afghan, et sur ce qu’ont ou n’ont pas
fait, d’autre part, les autorités de poursuite et les autorités judiciaires en Allemagne. C’est à ces deux égards que la responsabilité
de l’Allemagne est susceptible
d’être engagée au regard de la Convention (voir, à titre de comparaison, Jaloud, précité, §§ 154‑155).
145. La Cour n’oublie ni que l’Allemagne disposait juridiquement de pouvoirs d’enquête limités en Afghanistan ni que les décès en cause sont survenus dans
le contexte d’hostilités actives. Elle considère néanmoins que ces
éléments n’excluent pas en eux-mêmes la possibilité de conclure qu’il aurait fallu
prendre certaines mesures d’enquête complémentaires, en Allemagne
ou même en Afghanistan, éventuellement en faisant appel à la technologie
moderne et à la coopération judiciaire. Les difficultés particulières que les autorités allemandes
ont pu rencontrer dans le cadre de l’enquête sont des points qui relèvent de la portée et de la teneur de l’obligation procédurale que l’article 2 faisait peser sur elles, et donc du fond
de l’affaire (Güzelyurtu et autres, précité, § 197).
- Sur l’autre exception soulevée par le Gouvernement
146. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a épuisé les voies de recours internes ni quant aux griefs qu’il formule relativement à
l’indépendance des autorités d’enquête – que ce soit en Afghanistan (paragraphe 158 ci-dessous) ou en Allemagne (griefs relatifs à une pression supposée du ministère fédéral
de la Défense sur le parquet général de Dresde et à la possibilité abstraite pour le ministère fédéral de la Justice d’adresser au procureur général
des directives contraignantes) – ni quant à celui dans le cadre
duquel il se plaint d’un défaut de célérité raisonnable des investigations (paragraphes 164‑166 ci-dessous) :
il n’aurait soulevé ces griefs, au moins en substance, ni dans le recours constitutionnel qu’il a porté devant la Cour constitutionnelle fédérale ni dans la demande d’ouverture de poursuites
qu’il a introduite devant la cour d’appel de Düsseldorf. Il
se serait contenté de renvoyer vaguement à l’obligation générale de mener une enquête effective conformément à l’article 2 de la Convention, ce qui serait
insuffisant. Ainsi, il n’aurait ni mentionné les critères
applicables à ses griefs ni avancé le moindre argument. Il n’aurait même pas commenté ce point dans la description factuelle de l’enquête qu’il a faite dans
ses observations.
147. Le requérant affirme pour sa
part qu’il a épuisé les voies de recours
internes conformément à l’article 35 § 1 de la Convention. Il aurait soulevé au moins en substance
devant les juridictions internes les griefs qu’il
porte à présent devant la Cour. Tant dans sa demande d’ouverture de poursuites
que dans son recours constitutionnel, il aurait décrit en détail le déroulement et la durée de l’enquête, et il aurait allégué qu’elle était entachée
de plusieurs défauts, en citant l’obligation d’enquête effective découlant de l’article 2 de
la Convention. La Cour constitutionnelle fédérale
aurait ainsi été en mesure de statuer sur ses griefs. La situation de l’espèce serait donc analogue à celle de
l’affaire Hentschel et
Stark c. Allemagne (no 47274/15,
9 novembre 2017).
148. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser, la violation de la Convention qui est alléguée
contre lui. Elle admet qu’en vertu de sa jurisprudence,
il n’est pas toujours
nécessaire que la Convention soit
explicitement invoquée dans la procédure interne :
il suffit que le grief soit soulevé
« au moins en substance ». Cela signifie que le requérant doit avancer des arguments
juridiques d’effet équivalent ou similaire
fondés sur le droit
interne, de manière à permettre
aux juridictions nationales de redresser la violation alléguée. Toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour permettre véritablement à un État contractant de prévenir ou de redresser la violation alléguée, il faut, afin de déterminer si le grief porté
devant la Cour a effectivement été soulevé auparavant en substance devant les autorités internes, tenir compte non seulement des faits
mais aussi des arguments juridiques du requérant. En effet, « il serait
contraire au caractère subsidiaire du dispositif de la
Convention qu’un requérant,
négligeant un argument possible au regard
de la Convention, puisse devant
les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure litigieuse, et par la suite introduire
devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la
Convention » (voir, parmi
d’autres, Radomilja
et autres c. Croatie [GC],
nos 37685/10 et 22768/12, § 117, 20 mars 2018, et la jurisprudence
qui s’y trouve citée).
149. Lorsqu’un requérant se plaint sous l’angle
du volet procédural de l’article 2 ou de l’article 3 de la
Convention d’un défaut d’enquête
pénale effective, il suffit, pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1, même
en ce qui concerne les arguments
juridiques qu’il n’a pas explicitement soulevés devant les juridictions internes, qu’il ait contesté devant
la juridiction nationale
compétente l’effectivité de
l’enquête en question et qu’il ait, par une description détaillée du déroulement et de la durée des investigations
et de la procédure judiciaire
subséquente, mentionné toutes les informations
factuelles pertinentes
pour permettre à cette
juridiction d’apprécier l’effectivité de l’enquête (voir à titre de comparaison Hentschel
et Stark, précité, §§ 64 et 66). À cet égard, la Cour rappelle que
le respect de l’exigence procédurale découlant de l’article 2 s’apprécie au regard de plusieurs
paramètres essentiels, qui sont liés entre
eux et qui, pris conjointement et non isolément, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 225,
14 avril 2015).
150. En
l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant a soutenu devant la Cour constitutionnelle fédérale que l’enquête n’avait pas été
effective, et qu’il a invoqué l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention. En revanche, les
parties sont en désaccord
sur la question de savoir
si, dans la description factuelle de l’enquête et de la procédure judiciaire qu’il a communiquée à la Cour constitutionnelle fédérale, il a suffisamment
développé certains éléments qu’il a ensuite présentés dans sa requête devant la Cour comme des défauts
de l’enquête.
151. La Cour observe que dans son recours
constitutionnel, le requérant
a décrit la mission de reconnaissance
sur les lieux menée par l’équipe de la PRT de Kunduz au
lendemain de la frappe aérienne,
le rapport de la police militaire
allemande ainsi que le déroulement des investigations menées par les autorités de poursuite allemandes. Elle considère qu’il a ainsi communiqué à la Cour constitutionnelle fédérale les éléments
factuels pertinents pour
l’appréciation de ses allégations de retards dans l’enquête menée sur place par les militaires allemands au lendemain de la frappe, de
manque d’indépendance des personnes ayant participé à cette enquête, de tardiveté
de l’ouverture de l’enquête pénale
officielle et d’ineffectivité
des investigations préliminaires. Elle conclut
donc que le requérant a communiqué à la Cour constitutionnelle fédérale les éléments
factuels pertinents sur tous ces points de manière à lui permettre d’apprécier l’effectivité de l’enquête. L’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée
à cet égard.
152. En
revanche, le recours constitutionnel du requérant ne mentionnait pas le défaut allégué d’indépendance de l’enquête menée en Allemagne. La Cour considère toutefois qu’il n’est pas nécessaire qu’elle tranche la
question de savoir s’il a épuisé les
voies de recours internes à l’égard de cet argument, celui-ci
étant en toute hypothèse irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
Elle estime qu’il était impossible dès le début que
la relation entre le ministère
fédéral de la Défense et le parquet général de Dresde dans le cadre de l’enquête préliminaire menée par ce dernier (paragraphe 30 ci‑dessus) nuise à l’indépendance de l’enquête puisque, d’une part, le procureur
général, qui avait commencé une enquête préliminaire le 8 septembre
2009 (paragraphe 30 ci‑dessus), était seul compétent pour ouvrir des enquêtes
et des poursuites à l’égard d’infractions réprimées par le code des
crimes de droit international et, d’autre part, le parquet général de
Dresde était tenu par la loi de confier sans délai au procureur général
l’enquête visant à déterminer si le colonel K. avait commis
une infraction à ce code (paragraphe 101 ci‑dessus). Rien n’indique que le ministère fédéral de la Défense ait tenté d’influer
sur l’enquête du procureur général ou d’interférer avec celle-ci. Par ailleurs,
la Cour estime que l’on ne peut déduire un défaut d’indépendance de la possibilité abstraite pour le ministère fédéral de la Justice d’adresser au procureur général
des directives contraignantes, étant donné qu’il est incontesté qu’aucune directive de cette nature n’a été émise en l’espèce (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 222).
153. Constatant qu’hormis la partie relative au défaut allégué d’indépendance de l’enquête menée en Allemagne, la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a)
de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif
d’irrecevabilité, la Cour
la déclare recevable.
154. Le requérant estime ineffective et entachée de plusieurs défauts l’enquête menée sur la frappe aérienne dans laquelle
ses deux fils ont été
tués. Il invoque le volet procédural de l’article 2 de
la Convention. Il se plaint également,
sur le terrain de l’article 13
combiné avec l’article 2, de ne pas avoir disposé d’un recours interne effectif pour contester la décision de clôture de l’enquête prise par le procureur général allemand.
155. Les griefs du requérant portant
en substance sur le fait qu’aucun individu n’a été poursuivi pour le décès de ses fils,
la Cour considère qu’il est plus approprié de les examiner sous
le seul angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention (Armani Da
Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08,
§§ 291‑292, 30 mars 2016,
et Hentschel et Stark, précité, § 45). Cet article est
ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par
la loi. La mort ne peut être infligée
à quiconque intentionnellement,
sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par
un tribunal au cas où le délit
est puni de cette peine par la loi.
2. La mort
n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où
elle résulterait d’un recours
à la force rendu absolument
nécessaire :
a) pour assurer
la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer
une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer,
conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
- Thèses des parties
- Le requérant
156. Le requérant soutient que le droit de ne pas être arbitrairement
privé de la vie vaut aussi
en temps de conflit armé, de même que
l’obligation d’enquête effective découlant du volet procédural
de l’article 2 de la Convention. Il argue que le droit international humanitaire –
que, selon lui, l’article 15 § 2 de la Convention prend déjà en compte – n’est pas applicable en l’espèce, et que, même si tel était le cas,
il n’en resterait pas moins que l’enquête devait respecter les normes d’indépendance, d’impartialité, de sérieux, d’effectivité, de promptitude et
de transparence découlant
de cette branche du droit comme du
droit international des droits de l’homme. Selon lui, les normes que pose la
Convention ne disparaissent pas même lorsque
celle-ci est interprétée à la lumière du droit international humanitaire.
157. Le requérant estime que l’enquête menée
en l’espèce a été ineffective pour les motifs suivants :
i. elle n’aurait pas été conduite par des personnes suffisamment
indépendantes ; ii. on n’aurait recueilli que les preuves
et témoignages accréditant
une certaine version des faits et on n’aurait pas pris
de mesures d’enquête suffisantes pour faire apparaître la vérité, notamment on n’aurait mené aucune investigation
sur les circonstances ayant entouré le bombardement ; iii. l’enquête
n’aurait pas été ouverte promptement
ni menée avec une célérité raisonnable ; et
iv. en tant que proche de victimes, lui-même n’y aurait
pas été suffisamment
associé.
158. Le requérant estime que ni les responsables
des mesures d’enquête prises en Afghanistan ni les enquêteurs eux-mêmes n’étaient suffisamment indépendants des personnes impliquées
dans la frappe du 4 septembre 2009. Il allègue que l’équipe qui a procédé à la mission de reconnaissance
sur les lieux onze heures après le bombardement était composée de collègues directs des mis
en cause. En outre, tous auraient servi
sous les ordres du colonel
K., qui aurait été leur supérieur hiérarchique. Tous les enquêteurs auraient fait partie
du contingent militaire allemand déployé en Afghanistan et ni l’une ni l’autre
des deux équipes d’enquête ne se serait attachée à recueillir les preuves ou
à établir les responsabilités. Par ailleurs, les soldats impliqués dans la frappe n’auraient pas été tenus
à l’écart les uns des autres.
Il y aurait donc eu un risque de collusion.
159. Le requérant allègue que le parquet allemand n’a fait procéder à aucune mesure d’enquête en Afghanistan et n’a
envoyé personne sur le site
de la frappe, ce qui révèle selon
lui une violation de l’article 2. Le procureur général aurait fondé sa décision presque exclusivement sur des rapports provenant de sources externes, notamment de l’armée, alors que ces
rapports n’auraient été établis ni dans le but de déterminer des responsabilités pénales ni dans le cadre du droit
de la procédure pénale. Il n’aurait pas utilisé la liste des victimes civiles potentielles communiquée par la
Mission d’assistance des
Nations unies en Afghanistan (MANUA), et il n’aurait contacté ni le requérant ni aucun autre proche des
victimes de la frappe en Afghanistan.
160. Le déroulement même de l’enquête montrerait que l’issue en était prédéterminée. Le procureur général aurait borné l’enquête dans un délai rigide de cinq à six semaines, ce qui n’aurait guère laissé
de place à des investigations
supplémentaires. Le calendrier n’aurait prévu qu’une seule
mesure d’enquête supplémentaire, à savoir l’audition des deux
mis en cause et de deux témoins (deux subordonnés
du colonel K. présents au poste de commandement au moment de la
frappe), et ces auditions auraient manifestement été une simple formalité. À cet égard, le requérant avance que, si l’enquête avait été
approfondie et si l’issue
en avait été ouverte, des mesures
d’enquête complémentaires auraient pu être
prises.
161. Le requérant estime également que l’enquête n’a pas atteint son but, qui aurait été d’établir
les faits et de déterminer si le recours à la force avait été licite. Ainsi, la question de savoir si le bombardement
était conforme au droit international humanitaire resterait un point de grande incertitude,
et le nombre et la qualité
(civils ou combattants) des victimes n’aurait jamais été établi,
pas plus que la définition précise des termes « insurgé » et « taliban », qui recouvriraient des notions larges et ne désigneraient pas des cibles militaires
légitimes. Il serait donc impossible d’apprécier le rapport
de proportionnalité entre
l’avantage militaire espéré et la perte de vies civiles attendue
et, par conséquent, de dire s’il
a été fait un usage excessif de la force. Le requérant avance à cet égard qu’il aurait
fallu déterminer les circonstances réelles en interrogeant des témoins oculaires. Il argue que le fait que la commission
d’enquête parlementaire ait interrogé le conducteur de camion qui avait survécu ainsi que
l’interprète et les pilotes montre qu’il aurait aussi été raisonnablement possible pour le procureur général de les entendre. Il considère qu’on aurait aussi pu
obtenir des précisions supplémentaires en demandant à des experts militaires indépendants d’examiner les images de surveillance prises par les avions et en interrogeant les habitants des
villages voisins du site de la frappe, lui compris. Selon lui, on aurait pu pour recueillir ces témoignages faire appel à la technologie moderne.
162. Le requérant estime en outre que le procureur
général n’a pas suffisamment recherché s’il y avait au
moment des faits une menace imminente rendant absolument nécessaires au sens de l’article 2 § 2
de la Convention la frappe et, par conséquent, l’usage de la force contre ses fils. Les autorités allemandes n’auraient pas vérifié si des mesures de précaution suffisantes avaient été prises
pour éviter les pertes civiles, ni si la présomption selon laquelle il n’y avait pas
de civils sur les lieux était bien
raisonnable. Selon le requérant, elles auraient dû se procurer les objets qui avaient été saisis
par les forces de sécurité afghanes, par exemple les restes des armes dont
étaient supposément munies les personnes visées par la frappe.
163. Enfin, le requérant considère que les investigations ont été émaillées
de lacunes que ne peut justifier le raisonnement sur lequel le procureur général s’est fondé pour décider de clore l’enquête. Il estime que la conviction censément sincère des mis
en cause selon laquelle ils agissaient en toute licéité ne serait pertinente qu’en tant que moyen
de défense face à une accusation
de violation matérielle de
l’article 2, mais qu’il
aurait fallu dans le cas présent
déterminer si la frappe était, objectivement, conforme au droit international humanitaire. Il ajoute que, en présumant qu’il n’y avait pas
de civils sur le site de largage des bombes, les mis en cause ont commis une négligence à
raison de laquelle il aurait été possible
d’engager leur responsabilité pénale pour homicide par imprudence, et que cette possibilité,
elle aussi, aurait dû faire l’objet
d’investigations complémentaires.
164. Le requérant soutient que l’enquête n’a pas été menée
avec la célérité raisonnablement nécessaire. Il
affirme que l’évaluation obligatoire des dommages de combat n’a été réalisée que onze heures après la frappe, en violation des règles d’engagement de la FIAS, et que
ce retard a rendu impossible l’établissement
précis des circonstances et des dommages causés par le bombardement, le site ayant été fortement modifié
dans l’intervalle. Il avance que l’Allemagne aurait pu envoyer un drone pour prendre des photographies
et conserver ainsi une vue des lieux. Il estime également que l’on aurait dû interroger plus tôt les militaires
impliqués dans la frappe en
Afghanistan.
165. Le requérant se plaint encore de
ce que l’enquête pénale officielle n’a été ouverte que
le 12 mars 2010, soit
plus de six mois après la frappe. Ce délai aurait fortement entamé la valeur probante des témoignages, et il aurait permis d’éventuelles collusions. L’élément déterminant serait la question de savoir non pas s’il y a effectivement eu manipulation de la part des autorités, mais si
des précautions effectives visant à parer au risque de collusion
ont été prises. Ainsi, le fait que l’on n’ait pas demandé au
colonel K. et aux autres soldats impliqués de revenir en Allemagne pour y être interrogés immédiatement aurait été source de délais d’une longueur injustifiable. Selon le requérant, on aurait pu immédiatement
après la frappe prendre plusieurs mesures d’enquête, notamment entendre les mis en cause, éventuellement en
faisant appel aux technologies modernes.
166. Enfin, l’enquête préliminaire ouverte juste après la frappe ne pourrait pas être
considérée comme une véritable enquête pénale. Elle aurait eu pour seul but de déterminer
l’existence de « soupçons
initiaux », sans lesquels
il n’aurait pas été possible d’ouvrir une enquête pénale officielle, et elle n’aurait pas permis
la prise de mesures d’enquête, telles que l’audition des témoins. La longue durée de l’enquête préliminaire ne pourrait justifier la brièveté de l’enquête pénale officielle.
167. Le requérant se plaint de ne pas avoir été
associé à l’enquête dans la mesure nécessaire à la protection de ses intérêts légitimes alors qu’il était
le père de deux des victimes. Il allègue que bien qu’il ait
déposé une plainte pénale relativement à la frappe
et demandé l’accès au dossier le 12 avril 2010,
alors que l’enquête officielle était encore ouverte, le procureur général a clos l’enquête le 16 avril 2010 sans l’avoir entendu et sans avoir permis à son avocat d’accéder au dossier. Il ajoute que cet accès ne lui a été accordé que le 3 septembre 2010, et que la décision de clôture prise par le procureur général ne lui a été communiquée que le 13 octobre 2010. Il estime qu’il aurait pourtant dû être entendu
car on ne pouvait pas exclure qu’il détînt
des informations pertinentes, notamment quant à l’identité des personnes présentes
sur le site du bombardement.
b) Recours permettant d’obtenir un contrôle juridictionnel de la décision de clôture de l’enquête
168. Le requérant allègue qu’il n’a pas eu
la possibilité d’introduire
un recours qui lui aurait permis de faire contrôler la décision de clôture prise par le procureur général. Il voit là une violation de l’article 2.
169. Il estime que la portée et la nature de la procédure
de demande d’ouverture de poursuites
ainsi que les critères de recevabilité, selon lui exigeants, appliqués en la matière ont rendu
cette voie de droit ineffective dans le cas d’espèce,
qui concernerait des violations du droit
à la vie commises par des membres des forces
armées à l’étranger. Il considère que ce mécanisme ne permet pas aux victimes
et à leurs proches de contester efficacement la clôture d’une enquête dans les affaires où sont en jeu des informations inaccessibles ou classées secret-défense, par exemple des informations relatives au processus décisionnel militaire. Ainsi, il aurait été dans l’impossibilité
de prouver qu’il y avait des motifs
suffisants pour soupçonner les mis en cause d’avoir commis des actes pénalement répréhensibles, car les autorités de poursuite allemandes n’auraient pas enquêté de manière approfondie sur l’affaire
et lui-même n’aurait pas été en position de combler toutes les lacunes du
dossier – notamment, il n’aurait
pas pu commenter
en détail dans son mémoire chacun des éléments de preuve.
170. Le recours constitutionnel devant la Cour constitutionnelle fédérale n’aurait pas non plus constitué un recours effectif contre la décision de clôture. La Cour constitutionnelle fédérale n’examinerait que certaines violations
précises du droit constitutionnel, et elle s’intéresserait surtout à la question de savoir si la décision attaquée est arbitraire. En l’espèce, contrairement à ce
qui s’était produit dans l’affaire Hentschel
et Stark (précitée), elle n’aurait pas examiné
l’enquête en détail, et
elle n’aurait pas du tout examiné le fond du grief
de violation de l’article 2
de la Convention.
171. Enfin, le requérant allègue que sa faculté d’exercer d’autres recours, notamment un recours en indemnisation, a été entravée par les défauts de l’enquête. Il considère par ailleurs que la procédure menée devant la commission d’enquête parlementaire ne répond pas aux critères d’effectivité des recours. À cet égard, il avance en particulier que les conclusions de cette commission n’ont pas fait toute la lumière sur les faits ni déterminé la licéité de la
frappe, qu’elles ne sont
pas contraignantes et qu’elles n’ont pas traité la question de ses droits protégés par le volet procédural de l’article 2.
- Le Gouvernement
172. Le Gouvernement affirme d’abord que les autorités juridiques allemandes ont pris toutes
les mesures requises en réponse à la frappe aérienne dans laquelle
les fils du requérant ont
trouvé la mort. Ainsi, le procureur général aurait examiné l’affaire de manière approfondie afin de déterminer si la responsabilité pénale des militaires
impliqués dans le bombardement était engagée. Une commission d’enquête parlementaire se serait en outre penchée pendant plus de
dix-huit mois sur les aspects politique
et factuel de l’événement. Enfin, une action en indemnisation
serait toujours pendante.
173. En
ce qui concerne les investigations pénales dont ont fait l’objet les militaires impliqués dans la frappe aérienne, le Gouvernement estime que l’Allemagne
s’est acquittée de son obligation
d’enquêter. Il soutient qu’au moment de la
frappe, la situation dans la région
de Kunduz était celle d’un conflit
armé non international au sens du droit
international humanitaire, et qu’elle
relevait donc de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de
1949 et des règles
du droit international
humanitaire coutumier. Selon lui, le principe général
de l’interprétation de la Convention à la lumière du droit international humanitaire, posé dans l’arrêt Hassan (précité), s’applique également
aux conflits armés non internationaux. Ce serait donc à l’aune du droit
international humanitaire qu’il
faudrait déterminer les obligations incombant à l’État défendeur. La situation en
l’espèce serait différente de celle de l’affaire Jaloud (précitée), car les faits en cause auraient eu lieu pendant la conduite des hostilités. Ainsi, il faudrait tenir compte des particularités de la
situation et du cadre juridique de la conduite des hostilités au moment de déterminer la
nature et le degré des investigations requises pour satisfaire aux critères minimaux d’effectivité de l’enquête. De surcroît, le droit international humanitaire conférerait aux commandants un rôle particulier dans la conduite des enquêtes.
174. Le Gouvernement soutient que les défauts
que le requérant a cru voir dans l’enquête ne
sont pas réels et que, même à supposer qu’ils le soient, il n’en resterait pas moins que l’enquête
a permis de faire la
lumière sur tous les faits pertinents et de déterminer les responsabilités. En réalité, la présente affaire
ne concernerait pas essentiellement l’effectivité de
l’enquête, et le requérant
n’aurait pas pour but un établissement plus précis des faits
de la cause : le nœud de la question
serait l’appréciation juridique portée par le procureur général. Or le contrôle du respect de
l’article 2 de la Convention ne s’étendrait pas au
réexamen du bien-fondé juridique de chaque décision prise en matière de poursuites (le Gouvernement s’appuie à cet égard
sur l’arrêt Armani Da Silva, précité, § 259).
175. Le Gouvernement affirme que l’enquête a été menée avec
une célérité raisonnable. En ce qui concerne les mesures prises
en Afghanistan, il estime qu’il
était suffisant de procéder d’abord au survol de reconnaissance
post-attaque du site de largage des bombes après la frappe. Il indique que dès que l’on a su qu’il y avait peut-être
eu des victimes
civiles, la FIAS a constitué
une équipe d’enquête. Celle-ci se serait
rendue le jour même à
Kunduz, où elle aurait procédé à la reconnaissance du site et interrogé le colonel K. et d’autres soldats allemands. Son rapport aurait conduit
à la mise en place d’un comité d’enquête
interarmées, qui aurait lui‑même rendu un rapport complet le 26 octobre 2009. Une équipe d’enquête de la police militaire allemande aurait également été envoyée à Kunduz le jour de
la frappe. Elle aurait elle aussi établi
un rapport, et les mesures
de reconnaissance post-attaque préconisées dans ce
rapport auraient ensuite
été prises par la FIAS et les responsables afghans. De plus, le jour
de la frappe, les organes compétents des forces armées allemandes
auraient entrepris des investigations en vue d’ouvrir le cas échéant une enquête disciplinaire officielle.
176. Les services allemands d’application des lois auraient eux
aussi été informés de la frappe le jour même,
et ils auraient pris des mesures
immédiatement. La décision d’ouvrir une enquête pénale officielle aurait été prise sans retard, et l’enquête préliminaire qui l’a précédée l’aurait préparée avec effectivité. Contrairement à la thèse du requérant, le droit interne permettrait aux autorités de poursuite d’interroger les témoins et de les faire interroger
par un juge dans le cadre de l’enquête préliminaire.
177. Les personnes chargées des enquêtes
auraient par ailleurs pris les mesures
appropriées pour réduire le
risque de collusion. Tant les autorités allemandes que celles de la FIAS auraient interrogé le colonel K. et les autres soldats impliqués d’abord le 4 septembre 2009 puis à plusieurs reprises par la suite. Les autorités de poursuite auraient eu accès aux
documents relatifs aux auditions de tous les témoins
importants réalisées par les organes nationaux
et internationaux, dont la FIAS, peu
après les faits. Les enquêteurs auraient immédiatement recueilli tous les éléments de preuve importants, notamment les enregistrements
audio des communications radio avec les avions F‑15 américains et les images thermiques des caméras infrarouges de ces avions. Le procureur général aurait disposé des transcriptions des entretiens avec les mis
en cause, et il aurait interrogé
les intéressés en personne.
178. Enfin, le Gouvernement affirme que le déroulement des faits a été établi
dès le début des investigations, et qu’une hypothétique collusion ultérieure n’aurait rien permis
de dissimuler. Il estime à cet égard qu’ordonner au colonel K. ou
à d’autres officiers potentiellement responsables des faits de retourner
en Allemagne pour y être interrogés aurait en réalité nui à l’enquête. Selon lui, pour interroger
efficacement les mis en cause et les témoins, il fallait avoir une connaissance très spécialisée de la situation militaire et des circonstances sur le terrain, or
ce seraient les enquêteurs de la FIAS qui avaient
cette connaissance.
179. Le Gouvernement soutient que les personnes
chargées de l’enquête étaient suffisamment indépendantes de celles impliquées dans la frappe. Il estime important de souligner d’emblée que la responsabilité d’enquêter sur
les infractions pénales potentiellement commises par des soldats allemands incombe dans tous les
cas et exclusivement aux services civils d’application des lois et aux juridictions
pénales civiles, que les infractions
potentielles aient été commises en Allemagne ou à l’étranger. Il explique que pour des raisons historiques,
l’Allemagne a fait le choix délibéré de ne pas remettre en place un système de justice militaire distinct après 1949. Selon lui, cette compétence des institutions civiles est une garantie de l’indépendance de la procédure.
180. Le Gouvernement expose que pour parvenir à ses conclusions, le procureur général s’est appuyé notamment sur les enquêtes indépendantes
menées par la FIAS, les autorités civiles afghanes, le CICR et la MANUA. Invoquant les arrêts Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC],
no 23458/02, §§ 309‑310, CEDH 2011 (extraits))
et Tagayeva et autres c. Russie (nos 26562/07
et 6 autres, §§ 628‑631, 13 avril 2017) et la décision Mustafić-Mujić et autres c. Pays-Bas ((déc.), no 49037/15,
§§ 102‑106, 30 août 2016), il argue que l’article 2
de la Convention n’impose pas que
les services d’application des lois doivent
nécessairement recueillir toutes les preuves
et poser toutes les conclusions eux-mêmes mais qu’il peut être suffisant
aux fins de l’accomplissement de l’obligation
d’enquête que les autorités de poursuite disposent des résultats des
enquêtes parlementaires et des enquêtes internationales
menées sur les faits considérés et que l’enquête pénale
se fonde sur ces résultats. Cette façon de procéder serait plus adaptée compte tenu en particulier de la complexité
de la structure de la mission militaire déployée en Afghanistan
dans le cadre du mandat donné
par le Conseil de sécurité
– mandat qui ne permettrait
pas aux autorités
civiles d’application des lois des
États d’origine des
troupes de mener leurs
propres enquêtes pénales sur le territoire afghan (autrement qu’en faisant appel
à la coopération judiciaire).
Par ailleurs, elle permettrait au public d’exercer un droit de regard important.
181. Le Gouvernement affirme que la police militaire
allemande n’agissait pas
pour le compte du procureur général, et que ses conclusions
factuelles n’étaient que l’une de plusieurs sources indépendantes. Il précise qu’elle dépendait du commandant
du contingent allemand de la FIAS et que c’est
à lui qu’elle a présenté
son rapport final, mais qu’elle était en revanche hiérarchiquement et fonctionnellement
indépendante du commandant de la PRT de Kunduz. Répétant que le rapport qu’elle a établi n’est que l’une des multiples sources sur lesquelles
le procureur général s’est fondé, il soutient que, à supposer même qu’elle eût
été insuffisamment indépendante, cela ne rendrait pas l’enquête ineffective, d’autant que, selon lui, elle n’avait que des pouvoirs
d’enquête limités et ne pouvait de ce fait jouer qu’un rôle
mineur. Il ajoute
que, les pouvoirs d’enquête des autorités allemandes en Afghanistan étant juridiquement limités, les investigations qu’a menées la police militaire étaient les seules
mesures qu’il était possible de prendre, et que, en toute hypothèse, les conditions de sécurité sur place au moment des faits
n’auraient pas permis d’envoyer des procureurs ou des policiers
civils sur les lieux pour qu’ils y mènent des investigations
indépendantes. Il conclut qu’il serait irréaliste et potentiellement contre-productif
d’exiger que les enquêtes sur les homicides supposément
illicites survenus dans le cadre d’un conflit armé soient toujours menées par des autorités civiles.
182. Le Gouvernement soutient que les mesures
d’enquête sur lesquelles le
procureur général a fondé ses conclusions
sont conformes aux recommandations concernant la manière de mener une enquête pénale alors qu’un
conflit armé bat son plein énoncées dans les lignes
directrices en matière d’enquête sur les violations du droit
international humanitaire (publiées
par le CICR en 2019).
183. Il estime que les autorités internes
n’étaient nullement tenues de mener de plus amples investigations pour établir le nombre exact de victimes. Il argue que le procureur général a tenu compte de tous les rapports établis dans le cadre d’autres enquêtes et qu’après avoir apprécié les éléments de preuve dont il disposait, il a formulé des conclusions
complètes à cet égard. Il considère que, pour apprécier la responsabilité pénale des mis en
cause, le procureur général
a tenu suffisamment compte de ce que les dommages constatés
après les faits pouvaient constituer un élément de réponse à la question de savoir si l’attaquant pouvait prévoir avant l’attaque que celle-ci risquerait de faire des victimes
civiles. Il ajoute qu’en toute hypothèse, des investigations plus approfondies sur le nombre de victimes n’auraient pas permis de remettre
en cause la conclusion du procureur général selon laquelle il ne faisait pas de doute au moment du largage des bombes, compte tenu du
nombre de personnes présentes sur le site, qu’il s’agissait d’insurgés talibans.
184. Le Gouvernement ajoute que le procureur général n’était pas tenu de consulter
des experts militaires pour déterminer
si toutes les « précautions pratiquement possibles » avaient été prises. Selon lui, cette question relève de l’application des normes du droit
international humanitaire et le procureur
général pouvait fonder son examen sur le rapport de l’équipe d’enquête
de la FIAS, qui était composée
d’experts militaires de différents pays. Le procureur aurait légitimement conclu que le colonel K. n’avait disposé d’aucune autre mesure
possible de reconnaissance
et de précaution que celles qu’il avait
exploitées. On aurait confirmé au colonel K. à sept reprises que l’informateur avait affirmé que les
personnes présentes sur les lieux étaient
des « insurgés »,
et les images fournies par
les caméras infrarouges des avions F‑15 américains,
sur lesquelles les personnes qui se trouvaient près des camions-citernes apparaissaient sous la forme de
points signalant la présence
d’une source de chaleur, auraient
corroboré les déclarations de l’informateur. Il n’aurait pas été nécessaire que les enquêteurs organisent une reconstitution au centre de commandement ou interrogent des témoins qui n’avaient pas été en contact avec les mis
en cause au moment des faits car ces mesures
n’auraient permis d’obtenir aucune information propre à justifier une mise
en accusation.
185. Le Gouvernement estime par ailleurs que l’argument du requérant
consistant à dire que le droit international humanitaire a
été mal appliqué concerne l’application et l’interprétation
du droit interne ainsi que l’appréciation
des éléments de preuve disponibles. Il argue que ce sont
des aspects que, en raison du principe de subsidiarité, la Cour ne peut critiquer
qu’en cas d’arbitraire ou en présence d’une autre raison impérieuse. Or il n’existe selon lui aucune raison de cette nature en l’espèce. Le procureur général serait parti du principe que la régularité de l’ordre d’attaque devait s’apprécier du point de vue d’un « commandant raisonnable »,
c’est-à-dire au regard des conséquences probables de la mesure telles qu’elles se présentaient au moment de la prise de décision, et non au vu de ses effets
tels qu’ils étaient connus avec le recul. Ce positionnement juridique serait conforme aux doctrines établies du droit international public.
186. Il serait généralement reconnu que l’action militaire menée dans le cadre d’un conflit armé conforme au droit international humanitaire n’engage pas la responsabilité pénale des soldats
qui y participent et que
le respect du droit international humanitaire constitue une excuse absolutoire, et ce également pour
les infractions de droit pénal général. L’interprétation selon laquelle c’est au regard des dispositions
pertinentes du droit international humanitaire qu’il y a lieu de déterminer ce qui est « absolument
nécessaire » au sens
de l’article 2 § 2 de la Convention dans une situation de conflit armé serait conforme à l’approche adoptée par la Cour dans l’arrêt Hassan (précité). Enfin, le procureur général aurait amplement motivé sa conclusion selon laquelle une éventuelle violation des règles d’engagement aurait été sans pertinence aux fins de la détermination de la responsabilité
pénale des mis en cause. Par ailleurs, l’enquête préliminaire menée pour déterminer s’il y avait lieu d’ouvrir
une procédure disciplinaire
officielle aurait abouti au résultat
que l’on ne pouvait même pas reprocher
au colonel K. une faute disciplinaire.
187. Selon le Gouvernement, le requérant a été associé à l’enquête dans la mesure nécessaire pour sauvegarder ses intérêts légitimes. Il aurait été inutile de recueillir son témoignage
pour poser des conclusions factuelles fiables : il aurait
été établi que ses deux
fils avaient été tués par la frappe, ses déclarations – notamment quant à sa présence sur les lieux – seraient demeurées vagues, et il n’aurait eu connaissance
d’aucun élément de nature à
aider les autorités à déterminer si les mis en cause auraient dû prévoir
la présence de civils sur
le banc de sable et, ainsi, à apprécier leur responsabilité pénale.
188. Le requérant aurait eu une possibilité suffisante de s’exprimer au cours de l’enquête. Les décisions de classement sans suite prises par les autorités de poursuite ne seraient pas des décisions
de justice ayant autorité de la chose jugée, et les poursuites
pourraient être rouvertes par la suite. La
décision de clôture prise par le procureur général n’aurait pas privé le requérant de la possibilité d’influer sur l’enquête. Le procureur général aurait examiné les éléments et les arguments écrits communiqués ensuite par le requérant, et il aurait rejeté ces parce qu’il les estimait infondés.
189. Par
ailleurs, le requérant se serait vu reconnaître la qualité de partie lésée et octroyer l’accès au dossier de l’enquête sans délai injustifié. La demande du 12 avril 2010 aurait fait peser sur le procureur général l’obligation de donner aux mis en cause l’occasion de présenter leurs arguments. Par ailleurs, cette demande ayant été
faite pour un grand nombre
d’individus qui s’estimaient
lésés, il aurait fallu un certain temps pour vérifier la qualité de chacun. Le requérant aurait écrit au procureur
général le 7 juillet 2010,
et celui-ci lui aurait répondu par une lettre du
16 juillet 2010 que
sa qualité de partie lésée avait été
établie pour le décès de
son fils cadet mais que pour plusieurs des autres personnes
pour lesquelles la demande avait été faite
les preuves nécessaires n’avaient pas encore été obtenues. Après que l’avocat eut, par une lettre du 1er septembre 2010, limité au cas
du requérant la demande d’accès au dossier, le procureur général lui aurait promptement accordé cet accès, par une lettre du 3 septembre 2010.
b) Recours contre l’ineffectivité alléguée de l’enquête
190. Le Gouvernement affirme qu’il n’était pas
impératif que le requérant disposât d’un recours judiciaire contre la décision de classement sans suite prise par
le procureur général (il invoque à cet égard
l’arrêt Armani Da Silva, précité, §§ 278‑279) mais que,
néanmoins, l’intéressé disposait pour contester l’effectivité de l’enquête de deux voies de droit
effectives, qu’il a toutes deux exercées :
i. la demande d’ouverture de poursuites
introduite devant la cour d’appel, et ii. le recours constitutionnel.
191. Le Gouvernement soutient que la demande d’ouverture de poursuites, en elle-même, implique un contrôle de portée suffisante pour remédier à des violations flagrantes ou particulièrement graves de l’obligation d’enquête de la part des autorités de poursuite. Il argue que rien ne permet de dire que la cour d’appel
n’aurait pas ordonné la reprise des investigations si elle avait conclu que la demande
du requérant était recevable et que les investigations
menées jusque-là avaient été défaillantes. Il estime que les conditions de recevabilité que la cour d’appel a appliquées n’étaient pas excessives, notamment compte tenu du fait
que le requérant était représenté par un avocat : conformément à la jurisprudence des juridictions internes, elle n’aurait pas exigé
un résumé de l’intégralité
de la teneur des éléments de preuve réunis dans les
dossiers d’enquête, mais seulement
une présentation des éléments sur lesquels le procureur général s’était appuyé.
192. La Cour constitutionnelle fédérale aurait elle aussi examiné l’effectivité de l’enquête sur recours du requérant,
et elle aurait expressément
souligné que la décision de classement sans suite
prise par le procureur général était conforme non seulement aux normes
qu’elle-même appliquait
mais aussi aux exigences découlant de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme. Elle aurait expliqué que la raison pour laquelle le procureur général n’était pas tenu d’interroger
des témoins oculaires ni de recueillir des preuves supplémentaires
était que des investigations plus poussées quant au nombre
et à l’identité des victimes de la frappe n’auraient rien apporté à l’appréciation de la responsabilité
pénale des mis en cause. Elle aurait en outre constaté que dans
sa décision sur la demande
d’ouverture de poursuites, la cour
d’appel avait examiné de manière approfondie les motifs avancés par le procureur général.
193. Les gouvernements intervenants estiment que l’obligation procédurale découlant de l’article 2, appliquée aux situations de conflit armé mené hors du territoire national, doit recevoir, tant pour ce qui est du seuil de déclenchement que pour ce qui est du contenu de l’obligation d’enquête, une interprétation compatible avec le droit international humanitaire,
qui constitue selon eux la lex specialis. En ce qui
concerne le contenu de l’obligation, le gouvernement britannique considère que l’article 6 du deuxième Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 ne pose fondamentalement
que des exigences
en matière d’indépendance des autorités de poursuite mais ne porte pas sur les questions plus larges de la transparence ou de la participation des proches des victimes. Sur
la question de l’exigence
d’indépendance, le gouvernement
britannique et le gouvernement français affirment que le droit international humanitaire confie effectivement aux commandants un rôle particulier, qu’ils détaillent, dans la conduite des enquêtes.
Ils estiment qu’il serait contradictoire
avec les obligations d’enquête spécifiques imposées aux commandants par la lex specialis d’interpréter l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention de telle manière que la hiérarchie militaire doive être exclue des enquêtes.
194. Les gouvernements intervenants considèrent qu’il convient de tenir compte des
réalités pratiques des déploiements militaires. Ils citent à cet égard la nécessité de loger les personnes
chargées de l’enquête – notamment les enquêteurs
de la police militaire – au même endroit
que les autres
membres du contingent, l’existence d’un lien hiérarchique
ou institutionnel entre les enquêteurs
et les officiers responsables de l’opération concernée, ou encore l’incidence que peut
avoir le caractère limité des ressources
sur la rapidité de mise en œuvre
et le nombre des mesures d’enquête, tout particulièrement en ce qui concerne les
États contractants et les contingents de taille plus modeste. Le gouvernement britannique et le gouvernement français ajoutent que le cadre juridique des Nations unies et de la
mission de la FIAS ainsi que
le droit afghan posent aussi un certain nombre d’obstacles de droit : par exemple, les autorités
de poursuite allemandes n’auraient pas été
habilitées à mener des enquêtes en Afghanistan.
195. Le gouvernement britannique et le gouvernement français considèrent également qu’il découle de la pratique des États
que ceux-ci considèrent que les « actes licites de guerre » visés à
l’article 15 de la Convention dérogent à l’article 2 même en l’absence de notification préalable de dérogation.
- Le Centre des droits de l’homme de
l’université d’Essex, Open Society Justice Initiative,
l’Institut d’études internationales
de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan et Rights Watch
(UK)
196. Le Centre
des droits de l’homme de l’université d’Essex estime
que l’applicabilité du droit international humanitaire dépend de critères objectifs. Il considère que lorsque
le droit international humanitaire
est applicable et qu’un État choisit de l’invoquer, son application concurrente avec le droit des droits
de l’homme peut modifier de manière importante la
teneur des obligations incombant à l’État en question en vertu du droit
des droits de l’homme. Il
estime par ailleurs que lorsqu’un État
choisit de ne pas invoquer le droit international humanitaire, la Cour devrait en reconnaître
l’applicabilité tout en notant
que l’État a choisi de répondre de ses actes exclusivement
au regard du droit des
droits de l’homme. Il est d’avis qu’il faut considérer que l’État souhaite que
lui soit appliqué le droit international humanitaire dès lors que
celui-ci est applicable et que l’État l’a invoqué devant la Cour. Il ne pense pas qu’une dérogation soit nécessaire dans le contexte d’un conflit armé international, et il
doute qu’elle le soit dans le contexte
d’un conflit armé non
international extraterritorial. Enfin, il avance que dans les cas
où l’application concurrente du droit international humanitaire
et du droit des droits de l’homme est sans incidence sur
la règle du droit des droits
de l’homme concernée, les organes de protection des droits de l’homme peuvent s’appuyer sur le droit international humanitaire
pour confirmer une analyse fondée sur le droit des droits de l’homme, même si l’État n’a pas invoqué le droit international humanitaire. L’Institut d’études
internationales de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan estime pour sa part qu’il faut examiner très
soigneusement la question
de l’applicabilité du droit international humanitaire afin de ne pas aller à l’encontre, notamment, des dispositions de l’article 15
de la Convention.
197. Selon le Centre des droits de l’homme de
l’université d’Essex, le droit international humanitaire impose de faire avant de recourir à la force tout
ce qui est pratiquement possible
pour vérifier que les objectifs à attaquer sont des
objectifs militaires, et d’enquêter sur les violations suspectées. Les lignes directrices en matière d’enquête sur les violations du droit
international humanitaire renfermeraient
des explications sur les standards correspondants. Open Society Justice Initiative, l’Institut d’études internationales
de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan et Rights Watch
(UK) estiment quant à eux qu’il ne faudrait pas se servir d’une référence au droit
international humanitaire pour abaisser
les standards établis en droit international des droits de l’homme en ce qui
concerne l’obligation d’enquêter
sur les décès de civils survenus au cours d’un conflit
armé.
198. Dans le cadre de la procédure interne, la situation dans
le contexte de laquelle
a eu lieu la frappe aérienne qui a tué les deux fils
du requérant a été qualifiée de conflit armé non international aux fins du
droit international humanitaire. S’il admet que l’Allemagne n’a pas fait usage
du droit de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention, le Gouvernement considère que, conformément à l’approche suivie par la Cour dans l’affaire Hassan, précitée, c’est à l’aune du droit international humanitaire qu’il y a lieu de déterminer quelles étaient les obligations de l’État défendeur dans ces conditions.
199. La Cour observe qu’il
n’y a pas de conflit de normes matériel entre les règles du droit international humanitaire applicables en l’espèce (paragraphes 82 et
84‑85 ci-dessus) et celles
découlant de la Convention quant à
l’effectivité des enquêtes. Elle n’a donc pas à trancher la question de savoir, dans le cas présent,
s’il y a lieu de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter
et appliquer la Convention bien qu’aucune dérogation formelle n’ait été déposée en vertu de l’article 15 :
elle peut se borner
à examiner les faits de la cause à l’aune de sa jurisprudence relative à l’article 2
(ibidem, §§ 98 et suiv.).
200. La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être appliquée de manière réaliste (Al-Skeini et autres, précité, § 168). Elle considère
que les difficultés
et contraintes qu’a causées aux autorités d’enquête le fait que les
décès soient survenus pendant une phase d’hostilités actives menées dans le cadre d’un conflit armé (extraterritorial) ont touché l’enquête dans son ensemble et ont continué à peser tout au long des investigations
sur la capacité des autorités, et notamment des autorités civiles
de poursuite en Allemagne,
à prendre des mesures d’enquête. Elle juge en conséquence qu’il convient d’examiner l’enquête menée par ces autorités à la lumière des
normes qu’elle a établies en ce qui concerne les enquêtes menées sur des décès survenus
dans le cadre de conflits armés extraterritoriaux. Ces
normes, énoncées d’abord dans l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, §§ 163‑167), ont
été réaffirmées dans l’arrêt Jaloud (précité, § 186).
201. La forme d’enquête qui
sera de nature à permettre d’atteindre
les objectifs poursuivis par l’article 2
peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités
retenues, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention
(Al-Skeini et autres,
précité, § 165).
202. Pour
pouvoir être qualifiée d’« effective »
au sens où
cette expression doit être comprise
dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête
doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324,
CEDH 2007‑II, et Armani Da Silva,
précité, § 233). Cela signifie qu’elle doit être apte
à conduire à l’établissement
des faits et permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les
circonstances ainsi que d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Armani Da Silva, précité, § 233, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 172,
et Al-Skeini et autres,
précité, § 166). Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et
43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII, Al-Skeini
et autres, précité, § 166,
et Mustafa Tunç et Fecire
Tunç, précité, § 173). Les autorités doivent
avoir pris les mesures raisonnables
dont elles disposaient
pour obtenir les preuves relatives aux faits en question,
y compris, entre autres, les dépositions
des témoins oculaires, des expertises criminalistiques et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures
et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou
les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Armani Da Silva,
précité, § 233, et Al-Skeini et autres, précité, § 166).
203. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments
pertinents, faute de quoi la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et
l’identité des personnes responsables s’en trouverait compromise de façon décisive
(Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009,
et Armani Da Silva, précité, § 234). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère
minimum d’effectivité dépendent
des circonstances de l’espèce : ils s’apprécient à
la lumière de l’ensemble des faits
pertinents et eu égard aux réalités
pratiques du travail d’enquête (Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009, et Armani Da Silva,
précité, § 234). Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères
simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110,
CEDH 1999‑IV, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI,
et Mustafa Tunç et Fecire
Tunç, précité, § 176).
204. À
l’évidence, il se peut que, si le décès
au sujet duquel l’article 2 impose
une enquête survient dans un contexte de violences généralisées, de conflit armé ou
d’insurrection, les investigateurs rencontrent des obstacles et que, comme l’a par ailleurs fait observer
le Rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, des contraintes précises imposent le recours à des mesures
d’enquête moins efficaces ou retardent
les recherches (Al-Skeini et autres, précité, § 164, voir aussi Bazorkina c. Russie,
no 69481/01, § 121, 27 juillet 2006). Il n’en reste pas moins que l’obligation qu’impose l’article 2 implique l’adoption, même dans des conditions
de sécurité difficiles, de toutes les mesures
raisonnables, de manière à
garantir qu’une enquête effective et indépendante soit conduite sur les violations alléguées du droit
à la vie (Al‑Skeini et autres,
précité, § 164).
205. L’enquête doit aussi être suffisamment vaste pour permettre
aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes
des agents de l’État qui ont directement eu recours à la force létale mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés,
notamment la préparation des opérations en question et le contrôle exercé sur elles, lorsque ces éléments
sont nécessaires pour déterminer
si l’État a satisfait ou non à l’obligation de protéger la vie que l’article 2 fait peser sur lui (Al‑Skeini
et autres, précité, § 163). Cela implique d’interroger comme il se doit les membres des
forces armées apparemment impliqués dans les faits
(Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 306, CEDH 2003‑V
(extraits)).
206. D’une
manière générale, on peut considérer que pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide illicite commis par des agents de l’État soit effective, il faut que les
personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique
ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Armani Da Silva, précité, § 232, et Al-Skeini
et autres, précité, § 167).
207. Une
exigence de célérité et
de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre, toutefois, qu’il peut y avoir des
obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Cela dit, une réponse rapide des autorités lorsqu’il
s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Armani Da Silva, précité, § 237, et Al-Skeini
et autres, précité, § 167).
208. Le
public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas. En outre, l’enquête doit être accessible
à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à
la sauvegarde de ses intérêts légitimes (Armani Da Silva,
précité, § 235, et Al‑Skeini et autres, précité, § 167). Cependant, les éléments d’enquête peuvent comprendre des données sensibles,
et leur divulgation ne saurait donc être
considérée comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2
(Giuliani et Gaggio, précité, § 304, McKerr c. Royaume-Uni,
no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III, et Armani Da Silva, précité, § 236). Par ailleurs, l’article 2
n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête
(Velcea et Mazăre,
précité, § 113, Ramsahai
et autres, précité, § 348,
et Armani Da Silva, précité, § 236). Enfin, l’issue de l’enquête doit être
dûment portée à la connaissance des proches (Damayev c. Russie,
no 36150/04, § 87, 29 mai 2012).
209. Le caractère adéquat des mesures d’investigation,
la promptitude et l’indépendance
de l’enquête ainsi que la participation des proches du
défunt sont des paramètres qui sont liés entre
eux et dont aucun, pris isolément, ne constitue une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité que toute question
doit être appréciée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225).
210. L’article 2 n’implique pas un droit à obtenir que des
tiers soient poursuivis ou condamnés
pour une infraction pénale
(Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, § 117, et Armani Da Silva,
précité, § 238). À ce jour, la Cour n’a jamais jugé fautive
une décision relative à l’ouverture de poursuites qui faisait suite à
une enquête à tous autres égards conforme à l’article 2 (Armani Da Silva, précité, § 259), ni exigé
que la juridiction interne compétente ordonne l’ouverture de
poursuites alors que cette juridiction
avait conclu après avoir dûment
examiné la question que l’application des dispositions pertinentes du droit pénal aux
faits connus n’aurait pas abouti
à une condamnation (Mustafić-Mujić
et autres, décision précitée, § 123).
- Application de ces principes au cas d’espèce
a) Sur le caractère adéquat de
l’enquête
211. La Cour note d’emblée que l’enquête pénale a établi que les
deux fils du requérant avaient
été tués par la frappe ordonnée par le colonel K. le
4 septembre 2009. Il n’était pas contesté que les camions-citernes visés
par cette frappe avaient
été volés et étaient toujours en la possession des insurgés au moment du bombardement, ni que celui-ci avait
fait des victimes civiles. La cause et les responsables du décès des fils
du requérant étaient connus dès le début de l’enquête (voir, a
contrario, Jaloud, précité).
212. Le procureur général a considéré que la responsabilité pénale du colonel K. n’était pas engagée
principalement parce qu’il
a estimé que, au moment où il avait ordonné la frappe aérienne, le colonel était convaincu qu’aucun civil n’était présent sur le banc de sable (paragraphes 33‑49 ci‑dessus). Il a donc conclu que le mis en cause n’avait pas agi dans l’intention de causer des pertes civiles
excessives – condition
nécessaire pour que sa responsabilité
pût être engagée sur le terrain de la disposition correspondante du code des crimes de droit international. Il a également considéré qu’il était exclu
d’engager la responsabilité
du colonel K. sur
le terrain du droit pénal général, car il
a estimé que la frappe
était licite au regard du droit
international humanitaire. À cet égard, il a expliqué le sens dans lequel il employait les termes « insurgés » et
« talibans » dans
sa décision, ainsi que la situation au regard du droit
international humanitaire des
victimes de la frappe aérienne. Il a considéré que les combattants talibans armés qui s’étaient emparés des deux camions-citernes étaient membres d’un groupe armé organisé
qui était partie au conflit armé,
et qu’ils constituaient donc des cibles
militaires légitimes. Il
a précisé que toute personne qui était fonctionnellement intégrée dans un groupe armé organisé
et qui y exerçait une fonction
de combat continue devenait
une cible militaire légitime. Il a ajouté que toutes les victimes
de la frappe aérienne qui n’étaient
pas des combattants
talibans, y compris celles qui aidaient les talibans à dégager les camions-citernes du banc de sable et celles qui cherchaient à obtenir du carburant
pour leur propre bénéfice, étaient des civils protégés
par le droit international humanitaire
(paragraphes 42 et 44‑45 ci-dessus).
213. Pour
répondre aux questions de droit que posait l’examen de
la responsabilité pénale du colonel K., le procureur général a essentiellement cherché, dans le cadre de son enquête, à éclaircir deux points de fait : d’une
part, l’appréciation subjective
que le colonel avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne, élément crucial aux fins de l’appréciation
à la fois de sa responsabilité au
regard du code des crimes de droit international
et de la licéité de la frappe au
regard du droit international humanitaire
et, d’autre part, le nombre
de victimes (paragraphe 36
ci-dessus).
214. La Cour note que les autorités civiles
de poursuite allemandes, et
notamment le procureur
général, n’avaient juridiquement aucun pouvoir d’enquête en
Afghanistan en vertu de l’accord
de statut des forces de la FIAS, et qu’elles ne
pouvaient prendre aucune mesure d’enquête à moins de recourir à la coopération judiciaire. Toutefois, le procureur général a pu examiner un volume considérable
d’informations sur les circonstances et les effets de la frappe, provenant de
différentes sources. En
effet, il disposait des rapports établis à l’issue des investigations
qui avaient été menées sur place au lendemain de la frappe aérienne, notamment par la police militaire allemande, la FIAS, la MANUA et les autorités civiles
afghanes (paragraphe 35
ci-dessus), ainsi que de différents documents (photographiques notamment) et des procès-verbaux des rencontres et des auditions qui avaient eu lieu dans le
cadre de ces investigations (voir, à titre de comparaison, Giuliani
et Gaggio, précité, § 310, Tagayeva et autres,
précité, §§ 628‑631, et Mustafić-Mujić et autres,
décision précitée,
§§ 102‑106).
215. Le procureur général a interrogé les mis
en cause et les autres soldats présents au centre de commandement au moment des faits, et
il a jugé crédibles leurs déclarations selon lesquelles ils avaient agi avec la conviction qu’il n’y avait
sur le banc de sable que des insurgés
et aucun civil (paragraphes 37‑39 ci-dessus). Il a noté que cette version
était corroborée par des éléments objectifs
(distance des lieux habités, heure de la nuit, présence de talibans armés) et des preuves
inaltérables, telles que des enregistrements
audio des échanges radio entre le centre de commandement
et les pilotes des avions F‑15 américains, ou encore les images thermiques provenant des caméras
infrarouges de ces avions, qui avaient été recueillies immédiatement. Il a établi que le colonel K. avait fait appeler l’informateur au moins sept fois pour vérifier qu’aucun civil ne se trouvait sur les lieux, et que les informations
données par l’informateur,
qui s’était révélé fiable par le passé, correspondaient à la vidéo provenant des avions. À cette fin, il a entendu le
capitaine X, qui était
la seule personne présente au moment de la
transmission des renseignements
de l’informateur.
216. La Cour n’a pas de raison de mettre en doute l’appréciation opérée par le procureur général, puis par la Cour constitutionnelle fédérale, selon laquelle l’audition d’autres témoins n’aurait pas permis
d’obtenir plus d’informations
sur le point de savoir si
le colonel K. s’attendait à
faire des victimes civiles au moment où il avait ordonné la frappe aérienne (paragraphes 39 et
60 ci-dessus). Ce constat vaut pour les pilotes des
avions F‑15 comme
pour les personnes affectées par la frappe, y compris le
requérant. La Cour prend note de la conclusion du procureur
général selon laquelle, d’une part, le nombre
de victimes civiles
ne pouvait constituer une
preuve indirecte dont
il aurait été possible de déduire quelle était la conviction subjective du colonel
K. et, d’autre part, on ne pouvait
pas se fonder sur le nombre
de personnes présentes sur
place au moment de la frappe pour mettre en doute la conviction du colonel K. quant au fait
qu’il avait affaire exclusivement à des combattants talibans (paragraphes 40 ci‑dessus
et 218 ci-dessous).
217. La Cour ne perçoit pas non plus la nécessité d’interroger d’autres experts militaires ou d’organiser une reconstitution au centre de commandement. Le rapport
de l’équipe d’enquête de la FIAS avait été établi par des experts militaires de différents pays. Le procureur général en a conclu que toutes
les mesures de précaution pratiquement possibles compte tenu des circonstances
avaient été prises et qu’au moment où il avait ordonné
la frappe, le colonel K. n’avait
aucune raison de soupçonner la présence de civils à proximité des camions-citernes et
n’était pas tenu d’adresser des avertissements préalables (paragraphes 46
et 48 ci-dessus).
218. La Cour
observe qu’en temps normal, l’établissement précis du nombre et de la qualité des victimes
d’un recours à la force létale
est un élément essentiel à
l’effectivité de toute enquête portant sur des événements ayant fait un nombre
important de victimes. En
l’espèce, le procureur général a tenu compte des écarts
que présentaient les conclusions des différents rapports à cet égard, des
différences de mode de calcul
entre les uns et les autres
et des éléments de preuve disponibles, y compris les données vidéo, et il a conclu que la
frappe avait vraisemblablement fait une cinquantaine de morts et de blessés, et
que parmi ces victimes, il y avait bien plus de combattants talibans que de civils (paragraphe 40 ci-dessus). La
Cour est disposée à
admettre qu’il n’était pas possible d’obtenir des données
plus précises dans les conditions qui prévalaient sur place – la frappe aérienne
avait eu lieu de nuit dans
une zone de combat actif,
la population locale avait retiré les corps du site quelques heures seulement après les faits, et
il était difficile de recourir
à des techniques forensiques modernes compte tenu des mœurs
sociales et religieuses de
la population afghane. En toute hypothèse, elle observe que le nombre précis de victimes civiles était sans incidence sur l’appréciation juridique de la responsabilité pénale du colonel K., qui portait principalement sur l’appréciation subjective que l’intéressé avait faite de la situation lorsqu’il avait ordonné la frappe aérienne. Compte tenu de ces circonstances particulières, la Cour considère que le fait que les
autorités n’aient pas établi précisément
le nombre et la qualité des victimes de la frappe aérienne ne s’analyse pas en une carence susceptible de rendre l’enquête non conforme aux exigences de la Convention.
219. Au vu de ce qui précède,
la Cour estime que les circonstances de la
frappe aérienne qui a tué les deux fils
du requérant, et notamment le processus de prise de décision et de vérification de la cible qui
a abouti à l’ordre d’engager la frappe (Al-Skeini
et autres, précité,
§ 163), ont été établies de manière fiable à l’issue d’un examen approfondi visant
à déterminer la licéité
du recours à la force létale.
220. Le requérant se plaint de ne pas avoir disposé
d’un recours judiciaire effectif pour contester l’effectivité de l’enquête. À cet égard, la Cour
rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de
la Convention n’impose pas forcément
d’instaurer un contrôle juridictionnel des décisions d’enquête (Armani Da Silva,
précité, §§ 278‑279, et la jurisprudence qui s’y trouve citée). Néanmoins, le Gouvernement a indiqué que le requérant avait disposé de deux voies de droit pour contester l’effectivité de l’enquête, et qu’il avait exercé l’une et l’autre : i. la demande
d’ouverture de poursuites introduite
devant la cour d’appel, et ii. le recours constitutionnel.
221. La Cour relève que la cour d’appel
a déclaré irrecevable la demande d’ouverture de poursuites,
et que les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si les critères
de recevabilité qu’elle a appliqués étaient ou non excessivement exigeants. Elle observe que l’application de ces critères était conforme à la jurisprudence bien établie des juridictions
internes (paragraphes 53,
62 et 99 ci-dessus) et que,
en toute hypothèse, la cour d’appel a bel et bien procédé à un examen approfondi des éléments mentionnés par le requérant et de la décision du procureur général,
comme l’a d’ailleurs constaté la Cour constitutionnelle fédérale (paragraphe 61 ci‑dessus).
222. Saisie par le requérant, la
Cour constitutionnelle fédérale a examiné l’effectivité de l’enquête. Elle a expressément souligné que la décision de classement sans suite prise par
le procureur général était conforme non seulement aux normes qu’elle
appliquait elle-même, mais aussi aux exigences
découlant de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme (paragraphes 59‑60 ci-dessus). Notant que la Cour constitutionnelle fédérale est compétente pour infirmer une décision de clôture d’une enquête pénale (paragraphe 100 ci-dessus), la Cour conclut que le requérant a disposé d’un recours qui lui permettait de faire contrôler l’effectivité de l’enquête (voir aussi Hentschel et Stark, précité, § 102).
b) Sur la promptitude, la célérité raisonnable et l’indépendance de
l’enquête
223. Le requérant allègue que la mission de reconnaissance
sur les lieux a été menée tardivement
et que les personnes qui en étaient chargées n’étaient pas suffisamment indépendantes. La Cour considère que cette
allégation doit être examinée à la lumière du contexte, qui était alors celui
d’hostilités en cours dans la zone de largage des bombes. L’équipe de la PRT de Kunduz, qui est arrivée sur place à 12 h 34 pour faire une première reconnaissance
des lieux, a reçu la protection d’une centaine de membres des forces de sécurité
afghanes mais a néanmoins essuyé des tirs
(paragraphe 27 ci-dessus). Cet élément constitue une différence notable par rapport aux
affaires Al-Skeini et autres et Jaloud (précitées),
où les décès
sur lesquels les autorités devaient enquêter n’étaient pas survenus pendant la phase d’hostilités actives d’un conflit armé extraterritorial. Dans ces conditions, la Cour considère que l’on ne pouvait pas attendre
de manière réaliste des militaires allemands qu’ils procèdent à une reconnaissance
sur place plus promptement qu’ils
ne l’ont fait. Il aurait peut-être été possible, comme le soutient le requérant, de procéder à une
première reconnaissance par drone avant
que l’équipe ne se rende sur place, mais il
n’appartient pas à la Cour de déterminer si pareille mesure aurait pu permettre
d’obtenir d’autres informations que celles qui avaient déjà été recueillies
au moyen de l’inspection réalisée par un avion sans pilote à 8 heures
ce matin-là (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour estime comme le requérant qu’il eût été
préférable, pour l’indépendance
de la mission, que la première inspection des lieux ne fût pas menée exclusivement par des membres de la PRT de Kunduz, qui se trouvaient
sous le commandement du colonel K. Elle relève cependant qu’au moment de la reconnaissance
des lieux, l’équipe d’enquête de la police militaire allemande, dont le déploiement
depuis Masar-i-Sharif avait été ordonné
le matin même, n’était pas encore arrivée (paragraphes 26‑27
ci-dessus). Si
l’équipe qui était déjà sur place l’avait attendue pour procéder à la mission de reconnaissance,
cela aurait entraîné
un retard, certes mineur,
qui illustre la corrélation négative entre promptitude et indépendance.
224. La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être appliquée de manière réaliste (Al-Skeini et autres, précité, § 168) et qu’en
l’espèce, les autorités civiles de poursuite allemandes n’avaient pas de pouvoirs d’enquête en
Afghanistan. Elle considère que, dans le cas présent, le
fait que la police militaire allemande se soit trouvée sous
le commandement général du contingent allemand
de la FIAS n’a pas porté atteinte à son indépendance au point d’altérer la qualité de ses investigations (Jaloud, précité, §§ 189‑190). Si elle a conclu dans l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, §§ 153 et 171) qu’une
enquête menée entièrement par la hiérarchie militaire des soldats
mis en cause et limitée à
la prise de dépositions des militaires impliqués n’était pas conforme aux exigences de l’article 2,
elle n’estime pas pour
autant que les commandants doivent être entièrement
exclus des enquêtes visant leurs subordonnés, compte tenu notamment de l’obligation d’enquête qui leur incombe au regard du
droit international humanitaire
(paragraphes 84 et 193 ci-dessus).
225. En
revanche, elle considère que le colonel K. n’aurait pas dû être
associé aux mesures d’enquête prises en Afghanistan, et notamment
aux auditions et visites réalisées sur place les 4 et 5 septembre 2009
(paragraphes 27‑28 ci-dessus),
étant donné que l’enquête portait sur sa propre responsabilité au titre de la frappe aérienne.
226. Cela
étant, elle ne peut
conclure que la participation du colonel K. ait en elle-même rendu l’enquête ineffective (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225). L’enquête pénale relevait de la responsabilité des autorités civiles
de poursuite, et en particulier
du procureur général, qui avait à sa disposition un volume considérable
d’informations recueillies
au cours des investigations menées par différents acteurs, et qui a par ailleurs pris des mesures
d’enquête complémentaires (voir, a contrario, Al-Skeini et autres, précité, §§ 153 et 171). Qui plus est, le procureur général a principalement
fondé sa conclusion d’absence de responsabilité pénale du colonel
K. sur l’absence d’intention
coupable (mens rea)
du colonel au moment des faits, élément qui était corroboré par des éléments de preuve inaltérables, tels que les enregistrements
audio des échanges radio entre le centre de commandement
et les pilotes des avions F‑15 américains ou encore les images thermiques des caméras infrarouges de
ces avions, qui avaient été recueillies
immédiatement.
227. Dans ces conditions, il n’y avait aucun risque réel que des éléments
de preuve déterminants aux fins de l’appréciation de
la responsabilité pénale du colonel K. fussent
altérés et perdent
leur fiabilité. La participation du colonel à certaines mesures d’enquête en
Afghanistan et le fait que le
procureur général n’ait pas entendu
immédiatement le colonel et
les autres militaires qui se trouvaient au poste de commandement au moment des faits ne
pouvaient pas non plus avoir d’incidence sur ces éléments. À cet égard, le cas d’espèce diffère
notablement des affaires Jaloud (où l’identité de l’auteur des coups de feu qui avaient tué le fils du requérant
n’avait pu être établie) et Al-Skeini et autres (où les circonstances
entourant le décès des proches des
cinq premiers requérants n’avaient pu être
établies).
228. Sur
l’allégation du requérant selon laquelle l’enquête menée par les autorités
civiles de poursuite en Allemagne n’aurait pas été suffisamment prompte, la Cour observe que le directeur des affaires juridiques des forces armées a informé le parquet de Potsdam de la frappe le jour même (paragraphe 30 ci-dessus). Le parquet a ouvert une enquête préliminaire trois jours plus tard, et cette enquête a finalement été transférée au procureur général,
lequel avait déjà ouvert de son côté une enquête préliminaire, le 8 septembre 2009,
soit quatre jours après la frappe. Les autorités allemandes compétentes ont donc ouvert
une enquête sur la frappe aérienne,
en vue notamment d’apprécier la responsabilité pénale des mis
en cause, peu de temps après avoir eu connaissance de la possibilité que des civils aient
été tués.
229. Eu égard aux pouvoirs qu’avaient les autorités de poursuite qui ont mené l’enquête préliminaire (paragraphe 97 ci-dessus), aux mesures
d’enquête qui ont été prises et au caractère soutenu de l’activité d’enquête (paragraphe 31 ci-dessus), la
Cour juge que le fait que l’affaire soit restée au stade
de l’enquête préliminaire
pendant six mois environ, jusqu’à l’ouverture de
l’enquête pénale officielle le 12 mars 2010,
est certes regrettable,
mais n’a pas porté atteinte à l’effectivité de l’enquête.
c) Sur la participation des proches et le contrôle du public
230. La Cour observe que le 12 avril 2010,
le requérant a déposé une plainte pénale relative au décès de ses
deux fils, dans laquelle il demandait l’accès au dossier de l’enquête (paragraphe 50 ci-dessus). Elle note que le procureur général a néanmoins clos l’enquête quatre jours plus tard, sans avoir entendu le requérant et
sans avoir permis à son avocat d’accéder au dossier. En termes de participation à
l’enquête de ce père
de deux enfants tués par
la frappe aérienne, cette décision peut à
première vue paraître problématique, surtout au regard de l’argument de l’intéressé qui
consiste à dire que l’on ne pouvait
exclure qu’il détînt des informations pertinentes, notamment quant à l’identité des personnes
présentes sur les lieux du bombardement.
231. Cela
étant, compte tenu des circonstances
de la présente affaire, la Cour
considère que le fait que le procureur
n’ait pas recueilli le témoignage du requérant avant de clore l’enquête n’a pas eu pour effet de rendre celle-ci défaillante. En effet, il ne faisait pas controverse que les deux fils
du requérant avaient été tués
par la frappe aérienne ordonnée
par le colonel K. Par ailleurs,
il apparaît au vu des éléments sur lesquels le procureur général a fondé sa décision que le requérant n’aurait pas été en mesure
de fournir des informations supplémentaires pertinentes aux fins de l’examen de la responsabilité pénale du colonel K. La Cour note également que l’avocat du requérant n’a pas précisé la nature des informations complémentaires que son
client affirmait détenir,
ce qui vient étayer la thèse du Gouvernement
selon laquelle les déclarations de l’intéressé quant à sa présence sur les lieux du bombardement
sont demeurées vagues. Elle observe par ailleurs que la cour d’appel
a considéré que le requérant n’avait pas suffisamment voire pas du
tout prouvé la véracité de plusieurs de ses déclarations contre les mis en cause, notamment de celles dans lesquelles il affirmait que beaucoup
de civils étaient dehors la
nuit de la frappe (paragraphe 53
ci-dessus).
232. De
plus, la Cour note que le procureur général a examiné les thèses que le requérant
avait avancées dans des lettres
des 9 juin et
7 juillet 2010 et que,
les estimant infondées, il les a rejetées par des lettres des 16 juillet et 3 septembre 2010
(paragraphe 50 ci-dessus). Si les déclarations du requérant avaient
renfermé des éléments nouveaux ou éclairé sous un jour différent les éléments
existants, elles auraient conduit à la réouverture
de l’enquête (paragraphe 98 ci-dessus). L’intéressé n’a donc pas été privé de la possibilité d’influer sur l’enquête, même s’il
n’a pas été entendu avant que
le procureur n’en prononce
la clôture. À cet égard, la Cour rappelle que
l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités
l’obligation de satisfaire
à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée
par un proche de la victime
au cours de l’enquête (Giuliani et Gaggio, précité,
§§ 304 et 312 et suiv., Velcea
et Mazăre, précité, § 113,
et Ramsahai et autres,
précité, § 348).
233. La Cour observe que la question de l’accès au dossier de l’enquête avait déjà été tranchée par la Cour constitutionnelle fédérale dans une décision distincte, que le requérant n’a pas contestée (paragraphe 57 ci‑dessus).
En toute hypothèse,
elle ne décèle aucune restriction ou délai indus en ce qui
concerne l’accès du requérant à ce dossier. Au départ, le représentant du requérant avait demandé l’accès au dossier pour un grand nombre
de personnes, et il fallait
donc un certain temps pour vérifier la qualité de victime de ces personnes (paragraphe 50 ci-dessus). Lorsqu’il a restreint la demande d’accès au seul requérant,
celui-ci a obtenu l’accès aux parties du dossier qui ne relevaient pas du secret-défense au bout de deux
jours. La Cour rappelle à cet
égard que les éléments d’enquête comprenaient des données sensibles
concernant une opération militaire menée dans le cadre d’un conflit armé en cours, et que l’on ne saurait considérer comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 que les proches d’une victime puissent avoir accès à l’enquête tout au long de son déroulement (Ramsahai
et autres, précité, § 347, Giuliani
et Gaggio, précité, § 304, et McKerr, précité, § 129).
234. Le requérant se plaint également du délai
de notification de la décision
de clôture de la procédure. La
Cour relève que cette décision,
en date du 16 avril 2010,
renfermait des informations militaires classées secret‑défense.
Elle estime donc qu’il était raisonnable
qu’on ne la publie ni ne la communique aux parties lésées sur-le-champ, mais qu’on en retire d’abord les passages
relevant du secret-défense. Les aspects essentiels de la décision ont néanmoins été
rendus publics dans un communiqué de presse (paragraphe 34 ci-dessus). La version expurgée de la décision a été établie le 13 octobre 2010,
et elle a été communiquée au représentant du requérant deux
jours plus tard. Fait important, le délai d’un mois imparti pour le dépôt d’une demande d’ouverture de poursuites
commençait à courir à la
date de la communication de la décision
(paragraphe 99 ci-dessus). Ainsi, le délai de communication de la version expurgée de la décision de clôture n’a pas nui à l’aptitude du requérant à la contester (voir, a
contrario, Damayev, précité, § 87).
235. Enfin, la Cour observe que l’enquête
menée sur la frappe aérienne
par la commission d’enquête
parlementaire (paragraphe 69
ci-dessus) a offert au public la possibilité d’exercer un droit de regard important sur
l’affaire (Tagayeva et autres, précité,
§§ 629-631, Mustafić-Mujić et autres, décision précitée, §§ 102-106 ; voir
aussi Al-Skeini et autres, précité, §§ 71,
157 et 176).
236. Au vu de ce qui précède,
et eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour conclut que l’enquête
menée par les autorités allemandes sur le décès des deux
fils du requérant
a satisfait à l’obligation
d’enquête effective découlant de l’article 2 de
la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition dans son volet procédural.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
- Déclare, à l’unanimité, la partie
de la requête relative à l’indépendance de l’enquête menée en Allemagne irrecevable ;
- Déclare, à la majorité, la requête recevable pour le surplus ;
- Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans
son volet procédural.
Fait en français et en anglais, puis communiqué
par écrit le 16 février
2021, en application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Johan Callewaert Jon Fridrik Kjølbro
Adjoint au Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Grozev, Ranzoni et Eicke.
J.F.K.
J.C.
OPINION EN PARTIE
DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES GROZEV, RANZONI ET EICKE
(Traduction)
- Bien que nous souscrivions au constat de non-violation du volet procédural
de l’article 2 de la Convention, nous estimons que la requête aurait dû être déclarée
irrecevable à raison
de l’absence du lien juridictionnel requis (aux fins de l’article 1) pour déclencher
l’application de l’obligation
procédurale d’enquêter
découlant de l’article 2.
- Dans ses parties pertinentes aux fins de la présente opinion,
l’affaire peut se résumer
comme suit. En décembre 2001, le Parlement
allemand autorisa le déploiement de forces armées allemandes en
Afghanistan au sein de
la Force internationale d’assistance
à la sécurité, qui avait
été créée par les Nations unies puis placée sous le commandement de
l’OTAN. Les troupes allemandes dirigeaient principalement
l’équipe de reconstruction provinciale
(« PRT ») de Kunduz, qui à l’époque était
commandée par le colonel
K., de l’armée allemande. Le 3 septembre 2009, des insurgés s’emparèrent de deux camions-citernes, qui
se trouvèrent par la suite immobilisés
sur un banc de sable
de la rivière Kunduz. Dans la nuit, le colonel K. ordonna à deux avions de l’United
States Air Force de bombarder les véhicules immobilisés. Le bombardement détruisit les deux camions-citernes
et fit plusieurs morts, dont les deux fils du requérant. Après avoir ouvert une enquête préliminaire dans les jours ayant suivi la frappe aérienne, le
procureur général allemand ouvrit une enquête pénale sur les actes du colonel K. Il la clôtura en avril 2010 après être parvenu à la conclusion qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour considérer que la responsabilité pénale des mis en cause pouvait être engagée. En février 2011, la cour
d’appel déclara irrecevable la demande
d’ouverture de poursuites que
le requérant avait introduite. Le 19 mai 2015, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’accueillir le recours constitutionnel dont le requérant
l’avait saisie pour contester cette décision.
- Devant la Cour, le requérant se plaignait sous l’angle de l’article 2 de la Convention uniquement
de lacunes dans l’enquête pénale qui avait été menée sur la frappe aérienne
(volet procédural), et
non du décès en tant que tel
de ses deux fils dans la frappe aérienne (volet matériel).
- Dans la présente opinion, nous commencerons
par expliquer pourquoi
nous considérons que dans le contexte de la présente affaire, ni le simple
fait qu’une enquête pénale ait été ouverte
au niveau interne sur
le décès des fils du requérant,
ni les « circonstances
propres » à l’affaire sur lesquelles la majorité s’est
appuyée, ne sont de
nature à faire naître
un lien juridictionnel et à déclencher
de ce fait l’application
de l’obligation procédurale
découlant de l’article 2.
Nous chercherons ensuite
à déterminer si le
lien juridictionnel requis
pourrait découler directement des opérations militaires en Afghanistan.
II.Sur le lien juridictionnel établi par la majorité
- Dans l’arrêt Güzelyurtlu et autres
c. Chypre et Turquie ([GC], no 36925/07,
§§ 188-189 et 196, 29 janvier
2019) la Cour a établi que
dans certains cas spécifiques, l’ouverture
par les autorités internes d’un État d’une enquête pénale sur un décès survenu en dehors de
la juridiction ratione loci dudit État peut suffire à établir un lien juridictionnel
entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la
Cour. Dans la présente
affaire, la majorité a jugé
– et nous souscrivons à cette
conclusion – que ce
principe est inapplicable aux
faits de l’espèce,
c’est-à-dire à une enquête sur des décès survenus dans le contexte d’une opération militaire extraterritoriale menée
en dehors du territoire
des États parties à la
Convention dans le cadre
d’un mandat donné par
une résolution adoptée
par le Conseil de sécurité
des Nations Unies (paragraphe 135 de l’arrêt). En effet, conclure le contraire risquerait de dissuader
les autorités nationales d’ouvrir des enquêtes et aurait pour effet d’élargir « le champ d’application de la Convention (…) dans
une mesure excessive »
(ibidem).
- Renvoyant à nouveau à l’arrêt Güzelyurtlu et autres (précité, § 190), la majorité
a cependant considéré
non seulement que des « circonstances propres » à l’espèce pouvaient faire naître un lien juridictionnel
et déclencher de ce fait
l’application de l’obligation
procédurale découlant
de l’article 2, mais aussi
que cette conclusion s’appliquait également lorsque la question de l’extraterritorialité
se posait à propos de faits survenus hors de l’espace juridique de la
Convention (paragraphe 136 de l’arrêt). D’après la majorité, trois « circonstances propres » à l’espèce étaient de nature à faire naître un tel lien juridictionnel : premièrement,
le fait que le droit international commandait
à l’Allemagne d’ouvrir
une enquête sur la frappe aérienne,
deuxièmement, le fait que, juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale, et troisièmement, le fait que les autorités
de poursuite allemandes
étaient également tenues d’ouvrir une enquête pénale en vertu du droit
interne.
- Nous sommes en désaccord
avec la majorité à la
fois A) à propos de sa décision
d’étendre l’application
du critère relatif à l’existence de
« circonstances propres »
à l’espèce aux cas où les
faits sont survenus hors de l’espace juridique de la Convention, et B) à propos des trois « circonstances propres » à l’espèce identifiées par la majorité
en l’espèce. À notre humble avis, cette démarche conduit la Cour à reprendre d’une main ce qu’elle avait donné de l’autre, en faisant exactement ce qu’elle cherchait expressément à éviter, à savoir causer un effet dissuasif (a minima en
dupliquant inutilement
des obligations déjà existantes ou découlant du Statut de la Cour pénale internationale et/ou du droit coutumier)
et élargir « le champ
d’application de la Convention (…) dans une mesure excessive ».
(A)Sur
l’extension injustifiée de l’approche relative aux « circonstances propres » à l’espèce
- Il ressort clairement de la
jurisprudence de la Cour
que dans les cas où
la question de l’extraterritorialité
se pose à propos de faits
survenus hors de l’espace
juridique de la Convention mais où les requérants
se plaignent uniquement
d’une violation du volet procédural de l’article 2, la Grande Chambre a jusqu’à présent toujours commencé par rechercher si les faits devant faire l’objet d’une enquête relevaient de la juridiction de l’État en question au sens de l’article 1 de
la Convention et, dans l’affirmative,
si les faits étaient attribuables à l’État concerné (il s’agit là
d’une distinction importante sur laquelle la Cour a tout récemment insisté dans la décision sur la recevabilité
qu’elle a rendue en
l’affaire Ukraine c. Russie (Crimée) ([GC], nos 20958/14 et 38334/18, §§ 264, 266 et 368,
14 janvier 2021). En pareille
situation, la Cour n’a jamais
– pas explicitement en
tout cas – appliqué d’autres critères.
- Dans l’arrêt Al-Skeini et autres
c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07,
CEDH 2011), les requérants ne se plaignaient
d’aucune violation matérielle du droit à la vie consacré par
l’article 2 : ils
soutenaient uniquement
que l’État défendeur avait manqué à son obligation procédurale de conduire une enquête effective sur le décès de leurs proches en Irak. Pourtant, la Cour a commencé par se pencher sur
la question de savoir
si les décès en question étaient attribuables aux forces armées de l’État défendeur
(§§ 97-100), puis, en la joignant à l’examen au fond, sur la question de savoir si ces décès relevaient de la juridiction
de l’État défendeur
(§§ 130-150).
- De même, dans l’arrêt Jaloud c. Pays-Bas ([GC], no 47708/08,
CEDH 2014), le requérant ne se plaignait d’aucune violation du volet matériel
de l’article 2. Il alléguait
uniquement que l’enquête sur le décès de son fils, tué en Iraq par les forces armées de l’État défendeur, avait été inadéquate. Là encore, la Cour a d’abord cherché à déterminer si le décès relevait de la juridiction
de l’État en question
(§§ 137-153), puis s’il
était attribuable à cet État (§§ 154-155).
- Dans l’arrêt Güzelyurtlu et
autres (précité,
§ 190) la Cour a dit que bien que
l’obligation procédurale
découlant de l’article 2
n’entre en jeu en principe que
pour l’État contractant
sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres »
à l’espèce justifieront
de s’écarter de cette approche. Nous relevons toutefois que le critère des « circonstances propres » à l’espèce a initialement été « développé » dans un contexte différent, à savoir dans l’affaire Rantsev c. Chypre
et Russie (no 25965/04, §§ 243-244, CEDH 2010 (extraits)), et uniquement dans deux paragraphes très courts revêtant un caractère quasi‑déclaratoire. Plus important encore, l’établissement,
sur le fondement de « circonstances
propres » à l’espèce,
d’un lien juridictionnel de nature à déclencher l’application de
l’obligation procédurale
découlant de l’article 2
était, dans l’arrêt Güzelyurtlu,
clairement lié à une volonté d’éviter une lacune dans le système de protection des droits de l’homme sur le territoire de Chypre, lequel relève de l’espace juridique de la
Convention (Güzelyurtlu et autres, précité, § 195). En témoigne également le fait même que dans ces
deux affaires, les deux États (parties à la
Convention) concernés étaient
défendeurs à la requête
examinée par la Cour,
et que la question qui
se posait concernait,
de fait, la détermination
de leurs responsabilités
respectives. Dans ces deux affaires, les responsabilités de chaque État et l’obligation de coopérer découlaient non seulement de la Convention mais aussi
d’autres conventions multilatérales
(du Conseil de
l’Europe), à savoir, dans
l’arrêt Rantsev,
de la Convention du Conseil
de l’Europe sur la lutte contre
la traite des êtres humains (STCE no 197),
et, dans l’arrêt Güzelyurtlu, de la Convention européenne d’extradition (STE no 24) et de certains de ses protocoles, ainsi que de la Convention européenne d’entraide
judiciaire en matière pénale (STE no 182). Or, aucun de ces facteurs n’est présent dans la présente affaire, qui est en fait
bien plus comparable aux
affaires Al-Skeini et Jaloud, dans lesquelles la Cour n’a ni examiné la question de
« circonstances propres »
à l’espèce ni appliqué
d’autres critères similaires, et ce alors que toutes deux sont postérieures à l’arrêt Rantsev.
- En conséquence, nous craignons qu’en rompant ainsi tout lien avec une obligation matérielle sous-jacente découlant de l’article 2
de la Convention, la majorité ne soit en train d’étendre au-delà du point de rupture le caractère « détachable »
de l’obligation procédurale
d’enquêter. Bien sûr, la Cour
avait déjà admis que l’obligation procédurale peut être considérée comme une obligation distincte pouvant donner lieu à un constat d’« ingérence » distinct et
indépendant. Jusqu’à
ce jour, toutefois, elle ne l’avait fait que dans un nombre limité de cas très spécifiques.
- Le présent arrêt ne porte cependant
plus ni sur la question de la création d’une obligation procédurale de contrôler
« la légalité du recours à la force meurtrière
par les autorités de
l’État » (McCann et autres
c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série
A no 324), ni sur celle de l’« obligation
inhérente à l’article 2,
lequel exige notamment que le droit à la vie soit « protégé par la loi » »
(Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01,
§ 154, 9 avril 2009), ces deux questions présupposant que le (risque de) décès est survenu dans une zone relevant de la juridiction
territoriale de l’État contractant. Il ne porte pas non plus sur l’obligation
de coopérer dans le cadre d’une enquête menée par un autre État membre, pas plus qu’il ne concerne
l’obligation d’ouvrir
une enquête distincte imposée dans le but d’éviter un vide juridique dans l’« espace juridique de la
Convention » à un État sur le territoire duquel des suspects en fuite se sont réfugiés (Güzelyurtlu et
autres, précité, §
195).
- En fait, la majorité souligne « que l’établissement d’un
lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale que recèle l’article 2 ne signifie pas que l’acte matériel relève nécessairement de la compétence
de l’État contractant
ni qu’il soit attribuable à cet État » (paragraphe 143
de l’arrêt). Nous sommes d’accord avec ce constat. Néanmoins, là n’est pas la
vraie question :
c’est plutôt dans l’autre sens qu’il convient d’envisager les choses. Avec le présent arrêt, la Cour crée une obligation procédurale d’enquêter sur des décès qui sont survenus en dehors de
l’espace juridique de
la Convention, dont il est explicitement établi qu’ils ne sont pas « attribuables » à l’État
contractant en question,
qui ne font naître pour l’État
en question aucune obligation matérielle sous l’angle de l’article 2, et qui ne relèvent
même pas de sa juridiction. Voilà ce
qui nous préoccupe. Comment un État contractant peut-il être tenu responsable sous l’angle de l’article 2
de lacunes dans l’enquête menée par les autorités internes, si les faits devant faire l’objet d’une enquête ne peuvent pas lui être attribués et ne relèvent pas de la juridiction de la Cour aux fins
de l’article 1 de la Convention ?
- De plus, l’approche suivie par la majorité est
difficile à réconcilier avec
l’exigence procédurale
de mener une enquête
qui soit suffisamment
vaste pour permettre de déterminer
« si l’État a satisfait
ou non à l’obligation
de protéger la vie que
l’article 2 fait peser sur lui », (paragraphe 205
de l’arrêt). Sur quel fondement peut-on dire que cette obligation conventionnelle
de nature matérielle incombe à l’État en question quand les faits ne relèvent pas de sa « juridiction »,
soit parce qu’il n’exerce pas « un contrôle effectif de la
zone » en question, soit
parce qu’aucun de ses
agents n’y « exerce
son autorité et son contrôle » ? (Sur la question de
l’établissement d’un lien juridictionnel
découlant des faits eux-mêmes, voir le chapitre III
ci-dessous.)
- Par conséquent, nous ne parvenons pas à déterminer avec certitude les limites (à supposer qu’il y en ait) à l’obligation procédurale découlant de l’article 2
établies par le présent
arrêt en ce qui concerne l’acte
ou l’omission à
l’origine du décès. Si, en raison de l’existence
de « circonstances propres »
à l’espèce, il n’est pas
nécessaire qu’un lien juridictionnel
soit établi ou que l’acte
ou l’omission à
l’origine du décès soit attribuable à l’État concerné, une obligation
procédurale pourrait-elle
naître d’un décès causé par des milices associées (reconnues ou supposées) ou résultant des actes d’alliés non parties à
la Convention, comme les
États‑Unis d’Amérique
(nous notons en passant qu’en
l’espèce, évidemment, les bombes ont été larguées
par deux avions de
l’United States Air Force) ?
- Nous sommes également préoccupés par le fait que (et la manière dont) le constat de
la majorité qui consiste à dire que l’enquête dans son ensemble relevait
de la juridiction de l’Allemagne
a inévitablement pour effet
d’élargir encore la juridiction
de l’État concerné dans
des affaires de ce type. Après tout, en élargissant la portée de la
Convention pour que celle-ci couvre
« ce qu’ont fait ou n’ont pas
fait les militaires allemands qui ont enquêté en
Afghanistan » (paragraphe 144 de l’arrêt), la majorité a en l’espèce étendu les principes énoncés dans l’arrêt Güzelyurtlu afin qu’ils s’appliquent à des zones situées en dehors de l’espace
juridique de la Convention. Nous déduisons de la référence à Jaloud (précité) qu’elle y est parvenue en s’appuyant sur
le fait que les enquêteurs allemands relevaient du « contrôle d’un
agent de l’État » allemand. Cette conclusion ne
nous semble toutefois être étayée ni par l’arrêt Güzelyurtlu (précité), ni par l’arrêt Markovic et
autres c. Italie ([GC], no 1398/03,
CEDH 2006‑XIV) auquel la majorité renvoie
explicitement dans le paragraphe 136 de l’arrêt. L’arrêt Markovic et autres était après tout une affaire relevant
purement de l’article 6
dans laquelle les requérants se plaignaient de s’être vu refuser par les juridictions italiennes (ou plus précisément par des juridictions relevant de la compétence
territoriale de l’Italie) l’accès
à un tribunal. La
Cour a dit
qu’« [e]n raison de l’existence
d’une procédure civile devant
les juridictions nationales, l’État est tenu de par l’article 1
de la Convention de garantir dans le cadre de cette procédure le respect des droits protégés par l’article
6 » (Markovic et autres, précité, § 54), et uniquement
de ces droits. En outre, l’arrêt Markovic et
autres est antérieur
à l’arrêt Rantsev,
et il ne renvoie à aucun
moment à l’existence de « circonstances propres »
à l’espèce qui seraient
applicables dans le contexte de faits survenus hors de l’espace juridique de la Convention.
- En résumé, s’il est vrai qu’il est déjà arrivé à la Cour de « fractionner et adapter »
des droits découlant de la Convention (voir,
par exemple, Al‑Skeini et autres, précité, § 137, et Hirsi Jamaa et autres
c. Italie [GC], no 27765/09, § 74,
CEDH 2012), nous considérons que l’approche que la majorité a suivie pour adapter la notion de « juridiction » dans le cas d’espèce porte cette pratique au-delà de ce que nous sommes prêts à accepter.
(B)Sur les trois « circonstances propres » à l’espèce appliquées par la majorité
- Même en admettant qu’en principe, des « circonstances propres » à l’espèce puissent permettre d’établir un lien juridictionnel
et de mettre ainsi en
jeu l’obligation procédurale
découlant de l’article 2
relativement à des actes extraterritoriaux
commis en dehors de l’espace juridique
de la Convention, nous ne parvenons pas à comprendre en quoi les trois
« circonstances propres »
à l’espèce identifiées
et appliquées par la majorité
dans la présente
affaire seraient de nature à justifier
une extension encore plus large de la notion de
« juridiction » au
sens de l’article 1. Nous nous trouvons donc dans l’impossibilité de souscrire au raisonnement et à la conclusion de la majorité. Après tout, la sécurité
juridique commande, entre autres, que la mise en jeu des obligations nées de la
Convention soit raisonnablement
prévisible pour les États contractants comme pour les personnes agissant pour leur compte ou sous leur
autorité et leur contrôle.
- Le fait que l’Allemagne ait été tenue par le droit
international d’ouvrir une enquête
sur la frappe aérienne constitue
la première circonstance supposée
s’analyser en une « circonstance
propre » à l’espèce. Cette obligation repose largement sur le droit international coutumier,
et plus précisément sur la règle
158 de l’étude commentée
du Comité
international de la Croix-Rouge sur le droit
international humanitaire coutumier
(paragraphes 80-84 de l’arrêt). Comme les commentaires y relatifs le suggèrent, cette obligation, d’une part, est en grande partie la conséquence et le reflet des obligations et des pratiques nationales découlant du Statut de Rome de la Cour pénale internationale
(« le Statut de Rome », paragraphes 94-95 de l’arrêt),
et, d’autre part, englobe
non seulement une obligation
pour les États d’enquêter sur « les
crimes de guerre supposément commis par leurs ressortissants ou par leurs forces armées, ou sur leur territoire, et, le cas échéant, de poursuivre les suspects », mais aussi une obligation
d’« enquêter sur les
autres crimes de guerre relevant
de leur compétence et,
le cas échéant, [d’]en
poursuivre les suspects ». En ce qui concerne la
première obligation (laquelle
peut également devenir
pertinente relativement à la troisième
« circonstance propre »
à l’espèce), les obligations juridiques qui découlent du Statut de Rome sont bien entendu communes à l’écrasante majorité des États parties à la Convention, et il n’apparaît donc pas de manière claire en quoi pareille circonstance serait « propre »
à l’espèce. En ce qui
concerne l’obligation d’enquêter sur les crimes de guerre n’ayant
pas été commis par les forces armées de l’État concerné et
son élargissement à i) tous
les « ressortissants »
et à ii) tous les autres crimes de guerre relevant
de la juridiction de l’État
concerné, il y a de toute évidence
un risque de duplication
de (et éventuellement d’atteinte
à) la compétence universelle
à l’égard des crimes
de guerre envisagée (pour que
les auteurs de pareils crimes ne restent pas impunis), entre autres, par le Statut de Rome. La majorité
met encore l’accent
sur ce facteur lorsqu’elle
insiste explicitement, dans
le paragraphe 137 de l’arrêt,
sur la « gravité de l’infraction »
alléguée.
- Si l’acceptation par un État
d’une obligation d’enquêter
relevant du cadre des Nations unies crée un lien juridictionnel rendant la
Convention applicable, alors
toute obligation relevant du droit international humanitaire
pourrait avoir le même effet. Si cela n’était pas le cas, quels seraient les arguments juridiques à même de justifier pareille distinction, et quels seraient les critères applicables à cet égard ? La
liste des obligations internationales pouvant être mises en jeu est si
longue que nous craignons
qu’il ne devienne impossible de préserver la viabilité du concept de
« juridiction » ou,
à tout le moins, que l’application de ce concept ne devienne
aléatoire ou ne dépende de considérations juridiques peu claires.
- La deuxième
« circonstance propre »
à l’espèce retenue par
la majorité est le fait
que juridiquement, les autorités afghanes ne pouvaient ouvrir elles-mêmes une enquête pénale étant donné que l’Allemagne avait conservé sa compétence exclusive en vertu de l’accord de statut des forces de la FIAS. De toute évidence, l’immunité conférée par la disposition pertinente de l’accord
de statut des forces de la FIAS n’est pas
« propre » à l’espèce.
Il s’agit plutôt, comme la Cour l’admet dans le paragraphe 138 de l’arrêt
d’une « pratique normalement
suivie lorsque des États fournissent des contingents aux fins de missions militaires menées sous mandat des Nations unies » (ainsi que lorsque des États fournissent des troupes en vertu d’autres accords de statut des forces). En toute hypothèse, et
assurément lorsqu’il
est question d’actes ou omissions commis dans le cadre d’un conflit armé, une foule d’autres « raisons juridiques » – pouvant notamment découler du précepte de l’égalité des États – peuvent expliquer un défaut d’effectivité de l’enquête pénale menée par un État sur les auteurs d’actes ou omissions ayant entraîné un décès (ou des traitements contraires à l’article 3) –
ce qui peut avoir pour
effet de limiter la capacité à enquêter aux seuls cas où le suspect vient à nouveau à relever de la « juridiction »
de l’État dans lequel l’acte ou l’omission a été commis. En outre,
nous ne parvenons pas
à déterminer avec certitude comment le fait pour un État membre du Conseil de l’Europe (car seuls
ces États nous concernent) ayant fourni des troupes de ne pas exercer sa compétence pénale au niveau interne pourrait se traduire par un contexte d’« impunité ».
Après tout, pour des
crimes aussi graves que ceux dont il est question ici, l’État défendeur, comme l’écrasante majorité des États contractants, se trouverait soumis à la juridiction de la Cour pénale internationale
(« la CPI ») s’il n’engageait pas de poursuites « chez
lui » ; or, on imagine mal comment un accord bilatéral conclu entre la FIAS et l’Administration intérimaire
pourrait « éliminer »
pareil lien juridictionnel.
- La troisième « circonstance propre » à
l’espèce concerne le fait
que les autorités de poursuite allemandes aient été tenues en vertu du droit
interne d’ouvrir une enquête
pénale. Or, ainsi que l’arrêt le précise (paragraphe 140 de
l’arrêt), cette circonstance découle directement de la ratification par l’Allemagne du Statut de Rome. Il est donc
encore une fois probable qu’il
s’agisse d’une obligation à laquelle
l’immense majorité, voire la totalité, des États parties à la
Convention soient soumis
d’une manière ou d’une
autre. Quant aux États qui n’ont pas (encore) transposé pareille obligation d’engager des poursuites pénales dans leur droit interne, ceux-ci pourraient bien être dissuadés de le faire s’il s’agissait là du dernier
« chaînon manquant »
pour que soient réunies les « circonstances propres »
à l’espèce nécessaires pour faire
naître un lien juridictionnel
de nature à déclencher l’obligation
procédurale découlant
de l’article 2 de la Convention. Si
tel était l’effet produit, le risque serait alors aussi de saper (davantage) l’engagement des États parties auprès de la
CPI, conséquence hautement
indésirable à nos yeux.
- En toute hypothèse, il nous semble soit que les
trois « circonstances
propres » à l’espèce
dont la majorité estime
qu’elles doivent coexister pour que le volet procédural de l’article 2 entre en jeu
(paragraphe 142 de l’arrêt)
sont si fréquemment combinées dans la (grande) majorité des États parties à la Convention qu’elles
ne sont plus « propres »
à l’espèce et ne sont donc pas de nature à justifier qu’on établisse un « lien juridictionnel »
qui n’existerait pas autrement, soit, à tout le moins, que la majorité n’a pas expliqué (et ce n’est pas évident pour nous) en quoi, prises isolément ou combinées, les circonstances en question sont « propres » à l’espèce au point de justifier un nouvel élargissement de la juridiction extraterritoriale de la Cour.
III.Sur l’existence d’un lien juridictionnel fondé sur les actions militaires menées à l’étranger
- Étant donné que nous considérons que ni le simple fait qu’une enquête pénale sur le décès des fils du
requérant ait été ouverte au niveau interne, ni l’application de la démarche
consistant à fonder l’existence
d’un lien juridictionnel sur la présence de « circonstances
propres » à l’espèce,
ne permettent d’établir
l’existence d’un lien juridictionnel
de nature à mettre en jeu l’obligation
procédurale découlant
de l’article 2 de la Convention dans le contexte de la présente affaire, nous devons
rechercher si un tel
lien juridictionnel aurait
pu naître des opérations militaires menées en
Afghanistan.
- Les arrêts Al‑Skeini (précité, §§ 130-139), Jaloud (précité, § 139) et Géorgie
c. Russie (II) ([GC], no 38263/08, § 81, 21 janvier
2021) renferment un résumé
des principes que la Cour applique concernant la question de l’exercice par l’État concerné
de sa juridiction (au sens de l’article 1 de
la Convention) en dehors du territoire
d’États contractants. Ils font référence en particulier aux « circonstances exceptionnelles »
que sont l’exercice par un agent de l’État
de son « autorité et [de] son contrôle » et le « contrôle
effectif sur la zone » en question par l’État.
- La majorité n’ayant pas procédé à un examen de cette question, nous nous contenterons de suivre scrupuleusement la jurisprudence de la Cour et les principes correspondants. L’application de ces
principes au cas d’espèce nous conduit à
la conclusion que les opérations militaires menées en
Afghanistan n’ont pas,
elles non plus, créé
un lien juridictionnel de nature à déclencher l’obligation procédurale découlant de l’article 2.
- Premièrement, en ce
qui concerne la notion de contrôle
spatial (« contrôle
effectif sur une zone »), il nous semble évident que l’Allemagne n’avait pas le contrôle effectif de la région de Kunduz et de la zone de largage
des bombes. Après tout, les pièces du dossier montrent bien qu’en septembre 2009,
la zone était le théâtre
d’hostilités actives,
et que les insurgés étaient presque aussi nombreux que les soldats de la FIAS, lesquels subissaient de lourdes pertes à chaque fois qu’ils devaient affronter des insurgés.
- Deuxièmement, en ce
qui concerne la notion de contrôle
« personnel » (« autorité et contrôle d’un
agent de l’État »), nous relevons que ni la FIAS, ni les troupes allemandes n’assumaient des prérogatives de puissance publique dans la région de Kunduz ou en
Afghanistan de manière générale.
La FIAS avait expressément
pour mission principale de prêter assistance au gouvernement civil afghan dans la mise en place
de forces de sécurité afghanes. Ces forces de sécurité étaient présentes dans la région de Kunduz en particulier, et elles avaient pour mission d’assurer
la protection des
troupes allemandes, comme
lorsqu’elles ont protégé l’unité de reconnaissance allemande chargée
d’inspecter le site après
la frappe aérienne.
- L’Allemagne n’exerçait par ailleurs aucun contrôle, au sens de la jurisprudence de
la Cour, sur les fils du requérant.
Ainsi que la Cour l’a dit dans l’arrêt Banković et autres
c. Belgique et autres ((déc.) [GC], no 52207/99, § 75, CEDH 2001‑XII) et confirmé tout récemment dans l’affaire Géorgie
c. Russie (II) (arrêt précité, § 124), une frappe aérienne
extraterritoriale est un acte instantané, et elle ne peut donc faire naître un lien juridictionnel
entre les personnes l’ayant subie et l’État défendeur étant donné que l’article 1 de la Convention ne s’accommode pas d’une « conception causale » de la notion
de juridiction. La frappe aérienne
dont il était question
en l’espèce était elle
aussi une mesure qui avait été prise dans le cadre d’hostilités dans une zone de combat actif ; il ne s’agissait
pas d’un recours à la
force utilisé pour asseoir
une autorité et un contrôle
sur les personnes (comparer, a contrario, avec Jaloud, précité,
§ 152).
- Étant donné que nous sommes parvenus à la conclusion
que le décès des fils du
requérant ne relevait pas de la « juridiction »
de l’Allemagne, il est inutile selon nous de rechercher si
la frappe aérienne était
attribuable à l’Allemagne
et si, de ce fait, elle relevait
de la compétence ratione personae de
la Cour.
IV.Conclusion
- Pour les motifs énoncés ci-dessus, nous parvenons à la conclusion que les circonstances
de l’espèce ne sont pas de nature à faire naître un lien juridictionnel
aux fins de l’article 1 de la Convention et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation
procédurale d’enquêter
découlant de l’article 2,
que ce soit à raison de l’enquête interne
et des « circonstances
propres » à l’espèce,
ou à raison de la
frappe aérienne elle-même.
C’est pourquoi nous avons
voté contre un constat de recevabilité de
la requête.
- Néanmoins, sur le fond, nous sommes d’accord avec les principes généraux pertinents que la Cour a énoncés dans l’arrêt et avec la manière dont elle les a appliqués en l’espèce.
[1] Les équipes de reconstruction
provinciale étaient de petites équipes composées de personnel militaire et civil, déployées dans les provinces afghanes
pour assurer la sécurité des activités d’aide
et contribuer aux tâches d’assistance humanitaire ou de reconstruction dans des zones de conflit ou des régions
marquées par un niveau d’insécurité élevé
(https://www.nato.int/docu/review/2007/issue3/french/art2.html).
[2] J.-M. Henckaerts et L.
Doswald-Beck, Droit
international humanitaire coutumier,
vol. I : Règles, traduit
de l’anglais par D. Leveillé,
Genève CICR et Bruxelles Bruylant
2006.
[3] N. Melzer, « Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités en droit international humanitaire », Genève CICR, 2009.
[4] Articles 49 et 50 de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés
et des malades dans les forces
armées en campagne (Convention I, 12 août 1949, « la première Convention de Genève »), articles 50
et 51 de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des
malades et des naufragés des forces
armées sur mer
(Convention II, 12 août 1949,
« la deuxième Convention de Genève »), articles 129 et 130 de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (Convention III, 12 août 1949, « la troisième
Convention de Genève »), articles 146 et 147 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles
en temps de guerre (Convention IV, 12 août 1949, « la quatrième
Convention de Genève »), articles 85 et 86 du premier
Protocole additionnel.
[5] CICR, Commentaire
sur la première Convention de Genève :
Convention (I) pour l’amélioration de la condition des blessés
et des malades dans les forces
armées sur le terrain,
2e éd., Genève, 2016,
sur l’article 1 commun
aux quatre Conventions de Genève de 1949 (paragraphes 125‑126,
133‑137 et 143‑149).
[6] Y. Sandoz et al., Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, CICR,
Martinus Nijhoff
Publishers, Genève, 1986, sur l’article 87
du premier Protocole additionnel (paragraphes 3549‑3563).