Cour européenne des droits de l’homme
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE CASARIN c. ITALIE
(Requête no 4893/13)
ARRÊT
Art. 1 P1 • Respect
de biens • Ingérence disproportionnée à la suite de l’action des
autorités visant le remboursement de sommes versées par erreur • Marge d’appréciation plus étroite lorsque l’erreur est imputable uniquement aux autorités étatiques • Principe de
« bonne gouvernance »
• Erreur d’appréciation émanant de l’employeur en qui la salariée pouvait raisonnablement avoir confiance • Requérante ayant eu à supporter l’erreur de l’administration
STRASBOURG
11 février 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Casarin c. Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente
Krzysztof Wojtyczek,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de
section,
la requête
(no 4893/13) dirigée contre la République italienne et
dont une ressortissante de cet
État, Mme Amelia
Casarin (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la
Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention ») le 24 décembre
2012 ;
la décision de
porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 1 du Protocole
no1 à la Convention, seul et combiné
avec l’article 14 de la
Convention, et de déclarer la requête
irrecevable pour le surplus ;
les observations des parties ;
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 janvier 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête
porte sur une ingérence dans
le patrimoine de la requérante,
à la suite de l’action des autorités
visant à l’obtention du remboursement d’une partie des sommes
versées à titre de garantie salariale à l’intéressée.
2. La requérante
est née en 1950 et réside à
Turin. Elle a été représentée
par Me M. Lanzilli, avocate à Turin.
3. Le Gouvernement a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora,
et son ancien coagent, Mme P.
Accardo.
- LA
PROCÉDURE DE MOBILITÉ
4. D’octobre
1973 à août 1998, la requérante
travailla comme enseignante au sein de l’Éducation nationale, étant rattachée, quant à ses statut et échelon
professionnels, à l’organigramme
de l’administration centrale de l’État.
5. En 1998, le ministère
de l’Éducation nationale,
en accord avec le ministère de la Fonction publique et l’Institut national de sécurité
sociale (INPS), ouvrit une procédure
de mobilité interservices (procedura
intercompartimentale di mobilità) à la suite de la disponibilité
de l’INPS, l’entité administrative
chargée de la gestion du système de retraite
obligatoire et des autres services de sécurité
sociale, à intégrer environ
mille cinq cents enseignants
en surnombre.
6. La procédure
de mobilité fut réglementée par l’ordonnance du ministère de l’Éducation nationale no 217
de 1998, la circulaire du même ministère no135 de 1998 et
la convention collective nationale
décentralisée (contratto collettivo nazionale
decentrato) du 11 mars
1998. En particulier, l’ordonnance
ministérielle établissait que chaque candidat
retenu serait « encadré dans les fonctions
de grade VIIe - INPS, conservant
l’ancienneté acquise précédemment et le traitement salarial dont il bénéfici[ait] à la date du départ, si [celui-ci était] plus favorable ».
7. Dans ce contexte, la requérante formula,
en fournissant les informations pertinentes requises, une demande de mobilité, qui fut acceptée, et elle fut transférée à l’INPS. De septembre
1998 à février 2004, elle put conserver
son salaire d’origine, se voyant
accorder à cet effet le bénéfice d’une allocation compensatrice dite « de
garantie salariale ad personam »
(assegno ad personam ; ci-après
« l’allocation compensatrice »), dont le montant était égal
à la différence entre le salaire qu’elle percevait au sein
de l’Éducation nationale au moment de son départ et celui prévu dans
sa nouvelle fonction auprès
de l’INPS. À partir du mois
de mars 2004, elle perdit le
bénéfice du chèque de garantie salariale.
8. En octobre
2004, la requérante se vit diagnostiquer une grave maladie
invalidante. En avril 2005, une commission
d’invalidité civile (commissione per
l’accertamento dell’invalidità civile) délivra en
sa faveur un avis d’inaptitude totale et permanente au
travail, ouvrant le droit à la retraite anticipée pour l’intéressée.
Celle-ci partit à la retraite
le 30 décembre 2005.
9. À une date non précisée, la requérante introduisit un recours devant le tribunal de Pinerolo afin de contester la décision de l’INPS d’interrompre les versements opérés au titre
de l’allocation compensatrice. Le 24 juillet 2007, le tribunal rejeta sa demande (jugement no 501/2007), estimant
que le système national ne prévoyait pas le droit au maintien
du bénéfice de l’allocation reconnue aux enseignants dans le cadre de la procédure de mobilité interservices lorsque ces derniers jouissaient
d’une augmentation salariale. Le juge
national conclut que la requérante n’avait donc pas droit
au maintien du bénéfice et que le principe de résorption (principio del riassorbimento ;
voir la partie « Le
cadre juridique et la pratique internes pertinents » ci-dessous) était
ainsi applicable en l’espèce.
10. La requérante
ne fit pas appel de cette décision.
- LA
PROCÉDURE CIVILE CONTRE LA DÉCISION DE RÉPÉTITION DE L’INDU DE L’INSTITUT
NATIONAL DE SÉCURITÉ SOCIALE (INPS)
11. Le 13 mai 2008, la direction
centrale « Développement
et gestion des ressources humaines » de
l’INPS adressa une lettre à la requérante
l’informant de sa décision
de répéter les sommes versées à titre de garantie salariale pour
la période allant de septembre 1998 à février 2004, en
se fondant sur la jurisprudence développée
entre-temps par la Cour de cassation en la matière (arrêts nos 8543/2006, 9567/2006, 8693/2006, 55/2007). Selon l’INPS, la requérante avait été prévenue
de cette éventualité par un
courrier électronique envoyé en février 2004, ce que l’intéressée contesta ultérieurement.
12. Dans sa
lettre, l’INPS indiquait que
« (...) Par la suite, la Cour de cassation, adoptant la même interprétation (...), a reconnu les raisons
invoquées par l’Administration dans
des affaires similaires concernant des salariés issus de l’Éducation nationale ayant pris part à la procédure de mobilité (...) ; l’Administration,
par conséquent, doit recouvrer à titre de précaution les sommes déjà déterminées
et versées, sur le fondement
des principes jurisprudentiels fixés par la Cour suprême. »
13. L’INPS invitait ainsi la requérante à procéder au remboursement volontaire de la somme réclamée dans un délai de trente jours, faute de quoi il engagerait une action en répétition
de l’indu (azione di ripetizione dell’indebito).
14. Selon
l’INPS, la somme contestée
s’élevait à 14 727,45 euros (EUR),
résultant de la différence entre les montants
perçus au titre de l’allocation
compensatrice et la somme qui aurait dû être versée
à la requérante une fois appliquée
la résorption.
15. Le 9 juin
2008, la requérante adressa
une lettre à l’INPS par laquelle
elle contesta la légitimité de la demande
de cette instance et invita
cette dernière à surseoir à l’exécution de sa décision. Le 17 juin 2008,
l’INPS confirma sa décision
et indiqua que sa mise à exécution aurait lieu en juillet 2008.
16. Le 18 septembre
2008, la requérante introduisit
une demande de conciliation
auprès de la direction
provinciale du travail compétente.
17. En l’absence
d’une convocation de la commission
de conciliation, le 14 janvier
2009, la requérante saisit
le tribunal de première instance
de Pinerolo d’une demande d’annulation
de l’action de l’INPS.
18. Par un jugement
du 27 avril 2009, le tribunal fit droit
à la demande de la requérante
(jugement no 10004/09). Tout en rappelant la jurisprudence de la Cour de cassation sur l’applicabilité du principe de résorption aux allocations compensatrices, il jugea illégitime l’action en répétition
intentée par l’INPS. D’après
le tribunal, les modalités de versement des sommes contestées
ne pouvaient qu’avoir créé, dans le chef de la requérante, une « confiance légitime »
(legittimo affidamento) quant au caractère dû
des versements. Le tribunal releva aussi que, pour fonder son action
en répétition de l’indu,
l’INPS avait fait référence à un courrier électronique envoyé en 2004 à la requérante, mais jamais produit en audience. Enfin, il considéra que la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation ne pouvait pas avoir une incidence
sur les droits acquis, compte tenu en particulier de la « bonne foi » de la requérante.
19. L’INPS fit appel de ce jugement devant la cour d’appel de Turin. Le 20 juillet 2010, la cour d’appel infirma la décision rendue en première instance.
20. Elle jugea que, en matière d’action en répétition de l’indu de sommes versées à titre de salaire par l’administration, une fois prouvée
l’absence de fondement légal du versement,
la répétition ne pouvait pas être exclue
en raison de la « confiance légitime »
et de la « bonne foi » du
salarié. En outre, la cour d’appel affirma
que la requérante ne pouvait pas se prévaloir de droits acquis sur les sommes reçues à titre de garantie salariale, compte tenu de l’évolution jurisprudentielle en la
matière, laquelle avait eu un impact sur la base légale du droit
revendiqué par celle‑ci.
21. Par une ordonnance
du 26 juin 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi intenté par la requérante, rejeta celui-ci en se fondant sur
les mêmes principes susmentionnés et condamna également l’intéressée à verser la somme de 2 030 EUR à titre
de frais et dépens de la procédure engagées par l’INPS.
Par une lettre du 19 juillet
2012, l’INPS réclama le versement
de cette somme à la requérante.
Cette dernière lui répondit que, compte
tenu de sa situation financière,
qu’elle qualifiait de précaire (sa seule source de revenus étant sa pension mensuelle, d’un montant de 1 200 EUR), elle allait
procéder aux versements de ladite somme par
tranches mensuelles de 500 EUR.
22. Le 12 septembre
2012, l’INPS demanda à la requérante le versement de la somme due au titre de l’action en répétition, établie à
13 288,39 EUR après actualisation,
dans un délai de trente jours. Le 30 octobre 2012,
la requérante informa l’INPS qu’elle
n’était pas en mesure de verser l’intégralité de la somme demandée. Elle offrit ainsi de rembourser sa dette
par mensualités de 200 EUR, ce que
l’INPS accepta. La requérante
indiqua aussi que les versements
étaient effectués sous réserve de répétition (riserva di ripetizione).
LE CADRE
JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
- LA PROCÉDURE DE
MOBILITÉ
23. L’article 202 du décret du président
de la République no3 du 10 janvier
1957 (intitulé « Texte unique des dispositions
relatives au statut des fonctionnaires
de l’État »), qui régit,
dans le cadre des changements de fonction, le maintien du traitement (trattamento)
économique du salarié, est ainsi libellé :
« Dans le cas d’un changement de fonction auprès de la même administration ou d’une administration différente, l’employé touchant un salaire supérieur à celui prévu dans la nouvelle fonction se voit attribuer une allocation personnelle, (...) [d’un montant]
égal à la différence entre le salaire déjà perçu et le nouveau salaire, à moins qu’elle ne soit compensée par des augmentations ultérieures liées à la progression de carrière. »
24. L’article 3, alinéa 57, de la loi no 537
de 1993 (loi de finances
1994), prévoit ce qui suit :
« Lors du changement de fonction, au sens
de l’article 202 du décret du président
de la République no 3 de 1957, et d’autres dispositions légales similaires, au personnel ayant un traitement ou un salaire supérieur à celui à percevoir dans la nouvelle fonction, il est
reconnu une « allocation
compensatrice de garantie salariale ad personam »,
incluse dans le calcul de
la cotisation pour le régime
de la retraite, qui ne peut
pas être soumise à résorption ou réévaluée, [d’un montant] égal à la différence entre le salaire ou le traitement
[perçu] au moment du transfert et celui dû dans la nouvelle fonction. »
25. L’article
34 du décret législatif no 29 de 1993 réglemente
les cas de transfert d’activités, indiquant que les salariés
ont droit au maintien de leur traitement juridique d’origine, en application
de l’article 2112 du code civil.
26. La circulaire
ministérielle no 218 du
6 mai 1998, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, est libellée comme suit en ses
parties pertinentes en l’espèce :
« L’ordonnance
ci-jointe [l’ordonnance
no 217 de 1998, ci-après], soumise
aux contrôles prescrits et rédigée selon les critères
contenus dans la C.C.D.N.
[la convention collective nationale
décentralisée] conclue le
20 avril 1998, réglemente
la présentation de la demande
de transfert aux fonctions
de grade VII – INPS, par le personnel enseignant (...). »
27. L’ordonnance du ministère de l’Éducation nationale no 217 du 6 mai 1998 réglemente la procédure de mobilité interservices entre ledit ministère et l’INPS. Ses dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
« Article 2
Le personnel intéressé par un transfert vers
l’INPS doit présenter, dans un délai de 30 jours à
partir de la date de publication
de la présente ordonnance,
une demande sur papier libre au
rectorat de l’académie de
la province à laquelle il est rattaché.
(...)
Article 4
Dans la demande, chaque candidat (...) doit indiquer :
a) l’appartenance
aux catégories d’enseignants en surnombre ;
b) l’ancienneté
de service globale acquise ;
(...)
d) les diplômes obtenus.
(...)
Article 6
6.1 (...) le recteur
de l’académie identifie,
sur la base du classement,
l’enseignant bénéficiaire du contrat à conclure
avec l’INPS (...).
6.2 L’enseignant
est encadré dans les fonctions de grade VIIe - INPS, conservant l’ancienneté acquise précédemment et le traitement salarial dont il bénéfici[ait] à la date du
départ, si [celui-ci était] plus favorable, en plus des traitements accessoires prévus pour le personnel de l’INPS.
(...)
7. (...) La présente
ordonnance sera soumise aux contrôles prévus
par la loi »
28. La convention collective
nationale décentralisée du 11 mars 1998 relative aux critères applicables
aux procédures de mobilité volontaire interservices du personnel de l’Éducation nationale prévoit ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 2. Le ministère de l’Éducation nationale, en accord avec l’administration
ou l’entité publique concernée, activera les procédures
pour permettre la mobilité du personnel (...).
4. La décision
portant ouverture des procédures (de mobilité) sera diffusée adéquatement et indiquera :
- le nombre de
postes à pourvoir et les lieux d’affectation ;
- les fonctions à remplir ;
(...)
- le cadre juridique et économique au moment du transfert et le cadre législatif du secteur de référence ;
(...)
6. Le présent accord a valeur jusqu’à nouvelle détermination des procédures de mobilité interservices par les dispositions législatives ou par les normes découlant
de la négociation collective. »
29. L’article 2 du décret législatif
no 80 du 31 mars 1998
est ainsi libellé :
« 3. (...) La détermination du traitement économique
[du personnel public] ne peut se faire que
par le biais de conventions collectives
ou, aux conditions
fixées, par le biais de contrats individuels. Les dispositions des lois, règlements
ou actes administratifs qui accordent des augmentations de salaire non prévues dans les contrats
cessent d’être effectives à compter de la date
d’entrée en vigueur du renouvellement du contrat concerné. La rémunération
la plus favorable octroyée
est soumise à résorption de
la manière et selon les mesures prévues
par les conventions collectives
(...) »
30. Le Conseil d’État, siégeant en assemblée plénière (décision no8 du 16 mars 1992), a jugé que le bénéfice du maintien du
traitement salarial plus favorable sans résorption, en cas de transfert au sein d’une autre administration, tel que prévu à l’article
202 du décret du président de la République
no 3 de 1957 et à l’article 12 du décret du
président de la République no 1079 de 1970, ne peut s’appliquer au personnel d’entités publiques dotées d’une personnalité juridique distincte de celle de l’administration centrale de l’État.
31. Dans son arrêt no 8543/06 (déposé le 8 janvier 2007, et suivi, entre autres, par les arrêts no 8690/06, no 8693/2006, no 9567/2006,
no 9569/2006, no 55/2007, no 18129/14 et no 17125/15), la Cour de cassation a jugé que :
« (...) la jurisprudence
administrative a exclu que le principe contenu à l’article 202 du D.P.R. [décret du président
de la République] no 3 de 1957 puisse être considéré comme ayant une portée générale, c’est-à-dire comme étant applicable
à tous les transferts de salariés du secteur
public, interprétant ladite
disposition dans le sens qu’elle s’applique uniquement dans le cas de transferts au sein de la même administration centrale de l’État,
en l’excluant pour les
transferts au sein des organismes publics non étatiques (...). La Cour [de cassation] partage cette interprétation,
estimant que la norme citée vise à éviter
une régression (regresso) du
traitement économique
global en cas de transfert du
personnel ;
mais l’on peut parler de régression uniquement en comparant des fonctions
ou grades similaires, rattachés à une organisation bureaucratique unitaire (...).
(...) l’ordonnance
ministérielle no 217/98 ne prévoit rien à propos de la résorption du chèque de garantie salariale reconnu aux enseignants à l’occasion de la procédure de mobilité (...). Cette remarque permet de replacer le présent cas dans le sillage
du principe général de la résorption des allocations compensatrices
(assegni ad personam) [en l’absence
de dispositions dérogatoires
prévoyant de manière explicite l’exclusion, pour l’allocation, de la résorption] ;
(...) le traitement économique
reconnu avant le transfert des intéressés est soumis à l’applicabilité du principe de résorption, lorsque les enseignants
bénéficient d’une augmentation
salariale ou d’un avancement
de carrière suivant le
transfert. »
- L’ACTION EN
RÉPÉTITION DE L’INDU
32. L’article 2033 du code civil régit l’action en répétition de l’indu lorsque le paiement a eu lieu sans cause (indebito
oggettivo). Il est ainsi libellé :
« Toute personne ayant effectué un paiement indu est en droit de répéter ce qu’elle a payé. Elle a également droit aux fruits
et intérêts à compter du jour du paiement,
si la personne qui l’a reçu était de mauvaise
foi, ou, si celle-ci était de bonne foi, à compter du jour de la demande. »
33. Si la jurisprudence
majoritaire a toujours interprété le principe de la répétition
de l’indu dans le sens que la « bonne foi » du bénéficiaire
ne permet pas d’exclure la récupération de la
somme versée sans titre (voir, parmi beaucoup,
Cour de cassation,
no 8338 de 2010, Conseil d’État
no 2699 de 2006), le Conseil d’État, par ses arrêts
nos 5314 et 5315 de 2014 (voir aussi Conseil d’État no 2118 du 13/04/2012,
no 3773 de 2007 et no 6291 du 15/10/2003) a
estimé que l’existence cumulative d’autres conditions peut constituer une exception à l’application généralisée du principe de répétition de l’indu. En particulier, il a affirmé que :
« (...) ce recouvrement
est un devoir et constitue
un exercice, conformément à
l’article 2033 du code civil italien, d’un droit subjectif réel sur le contenu du capital auquel il ne peut être renoncé,
puisqu’il est lié à la réalisation des finalités d’intérêt public auxquelles les montants indûment versés sont institutionnellement
affectés, alors que les situations de confiance légitime et de
« bonne foi » des
bénéficiaires ne seraient pertinentes que pour déterminer les modalités du recouvrement
à effectuer, afin de ne pas atteindre de manière excessivement dispendieuse les besoins vitaux du salarié (voir,
parmi beaucoup d’autres, Conseil d’État, section III, 9 juin 2014, no 2903, et les précédents jurisprudentiels précités).
En fait, les principes jurisprudentiels
susmentionnés, même s’ils semblent acceptables
en termes abstraits, ne peuvent être appliqués
automatiquement, de manière
générale et indifférenciée
à tout cas concret de paiement indu par l’administration publique à ses employés, car il est
nécessaire d’avoir égard aux aspects juridiques
et factuels des cas individuels portés devant les
tribunaux, en tenant compte de la nature des montants dont le remboursement
est demandé, des causes de l’erreur qui a conduit au paiement des
sommes contestées, du temps écoulé
entre la date du paiement et la date d’émission de
l’ordre de recouvrement, du montant des
sommes payées par rapport aux finalités concernées,
etc. »
34. La requérante
allègue que la condamnation à rembourser à
l’INPS la somme de 13 288,39 EUR, versée à titre de garantie salariale, a emporté violation de l’article 1 du Protocole
no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect
de ses biens. Nul ne peut être
privé de sa propriété que
pour cause d’utilité publique
et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au
droit que possèdent les États
de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer
l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts
ou d’autres contributions ou des amendes. »
- Objet de la requête
35. En ce qui concerne l’objet du présent
grief, la Cour indique d’emblée que celui-ci ne porte pas sur l’application du principe de résorption à l’allocation
compensatrice reconnue à la requérante
mais sur les effets de
l’action en répétition des sommes versées par l’INPS de 1998
à 2004.
- Sur la recevabilité
36. La Cour
constate que le gouvernement
défendeur ne soulève aucune exception préliminaire portant sur la recevabilité de la requête. Néanmoins, la Cour, en rappelant qu’elle peut soulever d’office, entre autres, une question relative à sa compétence ratione
materiae, estime
nécessaire d’examiner l’applicabilité
de l’article 1 du Protocole no1 de sa propre initiative (Romeva c. Macédoine du Nord, no 32141/10, § 37, 12 décembre 2019, Tănase
c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010, et Blečić c. Croatie [GC],
no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III).
37. En particulier,
renvoyant aux principes énoncés dans l’affaire Čakarević
c. Croatie (no 48921/13, §§ 50-53, 26 avril
2018 ; voir aussi Romeva, précité, §§
38-39), la Cour relève que la question de savoir si la présente requête entre dans
le champ d’application de
l’article précité doit être analysée
à la lumière du fait que la requérante a bénéficié, de septembre 1998 à février 2004, du versement mensuel d’une allocation compensatrice sur le fondement
des dispositions réglementant la mobilité interservices entre le ministère de l’Éducation nationale et l’INPS (paragraphes 26-28 ci‑dessus).
38. La Cour
note que l’INPS a régulièrement
procédé audit versement, en
faveur de la requérante,
pendant la période indiquée.
Elle note aussi que, par après, à la suite de plusieurs arrêts de la Cour de cassation rendus à partir de 2006
(paragraphe 31 ci-dessus)
établissant que l’allocation compensatrice était soumise à la règle générale de la résorption,
c’est-à-dire assujettie à la réduction
de son montant au fur et mesure que
le salaire de base augmentait,
l’administration a entamé
une action en répétition de la
somme qu’elle estimait
constituer un versement indu. Si le tribunal de première instance a reconnu la prééminence de l’intérêt de la requérante et a rejeté l’action
de l’INPS (paragraphe 18 ci-dessus), la cour d’appel (paragraphe 20 ci-dessus), décision confirmée par la Cour de cassation, a fait droit à la demande de l’administration.
Partant, la Cour considère que la question qui se pose dans la présente affaire est celle de savoir
si, dans ces circonstances particulières, la requérante peut être réputée avoir
eu une « espérance
légitime », au sens autonome de la Convention, de pouvoir
conserver les sommes déjà perçues
à titre de garantie
salariale.
39. La Cour
observe d’emblée que le droit de la requérante à percevoir l’allocation en question résultait de l’appréciation de l’INPS, principale instance
du système public italien chargée d’organiser le service lié aux prestations
de sécurité sociale. Cette entité, en appliquant les dispositions susmentionnées, a procédé sans discontinuité au versement de l’allocation
compensatrice pendant environ six
ans. Il y a d’ailleurs lieu de relever que, d’après les documents
présentés par le gouvernement
défendeur, l’INPS a effectué
les versements sans aucune mention quant à leur nature provisoire (riserva di ripetizione dell’indebito) (Čakarević, précité, § 59).
40. La Cour observe également que, de son côté, la requérante a pu constater que l’administration
l’avait admise au bénéfice de l’allocation compensatrice et considérer
à juste titre que cette décision
et son exécution étaient fondées (ibidem, § 56). Par ailleurs,
il convient de noter que le gouvernement défendeur ne met pas en doute la « bonne foi » de la requérante ni ne
soutient que celle-ci a contribué de quelque manière que soit à provoquer
la situation contestée : l’intéressée
a présenté sa demande de mobilité dans le respect des dispositions
applicables et a perçu le versement de l’allocation en disposant d’information de nature à la convaincre
de son droit au bénéfice de la garantie salariale
(Romeva, précité, §
43, et Čakarević, précité, §§ 59-60).
41. L’intéressée
ne pouvait donc pas raisonnablement se douter, au moins
jusqu’au mois de février 2004 (paragraphe 11 in
fine ci-dessus), date d’envoi
du courriel contesté, que son droit au bénéfice
de la garantie salariale avait
été accordé par erreur. Elle était fondée à estimer, en s’appuyant sur les dispositions applicables à son
transfert (paragraphes 23‑24 ci-dessus) que la décision de lui verser les sommes litigieuses
ne perdrait pas sa validité. En outre, le temps écoulé a pu faire naître
chez la requérante la conviction de la stabilité de cette partie de ses revenus (Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 22, 13 décembre 2007).
42. En conclusion,
tous les éléments évoqués permettent à la Cour de conclure que, compte
tenu des circonstances de l’affaire dans leur globalité, la requérante peut être considérée comme titulaire d’un intérêt patrimonial suffisamment reconnu et important pour constituer un
« bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole
no 1, lequel est donc applicable quant au grief examiné
(Béláné Nagy c. Hongrie [GC],
no 53080/13, § 94, 13 décembre 2016, Romeva, précité,
§§ 44 et 45, Čakarević, précité, § 65, et Moskal
c. Pologne, no 10373/05, §§ 44-46, 15 septembre 2009).
43. En outre,
constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article
35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif
d’irrecevabilité, la Cour
le déclare recevable.
- Sur le fond
- Observations des parties
44. La requérante
conteste non pas la légitimité
du principe de résorption des augmentations de salaire à partir de 2004, mais plutôt
l’obligation de remboursement
des sommes que l’INPS lui avait déjà versées, qu’elle
considère comme faisant partie intégrante de son patrimoine.
45. Elle soutient
s’être vu verser les montants litigieux
sans mention d’une « réserve de répétition »
et sans information quant à leur
caractère provisoire, en application d’un cadre normatif déterminé, en l’occurrence la réglementation applicable à la procédure de mobilité (paragraphes 23-24 et 26-28 ci-dessus). Selon elle, ce cadre a fait naître
en elle une expectative légitime
et raisonnable quant au caractère définitif
des versements, d’autant plus que l’INPS a réclamé la restitution des sommes en cause près de dix ans après le début de leur versement, en s’appuyant sur la jurisprudence de
la Cour de cassation qui s’était entre‑temps affirmée à partir de 2006 (paragraphe 31 ci-dessus).
46. La requérante
estime que l’action de l’administration s’est fondée sur
une nouvelle interprétation des
dispositions applicables,
non prévisible, ce qui serait
contraire aux principes de la Cour.
47. La requérante
met aussi en avant sa situation économique et
son état de santé, arguant que l’obligation
de remboursement a eu un
impact décisif sur sa retraite,
d’un montant égal à
1 200 EUR environ, duquel
il faudrait déduire les dépenses de santé exposées par elle pour un traitement de chimiothérapie pour
un lymphome. Elle indique également que, en se basant sur sa situation patrimoniale préexistante
à la survenue du litige avec l’administration,
elle avait contracté un prêt immobilier pour financer l’achat de son habitation, escomptant alors être en mesure
de rembourser la somme empruntée grâce à ses revenus. Elle précise verser actuellement 350 EUR par mois
en remboursement de ce prêt.
48. La requérante
soutient ensuite ne pas avoir reçu
le courrier électronique que l’INPS lui a envoyé en 2004
pour l’informer d’un réexamen
à venir de sa situation salariale (paragraphe 11 ci-dessus). Elle affirme qu’à la période à laquelle ledit courriel aurait été envoyé, elle était déjà malade
et souvent absente du bureau. Elle plaide que le Gouvernement n’a jamais fourni la preuve de la réception de ce message et considère que, pour une communication de cette importance, l’INPS aurait dû utiliser
un système de réception sécurisé, en l’occurrence l’envoi par lettre recommandée avec accusé de réception. En tous cas, elle soutient avoir été informée
tardivement par cette communication de 2004 du caractère prétendument erronée des versements
en question.
49. Le Gouvernement,
en s’appuyant sur la jurisprudence
interne pour justifier l’action en répétition des sommes litigieuses, soutient que celle-ci est
conforme à l’article 1 du Protocole no 1. Il indique que la requérante a pu conserver son salaire de départ, à l’instar des autres enseignants
transférés, grâce au versement de l’allocation compensatrice. Il ajoute
que, par la suite, au fur et à mesure de ses augmentations de salaire au sein
de l’INPS, elle aurait dû voir l’allocation soumise au principe de résorption, afin d’éviter de se retrouver « privilégiée » en permanence, quant à son traitement salarial, par rapport aux autres salariés
de l’INPS.
50. Le Gouvernement
expose ensuite que, malgré les
déclarations de la requérante
à ce sujet, aucun changement de jurisprudence n’est
intervenu en matière de résorption. En particulier, selon lui, la jurisprudence administrative majoritaire a toujours exclu une application généralisée du traitement privilégie
dont la requérante se prévaut
(paragraphe 30 ci‑dessus).
Les dispositions invoquées par celle-ci seraient uniquement applicables aux transferts à l’intérieur de l’administration centrale de l’État.
Cette même orientation serait suivie par la jurisprudence majoritaire des juges du travail
(paragraphe 31 ci-dessus).
Ainsi, contrairement aux dires de la requérante, il n’y aurait eu aucun
revirement de jurisprudence.
51. Le Gouvernement
indique encore que la
situation de la requérante et des
autres enseignants en surnombre, auxquels avait été offerte la possibilité d’un transfert à l’INPS, est semblable à celle des requérants de l’affaire Torri et autres c. Italie ((déc.),
nos 11838/07 et 12302/07, 24 janvier 2012), déclarée irrecevable par la Cour.
52. Enfin, le Gouvernement affirme que le courrier électronique litigieux a bien été expédié
à la requérante le 27 février
2004, l’informant de la possibilité
d’une action en recouvrement des
éventuelles sommes indues, versées pour la période 1998-2004. Selon lui, ce courriel faisait état de nombreuses affaires en cours et indiquait que les éventuels
paiements indus feraient ultérieurement l’objet d’un recouvrement, après consolidation de la jurisprudence interne.
- Appréciation de
la Cour
53. Eu égard
aux principes généraux applicables en la matière auxquels elle renvoie (Romeva, précité, §§ 55-59
et 62-73, Čakarević, précité, §§ 73‑89, Moskal,
précité, §§ 50-52, et Grobelny
c. Pologne, no 60477/12, §§ 55-62, 5 mars 2020) et compte tenu de ses conclusions
relatives à l’applicabilité
de l’article 1 du Protocole no1 à la présente affaire
(paragraphe 42 ci-dessus),
la Cour estime que la mesure litigieuse
a constitué une ingérence dans le droit de la requérante au respect
de ses biens. Il s’ensuit que, pour être compatible avec la norme générale énoncée à la première phrase de
l’article 1 susmentionné, ladite ingérence doit remplir trois
conditions : elle doit
avoir été effectuée « dans les conditions prévues par la loi »,
« pour cause d’utilité publique »
et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits
de la requérante et les intérêts de la communauté (Beyeler c. Italie [GC],
no 33202/96, §§ 108-114, CEDH 2000‑I, et Béláné
Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§
112-115, 13 décembre 2016).
a) Sur la légalité
de l’ingérence
54. En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour observe que
l’action en répétition de l’indu
a été validée par un arrêt de la cour d’appel de Turin, confirmé en cassation, sur le fondement des dispositions internes pertinentes en la matière et de la jurisprudence du Conseil d’État
et de la Cour de cassation
(paragraphes 30-31 ci-dessus).
La mesure litigieuse était donc « prévue par la loi », comme exigé par l’article 1 du Protocole
no1 à la Convention.
b) Sur le but légitime de l’ingérence
55. Venant
ensuite à la question du but légitime,
en l’absence d’observations
formulées sur ce point par les
parties, la Cour se limite à relever
que les juridictions
internes ont rappelé les principes
généraux propres à la notion de répétition de l’indu. Elle considère ainsi que l’ingérence
répondait à un but légitime puisqu’il est dans l’intérêt public que les biens
reçus sur un fondement inexistant ou ayant
cessé d’exister soient restitués à l’État (Čakarević, précité, § 76).
c) Sur la proportionnalité
de l’ingérence
56. Il reste à procéder à l’examen de la dernière condition prévue par l’article 1 du Protocole no1 :
la Cour doit ainsi rechercher si l’ingérence en question a rompu le juste équilibre qui doit exister entre les
exigences de l’intérêt
public général, d’une part, et celles
de la protection du droit de l’individu au respect de ses
biens, d’autre part (Romeva, precité, § 57). Le
juste équilibre sera ainsi détruit si
la personne concernée supporte une charge spéciale et excessive (Béláné Nagy, précité,
§ 115).
57. Tout d’abord, en ce qui concerne la « marge d’appréciation »
de l’État, la Cour rappelle que le transfert de la requérante a eu lieu dans le cadre
d’une procédure plus complexe
de réorganisation de l’administration
publique. En effet, la procédure de mobilité a été lancée dans
le but de réintégrer un nombre considérable de fonctionnaires de l’Éducation nationale qui se trouvaient en sureffectif (paragraphe 5 ci-dessus). Dans ce contexte, les intéressés
se sont vu reconnaître le bénéfice d’une allocation
compensatrice, dont la fonction était
d’éviter que le transfert
de ces salariés en transit de leur administration d’origine vers un autre organisme étatique, en l’occurrence l’INPS,
pût avoir un impact sur leurs salaires. Ladite allocation semblait répondre, par sa finalité, au principe interdisant la reformatio
in peius du traitement économique des salariés du
secteur public, en vue de favoriser la mobilité du personnel concerné et éviter que des
considérations d’ordre économique pussent entraver le mouvement des salariés.
58. La Cour
observe que la mise en
place de procédures de mobilité
et la prévision de mesures
de garantie salariale telles
que l’allocation
compensatrice font entrer en jeu des
considérations liées aux politiques économiques et sociales qui relèvent en principe de l’ample marge d’appréciation accordée aux États
dans ce domaine (voir, parmi beaucoup
d’autres, Béláné Nagy, précité,
§ 113, et Valkov et autres c. Bulgarie,
nos 2033/04 et 8 autres, § 91, 25 octobre 2011). Toutefois, cette marge peut
être plus étroite lorsque, dans des
cas tels que celui de l’espèce où des
sommes sont versées par erreur à la partie intéressée, l’erreur est imputable uniquement aux autorités étatiques (Čakarević, précité,
§ 78, et Moskal, précité,
§ 73).
59. Revenant aux circonstances de la cause, et notamment au comportement
de la requérante, la Cour rappelle avoir déjà constaté que
rien dans la présente affaire ne permet de considérer celle-ci comme responsable de l’évaluation incorrecte de son dossier et donc
du versement de l’allocation compensatrice de garantie
salariale (paragraphe 40 ci-dessus). L’intéressée s’est limitée à participer à l’appel à la mobilité et à fournir les informations
pertinentes requises (paragraphe 7 ci-dessus).
Il ressort en l’espèce que, à la différence de ce qui a été observé dans
d’autres situations où l’erreur découlait d’une omission du bénéficiaire
(B. c. Royaume‑Uni, no 36571/06, § 39, 14
février 2012), l’erreur
d’appréciation a été
commise par l’INPS, cette instance
ayant appliqué les dispositions relatives à la procédure de mobilité interservices concernant la requérante selon une interprétation par la
suite sanctionnée comme erronée par les juridictions internes (Romeva, précité, § 68,
et Čakarević, précité, §§ 79 et 80). Pendant la période
des versements, les circonstances de l’espèce sont apparues
à l’INPS comme univoques et
l’ont conduit à considérer comme justifié le paiement intégral de l’allocation compensatrice.
60. En outre,
la Cour estime, au regard du
degré de confiance que la requérante pouvait avoir en l’exactitude de la décision de
l’INPS, que la nature de l’employeur
revêt une certaine importance dans l’examen global de la proportionnalité
de l’ingérence (Čakarević,
précité, § 80). En effet,
la confiance légitime d’un salarié peut raisonnablement
trouver un appui différent selon les caractéristiques de l’employeur et donc de l’autorité avec laquelle
ce dernier interprète et fait
application de normes plus ou moins complexes.
61. Dans
le cas d’espèce, il y a lieu d’observer
que l’employeur de la requérante, l’INPS, est l’organisme
chargé de la gestion du système de retraite
obligatoire et des autres services de sécurité
sociale prévus au niveau interne. Il résulte par ailleurs que l’INPS a été impliqué dans
l’activation de la procédure
de mobilité, à tout le moins dans les
premières phases de celle-ci (paragraphe 28 ci-dessus). La décision de procéder au versement
de l’allocation compensatrice provient
donc d’un employeur public
à l’issue d’un processus administratif. Cela signifie que, du point de vue de la requérante, l’application des dispositions pertinentes en la matière pouvait être raisonnablement perçue comme exacte
et fondée sur des actes administratifs.
62. À cet
égard, la Cour rappelle le principe selon lequel, si une décision administrative peut faire l’objet
d’une révocation pour l’avenir
(ex nunc), l’expectative qu’elle
ne soit pas remise en cause
rétroactivement (ex tunc)
doit généralement être reconnue comme
légitime, à moins qu’il n’existe de sérieuses raisons contraires fondées sur l’intérêt général ou de tiers (Čakarević,
précité, §§ 56 et 80, avec
la jurisprudence qui y est citée).
63. La Cour
note en l’occurrence que le
gouvernement défendeur
conteste la thèse de la partie
requérante, affirmant qu’il n’y aurait
eu aucune incertitude quant à l’interprétation des dispositions internes régissant la procédure de mobilité et l’application du principe de résorption à l’allocation compensatrice (paragraphes 46-50 ci-dessus).
64. À ce titre,
le Gouvernement cite un arrêt de l’assemblée plénière du Conseil
d’État de 1992 (paragraphe 30 ci‑dessus) selon lequel
le bénéfice du maintien sans résorption du traitement salarial
plus favorable, en cas de
transfert au sein d’une autre administration, ne peut s’appliquer au personnel d’entités publiques dotées d’une personnalité distincte de l’administration
centrale de l’État.
65. La Cour
constate à cet égard que cette interprétation
établie n’a pas été suivie par l’INPS, cette instance ayant versé la même somme à la requérante
pendant des années. Il convient de noter que l’ordonnance ministérielle no 217 du 6
mai 1998 n’indiquait pas, au moins de manière
explicite, si le principe de résorption était applicable ou pas à la mobilité
intéressant la requérante, ses dispositions se limitant à prévoir une allocation compensatrice pour tous
les salariés de l’Éducation nationale transférés. Par la suite, c’est la Cour
de cassation qui est intervenue
dans ce domaine, à partir de 2006, en affirmant que la règle générale
de la résorption s’appliquait
également aux transferts au sein de l’INPS.
66. La Cour
relève ainsi qu’une incertitude persistait quant à l’applicabilité du principe de résorption, à tel point que l’INPS a versé les sommes compensatoires
à l’intéressée sans mention
d’une réserve de répétition
(riserva di ripetizione), et l’absence d’une telle mention (paragraphe 45 ci-dessus)
ne saurait aboutir à remettre en question la confiance légitime de la requérante.
67. De plus, la Cour note, comme déjà indiqué plus haut, que les
versements se sont succédé pendant une période très longue, à savoir près de six ans.
Il ne s’agit donc pas d’une erreur ponctuelle et à caractère isolé, ni d’une simple erreur de calcul que la requérante aurait pu relever,
éventuellement en ayant recours à un expert. Celle-ci a pu raisonnablement considérer que lesdits versements
étaient stables et destinés à être définitifs.
68. Aussi,
la Cour rappelle que le principe de « bonne gouvernance » exige que, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les autorités publiques agissent en temps utile, de manière appropriée et avec la plus grande cohérence (Beyeler, précité, §
120, Romeva, précité,
§ 58, et Moskal, précité,
§ 51).
69. En l’occurrence,
elle note que l’INPS, après
avoir attendu la consolidation de la jurisprudence
interne, a procédé à l’action en répétition
seulement en 2008 – soit environ dix ans après le premier versement, six ans si l’on considère le moment où les autorités
se sont aperçues de l’éventuelle existence d’une erreur de versement (paragraphe 52 ci‑dessus, in
fine).
70. Un autre
élément que la Cour tient à souligner
concerne le fait que l’allocation compensatrice est prévue
par le droit interne comme
un élément de garantie
salariale, calculée donc
sur le montant du salaire de l’ancienne fonction et versée en rapport avec l’activité ordinaire du salarié.
Il ne s’agit pas d’une allocation versée en relation à une activité accessoire
de travail fournie par le salarié (comme par exemple dans le cas d’indemnités liées aux heures
supplémentaires), ayant ainsi un caractère sporadique, ce qui pourrait
éventuellement justifier, compte tenu de son caractère ponctuel et isolé, une erreur de la part des autorités quant
au montant à reconnaître aux intéressés.
71. Enfin,
la Cour constate que, même si le versement
de l’allocation découle entièrement d’une erreur de
l’INPS, c’est la requérante qui a été
condamnée à restituer à cette instance la totalité des sommes
versées en excès, sans tenir compte des
circonstances entourant
l’affaire (paragraphe 33 ci-dessus). Aucune responsabilité de l’État ou d’une autre entité étatique, qui a pourtant engendré la situation,
n’a été établie et, qui
plus est, la charge de cette
erreur a pesé entièrement sur la seule requérante (voir Čakarević, précité,
§ 86, et Lelas c. Croatie,
no 55555/08, § 77, 20 mai 2010, et, a
contrario, Moskal, précité, § 70).
72. La Cour
reconnaît que la requérante a obtenu l’accord de l’INPS pour un échelonnement
du remboursement. Elle rappelle toutefois que la somme demandée représente une partie
significative des revenus
de l’intéressée, compte tenu de la situation économique
de cette dernière : au moment de la condamnation au remboursement de la somme litigieuse,
la pension de retraite de
la requérante s’élevait à
1 200 EUR. À l’époque, l’intéressée avait déjà commencé
un traitement de chimiothérapie,
qui, selon ses allégations, non contredites par
le Gouvernement, a eu un
impact significatif sur ses
revenus (paragraphe 47 ci-dessus).
73. Ainsi, la Cour observe que les
juridictions internes, en statuant sur l’action en répétition,
n’ont pris en compte ni la situation économique
ni les conditions de santé de la requérante (Čakarević, précité,
§ 89).
74. À la lumière des considérations qui précèdent (paragraphes 59-73 ci‑dessus), la Cour rappelle notamment que : a) le versement d’une allocation doit être effectué à la suite d’une demande introduite par le bénéficiaire agissant de bonne foi (Čakarević, précité, § 82, Moskal,
précité, § 68) ou, en l’absence d’une telle demande, par les autorités procédant de manière spontanée ; b) le versement en question doit être effectué
par une entité publique, administration centrale de l’État
ou autre entité publique, sur la base
d’une décision prise à l’issue d’un processus administratif et présumée exacte (Romeva, précité, § 68, Čakarević,
précité, § 80) ; c) il doit
être fondé sur une disposition légale, réglementaire ou contractuelle, dont l’application
doit être perçue par le bénéficiaire comme étant la
« source » du versement
(ibidem, § 83), et identifiable aussi dans son montant ; d) le versement manifestement dépourvu de titre ou reposant
sur de simples erreurs de calcul est exclu ; de telles erreurs peuvent être relevées
par le bénéficiaire, éventuellement
en ayant recours à un expert ; e) il doit être effectué pendant une période suffisamment longue pour faire naître la conviction raisonnable de son caractère définitif et stable (ibidem, § 85, Moskal,
précité, § 69) ; l’allocation
versée ne doit pas être en rapport avec une activité professionnelle ponctuelle et
« isolée » mais doit
être liée à l’activité ordinaire ; f) enfin, le versement en question ne doit pas avoir été
effectué avec mention d’une réserve de répétition.
Ainsi, la Cour juge que, au
vu des circonstances particulières de l’espèce, l’ingérence subie par la requérante a été disproportionnée dès lors que, seule,
celle-ci a dû supporter la charge de l’erreur commise par l’administration.
75. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole
no 1 à la Convention.
- SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE
NO1 À LA CONVENTION
76. La
requérante se plaint également des effets
discriminatoires qui auraient
découlé de l’application des dispositions relatives aux procédures
de mobilité et auraient généré une distinction entre, d’une part, les salariés transférés entre des administrations
centrales de l’État et ceux transférés au sein d’une autre
administration publique, d’autre part. Elle y voit une différence de traitement injustifiée et contraire à l’article 14 de la Convention combiné
avec l’article 1 du Protocole no1. Aux termes de la première de ces dispositions :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la
langue, la religion, les
opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine
nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance
ou toute autre situation. »
77. Le Gouvernement
conteste cette thèse.
78. La Cour
constate que ce grief est étroitement lié à celui tiré de l’article 1 du Protocole
no1 et elle le déclare recevable.
79. Compte
tenu du constat
de violation de l’article 1
du Protocole no1 à la
Convention auquel elle a abouti
(paragraphe 75 ci-dessus),
la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si, en l’espèce, il y a eu violation
de l’article 14 de la Convention (Beyeler, précité, § 126).
- SUR L’APPLICATION DE
L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
80. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il
y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il
y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
81. La requérante
demande 15 318,39 euros
(EUR) au titre du dommage matériel
qu’elle estime avoir subi, ainsi
que 5 000 EUR, ou tout
autre montant que la Cour jugerait
approprié de lui octroyer, au titre du
dommage moral dont elle dit
avoir souffert.
82. Le Gouvernement
s’oppose à ses prétentions,
qu’il considère comme mal fondées. Selon lui, faire droit à ces demandes
aboutirait à un enrichissement
sans cause de l’intéressée.
83. La Cour
note que la somme réclamée au titre
du dommage matériel allégué inclut en premier lieu la dette
de la requérante, d’un montant
de 13 288,39 EUR, relative à l’action en répétition
de l’indu.
84. La Cour
constate que le remboursement
de cette somme a été effectué par prélèvements automatiques mensuels de 200 EUR
sur la pension de retraite
de la requérante. Or, selon
les dernières informations fournies à la Cour, lors de la présentation des demandes de la partie requérante sur la satisfaction équitable, en février 2016 le
plan de remboursement faisait
état d’une dette résiduelle
de 8 288,96 EUR, 5 000 EUR ayant déjà été versés
à l’INPS.
85. La Cour
relève que les parties n’ont pas indiqué que
le prélèvement automatique avait été suspendu
pour une quelconque raison.
Dès lors, elle estime plausible que le montant de 13 288,39
EUR ait été entièrement remboursé à l’administration. Ainsi, pour autant que cette
somme a été versée dans son intégralité à l’INPS, la
Cour octroie à la requérante, pour cette partie de la demande, 13 288
EUR à titre de dommage matériel.
86. La Cour
note ensuite que la somme réclamée au titre du
dommage matériel allégué inclut en deuxième lieu le paiement des frais
de procédure engagés par
l’INPS auxquels la requérante
a été condamnée, dont la Cour de cassation a fixé le montant à 2 030 EUR
(paragraphe 21 ci-dessus).
Dans sa demande de satisfaction équitable, la requérante a sollicité le remboursement de 1 000 EUR, en s’appuyant sur des justificatifs prouvant le paiement de la moitié de la somme due, puis, après avoir versé
la deuxième moitié de cette somme (1 030 EUR), elle a présenté
à la Cour les justificatifs nécessaires et l’a invitée
à en tenir compte dans le calcul du dommage matériel.
87. La Cour
constate que la requérante avait déjà fourni,
dans sa demande de satisfaction équitable, la preuve de l’obligation légale de rembourser la totalité des frais
de procédure engagés par
l’INPS, à savoir l’ordonnance
de la Cour de cassation la condamnant au versement
de la somme de 2 030 EUR (voir aussi la lettre de l’INPS réclamant ladite somme) (paragraphe 21 ci-dessus).
Elle relève aussi que la requérante a présenté les justificatifs
prouvant les versements réalisés effectivement et de manière
progressive, suivant une démarche
de transparence.
88. Partant,
compte tenu du lien de causalité directe entre la violation constatée et la condamnation à rembourser les frais de procédure
de la partie adverse, la Cour juge raisonnable
d’accorder également à la requérante 2 030 EUR à titre
de dommage matériel.
89. En conclusion,
la Cour accord à la requérante 15 318 EUR à titre
de dommage matériel. Toutefois, la requérante ne saurait tirer de l’arrêt de la Cour un droit à une double réparation ou à un enrichissement sans cause
(Molla Sali c. Grèce (satisfaction
équitable) [GC], no 20452/14, § 46,
18 juin 2020). Par conséquent,
dans l’hypothèse où le remboursement de la somme versée au titre de l’action en répétition ne serait pas encore achevé à la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, la requérante devra
rembourser à l’État défendeur le surplus de la somme octroyée
par la Cour.
90. Quant
au préjudice moral allégué, en rappelant que la requérante se remet à l’appréciation de la Cour et compte tenu des principes
qui se dégagent de sa jurisprudence
en la matière, elle juge opportun d’allouer à la requérante la somme de 8 000 EUR
pour dommage moral.
- Frais et dépens
91. La requérante
réclame 2 265,98 EUR au titre
des frais et dépens engagés devant les juridictions
nationales, ainsi que 500 EUR pour la traduction des documents relatifs
à la procédure interne, et elle s’en remet à la sagesse de la Cour quant aux
frais engagés aux fins de la procédure devant celle-ci.
92. Le Gouvernement
estime la demande mal fondée.
93. Selon
la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable
de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents
dont elle dispose et des critères
susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 2 500 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette
somme par l’intéressée à titre
d’impôt, pour frais et dépens.
- Intérêts moratoires
94. La Cour
juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À
L’UNANIMITÉ,
- Déclare la requête recevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
- Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné
avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
- Dit,
a) que l’État défendeur
doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, les sommes
suivantes :
- 15 318 EUR (quinze mille trois cent dix-huit euros), selon les conditions indiquées au paragraphe 89 ci-dessus, pour dommage matériel,
- 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout
montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
- 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 février 2021, en
application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Renata Degener Ksenija Turković
Greffière adjointe Présidente