European Court of Human Rights
AFFAIRE X ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 22457/16)
ARRÊT
Art 3 (volet procédural) • Enquête effective • Absence de recours à toutes les mesures d’enquête
et de coopération internationale
raisonnables dans le cadre de l’examen d’allégations d’abus sexuels dans un orphelinat formulées par des enfants après leur adoption à l’étranger • Obligation procédurale à interpréter à la lumière des instruments internationaux, et spécifiquement de la « Convention de Lanzarote » du Conseil de l’Europe • Autorités bulgares n’ayant pas procuré
aux parents étrangers des requérants
les informations et l’assistance nécessaires, les privant ainsi de la possibilité d’une participation active ou d’un recours pendant une longue période
après la conclusion des investigations • Entretiens avec d’autres enfants de l’orphelinat effectués dans un format non adapté à leur âge
et à leur maturité et sans enregistrement audiovisuel • Défaut d’évaluation de la nécessité de demander une audition des requérants
• Défaut d’enquête sur des allégations d’abus commis par et sur d’autres
enfants ayant depuis quitté l’orphelinat • Omission de la possibilité d’un recours proportionné à des mesures d’enquête
discrètes • Autorités cherchant à établir le caractère fictif des allégations des requérants au lieu d’éclaircir
l’ensemble des faits pertinents
Art 3 (volet matériel) • Obligations positives • Constat de l’existence d’un cadre législatif et réglementaire approprié permettant à l’État d’honorer l’obligation positive qui lui incombait
de protéger contre les abus sexuels
les enfants vulnérables
vivant en institution, en l’absence d’éléments suffisants prouvant le contraire • Absence d’éléments prouvant que le personnel ou les
autorités avaient connaissance des abus allégués, qui auraient pu faire
naître une obligation de prendre des mesures
préventives concrètes
STRASBOURG
2 février 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire X et autres
c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en
une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Yonko Grozev,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Georgios A. Serghides,
Marko Bošnjak,
Tim Eicke,
Péter Paczolay,
María Elósegui,
Raffaele Sabato, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 janvier 2020 et le 9 septembre
2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette dernière
date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire
se trouve une requête (no 22457/16) dirigée contre la République de Bulgarie
et dont cinq ressortissants
italiens ont saisi la Cour le 16 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée puis
le président de la Grande Chambre ont
accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »)).
2. Les
requérants ont été représentés par Me F. Mauceri,
avocat exerçant à Catane.
Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme R.
Nikolova, du ministère de la Justice.
3. Les
cinq requérants initiaux, un couple et leurs enfants mineurs, dénonçaient sous l’angle des articles
3, 6, 8 et 13 de la Convention les abus sexuels dont auraient été victimes
les trois enfants alors qu’ils résidaient
dans un orphelinat en Bulgarie, ainsi qu’une absence d’enquête effective à cet égard.
4. La requête fut attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1
du règlement). Le 5 septembre 2016, les griefs relatifs aux allégations d’abus sur la personne des trois requérants
mineurs et à l’absence d’enquête effective à cet égard furent
communiqués au Gouvernement. En application de
l’article 54 § 3 du règlement, la présidente de la section déclara irrecevables les griefs formulés par les parents en leur nom propre.
Par conséquent, à partir de cette
date, la requête n’a concerné que
les griefs des trois enfants, qui seuls seront désignés
comme « requérants »
dans le présent arrêt.
5. Par un arrêt
rendu le 17 janvier
2019, une chambre de la cinquième
section composée de
Angelika Nußberger, présidente, Yonko Grozev, André Potocki, Síofra O’Leary, Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer et Lәtif Hüseynov, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section, déclara le restant de la requête recevable et conclut, à l’unanimité, à la non‑violation des articles
3 et 8 de la Convention.
6. Le 12 avril
2019, les requérants sollicitèrent le renvoi de
l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article
43 de la Convention. Le 24 juin 2019, le collège de la Grande Chambre fit droit à cette demande.
7. La composition
de la Grande Chambre a été arrêtée
conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant
les requérants que le Gouvernement ont déposé des
observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Le gouvernement italien, informé de son droit d’intervenir
dans la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 §§ 1 et 4 du règlement), n’a pas exprimé le souhait de s’en prévaloir.
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 janvier
2020 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesR. Nikolova,
I. Stancheva-Chinovaagents,
I. Sotirova, conseillère
juridique,
ministère de la Justice, conseillère ;
– pour les
requérants
MeF. Mauceri, avocat,conseil,
MmesR. Galante,
P.S. Bach, psychologues,
centre de thérapie relationnelle,conseillères.
La Cour a entendu Me Mauceri, Mme Nikolova et Mme Stancheva-Chinova en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses
aux questions posées par les juges. Mme Galante et Mme Bach ont également répondu à des questions des
juges.
10. Les
requérants forment une
fratrie composée d’un garçon
et de deux filles et sont nés en Bulgarie.
X (« le premier requérant ») est né en
2000, Y (« la deuxième requérante »)
est née en 2002 et Z (« la troisième
requérante ») est née
en 2003. Abandonnés par leur
mère, ils furent d’abord placés dans des
institutions pour enfants en bas âge,
puis dans un foyer pour
enfants privés de soins parentaux
situé dans un village de la région de Veliko Tarnovo (« l’orphelinat »).
11. En 2010, ils furent inscrits
sur la liste des enfants adoptables
par adoption plénière, puis
par adoption internationale. En 2011, un couple d’Italiens se porta candidat à leur adoption par l’intermédiaire d’une association spécialisée, Amici dei Bambini (« AiBi »), basée à Milan. Les futurs parents
adoptifs, qui travaillaient
tous les deux dans une coopérative
spécialisée dans l’assistance psychiatrique et
sociale, avaient alors entre quarante-cinq et cinquante ans. Ils se rendirent en Bulgarie au mois
de janvier 2012 et y rencontrèrent
à plusieurs reprises les requérants, qu’ils finirent par adopter.
12. Après
le prononcé de l’adoption, en juin
2012, les requérants vinrent vivre en Italie. Ils étaient alors
âgés respectivement de douze, dix et neuf ans.
13. Un premier rapport de suivi de l’adoption, rédigé par l’association AiBi le
27 septembre 2012, indiquait
que l’intégration des enfants dans la famille se passait bien, abstraction faite de quelques épisodes d’agressivité de la
petite Z envers sa mère, qu’il lui était arrivé de mordre. Les trois enfants avaient fait leur
rentrée à l’école et seul X, le plus âgé, rencontrait des difficultés scolaires.
14. Le 30 septembre 2012, après une
dispute avec son frère, la troisième requérante se plaignit de l’attitude de celui-ci, l’accusant d’attouchements sexuels à son égard. Alertés par cette plainte et par les révélations que leur firent
les trois enfants à ce
moment-là, les parents adoptifs prirent contact avec l’association AiBi. Une rencontre avec une psychologue et une pédagogue de l’association eut lieu le 2 octobre
2012. Un rapport fut rédigé
à cette occasion (voir le paragraphe 53 ci-dessous
concernant la transmission d’un exemplaire
de ce document aux autorités bulgares). Par la
suite, les parents des requérants, qui soutenaient que le rapport en
cause avait été falsifié, portèrent plainte. L’issue donnée à cette plainte pénale n’a pas été précisée
mais une note rédigée par la police
révèle que les signatures figurant sur le
rapport ne correspondaient pas
aux échantillons de
signature fournis par les personnes désignées comme étant les
auteurs de ce document et que des paragraphes
avaient été rajoutés. Il ressort de ce rapport
que les enfants avaient appris à leurs parents qu’ils
avaient eu, entre eux, certaines
pratiques de nature sexuelle,
dont les parents n’avaient cependant pas été témoins.
Ces derniers, extrêmement bouleversés et catastrophés par ces révélations, envisagèrent d’éloigner le premier requérant, qu’ils estimaient responsable de la situation. La psychologue
leur conseilla plutôt de chercher une aide psychologique. Après quelques hésitations, les parents y acquiescèrent, mais le père exprima le souhait que cela se passât en dehors de leur ville de
résidence, afin de protéger leur vie privée. Les trois enfants, reçus dans un premier temps seuls par la pédagogue, racontèrent qu’ils avaient fait une « bêtise » en
se livrant à un jeu « auquel
il ne fallait pas jouer », mais auquel jouaient tous les
enfants de l’orphelinat. Ils
dirent avoir peur que le premier requérant ne fût renvoyé en Bulgarie.
15. Après
avoir pris des renseignements au sujet de spécialistes
aptes à intervenir dans une
telle situation, les parents firent examiner les enfants par deux psychologues spécialistes des cas d’abus sur mineurs qui exerçaient dans un centre de thérapie relationnelle (« CTR ») situé
dans une ville éloignée de
plus de cent kilomètres de leur
domicile. Des entretiens eurent lieu entre les
psychologues, les parents et les enfants en octobre et en novembre 2012, puis
un suivi régulier des enfants fut mis en place.
16. Un premier rapport concernant
les requérants, intitulé « Notes psychologiques »,
fut rédigé par les psychologues le 31 octobre 2012. Ce rapport ne reproduit
pas in extenso les questions posées
et les propos des requérants, mais se présente comme un compte rendu incluant
également les commentaires des psychologues (pour un exposé plus
détaillé de ces premiers entretiens avec les psychologues, voir le procès-verbal établi par la police, résumé aux paragraphes 23 et
suivants ci-dessous). Il en ressort
que les psychologues
s’entretinrent avec les parents, puis
avec les enfants, les 11 et 18 octobre 2012. Les entretiens avec les requérants,
qualifiés de « séances
thérapeutiques », se déroulèrent
selon les méthodes préconisées pour les enfants victimes d’abus (paragraphe 22 ci-dessous)
et furent filmés.
17. Selon
ce rapport, les parents indiquèrent que pendant les trois premiers mois, jusqu’à l’incident du 30 septembre, ils n’avaient eu aucun
souci avec les enfants, si ce n’est avec la
petite Z, qui, selon eux, fermait la porte à clé lorsqu’elle était dans la salle de bain et mordait sa mère.
18. Le rapport précise que le premier requérant, qui fut reçu après eux,
éprouvait des difficultés à s’exprimer en italien et demanda que son père adoptif assistât
à l’entretien. Celui-ci aida l’enfant à expliquer ce qu’il voulait dire.
19. D’après le
rapport, le premier requérant relata que l’un des garçons
de l’orphelinat, D., se livrait
la nuit à des attouchements sur certains des plus petits pendant que les autres devaient
regarder, assis en cercle, comme dans
une sorte de rituel. Dans les passages du
récit du premier requérant cités littéralement, celui-ci décrivait les actes
en cause avec peu de mots ; il disait par exemple : « [D.] faisait
lécher le derrière et les pieds et puis
tapait », « il faisait
pipi dans la bouche et puis derrière ». Le premier requérant indiquait qu’il avait signalé
ces faits à la directrice de l’orphelinat, qu’il appelait E. (sur la confusion concernant ce prénom, voir le paragraphe 32 ci-dessous), et que
celle-ci lui avait assuré qu’elle appellerait la police si cela se reproduisait.
Il admettait qu’il avait eu des
jeux à caractère sexuel avec ses sœurs,
même après leur arrivée en Italie :
« j’ai fait pipi dans la bouche de Z et j’ai léché le derrière,
puis Y m’a dit de
toucher là où elle fait pipi, puis elle à moi, et j’ai mis
le doigt dans son derrière ». Il répéta à plusieurs reprises « c’est de ma faute ». Il ajouta qu’il avait regardé
sa sœur, la deuxième requérante, « faire le sexe » avec un garçon de l’orphelinat.
20. Le rapport relate que les deuxième
et troisième requérantes furent entendues ensemble. À la question de la psychologue concernant d’éventuels problèmes à la maison, Y répondit
« X m’a touché le derrière puis
à Z, et a fait pipi dans la
bouche ».
21. En ce qui concerne la deuxième requérante, le rapport mentionne ce qui suit :
« Y semble avoir vécu tout cela comme un jeu et
n’a pas donné de connotation négative aux évènements : « j’ai vu M. et B. faire le sexe et je l’ai fait avec [mon frère] ». Le rapport précise
qu’en revanche, les deux sœurs apparaissaient
inquiètes pour leur frère, qui avait été victime de violences à plusieurs
reprises : « plus de coups pour X, pas
beaucoup pour moi ».
Le rapport ne dit pas qui aurait été l’auteur
de ces coups. Il indique que la troisième requérante est intervenue un peu plus tard dans
la discussion pour évoquer
une autre situation, dans laquelle les enfants de l’orphelinat auraient été emmenés dans
une « discothèque », où
ils auraient dansé et dans laquelle
des hommes seraient ensuite venus et auraient « joué » avec eux dans des
chambres. La troisième requérante aurait été la seule à se débattre : « j’ai crié fort et je lui ai donné des coups ».
22. Le rapport relate que
pendant les entretiens, les requérants se servirent des poupées
anatomiques que les psychologues leur avaient présentées
pour mimer les scènes qu’ils décrivaient.
Les psychologues conclurent que les enfants savaient faire la différence entre l’imaginaire et la réalité et entre le mensonge et la vérité, qu’ils livraient des récits apparemment
crédibles et non façonnés
par des influences extérieures, et qu’ils étaient structurés dans l’espace et le temps. Le rapport précise que, les enfants considérant ce type de comportement comme normal, ou à tout le moins acceptable, les psychologues recommandèrent une psychothérapie
associée à une aide éducative pour les parents.
- Le procès-verbal des entretiens avec les psychologues dressé par la police à
partir des enregistrements
vidéo
23. Ces premiers entretiens des requérants avec les psychologues firent également l’objet d’un procès-verbal, dressé le 25 mars 2013 par la police judiciaire près le parquet pour mineurs de
R. à partir des enregistrements
vidéo effectués par les psychologues (paragraphe 81 ci-dessous). Ce procès‑verbal
apparaît plus détaillé que le rapport des psychologues daté du 31 octobre 2012.
24. Il ressort
de ce procès-verbal que le père des requérants
assista à l’entretien réalisé
le 11 octobre 2012 avec le
premier requérant et qu’il intervint occasionnellement dans la discussion.
25. Le procès-verbal
indique que lors de cet entretien,
le premier requérant relata que
la nuit l’un des garçons plus âgés, D., allumait les lumières et faisait asseoir les enfants par terre. Le procès-verbal
précise que le premier requérant ne pouvait pas bien expliquer
ce qui s’était passé, mais qu’il a montré à l’aide des poupées
anatomiques qu’une fillette avait léché les parties intimes d’un garçon, sur l’ordre de D. Ce dernier aurait également frappé la fillette d’un
coup de poing au visage. Il aurait dit aux autres
enfants de ne pas regarder,
mais le premier requérant aurait
néanmoins jeté un regard sur la scène. Le garçon aurait été
nu, mais pas les autres. Le premier requérant en aurait informé la directrice, E. (sur la confusion concernant ce prénom, voir le paragraphe 32 ci-dessous),
qui aurait grondé D. en le menaçant d’appeler la police si cela se reproduisait. Selon le récit du requérant, D. maltraitait tous les autres, mais les éducateurs ne remarquaient rien. D. aurait ainsi obligé
un garçon à lui lécher les pieds et lui aurait donné des
coups ; il aurait frappé le premier requérant, « fait pipi dans [sa] bouche » et
« pipi dans [son] derrière
pendant qu’il dormait »
et il aurait « mis le zizi dans [son] derrière, ce qui lui a[ur]ait fait mal ». D. aurait fait cela uniquement à lui et à une fillette.
Un autre garçon, G., aurait également « fait pipi dans [sa] bouche et dans [son] derrière » et aurait frappé les autres. Les
dames de l’orphelinat auraient dit que
ce n’était pas bien de frapper.
26. Selon
le procès-verbal, le premier requérant
raconta qu’après leur arrivée en Italie, il avait « fait pipi dans la bouche et dans le derrière » de sa sœur Z et que l’autre sœur, Y, lui avait dit de toucher
ses parties intimes et qu’il lui avait dit de toucher les siennes. Il ajouta finalement qu’en Bulgarie, G. avait « fait le sexe » avec sa sœur Y, contre la volonté de celle‑ci.
27. Les
psychologues entendirent ensuite les deux
sœurs. Il ressort du procès-verbal que le père était
dans la pièce durant l’entretien, mais qu’il n’a pas pris la parole. La deuxième requérante raconta l’incident survenu le 30 septembre
2012 : elle aurait demandé
à son frère de « toucher
son derrière » et celui-ci
aurait « mis le doigt dans son derrière » ; il aurait fait la même chose
à leur petite sœur et aurait « fait pipi dans la bouche » de celle‑ci.
La troisième requérante confirma les dires
de sa sœur.
28. Le procès-verbal
rapporte que lorsqu’une psychologue lui
demanda si de telles choses
étaient arrivées à l’orphelinat en Bulgarie, la deuxième requérante acquiesça et dit qu’elle avait « fait le sexe » avec son frère et d’autres enfants. Elle mentionna deux garçons, D. et G., mais indiqua qu’elle n’avait rien fait
avec eux. Les deux fillettes
dirent qu’elles s’étaient fait frapper
mais que c’était surtout leur frère
qui recevait des coups. La deuxième requérante ajouta qu’elle avait vu un garçon et une fille, B. et M., « faire le sexe » et que son frère lui avait dit qu’ils pouvaient
le faire également.
29. Toujours
selon le procès-verbal, lors d’un second entretien avec les deux
sœurs qui eut lieu le 18 octobre 2012, une psychologue invita la deuxième requérante à révéler ce qu’elle avait dit
à son père au sujet d’une discothèque. Y raconta qu’elle avait dansé avec
un garçon, Br., dans la discothèque et que son frère et sa sœur avaient eux aussi
dansé en duo avec d’autres enfants. Elle ajouta qu’après, il y avait eu un gâteau et qu’ils étaient allés se coucher. La psychologue demanda
ce qu’ils avaient fait après cela. Y répondit, en s’aidant des poupées anatomiques,
qu’elle avait « fait le sexe » avec le garçon avec qui elle avait dansé, qu’il était
sur elle et qu’elle avait eu mal. Elle relata qu’elle l’avait poussé à un moment et qu’il lui avait fermé la bouche. Elle rapporta que par la suite, elle avait fait la même chose
avec d’autres garçons. Elle précisa qu’ils étaient allés à la discothèque à trois reprises.
30. La troisième
requérante indiqua que personne n’avait fait ces
choses avec elle et qu’elle avait crié
à sa sœur et à Br. que ce
n’était pas bien. Les deux
sœurs déclarèrent que les autres
filles de l’orphelinat, même les plus jeunes,
faisaient cela.
31. Le procès-verbal
résume également un entretien qui s’est tenu le
5 novembre 2012 avec le premier requérant, en présence de son père, à qui le garçon avait apparemment fait de nouvelles révélations. La
psychologue commença par rassurer le premier requérant en
lui disant que ce n’était pas lui qui était méchant, mais que c’étaient les
grandes personnes qui lui avaient appris à faire « certaines choses » qui l’étaient. Le
premier requérant mentionna
alors un homme, N., ainsi qu’un autre,
Ma., qui avait selon lui battu sa sœur avec
une canne.
32. Selon le procès-verbal, la psychologue
demanda à l’enfant s’il se rappelait
ce que faisaient « les grandes personnes »
à l’orphelinat. Le premier requérant
répondit qu’ils étaient allés plusieurs
fois dans une discothèque
et que les grands dansaient avec eux. Sa sœur Y lui
aurait raconté que N. l’avait forcée à « faire le sexe » dans la salle de bain. Le premier requérant en aurait fait part à E.D., une assistante
sociale de l’orphelinat (qui avait
été dans un premier temps présentée par erreur comme la directrice, voir les paragraphes 19 et 25 ci-dessus), qui en aurait parlé à la directrice. N. aurait promis de ne plus faire ces choses,
mais il aurait quand même recommencé.
33. Le père
des requérants dit alors que
N., qu’il pensait être l’un des employés
de l’orphelinat, avait d’abord abusé du
premier requérant, puis d’autres enfants, et que d’autres adultes étaient également impliqués selon lui. Le premier requérant précisa alors les noms
de ces adultes : K.,
Da., O., et P.
34. D’après le procès-verbal, le premier requérant
raconta que N. l’avait forcé à « faire le sexe » dans la salle de bain, qu’il avait
mis son sexe « dans son derrière » et avait « fait pipi dans sa bouche », et que K. et Da. lui avaient
fait la même chose. Il ajouta que certaines des
« dames » de l’orphelinat
« faisaient le sexe »
avec les enfants et que lui l’avait fait avec l’une d’entre elles, qu’il
avait pleuré et qu’elle l’avait frappé. Il indiqua enfin que
la police était venue une fois à l’orphelinat et
une fois à l’école pour parler avec
les enfants, mais qu’il n’avait rien dit,
car ces choses ne se seraient pas reproduites.
35. Le 6 novembre 2012, le père des requérants
contacta le numéro d’appel italien pour l’enfance en danger qui était géré par une association d’utilité publique, Telefono Azzurro. D’après
le compte rendu détaillé établi par la conseillère, il indiqua que les requérants
avaient fait part aux psychologues qui les suivaient de faits d’abus sexuels
selon lui graves qui auraient été commis sur eux et sur l’ensemble des enfants
de l’orphelinat dans lequel ils avaient
vécu en Bulgarie. Il précisa que les
requérants avaient désigné comme auteurs
de ces abus allégués huit adultes,
à savoir cinq hommes qui effectuaient divers travaux dans l’établissement et trois femmes qui s’occupaient des enfants. Il ajouta que les requérants
avaient également évoqué des abus
et des pratiques sexuelles selon lui déviantes qui auraient été perpétrés par des adultes extérieurs
à l’orphelinat dans une
sorte de discothèque au cours de vacances organisées par l’orphelinat. D’après leur père,
les requérants avaient également relaté que des
faits de violences et d’abus sexuels entre
les enfants, les plus âgés maltraitant les plus jeunes, avaient systématiquement lieu dans l’orphelinat
la nuit, alors que les enfants auraient été laissés
sans surveillance par le personnel,
qui aurait dormi à l’étage supérieur.
36. Le premier requérant aurait raconté qu’il avait
été victime d’abus pour la première fois à l’âge
de six ans. Il aurait été violé
par l’un des ouvriers travaillant dans l’orphelinat, un certain N. Il se serait par la suite plaint à la directrice, qui aurait appelé la police. Devant la police, X aurait cependant retiré ses accusations,
car il aurait été menacé et frappé au visage par N.
37. Toujours
selon le compte rendu, le père des requérants demanda à être conseillé sur les démarches à entreprendre. La possibilité d’informer le parquet de Milan, où
se trouvait le siège de l’association AiBi ayant servi d’intermédiaire pour
l’adoption, ainsi que la
Commission italienne pour les
adoptions internationales (CAI), sise
à Rome, en tant qu’autorité
centrale désignée en application
de la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, fut évoquée. Le père des requérants
indiqua qu’il ne souhaitait pas saisir les autorités
judiciaires du lieu de résidence de la famille afin de préserver l’anonymat de ses enfants.
38. Lors
d’un nouvel appel en date du 15 novembre 2012, le père des requérants indiqua qu’après avoir pris conseil
auprès d’un avocat et d’un procureur qu’il connaissait, il ne souhaitait pas saisir la justice
italienne parce que, selon lui, celle-ci n’avait pas compétence pour traiter l’affaire et qu’il voulait éviter de porter atteinte à la vie privée
de la famille. Il signala qu’il avait fait
part des révélations des requérants à une représentante de l’association AiBi de Milan, que celle-ci
lui avait dit n’avoir jamais eu
connaissance de faits aussi graves et qu’elle les signalerait
aux « autorités locales », sans préciser lesquelles.
39. Le requérant
demanda si Telefono Azzurro pouvait alerter les médias,
mais la conseillère attira son attention
sur le risque d’atteinte à
la vie privée de la famille et ajouta
qu’à ce stade il était important de porter l’affaire devant les autorités.
40. À l’occasion
d’un nouvel appel en date du 20 novembre 2012, le père des requérants indiqua qu’il avait
tenté d’appeler un numéro d’urgence pour la protection de l’enfance en Bulgarie et que, suivant le conseil qui lui aurait été donné,
il avait envoyé un courrier électronique à l’agence bulgare de la protection
de l’enfance, mais qu’il n’avait pas reçu
de réponse (voir le paragraphe 42 ci-dessous). Il dit
que les requérants
avaient raconté de nouveaux
épisodes d’abus desquels il ressortait que les enfants de l’orphelinat auraient été soumis à des
pratiques sexuelles qu’il qualifia de perverses, et qu’ils auraient désigné dix responsables, sept hommes et trois femmes.
41. Lors d’un appel en date du 26 novembre
2012, il fut convenu que Telefono Azzurro effectuerait
un signalement auprès du parquet de Milan, et que le père des requérants
saisirait la CAI italienne ainsi que le ministère
de la Justice bulgare, qui étaient les autorités centrales
responsables des adoptions internationales dans les deux pays.
42. Le 16 novembre 2012, le père adoptif des
requérants adressa un courrier électronique à l’Agence nationale pour la protection de l’enfance (ANPE) en
Bulgarie, demandant qu’on lui communiquât un numéro de téléphone à appeler lorsque l’on voulait dénoncer des faits d’abus
survenus dans un orphelinat. Il ne donna pas de détails ni même le nom de l’établissement en cause,
mais son nom à lui figurait
dans son adresse électronique.
43. Le même
jour, l’association Telefono Azzurro adressa un courrier électronique à une fondation
bulgare spécialisée dans la
protection de l’enfance en danger qui gérait le numéro national d’urgence, le
Centre Nadja, et l’informa qu’elle avait été contactée
par un ressortissant italien
qui avait adopté trois enfants en Bulgarie et souhaitait dénoncer de graves abus que
les enfants auraient subis. Le message ne contenait ni le nom des requérants ni aucun détail permettant
de les identifier. Le 20
novembre, le Centre Nadja transmit ce message à l’ANPE. Le 23 novembre, l’ANPE en informa le ministère de la Justice bulgare en indiquant
que, ne connaissant ni le nom des enfants ni celui de l’institution en cause, elle ne pouvait pas effectuer
de vérifications. Elle demanda au
ministère d’ouvrir une enquête dans le cadre de ses compétences.
44. Par une lettre rédigée
en bulgare et datée du 23
novembre 2012, qui fut scannée
et adressée par courrier électronique au père des requérants
le 26 novembre 2012, l’ANPE fit savoir à ce dernier qu’elle avait été informée
de son signalement d’abus présumés, mais qu’elle avait besoin d’informations complémentaires, notamment du nom
de l’établissement en cause et des
noms bulgares des enfants, pour pouvoir procéder à des vérifications. Le père répondit qu’il ne comprenait pas ce courriel et demanda qu’on le lui envoyât sous la forme d’un fichier Word pour qu’il pût le faire traduire.
Aucune suite ne fut donnée à cet échange
de part et d’autre.
45. Le 22 novembre 2012, les parents des
requérants adressèrent à la
CAI une plainte dans laquelle ils exposaient
les faits mentionnés dans le rapport des psychologues du CTR daté du
31 octobre 2012 ainsi que les faits
déjà relatés à
Telefono Azzurro (paragraphes 16-22 et 35-41 ci-dessus). Ils indiquèrent
notamment les prénoms de sept hommes, dont N., et quatre femmes
qui, selon eux, avaient été désignés
par les requérants comme étant les
auteurs des abus, et expliquèrent que certains d’entre eux faisaient
partie du personnel de l’orphelinat tandis que d’autres
étaient extérieurs à celui-ci. Les parents
alléguèrent que les enfants de l’orphelinat avaient été emmenés
par groupes « en vacances »
dans un village où ils auraient
fréquenté un endroit qu’ils appelaient « discothèque » et où ils auraient subi
des attouchements et des violences sexuelles
de la part de personnes extérieures
à l’orphelinat. Le premier requérant
aurait été contraint d’assister au viol de ses sœurs.
Par la suite, les enfants, qui auraient
été laissés sans surveillance la nuit à l’orphelinat, auraient reproduit avec les plus petits les comportements dont ils auraient eux‑mêmes été victimes.
46. Par ailleurs,
le 1er décembre 2012, l’association
Telefono Azzurro transmit au procureur de la République de
Milan les comptes rendus des conversations
téléphoniques menées avec le père des
requérants, une lettre dans
laquelle celui-ci exposait les faits
allégués, et le rapport des
psychologues du CTR daté du 31 octobre
2012.
47. Dans
sa lettre, le père des requérants alléguait que l’ensemble des enfants de l’orphelinat avaient fait l’objet de sévices de la part d’employés (les noms de onze d’entre eux, huit
hommes et trois femmes, étaient cités), que lors de séjours
dans un centre de vacances,
les enfants étaient emmenés dans une « discothèque » où des membres du
personnel et des personnes extérieures les auraient obligés
à se soumettre à des pratiques sexuelles qu’il qualifiait de perverses, que le premier requérant avait été contraint d’assister au viol de ses
sœurs et que pendant la nuit, les enfants plus âgés reproduisaient ces comportements et abusaient des plus jeunes. Le père précisait que, pendant la nuit, à l’orphelinat, les enfants étaient laissés sans surveillance et qu’ils n’étaient pas séparés, et que l’ensemble du personnel, y compris la directrice, était au courant des
abus qui auraient été perpétrés. Selon lui, la directrice avait été alertée
de ces abus mais elle se serait contentée de gronder les enfants qu’elle jugeait responsables. La directrice et la
représentante de l’association AiBi en Bulgarie auraient par ailleurs prévenu les requérants
qu’ils ne devaient pas raconter à leurs futurs parents
adoptifs ce qui s’était passé, ajoutant que s’ils le faisaient,
les parents risquaient de les renvoyer à l’orphelinat.
48. Le 21 décembre
2012, le père des requérants prit également contact avec le service de la police italienne spécialisé dans la lutte contre
la pédopornographie en ligne
et lui fit part des allégations des requérants, en soulignant que les sévices
dont ceux-ci auraient fait l’objet auraient
été filmés par des personnes au
visage masqué par des cagoules. Il produisit devant ce service le
rapport des psychologues daté du 31 octobre
2012, la plainte déposée auprès de la CAI ainsi qu’une liste des profils Facebook des responsables supposés et une
liste des enfants victimes présumées, en précisant que certains d’entre eux avaient
été adoptés en Italie. Les requérants n’ont pas indiqué
quelle suite a été donnée à
cette plainte.
49. Le 8 janvier
2013, l’association Telefono Azzurro transmit au procureur
de Milan des informations complémentaires fournies par le père des requérants
concernant d’autres faits de violences que les enfants auraient relatés. Selon ces récits,
des enfants de l’orphelinat
avaient été emmenés dans des
appartements privés où auraient été présents
les hommes et certaines des femmes travaillant à l’orphelinat, dont
le susmentionné N., un photographe
et l’épouse de celui-ci, et
où les enfants auraient été soumis
à des sévices sexuels. Les adultes
auraient eu le visage masqué par des cagoules et les scènes auraient
été filmées et diffusées sur un écran. Les requérants auraient également indiqué que de tels sévices avaient
aussi eu lieu dans les
toilettes de l’orphelinat
et avaient également été filmés. Le père des requérants
se plaignait aussi de l’attitude de l’association AiBi, à laquelle il reprochait de ne pas lui avoir apporté le soutien qu’il avait
attendu.
50. Le père
des requérants prit par ailleurs contact avec un journaliste d’investigation italien. Le 11 janvier 2013, l’hebdomadaire L’Espresso publia un article intitulé « Bulgarie,
dans la tanière des ogres » (dont une version parut sur Internet sous le titre : « Bulgarie, dans la tanière des pédophiles »),
qui rapportait les allégations du père des requérants,
sans toutefois citer les noms des
intéressés ni celui de l’orphelinat en cause. L’article exposait que des
dizaines d’enfants de l’orphelinat
dans lequel les requérants avaient été placés
en Bulgarie avaient été soumis à des
abus sexuels systématiques de la part de membres
du personnel et de personnes extérieures, notamment dans une discothèque qui se serait située dans un village de vacances. Il décrivait un réseau organisé, des actes
de pédophilie et de violence,
notamment des menaces avec des
armes, qui auraient été commis par des hommes masqués, et ajoutait que des
scènes avaient été filmées au
moyen d’une caméra. Il indiquait que les
enfants les plus jeunes avaient été victimes
de l’un des plus âgés, qui
se serait introduit dans leur dortoir
la nuit, et que le premier requérant avait dénoncé ces agissements
à la directrice de l’orphelinat,
laquelle n’aurait apparemment rien fait pour y mettre fin. L’auteur de l’article ajoutait qu’il s’était rendu en Bulgarie en décembre 2012 et qu’il était en mesure de confirmer l’existence des endroits
et des personnes décrits par les requérants, qui correspondaient selon lui à leur récit. Il signalait qu’il avait rencontré
la police locale, qui aurait
dit n’être au courant de rien.
Il précisait que des psychologues avaient considéré que les récits
livrés par les requérants étaient crédibles.
51. À compter
du 12 janvier 2013, l’article paru dans L’Espresso fut relayé par plusieurs articles publiés dans les
médias bulgares.
52. À la suite des messages envoyés
par le père des requérants et par le Centre Nadja (paragraphes 42-44 ci-dessus) ainsi que
de la publication dans les médias bulgares
des informations qui avaient été révélées
par l’article de L’Espresso, l’ANPE procéda à des vérifications
qui lui permirent de découvrir
l’identité des requérants.
53. Parallèlement,
le ministère de la Justice bulgare prit contact avec
l’association AiBi,
dont le nom avait été mentionné dans
l’article de presse. Le 14 janvier
2013, cette association
informa le ministère de l’identité
des requérants et lui adressa deux rapports, rédigés respectivement le
27 septembre et le 3 octobre
2012 (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Le ministère transmit cette information à
l’ANPE.
54. Le
14 janvier 2013, le président
de l’ANPE ordonna que l’orphelinat fît l’objet d’une inspection. Cette inspection fut menée les
14 et 15 janvier 2013 par la direction régionale des droits de l’enfant compétente. Selon le compte rendu établi
par les inspecteurs le
21 janvier 2013, tel que transmis à la Cour (le document ne contient pas de pièces jointes et ne précise pas si des procès-verbaux ou des enregistrements
audio ou vidéo des auditions ont
été réalisés), ceux-ci avaient contrôlé la tenue des documents et la sécurité des bâtiments. Ils s’étaient entretenus
avec le maire de la commune, qui était chargé de la gestion de l’orphelinat, ainsi qu’avec la directrice, le médecin traitant, l’assistante sociale, la psychologue,
l’infirmière et d’autres membres du personnel
qui étaient de service au
moment de l’inspection. Les
inspecteurs alléguaient dans leur compte
rendu qu’ils avaient entendu les enfants par groupes de quatre ou cinq,
dans le cadre de conversations informelles qui avaient progressivement été orientées vers
des questions concernant d’éventuels actes de violence ou contacts physiques non désirés. Les pensionnaires
plus âgés et sachant lire
et écrire s’étaient vu soumettre un questionnaire anonyme qu’ils avaient pu remplir
– toujours selon le compte rendu – hors de la présence des membres
du personnel. Ce questionnaire, conçu par l’ANPE comme un outil d’aide aux enquêtes
auprès d’enfants vivant en institution, comportait sept questions, la plupart à choix multiples, par lesquelles les enfants étaient invités à dire s’ils avaient fait
l’objet d’insultes ou d’actes de violence,
ou si quelqu’un avait touché leur corps « d’une manière qui ne
[leur] avait pas plu », et s’ils savaient vers
qui se tourner en cas de problème.
55. Selon
le même compte rendu, cinquante-deux enfants résidaient à l’orphelinat au moment de l’inspection, dont vingt-quatre filles et vingt-huit garçons. Vingt et un enfants étaient alors âgés de deux
à sept ans et trente et un de huit à treize ans. Trente‑quatre
personnes travaillaient dans l’institution, dont trois hommes (un gardien, un chauffagiste et un chauffeur) dont les
postes n’impliquaient pas de contact avec les enfants et qui n’avaient pas accès
à leurs dortoirs. Le compte rendu indiquait
que, selon les éléments recueillis,
les enfants de l’orphelinat
n’étaient jamais laissés sans surveillance, qu’ils étaient accompagnés par une éducatrice lorsqu’ils se rendaient à
l’école, que l’accès des personnes extérieures
était contrôlé et que les extérieurs
de l’établissement étaient équipés de caméras de surveillance dont les enregistrements étaient visionnés régulièrement. Le compte rendu précisait
que les enfants étaient répartis dans sept dortoirs
par âge et, pour les plus grands, par sexe, et que la disposition des dortoirs les
empêchait de passer de l’un
à l’autre sans être vus par le personnel de garde. Les questionnaires
anonymes et les entretiens avec les enfants ne faisaient état ni de violences ni d’abus sexuels, mais seulement de disputes et parfois de coups de la part d’autres
enfants, le plus souvent à l’école.
56. Le compte rendu indiquait en outre que, selon
la psychologue qui rédigeait
un rapport trimestriel sur les
enfants inscrits au registre des enfants adoptables et avait notamment assuré le suivi des requérants,
ni eux ni les autres pensionnaires n’avaient jamais parlé de mauvais traitements ni d’abus sexuels et n’en avaient pas montré de signes.
Il ressortait des éléments recueillis par ailleurs que les
enfants faisaient occasionnellement
preuve d’agressivité entre eux, ce qui était perçu comme
normal à leur âge. De l’avis des membres du
personnel, les enfants se confiaient facilement. Certains employés avaient cité l’exemple d’une fillette, M., qui aurait raconté des histoires d’abus sexuels dans
son milieu familial aux autres enfants, lesquels en auraient immédiatement fait part aux membres
du personnel, ce qui aurait entraîné l’ouverture d’une
enquête. Selon la directrice, la deuxième requérante avait même relaté ces
faits comme si cela lui était arrivé personnellement.
La directrice avait émis l’hypothèse que cet épisode
aurait pu être à l’origine des allégations des requérants.
57. Sur la base de ce compte rendu, l’ANPE conclut à l’absence d’éléments laissant penser que des
enfants de l’orphelinat eussent
été soumis aux traitements dénoncés dans L’Espresso.
Toutefois, compte tenu de la gravité des faits dénoncés,
elle transmit le dossier au
parquet de district et au
parquet régional de Veliko Tarnovo. Après l’inspection, l’ANPE délégua une
équipe de psychologues à l’orphelinat
du 18 au 24 janvier 2013. Cette équipe
ne constata elle non plus rien d’alarmant.
58. La publication
du magazine L’Espresso suscita l’intérêt des médias
bulgares qui cherchèrent à obtenir des éclaircissements
de la part de l’ANPE ou des
responsables de l’orphelinat.
Un article paru le 16 janvier 2013 sur le site d’information Vesti, intitulé « Les allégations d’abus sexuels dans un orphelinat sont une invention » rapporta les déclarations faites par le président de l’ANPE devant des chaînes de télévision dans les termes suivants :
« Les publications dans la presse italienne concernant des violences qui auraient été commises
contre des enfants dans un orphelinat en Bulgarie sont une calomnie et une invention. (...)
Le magazine n’indique
pas où se trouve l’institution sociale, de sorte que
l’ANPE a fait sa propre enquête.
Selon l’ANPE, il s’agit du foyer pour enfants privés de soins
parentaux se trouvant dans le village de (...).
L’agence a mené une inspection dans ce foyer, qui a duré moins de deux jours. Cependant, l’ANPE est désormais certaine que ces
accusations ne sont pas fondées. (...)
Selon son président, les accusations n’ont probablement pas été inventées
par les enfants, mais par leurs
nouveaux parents en Italie.
[Le président]
a déclaré qu’en dépit de la brièveté de l’inspection effectuée, les résultats sont
catégoriques. (...)
(...) [les
services] de l’orphelinat ont
souligné que l’intention de la famille italienne (...) était d’adopter deux filles.
Elle a fait une concession
en prenant aussi le frère de onze ans. Puis les nouveaux « parents » ont voulu renvoyer le garçon. C’est pour cela que le père a menti en disant que le garçon et ses sœurs jouaient
« au docteur »,
suppose [le président].
Selon ses mots,
« il s’agit très probablement d’une manipulation
de la part d’un parent adoptif,
dictée peut-être par son impréparation » à gérer trois enfants âgés de huit à onze ans.
« J’étais
personnellement chez les enfants hier et je peux vous dire que je suis beaucoup
plus serein », a déclaré
le président de l’ANPE.
Il est impossible
qu’il y ait eu des abus
de la part des plus grands
enfants envers les plus
petits en raison du jeune âge de tous
les pensionnaires, a-t-il ajouté. Devant BTV, le président a déclaré :
« Il y a des foyers pour enfants (...) où des violences
sexuelles et physiques sont
commises, mais ce n’est pas
le cas ici ». »
59. Le 29 janvier
2013, le site d’information Darik News relata,
photographie à l’appui, que deux membres
du Parlement bulgare s’étaient rendus à l’orphelinat accompagnés du maire et du
président du conseil municipal et y avaient été accueillis
par la directrice. L’article
rappelait la publication parue dans la presse italienne, qui avait rapporté que trois
enfants résidant à l’orphelinat
avaient été abusés sexuellement, et faisait état de « l’indignation » exprimée par les parlementaires, selon lesquels la presse italienne aurait « fait circuler des
inventions ». L’un des
parlementaires était cité pour avoir déclaré aux éducateurs :
« [n]ous savons tous que cette
publication est une calomnie ».
L’article indiquait également qu’à la fin de la
visite les villageois avaient été reçus
à l’orphelinat et qu’ils avaient « exprimé une vive indignation face à la calomnie ».
60. Le 28 janvier
2013, le parquet de district de Veliko Tarnovo ouvrit un dossier d’enquête préliminaire (преписка)
concernant le signalement
de l’ANPE, sous la référence
no 222/2013. Estimant que
ce signalement ne contenait
pas d’éléments révélateurs d’une commission d’infractions pénales, le parquet
demanda à l’ANPE si elle disposait d’autres éléments. L’ANPE confirma que l’inspection qui avait été effectuée ne laissait pas penser
que des abus
eussent été commis. Par une
ordonnance du
18 novembre 2013, le parquet décida qu’il n’y avait
pas lieu d’engager de poursuites pénales et classa l’affaire sans suite sur la seule base du rapport de l’ANPE,
sans que d’autres actes d’enquête eussent été réalisés.
L’ordonnance était rédigée comme suit :
« Le dossier a été
ouvert en relation avec les éléments envoyés
par l’ANPE, qui a effectué un contrôle
sur un signalement (...) concernant
des allégations d’abus sexuels sur trois pensionnaires qui ont ultérieurement été adoptés en Italie en 2012. L’inspection n’a pas permis de recueillir de preuves qui auraient confirmé la réalité de tels abus ou
la commission d’autres infractions.
Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il n’y a pas
suffisamment d’éléments attestant de la commission d’une infraction, au sens du code de procédure pénale, pour pouvoir engager une procédure pénale. Il y a donc lieu de clôturer
la procédure.
En conséquence
(...) :
Je refuse d’engager des poursuites
pénales et je clôture le
dossier no 222/2013 (...) »
61. Parallèlement
aux faits décrits ci-dessus, des représentants de l’association AiBi effectuèrent une visite en Bulgarie
du 23 au 26 janvier 2013. Il ressort du rapport établi à la suite de cette visite qu’ils y rencontrèrent l’ambassadeur
d’Italie, la vice-ministre de la Justice bulgare et une représentante
de l’ANPE. Ces dernières se
plaignirent de ne pas avoir reçu suffisamment
d’éléments de la part de l’Italie
et dirent ne disposer que du signalement
– non circonstancié – émanant
du père des
requérants, lequel n’aurait pas donné
suite à leur demande d’informations, et de l’article
de L’Espresso. Elles ajoutèrent qu’une inspection avait néanmoins été diligentée lorsque l’orphelinat en cause avait été identifié,
et la représentante de l’ANPE présenta
le rapport d’inspection, qui révélait
qu’aucun élément propre à corroborer les dires des
requérants n’avait été découvert (paragraphe 54 ci-dessus).
Les représentants d’AiBi se rendirent également à l’orphelinat. Ils y rencontrèrent le maire, qui était l’autorité administrative responsable de la gestion de l’établissement, et visitèrent les lieux avec
la directrice. Le rapport relevait
que les personnes
rencontrées étaient préoccupées par les accusations proférées, par la
mise en cause des institutions bulgares
et par l’inaction des autorités italiennes. Il émettait de sérieuses critiques quant à la manière dont les parents adoptifs avaient géré la situation.
62. Dans le cadre d’un échange de correspondance, la CAI italienne
et le ministère de la Justice bulgare partagèrent les informations dont ils disposaient. Par une lettre du 23
janvier 2013, la CAI demanda formellement
que les autorités
bulgares prissent des mesures appropriées
pour la protection des enfants
vivant à l’orphelinat. La représentante
de la CAI s’exprima dans les termes suivants :
« (...) il est apparu
que les faits
suivants ont eu lieu à [l’orphelinat],
impliquant de nombreuses personnes, membres du personnel de l’institution ou extérieures, dont les enfants ont indiqué les noms
et les rôles.
Selon les récits
des [requérants], périodiquement, les enfants
« les plus méritants »
étaient conduits dans le village voisin de L, dans une discothèque, où, au début,
ils dansaient et s’amusaient. Puis, après le gâteau, ils étaient emmenés dans des chambres
où des hommes
étaient présents et « jouaient » avec eux.
Ces enfants ont été contraints de subir des violences et d’être témoins de violences perpétrées sur les autres.
Les enfants victimes de ces violences répétées
les ont reproduites
sur les plus petits, lorsqu’ils
restaient seuls la nuit.
Compte tenu de ce qui précède, la [CAI] demande à l’autorité centrale [le ministère
de la Justice bulgare] de mettre en œuvre toutes les
mesures nécessaires à la protection
des enfants de l’orphelinat. »
La vice-ministre de la Justice bulgare exprima quant à elle son inquiétude concernant le bien-être des requérants
au sein de leur famille adoptive,
notamment au sujet du risque
que les parents
abandonnent les enfants. La
représentante de la CAI répondit
que les parents
adoptifs avaient émis cette hypothèse
dans un moment de panique
face à la gravité des faits révélés (paragraphe 14 ci-dessus),
mais qu’ils étaient à présent tout à fait dévoués aux enfants.
63. Face aux inquiétudes formulées par le ministère de la Justice bulgare, au
début du mois de février 2013 la CAI saisit le tribunal pour mineurs de R., qui était territorialement compétent pour assurer le suivi de l’adoption et
prendre d’éventuelles mesures de protection des requérants. Quelques jours auparavant, l’association AiBi avait également signalé les faits
au tribunal pour mineurs.
64. Par ailleurs,
le 21 janvier 2013, le père
des requérants s’était plaint auprès
de la CAI de ce que la presse bulgare avait révélé les
noms des requérants, notamment dans une interview donnée par la directrice de l’orphelinat. Cette plainte fut
transmise au ministère des Affaires étrangères bulgare. Par une note verbale du 24 avril 2013, ce ministère fit savoir
à son homologue italien que l’ANPE avait pris des mesures
auprès des médias concernés. Par une
nouvelle note verbale du 27 septembre
2013, le ministère bulgare indiqua
que la Commission bulgare pour la protection
des données personnelles avait considéré que la situation en
cause n’avait pas entraîné une utilisation abusive
de données personnelles dans la mesure où une telle utilisation
était justifiée en l’espèce par l’intérêt suscité par l’affaire auprès du public et par les buts poursuivis par le travail journalistique.
65. Le 15 janvier 2013, le parquet de Milan, qui avait
été saisi par l’association Telefono Azzurro (paragraphe 46 ci-dessus),
adressa à l’ambassade de Bulgarie à Rome une requête dont les passages pertinents
se lisent ainsi :
« (...) je vous
transmets copie des documents en ma possession, relatifs à de graves infractions qui auraient été commises sur des mineurs (...).
Les autorités judiciaires italiennes étant en l’espèce incompétentes dès lors que les
faits allégués ont été commis à l’étranger, par des ressortissants étrangers, je vous prie de saisir
les autorités locales compétentes afin d’évaluer le bien-fondé des allégations en question. »
Le procureur joignit à sa requête le procès-verbal des appels passés par le père des requérants
à Telefono Azzurro, une plainte de celui-ci datée du 28 novembre 2012 exposant
les allégations des intéressés, ainsi que le rapport des psychologues du CTR daté du
31 octobre 2012 (paragraphes 46‑49 ci‑dessus).
66. Les documents en question furent traduits et transmis à l’ANPE, qui les adressa au parquet régional de Veliko Tarnovo. Ce dernier, qui avait, à
la suite de la parution de l’article
dans L’Espresso, ouvert
une enquête concernant la
situation générale dans les orphelinats de la région, considéra cependant que ces
documents mettaient en
cause des personnes nommément désignées et que c’était donc
au parquet de district qu’il appartenait de décider d’éventuelles poursuites. Le dossier fut transmis au parquet de district de Veliko Tarnovo, qui ouvrit le 22 février 2013 une enquête préliminaire sous la référence no 473/2013, alors
que la première procédure ouverte (no222/2013) était toujours pendante.
67. Des
représentants de la police,
des services municipaux et des services régionaux de la santé, de la protection sociale
et de la protection de l’enfance
menèrent une enquête à l’orphelinat les 25 et 26 février 2013.
68. Selon le
rapport établi le 6 mars 2013
par la police, les enquêteurs consultèrent la documentation disponible à l’orphelinat, notamment les dossiers médicaux des enfants, et s’entretinrent avec des membres
du personnel (la directrice, la psychologue, deux éducatrices, une garde d’enfants, le chauffeur, le gardien
et le chauffagiste), ainsi qu’avec des personnes
qui intervenaient occasionnellement
dans l’établissement (un photographe prénommé D. et un électricien, dont le diminutif du prénom était
N.), et avec quatre enfants
(trois garçons, B., G., et
A., et une fillette, Bo.) âgés
de onze à treize ans que les requérants
avaient mentionnés dans leurs récits.
Ce rapport décrivait le fonctionnement
de l’établissement ainsi que les activités
et les soins offerts aux cinquante-trois
enfants qui y étaient placés
à l’époque. Il indiquait que
les visites médicales régulières effectuées par le médecin traitant, extérieur à l’établissement, n’avaient révélé aucune trace de violences physiques ou sexuelles sur les enfants. Il ajoutait que les
enfants avaient à leur disposition une boîte à réclamations
et un téléphone sur lequel était inscrit le numéro d’appel d’urgence national pour les enfants
en danger, et qu’aucun signalement correspondant aux faits décrits
par les requérants n’avait été effectué
par ce biais.
69. Ce rapport constatait que seuls trois membres
du personnel étaient des hommes
– le chauffeur Da., le gardien K. et le chauffagiste I. – et qu’ils ne pouvaient accéder aux dortoirs sans être accompagnés par la directrice de l’orphelinat ou par un membre féminin du personnel.
70. Le rapport indiquait également que le service municipal de la protection de l’enfance inspectait régulièrement l’établissement et qu’un policier y effectuait des visites hebdomadaires.
Il exposait que des mesures de sécurité étaient en place dans l’établissement, notamment pour l’entrée des personnes extérieures, et qu’aucun incident relatif à des abus
sexuels sur des enfants n’avait été signalé,
ni à l’occasion des entretiens avec le personnel menés pendant l’enquête ni au cours
des années précédentes.
71. Le rapport faisait par ailleurs état des enquêtes
effectuées par le parquet et la police
au sujet d’incidents survenus à l’orphelinat depuis 2002, notamment un cas de mauvais traitements imputables à une employée, par la
suite licenciée, et un cas
d’absorption accidentelle
de médicaments par des
enfants. Il précisait qu’aucun
signalement relatif à des abus sexuels
n’avait été enregistré.
72. Par une lettre du
8 mai 2013, le parquet de district ordonna à la police de poursuivre l’enquête préliminaire afin d’établir l’identité des personnes mentionnées
et la véracité des faits qui étaient allégués dans les
documents que les autorités italiennes
avaient transmis. Selon un deuxième rapport de police, rédigé le 5 juin 2013, la police avait entendu à cette occasion dans ses locaux
la directrice de l’orphelinat,
la psychologue, l’assistante
sociale, le photographe D. et l’électricien
N. Le seul enfant, parmi ceux cités par les requérants, qui résidait encore à l’orphelinat, B.,
avait également été questionné par un policier en présence de la psychologue de l’institution. Le rapport constatait que les éléments recueillis
ne corroboraient pas les faits évoqués
par les requérants et relevait notamment que, contrairement à ce que ceux-ci avaient
dit, la directrice de l’orphelinat ne s’appelait pas E. (sur la confusion concernant ce prénom, voir les paragraphes 19 et 32 ci-dessus) et que les requérants n’avaient rapporté aucun fait d’abus
sexuels ni à elle ni à l’assistante
sociale prénommée E. Il indiquait
que les enfants n’avaient pas été
emmenés dans une « discothèque ». Il ajoutait que la seule occasion
lors de laquelle ceux‑ci pouvaient danser était la fête qui avait lieu pendant le séjour annuel en classe verte organisé
par une association dans le
village de L. D’après ce
rapport, les enfants étaient
accompagnés à cette fête par les éducatrices
de l’orphelinat et la seule
personne extérieure qui était présente était un disc‑jockey invité
pour la soirée. Toujours selon
le rapport, les enfants avaient
évoqué leur séjour à L. en termes positifs. La psychologue avait assuré que
pendant le temps que la troisième requérante avait passé à l’orphelinat, celle-ci n’avait pas présenté les
symptômes évoqués par les parents adoptifs,
qui prétendaient que
l’enfant poussait des cris pendant son bain ou mordait, et la psychologue avait ajouté que si
la troisième requérante était psychologiquement stable, le premier requérant et
la deuxième requérante étaient en revanche plus conflictuels
et avaient tendance à manipuler les autres,
notamment les adultes. La psychologue avait également noté qu’au moment des premières rencontres avec les futurs
parents adoptifs, le
premier requérant avait été chagriné par le fait que ceux‑ci
auraient davantage prêté attention à ses sœurs. Selon
le rapport, les témoignages
recueillis faisaient également apparaître que D., le garçon que les requérants
désignaient comme l’auteur des abus
et des sévices allégués (paragraphes 19 et 25 ci-dessus), avait été adopté par des parents italiens
dès la fin de l’été 2011,
en même temps que sa sœur, alors
qu’il était âgé de douze ans.
Quant à M., la fillette mentionnée par les requérants (paragraphe 28 ci-dessus), le compte rendu d’un examen gynécologique réalisé en janvier 2012 aurait attesté que son hymen était intact.
73. Un autre
rapport, établi le 4 mars
2013 par les services régionaux
de la protection de l’enfance
à l’occasion de l’inspection
de l’orphelinat, reprenait
pour l’essentiel les informations déjà contenues dans le rapport consécutif à l’inspection de
l’ANPE de janvier 2013 (paragraphe 54 ci‑dessus) et constatait que la réglementation pertinente était dans l’ensemble respectée et qu’aucun élément ne permettait de suspecter une commission d’abus sexuels. Ce rapport formulait plusieurs recommandations, notamment en vue d’améliorer les programmes d’activités proposés aux enfants.
74. Par une ordonnance
rendue le 28 juin 2013 à l’issue de l’enquête préliminaire, le parquet de district
refusa l’ouverture de poursuites
pénales et classa l’affaire sans suite. Selon cette ordonnance,
les éléments rassemblés au cours
de l’enquête n’avaient pas permis de confirmer
les allégations faites par les parents des requérants :
les membres masculins du personnel
de l’orphelinat ou l’électricien N., qui n’intervenait
qu’occasionnellement dans
l’établissement, n’avaient pas accès aux
enfants sans la présence d’une éducatrice ;
les enfants étaient toujours accompagnés lors de leurs sorties
à l’extérieur, notamment lors du séjour
annuel en classe verte à L., et n’avaient
pas pu rencontrer
des hommes hors de la présence du personnel
féminin de l’établissement ;
la directrice ne s’appelait
pas E. ; le jeune B., mentionné par les requérants, niait avoir été l’auteur
ou la victime d’attouchements à caractère sexuel et la petite M. avait en janvier 2012 fait l’objet d’un examen gynécologique qui montrait que son hymen était
intact ; le jeune D.
et sa sœur avaient été adoptés en Italie dès l’été 2011. Le parquet concluait que les
éléments rassemblés ne permettaient pas de considérer qu’une infraction pénale avait été commise.
75. Plusieurs actes furent accomplis
dans le cadre de la procédure que le parquet près le tribunal pour mineurs de R. avait ouverte après avoir
été saisi par la CAI et par
l’association AiBi (paragraphe 63 ci-dessus).
En droit italien, cette procédure de nature civile devant le tribunal pour mineurs, à laquelle prend part un procureur pour mineurs, est destinée à assurer le suivi des adoptions. En l’espèce, elle avait pour objet de surveiller l’intégration des requérants dans la famille compte tenu des
évènements survenus et du risque de remise en cause de
l’adoption.
76. Le 22 février
2013, le journaliste de L’Espresso fit une déposition devant une procureure pour mineurs. Il expliqua que le père des
requérants avait pris contact avec
lui et lui avait rapporté les récits des
enfants ; le journaliste ajouta
qu’il avait séjourné en Bulgarie du 9 au 16 décembre
2012 pour mener une enquête.
Il confirma l’existence des lieux et des
personnes décrits par les enfants. Il affirma en particulier qu’il avait repéré le studio du photographe D., qu’il était entré
en contact avec lui sur
Facebook sous un faux nom, et qu’il avait
constaté que beaucoup d’adolescents figuraient parmi ses contacts sur ce réseau.
77. Le journaliste
relata qu’il avait, par l’intermédiaire d’une journaliste
bulgare, rencontré un policier
prénommé K. à qui il avait transmis les informations
communiquées par le père des requérants. Il indiqua cependant que ce policier lui avait par la suite confié que sa hiérarchie lui avait interdit de s’occuper de l’affaire.
78. Il ressort
des documents versés au dossier que l’homme que
le journaliste avait présenté comme un policier lui avait dit à l’occasion d’un échange de courriers électroniques qu’il pensait que le récit du père
des requérants révélait des faits
graves qui justifiaient selon lui l’ouverture d’une enquête
pénale, mais que ce récit n’était pas
à ses yeux suffisamment circonstancié, et qu’il avait demandé
que le rapport des psychologues italiennes lui fût transmis. Par la suite, le journaliste lui adressa un récit plus détaillé ainsi que le rapport des psychologues. L’éventuelle suite qui aurait été donnée par l’un ou l’autre à cet
échange n’a pas été versée au
dossier.
79. Le 25 février 2013, le père des requérants fut entendu par les services de la police judiciaire près le tribunal pour mineurs de R. Il indiqua que les
requérants avaient d’abord relaté des
abus qui auraient été commis par les garçons plus âgés, D. et G., sur les plus petits à l’orphelinat.
Il ajouta que quelque temps plus tard, les requérants
avaient fait part d’abus qu’ils avaient
attribués à un ouvrier, N.,
lequel, selon eux, avait violé
des enfants de l’orphelinat
des années durant et les avait
forcés à des pratiques que le père qualifia d’abjectes. Les requérants
auraient par la suite rapporté
des faits qui se seraient produits à l’endroit où les
enfants étaient emmenés en vacances, où ils
auraient subi des violences et des abus de la part de membres du personnel
et de personnes extérieures
à l’institution. Les requérants
auraient affirmé que les enfants étaient attachés avec des menottes, que
les adultes portaient des masques et que les scènes
étaient filmées par un photographe, D., qui aurait également pris part aux abus. Le premier requérant aurait ajouté qu’il avait
été menacé avec un pistolet.
80. Le père des requérants signala par ailleurs qu’il avait tenté
de retrouver sur les réseaux sociaux les personnes décrites
par les requérants, que ces derniers
en avaient reconnu plusieurs et qu’ils les avaient désignées
comme étant les responsables des actes qu’ils
dénonçaient. Le lendemain
de son audition, le père transmit à la police une liste de
noms, certains sous forme diminutive, des personnes qui auraient été impliquées dans les abus,
ainsi que les profils Facebook qu’il avait pu
identifier (paragraphe 48 ci‑dessus). Il précisa que S., la directrice, avait été informée
par les enfants des abus qui auraient été commis par les employés et de leur implication alléguée, qu’elle avait promis
de prendre des mesures, mais que rien n’avait été
fait.
81. À la demande
de la procureure pour mineurs,
les services de la police judiciaire visionnèrent les enregistrements vidéo réalisés par les psychologues des requérants et rédigèrent un compte rendu synthétique des entretiens que les requérants
avaient eus avec celles-ci les 11 et 18 octobre ainsi que le 5 novembre 2012 (voir les paragraphes 23-34 ci-dessus).
82. Le 8 avril
2013, le premier requérant et la deuxième
requérante furent entendus par la procureure pour mineurs, en présence d’une psychologue et d’une agente de la police
judiciaire. Selon le procès-verbal dressé, les auditions furent
filmées et enregistrées sur
DVD.
83. Il ressort
de la transcription intégrale
de ces auditions, produite devant la Cour, que le niveau
d’italien des deux enfants, en particulier du premier requérant, était encore assez limité et que les
personnes qui les ont interrogés ont dû leur
expliquer la signification
de certains mots, tels que « déshabiller » ou « seins », qui étaient contenus dans leurs
questions. Les réponses des requérants
étaient courtes et consistaient souvent en une simple confirmation ou une négation de la question posée, ou bien en la répétition
d’une suggestion faite dans la question.
84. Les
deux enfants furent d’abord invités à dire comment ils se sentaient et à décrire leur vie à l’orphelinat. Ils ne parlèrent pas spontanément des allégations d’abus sexuels. Ils
en firent part lorsque la procureure les interrogea sur les comportements qu’ils n’auraient pas dû
avoir ou sur les choses qu’ils
avaient racontées à leurs psychologues.
85. Le premier requérant
montra dans un premier temps une certaine réticence à parler de la Bulgarie et des faits qui s’étaient produits à l’orphelinat. Questionné à ce sujet de manière parfois directe, il dit qu’un garçon avait
léché le derrière d’une fillette et qu’un autre garçon, D., frappait les autres
pensionnaires. Il raconta que des adultes
étaient venus la nuit, que N. notamment
avait touché son derrière
et lui avait fait
« pipi dans la bouche »,
de même qu’à d’autres enfants, et que des enfants avaient été attachés, déshabillés et frappés. Ses sœurs
auraient été déshabillées, mais pas lui. Il indiqua que pendant ce temps, les dames
qui s’occupaient des
enfants et la directrice n’entendaient
rien, car elles dormaient, et que les enfants n’avaient rien raconté le lendemain, car les hommes le leur avaient interdit.
86. Les
transcriptions révèlent que le premier requérant montrait de l’agacement envers les personnes
qui l’interrogeaient. Son récit
comportait par ailleurs plusieurs contradictions sur la réalité de certains évènements et sur la question de savoir s’il avait
été témoin de certains faits ou si ceux‑ci lui avaient été racontés
par d’autres enfants.
87. Malgré
plusieurs questions posées à ce sujet, le premier requérant ne put expliquer ce qu’il entendait par l’expression « faire le sexe » et il acquiesça en
fin de compte aux suggestions que lui faisaient ses interlocutrices.
Il déclara que « ces choses‑là » n’étaient arrivées qu’à l’orphelinat et non pendant les séjours organisés
pour les vacances. Par ailleurs, il dit à plusieurs reprises qu’il avait été frappé à l’orphelinat.
88. La deuxième
requérante, qui avait apparemment une meilleure maîtrise de l’italien que son frère, raconta avec plus de détails sa vie quotidienne à l’orphelinat. Questionnée par la procureure sur l’incident survenu en Italie, elle répondit qu’elle et ses frère et sœur avaient
joué à un jeu auquel ils n’auraient pas dû jouer
et qu’en Bulgarie son frère avait « fait pipi » dans la bouche de leur petite sœur Z. Elle indiqua que les enfants avaient vu une fois, lorsqu’ils regardaient la télévision à l’orphelinat, un monsieur faire la même chose avec
une dame. Elle ajouta que les deux personnes
étaient habillées et que la dame criait. Elle précisa qu’elle n’avait pas parlé
de ces faits aux membres du
personnel.
89. Lorsque
la procureure la questionna
sur ce qu’elle avait dit aux psychologues
du CTR, la deuxième requérante raconta qu’un garçon de l’orphelinat avait mis le doigt dans
le derrière d’une fillette
et que son frère avait fait la même
chose à elle et à leur sœur, à une occasion en Bulgarie et une nouvelle fois après
leur arrivée en Italie. Interrogée sur d’éventuels attouchements qui auraient été commis par d’autres enfants,
elle relata plusieurs épisodes,
expliquant qu’un garçon de l’orphelinat avait « joué à faire le sexe » en se couchant sur elle alors qu’ils auraient été tous les
deux habillés, qu’à l’école, deux filles lui avaient demandé de se mettre en culotte
et de danser, et qu’elle avait par ailleurs vu deux plus grands s’embrasser à l’école. Elle ajouta qu’un certain N. avait « embrassé sur la bouche et touché » d’autres fillettes la nuit à l’orphelinat, mais fit des déclarations contradictoires sur la question
de savoir si N. était un
grand enfant ou un adulte, et s’il
résidait ou non à l’orphelinat.
90. En réponse à plusieurs questions en ce sens, elle affirma qu’elle n’avait jamais vu d’adulte nu, qu’aucun adulte ne l’avait touchée, qu’elle n’avait jamais été
prise en photo et que rien de ce qu’elle avait décrit ne s’était passé pendant les séjours de vacances.
91. Pendant les auditions, la procureure montra plusieurs photographies aux deux requérants, lesquels reconnurent notamment la maison de vacances située à L. ainsi que D., le photographe.
92. Le 24 juin
2013, la procureure transmit
les éléments ainsi recueillis au tribunal pour mineurs. Elle nota dans ses conclusions qu’il ressortait des révélations que les requérants
avaient faites devant leurs parents
et devant leurs psychologues et qu’ils avaient répétées, même partiellement, lors de leur audition,
que les enfants avaient été victimes
d’abus sexuels et de maltraitances répétés. Elle considéra qu’il n’y avait pas
lieu de les interroger de nouveau à ce stade,
notamment dans l’éventualité que les autorités bulgares
souhaitent les entendre. Elle proposa au tribunal d’ordonner
un suivi de la situation des
requérants au sein de la famille et du soutien qu’ils
recevaient de leurs psychologues, et d’évaluer la nécessité d’apporter une assistance aux parents.
93. Le 9 juillet
2013, le tribunal pour mineurs
désigna un médecin expert en neuropsychiatrie pédiatrique, chef du service de neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent
de l’autorité régionale de santé d’une région voisine, afin qu’il
évaluât « l’état psychologique et physique [des requérants], l’éventuelle existence de symptômes rattachables à des abus sexuels (maltraitance)
survenus lors de la période de leur vie passée en communauté, ainsi que la dynamique
relationnelle entre [eux et leurs parents] ».
Le tribunal enjoignit à l’expert de « procéder à un examen [des actes
de procédure et de la documentation
disponible au CTR], en réservant la possibilité, en fonction des conclusions
de cet examen préalable et uniquement sur autorisation du tribunal, d’entendre les mineurs ». Sur la base
de l’examen des documents écrits, des enregistrements des auditions des
requérants et d’un entretien
avec les parents, en se fondant sur des méthodes d’évaluation scientifiques appropriées (méthodes dites C.B.C.A.,
pour Criteria Based Content
Analysis), l’expert fit
les constatations suivantes :
« Les récits de X et de Y concernant des faits dont ils auraient été
victimes pendant leur séjour en institution en Bulgarie
apparaissent comme satisfaisant aux critères requis par la littérature scientifique pour que l’on puisse les considérer comme cliniquement crédibles. La relation des mineurs susmentionnés avec leurs parents
adoptifs apparaît comme fondamentalement bonne. Ces derniers sont
parvenus à gérer et à contenir,
sur un plan personnel également,
une charge émotionnelle considérable. »
94. Dans une décision du 13 mai 2014, le tribunal pour mineurs observa que les
éléments rassemblés, notamment l’évaluation réalisée par l’expert, montraient que les requérants avaient subi des
abus sexuels et des mauvais traitements
répétés à l’orphelinat en Bulgarie. Il nota que, selon les dépositions
des parents, les requérants avaient révélé qu’ils se livraient à des activités sexuelles
entre eux, que cela était courant entre les
enfants de l’orphelinat, et que
les enfants y avaient en outre été victimes
d’abus de la part de plusieurs
employés qui les auraient forcés à subir des actes sexuels.
Il releva que ces abus avaient
été commis dans l’orphelinat et dans un lieu où les
enfants étaient emmenés en vacances, que les
enfants avaient été menacés, notamment avec une arme, que les pratiques dénoncées
avaient été filmées par un photographe, D.,
et que les requérants avaient identifié certaines des personnes qu’ils
avaient citées, en particulier le photographe, sur les photographies qu’avait présentées le journaliste de L’Espresso. Il souligna que les
requérants avaient répété ces faits
lors de leur audition devant la procureure, même si leur récit avait
alors été moins détaillé et également émaillé de quelques hésitations.
95. Le tribunal
considéra, en se basant notamment sur un dernier rapport des
psychologues du CTR daté du 21 novembre 2013, que les parents
adoptifs avaient fait preuve de la patience et de l’attention
nécessaires, et qu’il n’y avait pas lieu
de remettre en cause leur aptitude à prendre soin des enfants et à les éduquer. Il nota cependant que la réaction initiale des parents avait
été inadéquate, dans la mesure où ils auraient
dû saisir immédiatement le tribunal pour mineurs ou une autre autorité compétente plutôt que de recourir à un journaliste. Il critiqua également l’attitude de l’association AiBi, qui avait tardé à saisir
les autorités compétentes après avoir été mise au courant de l’affaire et avoir constaté un problème de sexualité précoce chez les
requérants et les autres enfants de l’orphelinat,
et qui s’était empressée d’établir un rapport qui blâmait les parents.
96. Dans ces conditions, le tribunal jugea qu’il n’y avait
pas lieu d’ordonner une nouvelle audition des requérants, ni de mesure de protection à leur égard ou
de contrôle de leur suivi psychologique, et mit fin à la procédure de suivi de l’adoption. La décision du tribunal pour mineurs fut transmise
au parquet de Milan en relation avec
la procédure pénale pendante au sujet
des mêmes faits.
97. À la fin du mois de janvier
2014, le ministère de la Justice italien
adressa aux autorités bulgares une lettre officielle par laquelle il leur transmettait les éléments recueillis
par le parquet près le tribunal
pour mineurs de R. (paragraphes 75 et
suivants ci-dessus) et leur demandait d’ouvrir une enquête sur les faits allégués.
Les documents communiqués comprenaient la déposition du père
des requérants devant la police judiciaire, sa lettre contenant
la liste des noms et des profils Facebook des personnes qu’il
considérait comme étant impliquées (paragraphes 48 et 80 ci‑dessus), le procès-verbal établi par la police à partir des enregistrements des entretiens des requérants avec leurs psychologues
(paragraphes 23‑34 ci-dessus), ainsi que la transcription des auditions des
deux premiers requérants
par la procureure pour mineurs
(paragraphes 79-91 ci-dessus).
98. Le 14 mars
2014, le parquet près la Cour
suprême de cassation bulgare adressa
une traduction des documents italiens au parquet régional de Veliko Tarnovo, qui la transmit au parquet de district. Le 4 avril 2014, le
parquet de district ouvrit
une enquête préliminaire, sous la référence no 910/14. Le 15 avril 2014, il
constata que trois procédures avaient été ouvertes concernant
les mêmes faits et communiqua les dossiers au parquet régional en proposant leur jonction et l’annulation des ordonnances déjà rendues dans l’affaire.
99. Par une ordonnance
du 5 juin 2014, le parquet régional de Veliko Tarnovo ordonna la jonction des trois
procédures et annula l’ordonnance du 28 juin 2013 qui avait été prononcée dans
la procédure no 473/13 (paragraphe 74 ci‑dessus) au motif
que celle-ci avait été rendue alors
qu’une première procédure était pendante. L’ordonnance de classement sans
suite du 18 novembre 2013, prononcée
dans la procédure no 222/13 (paragraphe 60 ci-dessus), resta ainsi en vigueur. Aucun nouvel acte d’investigation
ne fut entrepris sur la
base des nouveaux documents
reçus des autorités italiennes en janvier 2014.
100. En décembre 2014 puis en janvier 2015, un représentant de
l’ambassade d’Italie à Sofia s’enquit
officiellement de l’avancée
de l’enquête. Le 23 janvier
2015, les autorités bulgares informèrent l’ambassade d’Italie que l’enquête pénale avait été clôturée
par l’ordonnance du
18 novembre 2013 (paragraphe 60 ci-dessus), dont elles lui adressèrent copie le 28 janvier
2015.
101. Entre-temps,
le 19 janvier 2015, le ministère
de la Justice italien avait
prié son homologue bulgare
de lui faire part des résultats de la procédure pénale. Il en fut informé par une lettre du 11 mars 2015.
102. Le 11 décembre
2015, le père des requérants sollicita auprès du ministère
de la Justice italien un accès
à tous les éléments du dossier. Le 1er février 2016, en réponse à cette demande, les autorités italiennes
transmirent aux parents des requérants
les décisions rendues par le parquet bulgare, traduites
en italien, notamment l’ordonnance du parquet de district de Veliko Tarnovo du 18 novembre 2013.
Cette ordonnance indiquait qu’elle était susceptible d’un recours devant le parquet régional.
103. Le 7 juin
2016, le ministère de la Justice italien
envoya à son homologue
bulgare de nouveaux documents concernant
l’affaire, notamment une lettre du
père des requérants datée du 2 mai 2016 et adressée au ministère de la Justice italien dans laquelle
l’intéressé contestait l’enquête menée en Bulgarie et l’indépendance du parquet de district de Veliko Tarnovo, une liste récapitulative des présumés responsables et des enfants qui étaient censément présents à l’orphelinat au moment des faits, ainsi
qu’un article du quotidien local Borba, daté du 4 janvier 2013, dans lequel un jeune homme qui disait avoir fréquenté
plusieurs établissements d’accueil dans son enfance et son adolescence dénonçait l’existence présumée de violences et d’activités sexuelles précoces dans ces
établissements. Dans sa
lettre, le père des requérants mentionnait la décision du tribunal
pour mineurs du 13 mai 2014
(paragraphes 94-96 ci-dessus)
et demandait qu’elle fût communiquée aux autorités bulgares ;
il n’apparaît pas toutefois que cette
décision ait effectivement été jointe à l’envoi du ministère italien.
104. Ces documents furent
transmis au parquet de district de Veliko Tarnovo le 1er août
2016. Le 2 août 2016, le procureur
chargé du dossier s’en dessaisit en réaction à la remise
en cause, exprimée par le père
des requérants, de son traitement de l’affaire. Un autre
procureur fut désigné. Estimant que la lettre du père des requérants
devait être considérée comme un recours contre l’ordonnance du parquet de district du 18 novembre 2013, il transmit le dossier au parquet régional.
105. Par une ordonnance
du 30 septembre 2016, le procureur régional confirma l’ordonnance de classement sans suite du 18
novembre 2013. Il constata que cette
ordonnance se fondait sur
une inspection effectuée
par l’ANPE qui n’avait pas constaté de dysfonctionnements dans l’orphelinat ni d’atteinte aux droits
des enfants, et que le procureur de district en avait conclu que
les éléments exposés dans l’article de l’hebdomadaire italien n’étaient pas corroborés.
106. Le procureur
régional constata ensuite les points suivants. À l’occasion de la deuxième procédure, qui avait été ouverte après
le signalement effectué par
l’association Telefono Azzurro, la police et différents services compétents avaient mené une enquête. Dans ce cadre, divers membres du personnel de l’orphelinat avaient été entendus : la directrice, la psychologue, deux éducatrices, le chauffeur,
le chauffagiste, le gardien
et une garde d’enfants, ainsi
que quatre enfants. Des personnes extérieures
qui étaient intervenues dans l’orphelinat – un photographe et un électricien – avaient également été entendues à cette occasion. Les enquêteurs de la police avaient ensuite procédé aux auditions de la directrice, de la psychologue, de
l’assistante sociale et d’un enfant, ainsi qu’à celles
de l’électricien, du photographe et d’un employé de la
municipalité chargé de l’informatique, qui étaient tous intervenus dans l’orphelinat. Ces auditions n’avaient pas permis
de recueillir d’éléments
qui auraient révélé que des pensionnaires
de l’orphelinat eussent été victimes de violences psychologiques,
physiques ou sexuelles. Il ressortait des résultats de l’enquête que les enfants étaient surveillés la nuit et qu’ils ne pouvaient avoir de contacts avec des
personnes extérieures hors
de la présence d’une garde
d’enfants ou d’une éducatrice
de l’établissement. Il apparaissait
par ailleurs qu’une fois
par an, en été, les
enfants, accompagnés de membres
du personnel éducatif, partaient en colonie de
vacances pour un séjour qui
se concluait habituellement
par une fête, à laquelle n’aurait participé qu’une seule personne
extérieure, à savoir un
disc-jockey.
107. Le procureur
nota que seuls trois employés de l’orphelinat étaient des hommes et qu’ils n’avaient pas accès
aux locaux réservés aux enfants, que le photographe extérieur intervenait uniquement pour prendre des photographies ou faire des
films pour les besoins des dossiers d’adoption ou au cours
de fêtes ou de cérémonies, qu’aucun employé ne s’appelait N., la seule personne de ce nom étant un électricien
qui était intervenu occasionnellement pour réparer les équipements de la cuisine, et
qu’il n’y avait jamais eu
de directrice appelée E.
(sur la confusion concernant
ce prénom, voir les paragraphes 19 et 32 ci-dessus).
108. En conséquence,
le procureur estima que rien dans les
éléments recueillis n’indiquait que des
infractions eussent été commises contre
les trois requérants.
109. Le procureur constata par ailleurs que les nouveaux documents envoyés par les autorités italiennes
confirmaient les éléments qui étaient contenus dans les
envois précédents et qu’ils ne renfermaient aucun fait nouveau. Il en conclut qu’il n’y
avait pas lieu d’engager de poursuites pénales et confirma l’ordonnance de classement sans suite du
18 novembre 2013.
110. Le 17 novembre 2016, cette décision fut validée par le parquet d’appel de Veliko Tarnovo dans le cadre d’un contrôle d’office.
111. Le 27 janvier
2017, à la suite de la communication de la présente requête au gouvernement défendeur, le parquet près la Cour suprême de cassation bulgare
ordonna un contrôle
d’office de l’ordonnance du
parquet d’appel. Le contrôle
effectué par une procureure
de ce parquet conclut que
l’enquête qui avait été conduite était
apparemment complète et qu’elle n’avait pas permis de révéler
que les requérants
eussent fait l’objet de mauvais traitements à l’orphelinat, de
sorte qu’aucun motif ne justifiait l’annulation de l’ordonnance du parquet d’appel. La procureure dressa les constats suivants :
« Des vérifications approfondies ont été effectuées
dans le dossier no 222/2013 du
parquet de district de Veliko Tarnovo, au cours
desquelles aucun indice de violences physiques ou sexuelles sur les enfants de [l’orphelinat] n’ont été recueillies.
Après avoir pris
connaissance des pièces envoyées par le parquet près le tribunal de Milan à l’ambassade de Bulgarie, lesquelles contenaient les avis d’expert
d’un psychologue, d’un psychothérapeute
et d’un médecin consultant clinique établis à la demande des [parents
des requérants], ainsi que du
signalement de l’association
Telefono Azzurro, spécialisée dans la prévention des abus sur mineurs,
adressé au parquet de
Milan, qui avait été transmis au service international
du parquet de cassation par
le ministère de la Justice, ainsi
que des pièces
concernant l’audition des mineurs X et Y, contenant la transcription des auditions de X et Y par la procureure (...), l’agente de police
(...) et la psychologue (...), j’ai
constaté que ces auditions ne permettaient pas de conclure que les
enfants avaient subi des abus de la part d’adultes pendant leur séjour à [l’orphelinat], mais qu’elles indiquaient qu’ils avaient probablement été témoins d’actes d’attouchements sexuels entre des pensionnaires
de l’orphelinat, que X avait reproduits en Italie sur ses sœurs. Les
enfants eux‑mêmes livrent
des versions différentes des circonstances dans lesquelles ils auraient été témoins
d’actes à caractère sexuel – à la télévision ou de la part d’un autre enfant
plus âgé.
Le premier récit
de X à ses parents adoptifs concernant des violences dont il aurait été victime
en Bulgarie vise plutôt à attirer leur attention sur des évènements qui n’ont pas eu
lieu et à justifier les actes qu’il
a commis sur ses sœurs, au sujet desquels
les parents ont montré une vive réprobation.
Une partie des premiers récits [des requérants] devant leurs parents
et les psychologues n’a pas été confirmée
au cours de l’interrogatoire détaillé réalisé par la procureure du tribunal pour mineurs italien.
Les trois enfants ayant eu peur
d’être rejetés par leurs parents adoptifs,
lesquels désapprouvaient vivement leur comportement
immoral dans le nouveau cercle familial, au sein duquel
ils reçoivent beaucoup d’attention et d’amour, ils ont
cherché à susciter de la compassion et à minimiser leurs actes en relatant des évènements
qui n’avaient pas eu lieu, dans
lesquels ils étaient victimes de crimes.
Au vu de ce qui précède, je considère que l’ordonnance du parquet d’appel de Veliko Tarnovo est justifiée et
conforme à la loi. »
112. Outre
les inspections conduites à l’orphelinat à la
suite des allégations des requérants, un autre contrôle fut effectué par les services régionaux de la protection de l’enfance en juin 2013, après qu’une association, le Comité Helsinki bulgare, eut, dans un signalement, émis des doutes
concernant la qualité des activités éducatives
de l’établissement et allégué
que des enfants d’un âge supérieur à celui prévu par la réglementation vivaient à l’orphelinat, que le chauffagiste entrait dans les locaux
réservés aux enfants, en infraction avec le règlement, et qu’il avait entretenu une relation avec l’une des employées. Le rapport établi par ces services observait notamment que l’âge réglementaire des enfants était respecté et que le chauffagiste ne s’était pas rendu dans
les locaux des enfants sans être accompagné par un autre membre du personnel.
En revanche, selon ce rapport, la directrice
de l’orphelinat avait constaté qu’une employée avait pu tenir devant
les enfants des propos inappropriés concernant des relations amoureuses entre adultes, et la directrice avait réprimandé cette personne. Il était par ailleurs ressorti du contrôle
effectué par les services sociaux que l’infirmière
n’avait pas organisé de séances d’information
sur le thème de la santé, comme elle en avait l’obligation, mais que des cours d’éducation
sexuelle et médicale avaient été dispensés
par les éducatrices.
113. En 2013, le parquet de district de Veliko Tarnovo ouvrit par ailleurs une enquête pénale, sous la référence no 407/2013, à la suite d’un signalement effectué par la direction régionale de l’aide sociale en réaction aux plaintes de plusieurs parents dont les enfants, M., S. et Y., avaient
résidé de manière temporaire à l’orphelinat en
2011-2012 et avaient déclaré
avoir reçu des coups de bâton de la part
d’une garde d’enfants. Le parquet ordonna
à la police et au service
de la protection de l’enfance
territorialement compétent
de procéder à une vérification.
Sur décision du maire, les services sociaux de la commune effectuèrent eux aussi une vérification concernant le même signalement. Par une ordonnance du 19 juin 2013, le parquet
de district classa l’affaire sans suite, constatant qu’il n’y avait pas
d’éléments suffisants pour pouvoir considérer que les enfants avaient été maltraités
par des membres du personnel. Au
sujet de la jeune M., qui
est l’un des enfants mentionnés
dans les récits des requérants
(paragraphes 21, 28, 56 et 72 in
fine ci-dessus), l’ordonnance
relatait également un autre épisode : au moment de son retour à l’orphelinat après un séjour chez ses
parents en janvier 2012, la
fillette s’était plainte d’atteintes sexuelles dans son milieu familial et en avait fait part aux autres
enfants. La directrice avait
évoqué cet épisode à l’occasion des enquêtes concernant
la présente affaire (paragraphe 56 ci-dessus in fine) et dans
ses déclarations à la
presse, pour expliquer l’éventuelle
origine des récits d’abus sexuels faits
par les requérants.
114. L’orphelinat
fut fermé en juillet 2015, dans le cadre d’une politique de désinstitutionnalisation visant
à placer un maximum d’enfants dans
un cadre familial.
LE CADRE
JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
115. Les dispositions pertinentes du code pénal, telles qu’en vigueur
à l’époque des faits de l’espèce, étaient ainsi libellées :
Article 31
« 1) Toute personne âgée de plus de dix-huit ans qui commet
une infraction alors qu’elle est capable de discernement est pénalement responsable.
2) Une personne
âgée de quatorze à dix-huit ans est pénalement
responsable si, au moment des faits, elle était en mesure de comprendre la nature et les conséquences de ses actes et de les maîtriser. »
Article 149
« 1) Quiconque se
livre sur un mineur de moins de quatorze ans à des actes
visant à susciter ou à satisfaire une pulsion sexuelle sans accouplement est puni d’une peine allant d’un à six ans d’emprisonnement
pour atteinte sexuelle (блудство).
2) Quiconque
commet une atteinte sexuelle en recourant à la force ou à la menace, en abusant de la situation de vulnérabilité
de la victime ou en plaçant la victime dans une telle situation, ou en abusant d’une position de
dépendance ou d’autorité,
est puni d’une peine allant de deux à huit ans d’emprisonnement.
(...)
4) La peine
encourue est de trois à quinze ans d’emprisonnement :
1. si les
actes sont commis par deux ou plusieurs
personnes ;
(...)
5) La peine
encourue est de cinq à vingt ans d’emprisonnement :
1. si les
actes sont commis à l’égard de deux ou
plusieurs mineurs.
(...) »
Article 151
« 1) Quiconque commet un acte d’accouplement avec un mineur de moins de quatorze ans, pour autant que l’acte
ne constitue pas l’infraction visée à l’article 152, est puni d’une peine allant de deux à six ans
d’emprisonnement.
(...) »
Article 152
« 1) Quiconque commet un acte d’accouplement avec une personne de sexe féminin :
1. en incapacité
de se défendre, lorsqu’elle
n’y a pas consenti ;
2. contrainte
par la force ou la menace ;
3. mise hors d’état de se défendre par l’agresseur,
est puni
pour viol d’une peine allant de deux à huit ans d’emprisonnement.
(...)
4) La peine
encourue pour viol est de
dix à vingt ans d’emprisonnement :
1. si
la victime est âgée de moins de quatorze ans ;
(...) »
Article 155b
« Quiconque
incite un mineur de moins de quatorze ans à prendre part à des actes sexuels
réels, virtuels ou simulés entre
personnes de même sexe ou de sexe
opposé, ou à des actes d’exhibition
lascive d’organes sexuels,
de sodomie, de masturbation, de sadisme
ou masochisme sexuel, ou à observer
de tels actes est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à
trois ans d’emprisonnement ou d’une peine de mise à l’épreuve. »
Article 157
« 1) Quiconque se
livre à un acte de pénétration sexuelle ou à un acte de satisfaction sexuelle avec une personne de même sexe en recourant
à la force ou à la menace,
en abusant d’une position de domination
ou d’autorité ou en abusant de l’incapacité à se défendre d’une personne, est puni d’une peine allant de deux à huit ans
d’emprisonnement.
2) Lorsque
la victime est âgée de moins de quatorze ans, la peine encourue
est de trois à vingt ans d’emprisonnement.
3) Quiconque
se livre à un acte de pénétration sexuelle ou à un acte de satisfaction sexuelle avec une personne de même sexe âgée
de moins de quatorze ans est puni d’une peine allant de deux à six ans
d’emprisonnement.
(...) »
Article 159
« 1) Quiconque crée, expose, diffuse, propose, vend, loue ou
propage de toute autre manière du
matériel pornographique est
puni d’une peine allant jusqu’à un an d’emprisonnement et d’une amende allant de 1 000 à 3 000 levs [l’équivalent de 500 à 1 500 euros
environ].
(...)
4) Les
infractions visées aux alinéas 1 à 3 sont punies d’une peine allant jusqu’à
six ans d’emprisonnement et d’une amende allant jusqu’à 8 000 levs [environ
4 000 euros] lorsqu’une
personne âgée de moins de dix-huit ans ou paraissant
comme telle a été utilisée pour la fabrication du matériel pornographique.
(...) »
116. En application
des articles 207 à 211 du code de procédure pénale de 2006, une procédure pénale est engagée lorsque les autorités
sont en présence d’un motif légal (законен повод) et d’éléments suffisants (достатъчно данни) indiquant qu’une infraction pénale a été commise. Le motif légal peut être
un signalement (съобщение)
alléguant la commission d’une
infraction adressé au procureur ou
à un autre organe compétent, une publication dans la presse, les déclarations faites par l’auteur d’une infraction ou la constatation directe de la commission d’une infraction par les autorités de poursuite.
117. Afin
de décider s’il doit engager ou
non des poursuites pénales, le parquet ouvre un
dossier (преписка)
et effectue une enquête préliminaire (проверка).
Dans ce cadre, il peut, personnellement ou par délégation aux autorités publiques
compétentes et notamment à
la police, recueillir tous documents, informations, auditions, avis d’experts ou autres éléments
pertinents (article 145 de
la loi sur le pouvoir judiciaire).
118. Lorsqu’il
décide de ne pas engager de poursuites pénales et classe l’affaire sans suite (отказ
да се
образува
досъдебно
производство),
le procureur en informe la victime
de l’infraction présumée ou ses héritiers,
la personne morale lésée,
le cas échéant, et l’auteur du signalement
(article 213 du code
de procédure pénale). Le procureur de rang supérieur peut, sur recours des personnes
susmentionnées ou dans le cadre d’un examen d’office, annuler l’ordonnance de classement sans
suite et ordonner l’ouverture d’une procédure pénale (article 46, alinéa 3, et article 213, alinéa 2, du code).
119. En
vertu de l’article 160 du code de procédure pénale, une perquisition peut être ordonnée
dans le cadre d’une procédure pénale lorsqu’il existe des raisons plausibles
de considérer que des objets, des
documents ou des systèmes informatiques
contenant des éléments pouvant se révéler pertinents pour l’affaire
sont susceptibles de se trouver dans un lieu donné. La réalisation d’une perquisition nécessite l’autorisation d’un juge, sauf dans
les situations d’urgence, lorsque la perquisition immédiate constitue l’unique moyen de recueillir et de préserver des preuves (article 161
du code).
120. Selon l’article 172 du code, les autorités de poursuite ne peuvent recourir à des moyens spéciaux de renseignement, notamment à des écoutes téléphoniques,
dans les enquêtes sur des infractions graves, y compris celles visées aux articles
149 à 159 du code pénal, que lorsque les
circonstances pertinentes
ne peuvent être établies d’une autre manière ou que
leur établissement serait particulièrement difficile
si les autorités ne recouraient pas à ces moyens. L’utilisation
de procédés et moyens spéciaux de renseignement doit être autorisée
par un juge sur demande motivée du procureur
chargé de l’enquête (article 173).
121. La loi
sur la protection de l’enfance,
adoptée en 2000, a pour objectif
d’assurer le respect des droits et la protection des enfants. Son article 3 fait du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant
l’un des principes qui régissent la protection de l’enfance. L’article 11 proclame que tout enfant a le droit à être protégé,
notamment, contre des méthodes éducatives
contraires à sa dignité et contre toute forme de violence physique, psychologique ou autre.
122. L’ANPE est la principale autorité chargée de la protection de l’enfance, en collaboration avec les services sociaux, les différents ministères, les maires des communes
et les services d’aide
sociale municipaux. Aux termes de l’article 17a, alinéa 1, de la loi, le président de l’ANPE est compétent,
parmi d’autres attributions, pour contrôler le respect des droits
des enfants par les écoles,
les établissements de soins ou les
institutions spécialisées telles
que les orphelinats.
En cas de non-respect de ces droits ou
de la réglementation applicable,
il donne des instructions obligatoires visant à remédier aux dysfonctionnements
constatés. Il est compétent,
de même que les services d’aide sociale municipaux, pour saisir la police, le parquet ou les juridictions lorsqu’un enfant se trouve en
situation de danger.
123. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), ou Convention
relative aux droits de
l’enfant, adoptée le 20 novembre 1989 et ratifiée par la quasi-totalité des États membres
de l’Organisation des
Nations unies, a pour but
de reconnaître et protéger les droits spécifiques
des enfants, élargissant aux enfants le concept de droits
de l’homme tel que prévu par la Déclaration universelle des droits de l’homme.
124. Les dispositions pertinentes de la
CIDE se lisent comme suit :
Article 3
« 1. Dans
toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale,
des tribunaux, des autorités administratives
ou des organes
législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération
primordiale.
(...) »
Article 19
« 1. Les
États parties prennent toutes les mesures
législatives, administratives,
sociales et éducatives appropriées pour protéger
l’enfant contre toute forme
de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence,
de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents
ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants
légaux ou de toute autre personne
à qui il est confié.
2. Ces
mesures de protection doivent comprendre, selon qu’il conviendra,
des procédures efficaces pour l’établissement de
programmes sociaux visant à fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux
à qui il est confié, ainsi que pour d’autres formes de prévention, et aux fins d’identification,
de rapport, de renvoi, d’enquête,
de traitement et de suivi
pour les cas de mauvais traitements de l’enfant décrits ci-dessus, et comprendre également, selon qu’il conviendra,
des procédures d’intervention judiciaire. »
125. Le Comité des droits de l’enfant contrôle l’application de cette convention. Il a dressé, dans son Observation générale no 13 du 18 avril 2011 intitulée
« Le droit de l’enfant d’être
protégé contre toutes les formes
de violence » et motivée
par le fait que « l’ampleur et l’intensité de la violence exercée contre les enfants sont alarmantes », les constats suivants
concernant l’article 19 de
la CIDE :
- l’article 19
§ 1 interdit toute forme de
violence, y compris les brimades et le bizutage physiques de la part d’adultes
ou d’autres enfants ;
- les violences sexuelles comprennent toutes les activités sexuelles
imposées par un adulte à un enfant, ou « commises contre un enfant par un autre
enfant, si l’auteur des faits est sensiblement plus âgé que la victime
ou fait usage
de son pouvoir, de menaces ou d’autres moyens
de pression » ;
- l’article 19
§ 1 interdit « le fait
de prendre, de produire, d’autoriser à prendre, de distribuer, de montrer, de posséder et ou de publier des photographies
(...) et des vidéos
d’enfants qui sont indécentes
(...) » ;
- l’article 19
§ 2 impose des mesures de détection et de signalement de la
violence, d’enquête et d’intervention judiciaire.
126. En ce qui concerne les
enquêtes, l’Observation générale no 13 dispose ce qui suit :
« Les enquêtes portant sur des cas de violence
signalés par l’enfant, un représentant
ou un tiers doivent être menées
par des professionnels qualifiés qui ont reçu une formation complète et spécifique à leurs fonctions et s’appuyer sur une approche fondée sur les droits de l’enfant et adaptée à ses besoins. L’adoption de procédures rigoureuses mais adaptées aux enfants facilite le repérage des cas de violence
et l’apport d’éléments de preuve pour les procédures administratives, civiles et pénales et pour les procédures de protection de l’enfant. Il convient
de faire preuve d’une extrême prudence pour éviter d’exposer l’enfant à un
nouveau préjudice pendant l’enquête.
À cette fin, toutes les parties sont tenues de solliciter l’opinion de
l’enfant et de lui donner tout le poids
nécessaire. »
L’observation générale précise que l’intervention judiciaire peut inclure des procédures
pénales, « qui doivent
être strictement appliquées pour mettre un terme à
la pratique généralisée de
l’impunité de jure ou de facto, en particulier
des acteurs étatiques ».
127. La Convention du
Conseil de l’Europe sur la protection
des enfants contre
l’exploitation et les abus sexuels (dite « Convention de Lanzarote »), adoptée par le Comité des Ministres le 12 juillet 2007 et entrée en vigueur
le 1er juillet 2010, a pour objet
de prévenir et de combattre
l’exploitation et les abus sexuels concernant des enfants, de protéger les droits des
enfants victimes d’exploitation et d’abus sexuels et de promouvoir la coopération nationale et internationale contre l’exploitation et les abus sexuels concernant
des enfants. Elle est entrée en vigueur
le 1er avril 2012 à l’égard
de la Bulgarie et le 1er mai 2013 à l’égard de l’Italie. Elle exige notamment la criminalisation de toutes les formes d’exploitation et d’abus sexuels des
enfants (articles 18 à 24) et l’adoption de mesures visant à assurer l’assistance aux victimes. Elle formule également des exigences
auxquelles doivent répondre les enquêtes
et les procédures pénales engagées pour de tels faits. Les
passages de la convention pertinents
en l’espèce disposent ce
qui suit :
Chapitre IV – Mesures de protection et assistance aux victimes
Article 11 – Principes
« 1. Chaque
Partie établit des programmes sociaux efficaces et met en place des structures pluridisciplinaires visant à fournir l’appui nécessaire aux victimes, à leurs parents proches et à ceux auxquels elles
sont confiées.
(...) »
Article 12 – Signalement des soupçons d’exploitation ou d’abus sexuels
« (...)
2. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour encourager toute personne ayant connaissance ou suspectant, de bonne foi, des faits d’exploitation ou d’abus sexuels
concernant des enfants à les signaler aux
services compétents.
(...) »
Article 13 – Services d’assistance
« Chaque Partie prend les
mesures législatives ou autres nécessaires pour encourager et soutenir la mise en
place de services de communication, tels que des
lignes téléphoniques ou internet, permettant de prodiguer des conseils
aux appelants, même confidentiellement ou dans le respect
de leur anonymat. »
Article 14 – Assistance aux victimes
« (...)
3. Lorsque
les parents ou les personnes
auxquelles l’enfant est confié
sont impliqués dans les faits
d’exploitation ou d’abus sexuels commis à son encontre, les procédures d’intervention prises en application du paragraphe 1 de l’article 11
comportent :
– la possibilité
d’éloigner l’auteur présumé des faits ;
(...) »
Chapitre VI – Droit pénal matériel
Article 18 – Abus sexuels
« 1. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale les comportements
intentionnels suivants :
a) le fait
de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant qui, conformément aux dispositions pertinentes du droit national, n’a pas atteint l’âge légal
pour entretenir des activités sexuelles ;
b) le fait
de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant :
– en faisant usage de la contrainte, de la
force ou de menaces ; ou
– en abusant
d’une position reconnue de confiance,
d’autorité ou d’influence sur l’enfant, y compris
au sein de la famille ; ou
– en abusant
d’une situation de particulière vulnérabilité
de l’enfant, notamment en raison
d’un handicap physique ou mental
ou d’une situation de dépendance. (...) »
Article 25 – Compétence
« 1. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour établir sa compétence à l’égard de toute infraction pénale établie conformément à la présente Convention, lorsque l’infraction est commise :
a) sur son territoire ; ou
(...)
d) par un de ses ressortissants ; ou
e) par une personne ayant sa résidence habituelle sur son territoire. »
Article 27 – Sanctions et mesures
« 1. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour
que les infractions
établies conformément à la présente Convention soient passibles de sanctions effectives, proportionnées et
dissuasives, tenant compte de leur gravité. Celles-ci incluent des sanctions privatives de liberté pouvant donner lieu à l’extradition.
(...)
3. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres
nécessaires :
a) pour permettre
la saisie et la confiscation :
– de biens, documents et autres moyens matériels utilisés pour commettre les infractions établies conformément à la présente Convention ou en faciliter la commission ;
– du produit de ces infractions ou des biens dont la valeur correspond à ces produits ;
b) pour permettre
la fermeture temporaire ou définitive de tout établissement utilisé pour commettre l’une des infractions établies conformément à la présente
Convention, sans préjudice des
droits des tiers de bonne foi, ou interdire à l’auteur de ces infractions, à titre temporaire ou définitif, l’exercice de l’activité, professionnelle ou bénévole, impliquant un contact avec des enfants,
à l’occasion de laquelle celles-ci ont été
commises.
(...) »
Chapitre VII – Enquêtes, poursuites et droit procédural
Article 30 – Principes
« 1. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour que les enquêtes
et procédures pénales se déroulent dans l’intérêt supérieur et le respect des droits
de l’enfant.
2. Chaque
Partie veille à adopter une approche protectrice des victimes, en veillant à ce que les enquêtes
et procédures pénales n’aggravent pas le traumatisme subi par l’enfant et que la réponse pénale s’accompagne d’une assistance, quand cela est approprié.
3. Chaque
Partie veille à ce que les enquêtes
et procédures pénales soient traitées en priorité et sans retard injustifié.
4. Chaque
Partie veille à ce que les mesures
adoptées conformément au présent chapitre
ne portent pas préjudice aux droits
de la défense et aux exigences d’un procès équitable et impartial, conformément à l’article 6 de la
Convention de sauvegarde des
Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.
5. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour,
conformément aux principes fondamentaux de son droit interne :
– garantir des
enquêtes et des poursuites efficaces des infractions établies conformément à la présente Convention, permettant, s’il y a lieu, la possibilité de mener des enquêtes discrètes ;
– permettre aux unités ou
services d’enquêtes d’identifier
les victimes des infractions établies conformément à l’article 20, notamment grâce à l’analyse des matériels de pornographie enfantine, tels que les
photographies et les enregistrements audiovisuels, accessibles, diffusés ou transmis par le biais des technologies
de communication et d’information. »
Article 31 – Mesures générales de protection
« 1. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour protéger les droits
et les intérêts des victimes, notamment
en tant que témoins, à tous les stades des
enquêtes et procédures pénales, en particulier :
a) en les
tenant informées de leurs droits et des services à leur disposition et, à moins qu’elles ne souhaitent pas recevoir une telle information, des suites données à leur plainte, des chefs d’accusation retenus, du déroulement général de l’enquête ou de la procédure et de leur rôle au
sein de celle-ci ainsi que de la décision rendue ;
(...)
c) en leur
donnant, d’une manière
conforme aux règles de procédure du droit
interne, la possibilité d’être
entendues, de fournir des éléments de preuve et de choisir les moyens selon
lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés et examinés, directement ou par recours à un intermédiaire ;
d) en leur
fournissant une assistance appropriée, pour que leurs droits et intérêts soient dûment présentés et pris en compte ;
e) en protégeant
leur vie privée, leur identité et leur image et en prenant des mesures
conformes au droit interne pour prévenir la diffusion publique de toute information pouvant conduire à leur identification ;
(...)
2. Chaque
Partie garantit aux victimes, dès
leur premier contact avec les autorités
compétentes, l’accès aux informations sur les procédures judiciaires et administratives pertinentes.
(...) »
Article 32 – Mise en œuvre de la procédure
« Chaque Partie prend les
mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes
ou les poursuites
concernant les infractions établies conformément à la présente
Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime et que la procédure puisse se poursuivre même si la
victime se rétracte. »
Article 34 – Enquêtes
« 1. Chaque
Partie adopte les mesures nécessaires pour que des personnes,
des unités ou des services en charge des enquêtes
soient spécialisés dans la lutte contre
l’exploitation et les abus sexuels concernant des enfants ou que des personnes
soient formées à cette fin.
(...) »
Article 35 – Auditions de
l’enfant
« 1. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires
pour que:
a) les
auditions de l’enfant aient
lieu sans retard injustifié
après que les faits ont
été signalés aux autorités compétentes ;
b) les
auditions de l’enfant se déroulent,
s’il y a lieu, dans des locaux
conçus ou adaptés à cet effet ;
c) les
auditions de l’enfant soient
menées par des professionnels formés à cette fin ;
d) dans
la mesure du possible et lorsque cela est approprié, l’enfant soit toujours interrogé par les mêmes personnes ;
e) le nombre
des auditions soit limité au
minimum et dans la mesure strictement nécessaire au déroulement de la procédure ;
f) l’enfant puisse être accompagné
par son représentant légal ou, le cas échéant,
par la personne majeure de
son choix, sauf décision contraire motivée prise à l’égard de cette personne.
2. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour que les auditions
de la victime ou, le cas échéant, celles
d’un enfant témoin des faits, puissent faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel et que cet enregistrement
puisse être admissible comme moyen de preuve dans la procédure pénale, selon les
règles prévues par son droit interne.
(...) »
Article 36 – Procédure judiciaire
« 1. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires, dans le respect des règles qui régissent l’autonomie des professions judiciaires, pour que des formations en matière de droits de l’enfant,
d’exploitation et d’abus sexuels
concernant des enfants, soient disponibles au profit des acteurs
de la procédure judiciaire,
notamment les juges, les procureurs
et les avocats.
(...) »
Chapitre IX – Coopération internationale
Article 38 – Principes généraux et mesures de coopération internationale
« 1. Les
Parties coopèrent, conformément
aux dispositions de la présente Convention, en application
des instruments internationaux et régionaux pertinents applicables, des arrangements reposant sur des législations uniformes ou réciproques et de leur droit interne, dans la mesure la plus large
possible aux fins :
a) de prévenir
et de combattre l’exploitation et les
abus sexuels concernant des enfants ;
b) de protéger
et d’assister les victimes ;
c) de mener
des investigations ou des procédures
concernant les infractions établies conformément à la présente
Convention.
2. Chaque
Partie prend les mesures législatives
ou autres nécessaires pour que les victimes
d’une infraction établie conformément à la présente
Convention et commise sur le territoire d’une Partie autre que
celui dans lequel elles résident
puissent porter plainte auprès des autorités compétentes
de leur État de résidence.
(...) »
128. Le rapport explicatif
de la Convention de Lanzarote souligne que l’article 18 de cette convention, qui définit l’infraction d’abus sexuel sur un enfant, exige que les enfants soient, quel que soit leur âge,
protégés dans les « situations dans lesquelles les personnes impliquées abusent d’une relation de confiance
avec l’enfant résultant
d’une autorité naturelle,
sociale ou religieuse qui leur permet de contrôler, punir ou récompenser l’enfant, sur les
plans émotionnel, économique
ou même physique. »
129. En ce qui
concerne l’article 30 de la Convention de Lanzarote, relatif aux principes
en matière d’enquête, le
rapport explicatif précise les points suivants :
- selon le paragraphe 3 de cet article, les enquêtes
et les procédures « doivent être traitées
en priorité et sans retards
injustifiés, la lenteur excessive des procédures
pouvant être ressentie par l’enfant victime comme une négation de sa parole ou un refus de l’entendre et pourrait aggraver le traumatisme qu’il a déjà subi » ;
- le paragraphe
5, premier tiret, prévoit que « les Parties doivent prendre les mesures législatives
ou autres nécessaires pour
garantir des enquêtes et des poursuites efficaces des infractions
établies (...). Il appartient
aux Parties de décider les méthodes d’investigation à mener. Cependant, les États devraient permettre, s’il y a lieu et conformément aux principes fondamentaux
de leur droit interne, la possibilité de mener des enquêtes discrètes. »
(...) ;
- le deuxième tiret invite les
parties « à développer des
techniques d’examen des matériels comportant des images pornographiques afin de faciliter l’identification des victimes ».
Concernant la recommandation de mener, le cas échéant,
des enquêtes discrètes (en anglais « covert operations »),
le rapport précise qu’il
« appartient aux
Parties de décider quand et
dans quelles circonstances de telles méthodes d’investigation seraient permises, en prenant en compte entre autres le principe de la proportionnalité des moyens de preuve au regard de la nature et de la gravité des infractions
dont il s’agit d’établir l’existence. »
- La déclaration du Comité de Lanzarote sur la protection
des enfants placés
hors du milieu familial contre
l’exploitation et les abus
sexuels
130. Le Comité
des Parties à la Convention du
Conseil de l’Europe sur la protection
des enfants contre
l’exploitation et les abus sexuels (dit « Comité de Lanzarote ») a pour mission de veiller à la mise en œuvre de ladite convention. À cette fin,
il est notamment chargé de faciliter l’usage et la mise en œuvre effectifs de cette convention, y compris l’identification de tout problème
en la matière, et d’exprimer
un avis sur toute question relative à son application
(article 41 §§ 1 et 3 de la Convention de Lanzarote).
131. Le Comité
de Lanzarote a adopté lors
de sa 25e réunion (15‑18 octobre 2019) une déclaration sur
la protection des enfants placés hors du milieu familial contre l’exploitation et
les abus sexuels. Les parties pertinentes de cette déclaration se lisent comme suit :
« Le Comité
de Lanzarote appelle les États parties à la Convention de Lanzarote à :
(...)
2. veiller
à ce que tous les dispositifs de prise en charge hors du milieu familial soient dotés :
(i) de procédures
de vérification complètes
de toutes les personnes qui s’occupent
d’enfants ;
(ii) de mesures
spécifiques pour prévenir les abus de la vulnérabilité accrue et de la
dépendance des enfants ;
(iii) de mécanismes
adéquats pour aider les enfants à signaler tout cas de violence sexuelle ;
(iv) de protocoles
garantissant, en cas de divulgation, un suivi effectif en termes d’assistance aux victimes présumées et d’enquête sur les infractions alléguées par les autorités compétentes ;
(v) de procédures
claires prévoyant la possibilité de retirer l’auteur présumé de la structure de prise en charge hors du milieu familial dès le début de l’enquête ;
(...)
4. accorder
aux victimes d’abus sexuels commis pendant leur prise en charge
hors du milieu familial une
assistance à long terme sur les
plans médical, psychologique
et social, ainsi qu’une aide juridique et une indemnisation ;
(...)
8. encourager
recherche et action aux niveaux national et international pour :
(i) examiner
et analyser le phénomène des abus sexuels
commis sur des enfants dans
tous les dispositifs de prise en charge hors du milieu familial, notamment la question de la responsabilité des personnes morales ;
(ii) permettre
l’écoute et la reconnaissance
des survivants ayant subi des
abus sexuels dans leur enfance
pendant leur prise en charge hors du milieu familial ;
(iii) identifier
les bonnes pratiques pour soutenir les survivants ayant subi des
abus sexuels dans leur enfance
pendant leur prise en charge hors du milieu familial ;
(iv) planifier
toute une série de mesures pour remédier aux abus sexuels
commis sur des enfants faisant
l’objet d’une prise en charge hors du milieu familial, grâce à des mesures efficaces
de prévention, des offres de services et des poursuites judiciaires contre les auteurs
des infractions. »
132. La Charte
sociale européenne (adoptée en 1961 et révisée en 1996) prévoit en son article 7 que les
enfants et les adolescents ont droit à une protection spéciale contre les dangers
physiques et moraux auxquels
ils sont exposés. L’article 17 de la Charte sociale révisée énonce le droit des enfants et des adolescents à bénéficier d’une protection sur le plan social, juridique
et économique. Le paragraphe
1 b) de cette disposition commande en particulier de prendre toutes les mesures nécessaires et appropriées pour les protéger contre la négligence, la violence ou l’exploitation.
133. Les
Lignes directrices du Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice
adaptée aux enfants ont été adoptées
par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010. En voici
les passages pertinents en l’espèce :
III. Principes
fondamentaux
A. Participation
« 1. Le droit de chaque enfant d’être informé de ses droits, d’avoir
un accès approprié à la justice, d’être consulté et entendu dans les procédures
le concernant directement ou indirectement devrait être respecté.
Cela inclut la prise en considération de l’avis de
l’enfant, compte tenu de sa
maturité et de ses éventuelles difficultés de communication, de sorte que sa participation ait un sens.
(...) »
B. Intérêt
supérieur de l’enfant
« 1. Les
États membres devraient garantir la mise en œuvre
effective du droit des enfants à ce que leur intérêt
supérieur prime sur toute autre considération dans toutes les
affaires les concernant directement ou indirectement.
(...) »
D. Protection
contre la discrimination
« (...)
2. Une protection
et une assistance spéciales
peuvent être accordées aux enfants les plus vulnérables, tels que les
enfants migrants, réfugiés
et demandeurs d’asile, les enfants non accompagnés, les enfants handicapés, les enfants sans abri, les
enfants des rues, les
enfants Roms et les enfants
placés en institution. »
IV. Une justice adaptée aux enfants avant, pendant et après la procédure judiciaire
A. Éléments
généraux d’une justice adaptée aux enfants
« 1. Information et conseil
1. Dès
leur premier contact avec le système judiciaire ou avec
d’autres autorités compétentes (telles que la police, les services de l’immigration, les services éducatifs, sociaux ou de santé)
et tout au long de ce processus,
les enfants et leurs parents devraient être rapidement et dûment informés, entre autres :
a. de leurs droits, en particulier des droits spécifiques dont jouissent les enfants dans les procédures
judiciaires ou non judiciaires les concernant ou pouvant
les concerner, ainsi que des instruments
de recours disponibles en cas de violation de leurs droits, tels
que la possibilité d’engager une procédure judiciaire ou non judiciaire ou d’autres actions. Il peut s’agir d’informations relatives à la durée probable de la procédure ou aux
possibilités d’accès aux voies de recours
et aux mécanismes de recours indépendants ;
b. du système et des procédures concernés, en tenant compte de la place particulière qu’y occupera l’enfant et du rôle qu’il pourrait
y jouer, ainsi que des différentes
étapes de la procédure ;
c. des mécanismes d’accompagnement dont
dispose l’enfant lors de sa participation
aux procédures judiciaire ou non judiciaire ;
d. de l’opportunité et des conséquences possibles d’une procédure judiciaire ou non judiciaire donnée ;
e. le cas échéant, du
chef d’accusation ou du suivi donné
à leur plainte ;
f. de la date et du lieu de la procédure
judiciaire et des autres événements pertinents (tels que les audiences, si l’enfant
est personnellement affecté) ;
g. du déroulement général et de l’issue de la procédure ou de l’action ;
(...)
k. de l’existence de services (sanitaires,
psychologiques, sociaux, interprétation et traduction, et autres) ou d’organisations
pouvant apporter un soutien ainsi que
les moyens d’accéder à ces services, le cas échéant, au
moyen d’aides financières d’urgence ;
l. de tout arrangement particulier visant à protéger autant que possible
leur intérêt supérieur lorsqu’ils sont résidents d’un autre État.
2. Les
informations et les conseils devraient être communiqués aux enfants d’une manière adaptée à leur âge et à leur maturité,
et dans un langage qu’ils puissent comprendre et qui tienne compte des différences
culturelles et de genre.
3. En principe, les informations devraient normalement être données directement
à la fois à l’enfant, à ses parents
ou à ses représentants légaux. La communication des informations aux parents ne devrait pas se substituer à leur transmission à l’enfant.
(...) »
D. Une justice
adaptée aux enfants pendant
la procédure judiciaire
« (...)
3. Droit
d’être entendu et d’exprimer son point de vue
44. Les
juges devraient respecter le droit des enfants d’être entendus dans toutes
les affaires les concernant, ou à tout le moins de l’être dès lors qu’ils
sont censés être capables de discernement pour ce qui est des
affaires en question. Les moyens utilisés à cette fin devraient être adaptés au
niveau de compréhension de
l’enfant et à sa capacité à communiquer,
et prendre en considération
les circonstances particulières de l’espèce. Les enfants devraient être consultés sur la manière dont ils souhaitent être entendus.
(...)
48. Les
enfants devraient recevoir toute information nécessaire portant
sur la manière d’exercer effectivement le droit d’être entendu. Toutefois,
il devrait leur être expliqué que
leur droit d’être entendu et de voir leur point de vue pris en considération
ne détermine pas nécessairement la décision
finale.
49. Les
arrêts et décisions judiciaires concernant des enfants devraient être dûment motivés
et leur être expliqués dans un langage compréhensible pour les enfants, en particulier les décisions pour lesquelles leurs points de vue et avis n’ont
pas été suivis.
(...)
5. Organisation
des procédures,
environnement et langage adaptés
à l’enfant
54. Dans
toutes les procédures, les enfants devraient être abordés en tenant compte de leur âge, de leurs besoins
particuliers, de leur maturité et de leur niveau de compréhension, et en ayant à l’esprit leurs éventuelles difficultés de communication. Les affaires impliquant des enfants devraient être traitées dans des
environnements non intimidants
et adaptés à l’enfant.
(...)
58. Les
enfants devraient pouvoir être accompagnés par leurs parents ou,
le cas échéant, par un
adulte de leur choix, sauf décision contraire
motivée prise à l’égard de cette personne.
59. Des
méthodes d’audition telles que les
enregistrements vidéo ou audio ou les
auditions à huis clos préalables au procès devraient
être utilisées et considérées comme preuves recevables.
(...)
6. Preuve
/ déclarations des enfants
64. Les
entretiens et les auditions avec des enfants devraient être conduits par des professionnels qualifiés. Tout devrait être mis
en œuvre pour permettre aux enfants de témoigner dans les environnements
les plus favorables et les conditions les meilleures, eu égard à leur
âge, leur maturité et leur niveau de compréhension, et en tenant compte de leurs éventuelles difficultés de communication.
65. Les
déclarations audiovisuelles
d’enfants victimes ou témoins devraient être encouragées, tout en respectant le droit des autres parties de contester le contenu de ces déclarations.
66. Lorsque
plusieurs interrogatoires
s’avèrent nécessaires, il serait
préférable qu’ils soient conduits par la même personne afin de préserver la cohérence de l’approche, dans le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant.
67. Les
interrogatoires devraient être aussi limités
que possible en nombre et leur durée devrait être
adaptée à l’âge et à la capacité d’attention de l’enfant.
68. Le contact
direct, la confrontation ou la communication entre un enfant victime ou témoin et l’auteur présumé d’une infraction devraient, autant que possible,
être évités, à moins que l’enfant victime ne le demande.
(...)
70. L’existence
de règles moins strictes en matière de témoignage (par exemple dispense
de serment ou d’autres déclarations similaires) ou d’autres mesures procédurales adaptées aux enfants ne devraient pas diminuer en soi la valeur accordée
au témoignage de l’enfant.
(...)
73. Le témoignage
ou la déclaration d’un
enfant ne devraient jamais être présumés irrecevables
ou non fiables du seul fait
de son âge. »
V. La promotion d’autres actions adaptées aux enfants
Les États membres
sont encouragés à :
(...)
e. faciliter l’accès des enfants aux tribunaux et aux mécanismes de recours, et à reconnaître et à faciliter davantage le rôle des ONG et des autres institutions ou organes indépendants
tels que le médiateur des enfants pour favoriser l’accès effectif des enfants aux tribunaux et aux mécanismes de recours indépendants, tant au niveau
national qu’au niveau
international ;
(...)
g. développer et
à faciliter le recours par les enfants et les autres personnes agissant en leur nom aux mécanismes
universels et européens de protection
des droits de l’homme et des droits
de l’enfant pour l’exercice de la justice
et la protection des droits lorsque les voies de recours
nationales n’existent pas ou ont
été épuisées ;
(...)
j. mettre en
place des centres adaptés aux enfants, organismes de tout type, interdisciplinaires, pour les enfants victimes et témoins, où ces
derniers pourraient être interrogés et faire l’objet d’un examen médical dans un but médicolégal,
être évalués d’une manière détaillée et recevoir de professionnels qualifiés tous les services thérapeutiques
nécessaires ;
k. à mettre
en place des services gratuits
spécialisés et accessibles
de soutien et d’information, tels
que la consultation en ligne, des lignes
d’assistance et des
services communautaires locaux ;
(...) »
- La recommandation Rec (2005) 5 du Comité des ministres relative aux droits des enfants vivant en institution
134. Par cette
recommandation, adoptée le
16 mars 2005, le Comité des ministres du
Conseil de l’Europe a invité
les gouvernements des États membres
à adopter les mesures législatives et autres nécessaires afin de
garantir l’observation des principes et des normes de qualité qui y sont énoncés, notamment
en mettant en place un système
efficace de suivi et de contrôle
externe des institutions de
placement. La recommandation dispose, au titre de principe fondamental, que :
« – toutes
mesures de discipline et de contrôle
appliquées dans les institutions, y compris celles visant à empêcher les enfants de se nuire à eux-mêmes ou à autrui, doivent
se fonder sur la réglementation officielle
et sur les normes établies. »
Elle énonce également certains droits spécifiques des enfants vivant en institution, parmi
lesquels :
« – le droit
au respect de la dignité humaine et à l’intégrité corporelle, et en particulier à des conditions de vie humaines et non
dégradantes et à une éducation
sans violence y compris la protection contre les punitions corporelles
et toute forme d’abus ;
(...)
– le droit
de s’adresser à une instance
identifiable, impartiale et
indépendante afin de faire valoir leurs
droits fondamentaux. »
135. La Directive 2011/93/UE du Parlement et du Conseil du
13 décembre 2011 relative à la lutte contre les
abus sexuels et
l’exploitation sexuelle des
enfants, ainsi que la pédopornographie établit des règles minimales
relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions dans le domaine des abus
sexuels et de l’exploitation sexuelle
des enfants, de la pédopornographie
et de la sollicitation d’enfants à des fins sexuelles.
Elle introduit également des dispositions afin de renforcer la prévention de ce type de criminalité et la protection de ceux qui en sont victimes. Elle contient des dispositions similaires à celles de la
Convention de Lanzarote. Le délai de transposition de la directive expirait le 18 décembre 2013,
date postérieure aux faits pertinents de la présente espèce.
136. Avant la
Directive 2011/93/UE, la décision-cadre 2004/68/JAI du Conseil du
22 décembre 2003 relative à la lutte
contre l’exploitation sexuelle
des enfants et la pédopornographie
commandait aux États membres, dans le cadre d’une approche globale comprenant des sanctions effectives
proportionnées et dissuasives
et s’accompagnant d’une coopération
judiciaire aussi étendue que possible,
d’ériger en infractions pénales les formes
les plus graves d’abus sexuels et d’exploitation sexuelle des enfants et de fournir un niveau minimum d’assistance aux victimes. La décision-cadre
2001/220/JAI du Conseil du 15 mars 2001 relative au statut des
victimes dans le cadre de procédures pénales conférait quant à elle un ensemble de droits
aux victimes dans le contexte des procédures pénales, y compris le droit à une protection et le droit à réparation.
137. La Convention relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États
membres de l’Union européenne, entrée en vigueur en 2005 et applicable à
l’époque des faits de l’espèce, a pour objet de compléter et de faciliter l’application des dispositions relatives à l’entraide judiciaire entre les États
membres de l’Union européenne.
138. La Cour
relève que les parents adoptifs
des trois requérants ont introduit la requête initiale au nom
de ces derniers et aussi en leur nom
propre. Le 5 septembre
2016, la présidente de la section
a décidé de porter à la connaissance du gouvernement défendeur les griefs soulevés
pour autant qu’ils concernaient les trois requérants mineurs et de déclarer irrecevables les griefs formulés par les parents en leur nom propre
(paragraphe 4 ci‑dessus).
En vertu de l’article 27 §
2 de la Convention et de l’article 54 § 3
du règlement, la décision de déclarer ces griefs irrecevables
est définitive.
139. La chambre
a dans son arrêt (ci-après « l’arrêt de la chambre ») rappelé ces circonstances et précisé que celui-ci
ne portait pas sur les griefs déclarés
irrecevables (X et autres
c. Bulgarie, no 22457/16, § 58, 17 janvier 2019).
140. Devant
la Grande Chambre, les requérants
maintiennent que la Cour devrait examiner
les griefs formulés par les parents en leur nom propre. Le Gouvernement s’oppose à cette demande et avance que la décision de déclarer une partie de la requête irrecevable est définitive.
141. La Cour
rappelle que, selon sa jurisprudence, le contenu et l’objet de
« l’affaire » renvoyée devant
la Grande Chambre sont délimités
par la décision de la chambre
sur la recevabilité et ne portent
pas sur les griefs déclarés irrecevables (Ilnseher c.
Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 100, 4 décembre 2018,
et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 84, 24 janvier 2017).
Dès lors, l’examen de la Grande Chambre en l’espèce
s’attachera uniquement aux griefs qui ont été formulés
au nom des
trois requérants mineurs et qui ont été déclarés recevables
par la chambre.
142. Le Gouvernement
réitère devant la Grande
Chambre l’exception d’irrecevabilité
pour abus du droit de recours individuel que la chambre a rejetée dans son arrêt (paragraphes 62-64 de l’arrêt
de la chambre).
143. D’une part, le Gouvernement soutient que les représentants
légaux des requérants ont, à son avis dans le but
de tromper la Cour, sciemment exposé des faits inexacts
et que leurs allégations sont, d’une manière générale, fantaisistes et non corroborées
par des éléments probants tels que
des certificats médicaux. D’autre part, il dénonce le langage selon lui irrespectueux et offensant qui serait utilisé dans les
observations des requérants à l’égard des autorités bulgares
et de personnes physiques que
les intéressés qualifieraient de pédophiles et
de complices d’actes criminels.
144. Les
requérants ne formulent aucun commentaire sur ce point.
145. La Cour
rappelle que, selon la jurisprudence, une requête est abusive si elle se fonde délibérément
sur des faits controuvés qui ont pour but de la tromper (voir, parmi d’autres, Gross
c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). En l’espèce,
indépendamment de la question
de savoir si les accusations d’abus sexuels qui auraient été commis sur les requérants sont fondées, rien ne permet à la Cour de conclure que les
représentants de ceux-ci ont sciemment présenté
des faits qu’ils savaient inexacts.
146. Une requête
peut également être considérée comme abusive lorsque le requérant utilise dans ses communications
des expressions particulièrement vexatoires, outrageantes, menaçantes ou provocatrices – que ce soit à l’encontre du gouvernement
défendeur, de son agent, des
autorités de l’État défendeur, de la Cour elle-même, de ses juges,
de son greffe ou des agents de ce dernier. Toutefois,
il ne suffit pas que le langage du requérant soit
simplement vif, polémique ou sarcastique ;
il doit excéder « les limites d’une critique normale, civique et légitime » pour être qualifié d’abusif (voir Zafranas c.
Grèce, no 4056/08, § 26, 4 octobre 2011
et les références qui y sont citées). À cet égard, il incombe également aux professionnels
du droit représentant des requérants devant la Cour de veiller au respect des
règles procédurales et éthiques parmi lesquelles l’usage d’un langage approprié. En l’espèce, la Cour relève que, dans
leurs observations, les requérants accusent et traitent de « pédophiles » des personnes physiques identifiées
et reprochent aux autorités bulgares, notamment aux agents du Gouvernement, de couvrir des actes
criminels. Elle constate certes
que le langage utilisé dans les
observations des requérants est irrespectueux
mais, notant que l’objet et le contexte de la présente affaire ont fait peser sur les parents une charge émotionnelle élevée et que deux des requérants
étaient encore mineurs au moment où leurs
représentants ont exprimé ces propos,
elle considère que ceux-ci ne peuvent pas en être tenus
pour responsables et conclut
que les propos
en question n’ont pas dépassé des
limites justifiant de déclarer la requête irrecevable pour ce motif.
147. Eu égard
à ce qui précède, la Cour estime qu’il convient
de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
148. Invoquant
les articles 3, 6, 8 et 13
de la Convention, les requérants
allèguent que pendant qu’ils résidaient à l’orphelinat en Bulgarie, ils ont été
victimes d’abus sexuels et que les autorités bulgares
ont manqué à l’obligation positive qui leur aurait incombé de les protéger contre de tels traitements, ainsi qu’à l’obligation
de mener une enquête effective relativement à leurs allégations.
149. La Cour
rappelle qu’elle est
maîtresse de la qualification juridique
des faits et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou le Gouvernement (Radomilja et autres
c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars
2018, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, §§ 241-243, 25 juin
2020). Eu égard aux circonstances dénoncées par les requérants et à la formulation de leurs griefs, elle estime plus approprié d’examiner ces derniers sous
le seul angle de l’article
3 de la Convention (pour une approche similaire, voir S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 30, 3 mars
2015).
L’article 3 de
la Convention est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis
à la torture ni à des peines
ou traitements inhumains ou dégradants. »
150. La chambre
a examiné les griefs des requérants
sous l’angle des articles 3 et 8 de la
Convention, qu’elle a jugés
applicables en l’espèce. En
ce qui concerne le volet procédural
de ces dispositions, elle a
estimé que les autorités bulgares
avaient enquêté de manière suffisamment prompte, diligente et approfondie
dans les circonstances de l’espèce, qu’elles avaient dûment répondu au recours introduit
par les parents des requérants et que leurs conclusions
ne pouvaient être considérées comme arbitraires ou déraisonnables. Elle a par conséquent
conclu à la non-violation des articles 3 et 8 sur ce
point (paragraphes 98-106 de l’arrêt de la chambre).
151. Sous
le volet matériel de ces dispositions, tout en relevant que les
requérants ne remettaient pas en cause le cadre juridique instauré par le droit interne pour la protection des victimes, la chambre a d’abord constaté qu’un certain nombre de mesures d’ordre général destinées à assurer la sécurité des enfants résidant à l’orphelinat avaient été prises. Elle a ensuite recherché si les autorités bulgares
avaient manqué à une obligation de prendre des mesures préventives
concrètes pour protéger les requérants d’un risque de subir des mauvais traitements. Ayant constaté qu’il n’avait pas
été établi que les autorités
compétentes avaient ou auraient dû
avoir connaissance d’un risque réel et immédiat qu’auraient couru les intéressés,
elle a considéré que la
situation n’avait pas fait naître pareille
obligation à l’égard des autorités en cause. Elle a dès lors conclu
qu’il n’y avait pas eu
violation du volet matériel de ces dispositions (paragraphes 107-110 de l’arrêt de
la chambre).
152. Les
requérants allèguent qu’ils ont été
victimes d’abus sexuels et de violences pendant qu’ils résidaient à l’orphelinat en Bulgarie et se trouvaient sous la responsabilité des autorités publiques. Ils avancent que
leurs récits ont été jugés
crédibles, sur la base de méthodes
scientifiques, par les psychologues assurant leur suivi et par les autorités judiciaires
italiennes, qui ont demandé aux autorités
bulgares d’engager des poursuites. Ils se réfèrent également aux enquêtes
journalistiques ayant abouti à l’article paru dans L’Espresso et
à un reportage diffusé en 2016 à la télévision italienne, lesquels confirmeraient leurs allégations.
153. Ils
soutiennent que la Bulgarie est un pays corrompu et une destination du tourisme sexuel
pédophile. Ils estiment que l’emplacement de l’orphelinat, dans un petit village isolé, favorise la survenue de faits de ce type.
154. Selon
les requérants, l’orphelinat n’avait rien de l’institution modèle qui serait décrite dans les rapports et les observations du Gouvernement. Ils soutiennent, en faisant notamment référence au témoignage
d’une autre famille adoptive italienne qu’ils ont trouvé
sur un forum sur Internet, que les
enfants n’étaient pas surveillés en permanence et ne dormaient pas dans
des dortoirs séparés, que des
ouvriers de sexe masculin étaient en contact avec les
enfants et que des pensionnaires ayant dépassé l’âge réglementaire
pour ce type d’établissement
y résidaient. Ils arguent que l’orphelinat
a d’ailleurs été fermé quelques années après les
faits.
155. Ils
indiquent que d’autres enfants avaient déjà formulé des
allégations d’abus sexuels avant les
faits de la présente espèce et que rien
n’avait été fait, et ils considèrent
que l’explication donnée par la directrice, laquelle aurait argué d’un transfert émotionnel collectif qui se serait opéré à la suite des récits de la jeune M., n’est pas convaincante (paragraphe 113 ci‑dessus, in
fine).
156. Les
requérants soutiennent que l’absence de certificat médical, dont l’établissement aurait au demeurant impliqué
des examens invasifs, ne remet pas en cause leurs dires, et ils avancent
que les abus
sexuels ne laissent pas toujours de traces physiques et que celles-ci auraient en tout état de cause tendance à disparaître avec le temps. De même, ils affirment que
ce n’est pas parce que le médecin traitant n’a pas relevé d’indices
de violences ou d’abus sexuels que
l’existence de ces violences ou abus
doit être exclue et ils assurent
qu’il est tout à fait possible que les
enfants qui portaient des traces de violences n’aient pas été
présentés au médecin pour examen ou que celui-ci
ait été complice des responsables.
157. Les requérants soutiennent par ailleurs que les
autorités bulgares n’ont pas mené
une enquête effective qui aurait été capable
d’éclaircir les faits et d’identifier les responsables, mais qu’elles se sont plutôt empressées de prouver que la Bulgarie ne pouvait être en cause et de remettre en question les capacités
éducatives de leurs parents. Ils mentionnent
plusieurs défaillances présumées
dans les investigations menées, et font en
particulier référence à l’analyse qu’aurait livrée sur son blog un dénommé
S.S., qui serait un spécialiste
bulgare des droits de
l’enfant du secteur non gouvernemental.
158. Les
requérants allèguent tout
d’abord que les autorités bulgares
n’ont pas agi avec promptitude et qu’elles ont attendu
plusieurs semaines et la parution de l’article dans L’Espresso avant
d’ordonner une enquête. Ils précisent à cet égard que
la dénonciation faite à
l’ANPE le 16 novembre 2012 n’était pas anonyme et en veulent pour preuve la mention du nom
de leur père dans le message ; ils ajoutent que,
par ailleurs, aucune suite
n’a été donnée à la demande de traduction de la réponse rédigée en bulgare. Ils soulignent en outre que le journaliste
de L’Espresso avait transmis des éléments
selon eux concrets au policier
K. dès le 19 décembre
2012 et que le parquet de Milan avait
lui aussi communiqué à l’ambassade bulgare des éléments concrets, notamment les noms
des responsables, dès le 15 janvier 2013.
159. Ils
reprochent aux autorités bulgares d’avoir révélé à la presse leur identité et le nom de l’orphelinat en
cause et d’avoir ainsi
donné de la publicité aux faits de l’espèce, ce qui aurait eu pour effet, d’une part, de méconnaître leur droit à la confidentialité et, autre part, de prévenir les personnes responsables.
160. Ils
critiquent la manière dont les autorités bulgares
ont mené l’enquête et leur reprochent en particulier d’avoir organisé les auditions des
enfants dans les locaux de l’orphelinat et en présence des membres
du personnel, qui auraient été les
auteurs potentiels des abus, et de ne pas avoir appliqué
de méthodes scientifiques
pour ce faire. Ils estiment que pour que les investigations
fussent effectives, il aurait fallu prendre
des mesures telles que des
écoutes téléphoniques, une surveillance par des agents infiltrés, une perquisition de
l’institution et des domiciles
des employés, un prélèvement d’échantillons d’ADN des enfants et des employés et une suspension temporaire de la directrice afin d’éviter des
pressions sur les enfants. Ils considèrent que les autorités
auraient également dû demander à entendre
les requérants, leurs parents et d’autres témoins potentiels.
161. Les
requérants assurent qu’en agissant de la sorte les autorités bulgares
ont également méconnu les obligations
que leur auraient imposées les conventions internationales protectrices des droits des enfants telles que la CIDE ou la Convention de Lanzarote. Ils
soutiennent en particulier que la Bulgarie n’a pas pris les
mesures de protection d’ordre général qu’aurait
exigées la Convention de Lanzarote, comme la mise en place d’un fichier
national des personnes condamnées pour pédophilie ou l’interdiction faite à de telles personnes d’exercer des métiers impliquant
un contact avec des enfants, et que, dans le cadre de l’enquête menée en l’espèce, les autorités
ont méconnu le droit des victimes,
qui serait prévu par cette convention, d’être informées des suites de leur plainte, d’être entendues, de recevoir une assistance appropriée et de ne pas voir leur identité
révélée.
162. Le Gouvernement
considère que les faits de l’espèce ne mettent pas en évidence de violation de la Convention et invite
la Grande Chambre à confirmer les
conclusions rendues par la chambre à cet égard.
163. Il estime qu’il ne fait pas
de doute qu’il existe en Bulgarie un cadre légal, notamment
de nature pénale, qui sanctionne
des actes tels que ceux
dénoncés en l’espèce, et
qui satisfait aux exigences découlant des instruments internationaux pertinents à cet égard. Il assure
qu’avant 2012, le pays avait déjà introduit
dans son droit interne un certain nombre de dispositions lui permettant de se
mettre en conformité avec la CIDE. Quant à la
Convention de Lanzarote, il précise que celle-ci est entrée en vigueur
à l’égard de la Bulgarie le
1er avril 2012 et qu’elle
n’était donc pas applicable pendant la plus
grande partie de la période
durant laquelle les requérants auraient selon leurs dires subi des abus. Le Gouvernement
argue cependant que la majorité des normes matérielles
et procédurales préconisées
par cette Convention ont été adoptées dans
la période 2009-2011.
164. En ce qui concerne les allégations de violences physiques et sexuelles
qui auraient été perpétrées sur les requérants à l’orphelinat, le Gouvernement déclare que les enquêtes
menées par les autorités bulgares n’ont pas mis
au jour d’indice laissant penser que de tels
agissements eussent réellement eu lieu,
que ce fût à l’égard des requérants
ou d’autres enfants de l’orphelinat, et encore moins qu’il eût existé
une organisation criminelle
opérant de manière systématique. Il indique que ces accusations
se fondent uniquement sur les déclarations des requérants, lesquelles sont selon lui très peu circonstanciées et comporteraient des contradictions qui auraient été relevées par le parquet
bulgare. Il ajoute que les allégations des requérants ont varié même
devant la Cour, la requête initiale dénonçant selon lui principalement des abus de la part d’autres enfants,
alors que la demande de renvoi devant la Grande Chambre contiendrait
des affirmations beaucoup plus graves concernant l’existence d’un réseau criminel organisé.
165. Par ailleurs,
le Gouvernement expose avec insistance que les intéressés
n’ont pas produit de certificat médical qui aurait corroboré, en particulier, leurs allégations de viol. Se fondant sur un avis d’expert, il soutient que de tels examens
ne revêtent pas un caractère invasif ou traumatisant.
166. Il estime
également que, si les allégations de violences à ses yeux très graves
formulées par les requérants étaient vraies, le médecin traitant, qui, selon lui, était extérieur à l’établissement et effectuait deux visites par semaine à l’orphelinat, aurait forcément remarqué des traces
de ces violences lors des examens
de contrôle. Il ajoute qu’aucune plainte concernant pareils actes n’a été rapportée
à la psychologue ou à un autre membre du
personnel. Il précise que les récits
de la jeune M. portaient
sur un viol qui aurait eu lieu dans
sa famille et qu’un examen médical avait été immédiatement
pratiqué à la suite de ses allégations.
167. Il considère
en outre que, contrairement à ce que soutiendraient les requérants, les décisions des autorités
judiciaires italiennes, en particulier la décision du tribunal pour mineurs du 13 mai 2014 (paragraphes 94‑96 ci‑dessus), ne constatent nullement que les
requérants aient été victimes d’infractions pénales. Il allègue que cette
décision ne fait que reprendre les
déclarations des requérants et ordonner la clôture de la procédure. Il précise que, en tout état de cause, cette décision n’a pas été communiquée aux autorités bulgares
chargées de l’enquête.
168. Le Gouvernement
soutient que l’orphelinat avait pris les mesures
nécessaires pour assurer la sécurité
des pensionnaires. Il expose que l’établissement
était équipé de caméras de surveillance et que l’accès des
personnes extérieures était contrôlé. Selon le Gouvernement, les enfants avaient en outre la possibilité de signaler d’éventuels abus ; il indique qu’ils avaient à leur disposition un téléphone et le numéro national d’appel d’urgence pour les enfants en danger et qu’ils avaient accès à la psychologue de l’établissement ; il ajoute que les enfants allaient à l’école et que certains d’entre eux rentraient périodiquement dans leurs familles, de sorte qu’ils entretenaient selon lui des contacts
avec l’extérieur.
169. Le Gouvernement
indique par ailleurs que, compte tenu
de la gravité des allégations des requérants, après la première inspection réalisée en janvier 2013, une équipe de psychologues
a été envoyée dans l’établissement pendant une semaine pour apporter l’aide nécessaire aux enfants.
170. En ce qui concerne les obligations procédurales pouvant découler des dispositions
pertinentes de la Convention, le Gouvernement
soutient que les autorités bulgares
compétentes ont agi rapidement après avoir eu connaissance
des allégations des requérants par le biais des articles
parus dans la presse. Il argue que ce n’est qu’à ce moment-là, lorsque le nom de l’organisation intermédiaire AiBi a été rendu public, que les autorités
ont obtenu de cette organisation l’identité des requérants.
Il expose qu’avant cette date, les éléments fournis par le père des requérants
dans son message électronique ainsi que par le Centre Nadja n’étaient
pas suffisamment précis pour permettre d’ouvrir une enquête.
171. Le
Gouvernement soutient que l’enquête qui a été menée était indépendante,
approfondie et complète. Il
indique en particulier que l’ANPE et toutes les personnes ayant
pris part aux investigations étaient hiérarchiquement indépendantes des responsables potentiels. Il explique que l’ANPE a édicté des instructions méthodologiques détaillées pour
la conduite des inspections portant sur le respect des droits
des enfants dans les écoles, les institutions spécialisées et tous les établissements accueillant des enfants. Selon ces instructions,
les experts chargés du contrôle
doivent, parmi d’autres exigences, être objectifs et indépendants, se conformer aux règles déontologiques,
veiller au respect de la personnalité et de
la dignité des enfants et assurer la confidentialité des données à caractère
personnel recueillies. Les méthodes préconisées
pour la conduite des inspections comprennent le contrôle des dossiers, l’entretien, l’enquête écrite, l’observation, l’étude des bonnes
pratiques, les discussions de groupe et les jeux de rôle.
172. Concernant
le caractère approfondi des
investigations, il avance que
l’obligation pesant sur l’État est une obligation de moyens et non de résultat. Il argue qu’en l’espèce
les différents services compétents ont effectué plusieurs contrôles à l’orphelinat et ont demandé des
explications aux personnes visées par les allégations des requérants. Aux fins de la manifestation de la vérité, ils auraient comparé
les résultats de ces investigations et les allégations des requérants.
173. À cet
égard, le Gouvernement
formule une objection de principe à une prise en compte des déclarations de S.S., qui auraient été reprises par les requérants (paragraphe 157 ci-dessus),
estimant que cette personne n’a aucun lien avec l’enquête et n’a pas qualité pour exprimer une
opinion.
174. En ce qui concerne les perquisitions, le Gouvernement explique que l’on ne peut recourir à de telles mesures que lorsque
des poursuites pénales ont été
engagées et lorsqu’il existe des raisons
plausibles de considérer que des éléments
de preuve sont susceptibles de se trouver dans un lieu donné ;
il précise que leur mise en œuvre nécessite l’autorisation d’un juge, sauf dans
les situations d’urgence.
Le Gouvernement estime qu’en l’espèce les allégations des requérants et les enquêtes qui ont été effectuées
n’ont pas révélé d’éléments de nature à justifier des perquisitions.
S’agissant du recours à des mesures
d’enquête secrètes, le Gouvernement souligne que les requérants
ont rendu l’affaire publique avec la parution de l’article dans L’Espresso. Il ajoute
que les requérants
n’ont à aucun moment demandé d’actes d’enquête complémentaires, notamment dans leur recours contre
l’ordonnance de classement
sans suite.
175. Concernant
l’information fournie aux requérants, le Gouvernement expose que les
procédures en Bulgarie n’ont pas été
ouvertes à la demande des parents adoptifs,
mais d’office, et que les décisions rendues ont été communiquées
aux autorités italiennes en janvier 2015, lorsque celles‑ci l’auraient demandé. Selon lui, rien n’empêchait les parents
des requérants de solliciter auprès du parquet de plus amples informations ou la mise en œuvre d’autres mesures d’enquête ; les observations que les requérants
ont pu formuler
auraient d’ailleurs été examinées par le parquet de rang supérieur.
176. La Cour
rappelle que l’article 3 de la Convention consacre
l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements
inhumains ou dégradants. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce
minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment
de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois,
du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Nicolae Virgiliu Tănase c.
Roumanie [GC], no 41720/13, § 116, 25 juin
2019).
177. Combinée
avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux
Hautes Parties contractantes
de garantir à toute personne
relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par
la Convention leur commande
de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites
personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (voir, parmi d’autres, O’Keeffe c. Irlande [GC],
no 35810/09, § 144, CEDH 2014 (extraits),
et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII). Les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, doivent bénéficier d’une protection effective (A. c. Royaume-Uni,
23 septembre 1998, § 22, Recueil
des arrêts et décisions 1998-VI, M.C. c. Bulgarie, précité, § 150,
et A et B c. Croatie, no 7144/15, § 106, 20 juin 2019).
178. Il ressort
de la jurisprudence de la Cour
qui se trouve exposée dans les paragraphes
qui suivent que les obligations positives qui pèsent sur les autorités en vertu de l’article 3 de la
Convention comportent, premièrement,
l’obligation de mettre en
place un cadre législatif
et réglementaire de protection,
deuxièmement, dans certaines circonstances bien définies, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles
pour protéger des individus précis face à un risque de traitements contraires à cette disposition et, troisièmement, l’obligation de mener une enquête effective sur des allégations défendables d’infliction de pareils traitements. De manière générale, les deux premiers volets de ces obligations
positives sont qualifiés de « matériels »,
tandis que le troisième correspond à l’obligation positive « procédurale »
qui incombe à l’État.
a) L’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié
179. L’obligation
positive découlant de l’article
3 de la Convention commande en particulier
l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de mettre les individus suffisamment
à l’abri d’atteintes à leur
intégrité physique et morale, notamment,
pour les cas les plus graves, par l’adoption
de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (S.Z. c. Bulgarie,
précité, § 43, et A et
B c. Croatie, précité,
§ 110). S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que
le viol et les abus sexuels sur des enfants, il appartient aux États membres
de se doter de dispositions
pénales efficaces (Söderman c. Suède [GC],
no 5786/08, § 82, CEDH 2013, et M.C.
c. Bulgarie, précité,
§ 150). Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 18 à 24 de la
Convention de Lanzarote (paragraphe 127 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que la Convention doit s’appliquer en accord avec les
principes du droit international, en particulier
ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme (Streletz,
Kessler et Krenz c. Allemagne [GC],
no 34044/96 et 2 autres, § 90,
CEDH 2001-II, et Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI).
180. L’obligation
positive de protection prend
un relief tout particulier dans le cadre d’un service public
chargé d’assumer un devoir
de protection de la santé
et du bien-être des enfants, surtout lorsque ceux-ci sont particulièrement vulnérables et qu’ils se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités (voir, dans le contexte
de l’enseignement primaire, O’Keeffe, précité, § 145,
et, dans le contexte d’un
foyer pour enfants handicapés et sous
l’angle de l’article 2 de
la Convention, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, §§ 106-116 et 119-120, 18 juin 2013). Elle peut, le cas échéant, nécessiter
l’adoption de mesures et de garanties
spéciales. La Cour a ainsi eu l’occasion
de préciser, concernant les cas d’abus
sexuels sur mineurs, en particulier lorsque l’auteur de ces abus
se trouve en position d’autorité
par rapport à l’enfant, que l’existence
de mécanismes utiles de détection et de signalement représente une condition
fondamentale à une mise en œuvre effective
des lois pénales applicables (O’Keeffe, précité,
§ 148).
b) L’obligation
positive de prendre des mesures de protection opérationnelles
181. Comme
l’article 2 de la Convention, l’article
3 peut, dans certaines circonstances, imposer à l’État de prendre des mesures
concrètes pour protéger les victimes avérées
ou potentielles de mauvais traitements (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni,
28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII).
182. Il faut
toutefois interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités
un fardeau insupportable ou excessif, eu
égard à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix
opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Dès lors, tout risque de mauvais traitement n’oblige pas les
autorités, au regard de la Convention, à prendre
des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Cependant, les mesures requises
doivent au moins permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures
raisonnables pour empêcher des mauvais traitements
dont les autorités avaient ou auraient
dû avoir connaissance (O’Keeffe, précité, § 144).
183. Pour que
l’on puisse parler d’une obligation positive, il doit dès lors être
établi que les autorités avaient
ou auraient dû avoir connaissance
à l’époque de l’existence d’un risque
réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements
du fait des
actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées
de nature à éviter ce risque
(Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 139, CEDH 2012, et Buturugă c. Roumanie,
no 56867/15, § 61, 11 février
2020).
c) L’obligation procédurale de mener une enquête effective
184. L’article
3 de la Convention impose en outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes
contraires à cette disposition, le devoir pour les autorités nationales
de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que
l’identification et la punition,
le cas échéant, des personnes responsables.
Une telle obligation ne saurait être limitée
aux seuls cas de mauvais traitements infligés par les agents de l’État (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 44,
et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 56, 2 mai 2017).
185. Pour être effective, l’enquête menée doit être
suffisamment approfondie. Les autorités doivent
prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves
relatives aux faits en question (S.Z.
c. Bulgarie, précité,
§ 45). Elles doivent toujours
s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et
ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid c. Belgique [GC],
no 23380/09, § 123, CEDH 2015, et B.V. c. Belgique, précité,
§ 60). Toute déficience
de l’enquête affaiblissant
sa capacité à établir les faits ou
l’identité des responsables, risque de ne pas répondre à cette norme (Bouyid, précité, § 120, et Batı et
autres c. Turquie,
nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits)).
186. Cependant,
l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Il n’existe pas un droit absolu
à obtenir l’ouverture de poursuites
contre une personne donnée, ou la condamnation
de celle-ci, lorsqu’il n’y
a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés
pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (A, B et C c. Lettonie, no 30808/11, § 149, 31 mars
2016, et M.G.C. c. Roumanie,
no 61495/11, § 58, 15 mars 2016). Il
n’appartient au demeurant pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions
particulières de l’enquête ;
elle ne saurait se substituer
aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur
la responsabilité pénale de
l’agresseur présumé (B.V.
c. Belgique, précité,
§ 61, et M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre
2011). Il ne revient pas
non plus à la Cour de remettre
en question les pistes suivies par les enquêteurs ou les constatations
de fait auxquelles ils sont parvenus, sauf dans le cas
où celles-ci sont arbitraires ou ne reposent manifestement pas sur des éléments pertinents
(S.Z. c. Bulgarie, précité,
§ 50, et Y c. Bulgarie, no 41990/18, § 82, 20 février
2020). La mise à l’écart d’une piste d’investigation qui s’impose de toute
évidence peut néanmoins compromettre de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et
l’identité des personnes responsables (M.N.
c. Bulgarie, no 3832/06, § 48, 27 novembre 2012, et Y
c. Bulgarie, précité,
§ 82).
187. Par ailleurs,
pour qu’une enquête puisse passer pour effective, les personnes et les institutions qui
en sont chargées doivent être indépendantes
des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (voir, parmi d’autres, Bouyid, précité, § 118).
188. Une exigence
de célérité et de diligence raisonnable
est également implicite dans
l’obligation d’enquêter. À cet égard, la Cour
a considéré que la prompte ouverture d’une enquête
et la conduite diligente de celle-ci sont essentielles. Indépendamment de l’issue de la procédure, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des
délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond
des affaires concrètes qui sont soumises aux
autorités (W. c. Slovénie,
no 24125/06, § 64, 23 janvier 2014,
S.Z. c. Bulgarie, précité,
§ 47, et V.C. c. Italie, no 54227/14, § 95, 1er février
2018).
189. De surcroît,
la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122, et B.V. c. Belgique,
précité, § 59). En outre,
l’enquête doit être accessible à la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde
de ses intérêts légitimes (voir, dans le contexte de l’article 2, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC],
no 23458/02, § 303, CEDH 2011 (extraits)).
190. Les
conclusions de l’enquête doivent quant à elles se fonder sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de l’ensemble des éléments pertinents (A et B c.
Croatie, précité, § 108).
Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère
minimum d’effectivité dépendent
des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient
à la lumière de l’ensemble des faits
pertinents et eu égard aux réalités
pratiques du travail d’enquête (voir, mutatis mutandis, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 234, 30 mars
2016).
191. L’exigence d’effectivité de l’enquête peut inclure dans
certaines circonstances
pour les autorités qui en sont chargées une obligation de coopérer avec les autorités
d’un autre État, impliquant une obligation de solliciter une assistance ou une obligation de prêter son assistance. La nature
et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects
s’y sont réfugiés (voir, sous l’angle
de l’article 2 de la Convention, Güzelyurtlu et autres
c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 233, 29 janvier
2019). Cela signifie que les États concernés
doivent prendre toutes les mesures
raisonnables envisageables
pour coopérer les uns avec les
autres et épuiser de bonne foi les possibilités
que leur offrent les instruments
internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la coopération en
matière pénale. Bien que la Cour
ne soit pas compétente pour surveiller le respect des traités
et obligations internationaux
autres que la Convention,
elle vérifie normalement dans ce contexte si l’État défendeur a fait usage des
possibilités que lui offraient ces instruments
(Güzelyurtlu et autres,
précité, § 235, et les références qui y sont citées).
192. Il ressort
enfin de la jurisprudence
de la Cour que, dans les cas
où des enfants ont été potentiellement
victimes d’abus sexuels, le respect des obligations positives découlant de l’article 3 requiert, dans le cadre des
procédures internes engagées, la mise en œuvre effective du droit
des enfants à ce que leur intérêt supérieur
prime, ainsi que la prise en compte de leur particulière vulnérabilité et de leurs besoins spécifiques (A et B
c. Croatie, précité,
§ 111, et M.M.B. c. Slovaquie, no 6318/17, § 61, 26 novembre 2019 ; voir également M.G.C. c. Roumanie, précité,
§§ 70 et 73). Ces exigences
sont également énoncées dans d’autres instruments internationaux pertinents en l’espèce, tels que
la CIDE, la Convention de Lanzarote et les instruments adoptés dans le cadre de l’Union
européenne (voir les paragraphes 124-127 et 135-137 ci-dessus). D’une manière plus générale, la Cour estime que l’obligation
procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la
Convention doit être interprétée, lorsque des abus sexuels
sur des mineurs sont potentiellement en jeu, à la
lumière des obligations découlant des autres
instruments internationaux applicables et, plus particulièrement,
de la Convention de Lanzarote.
193. La Cour
observe que les requérants, en raison de leur jeune âge et de leur situation d’enfants privés de soins
parentaux et placés en
institution, se trouvaient dans
une position de particulière vulnérabilité.
Dans ce contexte, les abus sexuels
et les violences qu’ils allèguent avoir subis, à les supposer établis,
sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application
de l’article 3 de la Convention (voir
aussi le paragraphe 82 de
l’arrêt de la chambre).
Elle examinera dès lors si l’État défendeur a respecté en l’espèce les obligations
qui lui incombaient en vertu
de cette disposition.
a) L’obligation positive de mettre en
place un cadre législatif
et réglementaire approprié
194. La Cour note
d’emblée que les requérants ne remettent pas en cause l’existence dans le droit interne de l’État défendeur d’une législation pénale destinée à assurer la prévention et la sanction des atteintes sexuelles
perpétrées sur des enfants.
Elle relève à cet égard que le code pénal bulgare sanctionne les atteintes sexuelles
commises sur des mineurs de quatorze ans par des personnes
âgées de plus de quatorze ans, même en l’absence de recours à la contrainte, qu’il prévoit des peines
aggravées lorsque les violences sexuelles
ont été commises
sur des mineurs et qu’il réprime des
infractions spécifiques telles que l’exposition
de mineurs à des actes sexuels ou
la diffusion de pornographie
(paragraphe 115 ci-dessus).
Les textes en question paraissent en mesure de couvrir les faits dénoncés
par les requérants en l’espèce.
195. La Cour
rappelle ensuite, à la
lumière des principes établis dans les
arrêts O’Keeffe et Nencheva et autres (voir le paragraphe 180 ci-dessus), que les
États ont une obligation renforcée de protection envers des enfants qui, comme les requérants en l’espèce, sont privés de soins parentaux et ont été confiés
à un établissement public chargé
d’assurer leur sécurité et leur bien-être, et se trouvent de ce fait dans une situation de particulière vulnérabilité. À cet égard, la Cour
constate que l’État défendeur soutient qu’un certain nombre
de mécanismes de prévention
et de détection des mauvais traitements dans les institutions accueillant des enfants avaient été mis
en place. Les services compétents
ayant effectué des contrôles à l’orphelinat en cause ont en effet affirmé dans
leurs rapports respectifs que, en application de la réglementation en vigueur, un certain nombre de mesures destinées à assurer la sécurité des enfants qui y résidaient avaient été prises.
Selon ces rapports, un gardien et des caméras de surveillance contrôlaient l’accès des personnes extérieures
à l’établissement et les
enfants n’étaient en principe pas
laissés hors de la surveillance
du personnel, notamment la nuit ou lors de leurs
déplacements à l’extérieur.
Ces rapports indiquent également que les
pensionnaires étaient suivis régulièrement par un médecin externe et par la psychologue de l’établissement et
qu’ils avaient accès à un téléphone et au numéro d’appel
d’urgence destiné aux enfants en danger. Enfin, la Cour relève que l’État
défendeur avait créé une institution spécialisée,
l’ANPE, qui avait notamment
pour mission d’effectuer des
contrôles, de manière périodique ou à la suite de signalements, dans les établissements accueillant des enfants et qui était habilitée à prendre des mesures
appropriées afin d’assurer la protection de ceux-ci, ou encore à saisir les autorités
compétentes aux fins d’engager la responsabilité disciplinaire ou pénale des
personnes impliquées (paragraphe 122 ci-dessus).
196. La Cour note que les requérants
contestent la réalité ou l’efficacité de certains de ces mesures et mécanismes. Elle observe cependant que les éléments
versés au dossier ne lui permettent pas de confirmer ou d’infirmer les constats
factuels que les rapports des services compétents ayant inspecté l’orphelinat en l’espèce dressent au sujet de la mise en place de ces mesures. La Cour ne dispose par ailleurs pas d’éléments indiquant qu’il existait à l’époque des faits en Bulgarie, comme le laissent entendre les requérants,
un problème systémique lié au tourisme
sexuel pédophile ou à des abus
sexuels sur de jeunes
enfants en institution ou dans
le milieu scolaire et qui conduirait
à exiger des mesures plus sévères de la part des autorités (comparer avec l’arrêt O’Keeffe, dans lequel la Cour a considéré que l’État défendeur
avait connaissance d’un nombre important d’abus sexuels dans
les écoles primaires et n’avait pas pris
les mesures propres à éviter le risque de perpétration de tels abus (arrêt
précité, §§ 157-169)). Au
vu de ce qui précède, la Cour
ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que le cadre législatif
et réglementaire instauré
par l’État défendeur pour mettre les enfants vivant en
institution à l’abri d’atteintes graves
à leur intégrité était défectueux au mépris des
obligations découlant de l’article 3 de la Convention à cet égard.
b) L’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles préventives
197. Comme la Cour l’a observé ci-dessus, les requérants
en l’espèce se trouvaient dans une situation de particulière
vulnérabilité et avaient été placés sous
la responsabilité exclusive
des autorités publiques. Les responsables de l’orphelinat étaient tenus d’assurer, de manière permanente,
la sécurité, la santé et le
bien-être des enfants confiés à leur garde, dont les requérants. Dans ces circonstances, la Cour estime que
l’obligation, que l’article 3 de la Convention fait
peser sur les autorités, de prendre des mesures opérationnelles
préventives lorsqu’elles ont ou doivent
avoir connaissance d’un risque qu’un enfant subisse des mauvais traitements,
se trouvait renforcée dans le cas d’espèce
et appelait les autorités en cause à une vigilance
particulière. Elle doit donc vérifier si, dans le cas concret,
les autorités publiques de l’État défendeur savaient ou auraient dû
savoir sur le moment qu’il existait un risque réel et immédiat pour les requérants de subir des traitements contraires à l’article 3 et, dans l’affirmative, si ces autorités ont
pris toutes les mesures que
l’on pouvait raisonnablement
attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un tel risque (voir, mutatis mutandis, Osman,
précité, § 116).
198. La Cour note,
sur la base des documents produits par le Gouvernement, que les enquêtes
qui ont été menées au niveau
interne n’ont pas permis d’établir que la directrice de l’orphelinat, un autre membre du personnel
ou une autre autorité auraient été au courant
des abus allégués par les requérants. Selon les comptes rendus
des enquêteurs, la psychologue et le médecin traitant, qui assuraient un suivi régulier des pensionnaires, ont déclaré devant
eux n’avoir décelé aucun signe
laissant soupçonner que les requérants
ou d’autres enfants eussent fait l’objet de violences ou d’abus sexuels.
Quant au cas de la jeune M., mentionné par les requérants, il ressort des éléments versés
au dossier qu’il ne concernait pas des abus commis à l’orphelinat (paragraphes 56 et 113 ci-dessus, in fine). Dans
ces circonstances, et en l’absence d’indices corroborant l’affirmation selon laquelle le premier requérant avait signalé des faits
d’abus à la directrice, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que les
autorités bulgares savaient ou auraient
dû savoir que les requérants
étaient exposés à un risque réel et immédiat de subir des mauvais traitements, de manière à faire naître pour elles une obligation de prendre des mesures préventives
concrètes afin de les protéger d’un tel risque (voir, a
contrario, Đorđević, précité, §§ 144-146, V.C. c. Italie, précité, §§ 99-102, et Talpis c. Italie,
no 41237/14, § 111, 2 mars 2017).
199. Au
vu des considérations qui précèdent (paragraphes 194-196 et 197-198 ci-dessus), la Cour conclut qu’il n’y
a pas eu violation de l’article 3 de
la Convention en son volet matériel.
c) L’obligation procédurale de mener une enquête effective
200. La Cour
observe que, abstraction faite de la question de savoir si les premiers signalements effectués auprès des autorités bulgares
étaient suffisamment détaillés, force est de constater
que, dès le mois de février 2013, celles-ci avaient reçu de la part du parquet de
Milan des éléments plus circonstanciés sur les allégations d’abus sexuels que les
requérants disaient avoir subis, au
sein de l’orphelinat dans lequel ils
avaient été placés, de la part d’autres
enfants mais aussi de plusieurs
adultes, membres du personnel ou
personnes extérieures à l’établissement (paragraphe 65 ci-dessus). Ces éléments
montraient, d’une part, que
les psychologues assurant le suivi des requérants avaient jugé leurs
allégations crédibles et,
d’autre part, que l’association spécialisée
Telefono Azzurro, la CAI italienne et le parquet
de Milan les avaient considérées comme suffisamment sérieuses pour justifier une enquête (paragraphes 22, 62 et 65 ci-dessus).
201. La Cour
considère dès lors que les
autorités bulgares se trouvaient face à des allégations « défendables »,
au sens de sa jurisprudence, d’abus graves qui auraient été commis sur des enfants placés sous leur
responsabilité et qu’il leur revenait, conformément aux obligations découlant de l’article 3 de la Convention, de prendre
dans les meilleurs délais les mesures nécessaires pour en apprécier la crédibilité, éclaircir les circonstances
de la cause et identifier les
éventuels responsables (M.M.B.
c. Slovaquie, précité, §
66, et B.V. c. Belgique, précité, § 66).
202. La Cour
observe que, à la suite des articles parus
dans la presse, puis de la
transmission par le parquet de Milan des éléments recueillis et de la demande adressée au ministère de la Justice bulgare
par la CAI italienne, les autorités bulgares ont lancé certaines mesures d’enquête. En effet, l’ANPE et d’autres
services intervenant dans
le domaine social ont procédé à des contrôles
et le procureur a ordonné
l’ouverture d’une enquête préliminaire.
Sans préjuger de leur efficacité et de leur caractère approfondi (voir les paragraphes 210-223 ci-dessous),
il y a lieu d’observer que ces mesures
apparaissent comme adéquates et aptes, en principe,
à permettre l’établissement
des faits ainsi que l’identification
et le châtiment des éventuels responsables. En effet, en fonction de leurs résultats, ces enquêtes pouvaient
aboutir à l’ouverture de poursuites
pénales contre des individus soupçonnés
d’avoir commis des violences ou des
abus sexuels sur les requérants, mais aussi à l’adoption d’autres mesures, telles que des sanctions
disciplinaires à l’égard d’employés qui auraient manqué à leur devoir
d’assurer la sécurité des pensionnaires, ou des mesures
appropriées à l’égard
d’enfants qui auraient commis des
actes répréhensibles mais
n’auraient pas été pénalement responsables. La Cour examinera dès lors
si les investigations réalisées étaient suffisamment effectives au regard de l’article 3 de la Convention.
203. En ce qui concerne tout
d’abord la promptitude et
la célérité attendues des autorités, la Cour relève qu’une
première inspection ordonnée
par l’ANPE a été effectuée
à l’orphelinat dès le lundi 14 janvier 2013, soit le premier jour ouvrable suivant la parution dans la presse bulgare des articles qui reprenaient celui de L’Espresso. Elle observe
à cet égard que le contact informel du journaliste
de l’hebdomadaire italien avec un policier non identifié (paragraphe 77 ci-dessus) n’atteste pas de manière suffisante que les allégations des requérants avaient été portées
à l’attention des autorités, au sens
de la jurisprudence de la Cour.
Certes, le père des requérants avait écrit à l’ANPE dès le 16 novembre 2012 et le Centre Nadja avait fait part à cette agence de l’appel de l’intéressé le 20
novembre 2012. La Cour constate cependant
que ces messages
ne mentionnaient ni le nom des enfants ni l’appellation de
l’orphelinat en cause et que
le message du père ne formulait aucune allégation précise (paragraphes 42-44 ci‑dessus). Il est vrai que l’ANPE pouvait procéder à des vérifications et elle a d’ailleurs
engagé à cet égard certaines démarches, lesquelles n’ont cependant pas abouti
avant la publication de l’article dans L’Espresso.
Dans ces circonstances, il serait
difficile de reprocher aux autorités le délai de quelques semaines qui s’est écoulé avant la mise en œuvre d’une inspection.
204. La Cour
constate également que
l’ANPE a rapidement informé
le parquet des révélations faites par l’hebdomadaire italien et des résultats de la première inspection
qu’elle avait effectuée. Après avoir reçu en janvier 2013
du parquet de Milan de nouveaux éléments
plus concrets et révélant cette fois les noms de personnes potentiellement impliquées dans les abus
allégués, le parquet de Veliko Tarnovo a rapidement ordonné l’ouverture d’une enquête
de police et de nouveaux contrôles
par les services de la protection
de l’enfance. La Cour considère que l’ensemble de ces mesures d’enquête
ont été menées
dans des délais raisonnables étant donné les
circonstances de l’espèce, compte tenu notamment
du temps plus long
nécessaire, dans un contexte
de coopération internationale,
pour la transmission des informations
entre les différents services impliqués ou pour la traduction des documents. Les deux procédures
ouvertes par le parquet bulgare ont
en effet été menées à bien en quelques mois, respectivement en juin et en
novembre 2013, et ont conduit les
autorités à conclure que les éléments
recueillis ne donnaient pas matière à engager
des poursuites pénales.
205. Certes,
des délais plus importants se sont par la suite écoulés avant que
les résultats de l’enquête ne fussent transmis aux autorités
italiennes et aux parents des requérants.
La Cour considère cependant que ces
délais n’ont pas compromis l’effectivité de l’enquête, qui était achevée dès
2013 (voir les paragraphes 100-102 ci-dessus).
206. Au
vu de ces éléments, la Cour considère que la promptitude et la célérité avec lesquelles
les autorités bulgares ont agi ne sauraient être remises en cause.
207. Concernant ensuite le défaut d’indépendance et d’objectivité que les requérants reprochent à l’ANPE, la Cour observe que cette
agence est une autorité administrative spécialisée dans la protection de l’enfance, qui est compétente pour contrôler le respect de la réglementation applicable dans les institutions accueillant des enfants, pour détecter de possibles dysfonctionnements dans la sécurité ou les
soins apportés à ceux-ci et pour prendre des mesures en vue d’y remédier. La Cour relève que
ni l’ANPE ni ses employés
n’ont été mis en cause dans l’affaire et que, par ailleurs, rien dans les
éléments versés au dossier ne permet de douter de leur indépendance. Quant au défaut d’objectivité
allégué de l’ANPE, la Cour
s’y penchera ci-après (voir le paragraphe 224 ci-dessous).
208. Les
requérants reprochent en outre aux autorités
bulgares de ne pas avoir suffisamment tenu leurs représentants
légaux informés des avancées de l’enquête. La Cour observe à cet égard
que la Convention de Lanzarote prévoit
en son article 31 § 1, a), c) et d) l’obligation d’informer les victimes de leurs droits et des services à leur disposition et, à moins qu’elles ne souhaitent pas recevoir une telle information, du déroulement des procédures engagées, ainsi que de leur
droit d’être entendus, en leur fournissant, le cas échéant, une assistance appropriée (paragraphe 127 ci‑dessus). Elle note qu’en l’espèce, les parents
des requérants n’ont pas formellement
porté plainte en Bulgarie et ne se sont pas manifestés auprès des autorités
du parquet chargées de l’enquête pénale, laquelle a été ouverte à la suite des signalements effectués par l’ANPE
même en l’absence de plainte formelle, conformément aux préconisations de la
Convention de Lanzarote. Cependant, même si les parents
des requérants n’ont pas cherché
à être associés à l’enquête, la Cour regrette que les
autorités bulgares n’aient pas tenté
de prendre contact avec eux pour leur
fournir les informations et l’assistance
nécessaires. En effet, si les
intéressés ont bien été informés
de l’issue de l’enquête pénale par l’intermédiaire des autorités italiennes
(paragraphes 100-102 ci-dessus),
l’absence d’information et d’assistance
en temps utile les a empêchés de prendre activement part aux différentes procédures, de sorte qu’ils n’ont pu
introduire un recours que bien après
la fin des investigations (paragraphes 104-109 ci-dessus).
209. Par ailleurs,
pour autant que les requérants reprochent aux autorités d’avoir divulgué leurs noms dans la presse, la Cour note que les
requérants ne formulent pas de grief distinct
à cet égard, notamment sous l’angle de l’article 8 de la
Convention, mais qu’ils soutiennent
que cette circonstance constitue un aspect du défaut
d’effectivité qui entache selon eux l’enquête
menée. À cet égard, la Cour ne dispose pas d’élément indiquant
qu’une telle divulgation aurait été le fait des
autorités chargées de l’enquête ou qu’elle
aurait nui à l’effectivité de celle-ci. Elle relève
au demeurant que l’ANPE a allégué avoir pris certaines
mesures à la suite de la plainte
formulée par les parents des requérants
(paragraphe 64 ci-dessus).
210. En ce qui
concerne le caractère approfondi de l’enquête, la Cour rappelle pour commencer que l’obligation procédurale de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat et que dès lors, le seul
fait que les investigations en l’espèce n’aient pas abouti à la mise en cause de
la responsabilité pénale, notamment, d’individus spécifiques ne saurait remettre en question leur effectivité (A et B
c. Croatie, précité,
§§ 110 et 129, et M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 111, 15 novembre 2011).
211. Elle observe
sur ce point que les autorités internes compétentes ont adopté un certain nombre de mesures d’enquête. Lors de la première inspection, effectuée en janvier 2013 à la suite de la révélation
de l’affaire dans la presse et de l’identification des requérants, les services de la protection de l’enfance se sont rendus sur place pour contrôler le bon fonctionnement
de l’orphelinat et, selon les rapports rédigés à cette occasion par les enquêteurs, ont consulté les
dossiers, notamment médicaux,
des requérants et des autres enfants qui y avaient résidé à l’époque considérée. Ils se sont entretenus avec la directrice de l’établissement, les autres membres du personnel, le médecin traitant et le maire de la commune, lequel était responsable
de la gestion de l’orphelinat.
Ils ont également
entendu les pensionnaires, en organisant des entretiens – bien que dans
un format non adapté à leur
âge et à leur maturité et sans enregistrement audiovisuel – et en soumettant un
questionnaire anonyme aux plus âgés (voir, en ce qui concerne notamment
la nécessité d’auditionner les mineurs dans
des locaux adaptés et de procéder à un enregistrement audiovisuel de leurs dépositions, l’article 35 §§ 1 et 2 de la Convention de Lanzarote au paragraphe 127 ci-dessus). Lors de la deuxième enquête, conduite par un panel d’experts des différentes administrations concernées et par
la police en février 2013, après la réception des éléments plus circonstanciés transmis par le
parquet de Milan, des vérifications
sur pièces furent de
nouveau réalisées et plusieurs
personnes concernées furent entendues. La police interrogea en particulier des hommes qui pouvaient correspondre au signalement des auteurs des abus
qui avaient été désignés par les requérants, dont certains, comme le chauffeur Da., le gardien
K. et le chauffagiste I., étaient
des employés de l’orphelinat, et d’autres, tels que le photographe
D. et l’électricien N., y étaient
intervenus occasionnellement.
Quatre enfants cités par les requérants qui résidaient toujours à l’orphelinat furent également entendus même si, de nouveau, leurs dépositions ne furent pas enregistrées et que le jeune B. dût être interrogé
une seconde fois par la police (voir
les paragraphes 68 et 72 ci-dessus et l’article 35 §§ 1 et 2
de la Convention de Lanzarote).
212. La Cour
note en outre que les autorités semblent
avoir négligé de poursuivre
certaines pistes d’investigation qui auraient pu se révéler pertinentes
dans les circonstances de l’espèce, et de prendre certaines mesures d’enquête.
213. Elle rappelle
à cet égard que l’obligation de mener une enquête suffisamment approfondie pèse sur les autorités
à partir du moment où elles ont été
saisies d’allégations défendables d’abus sexuels. Une telle obligation ne saurait se borner à imposer de répondre à d’éventuelles demandes formulées par la victime ou à laisser
à cette dernière l’initiative d’assumer la responsabilité
d’une procédure d’enquête (voir S.M. c. Croatie,
précité, § 314, et Y c. Bulgarie, précité, §
93 ; voir aussi l’arrêt S.Z. c. Bulgarie (précité, § 50), dans lequel la Cour a tenu rigueur aux
autorités de ne pas avoir poursuivi certaines pistes d’investigation alors même que la requérante
n’avait pas contesté une décision d’abandon partiel des poursuites, et
l’affaire M. et autres c. Italie et Bulgarie (no 40020/03, § 104, 31 juillet
2012), dans laquelle la Cour a identifié certains témoins que les autorités
auraient dû interroger, sans que cette question ait été soulevée
dans la procédure interne).
214. Dans
le même sens, il est important de souligner que d’autres instruments
internationaux tels que la CIDE et la Convention de Lanzarote ont intégré l’acquis
de la jurisprudence de la Cour
dans le domaine de la violence à l’égard des mineurs, notamment
en ce qui concerne l’obligation procédurale
de mener une enquête effective (voir l’article 19 § 2 de la CIDE, tel qu’interprété par le Comité des droits de l’enfant, paragraphes 124-126 ci-dessus,
ainsi que les articles 12 à 14 et 30 à 38
de la Convention de Lanzarote, à lire conjointement avec le rapport explicatif de cette convention, paragraphes 127-128 ci-dessus). En vertu de ces textes, dont l’applicabilité ratione temporis aux enquêtes menées dans la présente espèce n’a pas été contestée (voir le paragraphe 163 ci-dessus), les États
sont tenus de prendre les mesures
législatives ou autres requises pour fournir l’appui nécessaire à
l’enfant et à ceux à qui il est confié
aux fins de signalement, d’identification et
d’enquête (article 19 de la
CIDE), en vue de les soutenir, assister et conseiller
(articles 11-14 de la Convention de Lanzarote), tout
en protégeant leur anonymat (article 13 de la
Convention de Lanzarote, qui se réfère également au signalement
par le biais d’Internet et de lignes
téléphoniques confidentielles).
L’objectif de ces dispositions est de faire en
sorte que les enquêtes, tout en garantissant les droits de la défense de l’accusé, soient menées dans
l’intérêt supérieur de
l’enfant (article 30 §§ 1, 4 et 5 de
la Convention de Lanzarote). La Convention de Lanzarote prévoit
également la nécessité de donner aux mineurs
« la possibilité d’être
entendu[s], de fournir des éléments de preuve et de choisir les moyens selon
lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés et examinés, directement ou par recours à un intermédiaire »
(article 31 § 1 c) de ladite convention), notamment à travers l’accompagnement de
l’enfant par son représentant légal.
Aux fins de réduire au minimum la réitération des dépositions et d’éviter ainsi des traumatismes,
ladite convention prévoit également le recours à l’enregistrement audiovisuel et recommande que celui-ci puisse être utilisé à titre de preuve (article 35).
215. Dans
la présente espèce, la Cour note que les
récits des requérants, tels que recueillis et enregistrés par les psychologues du CTR avec l’aide du
père des requérants, puis ceux livrés devant
la procureure pour mineurs italienne, qui ont également été enregistrés
sur DVD, avaient été jugés crédibles par les autorités italiennes
sur la base d’analyses faites
par des spécialistes, contenaient certains éléments précis et désignaient nommément des personnes comme
auteurs des abus. La majorité des documents disponibles
ont été progressivement
transmis aux autorités bulgares à l’occasion de plusieurs demandes d’ouverture d’une procédure
pénale formulées par le procureur de Milan par le biais des autorités diplomatiques,
puis par le ministère de la
Justice et la CAI italiens (voir
les paragraphes 62, 65 et 97 ci-dessus). Si les autorités bulgares avaient des doutes
concernant la crédibilité
de ces allégations, notamment à cause de certaines contradictions relevées dans les récits
successifs des requérants ou de la possibilité que leurs parents les
aient influencés, elles auraient pu tenter de clarifier
les faits en demandant à entendre les requérants et leurs parents (voir, pour une situation comparable, G.U. c. Turquie, no 16143/10, § 71, 18 octobre 2016).
Cela aurait permis d’évaluer la crédibilité des allégations des requérants et de recueillir éventuellement des précisions concernant certaines d’entre elles. En tant que professionnels
ayant recueilli les témoignages d’enfants, les différents psychologues qui avaient entendu les requérants
en Italie auraient également
été en mesure de fournir des informations
pertinentes.
216. Certes,
une audition des requérants par les autorités bulgares – dont la possibilité avait été laissée ouverte
par la procureure italienne,
laquelle avait déconseillé de poursuivre les interrogatoires des requérants compte tenu de l’éventualité de nouvelles auditions
par les autorités bulgares (paragraphe 92 ci-dessus) – n’était peut-être pas souhaitable
dès lors qu’elle comportait le risque, d’une part, d’accentuer
un éventuel traumatisme chez les intéressés
et, d’autre part, de se révéler
infructueuse compte tenu du temps
écoulé depuis leurs premières révélations et de
la possibilité que leurs récits fussent
contaminés par des chevauchements de souvenirs ou
par des influences extérieures. La Cour estime toutefois qu’il appartenait, dans ces circonstances,
aux autorités bulgares d’évaluer la nécessité de demander une telle audition. Or les décisions du
parquet ne renferment aucune
motivation à cet égard et il n’apparaît pas que la possibilité
d’interroger les requérants ait été envisagée, vraisemblablement au seul motif que
les intéressés ne résidaient pas en Bulgarie. La Cour observe à cet égard
que la Convention de Lanzarote prévoit,
en son article 38 § 2, que les victimes ont
le droit de signaler les abus qu’elles
auraient subis aux autorités de leur domicile et que l’on ne pourrait exiger d’elles qu’elles se déplacent à l’étranger. L’article 35 de cette convention dispose quant à
lui que les mineurs doivent, dans la mesure du possible, être
toujours entendus par les mêmes personnes
et que les enregistrements audiovisuels doivent si possible être utilisés comme
preuves. En l’espèce, les autorités bulgares
auraient donc pu mettre en place, guidées par les principes contenus dans les instruments
internationaux, des actions
d’assistance et de soutien envers les requérants
en leur double qualité de
victimes et témoins, et se déplacer en Italie dans un cadre d’entraide judiciaire ou bien
demander aux autorités italiennes de les entendre de nouveau.
217. La Cour
rappelle en effet que, en vertu de sa jurisprudence, dans des affaires transnationales l’obligation procédurale d’enquêter peut impliquer
une obligation de solliciter
la coopération d’autres États aux fins
de mener des investigations et des poursuites (paragraphe 191 ci‑dessus). La possibilité d’avoir recours à la coopération internationale pour les investigations menées sur des infractions d’abus sexuels à l’égard des enfants est également prévue de manière explicite par l’article 38 de la
Convention de Lanzarote (paragraphe 127 ci-dessus). En l’espèce, bien que le procureur
de Milan se fût déclaré incompétent faute d’un lien suffisant de la juridiction italienne avec les faits, l’audition
des requérants était possible en application des mécanismes de coopération judiciaire existants, notamment au sein
de l’Union européenne (paragraphe 137 ci-dessus).
218. Même
sans chercher à entendre directement les requérants, les autorités bulgares auraient à tout le moins pu demander aux
autorités italiennes les enregistrements vidéo qui avaient été réalisés lorsque
les intéressés s’étaient entretenus avec les psychologues
du CTR et avaient été entendus par la procureure pour mineurs (voir les paragraphes 16 et 82 ci‑dessus). Du fait
de cette omission de l’enquête, qui aurait été très simple
à éviter, les autorités bulgares n’ont pas été
en mesure d’inviter des professionnels « formés à cette fin » à visionner le matériel audiovisuel et à évaluer la crédibilité des récits (voir les
articles 34 § 1 et 35 § 1 c) de la Convention de
Lanzarote).
219. De manière
analogue, les requérants n’ayant pas produit de certificat médical, les autorités bulgares
auraient pu demander, toujours dans le cadre de la coopération judiciaire internationale, que les intéressés fussent soumis à un examen médical qui aurait permis de confirmer ou d’écarter certaines hypothèses, en particulier les allégations de viol formulées par le premier requérant.
220. La Cour
note par ailleurs que les récits des
requérants et les éléments fournis par leurs parents contenaient
aussi des informations concernant d’autres enfants qui auraient été victimes d’abus ainsi que
des enfants qui auraient
commis des abus. Elle observe à cet égard
que même s’il n’était pas
envisageable d’engager des poursuites pénales contre des enfants qui n’avaient pas atteint l’âge
de la majorité pénale, certains des actes
décrits par les requérants comme ayant été perpétrés
par d’autres enfants étaient
constitutifs de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la
Convention et de violence au
sens de l’article 19 de la
CIDE (paragraphe 124 ci‑dessus) ; les autorités étaient donc tenues par l’obligation procédurale de faire la lumière sur les faits allégués par les intéressés. Or, en dépit de ces signalements,
les enquêtes se sont limitées à l’audition et à la soumission de questionnaires à quelques enfants
résidant encore à l’orphelinat,
dans un environnement susceptible
d’influencer leurs réponses
(voir, en ce qui concerne les
conditions de ces auditions, le paragraphe 211 ci-dessus) ; la Cour note en effet que les
autorités bulgares n’ont pas cherché
à entendre tous ceux que les
requérants avaient nommément désignés et qui avaient entre-temps quitté l’établissement (voir, par exemple, les paragraphes 25 et 28 in
fine ci-dessus), que
ce fût directement ou en recourant si besoin aux mécanismes
de coopération judiciaire internationale.
221. En outre,
eu égard à la nature et à
la gravité des abus allégués, comme le suggèrent les requérants, des mesures d’enquête
plus discrètes, telles qu’une surveillance des environs de l’orphelinat, des écoutes téléphoniques ou une interception de messages téléphoniques et électroniques, ainsi qu’un recours à des agents infiltrés, auraient dû être
envisagées. De telles mesures « discrètes »
(en anglais, « covert operations ») sont expressément visées à l’article 30 § 5 de la Convention de Lanzarote et largement utilisées en Europe dans les enquêtes
portant sur des abus sur mineurs. À cet égard, la Cour
prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel de tels actes sont
susceptibles de porter atteinte au droit
au respect de la vie privée
des personnes concernées et nécessitent l’autorisation d’un juge fondée sur des éléments plausibles montrant qu’une infraction a été commise. Elle rappelle que des
considérations liées au respect des
garanties découlant de l’article 8 de la Convention peuvent
en effet légitimement limiter l’étendue des actes d’investigations
(Đorđević, précité,
§ 139). Néanmoins, en l’espèce,
de telles mesures apparaissent comme appropriées et proportionnées étant donné que
les requérants avaient allégué qu’un réseau organisé
était en cause et que des individus identifiables
avaient été désignés. Il aurait été possible de mettre en œuvre de telles mesures de manière progressive, en commençant
par celles produisant le moins d’impact sur la vie privée des
individus, comme la surveillance externe des entrées et sorties de l’orphelinat, pour passer ensuite, si
nécessaire et sur la base d’une autorisation du juge compétent,
à des mesures plus invasives telles que les écoutes
téléphoniques, de manière à
assurer le respect des droits des
personnes mises en cause découlant de l’article 8 de la
Convention, qui doivent également
être pris en compte.
222. Même
si la Cour ne saurait spéculer sur le déroulement et les résultats d’une enquête qui aurait été menée différemment,
elle regrette néanmoins qu’à la suite du courrier électronique envoyé par le père des requérants à l’ANPE et du signalement effectué par le Centre Nadja en novembre 2012, l’ANPE se fût contentée d’adresser à l’intéressé une lettre
rédigée en bulgare pour demander
des informations complémentaires (paragraphes 42-44 ci-dessus). Elle rappelle que la Convention de Lanzarote d’une part encourage la prise en compte des signalements
effectués par le biais
d’Internet ou de lignes téléphoniques dédiées et, d’autre part, ne subordonne pas l’ouverture d’une enquête aux déclarations des victimes. Dans
les circonstances de l’espèce, l’ANPE aurait pu, dans un cadre
garantissant l’anonymat des victimes potentielles,
demander tous les détails nécessaires au Centre Nadja, qui était en contact avec Telefono Azzurro,
ce qui aurait permis d’identifier l’orphelinat en cause
et de prendre des mesures d’enquête discrètes avant même la parution de l’article de L’Espresso en janvier 2013. S’il est vrai, comme le souligne le Gouvernement, que l’article de L’Espresso qui
a été relayé dans la presse bulgare avait pu alerter les
éventuels auteurs des abus, la Cour
estime toutefois qu’il ne saurait être exclu que
ceux-ci entrent en contact téléphonique ou par messagerie précisément en raison de cette publication, ce qui ne peut que démontrer
la pertinence de telles mesures d’enquête.
223. Il
y a également lieu de remarquer que, malgré les récits
livrés par les requérants concernant les photographies et les films qui auraient
été réalisés par le photographe D., les enquêteurs n’ont pas envisagé de perquisitionner le studio de celui-ci,
en s’appuyant, si nécessaire, sur une autorisation sollicitée auprès du juge
compétent, et de saisir des supports sur lesquels de telles images auraient pu se trouver. Plus généralement, la saisie de téléphones, d’ordinateurs, d’appareils photographiques, de caméras vidéo ou
d’autres supports utilisés
par les personnes spécifiquement désignées dans les listes
qui avaient été établies par le père des requérants et transmises aux autorités bulgares (paragraphes 65 et 97 ci-dessus) aurait pu permettre d’obtenir, sinon la preuve des abus
qui auraient été commis sur
les requérants plusieurs mois auparavant, du moins des indices
concernant la commission de
tels abus sur d’autres enfants.
224. La Cour note
par ailleurs que, malgré l’ouverture de trois enquêtes à la suite de la parution
des articles dans la presse ou des demandes formulées
par les autorités italiennes, les autorités bulgares se sont contentées d’interroger les personnes qui étaient présentes à l’orphelinat ou dans les
environs, et qu’elles ont clôturé les
dossiers sur la base de cette seule
modalité d’investigation, répétée sous des
formes différentes dans les trois
enquêtes. À cet égard, la Cour estime inacceptable que, avant même
que les résultats
de la première inspection effectuée
par l’ANPE à l’orphelinat les
14 et 15 janvier 2013, qui s’est révélée très limitée
au regard des actes d’investigation
accomplis, ne fussent consignés dans un compte rendu et portés à la connaissance de l’autorité judiciaire, le président de l’ANPE avait accusé les parents
des requérants devant des chaînes
de télévision de calomnie,
de manipulation et d’incompétence
parentale (paragraphe 58 ci‑dessus). Quelques jours plus tard, alors que
les résultats de l’enquête pénale n’étaient toujours pas connus, des
parlementaires en visite à l’orphelinat
avaient adopté une attitude similaire (paragraphe 59 ci‑dessus).
De telles déclarations entachent inévitablement l’objectivité – et donc la crédibilité – des enquêtes menées par l’ANPE et de
l’institution elle‑même (voir
le paragraphe 207 ci-dessus).
225. Certes,
il est indéniable que les autorités bulgares,
par le biais des trois enquêtes en question, ont formellement
répondu aux demandes des autorités
italiennes et, indirectement,
à celles des parents des requérants.
La Cour estime cependant important de souligner que, depuis les premières déclarations du président de l’ANPE le 16 janvier
2013 et jusqu’à la dernière
ordonnance adoptée par le
parquet général près la Cour suprême de cassation le 27 janvier 2016 à la suite de la communication
de la présente requête par
la Cour (paragraphe 111 ci‑dessus), la motivation des décisions des
autorités est révélatrice du caractère limité
des enquêtes qui ont été menées.
226. La première enquête a en effet été clôturée sur la base du seul rapport de l’ANPE (paragraphes 54 et 60 ci-dessus). Dans la deuxième et la troisième enquêtes, les autorités,
sans avoir entendu directement les requérants ni même visionné les enregistrements
vidéo, ont accordé un poids prépondérant aux explications qui avaient été livrées par les personnes interrogées
et aux contradictions qui avaient été relevées
dans les propos des requérants,
en particulier au sujet des noms
et des fonctions des personnes qu’ils
avaient désignées, alors que certaines
de ces incohérences, concernant notamment le prénom E., étaient facilement surmontables (voir les paragraphes 74, 105-109 et 32 ci‑dessus). La dernière ordonnance prise le 27 janvier 2016 par la plus haute instance
du parquet expliquait que les requérants
avaient formulé des allégations d’abus parce qu’ils « [avaient] eu peur
d’être rejetés par leurs parents adoptifs,
lesquels désapprouvaient vivement leur comportement
immoral (...) [et avaient] cherché à susciter de la compassion (...) en relatant des évènements qui n’[avaient] pas eu
lieu, dans lesquels ils [étaient]
victimes de crimes », mais cette
ordonnance – qui semble calquée sur la déclaration faite par le président de l’ANPE quelques heures après le début des investigations trois ans auparavant
(paragraphes 207 et 224 ci-dessus) – ne précisait aucunement sur quelles circonstances factuelles se fondaient ces conclusions.
227. L’analyse
des éléments recueillis et la motivation des décisions rendues
révèlent de l’avis de la Cour des défaillances qui ont pu nuire
à l’effectivité de l’enquête
menée en l’espèce. La motivation avancée n’apparaît pas comme
résultant d’une analyse minutieuse des éléments rassemblés et semble faire apparaître
que, plutôt que d’éclaircir l’ensemble des faits pertinents,
l’objectif des autorités chargées des enquêtes était
d’établir que les accusations des requérants étaient fausses en pointant les inexactitudes
qu’elles contenaient, notamment sur le nom de la directrice ou sur le fait qu’un dénommé
N. ne travaillait pas à l’orphelinat mais était un intervenant extérieur.
228. Pour la Cour, l’ensemble de ces éléments tend à indiquer que les
autorités d’enquête, qui se
sont abstenues notamment de recourir aux mécanismes disponibles d’investigation et de
coopération internationale,
n’ont pas pris toutes les
mesures raisonnables pour faire la lumière sur les faits de l’espèce, et ne se sont pas livrées
à une analyse minutieuse et
complète des éléments dont elles disposaient. Les omissions relevées apparaissent comme suffisamment sérieuses pour que l’on puisse considérer que l’enquête qui a été menée ne présentait pas l’effectivité requise par l’article 3 de la
Convention, interprété à la lumière des autres instruments
internationaux applicables
et en particulier de la Convention de Lanzarote. Il
s’ensuit qu’il y a eu violation du
volet procédural de cette disposition.
229. Aux
termes de l’article 41
de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de
la Haute Partie contractante
ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
230. Les
requérants demandent chacun 1 600 000 euros
(EUR) pour dommage moral. Le Gouvernement
juge les prétentions des requérants excessives et invite la Cour à les rejeter.
231. La Cour
estime que les requérants ont subi un dommage
moral du fait de la violation procédurale de l’article 3 de la Convention constatée
en l’espèce. Eu égard aux circonstances de l’affaire,
elle alloue à chacun d’eux 12 000 EUR à ce titre.
232. Les
requérants n’ayant pas formulé de demande de remboursement de leurs frais et dépens, aucun montant
n’est à allouer à ce titre.
233. La Cour
juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
- Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement ;
- Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en son volet matériel ;
- Dit, par neuf voix contre huit, qu’il y a eu violation de l’article 3
de la Convention en son volet procédural ;
- Dit, par dix voix contre sept,
a) que l’État défendeur doit verser à chaque requérant, dans les trois mois,
12 000 EUR (douze mille euros)
pour dommage moral, soit un
total de 36 000 EUR (trente-six
mille euros), plus tout montant pouvant être dû
à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour
le surplus.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 2 février 2021, en application
de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena TsirliRobert Spano
GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune aux juges Turković, Pinto de Albuquerque, Bošnjak et Sabato ;
– opinion en partie concordante du juge Serghides ;
– opinion en partie concordante et en partie
dissidente commune aux juges Spano, Kjølbro, Lemmens, Grozev, Vehabović, Ranzoni, Eicke
et Paczolay.
R.S.O.
M.T.
OPINION CONCORDANTE
COMMUNE AUX JUGES TURKOVIĆ, PINTO DE ALBUQUERQUE, BOŠNJAK ET SABATO
(Traduction)
I. Introduction
1. Nous souscrivons
à ce qui est énoncé dans l’arrêt de Grande Chambre. À notre avis, certaines considérations méritent toutefois d’être développées si l’on veut apporter un éclairage supplémentaire sur le constat de violation de l’article 3 de la
Convention européenne des droits
de l’homme (« la Convention ») en son volet procédural que dresse la Cour
en l’espèce.
2. Nous souhaitons
tout d’abord exposer par
une première série de remarques
en quoi le traitement de cette affaire a demandé à la Cour de faire preuve
d’une délicatesse particulière
dans son rôle de garant de l’application des droits de l’homme en Europe.
3. L’affaire dont la Grande
Chambre se trouvait saisie concernait en effet des personnes très
vulnérables, puisque les requérants, des enfants, disaient avoir été victimes
d’abus sexuels lorsqu’ils résidaient dans un orphelinat. À cet égard, bien
que l’on observe dans toute l’Europe un mouvement résolu de transition du placement des enfants en institution vers
une prise en charge par des familles ou
des structures de proximité (« désinstitutionnalisation »),
des orphelinats subsistent néanmoins, et la pauvreté demeure l’une des principales raisons expliquant cet état de fait.
Le recours au placement en
institution traduit également
la discrimination qui s’opère
actuellement à l’égard
d’enfants atteints de handicaps, qui, bien souvent, ne trouvent pas d’autres possibilités et qui doivent parfois vivre dans des
établissements destinés aux adultes[1]. Il est donc très important
que la Cour se soit ainsi vu offrir la possibilité d’examiner au moins certains
des problèmes de droits de l’homme que rencontrent les enfants vivant en institution.
4. Par ailleurs,
alors que l’affaire
concerne des abus sexuels qui auraient été commis en institution, nous considérons
que les principes
développés dans cet arrêt, découlant
de l’article 3 de la Convention, peuvent
également trouver à s’appliquer, mutatis
mutandis, aux abus commis sur des enfants pris en charge selon d’autres modalités (y compris dans des familles
ou dans des
structures non familiales).
5. Les
enfants requérants étaient également vulnérables d’un autre point de vue. En l’espèce, les abus
auraient été commis non seulement dans un lieu où les
enfants avaient été placés par les autorités, mais aussi par des individus qui se trouvaient dans le « cercle de confiance » de ces enfants, notion qui fait référence à des abus commis par des personnes exerçant
des fonctions de prise en charge, y compris des pairs[2].
6. En corollaire
à cette remarque, certains des principes
énoncés dans l’arrêt peuvent s’étendre à toutes les allégations d’abus sexuels qui auraient été commis dans le cercle de confiance de mineurs, y compris dans la famille et entre pairs. À notre avis, cela ne fait qu’ajouter à l’importance des conclusions rendues par la Cour dans cette affaire.
7. Dans
les institutions comme dans les structures
de prise en charge non institutionnelles, et dans tout cercle de confiance y compris la famille, le danger peut venir de personnes qui sont chargées de s’occuper des enfants, mais aussi d’autres enfants. Nous reviendrons spécifiquement sur ce point. Nous souhaitons
toutefois préciser d’ores et déjà que
nous pensons que certains des principes
développés doivent
concerner les abus sur
enfant commis par des adultes,
mais aussi par des enfants.
8. Au
vu de ce qui précède, nous souhaitons
souligner que « les recherches internationales montrent que le placement en structure d’accueil ou en institution met les enfants dans une situation de vulnérabilité,
dans laquelle ils risquent davantage
d’être victimes d’abus sexuels commis par des professionnels ou des bénévoles
qui s’occupent d’eux, ou par d’autres enfants
(...) »[3] ; la recherche et les politiques publiques internationales préconisent également des stratégies
spécifiquement destinées à lutter contre les
abus sexuels sur enfant dans le cercle de confiance. Il a ainsi été suggéré d’opter
pour une approche holistique
de lutte contre les abus sur enfant qui présente les caractéristiques
susmentionnées et qui englobe
la prévention, une assistance
pluridisciplinaire aux victimes, le traitement des signalements faits par les victimes,
les enquêtes, les poursuites, les sanctions pénales
et autres, ainsi que la coopération internationale.
9. Pour conclure
cette première série de considérations, il semble important de dire qu’à notre avis, précisément
parce que les approches scientifiques et de politiques publiques susmentionnées ont été entérinées par les États parties à la Convention
de Lanzarote et à d’autres instruments
internationaux et européens cités
dans l’arrêt, la Grande
Chambre a pu, au paragraphe 192, réaffirmer et développer sa jurisprudence en concluant que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention devait
être interprétée à la
lumière des obligations découlant des autres
instruments internationaux applicables et, plus particulièrement,
de la Convention de Lanzarote.
II. La Convention et la
Convention de Lanzarote
10. Voilà qui nous amène à un deuxième ensemble de considérations, destinées à souligner que – au-delà de ce qui est exposé dans l’arrêt – les principes énoncés
dans la Convention de Lanzarote (ainsi
que dans les documents établis
par le Comité de Lanzarote dans
le sillage de cet instrument international), et dans
d’autres textes du Conseil de l’Europe auxquels l’arrêt fait référence, ont joué un rôle
crucial dans notre examen de cette affaire. Nous pensons que ces principes
peuvent, dans une large mesure, être considérés
comme découlant de l’article 3 de la Convention.
11. À cet
égard, nous souhaitons rappeler que bien
que le rôle de la Cour ne consiste pas à « contrôler le respect par les gouvernements d’autres conventions que la
Convention européenne des Droits
de l’Homme et ses Protocoles », et en particulier
la Convention de Lanzarote – « qui a, du reste, été élaborée, comme
la Convention elle-même, dans
le cadre du Conseil de l’Europe » – la Convention de Lanzarote peut « être une source d’inspiration », « comme
d’autres instruments internationaux » (voir, par exemple, par référence à la Charte sociale européenne, Zehnalová et Zehnal c. République tchèque (déc.), no 38621/97, CEDH 2002-V). Par ailleurs,
la Convention ne doit pas être interprétée isolément, mais de manière à se concilier avec les principes généraux
du droit
international ; il convient en effet, en vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités,
de tenir compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, parmi beaucoup
d’autres, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, § 76, CEDH 2014, qui fait
référence à une Convention de l’OIT et à la Charte sociale européenne). Dans
la même veine, la Cour n’a jamais considéré les dispositions
de la Convention comme le seul
cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient (voir, parmi beaucoup d’autres, Demir
et Baykara c. Turquie [GC],
no 34503/97, §§ 65-86, CEDH 2008, et Magyar
Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC],
no 18030/11, §§ 123-125, 8 novembre 2016). Nous souhaitons préciser à cet égard que
la Cour a déjà fait référence à la Convention de
Lanzarote comme source d’inspiration
dans un contexte similaire à celui du cas d’espèce
(A et B c. Croatie, no 7144/15, §§ 78, 80 et 116, 20 juin
2019). La présente affaire nous offre la possibilité de mettre en avant la relation qui existe entre la Convention européenne des
droits de l’homme et ses protocoles, d’une part, et la
Convention de Lanzarote, l’autre part, et cela
s’applique aussi, mutatis
mutandis, aux autres textes mentionnés
dans l’arrêt. Nous pouvons nous abstenir de nous
appesantir davantage sur cette
relation, mais, là encore, il s’agit d’un point crucial dans notre
examen de cette affaire.
III. Les
insuffisances de l’enquête
12. Une troisième
série de clarifications doit, à notre avis,
porter sur les insuffisances qui ont émaillé les enquêtes
conduites dans l’État défendeur, envisagées sous l’angle spécifique de l’obligation procédurale susmentionnée de mener une enquête officielle effective en réponse à des allégations défendables d’abus sur enfant (voir, dans le contexte
de l’article 4, l’arrêt S.M.
c. Croatie ([GC], no 60561/14, §§ 324-325, 332, et 336, 25 juin 2020), dans lequel il est explicitement déclaré que l’approche
adoptée par la Cour
concorde pour l’essentiel avec
celle retenue dans des affaires relatives à l’article 3). Comme la Grande
Chambre l’observe dans le présent arrêt, bien qu’il s’agisse d’une obligation de moyens et non de résultat, les omissions
des autorités de l’État défendeur revêtaient incontestablement une certaine gravité, de sorte que l’on pouvait considérer que l’enquête qui avait été menée ne présentait
pas « l’effectivité requise par l’article 3 de la
Convention, interprété à la lumière des autres instruments
internationaux applicables
et en particulier de la Convention de
Lanzarote » (paragraphe 228 de l’arrêt). La Cour peut uniquement se désintéresser des erreurs ou omissions
particulières (paragraphe
186) ; elle doit en revanche assurer
son contrôle dans les affaires, comme le cas d’espèce, dans
lesquelles les autorités internes ont négligé de mettre en œuvre certaines pratiques procédurales (en particulier d’enquête) qui sont bien établies
dans le contexte de la lutte contre les
abus commis sur des
enfants, voire qui sont imposées par les textes internationaux (paragraphes 208 et 211-226 de l’arrêt).
Nous saisissons cette occasion pour nous attarder sur les insuffisances les plus importantes, en particulier celles qui impliquent certaines spécificités de la relation susmentionnée
entre l’application de l’article 3 de la Convention et d’autres
textes internationaux.
13. À notre
avis, pour que des investigations puissent passer pour minutieuses, elles doivent réunir toutes les mesures
raisonnables permettant d’obtenir les dépositions
de témoins oculaires et des expertises médicolégales/scientifiques. Lorsque la protection de personnes vulnérables – comme les victimes alléguées
d’abus sur enfant – est en jeu, la passivité des autorités
ne saurait être tolérée. Naturellement, dans le domaine des abus sur enfant aussi, il faut qu’il existe une « allégation défendable » pour
qu’entre en jeu l’obligation
d’enquêter découlant de l’article 3 (paragraphes 184 et 201
de l’arrêt). De même, dans ce domaine également, pour établir si une obligation procédurale est née à l’égard des
autorités internes, il y a lieu de s’appuyer sur les circonstances telles qu’elles se présentaient au moment où les allégations
en question ont été formulées, et non sur les résultats obtenus
ultérieurement, à l’issue
de l’enquête ou de la procédure en cause (voir, mutatis mutandis, S.M.
c. Croatie, précité,
§ 325). Mais à notre avis,
le rappel de ce principe doit
s’accompagner d’une nécessaire clarification :
dans une affaire d’abus sur
enfant, l’État, qui se trouve
tenu par un certain nombre d’obligations accessoires relatives à l’assistance et au soutien dus aux
victimes et à leurs représentants, doit activement aller « recueillir » l’allégation défendable au lieu
de se contenter de la « recevoir »
passivement, afin de faciliter la formulation de griefs qui resteraient sinon tus ; cela permet également d’éviter que des
griefs défendables échappent à l’examen mené par la Cour au regard de la Convention (voir, mutatis mutandis, ibidem).
14. Le présent
arrêt rappelle qu’il convient d’apporter aux enfants et à ceux à qui ils sont confiés l’appui nécessaire aux fins du signalement,
de l’identification et de l’enquête
dans le but de leur prodiguer une assistance et des conseils tout en protégeant leur anonymat ; à cette fin, il y a lieu de recourir à des outils spécifiques tels que les
services confidentiels d’assistance
téléphonique et sur Internet (articles
11, 12 et 13 de la Convention de Lanzarote). La Grande Chambre met aussi en exergue
le droit des enfants d’être entendus, de fournir des éléments
de preuve et de choisir les moyens selon
lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés, directement ou par recours à un intermédiaire (article 31 § 1 c)
de la Convention de Lanzarote), normalement leur représentant légal. L’arrêt souligne aussi que les auditions
d’enfants doivent pouvoir faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel, ce
qui permet de disposer
d’une source de preuve qui puisse
être visionnée autant que nécessaire et qui évite la répétition des auditions (article 35 de la Convention de Lanzarote).
15. Nous souhaitons
mettre en évidence la relation
étroite qui existe entre ces principes
et les autres principes relatifs à la nécessité que les
enquêtes ne soient pas subordonnées à la déclaration émanant de la victime alléguée et que la procédure puisse se poursuivre même si la
victime se rétracte (article 32 de la Convention de Lanzarote), et – lorsqu’un enfant qui signale un abus se trouve sur le territoire d’un État alors que l’infraction
alléguée a été commise sur
le territoire d’un autre État – avec les
principes concernant le droit procédural des enfants à porter « plainte auprès des autorités compétentes
de leur État de résidence » (article 38 § 2
de la Convention de Lanzarote). À cet égard, les autorités
des deux États sont tenues
de coopérer pour assister les
victimes (article 38 § 1 de
la Convention de Lanzarote). La coopération étroite entre les
services d’assistance téléphonique
et sur Internet est du reste devenue
une réalité en Europe et à l’échelle
internationale.
16. Les
principes susmentionnés,
sur lesquels repose directement ou indirectement l’arrêt de la Cour, répondent à notre avis à l’une des principales caractéristiques des affaires d’abus sur enfant, à savoir le fait que le signalement
émane d’une personne vulnérable qui se trouve souvent dans un cercle de confiance nouveau, dans un contexte caractérisé par des attitudes conflictuelles tant de la part de l’enfant que des membres de ce cercle à l’égard de
l’environnement dans lequel
l’abus présumé a été commis, surtout s’il agit d’un cercle de confiance du passé. La nécessité
de préserver le développement
de l’enfant, de regarder vers
l’avenir au lieu de se retourner vers un passé sombre,
ainsi que les incertitudes qui sont naturelles pour un enfant lorsqu’il raconte une histoire
dont il se sent souvent responsable, comptent parmi les nombreux
facteurs qui entravent la révélation complète d’un abus commis sur un enfant, surtout
lorsque le recueil et l’appréciation des informations ne sont pas confiés à des
professionnels. L’assistance
et l’appui à la victime alléguée ainsi qu’aux personnes auxquelles elle est confiée jouent donc un rôle crucial, de même que l’impératif
de préserver la confidentialité.
17. Sur cette
toile de fond, nous devons souligner que, dans les
circonstances de la présente
espèce, une allégation défendable pertinente, au sens où l’entend
la jurisprudence de la Cour
telle que spécifiée ci-dessus, a été portée à l’attention des autorités
bulgares dès l’instant où le père des
requérants a appelé le
service d’assistance téléphonique
dans le pays de résidence de la famille et lui a communiqué toutes les informations pertinentes (paragraphes 35
et suiv. de l’arrêt)
et où celui-ci a pris contact avec
le service d’assistance téléphonique
bulgare le 16 novembre 2012 (paragraphe 43 de l’arrêt). Selon les
principes applicables qui interdisent la passivité et imposent de faire jouer la coopération internationale, les enquêteurs sont tenus de se procurer sans délai toute nouvelle information apparaissant dans le contexte d’une coopération entre services d’assistance téléphonique, tout en préservant intégralement la confidentialité
et en surmontant la barrière
de la langue, le cas échéant.
Il ne doit pas être considéré comme nécessaire que la plainte soit complète
dès le stade initial pour que les autorités de l’État défendeur commencent à prêter assistance aux victimes présumées, l’assistance et l’appui au signalement impliquant en fait que les plaintes
puissent initialement être incomplètes. Selon le régime de meilleures pratiques décrit ci-dessus, qui est propre aux enquêtes
relatives aux abus sur enfant, comme nous l’avons déjà indiqué,
l’État doit activement aller « recueillir » les allégations défendables au lieu de se contenter
de les recevoir passivement. Malheureusement,
c’est une approche toute différente, bureaucratique plutôt que proactive
(paragraphe 44 de l’arrêt),
que les autorités
de l’État défendeur ont adoptée en l’espèce.
18. Nous avons
déjà précisé le rôle fondamental que joue l’audition
de l’enfant ainsi que des personnes à qui il est confié dans ce processus de recueil des preuves d’abus
sur enfant. La littérature consacrée
à ce sujet est abondante et
les textes internationaux reconnaissent l’importance cruciale d’appliquer des standards rigoureux lorsque l’on entend les personnes qui signalent un abus. Dans de nombreux pays, conformément aux principes énoncés
par la Convention de Lanzarote, des équipes chargées de la protection de l’enfance interviennent lorsqu’un soupçon d’abus sur enfant apparaît ; ces équipes sont composées de professionnels de la
médecine, de la psychologie,
de la justice pénale, du travail social et de l’éducation. Ainsi, dès lors qu’elles
sont formulées pour la
première fois dans le cercle
de confiance (habituellement
en famille, à l’école ou devant un membre du corps médical),
les déclarations de
l’enfant sont normalement
« recueillies » officiellement
dans un environnement légal
avec l’aide de certains ou de tous ces professionnels
et de leurs compétences.
19. Même
lorsque la révélation des abus en cause a lieu dans l’État
dans lequel ils sont censés
avoir été commis, le rôle joué par le cercle de confiance de l’enfant revêt naturellement une importance primordiale : les
membres de ce cercle peuvent recevoir des indices ou
des informations vagues, ou encore observer des symptômes
physiques ou psychologiques,
qui doivent tous être éclaircis et compris. Il est très rare que, lorsqu’un cadre légal est mis en place, les autorités recueillent des déclarations d’enfants qui disent avoir subi
des abus mais qui n’ont pas encore raconté leur histoire ni répondu à des questions
de clarification, et qui n’ont
donc pas encore été soumis à une influence extérieure. L’application de critères scientifiques par des professionnels dûment formés permet toutefois
d’évaluer la crédibilité des témoignages livrés par les enfants. Les parents et les membres du
cercle de confiance qui ont été les
premiers destinataires des révélations sont aussi entendus dans le respect de ces mêmes critères.
La Convention de Lanzarote a résisté à la tentation de qualifier de viciées toutes les déclarations par lesquelles des enfants ont révélé des
faits à leur cercle de confiance. Comme nous l’avons déjà indiqué, la Convention de
Lanzarote considère de manière
générale comme une obligation, et non comme un vice
de procédure, la fourniture
d’une assistance et d’un appui
avant l’audition des enfants, et même la possibilité pour un enfant de faire
des dépositions ou d’exprimer un point de vue par l’intermédiaire ou accompagné d’un adulte de son choix, d’ordinaire son représentant légal (articles 11-14, 31 § 1 c) et 35 § 1 f) de la
Convention de Lanzarote ; voir le paragraphe 214 de l’arrêt). Avancer le contraire reviendrait à refuser aux enfants qui révèlent pour la
première fois un abus le soutien
et l’assistance dont ils ont besoin. Si l’approche inverse était retenue, les parents,
les médecins et les psychologues qui, souvent sans en avoir préalablement été avertis, seraient appelés à traiter un enfant présentant des symptômes d’abus sexuels, devraient s’abstenir de tout contact avec l’enfant, le laisser seul sous une cloche de verre et attendre qu’une autorité décide, forcément après l’écoulement d’un certain délai, que le moment est venu d’entendre l’enfant en recourant à des techniques scientifiques. Si,
au contraire, ils décidaient de soutenir l’enfant et de l’aider à
s’exprimer et à se souvenir, non seulement
les dépositions de l’enfant
seraient viciées, mais elles seraient contaminées pour toujours et
l’enfant perdrait ainsi le droit d’être entendu.
Voilà les conséquences absurdes que les
principes ci-dessus cherchent à faire disparaître, tout en veillant à
ce qu’une fois que l’incident a été rapporté aux autorités
compétentes, les démarches scientifiques appropriées soient organisées selon un calendrier qui évite le plus possible que les
preuves soient viciées.
20. Bien
sûr, lorsqu’un abus présente un caractère transfrontière, du fait de la coopération
internationale, le risque que le témoignage de l’enfant soit contaminé par des influences extérieures est nécessairement
encore plus élevé, puisque
le transfert de l’information fait intervenir plusieurs personnes et
institutions et allonge également
les délais.
21. Sur ce point, nous exprimons notre franc désaccord avec le Gouvernement lorsqu’il allègue que, les requérants
ayant parlé des faits à de nombreuses occasions avec leurs parents,
leurs psychologues et les autorités italiennes,
tout témoignage qu’ils auraient livré aux autorités bulgares
aurait immanquablement été faussé et aurait
donc été inutile, sans même qu’il fallût
essayer d’organiser une
forme d’audition.
22. La question
du recueil des signalements d’abus sur enfant dans un contexte international appelle quelques réflexions concernant les « preuves » recueillies dans l’État de résidence. Nous considérons que, dans le cadre
général de la coopération internationale envisagée à titre d’élément des obligations procédurales découlant de l’article 3 de la Convention (paragraphe
217 de l’arrêt), tout document
probant produit dans l’État de résidence doit être considéré comme un document venant appuyer le grief (grief qui, comme indiqué ci-dessus, peut être
présenté à l’autorité de l’État de résidence – article 38 § 2 de la Convention de Lanzarote – et qui,
dans le cas d’espèce, a pu être
identifié dès que le père des
requérants a appelé le
service d’assistance téléphonique).
23. De la même
manière, nous ne pouvons pas souscrire à l’idée que les
professionnels qui ont aidé les enfants, que ce fussent les psychologues sollicités par les représentants légaux des requérants ou par la procureure du tribunal pour mineurs en Italie et qui ont recueilli le témoignage des victimes respectivement
à des fins privées (paragraphes 16-34 de l’arrêt) et dans le contexte de la procédure civile relative au suivi de l’adoption (paragraphes 81-96
de l’arrêt), auraient dû observer les
protocoles scientifiques applicables à l’audition des victimes d’abus sur enfant pour que ces auditions eussent
pu être prises
en considération aux fins de l’administration des preuves (paradoxalement,
cet argument a également été mis
en avant au sujet de conversations avec les psychologues
agissant en qualité de particuliers).
24. Comme
nous l’avons indiqué, dans le cadre de la coopération internationale, tout document probant produit dans l’État de résidence doit être considéré
comme un document venant appuyer le grief. Une conclusion différente s’appliquerait naturellement si les autorités de l’État en question, affirmant leur juridiction, avaient engagé une procédure pénale pour l’abus en cause. Comme cela n’a pas été le cas en l’espèce, un grief reste un grief, et, même s’il a été transmis
par l’intermédiaire de l’autorité
locale, il n’en perd pas sa
caractéristique principale, qui est d’être un acte ex parte,
qui doit être examiné indépendamment du volume et/ou de la qualité des preuves
produites. Du reste, la jurisprudence de la Cour impose uniquement qu’il soit défendable (voir, mutatis mutandis, S.M. c. Croatie, précité, § 325). Tout au
plus, en règle générale, l’absence de preuve à l’appui du grief
peut se traduire par le rejet de celui-ci (comme le veut l’adage, une personne qui présente un grief peut légitimement ignorer toutes les raisons pour lesquelles ce grief n’aurait pas dû
être présenté : nemo videtur dolo exsequi, qui ignorat causam cur non debeat petere). Le rejet de plano prononcé
faute de preuve n’est toutefois pas entièrement
applicable dans le domaine des abus
sur enfant, où le grief, s’il est défendable même en l’absence de preuves utiles, doit faire l’objet
d’une enquête ouverte de leur propre chef par les autorités, et où les enquêtes
doivent être menées à leur terme même si la victime présumée se rétracte.
25. Même
si, aux seules fins de la discussion, nous devions ne pas considérer que les informations transmises par les parents et ensuite par les autorités italiennes
aux autorités bulgares étayaient le grief, et si nous devions par conséquent admettre que ces éléments
devaient faire l’objet d’un examen attentif destiné à déterminer s’ils avaient été recueillis
dans le respect des règles scientifiques
régissant le recueil des preuves auprès
de mineurs dans les procédures pénales, nous serions forcés de conclure qu’en l’espèce, ces règles ont
été observées.
26. Même
si les entretiens que les requérants
ont eus avec
leurs psychologues ont principalement revêtu une fonction thérapeutique, il nous semble que la façon dont ils ont été conduits a en réalité respecté les règles les
plus strictes établies pour
l’audition des mineurs. Ces séances
ont fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel et il n’apparaît pas que la manière
dont les questions ont été posées
ait de quelque manière que ce fût enfreint les
protocoles scientifiques.
Le père n’a été qu’occasionnellement présent afin d’apporter son assistance pour la traduction, tandis que le recours
aux poupées anatomiques était une pratique courante à l’époque, et
le demeure aujourd’hui, puisque la communauté scientifique n’a commencé à critiquer l’utilisation de ces instruments qu’après les faits
de la cause et que ces critiques ne font toujours pas l’unanimité aujourd’hui. À notre avis, il convient de souligner qu’il ne fait aucun doute
que, même si elles ont eu
lieu dans un contexte privé, ces séances ont été
conduites avec compétence par des psychologues professionnels.
27. Quant
à l’audition de deux des requérants par la procureure du tribunal
italien pour mineurs dans le cadre de la procédure civile de suivi de
l’adoption, elle s’est, elle aussi, intégralement conformée aux critères scientifiques.
L’entretien n’a eu lieu qu’après que
la procureure eut ordonné l’obtention des enregistrements des séances au
centre de thérapie et d’un compte
rendu synthétique de ces séances. Le respect des règles
scientifiques a également été assuré grâce
à l’enregistrement audiovisuel
de cette audition. Même si celle-ci avait pour objectif principal de recueillir davantage d’informations sur les faits et d’évaluer leur impact sur les mineurs et sur leur famille dans une démarche de suivi de l’adoption dans une procédure de caractère civil, la procureure était assistée d’une psychologue. Les poupées anatomiques
ont été utilisées
lorsque c’était nécessaire,
sur les instructions de la psychologue.
28. La Grande Chambre mentionne le fait que certaines des
questions posées par la procureure étaient orientées (paragraphes 85 et 87
de l’arrêt). Un examen
approfondi de l’audition révèle
toutefois (et cela se reflète
dans l’arrêt) que le recours très limité à des
questions directes ou orientées était
conforme aux règles énoncées dans les
principaux protocoles régissant l’audition des mineurs (voir,
par exemple, la ligne directrice 71 des Lignes directrices du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants, qui suggère uniquement d’éviter les questions orientées
mais ne les interdit pas, surtout si cela est conforme
aux protocoles ; cette règle est à l’évidence inspirée par l’arrêt S.N. c. Suède (no 34209/96, § 53, CEDH 2002), dans
lequel la Cour a simplement demandé que les juges
fissent preuve de « la
prudence requise » dans leur appréciation
des déclarations faites par des enfants en réponse à des questions
orientées). Ces questions ont en réalité été posées
après que des questions ouvertes
et indirectes fussent demeurées sans réponse, dans des circonstances
dans lesquelles le mineur était réticent
à répondre et l’était resté même après
que l’on eut changé de sujet afin d’apaiser les tensions. Ces
questions reposaient en
tout état de cause sur les éléments fournis par les mineurs eux-mêmes
pendant l’audition.
29. Si cela n’est pas suffisant, il y a également lieu de prendre en compte le fait que le tribunal
pour mineurs italien ne
s’est pas appuyé de manière passive sur les informations communiquées par le
centre de thérapie et par la procureure.
En réalité, comme indiqué dans l’arrêt (paragraphes 93-95), ce tribunal a ordonné la réalisation d’une expertise par un expert
accrédité en neuropsychiatrie
pédiatrique, lequel a exposé en détail les critères internationaux
utilisés dans l’appréciation de la crédibilité des témoignages des enfants, qu’il a analysés en s’appuyant sur les enregistrements vidéo. L’expert a validé la fiabilité totale du processus par lequel les informations
avaient été obtenues et de ses résultats, estimant que les incertitudes
et les contradictions dans les récits
pouvaient facilement s’expliquer sur la base des mêmes critères scientifiques que ceux utilisés pour l’audition des enfants victimes d’abus. Par conséquent, l’expert n’a pas considéré, en accord avec les
instructions données par le
tribunal, qu’il était nécessaire de procéder à de
nouvelles auditions, car il pensait
que les informations
existantes étaient suffisantes.
30. Il y a également lieu de formuler une remarque au sujet du
contenu de la décision rendue par le tribunal pour mineurs le 12 mai 2014 : se fondant sur l’avis de la procureure et de l’expert, le tribunal a déclaré que la famille adoptive, qui avait fait preuve
de patience tout en étant consciente de la nécessité d’être attentive aux difficultés particulières qu’engendrait la
situation, était apte à adopter définitivement les enfants. Le tribunal a examiné les informations
contenues dans toutes les dépositions
disponibles faites par les mineurs au
sujet de l’abus et il a aussi étudié l’avis
de la procureure et de l’expert ;
il a conclu qu’il disposait de suffisamment d’éléments pour transmettre
l’information aux autorités
chargées des affaires pénales. Le tribunal a également regretté que l’association qui avait servi d’intermédiaire pour
l’adoption à l’égard des autorités de l’État défendeur lui eût adressé une note arguant que les parents
n’étaient pas des candidats convenables
pour l’adoption parce que, de l’avis
de l’association, ils avaient mis en œuvre un processus de signalement pour des abus qui n’existaient pas dans le but
de dénigrer la procédure
qui avait abouti à
l’adoption. À notre sens,
la teneur de cette décision corrobore l’idée que les
allégations des requérants étaient crédibles, et la thèse retenue par l’association a été officiellement rejetée.
31. Comme
noté dans l’arrêt (paragraphes 111 et 226), les trois enquêtes
préliminaires lancées (et abandonnées) en Bulgarie ont pris fin avec
la dernière ordonnance adoptée le 27 janvier 2016
par la plus haute instance du
parquet. Le procureur de la Cour
suprême de cassation a conclu
que les requérants
avaient rapporté des abus qui « n’avaient pas eu
lieu » parce qu’ils
« [avaient] eu peur d’être rejetés
par leurs parents adoptifs, lesquels désapprouvaient vivement leur comportement immoral (...) » et qu’ils avaient « cherché à susciter de la compassion
(...) » en relatant des
évènements « dans lesquels ils [étaient]
victimes de crimes ». La Grande Chambre note que ces considérations
semblent faire écho à la déclaration inacceptable prononcée devant les médias
par le président de l’Agence
nationale pour la protection
de l’enfance (l’ANPE) quelques
heures seulement après le début des investigations trois ans auparavant
(paragraphes 207 et 224 de l’arrêt),
incident qui a poussé la Cour à conclure que l’autorité d’enquête avait manqué
d’objectivité (paragraphe 224
de l’arrêt).
32. À notre
avis, le constat ci-dessus dressé par la Grande
Chambre pourrait être complété par l’idée que la motivation adoptée par les autorités de poursuite bulgares et l’ANPE a en substance
rappelé la théorie avancée par l’association qui avait servi d’intermédiaire pour
l’adoption. Lorsque les parents se sont tournés vers eux
après la première révélation
de l’abus allégué, les représentants de cette association ont commencé à dire que les parents
n’étaient pas aptes à adopter les enfants, en fondant leur propos sur le comportement qui aurait été celui
des parents pendant une réunion organisée le 2 octobre 2012. La Cour n’a pas été en mesure
de vérifier si le rapport établi à l’issue de cette réunion entre
le personnel de l’association,
les parents et les enfants était authentique, étant donné que devant
la Grande Chambre, ce rapport a été vivement contesté par les requérants, qui ont produit un rapport de police attestant que trois représentants
de l’association avaient dû fournir des
échantillons de leur
signature et que le document
portait des signatures différentes, qui avaient toutes les trois
été inscrites de la même main. De plus, le document présentait apparemment des incohérences textuelles, sous la forme d’ajouts et de ratures, ce que la Cour n’a pas pu
vérifier (paragraphe 14
de l’arrêt). Que les autorités bulgares
aient ou non eu connaissance d’emblée de cette falsification alléguée, il nous apparaît avec évidence que
la falsification du document a été évoquée par les requérants devant la Grande
Chambre sans que le Gouvernement
défendeur apporte la moindre réponse à ce sujet. Ce point, conjugué au fait que
l’association s’est réunie avec des représentants
des différentes autorités impliquées, y compris l’ANPE, du 23 au 26 janvier 2013 et a ensuite rédigé un rapport très critique sur la narration des faits
livrée par les parents, avant de transmettre ce rapport au tribunal pour mineurs italien (lequel le rejeta plus tard sur le fondement d’une expertise), témoigne
du rôle central
joué par cette association dans l’instauration d’une atmosphère de conflit qui n’était pas propice à l’ouverture d’investigations effectives.
33. L’une des
insuffisances les plus graves – qui, selon nous, a certainement entravé la capacité de l’enquête à établir les faits,
et qui a constitué un facteur
important dans le constat de violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 3 – réside dans l’absence
de toute audition officielle des requérants (paragraphes 214-218
de l’arrêt). Outre l’obligation susmentionnée d’apporter assistance et soutien aux enfants victimes afin de recueillir leur déposition, le droit des enfants à être entendus est inscrit dans plusieurs textes internationaux, dont certains sont expressément
cités dans le présent arrêt (voir aussi les
Lignes directrices du Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice
adaptée aux enfants, lignes directrices 58, 70 et
73, ainsi que le rapport explicatif sur ces Lignes directrices, et particulièrement le paragraphe
102 ; voir aussi, de
la même manière, l’Observation générale no 12 du Comité des
droits de l’enfant des
Nations unies, § 132, et les
Lignes directrices de l’Organisation des Nations Unies en matière de justice dans les
affaires impliquant les
enfants victimes et témoins
d’actes criminels, articles 20 et 21). Tous ces documents insistent fortement sur l’importance
cruciale d’attacher un poids
adéquat aux opinions de
l’enfant victime d’un abus,
ce que les autorités de l’État défendeur n’ont pas fait. De même,
ces textes soulignent l’importance de l’obligation supplémentaire d’informer rapidement les enfants victimes ainsi que leurs
parents et leurs représentants légaux de l’avancée de leur affaire, obligation qui a aussi été totalement méconnue dans les
circonstances de l’espèce (paragraphe 208 de l’arrêt).
34. Nous souhaitons
de plus noter que l’arrêt (paragraphe 215) mentionne le fait que les autorités
bulgares se sont désintéressées des enfants au point de ne pas prendre contact avec eux. Les
meilleures pratiques ne s’accompagnent pas de l’interdiction absolue de conduire de multiples auditions des victimes
si ces auditions sont nécessaires (paragraphe 216
de l’arrêt). Dans le cas d’espèce, rien
ne justifiait d’omettre complètement d’entendre les enfants, et aucun des documents versés
au dossier n’étaye le souhait allégué des autorités bulgares
d’éviter le traumatisme associé à une réitération des auditions. Nous estimons que dans
les affaires transnationales
d’abus d’enfant, il est souvent
nécessaire de procéder à des
auditions supplémentaires, surtout lorsque l’État de résidence n’a pas été capable
d’ouvrir une enquête pénale officielle. Dans la présente affaire, la procureure pour mineurs en Italie
a clairement indiqué qu’aucune autre audition n’avait été effectuée afin
de ne pas empiéter sur la compétence des autorités bulgares (paragraphes 92 et 216 de l’arrêt).
35. La détermination
des autorités bulgares à éviter tout contact avec les
enfants ayant signalé l’abus est allée encore plus loin, puisque les
autorités n’ont même pas demandé
à consulter les enregistrements vidéo de leurs dépositions et qu’elles n’ont même pas envisagé
la possibilité d’entendre au moins leurs
parents, qui s’étaient aussi (en particulier le père) positionnés en qualité de plaignants, ni d’entendre les professionnels
(les psychologues, la procureure ou les
policiers) qui avaient recueilli la déposition des enfants. En particulier, nous
estimons que dans les circonstances
de la présente espèce, l’audition des parents
et des psychologues aurait constitué un moyen précieux, quoiqu’indirect, d’établir certains faits ; de plus, le
recueil de ce type de preuves indirectes constitue une pratique courante dans les
affaires de ce genre.
36. En outre,
il ressort du dossier que, si certains experts ont pris
part aux auditions des enfants à l’orphelinat (lesquelles, à bien d’autres égards, n’étaient pas conformes
aux règles applicables à ce type d’auditions – paragraphe 211
de l’arrêt), dans le cadre des investigations
les dépositions des requérants n’ont pas été
examinées par des professionnels (par exemple, un psychologue ou un médecin ayant l’expérience des auditions d’enfants) ce qui aurait
permis d’obtenir une appréciation pluridisciplinaire
de certaines incohérences alléguées ; par conséquent,
la motivation du procureur bulgare mentionnée ci-dessus (§ 31 de cette opinion) contient une analyse psychologique qui n’est pas fondée sur un avis d’expert. Cela nous paraît incompatible avec le standard applicable aux enquêtes sur les abus sur enfant qui découle de l’article 3 de la Convention (voir,
par exemple, l’article 35 § 1 c)
de la Convention de Lanzarote et les lignes directrices 64 et suivantes des Lignes
directrices sur une justice
adaptée aux enfants, qui préconisent l’intervention de professionnels pour la conduite des auditions des
enfants et leur traitement).
Le rôle joué par l’ANPE ne saurait être considéré
comme pouvant se substituer à l’intervention de professionnels indépendants dans l’appréciation de la crédibilité des victimes ; par ailleurs, l’absence d’objectivité de cette agence dans
cette affaire a déjà été mentionnée (voir le paragraphe 31 de cette opinion et le paragraphe
224 de l’arrêt).
37. À notre avis, une dernière remarque s’impose concernant l’idée selon laquelle les faits relevaient
d’un « simple » phénomène
de sexualisation précoce provoqué par la cohabitation
d’enfants dans un orphelinat.
Si l’on suit cette idée, il en résulterait qu’il n’était pas
nécessaire d’enquêter puisque
seuls des mineurs étaient responsables des contacts sexuels et qu’aucune responsabilité pénale ne pouvait leur être attribuée.
Premièrement, nous notons
une fois de plus qu’il s’agit
là de la théorie avancée
par l’association qui a servi d’intermédiaire
dans l’adoption. Deuxièmement,
même lorsque les faits ont
été révélés pour la
première fois, il y a eu des
signalements de contacts sexuels violents dont des mineurs avaient
pris l’initiative. À cet égard, nous devons indiquer que les instruments
internationaux pertinents (paragraphes 124 et 220 de l’arrêt)
considèrent aussi la violence qui est infligée par des pairs comme
de la violence contre des mineurs, et que dans ce cas,
la responsabilité pénale des enfants violents n’est pas mise en cause, mais les personnes qui sont chargées de les surveiller et d’organiser le fonctionnement de la prise en charge hors du milieu familial se voient pénalement reprocher de ne pas avoir adopté
de mesures qui auraient permis d’empêcher pareil comportement. Ce point garde à notre avis
toute sa pertinence également sous l’angle de l’article 3 de la
Convention, dans le contexte
des instruments internationaux qui considèrent ces abus entre
pairs non comme une conséquence « naturelle »
et acceptable de la prise
en charge hors du milieu familial, mais comme un phénomène inquiétant qui doit être enrayé,
et qui attribuent de vastes
responsabilités à cet égard aux éducateurs,
aux psychologues et aux travailleurs sociaux. Il est selon nous très significatif que la Convention de Lanzarote oblige
les États à permettre que la personne morale puisse être tenue pour responsable (article 26 de la Convention de Lanzarote), ce qui pourrait se produire lorsque des entités
responsables de la prise en
charge des enfants tirent un bénéfice des économies qu’elles
réalisent sur les dépenses de personnel et de matériel en supprimant ou en allégeant la surveillance des enfants et le soutien et l’accompagnement éducatif/psychologique. Ainsi, le droit international exige, dans la mesure où un placement à long
terme hors du milieu familial
est nécessaire, qu’il soit mis en place d’une manière à assurer la pleine protection de l’intérêt supérieur des enfants, y compris en relation avec leurs pairs.
IV. Conclusion
38. En résumé,
nous nous rallions sans réserve aux conclusions
rendues dans l’arrêt ainsi qu’à
sa motivation. Nous considérons
néanmoins qu’il est crucial de souligner l’importance du contexte
s’agissant de la prise en charge des enfants hors du milieu familial, de la
relation entre droits de l’homme et instruments internationaux concernant les abus sur enfant, ainsi que des
enquêtes effectives sur ces abus. Ce faisant,
nous sommes certains que les multiples
insuffisances qui ont émaillé la procédure interne pourront être évitées
dans les futurs cas d’abus
sur enfant, lesquels demeurent,
sous leurs différentes formes, un fléau répandu. La Convention oblige les États
à prendre les devants pour recueillir toutes les preuves
pertinentes, à prendre au sérieux la voix
et les opinions des victimes et à habiliter les professionnels de la médecine, de la psychologie, de
l’éducation et des sciences
sociales à aider les enfants à parler librement.
OPINION EN PARTIE
CONCORDANTE
DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
Non seulement
la Convention évolue, mais c’est aussi
le cas de l’environnement dans
lequel elle évolue
1. La présente affaire porte sur le manquement
de l’État défendeur à l’obligation procédurale que lui imposait l’article 3 de la Convention de mener
une enquête effective sur les allégations d’abus sexuels sur enfants qui avaient été formulées
par les requérants. Au moment des abus
sexuels allégués, les requérants étaient des enfants qui résidaient dans un orphelinat bulgare dans lequel l’État défendeur
les avait placés et où ils
vécurent jusqu’à leur adoption, en juin 2012, et leur départ pour l’Italie. Les parents
adoptifs des requérants rapportèrent ces allégations aux autorités bulgares
compétentes après l’arrivée des intéressés
en Italie. Même si l’État défendeur a ouvert une enquête, l’arrêt confirme à juste titre que les
mesures prises n’ont pas présenté
le niveau d’effectivité requis de la part des États parties aux fins du respect
des obligations procédurales leur incombant en vertu de l’article 3. En particulier, l’État défendeur s’est abstenu de suivre des pistes d’enquête
qui auraient pu se révéler pertinentes dans les circonstances
de l’espèce (paragraphes
212-228 du présent arrêt).
2. Je suis
d’accord avec le
point 3 du dispositif
de l’arrêt, qui conclut à
une violation de l’article 3
de la Convention en son volet procédural,
de même qu’avec tous les autres
points du dispositif. La présente opinion en partie
concordante a pour objectif de clarifier
et de développer la question
des relations harmonieuses entre l’interprétation et l’application de la Convention, d’une part, et d’autres traités du Conseil de l’Europe, comme la Convention du Conseil de l’Europe de 2007 sur la protection
des enfants contre
l’exploitation et les abus sexuels (« la Convention de Lanzarote »), ainsi que d’autres
traités internationaux, comme la Convention des
Nations unies sur les droits de l’enfant de 1989, d’autre
part. En l’espèce, pour interpréter
et appliquer l’article 3 de
la Convention et conclure à une violation
de cette disposition, la Cour a pris en compte les normes
énoncées dans les deux traités
susmentionnés, et en particulier
la Convention de Lanzarote, ainsi que
dans d’autres instruments internationaux cités dans l’arrêt.
Je tiens toutefois à souligner que ces
traités doivent être envisagés comme faisant partie
intégrante de l’environnement même
dans lequel évoluent les dispositions
de la Convention, en l’espèce l’article
3, et que cet environnement
évolue lui aussi. Cette unité d’environnement dans laquelle la Convention cohabite avec d’autres traités peut également s’expliquer par le fait que la Convention s’inscrit dans le droit international[4] et que le droit international n’est pas fragmenté.
3. Peter Steven a dit que la nature de l’espace n’était pas une sorte de vide ou de rien, mais qu’elle présentait elle-même une structure qui influençait la
forme de toute chose existante[5]. Selon lui, il y a une interrelation
entre les êtres vivants et leur
environnement ; par exemple, un oiseau subit l’effet de l’air dans lequel il s’envole et un poisson celui de l’eau dans laquelle il nage. Par analogie, comme toutes les choses
vivantes, la Convention,
qui est un instrument vivant, reçoit l’effet de l’environnement dans lequel elle s’épanouit. L’espace, ou l’environnement[6], de la Convention n’est ni vide ni statique,
pas plus qu’il n’existe dans le vide, mais il
dispose au contraire de sa structure, de sa dynamique et
de sa vie propres, qui reposent
en particulier sur le but
premier de la Convention, à savoir la protection effective des droits de l’homme, but que l’environnement de la Convention contribue
lui aussi à atteindre. De fait, l’environnement de la Convention s’inscrit dans le contexte et dans le cadre foisonnants des développements juridiques que connaissent le droit
international et le droit constitutionnel
des États européens et surtout, la Convention y coexiste
avec d’autres traités du Conseil
de l’Europe plus récents qui garantissent
des droits humains spécifiques à la lumière des conditions actuelles et des besoins modernes de protection des droits de l’homme. Pour rappel, l’idée avancée est que, à l’instar de la
Convention, son environnement évolue lui aussi et il influence toutes les dispositions
de la Convention ainsi que
leurs relations avec les conditions de la vie réelle, et renforce ainsi le but premier de la
Convention.
4. La présente
affaire illustre les relations réciproques
qui existent a) entre
la Convention et un autre traité
du conseil de l’Europe, à savoir la Convention de Lanzarote, et b) entre la Convention et un autre traité international, à savoir
la Convention des Nations unies
sur les droits de l’enfant
de 1989. Les rédacteurs
de la Convention de Lanzarote et de ladite Convention
des Nations unies avaient à l’esprit les normes établies par la jurisprudence de la Cour relativement aux violences à l’égard des enfants, et en particulier à
l’obligation procédurale de
mener une enquête effective (paragraphe 214 de l’arrêt). À son tour, dans son interprétation de l’article 3
de la Convention, le présent arrêt
s’appuie sur la Convention de Lanzarote et sur la
convention des Nations unies
en question pour éclairer les attentes concernant
les obligations procédurales s’imposant aux États, dans
une relation harmonieuse à la faveur
de laquelle un instrument
international influe sur l’interprétation
d’un autre. À mesure que les normes
du droit international évoluent, s’affinent et progressent et que les États membres
du Conseil de l’Europe ratifient de nouveaux traités, la
Convention avance elle aussi dans
un mouvement synchrone.
Pour autant, la Convention reste ferme et inébranlable sur les valeurs essentielles et sur les principes centraux
du Conseil de l’Europe,
face aux vents changeants qui risquent d’éroder son essence même.
5. Le principe de l’effectivité, qui sous-tend toutes les dispositions
de la Convention, n’autorise pas
une interprétation qui aille
à l’encontre du libellé d’une disposition de la
Convention, mais vise au contraire à lui donner plein effet ; parallèlement, ce
principe a pour objectif de concrétiser
et de réaliser l’objet et
le but de la disposition concernée de la Convention ; de plus, il requiert qu’autant que possible la Convention soit interprétée à la lumière des normes de protection
des droits de l’homme qui se trouvent énoncées dans d’autres traités du Conseil de l’Europe et dans d’autres instruments
internationaux de protection
des droits de l’homme, dans une harmonie extérieure avec ces normes.
Ainsi, la Convention tend vers son but de réaliser une unité plus étroite entre les États membres et de faire avancer le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales, comme proclamé dans son préambule.
6. Cette
fonction du principe d’effectivité, qui s’applique à chaque
traité, est particulièrement
pertinente s’agissant de la Convention. Le but du Conseil
de l’Europe est de préserver les
trois piliers de la justice en Europe : l’état
de droit, la démocratie et les droits de l’homme. Bien que
la Cour dispose d’une compétence
indépendante sur l’interprétation
et l’évolution de la Convention, elle s’inscrit dans le cadre plus vaste du Conseil de l’Europe, et il serait
par conséquent contraire aux valeurs démocratiques
de l’institution que la Convention n’évolue pas de conserve avec les autres
traités adoptés par les quarante-sept États membres. Un organe du Conseil
ne peut pas s’engager dans une direction différente des autres, surtout
à la lumière de la doctrine de l’instrument
vivant, qui veut que la
Convention soit en constante évolution
afin de représenter les standards modernes de la société et d’y répondre, et de conserver toujours son effectivité au fil du temps.
7. En conclusion,
bien que la Cour soit investie
de l’autorité ultime s’agissant
de l’interprétation et de l’application
de la Convention, elle n’en ignore pas pour autant l’environnement dans lequel la Convention opère, qui évolue lui aussi. De plus, les traités et les instruments internationaux pertinents, et en particulier les autres traités
et instruments du Conseil de l’Europe, doivent être perçus comme
faisant partie de ce même environnement, dans lequel la Convention coopère avec eux à la faveur
d’une relation coévolutionnaire.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE
DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPANO, KJØLBRO, LEMMENS, GROZEV, VEHABOVIĆ,
RANZONI, EICKE ET PACZOLAY
(Traduction)
I. Introduction
1. Il s’agit
d’une bien triste affaire, qui concerne trois enfants qui avaient été abandonnés par leur mère dans
un orphelinat et auxquels
une adoption par une famille italienne
avait donné l’espoir d’une vie meilleure. Ces requérants comptent parmi les plus vulnérables qui aient saisi cette
Cour, et leur intérêt supérieur devait éclairer non seulement la conduite des autorités nationales
de leur pays d’origine comme de leur pays
d’adoption, mais aussi l’approche
retenue par la Cour.
2. Malheureusement,
à notre avis, dans sa volonté de répondre à la triste histoire des
requérants, la majorité dans cet arrêt
a outrepassé les limites du rôle
qui sied à cette Cour et elle a engendré ce faisant une incertitude concernant l’étendue de la protection qui est offerte et requise
au titre de l’article 8, tant dans un contexte national que devant cette
Cour. Une incertitude qui pourrait bien nuire
à la protection, garantie
par la Convention, du droit
au respect de la vie privée
contre une surveillance et des investigations déraisonnables. Paradoxalement,
elle pourrait même menacer l’intérêt supérieur d’autres enfants qui se
trouvent dans une situation
de vulnérabilité similaire,
en encourageant des mesures d’enquête excessivement intrusives et en
fin de compte pas fiables. En réalité, nous ne trouvons pas grand-chose à redire à la motivation et
à la conclusion exposées dans l’arrêt que
la chambre avait adopté à l’unanimité le 17 janvier 2019. Comme nos collègues de la chambre, nous sommes parvenus à la conclusion claire que rien
dans cette affaire ne permet de considérer que les autorités
bulgares ont manqué à leur obligation
procédurale de mener une enquête effective sur les allégations des requérants (§ 106 de l’arrêt de la chambre). En tant que Cour,
cela nous place naturellement dans
une position inconfortable et peu
enviable : le présent arrêt n’a recueilli le soutien que de la part de neuf des vingt-trois
juges de cette Cour qui ont examiné
cette requête ; ce facteur aurait dû sonner comme
un avertissement pour la Grande Chambre.
3. Cela étant,
en réalité, pour une grande part, cet
arrêt reflète en substance les principes
appliqués par la chambre, auxquels nous souscrivons. Nous pensons nous aussi que dans cette
affaire, il n’y a pas eu violation de l’article 3 en son volet matériel, ni concernant l’obligation de mettre en place un cadre législatif et réglementaire approprié
(§ 196) ni concernant l’obligation
de prendre des mesures opérationnelles préventives (ce que l’on appelle le critère Osman,
§ 199). Nous nous rallions aussi en général aux principes généraux
exposés aux paragraphes 184‑192 concernant
l’obligation procédurale, découlant de l’article 3, de mener une enquête effective.
4. Là où
nous prenons nos distances avec la majorité, c’est au sujet de l’application
de ces principes aux faits de la cause, en particulier concernant l’appréciation « de l’effectivité »
des enquêtes qui ont été menées
par les autorités bulgares, ainsi que de l’interprétation que fait la majorité
des dispositions pertinentes de la Convention de Lanzarote et du poids qu’elle
attache à ces dispositions,
en particulier aux paragraphes 200-228 de l’arrêt.
II. La Convention de
Lanzarote
5. Loin
de nous l’idée de dire que
nous considérons que la
Convention de Lanzarote est dénuée d’importance, voire de pertinence. Bien au contraire, nous reconnaissons expressément la valeur des standards qui sont énoncés dans
la Convention du Conseil de
l’Europe sur la protection des
enfants contre l’exploitation et les
abus sexuels (« la
Convention de Lanzarote »), qui sont le fruit de négociations minutieuses entre les Parties contractantes, de même que nous reconnaissons
le travail effectué par le Comité des Parties à la Convention
de Lanzarote, établi au titre du chapitre X
(« Mécanisme de suivi »)
de la Convention, qui est chargé de veiller à la mise en œuvre effective de la Convention de Lanzarote par les Parties et d’identifier les bonnes pratiques,
en particulier par des activités d’amélioration des capacités. Ils forment une part importante du cadre plus vaste de protection des droits de l’homme instauré par le Conseil de
l’Europe.
6. Cela étant,
il est tout aussi important
de noter que, d’un côté, la Convention de Lanzarote, contrairement
à la Convention sur les droits
de l’homme et la biomédecine
(la Convention d’Oviedo ; article 29), par exemple, ne confère aucun rôle à la Cour, que ce soit
pour l’interprétation de ses
dispositions ou pour l’application de ses standards ;
et que d’un autre côté, la Cour elle-même a toujours, à juste titre, souligné
que sa mission consistait à
interpréter et à appliquer les droits protégés
par et en vertu de la Convention et ses Protocoles. Si, ce faisant, la Cour se fonde sur le caractère « vivant » de la Convention, à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles, notamment en tenant compte de l’évolution des normes de droit
national et international, elle tend aussi vers une interprétation harmonieuse de la
Convention avec d’autres instruments de droit
international (Demir et Baykara c. Turquie [GC],
no 34503/97, §§ 67 et 68, CEDH 2008, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 290, 25 juin
2020) ; la Convention elle‑même demeure toutefois toujours au centre de son attention.
7. Dans
son appréciation de l’« effectivité »
des enquêtes menées par les autorités bulgares, la majorité s’appuie beaucoup sur les articles 11‑14 (« Mesures
de protection et assistance
aux victimes »), 30-36
(« Enquêtes, poursuites
et droit procédural »)
et 38 (« Principes généraux
et mesures de coopération internationale ») de la Convention de Lanzarote. Nous
ne pensons pas que ces dispositions
soient en mesure de
supporter le poids que la majorité cherche à leur attacher aux
fins de donner du contenu à l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3. Cela étant, nous admettons qu’elles sont pertinentes
lorsqu’il s’agit de parvenir à l’interprétation harmonieuse, susmentionnée, de la
Convention en général, et de l’article 3
en particulier, mais nous estimons
qu’il importe, lorsqu’on les invoque
dans ce but, de prêter une grande attention aux termes dans
lesquels ces dispositions sont libellées et au contexte qui a présidé à leur adoption.
8. À cet
égard, la première chose à noter est que ces
dispositions ne sont pas rédigées sous
une forme qui envisage ou anticipe une application ou des effets
directs. Elles sont délibérément formulées en termes programmatiques et ressemblent à une loi-cadre conçue pour aboutir à la création d’un cadre législatif et administratif approprié. Après tout, la grande majorité d’entre elles commencent par les mots « [c]haque Partie prend les mesures
législatives ou autres nécessaires pour (...) » ou
« [c]haque Partie
établit (...) ». Cependant,
s’il s’agit là de leur objectif primaire,
celui-ci complète l’une des obligations matérielles qui découlent de l’article 3 selon la jurisprudence de la Cour :
une obligation matérielle
dont nous estimons tous qu’elle a été honorée
dans la présente affaire.
En fait, nous observons que le présent arrêt parvient à aboutir à cette conclusion sans renvoyer une seule fois à la Convention de Lanzarote ; un constat qui sert à démontrer la complémentarité naturelle entre ces deux instruments.
9. Nous notons
de plus que cette complémentarité est également reconnue dans le rapport explicatif de la Convention de Lanzarote, lequel affirme expressément que les mesures prises
sont « sans préjudice des obligations positives qui incombent aux États pour la sauvegarde des droits reconnus par la Convention
de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales »
(rapport explicatif, § 36). La Convention de
Lanzarote elle-même voit dans la Convention européenne des
droits de l’homme une
limite expresse aux mesures qui pourraient être prises en conformité avec
elle. à titre d’exemple,
l’article 30 § 4 de la Convention de
Lanzarote indique clairement
(et son rapport explicatif réaffirme
aux paragraphes 213, 216 (article 30) et 226 (article 31)) que « [c]haque Partie veille à ce que les mesures
adoptées conformément au présent chapitre
ne portent pas préjudice aux droits
de la défense et aux exigences d’un procès équitable et impartial, conformément à l’article 6 de la
Convention de sauvegarde des
Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ».
Nous souhaiterions ajouter que cela doit également
valoir pour les droits protégés par l’article 8 de la Convention.
10. Ce dernier point revêt naturellement une pertinence particulière dans le contexte de la référence que fait
la majorité à l’article
30 § 5 de la Convention de Lanzarote (§§ 213-215). L’article
30 § 5, alinéa premier, dispose que « [c]haque Partie prend les
mesures législatives ou autres nécessaires pour, conformément aux principes fondamentaux de son droit interne : garantir des
enquêtes et des poursuites efficaces des infractions établies conformément à la présente Convention, permettant, s’il y a lieu, la possibilité de mener des enquêtes discrètes ».
Ainsi, non seulement cette disposition prévoyant des mesures
discrètes invite à instaurer un cadre législatif et administratif approprié destiné à permettre l’adoption de pareilles
mesures (au lieu d’en poser l’exigence), mais l’obligation requise par cette disposition fait également l’objet de deux réserves très
importantes : 1) elle doit
être imposée « conformément aux principes fondamentaux de son droit interne » et 2) elle doit
être déployée « s’il y a lieu ». Le rapport explicatif de la Convention de Lanzarote (§ 217) souligne là encore expressément
ce point :
« Il appartient
aux Parties de décider quand et dans quelles
circonstances de telles méthodes d’investigation seraient permises, en prenant en compte entre autres le principe de la proportionnalité des moyens de preuves au regard de la nature et de la gravité des infractions
dont il s’agit d’établir l’existence. »
11. Dans
la présente affaire, il ne fait
naturellement aucun doute que le droit
bulgare prévoit le recours
à des mesures discrètes (voir, entre autres, les sections V et VIII du code
de procédure pénale
bulgare) mais, à juste titre
à notre avis, il les soumet à des
garanties appropriées (y compris la nécessité d’une autorisation judiciaire préalable). La seule question qui préoccupe la majorité est celle de savoir si
un recours à ces mesures aurait dû être envisagé
dans la présente affaire.
La majorité affirme au paragraphe 221 (sans se livrer à une analyse poussée)
qu’« en l’espèce, de telles
mesures apparaissent comme appropriées et proportionnées », mais si elle le dit,
c’est finalement au motif que cela « aurait pu permettre
d’obtenir, sinon la preuve des abus
qui auraient été commis sur
les requérants plusieurs mois auparavant, du moins des indices
concernant la commission de
tels abus sur d’autres enfants » (§ 223).
12. En désaccord
fondamental avec la majorité, nous ne pensons pas qu’il était
juste ou approprié de parvenir à cette conclusion en l’espèce. En effet, 1) même si l’on suit le raisonnement de la majorité, cela
n’aurait ni servi les requérants ni approfondi l’enquête
sur les abus qu’ils disaient avoir subis, et 2) cette conclusion laisse complètement de côté les garanties
qui sont préconisées à juste titre par la Convention de
Lanzarote et décrites dans
son rapport explicatif, mais qui sont
aussi, naturellement, inhérentes aux droits que la Convention garantit à toute cible éventuelle de ces mesures discrètes.
Par ailleurs, pour les raisons que nous évoquerons ci-après, au vu des circonstances
concrètes de la présente espèce, nous ne pensons pas non plus, contrairement à la majorité, que le fait que « les requérants avaient allégué qu’un réseau organisé
était en cause et que des individus identifiables
avaient été désignés » était de nature à
fournir une base suffisante
pour l’adoption de pareilles mesures.
III. L’« effectivité » des enquêtes
13. Le paragraphe
186 de l’arrêt délimite avec clarté et justesse le rôle de la Cour dans l’appréciation
de l’effectivité d’une enquête
interne en vertu de l’article
3 en exposant que « l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat » ; qu’« [il] n’existe
pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés
pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes » et
qu’« [il] n’appartient au
demeurant pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions
particulières de l’enquête ;
elle ne saurait se substituer
aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur
la responsabilité pénale de
l’agresseur présumé ».
14. De plus, au paragraphe 184, l’arrêt souligne à juste titre que
l’obligation de mener une
« enquête effective »
n’entre en jeu que « lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes
contraires à [l’article
3] ».
15. La nature de l’allégation et la qualité des preuves sur lesquelles elle se fonde revêtent
par conséquent une importance
fondamentale à la fois pour son caractère défendable (et par conséquent pour
son aptitude à faire entrer en jeu l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3) ainsi que pour toute appréciation ultérieure du caractère effectif
de l’enquête y relative. La majorité
évite toutefois de procéder à un examen détaillé ou minutieux
des allégations sous-jacentes et des éléments de preuve sur lesquels elles reposent en faisant « [a]bstraction (...) de la question
de savoir si les premiers signalements effectués auprès des autorités
bulgares étaient suffisamment détaillés » et
en s’appuyant sur une assertion
d’ordre général exposant que les
allégations avaient été jugées crédibles
par les autorités italiennes, lesquelles ont transmis des
éléments plus circonstanciés
« dès le mois de février 2013 » (§ 200). Ces
assertions appellent quelques explications, d’autant plus que la majorité finit par critiquer les autorités
bulgares non seulement pour
les mesures prises après cette
date (pour autant que l’on peut s’y fier), mais aussi pour leur comportement avant cette date.
16. Lorsque
l’on se penche sur la date mentionnée
(février 2013), il y a lieu
de noter premièrement qu’elle intervient après que l’Agence
nationale (bulgare) pour la protection
de l’enfance (l’« ANPE ») eut conclu sa première investigation détaillée et pluridisciplinaire (14-15 janvier
et 18‑24 janvier 2013 ; voir les §§ 54 et 58) motivée par les articles qui étaient parus dans la presse italienne et bulgare, et après que le parquet régional de Veliko Tarnovo eut ouvert, le 28 janvier 2013, un premier dossier d’enquête
préliminaire (pénale) au sujet des
constats de l’ANPE (référence
222/2013 ; § 60). Cette enquête a été ouverte
d’office et la seule preuve
disponible a été obtenue par le ministère de la
Justice bulgare qui avait pris
contact avec l’association Amici dei Bambini (« AiBi »), laquelle avait été mentionnée
dans l’article de presse et
lui avait communiqué ses deux rapports des 27 septembre et 3 octobre 2012.
17. Deuxièmement,
il y a lieu de noter que l’assertion de la majorité semble se référer à la requête, adressée par le parquet de Milan à l’ambassade
de Bulgarie à Rome, « de saisir
les autorités locales compétentes afin d’évaluer le bien-fondé des allégations en question »
(§ 65), qui a été reçue
par le parquet régional de Veliko Tarnovo en février 2013. Cette requête était
accompagnée du procès-verbal des appels passés par le père des requérants
à Telefono Azzurro, d’une plainte déposée par le père en date du 28 novembre 2012 « exposant
les allégations des intéressés », ainsi que du
rapport établi par les psychologues du centre de thérapie relationnelle
(« CTR ») daté du
31 octobre 2012, mais elle ne donnait
aucune indication au sujet de la « crédibilité » des différentes allégations formulées par le père des requérants. Néanmoins, et bien qu’une enquête fût déjà en cours,
le parquet ouvrit en réponse
une nouvelle enquête (sous
la référence 473/2013).
18. Le « grief » tel qu’il est parvenu aux autorités bulgares – que ce fût celui
émanant du père (de novembre 2012), celui rapporté par la presse italienne
et bulgare (11 janvier 2013) ou
celui communiqué par les autorités italiennes
(à partir de février 2013) – pose une difficulté plus profonde, qui doit
à notre avis être prise en compte
dans toute appréciation de l’effectivité des investigations menées sur ces allégations. Cette difficulté tient à la nature et à
la « crédibilité » des
différents éléments de ce grief.
19. Il ressort
clairement des éléments dont dispose la Cour que les allégations
formulées par les requérants et/ou leur père comportaient au moins deux éléments
distincts. Le premier élément
est celui du comportement sexuel inapproprié entre les enfants à l’orphelinat et de
la possibilité d’un abus que d’autres enfants auraient fait subir aux requérants (ou à certains d’entre eux) ; le second élément est celui des abus sexuels
que les enfants auraient subis de la part des adultes auxquels
ils avaient été confiés à l’orphelinat et/ou de leurs complices et prestataires. L’examen de la crédibilité de ces différents composants du « grief » tel qu’il est parvenu aux autorités bulgares
requiert inévitablement d’analyser scrupuleusement la manière dont les allégations des requérants ont été présentées aux autorités italiennes
et dont celles-ci ont enquêté à leur sujet, et aussi la manière dont ces allégations ont été communiquées aux autorités bulgares.
Après tout, la réponse des autorités bulgares
– surtout dans le contexte de l’entraide judiciaire internationale –
ne peut être appréciée (et finalement) jugée que par référence
à la nature et à la qualité des
informations/des preuves que leur
ont fournies les autorités de l’État de résidence des victimes alléguées.
Or la majorité s’est complètement
abstenue d’entreprendre pareille analyse.
20. Au
vu des éléments tels que résumés
dans l’arrêt, et bien entendu sans avoir entendu la thèse du gouvernement
italien, il nous apparaît clairement que la manière dont les allégations des requérants se sont fait jour et dont les autorités italiennes ont enquêté à leur
sujet a été entachée de graves déficiences qui ont contaminé (faute d’un meilleur verbe) la réaction des autorités
bulgares. Les faits en cause sont les suivants :
a) Les
allégations initiales de septembre/octobre 2012, que les requérants
semblent avoir formulées assez spontanément, portaient uniquement sur un comportement sexuel inapproprié entre les membres
de la fratrie et entre d’autres
enfants à l’orphelinat (§§ 19-28) ;
b) le premier entretien avec les requérants, en octobre 2012, qui fit certes l’objet d’un enregistrement vidéo, n’a pas été mené
par les autorités italiennes compétentes ou pour leur compte
(en fait, le père des requérants avait décidé de ne pas s’adresser aux autorités ; § 38), ni dans des locaux
conçus ou adaptés à cette fin, ni par des professionnels formés à la conduite de ces entretiens d’enquête. Il apparaît en réalité que les
requérants ont été entendus dans
un centre thérapeutique et que,
si les psychologues qui les ont interrogés
étaient spécialisés dans les affaires d’abus sur mineurs (§ 15), leur rôle était
au mieux un rôle mixte de conseil/enquête. En fait, il est apparu clairement lorsqu’ils ont comparu devant la Grande Chambre
en qualité de membres de
l’équipe des conseillers des requérants et qu’ils ont tenté
de répondre aux questions posées par les juges que
leur rôle n’était à l’évidence ni distancié ni indépendant [7] ;
c) Concernant
ce premier entretien, l’arrêt
relève que le premier requérant « éprouvait des difficultés à s’exprimer en italien et demanda que son père adoptif
assistât à l’entretien. Celui-ci aida l’enfant à expliquer ce qu’il voulait dire » (§ 18). Le rôle
du père, qui, à l’évidence, parlait peu ou ne parlait pas du
tout le bulgare et dont la nature de l’aide pour la
« traduction » à l’intention
des requérants est obscure, occupe par conséquent une place assez
centrale dans les allégations telles qu’elles ont été
formulées.
d) Il est donc
pertinent que ce fût également le père auquel ou
par lequel les allégations d’abus sexuels qui auraient été commis par des adultes ont été
communiquées pour la première fois, dans un premier temps eu égard à ce qui s’était passé à la « discothèque ». Ce n’est que lorsque les requérants
ont dû répondre
à des questions orientées concernant « ce que faisaient « les grandes personnes »
à l’orphelinat » (§ 32) qu’ils
ont commencé à parler d’un comportement sexuel inapproprié de la part d’adultes. Cependant, comme l’observe l’arrêt au paragraphe
33, c’était « [l]e père
des requérants [qui] dit alors que
N., qu’il pensait être l’un des employés
de l’orphelinat, avait d’abord abusé du
premier requérant, puis d’autres enfants, et que d’autres adultes étaient également impliqués selon lui ». Ce
n’est qu’ensuite que le
premier requérant a désigné
les adultes K., Da., O. et
P. ;
e) Entre
aussi toutefois dans le contexte pertinent tel que
communiqué aux autorités bulgares, et donc tel que
connu d’elles, le fait que dès
que les parents
adoptifs ont eu connaissance des allégations de comportement sexuel inapproprié entre les enfants, leur réaction instantanée a été de menacer le premier requérant de le renvoyer en Bulgarie. Ce fait a été consigné pour la première
fois dans le rapport établi
à l’issue d’une entrevue
qui avait eu lieu le 2 octobre 2012 entre les requérants
et une psychologue ainsi qu’une pédagogue (§ 14). Si l’authenticité de cette mention a été contestée
pendant la procédure devant
la Grande Chambre, elle ne l’a jamais été devant les
autorités bulgares (ni devant la chambre de cette Cour) et elle a été communiquée officiellement aux autorités bulgares en janvier/février 2013. La réaction des parents a également été confirmée par une représentante de la Commission italienne
pour les adoptions internationales
(CAI), qui, d’après le procès-verbal,
aurait dit que les parents
adoptifs avaient émis cette hypothèse
dans un moment de panique
face à la gravité des faits révélés (§ 62).
Cela concorde naturellement avec
les informations communiquées par l’orphelinat
lui-même au cours de la première enquête menée par l’ANPE, selon lesquelles « l’intention de
la famille italienne (...) était d’adopter deux filles. Elle a fait une concession en prenant aussi le frère de onze ans », ainsi qu’avec la déclaration de la psychologue de
l’orphelinat, enregistrée dans le rapport de police du 5 juin 2013, selon laquelle « au moment des premières rencontres avec les futurs parents
adoptifs, le premier requérant
avait été chagriné par le fait que ceux‑ci auraient davantage prêté attention à ses sœurs »
(§ 72) ;
f) Toutes
les allégations ultérieures et tous les détails (de plus en plus riches) à propos des abus sexuels
présumés qu’auraient subis les requérants
(ainsi que d’autres enfants à l’orphelinat) de
la part d’adultes sont également provenus du père ou
des parents des requérants (voir, par exemple, la plainte adressée le 22 novembre
2012 à la CAI (§ 45), la lettre envoyée par le père à Telefono Azzurro le 1er décembre 2012 (§§ 46-47), ainsi
que la plainte déposée à la police italienne le 21 décembre
2012 (§ 48)) ;
g) Même
lorsqu’ils ont été entendus par la procureure pour mineurs, en présence d’une psychologue, le 8 avril 2013, le premier requérant comme la deuxième requérante « [avaient un] niveau d’italien (...) encore assez limité et (...) les personnes qui les ont interrogés
ont dû leur
expliquer la signification
de certains mots, tels que « déshabiller » ou « seins », qui étaient contenus dans leurs
questions » (§ 83). Point important,
même à ce moment-là, « [i]ls
ne parlèrent pas spontanément des allégations d’abus sexuels ». Ils n’en firent part que lorsque la procureure leur posa des questions
directes et orientées à propos du comportement
inapproprié qu’ils avaient eu et/ou
des aspects qu’ils avaient mentionnés en octobre 2012, et la
déclaration du premier requérant contenait un certain nombre de contradictions (§§ 84-87) ; et
h) Pendant cette même entrevue,
« [e]n réponse à plusieurs
questions », la deuxième
requérante confirma qu’elle n’avait jamais vu d’adulte nu, qu’aucun
adulte ne l’avait touchée
et qu’elle n’avait jamais été prise
en photo (§ 90).
21. Au
vu de ce qui précède, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’en réalité,
toute preuve d’abus sexuel allégué
qui aurait été subi par les requérants,
certainement pour autant qu’elle concerne les abus prétendument perpétrés par des adultes, a été contaminée par la manière dont les parents, les
psychologues et les autorités (pour autant qu’elles sont intervenues)
ont traité les allégations initiales des requérants
en Italie. Cela étant, nous pensons
nous aussi que les autorités bulgares
se sont trouvées face à des allégations « défendables » de comportement
sexuel inapproprié entre enfants à l’orphelinat et d’abus sexuels éventuels
commis par d’autres enfants sur certains
des requérants.
22. Lorsque
l’on examine, sous l’angle de l’article 3, si ces allégations ont fait l’objet
d’une enquête appropriée, prompte et indépendante qui a appliqué les principes
généraux énumérés ci-dessus, force est de conclure que tel a été
le cas. Après tout, avant toute notification
officielle de la part des autorités italiennes, l’ANPE et
le procureur compétent avaient lancé des investigations pluridisciplinaires
détaillées concernant les conditions de vie à l’orphelinat et la gestion de cet établissement. Dès que la demande
en fut faite, en février 2013, une autre enquête a été ouverte
et elle a donné lieu à d’autres investigations pluridisciplinaires qui ont
conduit à la rédaction des
rapports de police datés des 6 mars 2013 (§ 68)
et 5 juin 2013 (§ 72). L’abandon
de ces investigations en
novembre 2013 a ensuite fait
l’objet d’un contrôle exécuté à la lumière des nouveaux
éléments communiqués par les autorités italiennes
et a été confirmé tout d’abord par le procureur régional (§ 105) puis par le
parquet d’appel compétent
(§ 110) et enfin par le parquet près
la Cour suprême de cassation
(§ 111).
23. Même
si, avec le bénéfice du recul, il serait
possible de dire que ces enquêtes auraient
pu être conduites
différemment, il est clair
à nos yeux qu’il n’existe pas de base nous permettant de conclure que les autorités
bulgares ne se sont pas conformées aux obligations d’enquêter que leur
imposait l’article 3
de la Convention.
24. Nous avons
davantage de doutes sur la question de savoir si, en réalité, les allégations
relatives à des abus sexuels qui auraient été commis par des adultes (telles
que communiquées aux autorités bulgares)
en l’espèce sont de nature
à constituer une allégation
suffisamment « défendable »
pour faire entrer en jeu l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3. Cependant, même à supposer que cela soit le cas, la forme sous laquelle elles
sont apparues et elles se sont développées
au fil du temps a, à l’évidence, nui à leur crédibilité ;
cela n’a pas été sans conséquence s’agissant des mesures d’enquête
que cette Cour pouvait légitimement
attendre de la part d’autorités
nationales tenues de respecter les droits
que la Convention garantit aux personnes susceptibles
de faire l’objet de ces mesures, y compris le droit des requérants à ne pas être soumis
à des mesures inutiles qui entraîneraient inévitablement un risque de leur infliger un nouveau traumatisme.
25. Dans
ce contexte, nous estimons également qu’il est difficile de reprocher aux autorités
bulgares, comme le fait la majorité (§ 208) de ne pas avoir demandé
que les requérants
fussent de nouveau entendus.
Comme la Convention de Lanzarote le note à juste titre, la bonne pratique consiste à faire en
sorte que « le nombre des auditions [d’enfants] soit limité au
minimum et (...) strictement nécessaire au déroulement de la procédure » (article 35 § 1
e)). Dans les circonstances spécifiques de cette affaire, on ne saurait dire
quelle aurait été la valeur ajoutée de nouvelles auditions. Les requérants avaient déjà été entendus
à plusieurs reprises et la dernière
audition en date avait été conduite par la procureure du tribunal
pour mineurs le 8 avril
2013 ; elle avait du
reste fait l’objet d’un enregistrement vidéo. De plus, rien dans le dossier ne laisse penser que
de nouvelles auditions auraient
permis de lever les contradictions qui émaillaient les déclarations du premier requérant et de résoudre les problèmes de défaut de crédibilité résultant de la manière dont les auditions initiales
avaient été conduites ; de surcroît, des éléments montrent
clairement que de nouvelles
auditions auraient traumatisé le premier requérant
(§§ 85-86).
26. Au
vu des informations dont
dispose la Cour, il nous apparaît
donc clairement que les allégations
n’étaient pas suffisamment crédibles et étayées pour appeler le type de mesures que la majorité envisage aux paragraphes
208, 211 et 214-223, et par conséquent pour permettre de conclure à une violation de l’obligation d’enquêter découlant de l’article 3 à raison de l’absence de pareilles mesures.
IV. Conclusion
27. Dans
l’ensemble, à l’instar de la chambre, nous estimons que, au
vu des éléments dont
dispose la Cour, on ne saurait
« conclure que les autorités bulgares
ont méconnu leur obligation procédurale de mener une enquête efficace sur les allégations des requérants. Partant, il n’y a pas eu
violation de [l’]article (...)
3 (...) de la Convention sur ce point » (§ 106 de l’arrêt
de la chambre).
[1] Les efforts de l’Union européenne
(UE) à cet égard méritent d’être mentionnés. Voir, par exemple, la page Internet de la Commission de l’UE intitulée « Transition des services en institution vers les services de proximité (désinstitutionnalisation) », à l’adresse https://ec.europa.eu/regional_policy/en/policy/themes/social-inclusion/desinstit/.
Cette page propose des liens notamment vers les « Lignes directrices européennes communes sur la transition des soins en institution vers les soins
de proximité », le « Vade-mecum
sur l’utilisation des Fonds européens pour la transition
des soins en institution vers les soins
de proximité », la « Note d’orientation thématique sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité
(désinstitutionnalisation) », et la liste
de contrôle permettant de veiller à ce que les mesures à financement
communautaire contribuent à
l’autonomisation grâce au développement de la prise en charge en famille et en structure de proximité et à l’amélioration de
l’accès à cette prise en charge.
[2] Comité de Lanzarote, 2e rapport de mise en œuvre, « La protection des enfants contre les abus sexuels
commis dans le cercle de confiance », adopté
le 31 janvier 2018, consultable à l’adresse https://rm.coe.int/t-https://rm.coe.int/t-es-2017-12-fr-final-report-cot-strategies-with-executive-summary/1680788770.
[3] « Déclaration du Comité de Lanzarote sur la protection
des enfants placés hors du milieu familial contre l’exploitation et les abus sexuels », 21 octobre 2019, consultable à
l’adresse https://rm.coe.int/declaration-of-the-lanzarote-committee-on-protecting-children-in-out-o/1680985874,
mentionnée au paragraphe 131 de l’arrêt ; cette déclaration énonce la définition des notions de « prise en charge hors du milieu familial »,
« séjour en structure
d’accueil » et « placement en
institution », les orphelinats
entrant dans la catégorie des
« institutions ».
[4]. Voir, entre autres, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC],
no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI. Voir aussi l’article
31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités,
qui dispose que, pour l’interprétation
d’un traité, il sera tenu compte, en même temps que du
contexte, de toute règle pertinente de droit international
applicable (voir, à cet égard et en relation avec l’interprétation de
la Convention, entre autres, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre
1996, § 43, Recueil des
arrêts et décisions 1996 VI.)
[5]. Peter
S. Steven, Patterns in Nature, Londres, 1976, réimprimé en 1977, p. 4.
[6]. Au sujet de l’environnement de
la Convention, voir Georgios A. Serghides, « The European Convention
on Human Rights as
a ‘Living Instrument’ in the Light of the Principle of Effectiveness », in Robert
Spano, Iulia Motoc, Branko Lubarda,
Paulo Pinto de Albuquerque et Marialena Tsirli (sous la coordination de), avec la collaboration de Aikaterini Lazana, Fair Trial: Regional and
International Perspectives – Procès equitable : perspectives régionales et internationales – Liber Amicorum Linos-Alexandre Sicilianos, Limal, 2020, 537, pp. 541-543.
[7] L’annexe au règlement
de la Cour prévoit un mécanisme par lequel, à la demande d’une partie ou de son propre chef, la Cour pourrait entendre
des experts dans les affaires qui le justifient.