Cour européenne des droits de l’homme
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE EDIZIONI DEL ROMA SOCIETA
COOPERATIVA A.R.L. ET EDIZIONI DEL ROMA S.R.L. c. ITALIE
(Requêtes nos 68954/13 et 70495/13)
ARRÊT
Art 6
§ 1 (pénal) • Contrôle judiciaire suffisant des sanctions imposées
à l’issue d’une procédure défaillante par une autorité administrative exerçant consécutivement des fonctions d’enquête et de jugement • Partialité de l’autorité administrative de régulation des télécoms (« l’AGCOM ») • Le responsable
de la procédure menant les enquêtes et la commission décidant des sanctions étaient
des branches d’un même organe administratif,
agissant sous l’autorité et la supervision d’un même président • Pas d’égalité des armes entre l’accusation
et la défense • Absence
d’audience publique • Contrôle
ultérieur d’organes judiciaires de pleine juridiction
STRASBOURG
10 décembre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Edizioni Del Roma
Società Cooperativa A.R.L. et Edizioni Del Roma S.R.L. c.
Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Alena Poláčková,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Abel Campos, greffier de
section,
les requêtes (nos 68954/13 et 70495/13) dirigées contre la République italienne et
dont deux sociétés de cet État Edizioni Del Roma
Società Cooperativa A.R.L. et Edizioni del Roma S.R.L. (« les requérantes ») ont saisi la Cour en vertu
de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(« la Convention ») le 22 octobre
2013,
la décision de
porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 6 et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre
2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
1. Les
requêtes concernent les sanctions pécuniaires
qui furent infligées par l’autorité italienne de régulation des télécoms (Autorità per le garanzie nelle comunicazioni –
« l’AGCOM ») aux
sociétés requérantes, qui exerçaient des activités dans le domaine de l’édition et qui, à la
suite de ces sanctions, perdirent les financements
publics dont elles bénéficiaient dans ce cadre, ce qui provoqua la faillite de l’une d’entre elles.
2. La requérante
dans la première requête,
Edizioni Del Roma Società Cooperativa A.R.L. (« la
première requérante »), est une société coopérative italienne. Elle a été représentée devant la Cour par Me R. Carleo, avocat
exerçant à Rome.
3. La requérante
dans la deuxième requête, Edizioni Del Roma S.R.L. (« la
deuxième requérante »),
est une société italienne à
responsabilité limitée
(S.R.L.). Elle a été représentée
devant la Cour par
Me N. Massafra, avocat exerçant
à Rome.
4. Le Gouvernement
a été représenté
par son ancien agent, Mme E. Spatafora,
et son ancien coagent, Mme P. Accardo.
- LA PROCÉDURE
DEVANT L’AGCOM
5. Le département
pour l’information et la publication de la Présidence du Conseil
des Ministres, (ci-après « le DIP »), qui octroie des subventions
aux sociétés d’édition, demanda à l’AGCOM de lui communiquer
la position (sur le registre des
opérateurs de télécommunications)
des éditeurs qui sollicitaient des subventions, et de vérifier l’existence d’une éventuelle
situation de contrôle ou d’association d’entreprises au sens de l’article 2359 du code civil.
6. En 2009, le DIP et l’AGCOM
décidèrent que les vérifications relatives aux entreprises qui demandaient des subventions seraient effectuées par l’unité spéciale de la police financière chargée des enquêtes en lien avec l’AGCOM. Cette vérification concernait les déclarations faites au registre
des opérateurs de télécommunications.
7. Le 18 février
2010, l’AGCOM transmit au
DIE les résultats des vérifications effectuées par l’unité spéciale de la police financière, en soulignant qu’elle avait procédé
à une vérification afin de déterminer s’il existait une relation de contrôle
de fait entre les sociétés Edizioni del Roma
S.R.L., Edizioni del Roma Società Cooperativa A.R.L. et Edizioni riformiste
Società Cooperativa A.R.L. (« les sociétés
»), qui toutes trois sollicitaient des subventions aux fins de la publication des quotidiens « Il Roma » et «
l’Umanità ».
8. Le 23 mars
2010, les sociétés déclarèrent à l’AGCOM par le biais
de leurs représentants qu’elles n’étaient pas liées par une relation de contrôle.
9. Le 7 mars
2011, l’AGCOM ouvrit contre
les sociétés une procédure de sanction pour violation, sur la période
2008-2010, de l’obligation de déclarer
une situation de contrôle conformément
à l’article 1 § 8 de la loi no 416
de 1981.
10. Les
sociétés eurent accès au dossier de la procédure le 29 mars et le 4 avril 2011, et des auditions eurent lieu les 2 et 11 mai 2011. À l’issue des auditions,
l’AGCOM mena d’autres enquêtes
par l’intermédiaire de la police
financière. À une date non précisée, l’organe d’enquête transmit son rapport à la
commission qui était chargée de statuer sur le bien-fondé des accusations.
11. Le 30 mai 2011, à l’issue de ladite procédure, l’AGCOM émit une ordonnance d’injonction par laquelle elle infligea à la deuxième requérante une sanction administrative d’un montant de 103 300 euros (EUR) au motif qu’elle
avait omis de déclarer avoir exercé un contrôle sur les requérantes au cours de la période 2008-2010, et qu’elle avait donc agi en violation de l’article 8 § 1 de
la loi no 416 de 1981.
12. Le 28 juillet
2011, l’AGCOM demanda à la deuxième requérante de s’acquitter du paiement de la sanction en question.
13. Le 9 avril
2014, la sanction n’ayant pas été payée,
une créance fut inscrite par le juge au passif de la deuxième requérante dans le cadre de la procédure de liquidation qui avait été ouverte
la concernant.
14. Par deux
recours séparés, les requérantes saisirent le tribunal administratif de Rome pour contester
la décision de l’AGCOM. Arguant
que le délai fixé par l’article 1 de la loi no 689 de 1981 n’avait pas été respecté,
elles se plaignaient d’une violation d’obligations procédurales, et notamment du droit de la défense. Elles soutenaient également que la police financière avait effectué des investigations supplémentaires dont elles n’avaient pas pu
débattre. Elles affirmaient
en outre qu’elles n’avaient pas été
entendues devant l’organe collégial de l’AGCOM.
Elles y voyaient un vice de procédure.
15. Les
requérantes contestaient
par ailleurs l’appréciation
qui avait été faite des éléments
retenus à l’appui du constat d’existence
d’une situation de contrôle. Elles dénonçaient de surcroît une incohérence entre l’interprétation retenue par
l’AGCOM et la jurisprudence relative aux situations de contrôle.
L’audience publique se tint
le 6 juin 2012.
16. Par un jugement du 25 juin 2012, le tribunal administratif régional de Rome (« le TAR ») rejeta les recours introduits
par les requérantes après avoir ordonné
leur jonction.
17. Il considéra
qu’il n’avait été porté atteinte
ni aux droits de la défense des requérantes
ni au principe du contradictoire, et que les parties avaient eu accès à l’intégralité
du dossier. Il observa que l’AGCOM avait correctement interprété la loi no 416 de 1981, et que
la situation de contrôle avait
été constatée à l’issue d’un examen minutieux. Il estima notamment que le principe du contradictoire avait été respecté
dans la procédure devant l’AGCOM.
18. Les
requérantes firent appel (dans le cadre, respectivement, d’un appel principal et d’un appel incident) du jugement afin
de contester le rejet des recours qu’elles
avaient introduits contre la sanction qui leur avait été
infligée par l’AGCOM. Invoquant
le principe du contradictoire et le délai de réponse accordé aux parties, elles alléguèrent qu’il avait été porté
atteinte à leur droit de la défense. L’audience publique eut lieu
le 18 janvier 2013.
19. Par un arrêt du 22 avril
2013, le Conseil d’État rejeta l’appel formé par les requérantes.
Il rappela en particulier que le droit de se défendre devant l’AGCOM était différent par nature de celui qui découlait du droit processuel.
Il considéra que ce droit avait été
respecté dans la procédure devant l’AGCOM dans la mesure où les requérantes
avaient eu accès aux actes
et avaient pu être entendues. Il nota entre autres
que l’AGCOM pouvait poursuivre ses travaux d’investigation même après avoir
entendu les parties. Il ajouta que ces
travaux étaient nécessaires
à des fins de vérification des déclarations faites par les requérantes lors des auditions
et que, dans le cas d’espèce, ils
avaient permis de confirmer les éléments
qui avaient été recueillis précédemment.
20. Concernant
l’argument des requérantes qui consistait à dire
qu’elles n’avaient pas eu accès
au rapport qui contenait les procès-verbaux de la réunion de la commission, le Conseil d’État précisa que les
parties des procès-verbaux
qui n’avaient pas été communiquées aux requérantes renfermaient l’opinion exprimée
par les participants, et que c’était pour garantir le bon fonctionnement de l’organe collégial que ces
opinions n’étaient pas communiquées.
21. Le Conseil
d’État rejeta également les griefs
formulés par les requérantes concernant l’interprétation par le tribunal de
la situation de contrôle.
- LA PROCÉDURE
PÉNALE
22. Par un jugement rendu le 26 mars 2016 en audience préliminaire,
le tribunal de Rome acquitta
les administrateurs des sociétés du
délit d’escroquerie. Il considéra que ce n’était pas dans
le but d’obtenir les subventions en question pour les périodes 2008/2009 et 2009/2010 que
les sociétés avaient dissimulé une situation
de contrôle.
LE CADRE
JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. Une
partie du droit interne pertinent est décrite dans l’arrêt A. Menarini Diagnostics
S.r.l. c. Italie, (no 43509/08, 27 septembre
2011).
24. La loi
no 249 du 31 juillet
1997, entrée en vigueur le 1er août 1998, porte création de
l’AGCOM.
Son article 1
est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« (...)
6. L’[AGCOM] exerce les fonctions
suivantes :
(...)
5) tenue du
registre des opérateurs de télécommunications dans lequel doivent
s’inscrire, en vertu de la présente loi, les
bénéficiaires de concessions
ou d’autorisations accordées en vertu de la réglementation en vigueur par
l’[AGCOM] ou les administrations compétentes, les régies publicitaires
qui vendent des espaces publicitaires à la radio ou à la télévision ou dans des
quotidiens ou des périodiques, les sociétés de production et de distribution de programmes de
radio et de télévision, les
sociétés d’édition de quotidiens, de périodiques ou de revues et les agences de la presse nationale, les sociétés fournissant des services télématiques et de télécommunications, et notamment des services d’édition électronique et numérique, ainsi que les
infrastructures de radiodiffusion
opérant sur le territoire
national. L’[AGCOM] adopte des
règlements spécifiques aux fins de l’organisation
et de la tenue du registre,
ainsi que de la définition de critères d’identification applicables aux personnes, autres que celles
déjà inscrites à la date
d’entrée en vigueur de la présente
loi, qui devront s’inscrire sur le registre ;
(...)
30) L’[AGCOM] peut infliger une sanction administrative d’un montant compris entre un million et deux cents millions de lires à toute personne
ayant omis de lui communiquer dans les délais et selon
les modalités prescrites les documents, données et informations demandés. »
25. L’AGCOM exerce des fonctions
de surveillance et de contrôle
dans le domaine des communications électroniques, des contenus audiovisuels et multimédia et de la communication
politique.
Elle réglemente,
par le biais de règlements spécifiques, les procédures d’enquête visant à constater les violations et à imposer les sanctions
relevant de sa compétence (résolution no 136/06/CONS, modifiée
par la résolution no 173/07/CONS, relative aux violations commises dans le domaine des communications
électroniques et des contenus audiovisuels et multimédia).
Ces procédures peuvent se solder par une ordonnance de non-lieu si l’AGCOM
conclut que les engagements pris par un opérateur soupçonné d’avoir commis une violation dans le domaine de la fourniture de réseaux et de
services de communications électroniques ont été mis
en œuvre de manière correcte et effective.
L’AGCOM exerce
son pouvoir de sanction :
- d’office, si, dans l’exercice de ses fonctions institutionnelles,
elle a connaissance d’infractions ;
- sur le fondement
d’une plainte des parties concernées ;
- sur le fondement
d’un rapport de la police des
postes et des télécommunications, de la police financière ou des
inspections territoriales du ministère des
communications.
En ce qui concerne la radiodiffusion locale, la procédure
peut être engagée d’office ou sur le fondement d’une plainte introduite auprès de l’AGCOM par les partis politiques
concernés ou par le Conseil national des usagers.
Toutes les mesures
d’enquête, d’évaluation et
de notification des violations sont menées par les unités organisationnelles responsables. Les sanctions sont adoptées par l’organe collégial, publiées au Bulletin officiel
de l’AGCOM et notifiées aux
destinataires par le responsable
de la procédure.
26. La Loi no 416 de
1981 est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
« (...)
Article 1
(...)
Toute personne physique ou morale prenant le contrôle d’une société d’édition de quotidiens, y compris par l’intermédiaire d’un fiduciaire titulaire des actions ou des parts ou par l’intermédiaire d’un tiers, doit en informer par écrit la filiale et le service d’édition dans les
trente jours suivant l’opération à l’origine de la prise
de contrôle. (...) Une situation de contrôle est réputée exister dans les
cas énoncés à l’article 2359 du code civil. Il est considéré que, sauf preuve
du contraire, une personne exerce une influence dominante au sens de l’article 2359 § 1 du code civil lorsqu’il
existe des relations de caractère financier ou organisationnel qui permettent :
a) de déclarer
des bénéfices ou des pertes ;
b) de coordonner
la gestion de la société d’édition avec celle d’autres sociétés dans le but de poursuivre un but commun ou de restreindre
la concurrence entre entreprises ;
c) de ventiler
les bénéfices ou les pertes
différemment, tant en ce
qui concerne les personnes concernées que la clé de répartition, de ce qui aurait été fait
en l’absence des relations
en question ;
d) d’attribuer
des pouvoirs supérieurs à ceux conférés par le nombre d’actions ou de parts détenues ; ou
e) d’attribuer
à d’autres personnes que celles prévues
par la structure de participation
un poids dans le choix des directeurs
et gestionnaires des sociétés d’édition ainsi que des
directeurs des titres publiés. »
(...)
27. L’article 2359
du code civil dispose :
« Sont considérées comme des sociétés contrôlées :
1) les
sociétés dans lesquelles une autre société dispose de la majorité des droits de vote pouvant s’exercer en assemblée ordinaire ;
2) les
sociétés dans lesquelles une autre société dispose de droits de vote
suffisants pour exercer une
influence dominante en assemblée
ordinaire ;
3) les
sociétés qui sont sous l’influence dominante d’une autre société en vertu de liens contractuels spécifiques avec cette société.
(...)
Deux sociétés sont considérées comme liées dès
lors que l’une exerce sur l’autre une influence importante. Une telle influence est présumée exister lorsque la société peut exercer,
en assemblée ordinaire, au moins un cinquième
des droits de vote, ou un dixième de ceux‑ci si la société en
cause détient des actions cotées sur un marché réglementé. »
28. Aux
termes de l’article 100
de la Constitution italienne,
« Le Conseil d’État est un organe consultatif en matière juridique et administrative dont
la mission est de sauvegarder la justice
au sein de l’administration. (...) La loi assure l’indépendance de ce[t]
(...) organe et de [ses] membres à l’égard du Gouvernement. »
Le Conseil d’État se compose de six sections dont trois ont des fonctions
consultatives et trois des fonctions juridictionnelles
(article 9 du décret royal no 1054 du 26 juin 1924). »
Les décisions du Conseil d’État
sont adoptées par des sections juridictionnelles
composées d’un président et
de quatre conseillers. La moitié des conseillers
d’État sont sélectionnés parmi les conseillers des tribunaux administratifs
régionaux et un quart par voie de concours public. Les conseillers restants sont, comme le Président du Conseil d’État,
nommés par décret du Président de la République sur
proposition du Président du Conseil
des Ministres (articles 19 et 22 de la loi
no 186 de 1982).
- JONCTION DES
REQUÊTES
29. Eu égard
à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun
de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
30. Les
requérantes allèguent que la procédure devant l’AGCOM n’a pas été équitable. Elles dénoncent un manque d’impartialité
et d’indépendance de la part de cet
organe. Elles invoquent l’article 6 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (...), par un tribunal
indépendant et impartial
(...), qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations
de caractère civil, soit du bien-fondé
de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être
rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit
à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès
dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts
des mineurs ou la protection de la vie privée
des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure
jugée strictement
nécessaire par le tribunal, lorsque
dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.
2. Toute
personne accusée d’une infraction est présumée innocente
jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé
a droit notamment à :
a) être
informé, dans le plus court
délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature
et de la cause de l’accusation portée
contre lui ;
b) disposer
du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre
lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les
moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) interroger
ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes
conditions que les témoins à charge ;
(...) »
- Sur la recevabilité
- Arguments des parties
a) Le Gouvernement
31. Le Gouvernement
soutient que la procédure devant l’AGCOM ne portait pas sur une « accusation en matière pénale » contre les requérantes.
Il avance que l’infraction prévue par l’article 1
§ 30 de la loi no 249 de 1997 est classée comme « administrative » en droit
interne.
32. En ce qui concerne la nature de l’infraction, le Gouvernement soutient que le montant de la sanction infligée par l’AGCOM n’est pas disproportionné au regard de sa finalité, qui est de
promouvoir la transparence dans la structure des entreprises et sociétés qui opèrent dans le secteur de l’information afin que celle-ci soit libre et accessible, et non pas concentrée entre les mains de centres de pouvoir économique. Il explique que des
subventions sont accordées à la presse pour assurer la pluralité de
l’information et, notamment, l’effectivité
du droit garanti par l’article 21 de la Constitution. Il
indique qu’il est donc primordial que les personnes
qui introduisent une demande
de subventions fournissent
l’ensemble des documents requis afin de permettre au département
pour l’information et la publication de la Présidence du Conseil
des Ministres d’octroyer lesdites subventions (dont le montant est fixé chaque année
dans une ligne spécifique du budget) aux personnes pouvant
y prétendre.
33. Le Gouvernement
rappelle que le montant des subventions
qui avaient été accordées aux requérantes
et dont la restitution était
demandée s’élevait à
2 429 413,20 EUR pour l’année 2008 et
à 2 530 638,81 EUR pour l’année 2009.
Il estime qu’une sanction pécuniaire d’un montant de 103 300 EUR n’est donc
pas trop sévère au regard
de sa nature administrative expressément
affirmée par la loi.
b) La première requérante
34. La première requérante considère que bien que
qualifiées d’« administratives » en droit
interne, les sanctions infligées par l’AGCOM doivent être considérées comme « pénales », au sens autonome que cette notion
revêt dans la jurisprudence de la Cour.
35. L’objectif
visé en l’espèce serait d’ordre préventif :
il s’agirait de la protection
de l’intérêt général que constituerait la promotion de
la transparence dans la structure des entreprises et sociétés qui opèrent dans le secteur de l’information afin que celle-ci soit libre et accessible, et non pas concentrée.
36. Sur la question de la sévérité de la sanction, l’aspect dissuasif des mesures
prises à l’encontre de la
première requérante aurait eu deux effets
dans la mesure où les autorités,
d’une part, auraient exigé
le paiement de sommes importantes et, d’autre part, l’auraient privée de la possibilité
d’accéder à des formes de financement supplémentaires représentant plus
de 7 000 000 EUR, ce qui aurait provoqué la fermeture d’une société d’édition qui existait de longue date et d’un célèbre
organe de presse qui opérait
dans ce domaine depuis l’unification de l’Italie.
37. La révocation
des subventions publiques à l’origine du préjudice allégué revêtirait un caractère punitif-afflictif.
c) La deuxième
requérante
38. La deuxième
requérante a omis de communiquer la traduction de ses observations dans une langue officielle en dépit du rappel
que le greffe de la Cour lui avait adressé.
- Appréciation de
la Cour
39. La
Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle il faut, afin de déterminer l’existence d’une « accusation en matière pénale », avoir égard à trois critères :
la qualification juridique de
la mesure litigieuse en droit national, la nature même de
celle-ci, et la nature et le degré de sévérité de la « sanction »
(Engel et autres c. Pays-Bas,
8 juin 1976, § 82, série A
no 22). Ces critères sont par ailleurs alternatifs et non cumulatifs : pour que l’article 6 § 1 s’applique au
titre des mots « accusation en matière pénale », il suffit que l’infraction
en cause soit, par nature, « pénale »
au regard de la Convention,
ou ait exposé
l’intéressé à une sanction
qui, par sa nature et son degré de gravité, relève en général de la « matière pénale ». Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche
cumulative si l’analyse séparée
de chaque critère ne permet pas d’aboutir
à une conclusion claire quant à l’existence d’une « accusation en matière pénale » (Jussila
c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 30-31, CEDH 2006-XIII, et Zaicevs c. Lettonie,
no 65022/01, § 31, CEDH 2007-IX (extraits)).
40. En l’espèce,
la Cour constate d’emblée que
les comportements ont donné lieu
à une sanction qualifiée d’« administrative » par
l’article 1 § 30 de la loi
no 249 de 1997. Ce point n’est toutefois pas déterminant aux fins de la question de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention dans
son volet pénal, les indications que fournit le droit interne n’ayant qu’une valeur relative (Öztürk c. Allemagne,
21 février 1984, § 52, série A
nº 73, A. Menarini Diagnostics
S.r.l. c. Italie, no 43509/08, § 39, 27 septembre
2011, et Grande Stevens et autres
c. Italie, nos 18640/10 et 4 autres, 4 mars 2014).
41. Sur la nature de l’infraction, la Cour rappelle que l’AGCOM, autorité administrative indépendante, a pour but de promouvoir la transparence dans la structure des entreprises et des sociétés qui opèrent dans le secteur de l’information afin que celle-ci soit libre et accessible, et non pas concentrée entre les mains
de centres de pouvoir économique.
Elle relève qu’il s’agit là d’intérêts généraux de la société normalement protégés par le droit pénal (voir, mutatis mutandis, A.
Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 40 ; voir aussi Société Stenuit c. France, rapport de la Commission
européenne des droits de l’homme du 30 mai 1991,
§ 62, série A no 232‑A). Elle considère par ailleurs que les sanctions
pécuniaires infligées par
l’AGCOM visaient pour l’essentiel
à punir les requérantes dans le but d’empêcher
une récidive, et qu’elles étaient donc fondées
sur des normes qui poursuivaient un but à la fois préventif – dissuader les intéressées de recommencer – et répressif – sanctionner une irrégularité – (voir, mutatis mutandis, Jussila,
précité, § 38).
42. Quant à la
nature et à la sévérité de la sanction
« susceptible d’être infligée » aux requérantes (Ezeh et Connors
c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 120, CEDH 2003-X), la Cour
constate que la sanction en
question ne pouvait pas être remplacée
par une peine privative de liberté en cas de non-paiement (voir, a contrario, Anghel
c. Roumanie, nº 28183/03, § 52, 4 octobre
2007). Elle note cependant que l’AGCOM a infligé une sanction pécuniaire de 103 000 EUR aux
requérantes et qu’en conséquence de cette sanction, les intéressées
n’ont pas pu accéder à des
formes de financement supplémentaires d’un montant supérieur à 7 000 000 EUR. Elle considère donc que la sanction, du fait de son montant, était sévère et qu’elle a eu pour les requérantes
des conséquences patrimoniales importantes.
43. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les
sanctions en cause relèvent,
par leur sévérité, de la matière pénale (voir, mutatis mutandis, Öztürk,
précité, § 54, et, a contrario, Inocêncio c. Portugal (déc.), no 43862/98, CEDH 2001‑I).
44. Au
demeurant, la Cour rappelle également avoir déjà jugé
que l’article 6, dans son volet pénal, s’appliquait notamment pour les sanctions infligées par l’autorité italienne de régulation de la concurrence et du marché (Autorità Garante
della Concorrenza e del Mercato (« l’AGCM ») – A. Menarini
Diagnostics S.r.l., précité,
§ 44), la Cour de discipline budgétaire
et financière (Guisset
c. France, no 33933/96, § 59, CEDH 2000‑IX), le Conseil des marchés
financiers (Didier c. France (déc.), no 58188/00, 27 août 2002), le Conseil de la concurrence (Lilly
France S.A. c. France (déc.), no 53892/00, 3 décembre 2002),
la Commission des sanctions
de l’Autorité des marchés financiers (Messier
c. France (déc.), no 25041/07, 19 mai 2009), la Commission bancaire
(Dubus S.A. c. France, no 5242/04, § 38, 11 juin
2009), et la Commission nationale des
sociétés et de la bourse (Commissione
Nazionale per le Società e la Borsa (« la CONSOB ») – Grande
Stevens, précité, § 101).
45. Compte
tenu des divers aspects de l’affaire, dûment pondérés, la Cour estime que
les sanctions pécuniaires infligées aux requérantes ont un caractère pénal, de sorte que l’article 6 § 1 trouve à
s’appliquer, en l’occurrence,
sous son volet pénal (voir, mutatis mutandis, A. Menarini
Diagnostics S.r.l., précité.).
46. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement
mal fondées ni irrecevables
pour un autre motif visé à l’article 35 de la
Convention, la Cour les déclare recevables.
- Sur le fond
- Sur la question de
savoir si la procédure
devant l’AGCOM a été équitable et si l’AGCOM était
un tribunal indépendant
et impartial
a) Arguments des parties
- La première requérante
47. La première requérante allègue que la procédure devant l’AGCOM était essentiellement écrite, qu’aucune audience publique n’était prévue et que les droits
de la défense n’ont pas été respectés.
Elle soutient à cet égard que ni elle ni la deuxième requérante n’ont eu la possibilité
d’interroger les personnes qui avaient été entendues par le service d’inspection de l’AGCOM
et l’unité spéciale de la police financière, et que l’AGCOM n’a tenu aucune audience publique.
48. La première requérante argue, en outre, que l’AGCOM confie les pouvoirs
d’enquête et de jugement à des organes qui ne sont indépendants l’un de l’autre que d’un point de vue formel et qui, dans la pratique, sont rattachés à une même entité dépendant
d’une même personne. Les fonctions d’enquête et de jugement seraient donc réunies
au sein d’une même institution, ce qui ne serait
pas compatible avec le devoir d’impartialité qui incombe à un organe judiciaire.
49. La décision
d’infliger une sanction serait prise par le responsable de la procédure en l’absence de contradictoire. La commission n’examinerait ni directement – faute
d’audience ad hoc – ni séparément les arguments de l’accusation et de la défense : elle fonderait sa décision sur le rapport du responsable de la procédure uniquement.
50. La procédure
de sanction de l’AGCOM serait
en fait essentiellement écrite et contraire à l’article 6 de la Convention.
51. Par ailleurs,
le rapport final préparé
par le responsable de la procédure
et envoyé par le service d’inspection à la commission n’aurait pas été
divulgué à la première requérante,
qui n’aurait donc pas été mise en mesure de formuler des contre-arguments.
- La deuxième requérante
52. La deuxième
requérante a omis de communiquer la traduction de ses observations dans une langue officielle en dépit du rappel
que le greffe de la Cour lui avait adressé.
- Le Gouvernement
53. Le Gouvernement
rappelle que les requérantes ont reçu une notification
et ont eu la possibilité de présenter leur défense.
54. Il soutient
que les requérantes
ont eu accès
aux actes le 29 mars 2011, soit neuf jours avant l’expiration, le 7 avril 2011, du délai dont elles
disposaient pour communiquer
leurs observations. L’AGCOM
aurait cependant indiqué avoir pris
en considération des pièces communiquées après cette date par les requérantes. Par ailleurs, seuls les rapports de l’unité spéciale de la police financière auraient été pris en considération.
55. Les
requérantes auraient en outre eu la possibilité
de solliciter à tout moment une audition
devant le responsable de la
procédure, mais elles n’en auraient pas fait
usage.
b) Appréciation
de la Cour
56. La Cour
note que les requérantes se sont vu offrir la possibilité de présenter des éléments pour leur défense dans
le cadre de la procédure devant l’AGCOM : elles ont été
informées de ce qui leur était reproché par le responsable de la procédure, et elles ont été
invitées à se défendre.
Elles ont en outre disposé d’un délai de trente jours pour présenter d’éventuelles observations en réponse. Ce délai, dont les requérantes n’en ont pas demandé
la prolongation, n’apparaît
pas manifestement insuffisant.
57. Il n’en demeure pas moins
que le rapport de la police
financière relatif aux mesures d’enquête
prises à la suite de l’audition
des requérantes, sur lequel la commission a fondé sa décision, n’a pas été communiqué
aux requérantes, et que celles-ci n’ont donc pas
eu la possibilité de se défendre par rapport au document finalement soumis par les organes d’enquête de l’AGCOM à l’organe chargé de statuer sur le bien-fondé des accusations.
58. La Cour
relève également que la procédure devant l’AGCOM était essentiellement écrite, aucune audience publique n’étant prévue. À cet égard, elle rappelle que la tenue d’une
audience publique constitue
un principe fondamental consacré
par l’article 6 § 1 (Jussila, précité, § 40).
59. Pourtant,
il est vrai que l’obligation de tenir une audience publique n’est
pas absolue (Håkansson et Sturesson
c. Suède, 21 février
1990, § 66, série A no 171-A) et que l’article 6 n’exige pas nécessairement
la tenue d’une audience dans toutes
les procédures. Tel est notamment le cas pour les affaires ne soulevant pas de question de crédibilité ou ne suscitant pas de controverse sur les faits rendant
nécessaire une confrontation orale, et pour lesquelles les tribunaux peuvent se prononcer de manière équitable et raisonnable sur la
base des conclusions écrites des parties et des autres pièces
du dossier (voir, par exemple, Döry c. Suède, no 28394/95, § 37, 12 novembre 2002, Pursiheimo c. Finlande (déc.), no 57795/00, 25 novembre 2003, Jussila, précité, § 41, et Suhadolc
c. Slovénie (déc.),
no 57655/08, 17 mai 2011).
60. Même
si les exigences du procès équitable
sont plus rigoureuses en matière pénale, la Cour n’exclut pas
que, dans le cadre de certaines procédures pénales, les tribunaux saisis
puissent, en raison de la
nature des questions qui se
posent, se dispenser de tenir
une audience. S’il faut garder à l’esprit que les procédures pénales, qui ont pour objet la détermination de la responsabilité pénale et l’imposition de mesures à caractère répressif et dissuasif, revêtent une certaine gravité, il va de soi que certaines
d’entre elles ne comportent aucun caractère infamant pour ceux qu’elles visent
et que les « accusations en matière pénale » n’ont pas toutes
le même poids (Jussila, précité,
§ 43).
61. Il convient
également de préciser que l’importance considérable que l’enjeu de la procédure litigieuse peut avoir pour la situation personnelle
d’un requérant n’est pas décisive pour la question de savoir si une audience est nécessaire (Pirinen
c. Finlande (déc.),
no 32447/02, 16 mai 2006). Il n’en demeure
pas moins que le rejet d’une demande tendant à la tenue d’une
audience ne peut se justifier
qu’en de rares occasions (Miller c. Suède,
no 55853/00, § 29, 8 février 2005,
et Jussila, précité, § 42).
62. Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour considère qu’une audience publique, orale et accessible aux requérantes était nécessaire. À cet égard, elle observe qu’il y avait une controverse sur
les faits, notamment sur la question de l’existence d’une situation de contrôle
entre les sociétés requérantes, et que, au-delà de sa sévérité sur le plan financier,
la sanction que les requérantes encouraient était de nature à porter atteinte à leur honorabilité professionnelle et à leur crédit.
63. La Cour
note que le règlement de
l’AGCOM prévoit une certaine
séparation entre les organes chargés
des enquêtes et l’organe compétent pour se prononcer sur l’existence ou non d’une infraction et l’application de sanctions. Elle observe notamment que c’est le responsable de la procédure qui formule les accusations et qui mène les enquêtes, dont les résultats sont
résumés dans un rapport contenant des conclusions
et des propositions quant aux sanctions
à appliquer, et que la décision finale quant aux sanctions devant
être appliquées revient exclusivement à la commission.
64. Il n’en demeure pas moins
que le responsable de la procédure et la commission ne sont que des
branches d’un même organe administratif, agissant sous l’autorité et la supervision d’un même président. À cet égard, la Cour
note que le Gouvernement
n’a prouvé ni l’existence
de garde-fous au sein des différents
départements ni la nature formelle de l’une ou l’autre des
fonctions du président. À ses yeux, ceci s’analyse en un exercice consécutif de fonctions d’enquête et de jugement au sein
d’une même institution ; or
en matière pénale un tel cumul n’est pas compatible avec l’exigence d’impartialité voulue par l’article 6 § 1 de la Convention (voir,
notamment et mutatis
mutandis, Piersack
c. Belgique, 1er octobre
1982, §§ 30-32, série A no 53, De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, §§ 24-30, série A
no 86, et Grande Stevens, précité §
137).
65. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la procédure devant l’AGCOM n’a pas satisfait à toutes les exigences
de l’article 6 de la Convention, notamment
en ce qui concerne l’égalité des armes
entre l’accusation et la défense, et la tenue d’une audience publique
permettant une confrontation
orale (Grande Stevens, précité § 123).
- Sur la question de savoir si les requérantes ont eu accès
à un tribunal doté de
la plénitude de juridiction
66. Le constat
de non-conformité de la procédure
devant l’AGCOM avec les principes du
procès équitable ne suffit pourtant pas pour conclure à la violation de l’article 6 en l’espèce. À cet égard,
la Cour observe que les sanctions
dont les requérantes se plaignent ont été
infligées non pas par un juge à l’issue d’une procédure judiciaire contradictoire, mais par une autorité
administrative. Si confier
à une telle autorité la tâche de poursuivre et de réprimer des infractions
n’est pas incompatible avec la Convention, il faut malgré tout souligner que l’intéressé doit pouvoir saisir
de toute décision ainsi prise à son encontre un tribunal offrant les garanties
de l’article 6 (Kadubec
c. Slovaquie, 2 septembre
1998, § 57, Recueil 1998-VI, Čanády
c. Slovaquie, no 53371/99, § 31, 16 novembre 2004, et A. Menarini Diagnostics S.r.l., précité,
§ 58).
67. Le respect
de l’article 6 de la Convention n’exclut
donc pas que dans une procédure
de nature administrative, une « peine » soit imposée d’abord par une autorité administrative (G.I.E.M.
S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 254
28 juin 2018). Il suppose cependant
que la décision d’une autorité administrative ne remplissant pas elle-même les conditions
de l’article 6 subisse le contrôle
ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 132,
6 novembre 2018). Parmi les
caractéristiques d’un organe
judiciaire de pleine juridiction figure le pouvoir de réformer en tous points, en fait comme en droit,
la décision entreprise, rendue
par l’organe inférieur. Cet organe doit
notamment avoir compétence pour se pencher sur toutes les questions
de fait et de droit pertinentes pour le litige dont
il se trouve saisi (Chevrol c. France, no 49636/99, § 77, CEDH 2003-III, Silvester’s Horeca Service c. Belgique,
nº 47650/99, § 27, 4 mars 2004,
et A. Menarini Diagnostics S.r.l.,
précité, § 59).
68. En l’espèce,
les requérantes ont eu la possibilité,
dont elles se sont prévalues, de contester les sanctions infligées
par l’AGCOM devant le tribunal
administratif et le Conseil
d’État. Il reste à établir
si ces deux juridictions étaient des « organes
judiciaires de pleine juridiction » au sens de la jurisprudence de la Cour.
a) Arguments
des parties
- Le Gouvernement
69. Le Gouvernement
avance que le TAR a examiné
les griefs soulevés par les requérantes concernant la procédure devant l’AGCOM, dont celui sur le fond qui concernait la notion de « contrôle » au
sens de la loi no 416
de 1981. Il considère donc que les requérantes
ont vu leurs griefs examinés au cours d’une procédure judiciaire équitable et publique, dans le plein respect du contradictoire.
70. Invoquant
l’affaire A. Menarini Diagnostics S.r.l. (arrêt précité), le Gouvernement soutient que les requérantes
ont eu accès
à un tribunal doté de la plénitude de juridiction.
71. Quant
au grief qui consiste à
dire que le président de
l’AGCOM était aussi un magistrat du Conseil
d’État et que cette instance n’a donc pas fait
preuve d’impartialité, le Gouvernement affirme que l’intéressé avait été mis
à disposition et n’exerçait
plus de fonctions judiciaires
depuis le 10 mai 2005, qu’il
a pris sa retraite le 11
mai 2008 et que le titre honorifique de président honoraire du Conseil
d’État lui a été attribué conformément à l’usage qui veut que l’on accorde à toute personne ayant occupé de telles fonctions et prenant sa retraite un titre honorifique supérieur à celui correspondant aux dernières fonctions qu’elle a exercées. Il estime que rien
ne permet de conclure que cet élément
ait pu affecter
l’indépendance et l’impartialité
du Conseil d’État.
- La
première requérante
72. La première requérante soutient que le juge administratif
ne peut pas substituer ses propres appréciations à celles de l’AGCOM, mais qu’il peut seulement vérifier la logique et la cohérence de ses décisions.
73. Elle estime
que les juges
administratifs ont limité leur contrôle
à la question de la légalité
de la sanction et qu’ils n’ont donc pas
pu se pencher sur le bien-fondé de la décision de
l’AGCOM.
74. Selon
la première requérante, le Conseil
d’État a toujours accordé à l’AGCOM un large pouvoir
discrétionnaire dans l’exercice de son pouvoir de sanction. Les tribunaux
administratifs n’auraient donc pas le pouvoir,
dans le cadre de leur mission de contrôle juridictionnel, de se substituer
à des autorités indépendantes pour infliger des sanctions.
75. La première requérante estime qu’elle n’a pas eu accès à une protection juridique pleine et effective. Elle argue à l’appui de cette allégation que le tribunal administratif a considéré comme légitimes des preuves qui avaient été obtenues
dans le cadre de la procédure devant l’AGCOM en l’absence de tout débat contradictoire, et qu’il n’a donc pas substitué
son appréciation à celle, préjudiciable
à l’intéressée, d’une autorité
indépendante.
76. La première requérante soutient enfin que le Conseil
d’État n’était pas un tribunal indépendant et impartial étant donné que
le Président de l’AGCOM était
président honoraire du Conseil d’État.
- La deuxième requérante
77. La deuxième
requérante n’a pas communiqué la traduction de ses observations dans une langue officielle en dépit du rappel
que le greffe de la Cour lui avait adressé.
b) Appréciation
de la Cour
78. Pour établir
si un tribunal peut passer pour « indépendant
» aux fins de l’article 6 § 1, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation
et la durée du mandat de ses membres,
l’existence d’une protection
contre les pressions extérieures et le point
de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (Findlay c. Royaume-Uni,
25 février 1997, § 73, Recueil
des arrêts et décisions 1997-I). La Cour rappelle le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif
et de l’autorité judiciaire
dans sa jurisprudence (Stafford
c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002-IV). Cela étant,
ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la
Convention n’oblige les États à se conformer à telle ou telle
notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles
à l’interaction entre l’un et l’autre
(Kleyn et autres
c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98 et 3 autres, § 193,
CEDH 2003-VI).
79. La Cour
rappelle que l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour,
aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité
doit s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, c’est-à-dire en recherchant
si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel
dans le cas d’espèce, ainsi que
selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, par exemple, Kyprianou
c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005-XIII, et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009).
80. Dans
la très grande majorité des affaires soulevant des questions relatives
à l’impartialité, la Cour a
eu recours à la démarche objective (Micallef, précité,
§ 95, et Morice c. France [GC],
no 29369/10, § 75, 23 avril
2015). La frontière entre
l’impartialité subjective
et l’impartialité objective
n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du
point de vue d’un observateur
extérieur, entraîner des doutes objectivement
justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou, précité, § 119). Ainsi, dans des cas
où il peut être difficile de fournir des preuves permettant
de réfuter la présomption
d’impartialité subjective du juge, la condition
d’impartialité objective fournit une garantie importante supplémentaire (Pullar
c. Royaume-Uni, 10 juin
1996, § 32, Recueil 1996-III).
81. Pour ce qui est de l’appréciation objective, il convient de se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte
que, pour se prononcer sur
l’existence, dans une
affaire donnée, d’une raison
légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction
collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif.
L’élément déterminant
consiste à savoir si l’on peut
considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Micallef, précité, § 96, et Morice, précité, § 76).
82. L’appréciation
objective porte essentiellement
sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (Micallef, précité,
§ 97). Il faut en conséquence
décider dans chaque cas d’espèce
si la nature et le degré du
lien en question sont tels qu’ils dénotent
un manque d’impartialité de la part du tribunal (Pullar,
précité, § 38).
83. Les
concepts d’indépendance et d’impartialité
objective sont étroitement liés et, selon les circonstances,
peuvent appeler un examen conjoint (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, § 62, CEDH 2006 XIII).
84. La Cour
note tout d’abord sur la question
de la dualité des fonctions du président
de l’AGCOM que l’intéressé avait certes reçu
le titre de président honoraire du Conseil
d’État mais qu’il n’y a jamais exercé
de fonctions judiciaires.
85. La Cour
rappelle en outre qu’elle a déjà souligné dans la décision Predil Anstalt S.A. c. Italie ((déc.),
no 31993/96, 8 juin 1999) que la majorité des magistrats administratifs sont nommés à l’issue d’un concours public et qu’aux termes de la Constitution italienne, la loi assure l’indépendance du Conseil d’État
à l’égard du gouvernement.
86. Force est aussi de constater que les requérantes
n’ont pas allégué que les
membres du Conseil d’État ayant connu de leur cas avaient
agi sur les instructions du président honoraire.
Elles n’ont pas non plus allégué que le président honoraire pouvait, d’une autre manière, influencer les juges. En l’espèce, il n’existe pas d’éléments
de nature à faire naître dans le chef des requérantes des craintes objectivement justifiées (Sacilor-Lormines,
précité, § 74, et Ramos Nunes de
Carvalho e Sá c. Portugal précité, § 155).
87. Les
considérations qui précèdent
suffisent à la Cour pour conclure que le fait que le président
de l’AGCOM ait aussi été nommé président
honoraire du Conseil d’État n’est pas de nature à mettre en cause
l’indépendance et l’impartialité
objective de la haute juridiction
qui a été amenée à statuer sur les recours formés par les requérantes contre la sanction de l’AGCOM.
88. La Cour
observe en outre que les griefs
des requérantes ont trait d’une part au droit d’accéder à un tribunal doté de la plénitude de juridiction et d’autre part au réexamen
judiciaire, incomplet selon elles, de la sanction prononcée par l’AGCOM.
89. En l’espèce,
les requérantes ont pu contester
la sanction litigieuse devant le TAR et faire appel de la décision de ce
dernier devant le Conseil
d’État. La Cour note que les audiences se sont tenues publiquement
devant ces deux juridictions (voir paragraphes 15 et 18 ci-dessus), ce qui a permis une
confrontation orale entre
les parties et le respect du principe de l’égalité des
armes. Selon la jurisprudence de la Cour, le
TAR et le Conseil d’État satisfont aux exigences
d’indépendance et d’impartialité
qu’un « tribunal
» doit posséder au sens de l’article
6 de la Convention (Predil Anstalt S.A., précité, A. Menarini
Diagnostics S.r.l., précité).
90. La Cour
rappelle, tout d’abord, que seul mérite
l’appellation de «tribunal
» au sens de l’article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une série d’exigences telles que l’indépendance
à l’égard de l’exécutif comme des parties en cause (voir, entre autres,
les arrêts Ringeisen c. Autriche,
16 juillet 1971, § 95, série
A no 13, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 55,
série A no 43, Belilos
c. Suisse, 29 avril 1988, § 64, série
A no 132, et Beaumartin
c. France, 24 novembre 1994, §§ 38-39, série
A no 296 B).
91. Par ailleurs,
la Cour rappelle que la nature d’une procédure administrative peut différer, par plusieurs aspects, de celle d’une procédure
pénale au sens strict du
terme. Si ces différences
ne sauraient exonérer les États contractants
de leur obligation de respecter toutes les garanties offertes
par le volet pénal de l’article 6, elles peuvent néanmoins influencer les modalités de leur application (A. Menarini Diagnostics S.r.l précité
§ 62).
92. La Cour
note que dans le cas d’espèce, les
juridictions administratives
se sont penchées sur les différentes allégations de fait et de droit des sociétés
requérantes. Elles ont dès lors examiné
les éléments de preuve recueillis par l’AGCOM.
93. De ce fait,
la Cour note que la compétence des juridictions administratives n’était pas limitée
à un simple contrôle de légalité. Les juridictions
administratives ont pu vérifier si, par rapport aux circonstances particulières de l’affaire, l’AGCOM avait
fait un usage approprié de ses pouvoirs. Elles ont pu examiner le bien-fondé et la proportionnalité
des choix de l’AGCOM.
94. La décision
de l’AGCOM ayant été soumise au contrôle
ultérieur d’organes judiciaires de pleine juridiction, aucune violation de l’article
6 § 1 de la Convention ne saurait être décelée en l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Décide de joindre les requêtes ;
- Déclare les requêtes recevables ;
- Dit qu’il n’y a pas eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2020,
en application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Abel
Campos KsenijaTurković
Greffier Présidente