Cour européenne des droits de l’homme
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TONDO c. ITALIE
(Requête no 75037/14)
ARRÊT
STRASBOURG
22 octobre 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tondo c. Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Aleš Pejchal, président,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de
section,
Vu la requête susmentionnée (no 75037/14) dirigée contre la République italienne et
dont un ressortissant de cet
État, M. Fernando Tondo (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le
21 novembre 2014,
Notant que le 20 février 2018 la requête a été communiquée au Gouvernement,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
INTRODUCTION
La requête
concerne, sous l’angle de
l’article 6 § 1 de la Convention, l’omission par la juridiction d’appel d’ordonner une nouvelle audition du témoin
à charge avant de renverser le verdict d’acquittement prononcé en première
instance.
EN FAIT
1. Le requérant
est né en 1978 et réside à Torchiarolo. Il a été représenté par
Me P. Medina et Me M. Vitone, avocats
à Bari.
2. Le gouvernement
italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora.
3. Le requérant
et son frère, F.T., furent accusés d’avoir abattu par balle S.M. et d’avoir blessé la mère de celui-ci, L.B.R., à l’issue d’un affrontement violent.
4. Ils
furent renvoyés en jugement devant la cour d’assises de Lecce pour répondre des chefs de meurtre et de tentative de meurtre.
5. Au
cours des débats, les deux
accusés déclarèrent qu’ils s’étaient rendus au domicile
de S.M., vigile de profession, dans
le seul but de résoudre un conflit intrafamilial qui était déjà à l’origine de plusieurs agressions physiques commises par
S.M. et d’autres membres de
sa famille. Ils expliquèrent qu’ils avaient apporté avec eux une barre de fer, qu’ils avaient
placée dans le coffre de leur voiture, au cas
où S.M. se montrerait violent.
6. En apercevant
les deux frères, S.M. dégaina son pistolet et tira sur le requérant,
le blessant au niveau de l’épaule. F.T. frappa alors S.M. avec la barre de fer tandis que le requérant
se jetait sur lui en le percutant
pour le désarmer. Il s’en suivit
une violente échauffourée entre
les trois personnes. À ce moment arriva sur les
lieux un carabinier, A.G. Celui-ci
tenta, sans succès, d’immobiliser
S.M. qui se dirigeait vers
le requérant en le menaçant.
Craignant pour sa vie, le requérant
s’empara du pistolet et tira deux coups en direction du sol. Ensuite, soutenu par son frère, il rejoignit la voiture et se dirigea vers l’hôpital.
7. Selon
les rapports d’expertise balistique,
le second tir tua S.M. et blessa
L.B.R., qui était arrivée entre-temps pour défendre son fils et se tenait derrière lui, cachée à la vue des deux
frères.
8. La cour
d’assises entendit une vingtaine de témoins, y compris L.B.R. et A.G. Ce dernier affirma
qu’il était arrivé sur les lieux alerté par le bruit des coups de feu et qu’il avait
vu le requérant et la victime,
le visage ensanglanté, en train de s’affronter. Il déclara qu’il avait
essayé de les séparer, en vain, et qu’il avait été
violemment frappé au visage par S.M. C’est à ce moment que
le requérant aurait abattu S.M., puis aurait rejoint sa voiture, quittant les lieux à toute
vitesse avec un autre homme.
9. L.B.R., pour sa part, déclara qu’elle se trouvait chez elle quand sa fille l’avait prévenue de l’affrontement en cours. Elle serait alors sortie
et aurait vu le requérant
pointer le pistolet en direction
du sol. Elle se serait jetée sur son fils, qui aurait été gravement
blessé et se serait tenu courbé en avant, et elle l’aurait poussé au sol pour l’empêcher d’être atteint par des balles.
10. La cour
d’assises entendit également la sœur de la victime, qui déclara qu’elle avait vu son frère être frappé violemment par F.T. et un autre homme, ainsi qu’un
autre témoin, A.F., qui déclara qu’il avait
entendu le bruit d’un coup
de feu, qu’il avait ensuite aperçu
S.M., au sol, recevant des coups aux mains
de deux hommes, et qu’il avait finalement
décidé de s’éloigner des lieux.
11. Par un arrêt du 29 janvier 2009, la cour d’assises acquitta les deux frères : elle jugea que le requérant
avait agi en état de légitime défense et que F.T. n’avait pas commis d’infraction.
12. Considérant
qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve propre à les réfuter, elle jugea crédibles les allégations des deux accusés
quant à l’absence d’intention de tuer S.M. et au déroulement de la phase initiale de l’affrontement. Elle considéra que les deux
frères s’étaient approchés de la victime dans le but d’engager
une confrontation verbale, et que
ce n’était pas leur comportement qui avait provoqué la réaction armée de la victime. Elle dit que dans ces
conditions, il y avait lieu de conclure
que les deux
accusés avaient agi en état de légitime défense face à une attitude dangereuse et déterminée de la victime, tant lorsque
F.T. avait fait usage de la barre de fer que lorsque le requérant s’était servi du pistolet.
13. La cour
s’assises nota que les rapports balistiques avaient permis de déterminer qu’au moment où elle avait été
touchée par le coup de feu mortel, la victime soit avait le torse plié en avant avec
une inclinaison supérieure
à 45o, soit se trouvait en
position recroquevillée. Elle considéra
que quoiqu’imprécis, le témoignage de L.B.R. corroborait
l’hypothèse selon laquelle la victime se trouvait dans cette
position au moment du tir.
Elle constata qu’en tout état
de cause, S.M. ne se tenait sûrement
pas debout, contrairement à ce qu’avait déclaré A.G., le carabinier. Elle ajouta
qu’elle considérait que ce témoin manquait
de crédibilité car il était
dans son intérêt de déformer les faits
et de ne pas admettre qu’un homme s’était
fait tuer en sa présence sans qu’il eût pu empêcher
un tel acte.
Quant aux autres
témoins, elle considéra qu’aucun d’eux n’avait fourni d’éléments utiles à la reconstitution des faits.
14. La cour
d’assise considéra qu’au vu
de ces circonstances, la version des accusés
selon laquelle la victime était en train de se relever pour agresser le requérant paraissait plausible, et que la réaction armée du requérant,
qui dès lors était en situation de légitime défense, s’en trouvait justifiée. Concernant F.T., elle
estima qu’il n’avait pas contribué, par ses agissements, à la mort de S.M. Elle acquitta donc les deux
accusés.
15. Le
parquet et les parties civiles
interjetèrent appel. Ces dernières demandèrent
à la cour d’assises d’appel d’entendre à nouveau F.T.
Elles arguèrent à l’appui
de leur demande que les déclarations
que F.T. avait faites au cours
des investigations préliminaires à propos du commencement des événements différaient de celles qu’il avait faites
pendant les débats, et qu’elles avaient été déclarées inutilisables
par la cour d’assises. Le
21 avril 2010, la cour
d’assises d’appel fit droit à leur
demande et ordonna une
nouvelle audition de F.T.
16. À l’audience du 22 avril 2010, la cour d’assises d’appel entendit F.T. et versa au dossier les déclarations que celui-ci avait faites devant le juge des investigations
préliminaires. Il ressortit
de ces déclarations que F.T. avait commencé par indiquer, avant de se rétracter partiellement lors des débats en première instance, qu’il avait frappé S.M. avec la barre de fer aussitôt après être sorti de sa voiture, avant que S.M. eût tiré sur le requérant. F.T. expliquait par ailleurs que le requérant et lui s’étaient rendus au domicile
de la victime dans le but de « lui donner une leçon ».
17. Par un arrêt du 27 novembre 2012,
la cour d’assises d’appel renversa le jugement de première instance et condamna les deux
accusés.
18. Elle considéra
qu’il y avait lieu de réexaminer l’ensemble de leurs déclarations – qualifiées de crédibles par la cour d’assises – à la lumière des dépositions qui avaient été faites
au cours des débats en première instance. À cet égard, elle considéra que le témoignage d’A.G. était décisif car A.G. était le seul à avoir assisté à la fin de la scène
et à avoir vu le requérant
s’emparer du pistolet et tirer sans viser en direction de la victime d’une distance de deux mètres environ.
Selon la cour d’assise d’appel, il n’y avait aucune raison
de douter de la crédibilité
de ce témoin, qui avait par
ailleurs déclaré que la victime était déjà gravement
blessée au moment du tir, qu’elle se tenait debout légèrement
pliée en avant et qu’elle ne s’était pas réellement jetée sur le requérant en le menaçant, ce que venait corroborer le témoignage de L.B.R.
19. La cour
d’assises d’appel estima que les preuves
recueillies au cours du procès
montraient que les deux frères
avaient décidé de se confronter à S.M. alors qu’ils savaient qu’il était violent
et armé, et qu’ils s’étaient donc mis
de leur propre chef en
situation de danger. Se référant
aux principes de la jurisprudence en la matière, elle
conclut qu’ils ne pouvaient par conséquent plaider la légitime défense. Elle considéra en outre qu’il ressortait
clairement de différents témoignages que les deux accusés
ne se trouvaient plus en situation de danger au moment où le requérant avait tiré sur S.M., étant donné que
ce dernier était blessé et désarmé.
20. Il se dégageait
des déclarations de L.B.R. que la victime était recroquevillée parce que les graves
blessures occasionnées par les coups, de barre de fer notamment, qu’elle avait reçus au
cours de la rixe aux mains des
deux frères l’empêchaient de se tenir debout. La cour d’assises d’appel releva que quoique
blessé lui aussi, le requérant n’avait quant à lui subi ni fracture ni lésion interne, si bien qu’il était
tout à fait en état de marcher et avait pu aisément rejoindre
la voiture et quitter les lieux. Pour apprécier la gravité des blessures reçues
par la victime et le requérant,
la cour d’assises d’appel s’appuya sur les conclusions d’une expertise médico-légale qui avait été confiée à des
experts nommés par le parquet. Elle décida en
revanche de ne pas retenir celles des experts
de la défense qui consistaient
à dire que S.M. était
encore en mesure de se battre
et d’agresser le requérant
en dépit des coups qu’il avait reçus.
21. La cour
d’assises d’appel jugea que les
deux frères étaient coupables d’avoir provoqué intentionnellement la mort de
S.M. et d’avoir blessé
L.B.R., et que F.T. avait concouru au meurtre
commis par le requérant. Outre
la réparation qu’elle octroya aux parties civiles, elle condamna le requérant à une peine de vingt-trois ans de réclusion criminelle et F.T. à
une peine de vingt et un ans de réclusion criminelle.
22. Le requérant
et F.T. se pourvurent en cassation.
Ils alléguèrent entre autres que
la cour d’assises d’appel avait agi au mépris des
exigences de l’article 6
de la Convention lorsqu’elle avait
réévalué la crédibilité du témoin à charge,
A.G., sans ordonner une nouvelle audition
de celui-ci. F.T. contesta sa condamnation
pour complicité de meurtre.
23. Par un arrêt qu’elle rendit
le 21 mai 2014, la Cour de cassation
accueillit partiellement le
recours. Sur l’allégation
de violation de l’article 6
de la Convention, elle observa tout d’abord que la cour
d’assises d’appel avait évalué les
éléments de preuve dont
elle disposait de manière logique et appropriée, et qu’elle avait largement
et valablement motivé le raisonnement qui avait abouti à la condamnation des accusés. Elle nota que parmi ces
éléments figurait le témoignage d’A.G., que les juges de première instance avaient écarté au motif qu’ils
l’avaient jugé non crédible, et dont la cour d’assises d’appel avait réévalué la valeur probante de façon approfondie.
24. La Cour
de cassation conclut néanmoins que la cour d’assises d’appel avait effectivement
violé l’article 6 de
la Convention, tel qu’il
est interprété par la Cour
européenne des droits de l’homme dans son arrêt Dan c. Moldova (no 8999/07, 5 juillet 2011),
puisqu’elle avait réévalué la crédibilité d’un témoignage décisif sans entendre directement le témoin. Elle releva qu’A.G. était le seul témoin capable
de décrire le comportement
et les positions des deux accusés et de la victime au moment de la commission du crime, et elle considéra que les
juges d’appel auraient dû l’entendre
à nouveau avant de conclure
à l’inverse de la juridiction
de première instance concernant
sa crédibilité.
25. Cela dit,
la Cour de cassation précisa que cette
conclusion valait uniquement pour F.T., qui avait été condamné par la cour d’assises d’appel pour complicité de meurtre, et non pour le requérant,
qui était incontestablement
responsable de la mort de
S.M. puisqu’il avait manifestement tiré le coup mortel. Elle confirma donc la condamnation du requérant, laquelle
acquit alors l’autorité de la chose jugée. Enfin, elle considéra que la cour d’assises d’appel avait eu
tort de ne pas octroyer des circonstances
atténuantes aux deux accusés.
26. La Cour
de cassation annula par conséquent l’arrêt de la cour d’assises d’appel dans sa partie relative à la condamnation
de F.T. et au calcul des peines des
deux accusés, et elle renvoya l’affaire devant une autre cour d’assises
d’appel.
27. Par un arrêt du 21 août 2015, après avoir entendu A.G. et l’avoir jugé crédible,
la cour d’assises d’appel de Tarente condamna F.T. à une peine de douze ans de réclusion
criminelle et fixa la peine du requérant
à dix-neuf ans de réclusion criminelle après lui avoir octroyé des circonstances
atténuantes.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
28. Le cadre
juridique interne pertinent
en l’espèce est décrit dans l’arrêt Lorefice
c. Italie, no 63446/13, §§ 26‑28, 29 juin
2017.
EN DROIT
- SUR LA
VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
29. Le requérant
soutient que la cour d’assises d’appel de Lecce l’a déclaré coupable sans avoir entendu directement un témoin à charge clé qui avait été
jugé non crédible par les juges de première instance.
Il invoque l’article 6 de la Convention, qui est ainsi libellé dans
ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par
un tribunal (...) qui décidera
(...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
30. Le Gouvernement
s’oppose à cette thèse.
- Sur la recevabilité
31. Constatant
que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé
à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
- Sur le fond
32. Le requérant
reproche à la cour d’assises d’appel d’être revenue sur les faits établis en première instance et d’avoir essentiellement fondé son constat de culpabilité sur la déposition d’A.G., témoin jugé non crédible par la cour d’assises, sans pour autant l’entendre directement à nouveau.
33. Il soutient
que ce témoignage était crucial pour la reconstitution de la phase finale
des événements, et plus précisément du moment qui avait précédé le coup de feu mortel, et qu’il s’agissait donc d’un élément déterminant dans l’exercice d’appréciation de l’élément psychologique du crime.
34. Il considère
dès lors que sa condamnation a été décidée en violation de ses droits à la défense garantis par l’article 6
§ 1 de la Convention.
35. Le Gouvernement
plaide la non-violation de
l’article 6 de la Convention. Il soutient que la cour d’assises d’appel n’a pas fondé la condamnation du requérant sur les déclarations d’A.G., mais qu’elle a examiné de manière approfondie toutes les preuves
qui avaient été versées au dossier à la lumière
d’un nouvel élément de preuve, la nouvelle déposition de
F.T., et a mieux pris en compte les conclusions
de l’expertise ordonnée par le
parquet.
36. D’après
le Gouvernement, la Cour de
cassation s’est appuyée sur
le témoignage décisif
d’A.G. pour annuler la condamnation
de F.T., et elle a donc agi le concernant
en application des principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en la matière.
Elle aurait fondé la condamnation du requérant sur les circonstances factuelles de
l’affaire et sur le rôle que
celui-ci aurait manifestement joué en tant qu’auteur matériel de l’homicide. Outre le témoignage d’A.G., elle
se serait basée sur d’autres éléments de preuve, à savoir la nouvelle déposition de F.T., les témoignages de L.B.R., de la sœur
de la victime et d’A.F. que
les juges du premier degré auraient ignorés, et les résultats de l’expertise ordonnée par le parquet. Dans ces circonstances,
le témoignage d’A.G., loin
d’être décisif, aurait simplement confirmé ce que les autres éléments
de preuve auraient déjà permis de démontrer. La Cour de cassation aurait qualifié les déclarations
d’A.G. de décisives uniquement
dans le cas de F.T.
37. La cour
d’assises d’appel aurait rectifié des erreurs logiques
et factuelles des juges de première instance, lesquels auraient ignoré certaines preuves et omis d’évaluer convenablement l’ensemble
des éléments recueillis, notamment quant à l’existence en l’espèce d’une situation de légitime
défense. Le Gouvernement estime que le requérant
a demandé à la Cour d’effectuer une nouvelle appréciation
de l’affaire, ce qui reviendrait pour elle à s’ériger en juge de « quatrième instance ».
38. La Cour
rappelle que les modalités d’application
de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit ;
il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure
interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national (Botten c. Norvège,
19 février 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I).
En particulier, lorsqu’une instance de recours est amenée à connaître
d’une affaire en fait et en droit
et à étudier dans
son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne soit par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, entre
autres, Ekbatani
c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu
c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII, Dondarini
c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet
2004, et Igual Coll
c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars
2009) soit par les témoins ayant déposé pendant
la procédure et aux déclarations desquels elle souhaite donner une nouvelle interprétation (voir, par exemple, Lorefice, précité,
§ 36). En effet, même s’il incombe en principe au juge national de décider de la nécessité ou de l’opportunité de citer un témoin, des circonstances
exceptionnelles peuvent conduire la Cour à conclure à l’incompatibilité avec l’article 6 de la Convention
de la non-audition d’une personne
comme témoin (voir, parmi beaucoup
d’autres, Bricmont
c. Belgique, 7 juillet 1989,
§ 89, série A no 158, et Lazu c. République de Moldova,
no 46182/08, § 34, 5 juillet 2016).
39. À l’inverse,
la Cour a jugé dans certaines affaires que la condamnation des requérants par la juridiction de recours était intervenue seulement après l’interprétation d’une question de droit et que les
intéressés n’avaient pas apporté d’éléments
qui auraient permis de penser qu’une nouvelle audition des témoins
aurait été utile. Dans ces affaires, les requérants avaient eu la possibilité
d’être entendus et d’exposer leurs arguments
devant la juridiction de recours (Leș
c. Roumanie (déc.),
no 28841/09, §§ 18‑22, 13 septembre
2016, Mujea c. Roumanie (déc.),
no 68964/13, §§ 22‑25, 28 novembre 2017,
et Pătuleanu et autres c. Roumanie (déc.), no 22941/13, 9 octobre 2018).
40. Se tournant
vers les faits de l’espèce, la Cour note d’emblée que la cour d’assises de Lecce a acquitté le requérant après avoir entendu
plusieurs témoins. Les juges de première instance ont considéré
que prises dans leur ensemble, les pièces du
dossier ne permettaient pas
d’exclure que le requérant ait agi en état de légitime défense. Estimant qu’ils ne disposaient d’aucune pièce permettant de la réfuter, ils ont décidé d’accepter
la version des faits donnée par les accusés. À cet égard, ils
ont conclu que les déclarations
du seul témoin
à avoir assisté à l’homicide, A.G., n’étaient pas crédibles, et qu’elles n’étaient pas compatibles avec les conclusions
des experts, en particulier sur la question des positions dans lesquelles la victime et l’accusé s’étaient trouvés au moment du coup de feu mortel.
41. La Cour
observe ensuite que les juges
d’appel avaient la possibilité soit de confirmer l’acquittement du requérant soit
de le déclarer coupable après s’être livrés
à une appréciation de la question
de la responsabilité de l’intéressé.
Pour ce faire, ils ont ordonné une nouvelle audition du coaccusé
du requérant, F.T. Ils n’ont entendu
ni les autres témoins ni le requérant, bien que celui-ci
ait assisté aux débats.
42. La Cour
note également que les juges d’appel
ont infirmé l’arrêt de première instance et ont déclaré le requérant coupable après avoir exclu
l’existence d’une situation de légitime
défense propre à fonder un constat d’irresponsabilité pénale de l’intéressé. Pour parvenir à cette conclusion, ils ont considéré qu’il
était nécessaire de prendre
en compte les déclarations de tous les témoins, y compris celles que la cour d’assises
avait jugées non pertinentes, qualifiant de « décisive » la déposition d’A.G. et s’écartant
de l’avis des juges du premier degré quant à la crédibilité de ce témoin et à l’interprétation de ses déclarations.
43. La Cour
estime au vu de ces éléments que
la juridiction d’appel ne
s’est pas bornée à procéder à une nouvelle appréciation
d’éléments de nature purement
juridique, mais qu’elle
s’est prononcée sur une question
factuelle, à savoir la crédibilité d’un témoin à charge clé, modifiant
ainsi les faits retenus par les juges de première instance (voir, a
contrario, Leş et Pătuleanu et autres,
décisions précitées). Elle rappelle que l’évaluation de la crédibilité d’un
témoin est une tâche complexe, qui, normalement, ne peut pas être
accomplie par le biais
d’une simple lecture du contenu des
déclarations de celui-ci, telles que consacrées
dans les procès-verbaux des auditions (Lorefice, précité,
§ 43).
44. Comme
le Gouvernement, la Cour
note que la Cour de cassation, saisie par le requérant, a appliqué ce principe
jurisprudentiel et a ordonné
au juge de renvoi d’entendre à nouveau A.G.
en sa qualité de seul témoin direct de l’homicide. Elle ne voit en
revanche pas pourquoi la Cour de cassation a considéré que ce principe s’appliquait uniquement dans le cas de F.T., qui était accusé de complicité d’homicide, et pas dans celui
du requérant. S’il ne faisait certes aucun doute
que la victime avait succombé sous les tirs
du requérant, il n’en restait pas moins
vrai que les juges d’appel
avaient apprécié la culpabilité de l’intéressé en se
fondant sur une version différente
des faits qui s’étaient déroulés lors de la phase finale de l’affrontement, notamment en ce qui
concerne la position dans laquelle
la victime se trouvait au moment du tir et le danger que la victime
pouvait représenter pour le
requérant. Or ces éléments commandaient une appréciation directe des témoignages pertinents.
Dans ce contexte, la Cour ne partage pas la thèse du
Gouvernement qui consiste à
dire que les déclarations d’A.G. étaient déterminantes aux fins de l’appréciation de la culpabilité de F.T. et pas aux fins de celle du requérant.
45. La Cour
considère qu’en ne procédant pas à une nouvelle audition d’A.G. ou d’autres témoins avant d’infirmer le verdict d’acquittement dont il avait bénéficié en première instance, la cour d’assises d’appel a sensiblement restreint les droits de la défense du requérant.
46. Enfin,
la Cour note que les juges qui l’ont déclaré coupable
n’ont pas entendu le requérant - qui pourtant assistait aux débats -, le privant ainsi de la possibilité d’exposer ses propres
arguments sur des questions de faits déterminantes pour l’appréciation
de sa culpabilité (Lacadena
Calero c. Espagne,
no 23002/07, § 48, 22 novembre 2011, et, a
contrario, Mujea, décision
précitée, §§ 22‑25).
47. Eu égard
à l’ensemble des circonstances
de l’espèce, la Cour conclut que le requérant a été privé de son droit à un procès équitable. Partant, il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention.
- SUR L’APPLICATION
DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux
termes de l’article 41
de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de
la Haute Partie contractante
ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
- Dommage
49. Le requérant
réclame la somme de 500 000 euros
(EUR) pour dommage moral. En réparation
du dommage matériel qu’il estime avoir subi,
il demande à la Cour d’annuler les effets
ayant découlé de la décision des juridictions
internes de le condamner à indemniser les parties civiles.
50. Le Gouvernement
s’y oppose.
51. La Cour
ne distingue aucun lien de causalité
entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie au requérant 6 500 EUR
pour dommage moral.
- Frais et dépens
52. Le requérant
réclame 16 450 EUR – somme calculée sur la
base du barème national – au titre des
frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.
53. Le Gouvernement
s’y oppose.
54. Selon
la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable
de leur taux. En l’espèce, le requérant n’ayant produit aucune
facture ni note d’honoraires,
la Cour rejette la demande formulée par lui à ce titre.
- Intérêts moratoires
55. La Cour
juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À
L’UNANIMITÉ,
- Déclare la requête recevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 6
§ 1 de la Convention ;
- Dit
a) que l’État défendeur
doit verser au requérant, dans
un délai de trois mois, 6 500 EUR (six
mille cinq cents euros),
plus tout montant pouvant être dû sur cette
somme à titre d’impôt, pour
dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette le
surplus de la demande de satisfaction
équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2020, en
application de l’article 77 §§ 2
et 3 du règlement.
Renata Degener Aleš Pejchal
Greffière adjointe Président