Cour europĂ©enne des droits de lâhomme
PREMIĂRE SECTION
AFFAIRE TONDO c. ITALIE
(RequĂȘte no 75037/14)
ARRĂT
STRASBOURG
22 octobre 2020
Cet arrĂȘt est dĂ©finitif. Il peut subir des retouches de forme.
En lâaffaire Tondo c. Italie,
La Cour
europĂ©enne des droits de lâhomme (premiĂšre section), siĂ©geant en un comitĂ© composĂ© de :
Aleƥ Pejchal, président,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Renata Degener, greffiĂšre adjointe de
section,
Vu la requĂȘte susmentionnĂ©e (no 75037/14) dirigĂ©e contre la RĂ©publique italienne et
dont un ressortissant de cet
Ătat, M. Fernando Tondo (« le requĂ©rant »), a saisi la Cour en vertu de lâarticle 34 de la Convention de sauvegarde
des droits de lâhomme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention ») le
21 novembre 2014,
Notant que le 20 fĂ©vrier 2018 la requĂȘte a Ă©tĂ© communiquĂ©e au Gouvernement,
AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,
Rend lâarrĂȘt que voici, adoptĂ©
Ă cette date :
INTRODUCTION
La requĂȘte
concerne, sous lâangle de
lâarticle 6 § 1 de la Convention, lâomission par la juridiction dâappel dâordonner une nouvelle audition du tĂ©moin
Ă charge avant de renverser le verdict dâacquittement prononcĂ© en premiĂšre
instance.
EN FAIT
1. Le requérant
est né en 1978 et réside à Torchiarolo. Il a été représenté par
Me P. Medina et Me M. Vitone, avocats
Ă Bari.
2. Le gouvernement
italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora.
3. Le requérant
et son frĂšre, F.T., furent accusĂ©s dâavoir abattu par balle S.M. et dâavoir blessĂ© la mĂšre de celui-ci, L.B.R., Ă lâissue dâun affrontement violent.
4. Ils
furent renvoyĂ©s en jugement devant la cour dâassises de Lecce pour rĂ©pondre des chefs de meurtre et de tentative de meurtre.
5. Au
cours des débats, les deux
accusĂ©s dĂ©clarĂšrent quâils sâĂ©taient rendus au domicile
de S.M., vigile de profession, dans
le seul but de rĂ©soudre un conflit intrafamilial qui Ă©tait dĂ©jĂ Ă lâorigine de plusieurs agressions physiques commises par
S.M. et dâautres membres de
sa famille. Ils expliquĂšrent quâils avaient apportĂ© avec eux une barre de fer, quâils avaient
placée dans le coffre de leur voiture, au cas
oĂč S.M. se montrerait violent.
6. En apercevant
les deux frÚres, S.M. dégaina son pistolet et tira sur le requérant,
le blessant au niveau de lâĂ©paule. F.T. frappa alors S.M. avec la barre de fer tandis que le requĂ©rant
se jetait sur lui en le percutant
pour le dĂ©sarmer. Il sâen suivit
une violente échauffourée entre
les trois personnes. Ă ce moment arriva sur les
lieux un carabinier, A.G. Celui-ci
tenta, sans succĂšs, dâimmobiliser
S.M. qui se dirigeait vers
le requérant en le menaçant.
Craignant pour sa vie, le requérant
sâempara du pistolet et tira deux coups en direction du sol. Ensuite, soutenu par son frĂšre, il rejoignit la voiture et se dirigea vers lâhĂŽpital.
7. Selon
les rapports dâexpertise balistique,
le second tir tua S.M. et blessa
L.B.R., qui était arrivée entre-temps pour défendre son fils et se tenait derriÚre lui, cachée à la vue des deux
frĂšres.
8. La cour
dâassises entendit une vingtaine de tĂ©moins, y compris L.B.R. et A.G. Ce dernier affirma
quâil Ă©tait arrivĂ© sur les lieux alertĂ© par le bruit des coups de feu et quâil avait
vu le requérant et la victime,
le visage ensanglantĂ©, en train de sâaffronter. Il dĂ©clara quâil avait
essayĂ© de les sĂ©parer, en vain, et quâil avait Ă©tĂ©
violemment frappĂ© au visage par S.M. Câest Ă ce moment que
le requérant aurait abattu S.M., puis aurait rejoint sa voiture, quittant les lieux à toute
vitesse avec un autre homme.
9. L.B.R., pour sa part, dĂ©clara quâelle se trouvait chez elle quand sa fille lâavait prĂ©venue de lâaffrontement en cours. Elle serait alors sortie
et aurait vu le requérant
pointer le pistolet en direction
du sol. Elle se serait jetée sur son fils, qui aurait été gravement
blessĂ© et se serait tenu courbĂ© en avant, et elle lâaurait poussĂ© au sol pour lâempĂȘcher dâĂȘtre atteint par des balles.
10. La cour
dâassises entendit Ă©galement la sĆur de la victime, qui dĂ©clara quâelle avait vu son frĂšre ĂȘtre frappĂ© violemment par F.T. et un autre homme, ainsi quâun
autre tĂ©moin, A.F., qui dĂ©clara quâil avait
entendu le bruit dâun coup
de feu, quâil avait ensuite aperçu
S.M., au sol, recevant des coups aux mains
de deux hommes, et quâil avait finalement
dĂ©cidĂ© de sâĂ©loigner des lieux.
11. Par un arrĂȘt du 29 janvier 2009, la cour dâassises acquitta les deux frĂšres : elle jugea que le requĂ©rant
avait agi en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense et que F.T. nâavait pas commis dâinfraction.
12. Considérant
quâelle ne disposait dâaucun Ă©lĂ©ment de preuve propre Ă les rĂ©futer, elle jugea crĂ©dibles les allĂ©gations des deux accusĂ©s
quant Ă lâabsence dâintention de tuer S.M. et au dĂ©roulement de la phase initiale de lâaffrontement. Elle considĂ©ra que les deux
frĂšres sâĂ©taient approchĂ©s de la victime dans le but dâengager
une confrontation verbale, et que
ce nâĂ©tait pas leur comportement qui avait provoquĂ© la rĂ©action armĂ©e de la victime. Elle dit que dans ces
conditions, il y avait lieu de conclure
que les deux
accusés avaient agi en état de légitime défense face à une attitude dangereuse et déterminée de la victime, tant lorsque
F.T. avait fait usage de la barre de fer que lorsque le requĂ©rant sâĂ©tait servi du pistolet.
13. La cour
sâassises nota que les rapports balistiques avaient permis de dĂ©terminer quâau moment oĂč elle avait Ă©tĂ©
touchée par le coup de feu mortel, la victime soit avait le torse plié en avant avec
une inclinaison supérieure
Ă 45o, soit se trouvait en
position recroquevillée. Elle considéra
que quoiquâimprĂ©cis, le tĂ©moignage de L.B.R. corroborait
lâhypothĂšse selon laquelle la victime se trouvait dans cette
position au moment du tir.
Elle constata quâen tout Ă©tat
de cause, S.M. ne se tenait sûrement
pas debout, contrairement Ă ce quâavait dĂ©clarĂ© A.G., le carabinier. Elle ajouta
quâelle considĂ©rait que ce tĂ©moin manquait
de crédibilité car il était
dans son intĂ©rĂȘt de dĂ©former les faits
et de ne pas admettre quâun homme sâĂ©tait
fait tuer en sa prĂ©sence sans quâil eĂ»t pu empĂȘcher
un tel acte.
Quant aux autres
tĂ©moins, elle considĂ©ra quâaucun dâeux nâavait fourni dâĂ©lĂ©ments utiles Ă la reconstitution des faits.
14. La cour
dâassise considĂ©ra quâau vu
de ces circonstances, la version des accusés
selon laquelle la victime était en train de se relever pour agresser le requérant paraissait plausible, et que la réaction armée du requérant,
qui dĂšs lors Ă©tait en situation de lĂ©gitime dĂ©fense, sâen trouvait justifiĂ©e. Concernant F.T., elle
estima quâil nâavait pas contribuĂ©, par ses agissements, Ă la mort de S.M. Elle acquitta donc les deux
accusés.
15. Le
parquet et les parties civiles
interjetĂšrent appel. Ces derniĂšres demandĂšrent
Ă la cour dâassises dâappel dâentendre Ă nouveau F.T.
Elles arguĂšrent Ă lâappui
de leur demande que les déclarations
que F.T. avait faites au cours
des investigations prĂ©liminaires Ă propos du commencement des Ă©vĂ©nements diffĂ©raient de celles quâil avait faites
pendant les dĂ©bats, et quâelles avaient Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©es inutilisables
par la cour dâassises. Le
21 avril 2010, la cour
dâassises dâappel fit droit Ă leur
demande et ordonna une
nouvelle audition de F.T.
16. Ă lâaudience du 22 avril 2010, la cour dâassises dâappel entendit F.T. et versa au dossier les dĂ©clarations que celui-ci avait faites devant le juge des investigations
préliminaires. Il ressortit
de ces dĂ©clarations que F.T. avait commencĂ© par indiquer, avant de se rĂ©tracter partiellement lors des dĂ©bats en premiĂšre instance, quâil avait frappĂ© S.M. avec la barre de fer aussitĂŽt aprĂšs ĂȘtre sorti de sa voiture, avant que S.M. eĂ»t tirĂ© sur le requĂ©rant. F.T. expliquait par ailleurs que le requĂ©rant et lui sâĂ©taient rendus au domicile
de la victime dans le but de « lui donner une leçon ».
17. Par un arrĂȘt du 27 novembre 2012,
la cour dâassises dâappel renversa le jugement de premiĂšre instance et condamna les deux
accusés.
18. Elle considéra
quâil y avait lieu de rĂ©examiner lâensemble de leurs dĂ©clarations â qualifiĂ©es de crĂ©dibles par la cour dâassises â Ă la lumiĂšre des dĂ©positions qui avaient Ă©tĂ© faites
au cours des dĂ©bats en premiĂšre instance. Ă cet Ă©gard, elle considĂ©ra que le tĂ©moignage dâA.G. Ă©tait dĂ©cisif car A.G. Ă©tait le seul Ă avoir assistĂ© Ă la fin de la scĂšne
et à avoir vu le requérant
sâemparer du pistolet et tirer sans viser en direction de la victime dâune distance de deux mĂštres environ.
Selon la cour dâassise dâappel, il nây avait aucune raison
de douter de la crédibilité
de ce témoin, qui avait par
ailleurs déclaré que la victime était déjà gravement
blessĂ©e au moment du tir, quâelle se tenait debout lĂ©gĂšrement
pliĂ©e en avant et quâelle ne sâĂ©tait pas rĂ©ellement jetĂ©e sur le requĂ©rant en le menaçant, ce que venait corroborer le tĂ©moignage de L.B.R.
19. La cour
dâassises dâappel estima que les preuves
recueillies au cours du procĂšs
montraient que les deux frĂšres
avaient dĂ©cidĂ© de se confronter Ă S.M. alors quâils savaient quâil Ă©tait violent
et armĂ©, et quâils sâĂ©taient donc mis
de leur propre chef en
situation de danger. Se référant
aux principes de la jurisprudence en la matiĂšre, elle
conclut quâils ne pouvaient par consĂ©quent plaider la lĂ©gitime dĂ©fense. Elle considĂ©ra en outre quâil ressortait
clairement de différents témoignages que les deux accusés
ne se trouvaient plus en situation de danger au moment oĂč le requĂ©rant avait tirĂ© sur S.M., Ă©tant donnĂ© que
ce dernier était blessé et désarmé.
20. Il se dégageait
des déclarations de L.B.R. que la victime était recroquevillée parce que les graves
blessures occasionnĂ©es par les coups, de barre de fer notamment, quâelle avait reçus au
cours de la rixe aux mains des
deux frĂšres lâempĂȘchaient de se tenir debout. La cour dâassises dâappel releva que quoique
blessĂ© lui aussi, le requĂ©rant nâavait quant Ă lui subi ni fracture ni lĂ©sion interne, si bien quâil Ă©tait
tout à fait en état de marcher et avait pu aisément rejoindre
la voiture et quitter les lieux. Pour apprécier la gravité des blessures reçues
par la victime et le requérant,
la cour dâassises dâappel sâappuya sur les conclusions dâune expertise mĂ©dico-lĂ©gale qui avait Ă©tĂ© confiĂ©e Ă des
experts nommés par le parquet. Elle décida en
revanche de ne pas retenir celles des experts
de la défense qui consistaient
Ă dire que S.M. Ă©tait
encore en mesure de se battre
et dâagresser le requĂ©rant
en dĂ©pit des coups quâil avait reçus.
21. La cour
dâassises dâappel jugea que les
deux frĂšres Ă©taient coupables dâavoir provoquĂ© intentionnellement la mort de
S.M. et dâavoir blessĂ©
L.B.R., et que F.T. avait concouru au meurtre
commis par le requérant. Outre
la rĂ©paration quâelle octroya aux parties civiles, elle condamna le requĂ©rant Ă une peine de vingt-trois ans de rĂ©clusion criminelle et F.T. Ă
une peine de vingt et un ans de réclusion criminelle.
22. Le requérant
et F.T. se pourvurent en cassation.
Ils alléguÚrent entre autres que
la cour dâassises dâappel avait agi au mĂ©pris des
exigences de lâarticle 6
de la Convention lorsquâelle avait
réévalué la crédibilité du témoin à charge,
A.G., sans ordonner une nouvelle audition
de celui-ci. F.T. contesta sa condamnation
pour complicité de meurtre.
23. Par un arrĂȘt quâelle rendit
le 21 mai 2014, la Cour de cassation
accueillit partiellement le
recours. Sur lâallĂ©gation
de violation de lâarticle 6
de la Convention, elle observa tout dâabord que la cour
dâassises dâappel avait Ă©valuĂ© les
éléments de preuve dont
elle disposait de maniĂšre logique et appropriĂ©e, et quâelle avait largement
et valablement motivé le raisonnement qui avait abouti à la condamnation des accusés. Elle nota que parmi ces
Ă©lĂ©ments figurait le tĂ©moignage dâA.G., que les juges de premiĂšre instance avaient Ă©cartĂ© au motif quâils
lâavaient jugĂ© non crĂ©dible, et dont la cour dâassises dâappel avait rĂ©Ă©valuĂ© la valeur probante de façon approfondie.
24. La Cour
de cassation conclut nĂ©anmoins que la cour dâassises dâappel avait effectivement
violĂ© lâarticle 6 de
la Convention, tel quâil
est interprété par la Cour
europĂ©enne des droits de lâhomme dans son arrĂȘt Dan c. Moldova (no 8999/07, 5 juillet 2011),
puisquâelle avait rĂ©Ă©valuĂ© la crĂ©dibilitĂ© dâun tĂ©moignage dĂ©cisif sans entendre directement le tĂ©moin. Elle releva quâA.G. Ă©tait le seul tĂ©moin capable
de décrire le comportement
et les positions des deux accusés et de la victime au moment de la commission du crime, et elle considéra que les
juges dâappel auraient dĂ» lâentendre
Ă nouveau avant de conclure
Ă lâinverse de la juridiction
de premiĂšre instance concernant
sa crédibilité.
25. Cela dit,
la Cour de cassation précisa que cette
conclusion valait uniquement pour F.T., qui avait Ă©tĂ© condamnĂ© par la cour dâassises dâappel pour complicitĂ© de meurtre, et non pour le requĂ©rant,
qui Ă©tait incontestablement
responsable de la mort de
S.M. puisquâil avait manifestement tirĂ© le coup mortel. Elle confirma donc la condamnation du requĂ©rant, laquelle
acquit alors lâautoritĂ© de la chose jugĂ©e. Enfin, elle considĂ©ra que la cour dâassises dâappel avait eu
tort de ne pas octroyer des circonstances
atténuantes aux deux accusés.
26. La Cour
de cassation annula par consĂ©quent lâarrĂȘt de la cour dâassises dâappel dans sa partie relative Ă la condamnation
de F.T. et au calcul des peines des
deux accusĂ©s, et elle renvoya lâaffaire devant une autre cour dâassises
dâappel.
27. Par un arrĂȘt du 21 aoĂ»t 2015, aprĂšs avoir entendu A.G. et lâavoir jugĂ© crĂ©dible,
la cour dâassises dâappel de Tarente condamna F.T. Ă une peine de douze ans de rĂ©clusion
criminelle et fixa la peine du requérant
à dix-neuf ans de réclusion criminelle aprÚs lui avoir octroyé des circonstances
atténuantes.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
28. Le cadre
juridique interne pertinent
en lâespĂšce est dĂ©crit dans lâarrĂȘt Lorefice
c. Italie, no 63446/13, §§ 26‑28, 29 juin
2017.
EN DROIT
- SUR LA
VIOLATION ALLĂGUĂE DE LâARTICLE 6 DE LA CONVENTION
29. Le requérant
soutient que la cour dâassises dâappel de Lecce lâa dĂ©clarĂ© coupable sans avoir entendu directement un tĂ©moin Ă charge clĂ© qui avait Ă©tĂ©
jugé non crédible par les juges de premiÚre instance.
Il invoque lâarticle 6 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© dans
ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par
un tribunal (...) qui décidera
(...) du bien-fondé de toute accusation en matiÚre pénale dirigée contre elle. »
30. Le Gouvernement
sâoppose Ă cette thĂšse.
- Sur la recevabilité
31. Constatant
que le grief nâest pas manifestement mal fondĂ© ni irrecevable pour un autre motif visĂ©
Ă lâarticle 35 de la Convention, la Cour le dĂ©clare recevable.
- Sur le fond
32. Le requérant
reproche Ă la cour dâassises dâappel dâĂȘtre revenue sur les faits Ă©tablis en premiĂšre instance et dâavoir essentiellement fondĂ© son constat de culpabilitĂ© sur la dĂ©position dâA.G., tĂ©moin jugĂ© non crĂ©dible par la cour dâassises, sans pour autant lâentendre directement Ă nouveau.
33. Il soutient
que ce témoignage était crucial pour la reconstitution de la phase finale
des Ă©vĂ©nements, et plus prĂ©cisĂ©ment du moment qui avait prĂ©cĂ©dĂ© le coup de feu mortel, et quâil sâagissait donc dâun Ă©lĂ©ment dĂ©terminant dans lâexercice dâapprĂ©ciation de lâĂ©lĂ©ment psychologique du crime.
34. Il considĂšre
dĂšs lors que sa condamnation a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e en violation de ses droits Ă la dĂ©fense garantis par lâarticle 6
§ 1 de la Convention.
35. Le Gouvernement
plaide la non-violation de
lâarticle 6 de la Convention. Il soutient que la cour dâassises dâappel nâa pas fondĂ© la condamnation du requĂ©rant sur les dĂ©clarations dâA.G., mais quâelle a examinĂ© de maniĂšre approfondie toutes les preuves
qui avaient été versées au dossier à la lumiÚre
dâun nouvel Ă©lĂ©ment de preuve, la nouvelle dĂ©position de
F.T., et a mieux pris en compte les conclusions
de lâexpertise ordonnĂ©e par le
parquet.
36. DâaprĂšs
le Gouvernement, la Cour de
cassation sâest appuyĂ©e sur
le témoignage décisif
dâA.G. pour annuler la condamnation
de F.T., et elle a donc agi le concernant
en application des principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en la matiÚre.
Elle aurait fondé la condamnation du requérant sur les circonstances factuelles de
lâaffaire et sur le rĂŽle que
celui-ci aurait manifestement jouĂ© en tant quâauteur matĂ©riel de lâhomicide. Outre le tĂ©moignage dâA.G., elle
se serait basĂ©e sur dâautres Ă©lĂ©ments de preuve, Ă savoir la nouvelle dĂ©position de F.T., les tĂ©moignages de L.B.R., de la sĆur
de la victime et dâA.F. que
les juges du premier degrĂ© auraient ignorĂ©s, et les rĂ©sultats de lâexpertise ordonnĂ©e par le parquet. Dans ces circonstances,
le tĂ©moignage dâA.G., loin
dâĂȘtre dĂ©cisif, aurait simplement confirmĂ© ce que les autres Ă©lĂ©ments
de preuve auraient déjà permis de démontrer. La Cour de cassation aurait qualifié les déclarations
dâA.G. de dĂ©cisives uniquement
dans le cas de F.T.
37. La cour
dâassises dâappel aurait rectifiĂ© des erreurs logiques
et factuelles des juges de premiĂšre instance, lesquels auraient ignorĂ© certaines preuves et omis dâĂ©valuer convenablement lâensemble
des Ă©lĂ©ments recueillis, notamment quant Ă lâexistence en lâespĂšce dâune situation de lĂ©gitime
défense. Le Gouvernement estime que le requérant
a demandĂ© Ă la Cour dâeffectuer une nouvelle apprĂ©ciation
de lâaffaire, ce qui reviendrait pour elle Ă sâĂ©riger en juge de « quatriĂšme instance ».
38. La Cour
rappelle que les modalitĂ©s dâapplication
de lâarticle 6 de la Convention aux procĂ©dures dâappel dĂ©pendent des caractĂ©ristiques de la procĂ©dure dont il sâagit ;
il convient de tenir compte de lâensemble de la procĂ©dure
interne et du rĂŽle dĂ©volu Ă la juridiction dâappel dans lâordre juridique national (Botten c. NorvĂšge,
19 fĂ©vrier 1996, § 39, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1996‑I).
En particulier, lorsquâune instance de recours est amenĂ©e Ă connaĂźtre
dâune affaire en fait et en droit
et Ă Ă©tudier dans
son ensemble la question de la culpabilitĂ© ou de lâinnocence, elle ne peut, pour des motifs dâĂ©quitĂ© de la procĂ©dure, dĂ©cider de ces questions sans apprĂ©ciation directe des tĂ©moignages prĂ©sentĂ©s en personne soit par lâaccusĂ© qui soutient quâil nâa pas commis lâacte tenu pour une infraction pĂ©nale (voir, entre
autres, Ekbatani
c. SuÚde, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu
c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII, Dondarini
c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet
2004, et Igual Coll
c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars
2009) soit par les témoins ayant déposé pendant
la procédure et aux déclarations desquels elle souhaite donner une nouvelle interprétation (voir, par exemple, Lorefice, précité,
§ 36). En effet, mĂȘme sâil incombe en principe au juge national de dĂ©cider de la nĂ©cessitĂ© ou de lâopportunitĂ© de citer un tĂ©moin, des circonstances
exceptionnelles peuvent conduire la Cour Ă conclure Ă lâincompatibilitĂ© avec lâarticle 6 de la Convention
de la non-audition dâune personne
comme témoin (voir, parmi beaucoup
dâautres, Bricmont
c. Belgique, 7 juillet 1989,
§ 89, série A no 158, et Lazu c. République de Moldova,
no 46182/08, § 34, 5 juillet 2016).
39. Ă lâinverse,
la Cour a jugĂ© dans certaines affaires que la condamnation des requĂ©rants par la juridiction de recours Ă©tait intervenue seulement aprĂšs lâinterprĂ©tation dâune question de droit et que les
intĂ©ressĂ©s nâavaient pas apportĂ© dâĂ©lĂ©ments
qui auraient permis de penser quâune nouvelle audition des tĂ©moins
aurait été utile. Dans ces affaires, les requérants avaient eu la possibilité
dâĂȘtre entendus et dâexposer leurs arguments
devant la juridiction de recours (Leș
c. Roumanie (déc.),
no 28841/09, §§ 18‑22, 13 septembre
2016, Mujea c. Roumanie (déc.),
no 68964/13, §§ 22‑25, 28 novembre 2017,
et Pătuleanu et autres c. Roumanie (dĂ©c.), no 22941/13, 9 octobre 2018).
40. Se tournant
vers les faits de lâespĂšce, la Cour note dâemblĂ©e que la cour dâassises de Lecce a acquittĂ© le requĂ©rant aprĂšs avoir entendu
plusieurs témoins. Les juges de premiÚre instance ont considéré
que prises dans leur ensemble, les piĂšces du
dossier ne permettaient pas
dâexclure que le requĂ©rant ait agi en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense. Estimant quâils ne disposaient dâaucune piĂšce permettant de la rĂ©futer, ils ont dĂ©cidĂ© dâaccepter
la version des faits donnée par les accusés. à cet égard, ils
ont conclu que les déclarations
du seul témoin
Ă avoir assistĂ© Ă lâhomicide, A.G., nâĂ©taient pas crĂ©dibles, et quâelles nâĂ©taient pas compatibles avec les conclusions
des experts, en particulier sur la question des positions dans lesquelles la victime et lâaccusĂ© sâĂ©taient trouvĂ©s au moment du coup de feu mortel.
41. La Cour
observe ensuite que les juges
dâappel avaient la possibilitĂ© soit de confirmer lâacquittement du requĂ©rant soit
de le dĂ©clarer coupable aprĂšs sâĂȘtre livrĂ©s
à une appréciation de la question
de la responsabilitĂ© de lâintĂ©ressĂ©.
Pour ce faire, ils ont ordonné une nouvelle audition du coaccusé
du requĂ©rant, F.T. Ils nâont entendu
ni les autres témoins ni le requérant, bien que celui-ci
ait assisté aux débats.
42. La Cour
note Ă©galement que les juges dâappel
ont infirmĂ© lâarrĂȘt de premiĂšre instance et ont dĂ©clarĂ© le requĂ©rant coupable aprĂšs avoir exclu
lâexistence dâune situation de lĂ©gitime
dĂ©fense propre Ă fonder un constat dâirresponsabilitĂ© pĂ©nale de lâintĂ©ressĂ©. Pour parvenir Ă cette conclusion, ils ont considĂ©rĂ© quâil
était nécessaire de prendre
en compte les dĂ©clarations de tous les tĂ©moins, y compris celles que la cour dâassises
avait jugĂ©es non pertinentes, qualifiant de « dĂ©cisive » la dĂ©position dâA.G. et sâĂ©cartant
de lâavis des juges du premier degrĂ© quant Ă la crĂ©dibilitĂ© de ce tĂ©moin et Ă lâinterprĂ©tation de ses dĂ©clarations.
43. La Cour
estime au vu de ces éléments que
la juridiction dâappel ne
sâest pas bornĂ©e Ă procĂ©der Ă une nouvelle apprĂ©ciation
dâĂ©lĂ©ments de nature purement
juridique, mais quâelle
sâest prononcĂ©e sur une question
factuelle, Ă savoir la crĂ©dibilitĂ© dâun tĂ©moin Ă charge clĂ©, modifiant
ainsi les faits retenus par les juges de premiĂšre instance (voir, a
contrario, Leş et Pătuleanu et autres,
dĂ©cisions prĂ©citĂ©es). Elle rappelle que lâĂ©valuation de la crĂ©dibilitĂ© dâun
tĂ©moin est une tĂąche complexe, qui, normalement, ne peut pas ĂȘtre
accomplie par le biais
dâune simple lecture du contenu des
déclarations de celui-ci, telles que consacrées
dans les procÚs-verbaux des auditions (Lorefice, précité,
§ 43).
44. Comme
le Gouvernement, la Cour
note que la Cour de cassation, saisie par le requérant, a appliqué ce principe
jurisprudentiel et a ordonné
au juge de renvoi dâentendre Ă nouveau A.G.
en sa qualitĂ© de seul tĂ©moin direct de lâhomicide. Elle ne voit en
revanche pas pourquoi la Cour de cassation a considĂ©rĂ© que ce principe sâappliquait uniquement dans le cas de F.T., qui Ă©tait accusĂ© de complicitĂ© dâhomicide, et pas dans celui
du requĂ©rant. Sâil ne faisait certes aucun doute
que la victime avait succombé sous les tirs
du requĂ©rant, il nâen restait pas moins
vrai que les juges dâappel
avaient apprĂ©ciĂ© la culpabilitĂ© de lâintĂ©ressĂ© en se
fondant sur une version différente
des faits qui sâĂ©taient dĂ©roulĂ©s lors de la phase finale de lâaffrontement, notamment en ce qui
concerne la position dans laquelle
la victime se trouvait au moment du tir et le danger que la victime
pouvait représenter pour le
requérant. Or ces éléments commandaient une appréciation directe des témoignages pertinents.
Dans ce contexte, la Cour ne partage pas la thĂšse du
Gouvernement qui consiste Ă
dire que les dĂ©clarations dâA.G. Ă©taient dĂ©terminantes aux fins de lâapprĂ©ciation de la culpabilitĂ© de F.T. et pas aux fins de celle du requĂ©rant.
45. La Cour
considĂšre quâen ne procĂ©dant pas Ă une nouvelle audition dâA.G. ou dâautres tĂ©moins avant dâinfirmer le verdict dâacquittement dont il avait bĂ©nĂ©ficiĂ© en premiĂšre instance, la cour dâassises dâappel a sensiblement restreint les droits de la dĂ©fense du requĂ©rant.
46. Enfin,
la Cour note que les juges qui lâont dĂ©clarĂ© coupable
nâont pas entendu le requĂ©rant ÂÂ- qui pourtant assistait aux dĂ©bats -, le privant ainsi de la possibilitĂ© dâexposer ses propres
arguments sur des questions de faits dĂ©terminantes pour lâapprĂ©ciation
de sa culpabilité (Lacadena
Calero c. Espagne,
no 23002/07, § 48, 22 novembre 2011, et, a
contrario, Mujea, décision
prĂ©citĂ©e, §§ 22‑25).
47. Eu Ă©gard
Ă lâensemble des circonstances
de lâespĂšce, la Cour conclut que le requĂ©rant a Ă©tĂ© privĂ© de son droit Ă un procĂšs Ă©quitable. Partant, il y a eu violation
de lâarticle 6 § 1 de la Convention.
- SUR LâAPPLICATION
DE LâARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux
termes de lâarticle 41
de la Convention :
« Si la Cour dĂ©clare quâil y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de
la Haute Partie contractante
ne permet dâeffacer quâimparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă la partie lĂ©sĂ©e, sâil y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. »
- Dommage
49. Le requérant
réclame la somme de 500 000 euros
(EUR) pour dommage moral. En réparation
du dommage matĂ©riel quâil estime avoir subi,
il demande Ă la Cour dâannuler les effets
ayant découlé de la décision des juridictions
internes de le condamner Ă indemniser les parties civiles.
50. Le Gouvernement
sây oppose.
51. La Cour
ne distingue aucun lien de causalité
entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie au requérant 6 500 EUR
pour dommage moral.
- Frais et dépens
52. Le requérant
rĂ©clame 16 450 EUR â somme calculĂ©e sur la
base du barĂšme national â au titre des
frais et dĂ©pens quâil a engagĂ©s dans le cadre de la procĂ©dure menĂ©e devant la Cour.
53. Le Gouvernement
sây oppose.
54. Selon
la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure oĂč se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractĂšre raisonnable
de leur taux. En lâespĂšce, le requĂ©rant nâayant produit aucune
facture ni note dâhonoraires,
la Cour rejette la demande formulée par lui à ce titre.
- IntĂ©rĂȘts moratoires
55. La Cour
juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires
sur le taux dâintĂ©rĂȘt de la
facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă
LâUNANIMITĂ,
- DĂ©clare la requĂȘte recevable ;
- Dit quâil y a eu violation de lâarticle 6
§ 1 de la Convention ;
- Dit
a) que lâĂtat dĂ©fendeur
doit verser au requérant, dans
un délai de trois mois, 6 500 EUR (six
mille cinq cents euros),
plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» sur cette
somme Ă titre dâimpĂŽt, pour
dommage moral ;
b) quâĂ compter de lâexpiration dudit dĂ©lai et jusquâau versement, ce montant sera Ă majorer dâun intĂ©rĂȘt simple Ă un taux Ă©gal Ă celui de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette le
surplus de la demande de satisfaction
Ă©quitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2020, en
application de lâarticle 77 §§ 2
et 3 du rĂšglement.
Renata Degener                                                                    Aleƥ Pejchal
GreffiÚre adjointe                                                     Président