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Cour europĂ©enne des droits de l’homme

 

PREMIÈRE SECTION

 

 

AFFAIRE TONDO c. ITALIE

(RequĂȘte no 75037/14)

 

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

22 octobre 2020

 

Cet arrĂȘt est dĂ©finitif. Il peut subir des retouches de forme.



En l’affaire Tondo c. Italie,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (premiĂšre section), siĂ©geant en un comitĂ© composĂ© de :

AleĆĄ Pejchal, prĂ©sident,

Pauliine Koskelo,

Tim Eicke, juges,

et de Renata DegenergreffiĂšre adjointe de section,

Vu la requĂȘte susmentionnĂ©e (no 75037/14) dirigĂ©e contre la RĂ©publique italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Fernando Tondo (« le requĂ©rant Â»), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â») le 21 novembre 2014,

Notant que le 20 fĂ©vrier 2018 la requĂȘte a Ă©tĂ© communiquĂ©e au Gouvernement,

AprĂšs en avoir dĂ©libĂ©rĂ© en chambre du conseil le 29 septembre 2020,

Rend l’arrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

INTRODUCTION

La requĂȘte concerne, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, l’omission par la juridiction d’appel d’ordonner une nouvelle audition du tĂ©moin Ă  charge avant de renverser le verdict d’acquittement prononcĂ© en premiĂšre instance.

EN FAIT

1.  Le requĂ©rant est nĂ© en 1978 et rĂ©side Ă  Torchiarolo. Il a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par Me P. Medina et Me M. Vitone, avocats Ă  Bari.

2.  Le gouvernement italien (« le Gouvernement Â») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son ancien agent, Mme E. Spatafora.

3.  Le requĂ©rant et son frĂšre, F.T., furent accusĂ©s d’avoir abattu par balle S.M. et d’avoir blessĂ© la mĂšre de celui-ci, L.B.R., Ă  l’issue d’un affrontement violent.

4.  Ils furent renvoyĂ©s en jugement devant la cour d’assises de Lecce pour rĂ©pondre des chefs de meurtre et de tentative de meurtre.

5.  Au cours des dĂ©bats, les deux accusĂ©s dĂ©clarĂšrent qu’ils s’étaient rendus au domicile de S.M., vigile de profession, dans le seul but de rĂ©soudre un conflit intrafamilial qui Ă©tait dĂ©jĂ  Ă  l’origine de plusieurs agressions physiques commises par S.M. et d’autres membres de sa famille. Ils expliquĂšrent qu’ils avaient apportĂ© avec eux une barre de fer, qu’ils avaient placĂ©e dans le coffre de leur voiture, au cas oĂč S.M. se montrerait violent.

6.  En apercevant les deux frĂšres, S.M. dĂ©gaina son pistolet et tira sur le requĂ©rant, le blessant au niveau de l’épaule. F.T. frappa alors S.M. avec la barre de fer tandis que le requĂ©rant se jetait sur lui en le percutant pour le dĂ©sarmer. Il s’en suivit une violente Ă©chauffourĂ©e entre les trois personnes. À ce moment arriva sur les lieux un carabinier, A.G. Celui-ci tenta, sans succĂšs, d’immobiliser S.M. qui se dirigeait vers le requĂ©rant en le menaçant. Craignant pour sa vie, le requĂ©rant s’empara du pistolet et tira deux coups en direction du sol. Ensuite, soutenu par son frĂšre, il rejoignit la voiture et se dirigea vers l’hĂŽpital.

7.  Selon les rapports d’expertise balistique, le second tir tua S.M. et blessa L.B.R., qui Ă©tait arrivĂ©e entre-temps pour dĂ©fendre son fils et se tenait derriĂšre lui, cachĂ©e Ă  la vue des deux frĂšres.

8.  La cour d’assises entendit une vingtaine de tĂ©moins, y compris L.B.R. et A.G. Ce dernier affirma qu’il Ă©tait arrivĂ© sur les lieux alertĂ© par le bruit des coups de feu et qu’il avait vu le requĂ©rant et la victime, le visage ensanglantĂ©, en train de s’affronter. Il dĂ©clara qu’il avait essayĂ© de les sĂ©parer, en vain, et qu’il avait Ă©tĂ© violemment frappĂ© au visage par S.M. C’est Ă  ce moment que le requĂ©rant aurait abattu S.M., puis aurait rejoint sa voiture, quittant les lieux Ă  toute vitesse avec un autre homme.

9.  L.B.R., pour sa part, dĂ©clara qu’elle se trouvait chez elle quand sa fille l’avait prĂ©venue de l’affrontement en cours. Elle serait alors sortie et aurait vu le requĂ©rant pointer le pistolet en direction du sol. Elle se serait jetĂ©e sur son fils, qui aurait Ă©tĂ© gravement blessĂ© et se serait tenu courbĂ© en avant, et elle l’aurait poussĂ© au sol pour l’empĂȘcher d’ĂȘtre atteint par des balles.

10.  La cour d’assises entendit Ă©galement la sƓur de la victime, qui dĂ©clara qu’elle avait vu son frĂšre ĂȘtre frappĂ© violemment par F.T. et un autre homme, ainsi qu’un autre tĂ©moin, A.F., qui dĂ©clara qu’il avait entendu le bruit d’un coup de feu, qu’il avait ensuite aperçu S.M., au sol, recevant des coups aux mains de deux hommes, et qu’il avait finalement dĂ©cidĂ© de s’éloigner des lieux.

11.  Par un arrĂȘt du 29 janvier 2009, la cour d’assises acquitta les deux frĂšres : elle jugea que le requĂ©rant avait agi en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense et que F.T. n’avait pas commis d’infraction.

12.  ConsidĂ©rant qu’elle ne disposait d’aucun Ă©lĂ©ment de preuve propre Ă  les rĂ©futer, elle jugea crĂ©dibles les allĂ©gations des deux accusĂ©s quant Ă  l’absence d’intention de tuer S.M. et au dĂ©roulement de la phase initiale de l’affrontement. Elle considĂ©ra que les deux frĂšres s’étaient approchĂ©s de la victime dans le but d’engager une confrontation verbale, et que ce n’était pas leur comportement qui avait provoquĂ© la rĂ©action armĂ©e de la victime. Elle dit que dans ces conditions, il y avait lieu de conclure que les deux accusĂ©s avaient agi en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense face Ă  une attitude dangereuse et dĂ©terminĂ©e de la victime, tant lorsque F.T. avait fait usage de la barre de fer que lorsque le requĂ©rant s’était servi du pistolet.

13.  La cour s’assises nota que les rapports balistiques avaient permis de dĂ©terminer qu’au moment oĂč elle avait Ă©tĂ© touchĂ©e par le coup de feu mortel, la victime soit avait le torse pliĂ© en avant avec une inclinaison supĂ©rieure Ă  45o, soit se trouvait en position recroquevillĂ©e. Elle considĂ©ra que quoiqu’imprĂ©cis, le tĂ©moignage de L.B.R. corroborait l’hypothĂšse selon laquelle la victime se trouvait dans cette position au moment du tir. Elle constata qu’en tout Ă©tat de cause, S.M. ne se tenait sĂ»rement pas debout, contrairement Ă  ce qu’avait dĂ©clarĂ© A.G., le carabinier. Elle ajouta qu’elle considĂ©rait que ce tĂ©moin manquait de crĂ©dibilitĂ© car il Ă©tait dans son intĂ©rĂȘt de dĂ©former les faits et de ne pas admettre qu’un homme s’était fait tuer en sa prĂ©sence sans qu’il eĂ»t pu empĂȘcher un tel acte.

Quant aux autres tĂ©moins, elle considĂ©ra qu’aucun d’eux n’avait fourni d’élĂ©ments utiles Ă  la reconstitution des faits.

14.  La cour d’assise considĂ©ra qu’au vu de ces circonstances, la version des accusĂ©s selon laquelle la victime Ă©tait en train de se relever pour agresser le requĂ©rant paraissait plausible, et que la rĂ©action armĂ©e du requĂ©rant, qui dĂšs lors Ă©tait en situation de lĂ©gitime dĂ©fense, s’en trouvait justifiĂ©e. Concernant F.T., elle estima qu’il n’avait pas contribuĂ©, par ses agissements, Ă  la mort de S.M. Elle acquitta donc les deux accusĂ©s.

15.  Le parquet et les parties civiles interjetĂšrent appel. Ces derniĂšres demandĂšrent Ă  la cour d’assises d’appel d’entendre Ă  nouveau F.T. Elles arguĂšrent Ă  l’appui de leur demande que les dĂ©clarations que F.T. avait faites au cours des investigations prĂ©liminaires Ă  propos du commencement des Ă©vĂ©nements diffĂ©raient de celles qu’il avait faites pendant les dĂ©bats, et qu’elles avaient Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©es inutilisables par la cour d’assises. Le 21 avril 2010, la cour d’assises d’appel fit droit Ă  leur demande et ordonna une nouvelle audition de F.T.

16.  Ă€ l’audience du 22 avril 2010, la cour d’assises d’appel entendit F.T. et versa au dossier les dĂ©clarations que celui-ci avait faites devant le juge des investigations prĂ©liminaires. Il ressortit de ces dĂ©clarations que F.T. avait commencĂ© par indiquer, avant de se rĂ©tracter partiellement lors des dĂ©bats en premiĂšre instance, qu’il avait frappĂ© S.M. avec la barre de fer aussitĂŽt aprĂšs ĂȘtre sorti de sa voiture, avant que S.M. eĂ»t tirĂ© sur le requĂ©rant. F.T. expliquait par ailleurs que le requĂ©rant et lui s’étaient rendus au domicile de la victime dans le but de « lui donner une leçon Â».

17.  Par un arrĂȘt du 27 novembre 2012, la cour d’assises d’appel renversa le jugement de premiĂšre instance et condamna les deux accusĂ©s.

18.  Elle considĂ©ra qu’il y avait lieu de rĂ©examiner l’ensemble de leurs dĂ©clarations â€“ qualifiĂ©es de crĂ©dibles par la cour d’assises – Ă  la lumiĂšre des dĂ©positions qui avaient Ă©tĂ© faites au cours des dĂ©bats en premiĂšre instance. À cet Ă©gard, elle considĂ©ra que le tĂ©moignage d’A.G. Ă©tait dĂ©cisif car A.G. Ă©tait le seul Ă  avoir assistĂ© Ă  la fin de la scĂšne et Ă  avoir vu le requĂ©rant s’emparer du pistolet et tirer sans viser en direction de la victime d’une distance de deux mĂštres environ. Selon la cour d’assise d’appel, il n’y avait aucune raison de douter de la crĂ©dibilitĂ© de ce tĂ©moin, qui avait par ailleurs dĂ©clarĂ© que la victime Ă©tait dĂ©jĂ  gravement blessĂ©e au moment du tir, qu’elle se tenait debout lĂ©gĂšrement pliĂ©e en avant et qu’elle ne s’était pas rĂ©ellement jetĂ©e sur le requĂ©rant en le menaçant, ce que venait corroborer le tĂ©moignage de L.B.R.

19.  La cour d’assises d’appel estima que les preuves recueillies au cours du procĂšs montraient que les deux frĂšres avaient dĂ©cidĂ© de se confronter Ă  S.M. alors qu’ils savaient qu’il Ă©tait violent et armĂ©, et qu’ils s’étaient donc mis de leur propre chef en situation de danger. Se rĂ©fĂ©rant aux principes de la jurisprudence en la matiĂšre, elle conclut qu’ils ne pouvaient par consĂ©quent plaider la lĂ©gitime dĂ©fense. Elle considĂ©ra en outre qu’il ressortait clairement de diffĂ©rents tĂ©moignages que les deux accusĂ©s ne se trouvaient plus en situation de danger au moment oĂč le requĂ©rant avait tirĂ© sur S.M., Ă©tant donnĂ© que ce dernier Ă©tait blessĂ© et dĂ©sarmĂ©.

20.  Il se dĂ©gageait des dĂ©clarations de L.B.R. que la victime Ă©tait recroquevillĂ©e parce que les graves blessures occasionnĂ©es par les coups, de barre de fer notamment, qu’elle avait reçus au cours de la rixe aux mains des deux frĂšres l’empĂȘchaient de se tenir debout. La cour d’assises d’appel releva que quoique blessĂ© lui aussi, le requĂ©rant n’avait quant Ă  lui subi ni fracture ni lĂ©sion interne, si bien qu’il Ă©tait tout Ă  fait en Ă©tat de marcher et avait pu aisĂ©ment rejoindre la voiture et quitter les lieux. Pour apprĂ©cier la gravitĂ© des blessures reçues par la victime et le requĂ©rant, la cour d’assises d’appel s’appuya sur les conclusions d’une expertise mĂ©dico-lĂ©gale qui avait Ă©tĂ© confiĂ©e Ă  des experts nommĂ©s par le parquet. Elle dĂ©cida en revanche de ne pas retenir celles des experts de la dĂ©fense qui consistaient Ă  dire que S.M. Ă©tait encore en mesure de se battre et d’agresser le requĂ©rant en dĂ©pit des coups qu’il avait reçus.

21.  La cour d’assises d’appel jugea que les deux frĂšres Ă©taient coupables d’avoir provoquĂ© intentionnellement la mort de S.M. et d’avoir blessĂ© L.B.R., et que F.T. avait concouru au meurtre commis par le requĂ©rant. Outre la rĂ©paration qu’elle octroya aux parties civiles, elle condamna le requĂ©rant Ă  une peine de vingt-trois ans de rĂ©clusion criminelle et F.T. Ă  une peine de vingt et un ans de rĂ©clusion criminelle.

22.  Le requĂ©rant et F.T. se pourvurent en cassation. Ils allĂ©guĂšrent entre autres que la cour d’assises d’appel avait agi au mĂ©pris des exigences de l’article 6 de la Convention lorsqu’elle avait rĂ©Ă©valuĂ© la crĂ©dibilitĂ© du tĂ©moin Ă  charge, A.G., sans ordonner une nouvelle audition de celui-ci. F.T. contesta sa condamnation pour complicitĂ© de meurtre.

23.  Par un arrĂȘt qu’elle rendit le 21 mai 2014, la Cour de cassation accueillit partiellement le recours. Sur l’allĂ©gation de violation de l’article 6 de la Convention, elle observa tout d’abord que la cour d’assises d’appel avait Ă©valuĂ© les Ă©lĂ©ments de preuve dont elle disposait de maniĂšre logique et appropriĂ©e, et qu’elle avait largement et valablement motivĂ© le raisonnement qui avait abouti Ă  la condamnation des accusĂ©s. Elle nota que parmi ces Ă©lĂ©ments figurait le tĂ©moignage d’A.G., que les juges de premiĂšre instance avaient Ă©cartĂ© au motif qu’ils l’avaient jugĂ© non crĂ©dible, et dont la cour d’assises d’appel avait rĂ©Ă©valuĂ© la valeur probante de façon approfondie.

24.  La Cour de cassation conclut nĂ©anmoins que la cour d’assises d’appel avait effectivement violĂ© l’article 6 de la Convention, tel qu’il est interprĂ©tĂ© par la Cour europĂ©enne des droits de l’homme dans son arrĂȘt Dan c. Moldova (no 8999/07, 5 juillet 2011), puisqu’elle avait rĂ©Ă©valuĂ© la crĂ©dibilitĂ© d’un tĂ©moignage dĂ©cisif sans entendre directement le tĂ©moin. Elle releva qu’A.G. Ă©tait le seul tĂ©moin capable de dĂ©crire le comportement et les positions des deux accusĂ©s et de la victime au moment de la commission du crime, et elle considĂ©ra que les juges d’appel auraient dĂ» l’entendre Ă  nouveau avant de conclure Ă  l’inverse de la juridiction de premiĂšre instance concernant sa crĂ©dibilitĂ©.

25.  Cela dit, la Cour de cassation prĂ©cisa que cette conclusion valait uniquement pour F.T., qui avait Ă©tĂ© condamnĂ© par la cour d’assises d’appel pour complicitĂ© de meurtre, et non pour le requĂ©rant, qui Ă©tait incontestablement responsable de la mort de S.M. puisqu’il avait manifestement tirĂ© le coup mortel. Elle confirma donc la condamnation du requĂ©rant, laquelle acquit alors l’autoritĂ© de la chose jugĂ©e. Enfin, elle considĂ©ra que la cour d’assises d’appel avait eu tort de ne pas octroyer des circonstances attĂ©nuantes aux deux accusĂ©s.

26.  La Cour de cassation annula par consĂ©quent l’arrĂȘt de la cour d’assises d’appel dans sa partie relative Ă  la condamnation de F.T. et au calcul des peines des deux accusĂ©s, et elle renvoya l’affaire devant une autre cour d’assises d’appel.

27.  Par un arrĂȘt du 21 aoĂ»t 2015, aprĂšs avoir entendu A.G. et l’avoir jugĂ© crĂ©dible, la cour d’assises d’appel de Tarente condamna F.T. Ă  une peine de douze ans de rĂ©clusion criminelle et fixa la peine du requĂ©rant Ă  dix-neuf ans de rĂ©clusion criminelle aprĂšs lui avoir octroyĂ© des circonstances attĂ©nuantes.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

28.  Le cadre juridique interne pertinent en l’espĂšce est dĂ©crit dans l’arrĂȘt Lorefice c. Italie, no 63446/13, §§ 26‑28, 29 juin 2017.

EN DROIT

  1.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

29.  Le requĂ©rant soutient que la cour d’assises d’appel de Lecce l’a dĂ©clarĂ© coupable sans avoir entendu directement un tĂ©moin Ă  charge clĂ© qui avait Ă©tĂ© jugĂ© non crĂ©dible par les juges de premiĂšre instance.

Il invoque l’article 6 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© dans ses parties pertinentes :

« Toute personne a droit Ă  ce que sa cause soit entendue Ă©quitablement (...) par un tribunal (...) qui dĂ©cidera (...) du bien-fondĂ© de toute accusation en matiĂšre pĂ©nale dirigĂ©e contre elle. Â»

30.  Le Gouvernement s’oppose Ă  cette thĂšse.

  1. Sur la recevabilité

31.  Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondĂ© ni irrecevable pour un autre motif visĂ© Ă  l’article 35 de la Convention, la Cour le dĂ©clare recevable.

  1. Sur le fond

32.  Le requĂ©rant reproche Ă  la cour d’assises d’appel d’ĂȘtre revenue sur les faits Ă©tablis en premiĂšre instance et d’avoir essentiellement fondĂ© son constat de culpabilitĂ© sur la dĂ©position d’A.G., tĂ©moin jugĂ© non crĂ©dible par la cour d’assises, sans pour autant l’entendre directement Ă  nouveau.

33.  Il soutient que ce tĂ©moignage Ă©tait crucial pour la reconstitution de la phase finale des Ă©vĂ©nements, et plus prĂ©cisĂ©ment du moment qui avait prĂ©cĂ©dĂ© le coup de feu mortel, et qu’il s’agissait donc d’un Ă©lĂ©ment dĂ©terminant dans l’exercice d’apprĂ©ciation de l’élĂ©ment psychologique du crime.

34.  Il considĂšre dĂšs lors que sa condamnation a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e en violation de ses droits Ă  la dĂ©fense garantis par l’article 6 § 1 de la Convention.

35.  Le Gouvernement plaide la non-violation de l’article 6 de la Convention. Il soutient que la cour d’assises d’appel n’a pas fondĂ© la condamnation du requĂ©rant sur les dĂ©clarations d’A.G., mais qu’elle a examinĂ© de maniĂšre approfondie toutes les preuves qui avaient Ă©tĂ© versĂ©es au dossier Ă  la lumiĂšre d’un nouvel Ă©lĂ©ment de preuve, la nouvelle dĂ©position de F.T., et a mieux pris en compte les conclusions de l’expertise ordonnĂ©e par le parquet.

36.  D’aprĂšs le Gouvernement, la Cour de cassation s’est appuyĂ©e sur le tĂ©moignage dĂ©cisif d’A.G. pour annuler la condamnation de F.T., et elle a donc agi le concernant en application des principes Ă©noncĂ©s dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en la matiĂšre. Elle aurait fondĂ© la condamnation du requĂ©rant sur les circonstances factuelles de l’affaire et sur le rĂŽle que celui-ci aurait manifestement jouĂ© en tant qu’auteur matĂ©riel de l’homicide. Outre le tĂ©moignage d’A.G., elle se serait basĂ©e sur d’autres Ă©lĂ©ments de preuve, Ă  savoir la nouvelle dĂ©position de F.T., les tĂ©moignages de L.B.R., de la sƓur de la victime et d’A.F. que les juges du premier degrĂ© auraient ignorĂ©s, et les rĂ©sultats de l’expertise ordonnĂ©e par le parquet. Dans ces circonstances, le tĂ©moignage d’A.G., loin d’ĂȘtre dĂ©cisif, aurait simplement confirmĂ© ce que les autres Ă©lĂ©ments de preuve auraient dĂ©jĂ  permis de dĂ©montrer. La Cour de cassation aurait qualifiĂ© les dĂ©clarations d’A.G. de dĂ©cisives uniquement dans le cas de F.T.

37.  La cour d’assises d’appel aurait rectifiĂ© des erreurs logiques et factuelles des juges de premiĂšre instance, lesquels auraient ignorĂ© certaines preuves et omis d’évaluer convenablement l’ensemble des Ă©lĂ©ments recueillis, notamment quant Ă  l’existence en l’espĂšce d’une situation de lĂ©gitime dĂ©fense. Le Gouvernement estime que le requĂ©rant a demandĂ© Ă  la Cour d’effectuer une nouvelle apprĂ©ciation de l’affaire, ce qui reviendrait pour elle Ă  s’ériger en juge de « quatriĂšme instance Â».

38.  La Cour rappelle que les modalitĂ©s d’application de l’article 6 de la Convention aux procĂ©dures d’appel dĂ©pendent des caractĂ©ristiques de la procĂ©dure dont il s’agit ; il convient de tenir compte de l’ensemble de la procĂ©dure interne et du rĂŽle dĂ©volu Ă  la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national (Botten c. NorvĂšge, 19 fĂ©vrier 1996, § 39, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1996‑I). En particulier, lorsqu’une instance de recours est amenĂ©e Ă  connaĂźtre d’une affaire en fait et en droit et Ă  Ă©tudier dans son ensemble la question de la culpabilitĂ© ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équitĂ© de la procĂ©dure, dĂ©cider de ces questions sans apprĂ©ciation directe des tĂ©moignages prĂ©sentĂ©s en personne soit par l’accusĂ© qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pĂ©nale (voir, entre autresEkbatani c. SuĂšde, 26 mai 1988, § 32, sĂ©rie A no 134, Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII, Dondarini c. Saint-Marin, no 50545/99, Â§ 27, 6 juillet 2004, et Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, Â§ 27, 10 mars 2009) soit par les tĂ©moins ayant dĂ©posĂ© pendant la procĂ©dure et aux dĂ©clarations desquels elle souhaite donner une nouvelle interprĂ©tation (voir, par exempleLorefice, prĂ©citĂ©, § 36). En effet, mĂȘme s’il incombe en principe au juge national de dĂ©cider de la nĂ©cessitĂ© ou de l’opportunitĂ© de citer un tĂ©moin, des circonstances exceptionnelles peuvent conduire la Cour Ă  conclure Ă  l’incompatibilitĂ© avec l’article 6 de la Convention de la non-audition d’une personne comme tĂ©moin (voir, parmi beaucoup d’autresBricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, sĂ©rie A no 158, et Lazu c. RĂ©publique de Moldova, no 46182/08, § 34, 5 juillet 2016).

39.  Ă€ l’inverse, la Cour a jugĂ© dans certaines affaires que la condamnation des requĂ©rants par la juridiction de recours Ă©tait intervenue seulement aprĂšs l’interprĂ©tation d’une question de droit et que les intĂ©ressĂ©s n’avaient pas apportĂ© d’élĂ©ments qui auraient permis de penser qu’une nouvelle audition des tĂ©moins aurait Ă©tĂ© utile. Dans ces affaires, les requĂ©rants avaient eu la possibilitĂ© d’ĂȘtre entendus et d’exposer leurs arguments devant la juridiction de recours (Leș c. Roumanie (dĂ©c.), no 28841/09, §§ 18‑22, 13 septembre 2016, Mujea c. Roumanie (dĂ©c.), no 68964/13, §§ 22‑25, 28 novembre 2017, et Pătuleanu et autres c. Roumanie (dĂ©c.), no 22941/13, 9 octobre 2018).

40.  Se tournant vers les faits de l’espĂšce, la Cour note d’emblĂ©e que la cour d’assises de Lecce a acquittĂ© le requĂ©rant aprĂšs avoir entendu plusieurs tĂ©moins. Les juges de premiĂšre instance ont considĂ©rĂ© que prises dans leur ensemble, les piĂšces du dossier ne permettaient pas d’exclure que le requĂ©rant ait agi en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense. Estimant qu’ils ne disposaient d’aucune piĂšce permettant de la rĂ©futerils ont dĂ©cidĂ© d’accepter la version des faits donnĂ©e par les accusĂ©s. À cet Ă©gard, ils ont conclu que les dĂ©clarations du seul tĂ©moin Ă  avoir assistĂ© Ă  l’homicide, A.G., n’étaient pas crĂ©dibles, et qu’elles n’étaient pas compatibles avec les conclusions des experts, en particulier sur la question des positions dans lesquelles la victime et l’accusĂ© s’étaient trouvĂ©s au moment du coup de feu mortel.

41.  La Cour observe ensuite que les juges d’appel avaient la possibilitĂ© soit de confirmer l’acquittement du requĂ©rant soit de le dĂ©clarer coupable aprĂšs s’ĂȘtre livrĂ©s Ă  une apprĂ©ciation de la question de la responsabilitĂ© de l’intĂ©ressĂ©. Pour ce faire, ils ont ordonnĂ© une nouvelle audition du coaccusĂ© du requĂ©rant, F.T. Ils n’ont entendu ni les autres tĂ©moins ni le requĂ©rant, bien que celui-ci ait assistĂ© aux dĂ©bats.

42.  La Cour note Ă©galement que les juges d’appel ont infirmĂ© l’arrĂȘt de premiĂšre instance et ont dĂ©clarĂ© le requĂ©rant coupable aprĂšs avoir exclu l’existence d’une situation de lĂ©gitime dĂ©fense propre Ă  fonder un constat d’irresponsabilitĂ© pĂ©nale de l’intĂ©ressĂ©. Pour parvenir Ă  cette conclusion, ils ont considĂ©rĂ© qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de prendre en compte les dĂ©clarations de tous les tĂ©moins, y compris celles que la cour d’assises avait jugĂ©es non pertinentes, qualifiant de « dĂ©cisive Â» la dĂ©position d’A.G. et s’écartant de l’avis des juges du premier degrĂ© quant Ă  la crĂ©dibilitĂ© de ce tĂ©moin et Ă  l’interprĂ©tation de ses dĂ©clarations.

43.  La Cour estime au vu de ces Ă©lĂ©ments que la juridiction d’appel ne s’est pas bornĂ©e Ă  procĂ©der Ă  une nouvelle apprĂ©ciation d’élĂ©ments de nature purement juridique, mais qu’elle s’est prononcĂ©e sur une question factuelle, Ă  savoir la crĂ©dibilitĂ© d’un tĂ©moin Ă  charge clĂ©, modifiant ainsi les faits retenus par les juges de premiĂšre instance (voira contrarioLeş et Pătuleanu et autres, dĂ©cisions prĂ©citĂ©es). Elle rappelle que l’évaluation de la crĂ©dibilitĂ© d’un tĂ©moin est une tĂąche complexe, qui, normalement, ne peut pas ĂȘtre accomplie par le biais d’une simple lecture du contenu des dĂ©clarations de celui-ci, telles que consacrĂ©es dans les procĂšs-verbaux des auditions (Lorefice, prĂ©citĂ©, § 43).

44.  Comme le Gouvernement, la Cour note que la Cour de cassation, saisie par le requĂ©rant, a appliquĂ© ce principe jurisprudentiel et a ordonnĂ© au juge de renvoi d’entendre Ă  nouveau A.G. en sa qualitĂ© de seul tĂ©moin direct de l’homicide. Elle ne voit en revanche pas pourquoi la Cour de cassation a considĂ©rĂ© que ce principe s’appliquait uniquement dans le cas de F.T., qui Ă©tait accusĂ© de complicitĂ© d’homicide, et pas dans celui du requĂ©rant. S’il ne faisait certes aucun doute que la victime avait succombĂ© sous les tirs du requĂ©rant, il n’en restait pas moins vrai que les juges d’appel avaient apprĂ©ciĂ© la culpabilitĂ© de l’intĂ©ressĂ© en se fondant sur une version diffĂ©rente des faits qui s’étaient dĂ©roulĂ©s lors de la phase finale de l’affrontement, notamment en ce qui concerne la position dans laquelle la victime se trouvait au moment du tir et le danger que la victime pouvait reprĂ©senter pour le requĂ©rant. Or ces Ă©lĂ©ments commandaient une apprĂ©ciation directe des tĂ©moignages pertinents.

Dans ce contexte, la Cour ne partage pas la thĂšse du Gouvernement qui consiste Ă  dire que les dĂ©clarations d’A.G. Ă©taient dĂ©terminantes aux fins de l’apprĂ©ciation de la culpabilitĂ© de F.T. et pas aux fins de celle du requĂ©rant.

45.  La Cour considĂšre qu’en ne procĂ©dant pas Ă  une nouvelle audition d’A.G. ou d’autres tĂ©moins avant d’infirmer le verdict d’acquittement dont il avait bĂ©nĂ©ficiĂ© en premiĂšre instance, la cour d’assises d’appel a sensiblement restreint les droits de la dĂ©fense du requĂ©rant.

46.  Enfin, la Cour note que les juges qui l’ont dĂ©clarĂ© coupable n’ont pas entendu le requĂ©rant Â­Â­- qui pourtant assistait aux dĂ©bats -, le privant ainsi de la possibilitĂ© d’exposer ses propres arguments sur des questions de faits dĂ©terminantes pour l’apprĂ©ciation de sa culpabilitĂ© (Lacadena Calero c. Espagne, no 23002/07, § 48, 22 novembre 2011, et, a contrarioMujea, dĂ©cision prĂ©citĂ©e, §§ 22‑25).

47.  Eu Ă©gard Ă  l’ensemble des circonstances de l’espĂšce, la Cour conclut que le requĂ©rant a Ă©tĂ© privĂ© de son droit Ă  un procĂšs Ă©quitable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. Â»

  1. Dommage

49.  Le requĂ©rant rĂ©clame la somme de 500 000 euros (EUR) pour dommage moral. En rĂ©paration du dommage matĂ©riel qu’il estime avoir subi, il demande Ă  la Cour d’annuler les effets ayant dĂ©coulĂ© de la dĂ©cision des juridictions internes de le condamner Ă  indemniser les parties civiles.

50.  Le Gouvernement s’y oppose.

51.  La Cour ne distingue aucun lien de causalitĂ© entre la violation constatĂ©e et le dommage matĂ©riel allĂ©guĂ©. Elle rejette donc la demande formulĂ©e Ă  ce titre. En revanche, elle octroie au requĂ©rant 6 500 EUR pour dommage moral.

  1. Frais et dépens

52.  Le requĂ©rant rĂ©clame 16 450 EUR – somme calculĂ©e sur la base du barĂšme national – au titre des frais et dĂ©pens qu’il a engagĂ©s dans le cadre de la procĂ©dure menĂ©e devant la Cour.

53.  Le Gouvernement s’y oppose.

54.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requĂ©rant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dĂ©pens que dans la mesure oĂč se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©, leur nĂ©cessitĂ© et le caractĂšre raisonnable de leur taux. En l’espĂšce, le requĂ©rant n’ayant produit aucune facture ni note d’honoraires, la Cour rejette la demande formulĂ©e par lui Ă  ce titre.

  1. IntĂ©rĂȘts moratoires

55.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂȘt de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, Ă€ L’UNANIMITÉ,

  1. DĂ©clare la requĂȘte recevable ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
  3. Dit

a)    que l’État dĂ©fendeur doit verser au requĂ©rant, dans un dĂ©lai de trois mois, 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» sur cette somme Ă  titre d’impĂŽt, pour dommage moral ;

b)    qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ce montant sera Ă  majorer d’un intĂ©rĂȘt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette le surplus de la demande de satisfaction Ă©quitable.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 22 octobre 2020, en application de l’article 77 Â§Â§ 2 et 3 du rĂšglement.

 

Renata Degener                                                                     Aleƥ Pejchal

GreffiÚre adjointe                                                      Président