Cour européenne des droits de
l’homme
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE FABRIS ET PARZIALE c. ITALIE
(Requête no 41603/13)
ARRÉT
Art 34
• Qualité de victime d’une cousine d’un détenu décédé non automatique •
Absence d’intérêt légitime devant la Cour malgré la reconnaissance de partie
lésée dans la procédure interne • Qualité de victime d’un oncle
Art 35
• Épuisement des voies de recours interne • Choix de la voie pénale par le
requérant • Classement de l’affaire pour prescription empêchant la
constitution de partie civile ne valant pas renonciation à se prévaloir des
droits de victime • Inaccessibilité du recours civil invoqué par le
gouvernement
Art 2
(matériel) • Obligations positives • Décès en prison d’un détenu toxicomane par
inhalation volontaire du gaz fournis pour cuisiner • Utilisation détournée
d’une substance dangereuse possédée régulièrement • Addiction connue des
autorités pénitentiaires et objet d’un suivi médical constant •
Intervention rapide des autorités lors d’une précédente inhalation de gaz • Décision
légitime de ne pas limiter l’accès au gaz ou de ne pas renforcer la
surveillance • Absence de risque immédiat de mise en péril de la vie ou de
l’intégrité physique du détenu
Art 2
(procédural) • Enquête effective sur les circonstances du décès du détenu • Intervention
immédiate des autorités • Conclusions erronées de la première autopsie sans
impact sur l’effectivité de l’enquête • Ralentissement significatif de
l’enquête sans effet sur son effectivité dans son ensemble • Prescription des
faits n’ayant pas empêché l’accomplissement d’actes d’investigation essentiels
ou la possible condamnation des responsables
STRASBOURG
19 mars 2020
Cet arrêt est devenu définitif en
vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En
l’affaire Fabris et Parziale c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme
(première section), siégeant en une chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Aleš Pejchal,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Raffaele Sabato, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du
conseil le 11 février 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de
l’affaire se trouve une requête (no 41603/13) dirigée contre la République
italienne et dont deux ressortissants de cet
État (« les requérants »), M. Gian
Paolo Fabris (« le
requérant ») et Mme Carmela Parziale (« la requérante »),
ont saisi la Cour le 12 juin 2013 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a
été représenté par Me A. Gamberini, avocat exerçant à Bologne, tandis
que la requérante a été représentée par Me A. Forza, avocat
exerçant à Venise. Le gouvernement italien (« le
Gouvernement ») a été représenté par
son ancien agent, Mme E. Spatafora, et par
son ancien coagent, Mme G. Civinini.
3. Les requérants dénonçaient un
manquement des autorités à leurs obligations de protéger la vie de
leur proche et de mener une enquête effective à cet égard.
4. Le 23 mai
2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE
L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés
respectivement en 1940 et en 1963 et résident
à Abano Terme. Ils sont respectivement
un oncle paternel et une cousine du
côté maternel de A., né en 1971 et décédé le 30 mai 2005 au
cours de sa détention à la prison de Venise.
6. A. faisait usage de
drogues et abusait de l’alcool depuis l’âge de seize ans. Il
fut incarcéré à cinq reprises entre 1996 et 2005. Lors
de son dernier placement en détention, le 29 avril 2004, il était
atteint de pathologies liées à sa toxicomanie chronique, notamment d’une cirrhose, d’une hépatite
C et d’une encéphalopathie. En prison, il suivait une
thérapie psychologique et était soumis à un protocole
pharmacologique de désintoxication. En outre, il était soigné
pour ses pathologies hépatiques.
7. Le dossier
médical de la prison décrivait A. comme « un individu
ayant l’attitude mentale typique d’un toxicomane qui
cherche, dès qu’il en a la possibilité, à faire usage de
substances lui permettant d’atteindre un état
second » sans pourtant manifester de tendances
suicidaires.
8. Le 11 mars
2005, A. fut soigné en état d’ébriété après
avoir ingéré de l’alcool dénaturé utilisé pour
nettoyer des plaies au bras qui lui avaient été occasionnées lors
d’un accident. Le 18 mars 2005,
les agents pénitentiaires retrouvèrent dans sa cellule
plusieurs cachets de médicaments psychotropes faisant partie de son
traitement de désintoxication. Ces derniers furent
saisis, et une adaptation du protocole d’administration du
traitement, consistant à ne plus confier les cachets au détenu, eut
lieu. Enfin, il ressort du dossier médical que A. refusait
souvent de se soumettre aux traitements préconisés par les médecins pour
soigner la cirrhose dont il souffrait.
9. Le 12 mai
2005, A. fut surpris par un agent pénitentiaire en train
d’inhaler le gaz contenu dans les cartouches fournies aux
détenus pour cuisiner. À la suite de l’établissement
d’un rapport par cet agent, il fut déféré devant
la commission de discipline de la prison. L’intéressé justifia
les faits en affirmant que, son bras étant plâtré, il
avait essayé d’ouvrir la cartouche de gaz avec la bouche. Le 19
mai 2005, la commission de
discipline considéra comme crédible la version du détenu
et mit fin à la procédure disciplinaire en recommandant à
l’intéressé d’utiliser les cartouches de gaz
avec prudence. Dans ses conclusions, la commission de
discipline prit acte du fait que le médecin de
la prison, qui avait examiné A. aussitôt après les
faits, n’avait pas constaté de signes évidents d’intoxication au gaz.
10. Le 30 mai 2005, A. fut
retrouvé mort dans sa cellule par S.R., un codétenu affecté
au nettoyage des cellules et à la distribution
des repas. Selon le rapport établi par les autorités
pénitentiaires, les médecins relevèrent, lors de la tentative de
réanimation, qu’une odeur de gaz régnait dans la pièce et
provenait de la bouche du patient, et une cartouche de gaz vide fut
retrouvée au sol à proximité du corps.
11. Des agents de
la police pénitentiaire intervinrent sur les lieux et
constatèrent le décès. Ils inspectèrent la cellule de la
victime, saisirent la cartouche de gaz et auditionnèrent S.R. ainsi que les
médecins qui avaient tenté de secourir A. Le procureur
de la République ouvrit une enquête le jour même et ordonna la
réalisation d’une expertise médicolégale sur le corps de A. Les requérants ainsi
que d’autres membres de la famille de la victime furent
invités à désigner un expert pour le cas où ils
auraient souhaité pouvoir prendre part à l’autopsie.
12. Le 1er juin
2005, l’autopsie fut exécutée en la présence d’un expert désigné par
les requérants.
13. Le 23 décembre 2005,
les experts déposèrent leur rapport d’expertise, selon
lequel le décès avait été causé par une insuffisance cardiorespiratoire
aiguë. Ayant relevé que certaines blessures au niveau du front et de la
main gauche de A. étaient compatibles avec une électrocution,
ils indiquaient, dans leur rapport, que l’insuffisance
cardiorespiratoire à l’origine du décès avait été provoquée
par l’action de l’énergie électrique. Ils précisaient
que l’électrocution pouvait avoir été provoquée par un
tiers à l’aide d’un appareil de dissuasion à impulsion
électrique. Par ailleurs, ils ajoutaient que, eu égard
aux informations concernant le profil et le comportement de la
victime, il ne pouvait pas être exclu que celle-ci eût volontairement inhalé une
substance gazeuse ayant entraîné le décès, même
si les bilans sanguins effectués n’avaient pas permis
d’établir avec certitude une telle circonstance.
14. Le 28 décembre
2005, le juge des investigations préliminaires, compte tenu des
conclusions de l’expertise, ouvrit une procédure
pénale contre X pour mort résultant de la
commission d’un autre délit (« morte come conseguenza di
un altro delitto ») au sens de l’article 586 du
code pénal. Les requérants ainsi que d’autres membres de la
famille de la victime furent invités à participer à la
procédure en tant que parties lésées.
15. Le 11 mars 2006, les
requérants déposèrent devant le parquet un mémoire par lequel
ils soutenaient que A. était décédé des suites
de l’action de l’un des agents pénitentiaires en
charge de sa surveillance.
16. Le 11 mai 2006, le
parquet auditionna S.R. Ce dernier affirma avoir fourni à la victime une
nouvelle cartouche de gaz quelques minutes avant le décès. Il ajouta avoir
prévenu A. des risques d’intoxication, « connaissant son habitude
à inhaler le gaz des cartouches ».
17. Le 30 juin 2006, le
parquet demanda et obtint la prorogation du délai de six
mois imparti pour clore l’enquête.
18. Le 13 juillet
2006, il ordonna une deuxième expertise médicolégale visant
à la vérification de la compatibilité des lésions observées
sur le corps de A. avec l’action de l’énergie électrique et, le
cas échéant, à la détermination de la source d’électricité concernée ainsi
que du lien de causalité entre une électrocution et
le décès.
19. L’expert déposa son
rapport le 11 septembre 2007. Il y indiquait tout d’abord que,
contrairement à ce que le premier rapport d’expertise avait conclu, les
lésions observées sur le corps de la victime n’étaient pas compatibles
avec une électrocution. Il relevait en outre que A. était
atteint d’une grave fibrose myocardique, corrélée à sa
dépendance à l’alcool et aux drogues, qui était restée
latente jusqu’au décès. Il estimait que A. avait probablement été
victime d’une arythmie aiguë causée par les effets du gaz,
laquelle avait provoqué le décès en raison de la gravité des
pathologies cardiaques préexistantes.
20. À différentes dates, en
l’occurrence les 27 septembre 2006, 17 juillet 2007 et 12
janvier 2009, les requérants demandèrent, sans
succès, à avoir accès au dossier du parquet et à être
informés des développements de l’enquête.
21. Le 24 mars 2009, le
parquet demanda le classement sans suite de la procédure. Selon
le parquet, étant donné que la dernière expertise avait
exclu que le décès était dû à
une électrocution, l’existence d’un lien de causalité entre
la mort et le comportement d’un tiers, qui avait justifié l’ouverture de
l’enquête, n’était plus envisageable. Toujours
selon le parquet, les investigations avaient permis de conclure
que le décès avait été causé par l’inhalation
volontaire par le proche des requérants du gaz régulièrement fourni
par la prison aux détenus, soit une conduite imprévisible de
la victime, qui ne relevait pas de la responsabilité des autorités.
22. Les requérants
s’opposèrent au classement des poursuites. Une audience se tint le 30
septembre 2009. Par une décision du 1er octobre 2009, le
juge des investigations préliminaires de Venise rejeta la demande de
classement du parquet. Selon lui, s’il était vrai que l’hypothèse du décès
causé par des tiers à l’aide d’un appareil de
dissuasion devait être exclue, la mort
de A. ayant été probablement déterminée par
l’inhalation de gaz, il n’en restait pas moins qu’il fallait vérifier
si des responsabilités existaient notamment quant aux
modalités de fourniture des cartouches de gaz à la victime.
Le juge renvoya par conséquent le dossier au parquet afin
que celui-ci procédât aux vérifications nécessaires dans un délai de
trois mois.
23. Les requérants déposèrent
des mémoires le 14 octobre
2009, le 2 mars 2010 et le 9 avril 2010.
24. Le 19 mai 2010, le
parquet inscrivit le nom du directeur de la prison de
Venise, celui du responsable médical de
l’établissement et celui du directeur des services
pénitentiaires dans le registre des personnes suspectées d’avoir causé la
mort de A. Les faits furent qualifiés d’homicide
involontaire au sens de l’article 589 du code pénal.
25. Le parquet interrogea
les prévenus, dont le directeur des services pénitentiaires de
la prison de Venise le 24 mai 2010.
26. Les 22 février 2011
et 14 mai 2012, les requérants sollicitèrent la clôture des
investigations préliminaires et le renvoi des suspects devant un juge.
27. Le 25 juillet 2012, le
parquet demanda à nouveau le classement sans suite de la
procédure. Il indiqua tout d’abord que
les expertises n’avaient pas permis d’établir avec
certitude que le décès avait été causé par l’inhalation du
gaz. Il indiqua en outre qu’il ressortait des investigations que la
consommation des cartouches de
gaz par A. était comparable à celle des
autres détenus de la prison, soit en
moyenne deux cartouches entre deux commandes. Il ajouta
que ladite consommation n’avait pas augmenté dans les
jours ayant précédé le décès, un dernier
achat, de trois cartouches, ayant été effectué le 16
mai 2005, soit quatorze jours avant les faits.
28. Le 21 septembre 2012, les
requérants s’opposèrent au classement de la procédure. Le
juge des investigations préliminaires fixa une audience au 29 novembre
2012. Le 10 octobre 2012, les requérants demandèrent à ce que
l’audience fût avancée en raison de la prescription imminente
des faits. Le juge rejeta cette demande au motif que l’avis de
fixation de l’audience avait déjà été notifié aux parties.
29. Par une décision
du 6 décembre 2012, le juge des investigations préliminaires classa la
procédure sans suite au
motif que les faits étaient prescrits depuis le
30 novembre 2012. Le juge releva tout d’abord que la
prescription des faits le dispensait de procéder
à un traitement plus approfondi de l’affaire. Cela
étant, il indiqua que l’enquête diligentée avait
permis de conclure que le décès de A. avait été causé par
l’inhalation volontaire du gaz fourni par la prison. Il précisa qu’il
était toutefois difficile d’envisager une responsabilité
des prévenus, lesquels auraient pu le cas
échéant empêcher la victime d’avoir accès aux
cartouches de gaz seulement en présence de signalements
précis et corroborés, qui n’existaient pas en l’espèce.
II. LE DROIT INTERNE
PERTINENT
30. L’article 2043 du code
civil est ainsi libellé :
« Tout fait illicite qui cause à
autrui un dommage oblige celui qui l’a commis à le réparer. »
31. L’article 185 du
code pénal est ainsi libellé :
« Tout
délit ayant causé un dommage patrimonial ou non
patrimonial oblige l’auteur du délit, ainsi que les
personnes qui sont responsables pour les actions de
celui-ci selon les lois civiles, à le réparer. »
32. Aux termes de l’article
79 du code de procédure pénale (CPP), la partie lésée peut se constituer partie
civile à compter de l’audience préliminaire, à savoir l’audience
pendant laquelle le juge est appelé à décider si l’accusé doit être renvoyé en
jugement. Avant cette audience, ou dans les cas où celle-ci n’a pas lieu pour
cause de classement de l’affaire à un stade antérieur, la partie lésée peut
exercer certaines facultés (article 90 du CPP).
33. L’article 2947 du code
civil (le « CC »), dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1. Le droit au dédommagement en
conséquence d’un fait illicite est prescrit cinq ans après le jour où le fait
s’est produit.
(...)
3. Si le fait est considéré
par la loi comme étant une infraction pénale et si pour l’infraction pénale le
délai de prescription est plus long, ce délai s’applique aussi à l’action
civile (...) »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
34. Les
requérants allèguent que les autorités pénitentiaires n’ont pas
adéquatement protégé le droit à la vie de leur proche et ont
failli à mener une enquête effective à cet égard. Ils se plaignent
d’une violation de l’article 2 de la Convention, qui, en
ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute
personne à la vie est protégé par la loi ».
A. Sur la recevabilité
1. Sur le défaut de qualité
de victime de la requérante
35. Le Gouvernement
excipe tout d’abord d’un défaut de qualité de victime de la
requérante, dont la réalité du lien affectif avec A. n’aurait pas été
prouvée. Il indique que celle-ci ne figure même pas dans la
liste des personnes rendant régulièrement visite à A. en
prison, contrairement au requérant et à d’autres membres de la
famille. En outre, il avance que le droit italien ne considère
pas les cousins comme étant des « parents proches ».
36. Les deux
requérants font valoir qu’ils sont des membres de la
famille proche de A., orphelin de ses deux parents depuis
1993. Ils affirment s’être toujours occupés de leur neveu et
cousin de son vivant, et également après son décès,
en prenant notamment part à la procédure engagée par
les autorités afin
d’élucider les circonstances de sa mort.
37. La Cour rappelle
que dans les affaires soulevant des questions sous l’angle de l’article 2
de la Convention, une personne ayant l’intérêt légitime requis en tant que
proche du défunt peut se déclarer requérant à part entière,
c’est là une situation particulière régie par la nature de la violation
alléguée et des considérations liées à l’application effective de l’une des
dispositions les plus fondamentales du système de la Convention (Fairfield
et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI et Varnava et
autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 111, CEDH 2009).
38. Ainsi, les organes
de la Convention ont toujours et de manière inconditionnelle considéré qu’un
parent, un frère, une sœur, un neveu ou une nièce d’une personne dont il est
allégué que le décès engage la responsabilité de l’État défendeur peuvent
se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention, même
lorsque des parents plus proches, tels les propres enfants du défunt, n’ont pas
soumis de requête (Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999‑V (extraits), et Yurtsever et
autres c. Turquie, no 22965/10, § 49, 8 juillet 2014). En
revanche, la qualité de victime d’un cousin n’est pas reconnue de
manière automatique par la Cour. S’il est vrai que celle-ci
a accepté des requêtes introduites par
des cousins soulevant des griefs liés au décès de leur
proche (voir, Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC],
no 5878/08, §§ 186-189, 30 mars 2016 ; Van
Melle et autres c. Pays-Bas (déc.), no 19221/08, 29 septembre 2009 ; Arapkhanovy c.
Russie, no 2215/05 §§ 7 et 107, 3 octobre
2013), la Cour a déjà affirmé qu’un lien de parenté au
quatrième degré ne justifie pas en soi la reconnaissance de la qualité de
victime au sens de l’article 34 de la Convention (Belkıza Kaya et
autres c. Turquie, nos 33420/96 et 36206/97, § 46, 22 novembre 2005).
39. En l’espèce,
la Cour observe que le seul élément mis en avant par la
requérante à l’appui de sa proximité avec A. – outre son
lien de parenté - est la reconnaissance, de la part des autorités italiennes,
de la qualité de partie lésée dans la procédure
pénale concernant le décès. Cependant, les conditions
régissant les requêtes individuelles introduites au titre de la Convention ne
coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs au locus standi,
les règles internes en la matière pouvant servir des fins
différentes de celles de l’article 34 de la Convention. S’il y a parfois
analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi. De
fait, le but sous-jacent au mécanisme de la Convention est de fournir une
garantie effective et pratique aux personnes touchées par des violations de
droits fondamentaux (Velikova, décision
précitée, et Malhous c. République tchèque (déc.),
no 33071/96, CEDH 2000-XII).
40. Compte tenu de l’absence
d’indications montrant dans le chef de la requérante un intérêt légitime en
tant que proche, et ayant à l’esprit que le requérant demeure
partie à la procédure devant elle, la Cour estime qu’il y a lieu
d’accueillir l’exception du Gouvernement et de conclure que la requérante,
Mme Parziale ne peut se prétendre victime au sens de
l’article 34 de la Convention.
41. Dès lors, la Cour se
réfèrera exclusivement au requérant dans la suite du
présent arrêt.
2. Sur l’épuisement des
voies de recours internes
42. Le
Gouvernement allègue que le requérant n’a pas épuisé les
voies de recours internes, au motif qu’il n’a pas saisi le juge
civil d’un recours en dommages-intérêts au sens de l’article 2043 du code
civil.
43. Le Gouvernement considère
que, dès lors qu’il n’y a pas eu constitution de partie
civile dans le cadre de la procédure
pénale, l’intéressé aurait pu intenter un recours
devant le tribunal civil. Il indique que, selon les règles
de droit interne, le délai de prescription de l’action
civile était en l’espèce de six ans, soit le même délai que
celui établi pour la prescription du délit (paragraphe 33
ci-dessus). Par conséquent, le requérant aurait eu le
loisir de saisir le juge civil à tout moment, avant le 29 mai
2011, dans le but de faire la lumière sur le décès
de son neveu et d’obtenir
un éventuel dédommagement.
44. Le Gouvernement soutient
que, devant le juge civil, le requérant aurait pu utiliser les éléments
recueillis pendant l’enquête pénale. Il estime qu’une action en
dommage-intérêts dirigée contre l’administration pénitentiaire aurait
constitué un remède accessible et effectif. Il se réfère en
particulier à une décision rendue par le tribunal de
Milan en 2008, confirmée par la cour d’appel de Milan en
2012, portant condamnation du ministère de la Justice à
dédommager les parents d’un détenu décédé dans des circonstances
similaires à celles de la présente affaire. Le Gouvernement produit
également un jugement du 29 juin 2017 par lequel le tribunal de
Milan a statué, bien
qu’en la rejetant quant à son bien-fondé, sur la
demande de dédommagement introduite par les membres de la famille d’un
détenu décédé des suites d’une inhalation volontaire de gaz.
45. Selon le Gouvernement, le
requérant a renoncé à son droit à obtenir au
niveau national un redressement pour la violation alléguée devant la
Cour.
46. Le requérant réplique que
le Gouvernement a tort de considérer qu’il n’a pas donné aux juridictions
internes l’opportunité de constater et de redresser la violation de l’article
2 de la Convention. Il soutient avoir utilisé la voie de
recours la plus effective non seulement pour obtenir un
dédommagement, mais avant
tout pour faire rechercher le ou les responsables de
la mort de son neveu. Il estime que les pouvoirs d’enquête
des autorités pénales sont beaucoup plus
importants que ceux mis à la
disposition d’une partie privée, à laquelle,
d’ailleurs, la charge de la preuve incomberait dans le
procès civil.
47. En outre,
le requérant indique que la constitution de partie civile
dans une procédure pénale représente, selon la jurisprudence de la
Cour, la voie privilégiée pour dénoncer le décès d’un détenu dans des
conditions suspectes. Or, à ses dires, s’il n’a pas eu la
possibilité de se constituer partie civile dans la procédure,
il a tout de même participé à l’enquête et utilisé activement
tous les pouvoirs qui lui étaient offerts en tant
que partie lésée.
48. Enfin, le requérant
considère que le Gouvernement n’a pas suffisamment prouvé qu’un
recours en dommage-intérêts aurait été effectif dans son
cas, puisque, selon lui, les deux seules décisions citées à
titre d’exemples par le gouvernement défendeur sont très
éloignées dans le temps et ont été prononcées par le
tribunal de Milan et par la cour
d’appel de la même ville, soit seulement l’une des
vingt-six cours d’appel italiennes. De
plus, il argue que la prescription de l’action
pénale a déterminé également la prescription de l’action civile, dès
lors qu’il lui aurait été impossible de saisir le juge civil une
fois la procédure pénale ayant été classée sans suite.
49. D’emblée, la
Cour rappelle que, pour déterminer si une procédure interne
constitue, aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, un recours
effectif que les requérants doivent exercer, il faut prendre en
considération un certain nombre de facteurs, parmi lesquels le grief du
requérant, la portée des obligations que fait peser sur l’État la disposition
de la Convention en cause, les recours disponibles dans l’État défendeur et les
circonstances particulières de l’affaire (Lopes de Sousa Fernandes c.
Portugal [GC], no 56080/13, § 134, 19 décembre 2017). Si un
requérant a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante,
il ne peut se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en
utiliser une autre qui était disponible mais dont le but était
pratiquement le même (voir, parmi d’autres, O’Keeffe c. Irlande [GC],
no 35810/09, § 109, CEDH 2014 (extraits)).
50. La Cour
rappelle aussi que – même si la Convention ne garantit pas en soi un
droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers – dans certaines
circonstances exceptionnelles il peut être nécessaire aux fins de l’article 2
qu’une enquête pénale effective soit menée, même en cas d’atteinte involontaire
au droit à la vie ou à l’intégrité physique (Nicolae Virgiliu Tănase c.
Roumanie [GC], no 41720/13, § 160, 25 juin 2019).
51. En outre, il y a lieu de
rappeler que, dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions
suspectes et où la cause de ce décès est susceptible d’être
rattachée à une action ou une omission d’agents ou de services publics, les
autorités ont l’obligation de mener d’office une « enquête officielle et
effective » de nature à permettre d’établir la cause de la mort et, le cas
échéant, d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir
à leur punition. La Cour a par ailleurs affirmé que, lorsqu’un tel
mécanisme existe, la constitution de partie civile devant les juridictions
d’instruction ou les juridictions répressives est une voie logique et
effective pour dénoncer de tels faits. La constitution de partie civile s’insère
en effet pleinement dans la logique de l’obligation procédurale spécifique que
les articles 2 et 3 de la Convention mettent à la charge des
États, et elle permet aux victimes de faits constitutifs d’un
crime ou d’un délit d’augmenter leurs chances d’obtenir réparation des
préjudices qui leur ont été causés (De Donder et
De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 57, 60 et 61, 6 décembre 2011, Semache c.
France, no 36083/16, §§ 51-57, 21 juin 2018, et Tekın
et Arslan c. Belgique, no 37795/13, §§ 68-71,
5 septembre 2017).
52. Se tournant vers la
présente affaire, la Cour observe tout d’abord que le
requérant n’allègue pas, et que rien dans le dossier
n’indique, que le décès de son neveu a été provoqué
intentionnellement par des agents de l’État ou par le recours illégal à la
force, l’intéressé se plaignant plutôt d’un manque
de diligence des autorités pénitentiaires et
d’une absence de mesures préventives aptes à protéger la
vie de A.
53. La Cour observe
ensuite, avec le Gouvernement, que le droit national offre la
possibilité d’obtenir un dédommagement pour des faits imputables aux agents de
l’État tant par la constitution de partie civile dans une
enquête pénale que par le biais d’un recours en dommages-intérêts devant
le juge civil. Le Gouvernement considère que le requérant, qui ne
s’est pas constitué partie civile dans la procédure pénale, aurait
dû introduire, sans attendre l’issue de l’enquête, une action en
dommages‑intérêts devant le juge judiciaire, lequel aurait
pu établir la cause du décès de A. et, le cas
échéant, accorder un redressement approprié.
54. La Cour note que, en
l’occurrence, le requérant a choisi de participer en sa qualité de partie lésée
à la procédure pénale qui avait été engagée d’office par les autorités afin
d’élucider les circonstances du décès de A. S’il est vrai que le
requérant ne s’est pas constitué partie civile dans ladite procédure, cela
est dû au fait que, en droit italien, la partie lésée ne peut se constituer
partie civile qu’à partir de l’audience préliminaire (paragraphe 32
ci-dessus). Or l’audience préliminaire n’a pas eu lieu en l’espèce car les
poursuites ont été classées au stade des investigations préliminaires en raison
de la prescription de l’infraction.
55. Cela étant, la Cour
observe que tout au long de la procédure pénale, qui
s’est étalée sur presque sept ans, le requérant n’a pas cessé de se
prévaloir de ses droits en tant que partie lésée pour faire
accélérer la procédure et obtenir le renvoi en jugement des
prévenus (paragraphes 19, 22, 25 et 27 ci‑dessus). Dès
lors, la non-constitution de partie civile en raison du
classement de l’affaire pour cause de prescription
des faits ne saurait être mise à la charge du
requérant dans les circonstances de l’espèce et
interprétée comme une renonciation de la part de l’intéressé à
faire valoir ses droits de victime.
56. Quant à la thèse selon
laquelle le requérant aurait dû intenter une action distincte au civil
pour satisfaire à l’exigence du non-épuisement des voies de recours internes,
la Cour note d’emblée que selon le
Gouvernement le remède civil était accessible au requérant jusqu’au
29 mai 2011 (paragraphe 43 ci-dessus). Il s’ensuit
que, lors de la clôture de la procédure pénale en décembre
2012, le délai pour l’introduction d’une action en dommage-intérêts
était expiré depuis plusieurs mois, si bien qu’une telle voie de
recours ne s’offrait plus au requérant une fois écartée l’existence
d’infractions pénales (voir, a contrario, Benmouna et
autres c. France (déc.), no 51097/13, §§ 48 et 52, et, mutatis
mutandis, Dumpe c. Lettonie (déc.), no 71506/13, CEDH 16 octobre 2018)
57. La Cour considère qu’il aurait
été déraisonnable de s’attendre à ce que le requérant
anticipât l’issue défavorable de la procédure pénale et saisît le
juge civil dans le délai imparti à cet effet. Elle note par
ailleurs que, jusqu’à son classement pour cause de
prescription, la procédure pénale n’était pas
manifestement vouée à l’échec, étant donné qu’elle a
abouti à une première décision du juge des investigations
préliminaires portant rejet de la demande de classement du parquet et
ordre de mener d’autres investigations dans le but d’élucider les
faits et de vérifier l’existence de responsabilités pénales. De plus, le
choix de la voie pénale pouvait être jugé préférable pour le requérant puisque
l’obligation de recueillir des éléments de preuve revenait aux autorités
d’enquête, celles-ci disposant pour ce faire de moyens bien plus
efficaces que ceux accessibles à un individu en tant que partie
privée (De Donder et De Clippel, précité, §
61, Elena Cojocaru c. Roumanie, no 74114/12, § 122, 22 mars 2016, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 176).
58. La Cour ne
voit pas pour quel motif il y aurait lieu de considérer que
le requérant a agi de manière inappropriée lorsqu’il a choisi de prendre
part à la procédure pénale et elle estime que l’intéressé n’avait pas
de raisons de renoncer à cette
possibilité pour tenter la voie civile. À cet égard, il
convient également de rappeler que, si une personne a plusieurs
recours internes à sa disposition, elle est en droit, aux fins de l’épuisement
des voies de recours internes, d’en choisir un susceptible d’aboutir au
redressement de son grief principal. En d’autres termes, lorsqu’une voie de
recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement
le même n’est pas exigé (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, Kozacıoğlu c.
Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009, Micallef c. Malte [GC],
no 17056/06, § 58, CEDH 2009, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC],
no 3976/05, § 50, 2 novembre 2010).
59. À la lumière de ce
qui précède, la Cour considère que l’on ne saurait reprocher au requérant de
ne pas avoir donné aux autorités la possibilité de mener une enquête
visant à l’identification des responsables de la mort de son proche
et de s’acquitter ainsi de l’obligation qui est la leur au sens de l’article 2
de la Convention.
60. Elle
conclut que, dans les circonstances de l’espèce, le requérant
n’était pas obligé, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes,
d’exercer le recours civil évoqué par le Gouvernement et que l’exception
soulevée par celui-ci est dépourvue de fondement à cet égard. Constatant par
ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article
35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre
motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Observations des
parties
61. Le
requérant allègue que l’État italien a omis de protéger la
vie de son neveu. Il expose que ce dernier était une personne
vulnérable compte tenu de ses conditions physique
et psychologique et qu’il aurait dû faire l’objet
de précautions particulières de la part des
autorités pénitentiaires.
62. Le
requérant soutient que les conséquences néfastes des
agissements de A. ne peuvent pas être qualifiées
d’imprévisibles, compte tenu notamment de l’histoire personnelle de
la victime et de son comportement lié à
sa toxicomanie, sans nul doute connue des
autorités. Il se réfère à cet égard aux épisodes des 11 et 18 mars
2005, ainsi qu’à l’incident du 12 mai 2005, qui selon
lui témoignent des troubles du comportement dont
souffrait son neveu. Le requérant considère que
les évènements en
cause constituent des précédents significatifs qui auraient
dû amener les autorités à prendre des mesures de précaution. Il
ajoute que, quoi qu’il en soit, ces faits constituent la preuve que
les autorités étaient au courant des agissements dangereux de la
victime à l’intérieur de la prison.
63. Le
requérant soutient en outre que le décès de A. aurait pu
être évité par l’adoption de mesures de prévention
adéquates. Il déplore que son neveu ait pu acquérir
sans restriction un nombre important de cartouches de gaz malgré
son profil et son état de santé, alors qu’en 2009 la
prison de Venise aurait décidé de préserver la
sécurité d’un détenu, précédemment surpris en train d’inhaler du gaz, par
la mise en place d’un protocole limitant l’accès aux
cartouches. Pour le requérant, cela prouve que des mesures
individualisées et spécifiques auraient pu
être envisagées en l’espèce.
64. Le
requérant soutient également que l’enquête n’a pas été
effective dès lors qu’elle s’est soldée par un classement en
raison de la prescription des faits. Il
considère comme inacceptable la durée de la phase des
investigations préliminaires dans cette
affaire et il dénonce une réticence des
autorités compétentes, notamment du parquet, à agir
promptement en dépit de ses nombreuses sollicitations visant
à l’accélération de la procédure.
65. Le
requérant indique que presque deux ans se sont écoulés entre le dépôt
du dernier rapport d’expertise et la première demande de classement du
parquet. Il dit aussi que, après le rejet de cette demande
par le juge des investigations
préliminaires le 1er octobre 2009, le parquet n’a
procédé à aucun acte d’enquête significatif, si ce n’est
à l’audition du directeur des services pénitentiaires de la
prison le 24 mai 2010, jusqu’à sa nouvelle demande de classement
de la procédure le 25 juillet 2012.
66. Le
requérant plaide que le juge des investigations préliminaires n’a pu
que constater l’imminente prescription des faits et l’inutilité de
mener des investigations supplémentaires.
Or cela serait incompatible avec les obligations de
célérité, diligence et effectivité prescrites par l’article 2 de la
Convention.
67. Le
Gouvernement expose que l’autopsie et les expertises conduites pendant
l’enquête pénale en la présence d’un expert désigné
par le requérant n’ont pas permis d’établir avec certitude la cause
de la mort de A. Il ajoute que ce n’est qu’après avoir effectué des
examens sur le corps de la victime, et avoir ainsi exclu
l’hypothèse de l’électrocution causée par des tiers, que
les experts ont pris en considération le fait que l’inhalation de
gaz avait pu être à l’origine du décès en
raison de la pathologie cardiaque dont souffrait la victime. Il
précise que les experts n’ont toutefois pas pu établir avec
certitude que l’inhalation de gaz avait été déterminante, la cause de
l’arrêt cardiaque de A. n’ayant pas pu être identifiée.
68. Le Gouvernement affirme
par ailleurs qu’aucun élément ne pouvait amener les autorités pénitentiaires
à penser que la vie de A. était en danger. Selon le
Gouvernement, l’épisode du 12 mai 2005 n’avait pas une signification
univoque si l’on songe aux explications fournies par A. aux
autorités pénitentiaires et jugées crédibles
par celles-ci. Quoi qu’il en soit, pour le Gouvernement, il n’y
avait aucune raison sérieuse commandant aux autorités d’adopter
des restrictions dans la distribution de cartouches de
gaz, lesquelles restrictions auraient d’ailleurs également eu
un impact sur les codétenus de A.
69. Le Gouvernement plaide en
outre que la consommation de cartouches de gaz par la
victime n’était pas déraisonnable par rapport à la consommation moyenne
des autres détenus de la prison et qu’elle pouvait
être justifiée compte tenu de la quantité de
nourriture cuisinée par le proche du requérant. Selon le
Gouvernement, les investigations ont permis tout au plus d’établir que la
victime ne prenait pas soin de sa
santé et qu’elle avait une tendance à s’intoxiquer, typique
des personnes toxicomanes. En revanche, les autorités pénitentiaires
n’auraient pas fait montre d’une quelconque négligence et ne seraient donc
pas responsables du décès, puisqu’elles auraient toujours pris
en charge le suivi médical et psychothérapique des
pathologies de A., y compris sa toxicomanie et
sa dépendance à des substances addictives.
70. Concernant les
précautions mises en place par la prison de Venise en 2009 afin de
préserver l’intégrité physique d’un autre détenu, le
Gouvernement indique tout d’abord que ledit détenu avait été surpris
à deux reprises en train d’inhaler du gaz
et qu’il avait reconnu les faits, contrairement à A. En
outre, selon le gouvernement défendeur, en 2009, la
prison avait acquis une expérience concernant
les risques découlant de l’inhalation de gaz
qu’elle n’avait pas en 2005, lors du décès du neveu du requérant.
71. S’agissant du volet
procédural de l’article 2 de la Convention,
le Gouvernement soutient qu’il y a eu en l’espèce une enquête
effective. Les autorités d’enquête auraient été immédiatement
saisies, et l’autopsie aurait été aussitôt effectuée sur le
corps de la victime, de même que deux expertises techniques visant
à l’établissement de la cause du décès. En outre, de
nombreux témoins auraient été entendus. Le Gouvernement considère que
les autorités ont accompli toutes les vérifications nécessaires à
l’enquête avec célérité et diligence.
72. Le
Gouvernement estime par ailleurs que la prescription
des faits n’a pas résulté d’une quelconque inaction des
enquêteurs, ceux-ci ayant terminé leurs investigations en
2010, et donc dans un délai raisonnable, mais d’un choix du parquet
de traiter en priorité des affaires suffisamment étayées par des
éléments de preuve. Il ajoute que, en l’occurrence, le parquet était
arrivé à la conclusion que les
éléments probatoires recueillis ne permettaient pas de
soutenir l’accusation dans le procès. Ainsi, d’après
le Gouvernement, la procédure pénale n’a pas été poursuivie, non
pas à cause de la prescription des faits, mais en raison de
l’absence de preuves.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’obligation
positive de protéger la vie
i. Principes généraux
73. La Cour rappelle que la
première phrase de l’article 2 de la Convention astreint
l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire
et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de
la vie des personnes relevant de sa juridiction. La Cour a donc pour tâche de
déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes
les mesures requises pour empêcher que la vie de A. ne soit
inutilement mise en danger (voir, par exemple, L.C.B.
c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et
décisions 1998‑III, et Renolde c. France,
no 5608/05, § 80, CEDH 2008 (extraits)).
74. La Cour rappelle
également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines
circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation
positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger
l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre
lui-même (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998,
§ 115, Recueil 1998-VIII, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 68, CEDH 2002-VIII, et Keenan c. Royaume-Uni,
no 27229/95, § 89, CEDH 2001-III).
75. Cependant, il faut
interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un
fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue les difficultés qu’ont
les forces de l’ordre à exercer leurs fonctions dans les sociétés contemporaines,
l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en
matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre
la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des
mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Tanribilir, précité,
§§ 70-71, Keenan, précité, § 90, et Taïs c. France,
no 39922/03, § 97, 1er juin 2006).
76. Cela étant, dans
plusieurs affaires où le risque provenait non pas d’actes criminels accomplis
par des tiers mais d’actes d’auto-agression commis par un détenu, la Cour a
conclu qu’une obligation positive pesait sur les autorités dès lors qu’elles
savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et immédiat de voir
la personne attenter à ses jours. Dans les affaires où elle a établi que les
autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance de ce risque, elle a
ensuite examiné si celles-ci avaient fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement
attendre d’elles pour le prévenir (Keenan, précité, § 93, CEDH 2001‑III
et Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 110, 31 janvier 2019). Ainsi, la Cour
détermine, en prenant en compte l’ensemble des circonstances d’une affaire
donnée, si le risque en question était à la fois réel et immédiat.
77. En outre, la
Cour rappelle que les détenus sont en situation de vulnérabilité et
que les autorités ont le devoir de les protéger (Keenan, précité, §
91, Younger c. Royaume-Uni (déc.), no 57420/00, CEDH 2003-I, Troubnikov c. Russie,
no 49790/99, § 68, 5 juillet 2005, et Renolde,
précité, § 83). De même, les autorités pénitentiaires doivent s’acquitter de
leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu
concerné. Des mesures et précautions générales peuvent être prises afin de diminuer
les risques d’automutilation sans empiéter sur l’autonomie individuelle
(voir, mutatis mutandis, Mitić c. Serbie, no 31963/08, § 47, 22 janvier 2013). La Cour a
reconnu que des mesures excessivement restrictives pouvaient soulever des
problèmes au regard des articles 3, 5 et 8 de la Convention (Hiller c. Autriche,
no 1967/14, § 55, 22 novembre 2016). Quant à
savoir s’il faut prendre des mesures plus strictes à l’égard d’un détenu et
s’il est raisonnable de les appliquer, cela dépend des circonstances de
l’affaire (Keenan, précité, § 92, Younger, décision précitée, et Troubnikov, précité,
§ 70). Enfin, la Cour réaffirme qu’il faut, dans le cas des malades
mentaux, tenir compte de leur particulière vulnérabilité (Keenan,
précité, § 111, et Rivière c. France, no 33834/03, § 63, 11 juillet 2006). Lorsque les
autorités décident de placer et de maintenir en détention une personne atteinte
d’une maladie mentale, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce
que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant
de sa maladie (Fernandes de Oliveira, précité, §
113). S’agissant des risques de suicide en particulier, toujours dans le
contexte d’une personne privée de liberté, la Cour a par ailleurs précédemment
pris en compte divers facteurs afin d’établir l’étendue de l’obligation
positive des autorités de prendre des mesures préventives adéquates (voir, à
cet égard, Fernandes de Oliveira, précité, § 115).
ii. Application au cas
d’espèce
78. La Cour rappelle tout
d’abord que rien dans le
dossier n’indique – ni n’est d’ailleurs
suggéré en ce sens par le
requérant – que le décès de A. a été
provoqué intentionnellement par des tiers. En
l’occurrence, la question se pose plutôt de savoir si les
autorités ont failli à leur obligation positive de protéger la vie du neveu du
requérant compte tenu de sa situation personnelle.
79. Ensuite, la Cour
observe que celui-ci, comme les autorités nationales l’ont
constaté, n’est vraisemblablement pas décédé des suites d’un acte
volontaire d’automutilation mais par l’effet de l’utilisation détournée
d’une substance dangereuse, dont il était entré en possession de manière
régulière. Elle constate par ailleurs que, bien
qu’atteint de troubles du comportement liés à son addiction à l’alcool
et aux drogues, A. n’avait jamais montré de tendances
suicidaires et ne souffrait pas de troubles
mentaux graves (voir, mutatis mutandis, Troubnikov,
précité, § 73, et, a contrario, Fernandes de Oliveira, précité,
§ 124, 31 janvier 2019).
80. Bien que la
victime ne se trouvât pas dans une situation de
vulnérabilité particulière en raison de son état mental, il n’en
reste pas moins, aux yeux de la Cour, que sa toxicomanie chronique, associée à
des troubles du comportement liés à la consommation de
substances addictives et à son état de santé
fragile, faisait d’elle un sujet particulièrement
vulnérable, pouvant demander de ce fait une surveillance
accrue par rapport aux autres détenus. La Cour considère en
effet que le danger découlant de la tendance pathologique à abuser de
substances addictives toxiques et potentiellement létales, tel
le gaz, peut être comparable, dans certaines circonstances, au
risque d’automutilation et de suicide.
81. La Cour
doit donc rechercher si les autorités savaient ou auraient dû savoir
qu’il y avait un risque réel et immédiat de voir A. mettre son
intégrité physique en danger et, dans l’affirmative, si elles
ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour
prévenir ce risque (Keenan, précité, § 93).
82. En l’occurrence, la
Cour constate que les autorités pénitentiaires connaissaient la
situation de A. et sa tendance pathologique à
l’addiction, en raison de
ses nombreuses incarcérations. À cet égard, il y a lieu de
noter que le dossier médical de la prison de Venise décrivait
A. comme étant en besoin constant de substances
psychoactives, malgré le traitement de désintoxication qui lui était
administré. Il y a aussi lieu de relever que le comportement dangereux de
la victime, lié à la consommation de
substances addictives, avait été sanctionné par
les autorités pénitentiaires à maintes reprises (paragraphes 8 et
9 ci-dessus).
83. Cela étant, la Cour
observe que le neveu du requérant était l’objet d’un suivi
constant de la part des médecins de la prison de Venise. Ceux-ci, dès
le début de la détention, avaient mis en place des
traitements de désintoxication à la fois pharmacologique et psychologique.
Des traitements médicamenteux étaient de plus administrés à
A. dans le but de soigner les pathologies dont celui-ci était
atteint.
84. Concernant en
particulier la fibrose myocardique qui avait vraisemblablement
entraîné l’arrêt cardiaque de A., celle-ci avait
été diagnostiquée pour la première fois lors de l’expertise
du 11 septembre 2007, et était donc inconnue des
autorités avant le décès. On ne saurait donc considérer que ces
dernières disposaient d’éléments pouvant les amener à croire que A.
courait, par rapport à tout autre détenu toxicomane, un risque potentiellement
plus élevé de subir des conséquences mortelles de l’usage de drogues et
d’autres substances (voir, mutatis mutandis, Marro, décision précitée,
§§ 43‑44).
85. Pour ce qui est des
précédents comportementaux de la victime, la Cour relève que les
autorités pénitentiaires sont intervenues sans
tarder dans le but d’élucider les circonstances dans lesquelles avaient eu
lieu les épisodes des 18 mars et 12 mai 2005 et qu’elles
ont pris des mesures de précaution concernant notamment les
modalités d’administration des médicaments (paragraphe 8 ci-dessus). Quant
aux faits survenus le 12 mai 2005, à savoir
l’inhalation de gaz par A., rapportée par un agent
pénitentiaire, la Cour observe que le proche du
requérant a immédiatement été pris en charge par un
médecin et qu’une enquête a été menée
par la commission de discipline de la prison. La Cour
ne saurait considérer que les conclusions de
la commission de discipline, motivées à la lumière des
déclarations de l’intéressé et du rapport établi par le
médecin attestant l’absence de signes évidents
d’intoxication au gaz, étaient déraisonnables ou injustifiées et
que les autorités ont eu tort de ne pas mettre en place
des mesures de restriction particulières telles qu’un
accès limité aux cartouches de gaz ou la mise en place d’une
surveillance renforcée.
86. À cet égard, la Cour
rappelle que les autorités doivent s’acquitter de leurs tâches en
respectant la dignité et la liberté de l’homme. Ainsi, la Cour a reconnu que
des mesures excessivement restrictives et susceptibles d’empiéter sur l’autonomie
individuelle de la personne sans justification adéquate peuvent
soulever des problèmes au regard des articles 3, 5 et 8 de la Convention (Keenan,
précité, § 92, et Fernandes de Oliveira, précité, § 112).
87. En outre, il convient
d’observer que A. n’avait montré aucun signe de détresse physique ou
mentale dans les jours ayant immédiatement précédé son décès. De
plus, sa consommation de cartouches de gaz, qui avait toujours
été comparable à celle des autres détenus de la
prison, n’avait pas augmenté au cours de cette même
période (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour en
déduit que les autorités n’avaient aucune raison de craindre un
risque immédiat de voir le neveu du requérant agir de
manière à mettre en péril sa vie ou son intégrité physique.
88. Compte tenu de ce
qui précède, et ayant à l’esprit que l’obligation positive
incombant à l’État doit être interprétée de manière à ne pas imposer aux
autorités un fardeau insupportable ou excessif, la Cour conclut qu’il
n’a pas été établi, d’une part, que les autorités savaient ou auraient dû
savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la
vie de A. et, d’autre part, qu’elles n’ont pas pris
les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles.
89. Partant, il n’y a
pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son
volet substantiel dans les circonstances de l’espèce.
b) Sur l’obligation
procédurale de mener une enquête effective
i. Principes généraux
90. La Cour rappelle que,
lorsqu’il y a eu mort d’homme dans des circonstances susceptibles d’engager la
responsabilité de l’État, l’article 2 de la Convention implique pour
celui-ci le devoir d’assurer, par tous les moyens dont il dispose, une réaction
adéquate – judiciaire ou autre – pour que le cadre législatif et administratif
instauré aux fins de la protection de la vie soit effectivement mis en œuvre et
pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et
sanctionnées (Öneryıldız c. Turquie [GC],
no 48939/99, § 91, CEDH 2004-XII, et Volk c.
Slovénie, no 62120/09, § 97, 13 décembre 2012
91. Dans tous les cas où un
détenu décède dans des conditions suspectes et où la cause de ce
décès est susceptible d’être rattachée à une action ou à une omission
des agents ou des services publics, les autorités ont l’obligation de mener
d’office une « enquête officielle et effective » de nature à permettre
d’établir la cause de la mort et, le cas échéant, d’identifier les
éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition ; il
s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application
effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les
affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, de garantir que
ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur
responsabilité (De Donder et De Clippel, précité, §§ 61
et 85 ; voir, également, Mahmut Kaya c. Turquie,
no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III, İlhan c.
Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000-VII, McKerr c.
Royaume-Uni, no 28883/95, § 148, CEDH 2001-III, Kelly et autres
c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 114, 4 mai 2001, Shumkova c. Russie,
no 9296/06, § 109, 14 février 2012, et Volk,
précité, § 98).
92. L’obligation procédurale
découlant de l’article 2 exige notamment que l’enquête soit menée à terme
avec une célérité raisonnable (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c.
Turquie [GC], no 24014/05, § 178, 14 avril 2015 et Troubnikov,
précité, § 88). Une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit
d’enquêter sur un décès potentiellement causé par l’action ou l’omission
d’agents ou de services publics peut généralement être considérée comme
essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe
de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement
à des actes illégaux (mutatis mutandis, Armani Da
Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 237, 30 mars 2016). Aussi, le simple
passage du temps est de nature non seulement à nuire à une enquête, mais aussi
à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (mutatis mutandis, Mocanu et
autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 337, CEDH 2014
(extraits).
ii. Application au cas
d’espèce
93. En l’occurrence, la Cour
estime que les autorités avaient le devoir de mener une enquête effective sur
les circonstances du décès du neveu du requérant. Celui-ci se trouvait, en
tant que détenu, sous le contrôle et la responsabilité des autorités
pénitentiaires lorsqu’il est décédé dans des circonstances suspectes. L’enquête
était nécessaire, d’une part, pour établir la cause de la mort et pour écarter
la possibilité d’un accident ou d’un acte criminel et, d’autre part, pour
examiner si les autorités étaient d’une quelque manière que ce fût responsables
de ne pas avoir empêché un tel acte (voir, mutatis mutandis, Volk,
précité, § 99, et Castro et Lavenia c. Italie (déc.),
no 46190/13, 31 mai 2016, § 73).
94. La Cour note que le
requérant se plaint d’un manque de célérité et
d’effectivité de l’enquête, ayant déterminé selon lui le classement
des poursuites pour cause de prescription, et, par
conséquent, d’une impossibilité à faire poursuivre les
responsables du décès de son neveu.
95. La Cour
relève que des agents de la police
pénitentiaire sont intervenus sur les lieux immédiatement
après les faits et ont effectué les premières
investigations afin de recueillir tout élément de
preuve pertinent. Le jour même, le
procureur a ouvert une enquête pénale. L’autopsie sur
le corps de la victime a été effectuée le lendemain du décès et a donné lieu
à une première expertise médicolégale, dont le rapport a
été déposé sept mois plus tard.
96. La Cour relève aussi que,
à la lumière des conclusions de cette première expertise, les
investigations ont été orientées dans un
premier temps vers la thèse de la
mort causée par des tiers à
la suite de l’utilisation d’un appareil de dissuasion
à impulsion électrique, au vu notamment de la présence sur le corps de la
victime de blessures compatibles avec une électrocution. Ce
n’est qu’à l’issue d’une deuxième expertise ordonnée par le
parquet le 13 juillet 2006 que les autorités de
poursuite ont opté pour la thèse de
l’intoxication au gaz découlant d’un
acte volontaire de la victime. Cette thèse était par ailleurs
corroborée par les autres éléments recueillis au cours de l’enquête tels
que les témoignages de S.R. et
des différents représentants de l’administration
pénitentiaire, le contenu du dossier
médical et du registre pénitentiaire des sanctions
disciplinaires. La deuxième partie de l’enquête préliminaire, à
compter notamment de la décision du juge des investigations
préliminaires du 1er octobre 2009, a dès
lors été consacrée à la recherche d’éléments pouvant étayer la
thèse de la négligence des représentants de
l’administration pénitentiaire.
97. La
Cour considère tout d’abord que les conclusions
erronées de la première expertise médicolégale concernant la cause du
décès ne sauraient entacher
l’enquête d’ineffectivité (voir, a contrario, Tanlı c. Turquie,
no 26129/95, §§ 150-153, CEDH 2001‑III (extraits)). En
effet, celles-ci ne sont pas le résultat de lacunes dans l’organisation et
la réalisation de l’autopsie et n’ont pas empêché une
analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments
pertinents ainsi que la prise en compte de toutes les pistes
d’investigation envisageables. Par ailleurs, le requérant n’indique
pas de lacunes manifestes dans l’enquête ni ne semble considérer que les
autorités de poursuite ont négligé des éléments essentiels de l’affaire.
98. De plus, la Cour ne perd
pas de vue
que ladite autopsie s’est déroulée en la présence
d’un expert choisi par le requérant, lequel n’a contesté
les conclusions des experts désignés par le parquet à aucun
moment et a soutenu à son tour, pendant la première
phase de l’enquête, la thèse du décès causé par l’action de
tiers en s’appuyant sur ces mêmes conclusions (paragraphe
15 ci-dessus).
99. Concernant la célérité de
l’enquête, la Cour constate que celle-ci a duré sept
ans et sept mois environ. Elle observe ensuite avec le requérant que
l’enquête a notamment connu un ralentissement significatif dans sa
dernière phase, à savoir entre la décision du juge des
investigations préliminaires ordonnant la poursuite des investigations, en
date du 1er octobre 2009, et la deuxième demande de classement
des poursuites, formulée le 25 juillet 2012, bien que des
actes de procédure aient été accomplis pendant cette
période par l’autorité d’enquête (voir paragraphes 24 et 25
ci-dessus).
100. Quoi qu’il en soit, eu
égard au volume des éléments de preuve recueillis au cours des investigations
ainsi qu’à l’activité du parquet et de l’administration pénitentiaire, la
Cour estime que ledit ralentissement ne suffit pas à mettre en cause
l’effectivité de l’enquête dans son ensemble (a contrario, parmi
d’autres, Fernandes de Oliveira, précité, § 139).
101. Quand, en
particulier, à l’extinction de l’action publique, la Cour observe
que le juge des investigations préliminaires, tout en prononçant le
classement des poursuites pour cause de prescription des
faits, a indiqué que les investigations menées
n’avaient pas permis de mettre en lumière des négligences de la
part des autorités pénitentiaires, susceptibles d’engager la
responsabilité des prévenus du fait de leurs actions ou
omissions. Dès lors, rien ne laisse entendre
que la prescription des faits, bien que regrettable, ait
empêché de facto l’accomplissement d’actes d’investigation
essentiels pour la recherche de la vérité ou ait rendu
impossible la condamnation des responsables du
décès de A., en violation des exigences
procédurales de l’article 2 de la Convention. À cet égard, la Cour
rappelle que cette disposition n’implique nullement le droit pour un
requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (Öneryıldız,
précité, § 96) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit
se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée (Özel et autres
c. Turquie, nos 14350/05, 15245/05 et 16051/05, § 187, 17 novembre 2015, et Nicolae Virgiliu Tănase,
précité, § 185).
102. Compte tenu de ce
qui précède, la Cour estime que les autorités italiennes ont agi
avec la diligence requise par le volet procédural de l’article 2 de la
Convention. Elle estime également que le requérant a été suffisamment associé à
l’enquête, au vue notamment de sa participation à certains actes de la
procédure et à la possibilité de s’opposer aux demandes de
classement du parquet (paragraphes 12, 14, 15, 22 et 28). En
outre, le ralentissement observé au cours de celle-ci ne
suffit pas à faire conclure à la responsabilité de l’État défendeur au titre de
l’obligation procédurale découlant pour lui de l’article 2 de la Convention. Partant,
il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet
procédural dans les circonstances de l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à la
majorité, que la requérante Carmela Parziale ne peut se
prétendre « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention ;
2. Déclare, à
l’unanimité, la requête recevable pour autant qu’elle concerne le
requérant Gian Paolo Fabris ;
3. Dit, à
l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de
l’article 2 de la Convention sous son volet substantiel ;
4. Dit, à
l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de
l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.
Fait en français, puis communiqué par
écrit le 19 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du
règlement de la Cour.
Abel Campos Ksenija Turković
Greffier Présidente