Cour européenne des droits de l’homme
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MAGOSSO ET BRINDANI c. ITALIE
(Requête no 59347/11)
ARRÊT
Art 10
• Liberté d’expression • Condamnation
de journalistes pour la publication
d’un article diffamatoire suggérant la passivité de gendarmes dans le cadre de l’assassinat d’un journaliste • Propos litigieux émanant d’une tierce personne et vérifiés sérieusement par les journalistes • Absence de motifs pertinents et suffisants des juridictions internes • Sévérité des sanctions
STRASBOURG
16 janvier 2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Magosso et Brindani c. Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Krzysztof Wojtyczek, président,
Aleš Pejchal,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Raffaele Sabato, juges,
et de Abel Campos, greffier de
section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil
le 10 décembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté
à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire
se trouve une requête (no 59347/11) dirigée contre la République italienne et
dont deux ressortissants de
cet État (« les requérants »),
M. Renzo Magosso (« le premier requérant ») et M. Umberto Brindani (« le deuxième
requérant »), ont saisi la Cour le 16 septembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les
requérants ont été représentés par Me M.Z. Volpi,
avocat à Milan. Le gouvernement
italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora,
et son coagent, Mme M. Aversano.
3. Les
requérants alléguaient en particulier que leur condamnation pour diffamation prononcée par les tribunaux internes
avait emporté violation de leur droit à la liberté d’expression.
4. Le 1er septembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE
L’ESPÈCE
5. Les
requérants sont nés respectivement en 1947 et en
1958 et résident à Milan. À l’époque des faits, le premier requérant était journaliste à l’hebdomadaire Gente,
et le deuxième requérant était directeur responsable de ce journal.
A. Le contexte
de l’affaire
6. Le 28 mai 1980, le journaliste Walter Tobagi fut
tué par un groupe
terroriste d’extrême gauche dénommé
« Brigade 28 mars ». Le leader du groupe, M. B., fut arrêté vers la fin de septembre 1980. Quelques jours après son arrestation, il décida de collaborer avec les enquêteurs
et passa aux aveux. Tous les membres du
groupe furent arrêtés et condamnés.
7. En juin
1983, le président du Conseil de l’époque, Bettino Craxi, déclara
publiquement que, quelques mois avant
la mort de Walter Tobagi, les carabinieri avaient reçu de la part d’un informateur (informatore) des
renseignements sur une action terroriste visant le journaliste. Quelques mois plus tard, le ministre de l’Intérieur
de l’époque, en réponse à une question
parlementaire, rendit
public un rapport du 13 décembre
1979, rédigé par le brigadier
D.C., dans lequel le projet de séquestrer ou d’assassiner
Walter Tobagi était évoqué,
et révéla le nom de l’informateur. Le ministre rappela que l’activité des carabinieri devait
être considérée, dans ce contexte, de police judiciaire impliquant une subordination hiérarchique à l’égard de l’autorité judiciaire et l’obligation de l’informer du rapport.
B. La parution
de l’article de presse litigieux
et la procédure pénale diligentée contre les requérants
8. Le 17 juin
2004, le premier requérant signa
un article portant sur l’assassinat de Walter Tobagi, intitulé
« Tobagi pouvait être
sauvé » et accompagné des sous-titres suivants : « Sur l’assassinat
du journaliste, ils m’ont dit :
« Taisez-vous ! » » ;
« En exclusivité, le récit
du sous-officier des carabinieri qui, six
mois avant le crime, a dévoilé le plan et donné les noms des
terroristes « J’ai expliqué au chef d’état-major ce que je savais, il n’a rien fait » » ; « « Même
[le général Dalla Chiesa, chef de l’unité de coordination de la lutte contre le terrorisme à Milan et dans le
nord de l’Italie à l’époque de l’assassinat
de Walter Tobagi] est isolé » dit le général [N.B.] à Gente » ;
« Le capitaine [A.] a choisi de s’en aller en démissionnant – il était un personnage de premier plan au sein de la section antiterroriste
du général
Dalla Chiesa. Le brigadier D.C. était à ses ordres : lorsque [A.] a démissionné, les ennuis ont
commencé ».
9. Dans
son article, le premier requérant
rapportait tout d’abord les déclarations de D.C., ancien brigadier des carabinieri de
la section antiterroriste de Milan. D’après ces déclarations,
quelques mois avant le crime, D.C. avait obtenu de la part d’un informateur des renseignements sur un possible projet d’attentat ayant pour cible
Walter Tobagi. Toujours selon
ces déclarations, D.C. avait donné les
noms des suspects à ses supérieurs et ces derniers lui avaient ordonné de rédiger un rapport anonyme.
10. Le premier requérant rapportait ensuite les affirmations
d’un autre ancien officier du corps des carabinieri,
le général N. B., adjudant du général Dalla Chiesa. Dans ses déclarations
faites au premier requérant, le général N.B. avait indiqué avoir
informé son supérieur que les capitaines
A.R. et U.B. le tenaient à l’écart
des activités d’investigation des carabinieri de
Milan et en référaient directement
à leurs supérieurs directs.
11. L’introduction
de l’article était, en ses parties pertinentes, ainsi rédigée :
« Le journaliste
Walter Tobagi a été tué
alors qu’il se battait pour empêcher la prise de contrôle du Corriere della Sera [le quotidien où
Walter Tobagi travaillait] par la loge maçonnique « P2 »[1] et faire la lumière sur les mystères de l’affaire
« Aldo Moro » [tué par les
« Brigades Rouges » le 9 mai 1978].
Grâce aux révélations
de l’ancien brigadier des carabinieri [D.C.],
nom de code « Ciondolo »,
maintenant nous savons que Tobagi aurait pu être sauvé.
Après la mort du journaliste, la haute hiérarchie du corps
[des carabinieri] a ordonné
[à D.C.] de se taire.
Ensuite, les déclarations
du général [N.B.] nous ont appris que
le général Dalla Chiesa n’avait pas le contrôle
de la section antiterroriste de Milan, alors que l’Italie
entière voyait le général comme l’homme de la lutte antiterroriste.
Au contraire, lui et le général [N.B.] ne recevaient plus
les rapports d’opération [de
la section de Milan], qui finissaient
entre les mains d’officiers membres de [la loge] P2.
Cela ne veut pas dire que l’Arma des carabinieri était
sous le contrôle de loges secrètes : des hommes
de valeur comme
Dalla Chiesa, le général [N.B.], le capitaine [A.] et « Ciondolo » portaient l’uniforme.
Aujourd’hui, plusieurs années après les
événements, il est juste de
reconnaître et de rétablir
la vérité :
l’autocritique est un remède
utile, même dans un corps sain. Gente se
limite à une simple constatation : dans les années
soixante, on parlait d’un
coup d’État raté, dans un scénario beaucoup moins abouti que celui
décrit par le général
[N.B.].
Aujourd’hui, il nous semble légitime de demander : que s’est-il vraiment passé dans l’Arma pendant « les
années de plomb » ? »
12. Le texte de l’entretien
s’ouvrait avec les propos de l’ancien brigadier D.C. :
« Le général [G.R.] m’a convoqué au commandement
général de l’Arma et m’a dit, en présence des capitaines [A.R.] et [U.B.], que « ce que nous nous sommes dit
ici sur l’assassinat de
Walter Tobagi doit rester
secret. C’est un ordre ».
(...) Quelques
mois après, j’ai reçu un éloge
solennel (encomio solenne) pour mon activité au
sein de la section
antiterroriste de Milan (...) ».
« L’ancien brigadier nous parle depuis une île perdue dans
l’océan. Son nom de code, du temps de la section antiterroriste de Milan, était
« Ciondolo ». Six mois
avant l’assassinat
de Tobagi, [D.C.] a donné à ses
supérieurs directs, les capitaines [A.R.] et [U.B.], les noms et prénoms
des personnes qui projetaient l’action. (...) il a ressenti
le devoir de raconter
à Gente ce qu’il savait,
jusqu’au bout : « Je le fais par amour pour l’Arma, que j’ai eu l’honneur
de servir, certainement pas
pour de l’argent ou pour me
mettre en lumière. Je parle
par devoir de vérité, après avoir souffert
de manière injuste pendant ces années ». « Ciondolo »
nous révèle des faits bouleversants, à ce jour inconnus, sur l’affaire Tobagi : comme la dramatique confrontation avec le général [G.R.]. Il s’attendait
l’ouverture d’une enquête judiciaire : à l’opposé, sur l’affaire Tobagi tomba le silence.
(...) L’assassinat
[de Walter Tobagi] a été revendiqué
par le groupe « Brigade 28 mars »,
qui comptait parmi ses membres [M.B].et [P.M.], condamnés puis rapidement libérés sur le fondement de la loi sur les « repentis » (pentiti) :
leurs confessions ont permis l’arrestation
et la condamnation de plus d’une centaine
de terroristes.
Ce que « Ciondolo » nous révèle
est en réalité la suite incroyable
de la reconstitution des événements que l’ex-capitaine des carabinieri [A.]
et moi-même avons décrits dans l’ouvrage Les cartes de Moro. Pourquoi Tobagi ? [paru en
2003]. En se fondant sur ce livre, Rai
– Educational [une des chaînes de la télévision publique] a réalisé une émission qui a fait beaucoup de bruit. (...)
Mais continuons
dans l’ordre. Nous sommes en janvier 1979, « Ciondolo » connaît
un individu proche de la mouvance terroriste, R.R., nom de
code « le Facteur », [actif
dans la zone de Varèse]. Les
révélations [de cet individu] ont contribué
à l’arrestation de plusieurs
terroristes, à l’identification
de planques et à la saisie d’armes et d’explosifs.
[« Ciondolo »] raconte :
« Au fur et à mesure, [« le Facteur »] est devenu un informateur d’une importance et
d’une crédibilité énormes. Puis, vers la fin de [l’année] 1979, il m’a dit qu’un projet d’assassinat de Walter Tobagi existait.
Il m’a aussi donné les noms des
exécuteurs. Nous étions informés d’un projet similaire prévu par « Prima Linea », mais « le
Facteur » m’a parlé d’autres individus. Je pensais que [j’allais
pouvoir transmettre] ces révélations très importantes à mon chef direct, le capitaine [A.], mais il venait de
démissionner de l’Arma.
J’en ai parlé aux capitaines [A.R.] et [U.B.].
[Ces derniers] m’ont ordonné d’écrire
un rapport anonyme : nous de l’Antiterrorisme
ne pouvions pas signer les rapports pour éviter de devoir témoigner en tribunal. Je m’attendais à [devoir] intervenir
d’un moment à l’autre. (...).
En mai 1980, le journaliste
[G.P.] (...) s’est fait tirer
dessus. J’ai cru que les hommes
de l’Antiterrorisme allaient
[lui] demander [d’établir]
un portrait-robot des agresseurs, mais il n’en a rien été. Ils auraient
pu identifier les membres de la « Brigade 28 mars ».
La preuve en
est que, quelques jours après, le 28 mai, (...) les terroristes ont assassiné Walter Tobagi. À l’époque, je m’occupais d’écoutes téléphoniques ;
c’est donc avec grande stupeur que je me suis aperçu, seulement
une semaine après les faits, qu’ils
avaient mis sur écoute les individus
que j’avais signalés six mois
auparavant (...). Donc, les noms (...) n’avaient pas été
oubliés.
En septembre,
[M.B].a été arrêté. Il a décidé de parler et a permis l’arrestation de centaines de terroristes. Entretemps, j’avais été transféré
à la frontière avec la Suisse : « transfert de précaution »,
formule habile pour ne pas
dire « punition ».
Trois ans après
[en 1983], le procès à [M.B.] et complices
désormais terminé, ma note
est découverte : le ministre de l’Intérieur
de l’époque a confirmé officiellement
l’existence de ma note après
que des extraits
de celle-ci eurent paru dans le quotidien [du parti socialiste] L’Avanti !.
J’ai été convoqué
en urgence à Rome, au commandement général de l’Arma.
J’y ai retrouvé les capitaines [A.R.] et [U.B.].
Nous avons été reçus par le général [G.R.], qui
m’a demandé : « C’est toi qui as donné ce document
confidentiel sur Tobagi à L’Avanti !,
n’est-ce pas ? », « Non, mon général ». Et puis : « Concrètement, ce rapport, tu l’as
transmis à qui ? ». J’ai
répondu :
« Aux capitaines
ici présents : j’ai communiqué les noms des
terroristes que j’avais mentionnés dans mes notes réservées ». Le général m’a ordonné de maintenir le secret
sur cette rencontre. »
À ce stade, Gente a
pris contact avec le général [N.B.]. Nous lui avons montré les
déclarations de « Ciondolo ».
[Le général] n’a pas été surpris.
« J’ai dit clairement au général Dalla Chiesa, au début de [l’année] 1980, que nous avions été exclus
du circuit de transmission des rapports de [la section]
antiterroriste de Milan. Je m’étais aperçu que désormais
les capitaines [A.R.] et
[U.B.] répondaient uniquement
aux colonels [M.] et [P.] (ces derniers appartenaient
à la loge « P2 »).
C’était clair, [M.] et [P.] opéraient avec l’accord du
commandement territorial et
avec l’aval du commandement général de Rome.
Dalla Chiesa a répondu avec amertume :
« Les politiques,
le ministre [R.] en tête, m’ont nommé à la direction (...) La chose n’a pas plu au
commandement général (...).
Nous sommes dans un étau :
à Milan, ils veulent
diriger l’antiterrorisme avec
les forces locales, c’est-à-dire avec des officiers qu’ils
considèrent comme plus dignes de confiance que nous. Mes mains
sont liées. J’ai les politiques
de mon côté, mais j’ai contre moi
beaucoup de monde dans l’Arma.
Cher [N.B.], fais ton rapport si tu estimes cela opportun ». Je l’ai fait, j’ai dénoncé les
officiers qui étaient soupçonnés d’appartenir à la loge P2.
Depuis, ma carrière a été bloquée. J’ai
été puni et transféré (...) En 1992, j’ai appris (...) qui était l’auteur du rapport [qui avait été rédigé]
contre moi : le général [G.R.]. ».
Le même qui avait ordonné à [D.C.] de se taire sur l’affaire Tobagi. »
13. À une date non précisée, le capitaine A.R. et la
sœur d’U.B., ce dernier étant
décédé en 2002, déposèrent
une plainte contre D.C. et les deux requérants.
14. Le 22 mars
2006, le juge des investigations préliminaires renvoya les requérants
devant le tribunal de Monza
du chef de diffamation par voie de presse (diffamazione a mezzo stampa),
aggravée par l’attribution
de faits déterminés.
15. Quant à D.C.,
il fit l’objet de
l’ouverture d’une procédure pénale
distincte, et il fut condamné, par un jugement rendu le 22 septembre 2008 par le
tribunal de Monza, à payer
une amende de 1 000 euros
(EUR) et à réparer le préjudice
moral subi par A.R. et la sœur
d’U.B.
16. Par un jugement du 20 septembre 2007 (déposé le 18 décembre 2007), le tribunal de
Monza déclara les requérants coupables de diffamation et leur infligea une amende, d’un montant de 1 000 EUR pour le premier requérant et de 300 EUR pour le deuxième
requérant. Il condamna conjointement les intéressés au règlement
des frais de procédure et ordonna la publication d’un extrait du jugement dans
l’hebdomadaire Gente et dans le quotidien Corriere della Sera.
Les requérants furent également condamnés à verser 120 000
EUR au capitaine A.R. et
90 000 EUR à la sœur d’U.B., pour dommage moral, ainsi qu’à régler 20 000 EUR au titre des
frais de procédure engagés par ces derniers.
17. Le tribunal
de Monza motiva sa décision comme
suit :
« (...) La gravité des infractions ne fait aucun doute
et la portée diffamatoire
de l’article est particulièrement
grave compte tenu du rôle des
deux officiers des carabinieri, serviteurs
de l’État dont l’honnêteté
et la moralité représentent
des valeurs fondamentales.
En l’espèce,
on ne saurait invoquer comme circonstance atténuante l’exercice du droit de chronique.
(...) En particulier, les faits présentés : doivent avoir un intérêt objectif pour l’opinion publique
(principio della pertinenza), doivent
être exposés de manière correcte et objective (principio della continenza) et,
surtout, doivent être vrais, c’est-à-dire rigoureusement correspondants à des faits réels
(principio della verità).
Quant au principe de contenance (principio della continenza)
(...), en l’espèce, le caractère
volontairement « sensationnel » (scandalistico) de l’article, lequel commence par la photo du journaliste assassiné, le résumé brut de son contenu présenté dans le titre et les sous-titres,
ainsi que la narration qui ne laisse pas de place à des hypothèses alternatives, constituent des éléments qui transcendent, certainement, les caractéristiques d’une information sereine
et objective. En outre, le rapprochement (...) des officiers A.R. et U.B. (...) avec
d’autres événements étrangers à « l’affaire Tobagi »
et marqués dans le
sentiment commun d’une valeur
négative, tels que l’implication d’officiers des carabinieri dans la loge maçonnique
« P2 », (...) est en soi doté d’une portée diffamatoire autonome.
Le journaliste
n’a pas non plus respecté les limites de la vérité (principio della verità), en se référant à des faits qui ont été
démentis par plusieurs éléments obtenus au cours du
procès. Tout d’abord, la version donnée par D.C. est en contradiction avec les déclarations des diffamés (...). En outre, la version présentée par le journaliste est
en contraste avec le rapport de D.C. de décembre 1979 (...), qui indiquait
que « d’après
« le Facteur », F. et les
autres auraient abandonné le projet de commettre des actions à Varèse,
mais ils auraient programmé une action à Milan (...) il s’agissait
de reprendre un vieux projet des F.C.C. (Formazioni Comuniste Combattenti)
(...) « Le Facteur » estimait
qu’aurait été en préparation l’enlèvement de
Walter Tobagi ou un attentat
contre celui-ci (...), la
zone où le groupe est actif devrait être
celle (...) où Tobagi habitait.
(...)».
Contrairement à ce que l’on peut lire dans l’article (...), dans son rapport,
D.C. ne donnait pas les noms [des
terroristes impliqués]
(...) Le rapport a un contenu
vague. (...) En tous cas, le fait bien
connu à l’époque que Tobagi était une des cibles
potentielles du mouvement terroriste réduit l’importance des révélations du rapport. (...)
Le caractère superficiel du rapport est reconnu par D.C. lui-même, qui a déclaré, [dans le cadre du procès
pénal pour diffamation ouvert à son encontre], (...) que d’autres rapports, plus détaillés et précis, avaient été transmis
à ses supérieurs. De ces rapports il n’y a aucune trace au
dossier et D.C. lui-même a déclaré
ne pas en posséder une
copie.
La version des faits présentée
dans l’article est également en contradiction avec ce qu’a déclaré
l’informateur, « le Facteur » (...), et avec les déclarations faites par le responsable principal (...) au cours du procès
sur l’assassinat de Tobagi.
(...) [il ressort]
de la lecture de l’article que son auteur ne s’est pas limité à rapporter
ce que D.C. lui avait appris, mais qu’il a au contraire
adhéré à la thèse de l’inactivité volontaire des officiers. (...) Au cours de son interrogatoire lors de
l’audience, l’accusé [le premier requérant]
a confirmé la véracité de
l’article, se référant à ses longues recherches
menées préalablement à la publication de son ouvrage Les cartes de Moro. Pourquoi Tobagi ?. En
l’espèce, le journaliste
n’a procédé à aucune vérification de la fiabilité de
sa source. D’ailleurs, on ne saurait
considérer D.C. comme fiable (...) [le premier requérant]
a par ailleurs admis ne pas avoir pris
contact avec U.B. (décédé avant la publication de l’article) avant de publier son livre (...) Il a en outre admis ne pas avoir
véritablement essayé de prendre contact avec A.R., et n’a pas sérieusement justifié cette omission (le fait de ne pas avoir pu le joindre
au téléphone à son bureau au palais de justice n’est pas plausible) (...) »
18. Les requérants interjetèrent appel, en demandant aussi la réunion de leur procès et de celui ouvert contre
D.C.. Dans leur recours, ils
alléguaient, en invoquant
l’exercice du droit de chronique (diritto di cronaca),
que le tribunal avait ignoré les
éléments prouvant que les déclarations
de D.C. avaient été vérifiées. Ils soutenaient que, à la lumière des éléments objectifs
examinés, ils avaient pu conclure
en bonne foi que les déclarations de D.C. pouvaient être crédibles et correspondre à une « vérité putative » (verità putativa).
19. Les requérants énuméraient ensuite les vérifications
effectuées, mettant en avant que le premier requérant, en tant que journaliste travaillant au sein du même
groupe éditorial que Walter Tobagi, aurait été un témoin privilégié
des événements, aussi le directeur du quotidien de
Walter Tobagi lui aurait-il demandé, à la suite de l’assassinat,
d’enquêter et de prendre contact avec ses
sources parmi les carabinieri pour
vérifier les confidences qu’il avait reçu
du général
Dalla Chiesa, selon lesquelles
l’auteur de l’assassinat était déjà connu
par les forces de l’ordre.
Grâce à ses contacts
dans les carabinieri,
il fut le seul journaliste, à la suite de l’arrestation
de M.B. et quelques jours avant
qu’il ne formule ses aveux, à publier un article désignant celui-ci comme probable auteur de l’assassinat et que l’activité d’investigation se poursuivait dans la zone de
Varese, là où « le Facteur » était actif. À cet égard,
les requérants ajoutaient que, selon la version officielle, les enquêteurs avaient déclaré que, avant
les aveux de M.B., ils ne disposaient d’aucune preuve contre
ce dernier.
Ils indiquaient ensuite qu’à quelques
jours du crime, les carabinieri avaient demandé l’autorisation de mettre sur écoute quatre lignes
téléphoniques, dont celle utilisée
par M.B. et sa concubine et celles de deux autres membres
du groupe terroriste « Brigade 28 mars ». À l’époque, le premier requérant
avait rencontré le capitaine U.B., qui lui avait parlé de la « piste
M.B. » et d’une expertise graphologique réalisée sur un document manuscrit rédigé par M.B. Encore,
ils rappelaient qu’en 1978, M.B. et « le Facteur »
faisaient partie du même groupe
terroriste nommé « F.C.C. » (Formazioni Comuniste Combattenti)
qui avait essayé d’enlever Walter Tobagi.
Selon les requérants,
le fait que parmi les différentes
groupes et organisations terroristes actives à l’époque, les carabinieri avaient
pu cibler si rapidement leurs efforts sur M.B. et ses complices, faisait raisonnablement penser que la version de D.C. était crédible et que les carabinieri avaient pu disposer
d’autres éléments inconnus au public.
20. Encore, en ce qui concernait la chronologie des faits, les
requérants indiquaient que, s’il était
vrai que le groupe terroriste avait choisi son nom à la suite d’un épisode qui avait eu lieu le 28 mars
1980, il était également vrai que M.B. et une partie du groupe
était déjà actif en 1979 sous une autre appellation (Guerriglia Rossa).
Enfin, quant aux déclarations du « Facteur »
qui a nié d’avoir fait les noms
à D.C., les requérants soutenaient que ce dernier ne voulait, après la déclaration du ministre de l’Intérieur le désignant publiquement comme l’informateur des carabinieri,
ni s’exposer, sa collaboration
avec les carabinieri étant encore active en 1983, ni courir le risque de subir des représailles de la part du milieu terroriste.
21. Par un arrêt du 3 novembre 2009 (déposé le 30 décembre 2009), la cour d’appel de Milan débouta les requérants et l’ancien brigadier D.C., la procédure concernant ce dernier ayant dans l’intervalle été jointe à celle visant les premiers. La cour d’appel jugea
que :
« (...) l’article (...) est indiscutablement diffamatoire,
(...) suggérant en substance
aux lecteurs une inactivité volontaire de la part
[de deux officiers] (...)
il est à relever qu’en l’espèce le principe de vérité des faits relatés
(principio di verità dei fatti narrati) a été enfreint. (...).
(...) Tobagi avait été identifié
comme une des possibles cibles (...) et le
rapport présenté le 13 décembre
1979 par Ciondolo était marqué
de généricité (...) une conjecture
du « Facteur »
simplement hypothétique,
tout comme il est également
prouvé que l’assassinat fut projeté après mars
1980 (...). Cet élément est
aussi prouvé par le jugement de la cour d’assises d’appel [rendu dans le cadre
du procès sur l’assassinat de Tobagi] (...).
[D.C.] a donc présenté pour vrais des faits qui étaient
faux (...).
Quant à l’article du [premier requérant], il convient de relever [son] défaut de véracité et le manque
de vérification des éléments publiés, mais aussi le choix de ne pas informer les
personnes concernées et la volonté manifeste de présenter
sur un ton « sensationnel » (scandalistico)
des faits et circonstances comme la seule vérité possible,
la seule reconstitution possible des faits,
sans indiquer aux lecteurs l’existence d’une autre vérité judiciairement
établie de manière définitive, dont le journaliste était à connaissance. Le tout aggravé par l’insertion de commentaires personnels, de titres et sous-titres soulignés en gras.
(...) La circonstance
atténuante [de l’exercice] du droit de chronique
n’est pas applicable, d’autant [moins] que la volonté du journaliste est intentionnellement diffamatoire
(...).
[Les deux requérants] n’ont opéré aucune
vérification (...) »
22. La cour d’appel confirma ainsi la décision de première instance et condamna les requérants et D.C. à verser aux parties civiles la somme provisionnelle de 120 000 EUR, à titre
de réparation partielle du préjudice causé,
et la somme de 6 500 EUR pour les frais et dépens. Elle renvoya au juge
civil la question de la détermination exacte du préjudice moral.
23. Les requérants se pourvurent en cassation. Dans le cadre de leur pourvoi,
ils soutenaient avoir respecté leur obligation de vérifier la véridicité des affirmations de D.C. Ils affirmaient que les déclarations
de D.C. présentaient des faits nouveaux, indiscutablement d’intérêt général et dignes d’être connus du public, qui n’avaient pas encore fait l’objet d’un procès.
Ensuite, ils critiquaient
l’appréciation faite par la
cour d’appel de Milan, en
ce qu’elle aurait été fondée de manière
erronée sur des faits censés avoir
été établis au cours d’autres
procès [le procès visant à identifier les responsabilités de« Tobagi » et celui, classé sans suite, visant à déterminer qui, en 1983, avait informé le président du Conseil Craxi du rapport de D.C.].
Puis, ils énuméraient
les vérifications effectuées. Parmi les éléments fournis,
il figurait en particulier
un document qui décrivait les investigations effectuées par les carabinieri à
la suite de l’assassinat de
Walter Tobagi et qui avait été transmis au
général N.B. Il était notamment indiqué qu’une semaine après l’assassinat
de Tobagi, le 5 juin 1980, la
filature de M.B. avait commencé.
24. Par un arrêt du 23 novembre 2010 (déposé au greffe le 28 mars 2011), la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants,
confirmant ainsi la condamnation au paiement de la somme provisionnelle de 120 000 EUR, et les condamna, ensemble avec D.C., à verser aux parties civiles 7 000
EUR, pour frais et dépens.
Elle se prononça comme suit :
« (...) Cette reconstitution
des faits – intrinsèquement discréditant et
immorale sur le plan humain, déloyale
sur le plan institutionnel et criminelle
sur le plan juridique – a puisé
sa source première [dans les
déclarations de] l’ancien brigadier
[D.C.], a trouvé son instrument
de diffusion dans [la personne du premier requérant], qui l’a partagée et
mise en relief, et a été publiée dans l’hebdomadaire Gente, dont le directeur
a omis de procéder au contrôle préventif
prévu par la loi.
Les juges du
fond sont parvenus à une série de conclusions
(conclusioni processuali) qui réfutent la
thèse de l’exceptionnelle capacité d’investigation de
[D.C.] et de l’incapacité [d’investigation]
des deux victimes de diffamation (...)
Le rapport [de D.C.] ne relevait rien de nouveau aux investigateurs (...) « le Facteur » a exclu d’avoir annoncé
à D.C. l’assassinat de Tobagi (...) la
source du « Facteur »
a exclu d’avoir fait des déclarations
sur l’assassinat (...).
(...) En ce qui concerne le journaliste, ce dernier a diffusé
une information d’une portée diffamatoire
évidente, préjudiciable à
[A.R.] et à la mémoire de
[U.B.], montrant sa volonté
de nuire aux officiers de l’Arma par l’omission
totale de contrôle de la véracité
de ces graves accusations. Ce contrôle pouvait et devait être fait par [le premier requérant] en interpellant les intéressés et les sources institutionnelles
(...), compte tenu du violent impact (...) [que pouvaient avoir]
des affirmations faites au détriment
d’officiers des forces de l’ordre, présentés aux citoyens
comme coresponsables dans un assassinat d’origine
terroriste (...) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
25. L’article 57 du code pénal (CP), intitulé « Délits
commis par voie de presse », prévoit
ce qui suit :
« Sans préjudice de la responsabilité de l’auteur de la publication et en dehors des cas de complicité, tout directeur ou directeur
adjoint responsable du contenu de la publication qui omet d’exercer le contrôle nécessaire à
la prévention de la commission
d’une infraction pénale par
voie de presse est puni
pour négligence, si l’infraction
est commise, de la peine prévue
pour ladite infraction réduite dans une proportion non supérieure à un tiers. »
26. En ses
parties pertinentes en l’espèce,
l’article 595 du CP se lit ainsi :
« 1. Quiconque
(...) porte publiquement atteinte
à la réputation d’autrui (offende l’altrui reputazione) est
puni d’une peine pouvant aller jusqu’à
un an d’emprisonnement ou
d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 032 EUR.
2. Si l’infraction
consiste en l’attribution d’un fait
déterminé, la peine d’emprisonnement peut aller jusqu’à deux
ans et l’amende jusqu’à 2 065 EUR.
3. Si l’infraction
est commise par voie de presse (...), la peine d’emprisonnement est de six mois à trois
ans et l’amende non inférieure à 516 EUR.
4. Les
peines sont augmentées si l’infraction est
commise envers un corps politique, administratif ou judiciaire, ou envers l’un de ses représentants (o
ad una sua rappresentanza) (...) »
27. L’article
13 de la loi sur la presse no 47 du 8 février 1948 (« la loi sur la
presse »), publiée au
Journal officiel no 43 du
20 février 1948, est ainsi libellé :
« Lorsque l’infraction de diffamation est
commise par voie de presse et consiste en l’attribution d’un fait spécifique, l’auteur peut être puni
d’une peine d’emprisonnement
allant de un an à six ans et d’une amende non inférieure à cent mille lires
[51,65 EUR] »
28. Dans
son arrêt no 37140/2001 (publié
le 16 octobre 2001), en chambres
réunies, la Cour de cassation a fixé les principes en matière de responsabilité pénale des journalistes
qui publient un entretien dans lequel des
propos diffamatoires sont tenus par l’interviewé (voir aussi, parmi beaucoup
d’autres, les arrêts nos 6911/16, 18889/16 et 2929/18).
Elle a dit que :
« (...) le fait d’avoir repris « à la
lettre » les déclarations
rendues par la personne interviewée, lorsque celles-ci ont un contenu objectivement offensif ou diffamatoire,
n’implique pas l’application du droit de chronique.
Le journaliste
peut toutefois invoquer le droit de chronique lorsque l’entretien répond en tant que telle,
en relation à la qualité des
sujets impliqués, au sujet de discussion
ou au plus général contexte de l’entretien, à l’intérêt du public à recevoir
l’information, l’emportant sur la position subjective individuelle. Dans ce cas, le journaliste pourra invoquer le droit de chronique même en cas de propos offensifs
de l’interviewé, lorsque l’entretien assume le caractère
d’un évènement d’intérêt
public, par exemple lorsque
la personne interviewée occupe une fonction publique de relief ou est bien connue
dans un environnement précis
(...) ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE
DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
29. Les
requérants allèguent que les décisions
internes prises contre eux ont
entraîné une ingérence dans leur droit
à la liberté d’expression qui, selon
eux, n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Ils voient dans
cette ingérence une violation de l’article 10 de la
Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice
de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis
à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues
par la loi, qui constituent
des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité
territoriale ou à la sûreté
publique, à la défense de
l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits
d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir
l’autorité et l’impartialité
du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
30. Le Gouvernement
soulève une exception de tardiveté de la requête. Il soutient notamment que la décision interne définitive est datée du 28 mars 2011 et qu’il n’est pas établi que les
requérants ont introduit leur requête le 16 septembre 2011.
31. Les
requérants contestent cette thèse. Ils
indiquent notamment qu’ils ont saisi
la Cour le 16 septembre
2011, cette date correspondant
d’après eux à la date d’envoi de leur requête. À l’appui de leurs dires, ils fournissent
une copie des documents prouvant que la requête a été envoyée
le 16 septembre 2011 et, selon
le récépissé du recommandé avec accusé de réception, reçue le 22 septembre 2011 par le
greffe de la Cour.
32. La Cour
rappelle que le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la
Convention court à compter de la date de la décision interne définitive (dies a quo), à savoir
la date à laquelle le requérant
a effectivement pris connaissance de la décision en question (voir, parmi beaucoup d’autres, Sabri Güneş c. Turquie [GC],
no 27396/06, § 60, 29 juin 2012).
Elle rappelle également que la date à prendre en considération pour le calcul du respect du
délai de six mois (dies ad quem) est celle de l’introduction
de la requête ou celle de
son envoi, le cachet de la poste faisant
foi, conformément à l’article 47 § 6 a) de son règlement,
et non pas celle du cachet
de réception apposé sur la requête (Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 117, CEDH 2015).
33. En l’occurrence,
la Cour observe que la décision interne définitive est l’arrêt de la Cour de cassation, déposé le 28 mars 2011. Après examen des
pièces produites par les intéressés, elle note que l’enveloppe contenant la requête a été expédiée le 16 septembre 2011, date du cachet de
la poste italienne. Dès lors, la Cour estime que la requête
a bien été introduite dans les six mois
à compter de la date de la décision
interne définitive.
34. Partant,
elle rejette l’exception du Gouvernement.
35. Constatant
que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens
de l’article 35 § 3 a) de la
Convention et qu’elle ne se heurte
par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité,
la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments
des parties
36. Les
requérants rappellent que le but de la présente requête n’est pas celui d’établir
si les déclarations de D.C.
étaient vraies mais de déterminer si le journaliste avait le droit/devoir d’informer l’opinion publique et
l’opinion publique le droit
d’être informée, et si les raisons adoptées
par les juges internes étaient pertinents et suffisants pour justifier leur condamnation.
Ils soutiennent que, au cours
de la procédure interne, il n’a été
tenu compte ni des vérifications effectuées, établissant à leurs yeux la crédibilité
de leur source et de ses déclarations, ni de leur bonne foi dans la présentation
d’une version des faits qu’ils disaient
être crédible et
alternative à celle que les
tribunaux avaient établie en se rapportant essentiellement au « procès Tobagi » (notamment l’arrêt de la cour d’assises de Milan du 28 novembre 1983). De plus, ils
se prévalent de la question
d’intérêt général exposée dans l’article.
37. Les
requérants indiquent ensuite que leur
condamnation a été largement traitée au niveau national : une question parlementaire (interrogazione parlamentare)
a été présentée au gouvernement ; deux communiqués de presse, l’un du Conseil national de l’ordre des journalistes
et l’autre de la Fédération
nationale de la presse italienne
(« la FNSI »), ont déploré
l’existence d’une atteinte
à la liberté de la presse ; de nombreux journaux ont repris
la version de l’article litigieux et ont amplement analysé le rôle de la presse. Les intéressés reproduisent en particulier un éditorial commentant l’arrêt de la Cour de cassation, signé par un magistrat expert en antiterrorisme. Aux dires des
requérants, ce magistrat a
en particulier relevé que la déclaration faite par D.C. lors du procès à propos
de l’existence d’autres
notes mentionnant les noms des terroristes
aurait dû amener les juges
ou le parquet à obtenir des carabinieri la communication
du dossier complet relatif à « le Facteur »
l’informateur de D.C. Toujours
à leurs dires, d’après ce magistrat, leur condamnation était contraire à la jurisprudence interne consolidée selon laquelle, si un journaliste rapportait fidèlement les déclarations d’un individu et si
l’histoire relatée était plausible et d’intérêt public et méritait d’être approfondie, le journaliste en question ne devait alors pas répondre
de l’infraction de complicité
de diffamation car il exerçait
son droit de chronique.
38. Les
requérants critiquent enfin l’effet combiné
des amendes pénales, du montant
de la provision sur les dommages-intérêts accordée aux parties civiles et de la
somme à laquelle ils ont été condamnés
au titre des frais de procédure
en ce qu’il serait déraisonnablement disproportionné
et contraire à la jurisprudence
de la Cour. Ils indiquent que l’indemnité pour dommage moral était trop élevée
par rapport à leur situation financière
et qu’elle a donc été versée par l’hebdomadaire, mais qu’ils restent solidairement responsables et sont théoriquement redevables à l’égard de la société d’édition.
39. Le Gouvernement
réplique que l’article avait une portée diffamatoire indiscutable et que la procédure interne a permis d’établir que les
requérants avaient agi sans
respecter le devoir qui aurait été le leur
de présenter des informations précises et crédibles, d’agir de bonne foi et
de respecter la déontologie
de la profession de journaliste.
Il dit en particulier que les juges
internes ont apprécié avec diligence les faits à l’origine de
l’affaire, dans le respect des principes découlant
de la jurisprudence de la Cour
en la matière.
40. Le Gouvernement
soutient que les requérants ont présenté dans
l’article litigieux une seule version des
faits comme étant l’unique vérité possible. Selon le gouvernement défendeur, le récit des faits proposé
par les intéressés, qui a aussi été critiqué
pour le ton employé, a été contredit par l’établissement des faits auquel
les tribunaux internes ont procédé
en se fondant, en particulier, sur la reconstitution des faits effectuée au cours du
procès relatif à l’assassinat de Walter Tobagi (le « procès Tobagi »),
notamment par la cour d’assises de Milan dans son arrêt du 28 novembre 1983. En particulier, la version proposée par l’article aurait été contredite
par M.B., auteur du crime,
et par « le Facteur »,
informateur de D.C., et démentie
par une série d’autres faits établis au
cours du « procès Tobagi ». Enfin,
d’après le gouvernement défendeur, les tribunaux ont établi
que D.C. n’avait pas mentionné les
noms des terroristes dans son rapport et que sa déclaration à propos de ses autres
notes était simplement le fruit de sa stratégie procédurale.
41. En conséquence,
le Gouvernement estime que le premier requérant a omis d’exercer un contrôle sur le bien-fondé des accusations diffamatoires litigieuses, en violation de son devoir de journaliste, et que le deuxième requérant a quant à lui omis, en tant que directeur
de l’hebdomadaire, d’exercer
un contrôle apte à prévenir la diffusion d’un article diffamatoire.
42. En ce qui concerne l’amende pénale et le montant de l’indemnité pour dommage moral, le Gouvernement indique que ces
sommes sont proportionnées. Il rappelle que l’indemnité a été versée par l’hebdomadaire, et il considère qu’en tout état de cause cette condamnation est proportionnée au regard de la jurisprudence de la Cour et justifiée au vu des accusations
contenues dans l’article, qu’il qualifie de hautement diffamatoires.
2. Appréciation
de la Cour
43. La Cour
note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation des requérants a constitué une ingérence dans le droit de ces derniers
à la liberté d’expression, tel
que garanti par l’article
10 § 1 de la Convention (Kapsis et Danikas c. Grèce, no 52137/12, § 28, 19 janvier 2017,
et Belpietro c. Italie, no 43612/10, § 43, 24 septembre 2013).
44. Elle relève
que cette ingérence était « prévue par la loi », en l’occurrence les articles 57 et 595 du CP et l’article 13 de la loi sur la presse (paragraphes 25 et 26 ci-dessus), et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la « protection des droits d’autrui » (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI), et plus particulièrement la réputation de
A.R. et U.B., anciens officiers
des carabinieri.
45. La Cour
se focalisera ainsi sur la question centrale en jeu dans la présente affaire, à savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime
poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (Kapsis et Danikas, précité, § 31).
a) Principes
généraux
46. La Cour
renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de
liberté d’expression, lesquels
sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c.
Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Les principes généraux
relatifs à l’article 10 de
la Convention et la liberté de la presse ont été récemment
résumés dans l’arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande ([GC], no 931/13, §§ 125-128, 27 juin
2017).
b) Appréciation
de la Cour
47. La Cour
observe tout d’abord que les faits
relatés dans l’article litigieux portent assurément sur un sujet d’intérêt général (Thorgeir Thorgeirson c. Islande,
25 juin 1992, § 64, série A
no 239) contribuant au
débat public sur des faits controversés (Orban et
autres c. France, no 20985/05, § 45, 15 janvier 2009)
de l’histoire italienne contemporaine,
à savoir l’assassinat d’un journaliste de renommée,
Walter Tobagi, par un groupe terroriste pendant les « années de plomb » et l’influence de la
loge maçonnique
« P2 » sur les institutions. À la fonction de la presse qui consiste à diffuser
des informations et des idées sur des
questions d’intérêt public
s’ajoute le droit pour le
public d’en recevoir (voir,
parmi d’autres, Observer
et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre
1991, § 59, série A no 216, et Dupuis et
autres c. France, no 1914/02, § 41, 7 juin 2007). Cela
étant, la Cour remarque qu’en l’espèce le raisonnement des tribunaux internes
ne montre pas que cette considération
ait été jugée
comme pertinente ni qu’elle
ait pesé dans leur appréciation
de l’affaire. Les tribunaux
ont insisté sur le caractère
« sensationnel » (scandalistico)
de l’article (paragraphes 17 et 21 ci-dessus) sans mettre suffisamment en balance les différents valeurs et intérêts en conflit.
48. La Cour
note ensuite, en ce qui concerne le statut des personnes
ciblées par les propos incriminés, qu’A.R. et U.B. étaient deux officiers des carabinieri de la section
antiterroriste de Milan, directement impliquée dans l’enquête relative à la mort de
Walter Tobagi. Les déclarations
litigieuses portaient en particulier sur l’activité professionnelle des deux hommes, et non pas sur des aspects
de leur vie privée. Or la Cour
rappelle que, si l’on ne saurait dire que les fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits à l’instar des hommes politiques
(Busuioc c. Moldova, no 61513/00, § 60, 21 décembre
2004, Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006‑XIII), les limites de la critique à l’égard des fonctionnaires agissant en qualité de personnages publics dans l’exercice de leurs fonctions officielles sont plus larges que pour les simples particuliers
(voir, parmi d’autres, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres
c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 98, 27 juin
2017, Mariapori c. Finlande, no 37751/07, § 56, 6 juillet 2010).
En l’espèce, la Cour observe que les
tribunaux internes ont axé leur
appréciation du préjudice sur la réputation des deux officiers
(paragraphes 17 et 21 ci‑dessus) sans prendre en considération que les impératifs de protection des fonctionnaires doivent, le cas échéant, être
mis en balance avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d’intérêt général (Mamère, précité, § 27).
49. En outre,
la Cour estime que le ton général de l’article n’était pas offensant ou
insultant (Radobuljac c.
Croatie, no 51000/11, § 66, 28 juin 2016) et
que son contenu ne consistait pas en des attaques personnelles
visant spécifiquement les deux officiers
mis en cause (voir, a contrario, Perna c. Italie [GC],
no 48898/99, §§ 13 et 47, CEDH 2003‑V). À cet égard, on notera
que les requérants
ont pris soin d’indiquer que la réputation des carabinieri n’était
pas en cause et que le but de l’article était de « rétablir
la vérité » et de se questionner
sur le fonctionnement du corps des carabinieri pendant
les « années de plomb » (paragraphe 11 ci-dessus).
50. La Cour
relève en outre, pour ce
qui est de la structure de l’article
contesté, que celui-ci portait principalement sur deux entretiens (paragraphe 12 ci-dessus) : le premier concernait
les propos de D.C., ancien brigadier des carabinieri qui,
à l’époque des faits relatés, faisait partie de la section
antiterroriste de Milan ; le second visait les déclarations du général N.B., à l’époque proche collaborateur du général Dalla Chiesa,
chef de la coordination de la lutte
contre le terrorisme dans l’Italie du
Nord. Le premier requérant avait
rédigé le titre, les sous-titres, l’introduction et les éléments de liaison de l’article.
La Cour constate que les passages dont le premier requérant est l’auteur sont pour la plupart des résumés des
déclarations de D.C. et de N.B. (paragraphe 11 ci-dessus). Elle observe en revanche
que le titre « Tobagi aurait pu être sauvé »,
le passage « (...) lorsque
[A.] a démissionné, les
ennuis ont commencé » de l’un des sous‑titres (paragraphe 8 ci‑dessus), ainsi que l’introduction de l’article, lue dans sa globalité, peuvent être assimilés à des jugements de valeur (Thorgeir Thorgeirson c. Islande,
25 juin 1992, § 65, série A
no 239). La cour d’appel
de Milan est d’ailleurs allée
dans le même sens lorsqu’elle a indiqué que le premier requérant était l’auteur des titres,
des sous-titres et des « commentaires
personnels » (paragraphe 21 ci-dessus). Il convient également de noter que les déclarations
de D.C. n’ont pas été réécrites par le premier requérant (voir, a
contrario, Dyundin c. Russie,
no 37406/03, § 37, 14 octobre 2008)
ni remaniées (Stoll c. Suisse [GC],
no 69698/01, §§ 145‑152, CEDH 2007‑V). Quant au ton des
commentaires du premier requérant, la Cour ne voit pas d’éléments
indiquant que ce dernier ait dépassé les
bornes de la dose d’exagération
généralement acceptée (Gawęda c. Pologne, no 26229/95,
§ 34 in fine, CEDH 2002‑II).
51. En ce qui concerne les reportages de presse fondés
sur des entretiens, la Cour rappelle avoir
déjà jugé qu’il convient de distinguer les déclarations qui émanent du journaliste
lui-même de celles qui sont des citations
de tiers. En effet, sanctionner un journaliste pour
son aide à la diffusion de déclarations émises par un tiers lors d’un entretien entraverait gravement la contribution de la
presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Novaya Gazeta et Milashina c. Russie, no 45083/06, § 71, 3 octobre
2017, Dyundin, précité,
§ 29, et Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994,
§ 35, série A no 298). La Cour a également estimé que le fait
d’exiger de manière générale que les
journalistes se distancient
systématiquement et formellement
du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers,
les provoquer ou porter atteinte
à leur honneur ne se concilie pas avec
le rôle qu’a la presse d’informer sur des faits ou des
opinions et des idées qui ont cours à un moment donné (voir, par exemple, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001‑III).
52. En l’espèce,
la Cour considère que les tribunaux
internes n’ont pas différencié les propos tenus
par le premier requérant de ceux
de D.C. (Ólafsson c. Islande, no 58493/13, § 59, 16 mars 2017). En
particulier, les tribunaux ont retenu
le caractère diffamatoire
de l’article et jugé le
premier requérant coresponsable
du délit de diffamation aux motifs qu’il avait
« adhéré à la thèse de l’inactivité volontaire des officiers » (paragraphe 17 ci-dessus), qu’il avait montré sa volonté de nuire à des officiers du
corps des carabinieri et
qu’il avait manqué à son devoir « de contrôle de la véracité de ces graves accusations »
(paragraphe 24 ci-dessus).
Quant au deuxième requérant, celui-ci a été
jugé responsable d’omission pour ne pas avoir procédé à un contrôle préventif à la diffusion de propos potentiellement diffamatoires.
53. En premier lieu, si la Cour
admet, à l’instar des tribunaux internes, que les allégations
contenues dans l’article étaient de nature à porter atteinte à la réputation des parties civiles, il est cependant évident que les propos
litigieux n’émanaient ni du premier ni du deuxième requérant, mais de D.C.
(paragraphe 12 ci-dessus).
54. À cet
égard, la Cour observe que, pour autant que la condamnation
des requérants visait à la protection de l’intérêt légitime des parties civiles contre les propos
diffamatoires formulés par
D.C., cet intérêt se trouvait déjà largement
préservé par le procès en diffamation intenté contre ce dernier, qui a par ailleurs
mené à sa condamnation (paragraphe 15 ci-dessus)
(Ólafsson c. Islande,
no 58493/13, §§ 58-60, 16 mars
2017).
55. En deuxième lieu, la Cour rappelle
que, lorsque les journalistes reprennent des déclarations faites par une tierce personne, le critère à appliquer ne consiste pas à se demander si ces journalistes peuvent prouver la véracité des déclarations,
mais s’ils ont agi de bonne
foi et se sont conformés à l’obligation leur incombant d’habitude de vérifier une déclaration factuelle en s’appuyant sur une base réelle suffisamment précise et fiable qui pût être tenue pour proportionnée à
la nature et à la force de leur allégation
(Dyundin, précité, §
35), sachant que plus
l’allégation est sérieuse,
plus la base factuelle doit
être solide (Pedersen et Baadsgaard précité, § 78).
56. La Cour
observe que les requérants ont fourni un nombre
consistant de documents et
d’éléments de fait prouvant les vérifications
effectuées et permettant de
considérer la version des faits relatée
dans l’article comme étant crédible
et la base factuelle comme étant solide (paragraphes 19 et 23 ci-dessus). Elle relève que ces vérifications
ont trouvé ultérieurement, au cours du procès,
un appui dans les déclarations faites sous serment
par D.C. quant à l’existence
d’autres notes transmises
par celui-ci à ses supérieurs et mentionnant les noms des
terroristes (paragraphe 19 ci-dessus), ainsi que dans
le document transmis au général N.B. et produit par ce dernier (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour rappelle avoir déjà jugé que
le degré de précision requis pour établir le bien-fondé d’une accusation en matière pénale par un tribunal est difficilement
comparable à celui qu’un journaliste devrait observer lorsqu’il s’exprime sur un sujet d’intérêt public (Cojocaru c.
Roumanie, no 32104/06, § 29, 10 février 2015).
57. La Cour
rappelle également qu’avec l’écoulement du temps non seulement
il devient plus difficile pour les
médias de prouver les faits sur lesquels
ils se sont fondés, mais aussi le préjudice pour la personne prétendument diffamée par les éléments pertinents
est amené à disparaître (Flux c. Moldova (no 1), no 28702/03, § 31, 20 novembre 2007). En l’espèce,
elle constate que les déclarations de D.C. portaient
sur des faits datant de la fin de l’année 1979
et que l’article a été publié vingt-cinq
ans après, en 2004.
58. En conclusion,
la Cour estime que les tribunaux
internes, en considérant que les propos
de D.C. étaient mensongers
et en contradiction avec la
« vérité judiciairement établie de manière définitive » sur l’assassinat de Walter Tobagi (paragraphe 21 ci-dessus), n’ont pas donné des
motifs pertinents et suffisants pour écarter les informations fournies et les vérifications effectuées par les requérants, résultat d’un travail d’investigation sérieux et étoffé (Dyundin, précité, §§ 35 et 36).
59. Enfin,
la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées
sont des éléments à prendre en compte. À ce sujet, le gouvernement défendeur soutient que les
sanctions prises par les juridictions internes contre les requérants étaient clémentes. La Cour observe cependant
que les intéressés
ont été déclarés
coupables de diffamation et
condamnés chacun au paiement d’une amende pénale, ce qui confère à la mesure un degré élevé de gravité. Si le montant des amendes peut
ne pas apparaître en soi comme excessif,
une sanction pénale n’en
reste pas moins une peine et, comme telle, risque d’avoir un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression
(voir, avec la jurisprudence citée, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 48, 31 mai 2016).
60. À cela il convient d’ajouter le fait que les
juridictions compétentes ont condamné les
deux requérants, et D.C., à
verser aux parties civiles la somme provisionnelle
de 120 000 EUR à titre de dommages-intérêts,
outre les frais et dépens à 33 500 EUR
pour trois degrés de juridiction, et renvoyé l’affaire
devant le juge civil aux fins
de la détermination exacte du préjudice moral subi par les parties civiles (paragraphe 22 ci-dessus)..
61. Par ailleurs,
contrairement à ce qu’affirme
le Gouvernement dans ses observations (paragraphe 42 ci-dessus),
le fait que la somme provisionnelle allouée aux parties civiles à titre de dommage-intérêts a été versée par la société d’édition de l’hebdomadaire n’est pas susceptible de modifier la situation (Kapsis et Danikas, précité, § 40). En effet, l’on ne saurait nier l’effet dissuasif
de pareilles sanctions sur
le rôle des journalistes (Narodni List
D.D. c. Croatie, no 2782/12, § 71, 8 novembre 2018) de contribuer
à la discussion publique de
questions qui intéressent la vie de la collectivité.
62. Compte
tenu de ce qui précède, la Cour conclut que
la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression des intéressés, qui n’était donc pas « nécessaire
dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la
Convention.
63. Partant,
il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE
L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
64. Aux
termes de l’article 41
de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de
la Haute Partie contractante
ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
65. Les
requérants réclament
15 000 euros (EUR) chacun
au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir
subi.
66. Le Gouvernement
conteste la demande, qu’il estime être mal-fondée et, en tout état de cause,
excessive.
67. La Cour
considère qu’il y a lieu d’octroyer, à chaque requérant, l’intégralité de la somme réclamée.
B. Frais et dépens
68. Les
requérants sollicitent également 9 920 EUR pour les
seuls frais et dépens engagés devant la Cour.
69. Le Gouvernement
conteste le bien-fondé de cette
demande et, à titre subsidiaire, soutient que seuls les
frais effectivement engagés, étayés par des documents, peuvent être pris
en compte par la Cour.
70. Selon
la jurisprudence de la Cour,
un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable
de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents
dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable
d’accorder conjointement aux requérants la
somme de 3 500 EUR pour la procédure devant elle.
C. Intérêts
moratoires
71. La Cour
juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la
requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que
l’État défendeur doit verser, dans
les trois mois à compter du jour où l’arrêt
sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention, les sommes
suivantes :
i. 15 000 EUR (quinze mille euros) à chacun des requérants,
pour dommage moral, plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt
sur cette somme ;
ii. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par eux à
titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la
demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2020, en
application de l’article 77
§§ 2 et 3 du règlement de
la Cour.
Abel Campos Krzysztof
Wojtyczek
Greffier Président
[1]. La
loge maçonnique « P2 » fut interdite en janvier 1982, à la suite de la loi
n° 17/1982 ; à son apogée, elle était constituée d’un influent réseau d’hommes politiques, de magistrats, d’hommes d’affaires
et de militaires.