Corte europea dei diritti
dell’uomo
(Seconda
Sezione)
19
gennaio 2016
AFFAIRE GÖRMÜŞ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête n° 49085/07)
ARRÊT
STRASBOURG
Cet
arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Görmüş
et autres c. Turquie,
La Cour européenne
des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée
de :
Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2015,
Rend l’arrêt que
voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se
trouve une requête (no 49085/07) dirigée contre la République de
Turquie et dont six ressortissants de cet État, MM. Ahmet Alper Görmüş,
Mehmet Ferda Balancar, Ahmet Haşim Akman, Ahmet Şık,
Nevzat Çiçek et Mme Banu Uzpeder (« les requérants »), ont
saisi la Cour le 9 novembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la
Convention »).
2. Les requérants ont été
représentés par Me Fikret İlkiz, avocat à Istanbul. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Dans leur requête, les requérants,
tous journalistes à l’époque des faits, soutenaient en particulier que la
perquisition effectuée dans leurs locaux professionnels du 13 au 16 avril 2007
et la saisie de leurs documents, sous formes imprimée ou numérique – autant de
mesures destinées, selon eux, à identifier leurs sources d’information – ont
porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression, en particulier à leur
droit de recevoir ou de communiquer des informations en tant que journalistes.
Ils invoquent à cet égard l’article 10 § 1 de la Convention.
4. Le 21 novembre 2013, la requête a été communiquée au
Gouvernement.
EN FAIT
I.
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La liste des six requérants
figure en annexe.
6. Les faits de la cause, tels
qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
7. Le premier requérant, M. Görmüş,
était, à l’époque des faits, le directeur de publication de l’hebdomadaire Nokta (« Le Point »). Les
deuxième et troisième requérants, MM. Balancar et Akman, étaient rédacteurs en
chef de Nokta, et les trois autres
requérants travaillaient pour le même hebdomadaire en tant que journalistes d’investigation.
8. Un article, intitulé « À
nouveau comme en 2004 : les forces armées turques sont à la recherche d’une
coopération avec les ONG « amies » » (Gene 2004: TSK ‘dost’ STK’larla işbirliği
arayışında), fut publié dans le numéro 23 de Nokta, édition du 5 au 11 avril 2007.
Cet article exposait que la division des relations publiques de l’état-major
général des forces armées (« l’état-major ») avait préparé un dossier
d’information (andıç, en
terminologie militaire), comportant neuf documents de 52 pages au total, lesquels
contenaient une liste d’éditeurs de presse et de journalistes classés selon le
critère « pour » ou « contre » les forces armées turques,
ainsi qu’une liste d’articles de presse portant sur les forces armées, marqués
soit d’un « plus » (favorable) soit d’un « moins »
(défavorable). Selon l’article, ces documents étaient destinés à guider la
sélection des journalistes qui seraient invités lors des événements organisés
par l’état-major des forces armées ou autorisés à les couvrir. L’auteur de l’article
mettait aussi en cause l’authenticité des manifestations et des réunions d’information
mises sur pied par les organisations non gouvernementales (ONG) considérées
comme proches des forces armées et il exprimait des doutes sur le point de
savoir si ces événements politiques pouvaient passer pour « civils »
ou « non gouvernementaux », c’est-à-dire ne pas relever implicitement
de l’autorité des forces armées.
9. Les principales organisations
professionnelles représentant les médias, telles que le Conseil des médias et l’Association
des journalistes de Turquie, protestèrent contre l’opération de sélection des éditeurs
de presse et des journalistes à laquelle aurait procédé l’état-major, la qualifiant
d’arbitraire et de préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de
la presse.
10. Le 5 avril 2007, le chef de l’état-major des forces armées (« le chef de l’état-major »), sans
se prononcer sur les pratiques dénoncées dans l’article en cause, demanda au
parquet militaire près l’état-major (le parquet militaire) d’ouvrir une
instruction au sujet de « la divulgation d’un document appartenant au département
des relations publiques de l’état‑major général ».
11. Le parquet militaire ouvrit
une instruction sur le fondement des articles 220 (« Créer une
organisation aux fins de commettre des infractions ») et 336 (« Divulgation
d’informations confidentielles ») du code pénal.
12. Le 6 avril 2007, un membre du
parquet militaire appela par téléphone le premier requérant, M. Görmüş, et
l’invita à lui rendre, « tels qu’ils auraient été livrés », les
documents à l’appui desquels l’article litigieux aurait été rédigé.
13. Le premier requérant refusa, précisant
que les renseignements concernant le dossier d’information en cause avaient été
confirmés dans un communiqué de presse qui aurait été diffusé par l’état-major général. Il ajouta que les références (le numéro et la date) des documents
relatifs aux ONG étaient clairement mentionnées dans l’article en question et
que les originaux se trouvaient de toute façon entre les mains de l’état-major.
14. Le 9 avril 2007, le parquet
militaire demanda au tribunal militaire de l’état-major général qu’il
ordonne une perquisition dans tous les locaux de l’hebdomadaire Nokta et, notamment, de prendre copie de
tous les fichiers se trouvant dans les ordinateurs privés ou professionnels,
dans les archives et autres programmes informatiques, ainsi que dans les
disques durs, les CD et tout matériel similaire. Il demanda aussi à être
autorisé à faire des impressions papier des fichiers informatiques et, pour
parer à une éventuelle sécurisation des accès à ces fichiers, à saisir tous les
outils informatiques afin de les faire décoder par les laboratoires de
criminologie.
15. Par une décision du 10 avril
2007, le tribunal militaire de l’état-major général ordonna de procéder à une
perquisition dans tous les locaux de l’hebdomadaire Nokta et de faire des copies numériques et papier de tous les
fichiers se trouvant dans les ordinateurs privés ou professionnels, dans les
archives et les programmes informatiques, ainsi que dans les disques durs, les
CD et tout matériel similaire. Le tribunal rejeta, en revanche, la demande du
parquet visant à être autorisé à saisir tous les outils informatiques pour
parer à une éventuelle sécurisation des accès aux fichiers informatiques. Il estimait
que l’enquête menée était limitée à l’identification des responsables de la
fuite survenue au sein de l’état-major, que l’autorisation de collecter les
documents concernant cette fuite n’enfreignait guère, en tant que telle, la liberté
de la presse et que la perquisition, qui serait effectuée dans le respect de la
liberté de la presse, était justifiée par le code de procédure pénale. Le
tribunal ordonna aussi que le procureur militaire fût présent lors de la
perquisition.
16. Le 11 avril 2007, le
procureur militaire s’opposa à l’ordonnance du 10 avril 2007 devant le
tribunal militaire du Commandement de l’armée de l’air et demanda que l’autorisation
de saisir, lors de la perquisition, tous les outils informatiques fût accordée.
17. Le même jour, le tribunal
militaire du Commandement de l’armée de l’air rejeta l’opposition du procureur
militaire. Par ailleurs, il supprima de l’ordonnance du 10 avril 2007 les termes
qui prévoyaient la présence d’un procureur militaire lors de la perquisition.
18. Le 12 avril 2007, le parquet
militaire demanda au procureur de la République de Bakırköy de procéder à
ladite perquisition.
19. Le 13 avril 2007, à 12 heures,
les représentants du parquet de Bakırköy et les fonctionnaires de police
se présentèrent au siège de Nokta pour
perquisition. Le premier requérant leur remit, dès le début de la perquisition,
les documents sollicités par le parquet militaire. Ces documents, photocopiés
et datés d’octobre et de novembre 2006, concernaient principalement « une
évaluation des organes de presse accrédités », « les changements intervenus
dans les lignes éditoriales, les titres de propriété et les équipes de
journalistes dans les médias », « l’entretien avec Tuncay Özkan
effectué le 16 décembre 2003 », « Sarıkız,
l’analyse de la situation sociale et les propositions », des appréciations
individuelles de journalistes et des analyses des tendances de la politique
éditoriale de divers journaux et des objectifs poursuivis par ceux-ci.
20. Le transfert sur des disques
externes de toutes les données informatiques de 46 ordinateurs professionnels
ou privés qui se trouvaient dans les locaux de Nokta dura jusqu’au 16 avril 2007, à 5 heures. Une copie sur CD des
fichiers transférés sur des disques externes et conservés par les policiers fut
fournie, à leur demande, aux avocats des requérants.
21. Le 16 avril 2007, à 9 heures,
le procès-verbal de fin de perquisition fut signé par le procureur de la
République de Bakırköy, par les agents de police et par les avocats
représentant l’éditeur de Nokta. Ces
derniers précisèrent, par le biais d’une annotation à la fin du procès-verbal,
qu’ils estimaient que la perquisition et la saisie effectuées avaient enfreint principalement
les dispositions de l’article 12 de la loi sur la presse, disposition interdisant
d’obliger les journalistes à divulguer leurs sources d’information, y compris les
renseignements et les documents concernés.
22. Entre-temps, le 13 avril
2007, les avocats de Nokta et du
premier requérant avaient fait opposition à l’ordonnance de perquisition et de
saisie et avaient demandé l’annulation de celle-ci au motif qu’elle enfreignait
leur droit à la protection des sources journalistiques. Ils invoquèrent l’arrêt
Goodwin c. Royaume-Uni (27 mars 1996,
Recueil des arrêts et décisions 1996‑II)
rendu par la Cour, la Recommandation no R(2000)7 du Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe sur le droit des journalistes de ne pas
révéler leurs sources d’information ainsi que la législation interne relative à
la liberté de la presse.
23. Par une décision rendue le 24
avril 2007 et notifiée à la partie requérante le 14 mai 2007, le tribunal
militaire du Commandement de l’armée de l’air rejeta l’opposition des
requérants. Après avoir rappelé le principe constitutionnel selon lequel « la
presse est libre et ne peut être censurée », il indiqua que la liberté de
la presse pouvait subir des restrictions conformes à l’un des buts légitimes
prévus par la loi. Il exposa que les mesures en question avaient pour but l’obtention
d’éléments de preuve qui, selon lui, devaient permettre l’arrestation des
responsables de la fuite des documents qui auraient été classés « secrets »
et conservés dans les locaux de l’état-major. Il estima que la perquisition et la
saisie incriminées ne visaient qu’à éclaircir les circonstances de la
divulgation d’un document classé « secret » et qu’elles n’avaient pas
pour but d’identifier les responsables de la fuite ni de forcer les
journalistes à divulguer leurs sources d’information. Il précisa aussi qu’aucun
ordinateur n’avait été saisi lors de l’opération. Il ajouta que le code pénal
prévoyait des sanctions contre quiconque procurait, utilisait, retenait ou rendait
publiques des informations dont la divulgation avait été interdite par les
autorités aux fins de la protection de la sûreté de l’État et que le même code
n’exemptait pas les journalistes de la responsabilité pénale.
II.
LE DROIT INTERNE PERTINENT
24. Selon l’article 220 du code
pénal, la constitution d’une association de malfaiteurs aux fins de commettre
des infractions est punie de deux à six ans d’emprisonnement. Le fait d’être
membre d’une telle association est puni d’un an à trois ans d’emprisonnement.
25. Selon l’article 336 du code
pénal, la divulgation d’informations de nature confidentielle dont les
autorités compétentes ont interdit la communication en vertu de la loi est punie
de trois à cinq ans d’emprisonnement.
26. Selon l’article 66 de la loi relative
à l’instauration des tribunaux militaires et à la procédure devant ceux-ci, les
tribunaux militaires ont le pouvoir d’ordonner des perquisitions et des saisies
au domicile et sur le lieu de travail d’une personne pour des raisons touchant
à la sécurité nationale, à l’ordre public, à la prévention du crime, à la
protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et
libertés d’autrui.
EN DROIT
I.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10
DE LA CONVENTION
27. Les requérants dénoncent une atteinte
à leur droit à la liberté d’expression. Ils allèguent que les mesures en cause ont
violé le secret de leurs sources d’information et qu’elles constituaient une
forme d’intimidation exercée sur leurs activités de journaliste. Ils invoquent
l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute
personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion
et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans
qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de
frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les
entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice
de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis
à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la
loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à
la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou
de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour
empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité
et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
28. Le Gouvernement combat la
thèse des requérants.
A. Sur la
recevabilité
29. Constatant que la requête n’est
pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et
qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare
recevable.
B. Sur le
fond
1. Thèses
des parties
30. Les requérants soutiennent
que, en dépit de ce que le tribunal militaire aurait indiqué dans sa décision,
les autorités militaires, par le biais des mesures de perquisition et de saisie
en cause, ont bien cherché à savoir quelles étaient leurs sources d’information.
Ils estiment que, lorsque le parquet militaire a demandé aux journalistes de lui
fournir les documents à l’origine de l’article, « tels qu’ils avaient été
livrés », il n’avait pas d’autre but que d’identifier les personnes qui auraient
transmis ces documents. Ils allèguent aussi que la portée de l’ordonnance rendue
par le tribunal militaire concernant la perquisition était tellement large qu’elle
aurait couvert l’ensemble des contenus informatiques de l’éditeur de Nokta. Ils reprochent aux autorités d’enquête
d’avoir poursuivi l’exécution de cette ordonnance alors même qu’ils auraient
remis les documents réclamés, et ils considèrent qu’il s’est agi d’un acte d’intimidation
et de dissuasion visant leur activité de journalistes.
31. Le Gouvernement expose que les
autorités avaient ordonné la perquisition conformément à la loi (notamment à l’article
66 de la loi no 353 instaurant les juridictions militaires et
réglementant leur procédure) et en vertu de la décision d’un tribunal, et ce, d’après
lui, afin d’empêcher la divulgation d’informations classées « confidentielles »
et de protéger la sécurité nationale. Il indique que les articles 116-121 du
code de procédure pénale offraient les garanties nécessaires contre tout abus
de la part des autorités lors de la collecte des éléments de preuve dans le
cadre d’une enquête pénale. Il renvoie à l’ordonnance du tribunal militaire,
qui précise, selon le Gouvernement, que la perquisition en cause aurait eu pour
but non pas de percer le secret des sources journalistiques, mais d’obtenir des
indices permettant d’identifier les personnes qui auraient été à l’origine de
la fuite des documents confidentiels de l’état-major. Il ajoute que le premier
requérant a refusé de remettre les documents aux responsables de l’état-major
et que, dès lors, les autorités étaient fondées à penser qu’il pouvait y avoir
des éléments de preuve d’ordre criminel dans les locaux professionnels des
requérants.
2. Appréciation
de la Cour
a) Existence
d’une ingérence
32. La Cour estime que les
mesures de perquisition sur le lieu de travail des requérants et de saisie de
leurs données, sous forme informatique ou imprimée, s’analysent en une
ingérence dans l’exercice du droit des intéressés à la liberté d’expression, ce
que nul ne conteste.
33. Pareille ingérence a enfreint
l’article 10, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuivait un ou
plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire,
dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.
b) « Prévue
par la loi »
34. Dans leur requête, les
requérants soutenaient que l’ingérence en cause n’était pas prévue par la loi, dès
lors que, selon eux, elle était clairement contraire à l’article 12 de la loi
sur la presse interdisant d’obliger les journalistes à dévoiler leurs sources.
Ils n’ont toutefois pas repris ce point dans leurs observations ultérieures.
35. La Cour observe, à l’instar
du Gouvernement, que les juridictions nationales, confrontées à la thèse de l’illégalité
des mesures en cause, ont estimé que la perquisition et les saisies en cause avaient
été effectuées conformément aux dispositions de l’article 66 de la loi no
353 instaurant les juridictions militaires et réglementant leur procédure, qui
primait selon elles sur l’article 12 de la loi sur la presse. Compte tenu de ce
que la « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention est le
texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir,
par exemple, Sunday Times c. Royaume‑Uni
(no 1), 26 avril 1979, §
47, série A no 30, ou Casado
Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 43, série A no 285‑A)
et de ce que les parties n’ont pas discuté davantage de ce point devant elle,
la Cour poursuivra son examen en postulant que les dispositions de l’article 66
de la loi no 353 répondent aux conditions requises pour que l’on
puisse considérer l’ingérence litigieuse comme « prévue par la loi ».
c) Buts
légitimes
36. D’après le Gouvernement, la
perquisition et la saisie des données informatiques en cause tendaient à
« empêcher la divulgation d’informations confidentielles » et visaient
aussi à la protection de la « sécurité nationale ».
Les requérants
contestent cette thèse.
37. La Cour n’est pas convaincue
que les mesures en cause visaient à protéger la « sécurité
nationale ». Elle constate en effet que les autorités internes n’ont pas
entamé de poursuites pénales, ni contre le requérant ni contre des tierces
personnes, pour des activités menaçant la « sécurité nationale ».
Elle rappelle qu’il convient d’appliquer cette notion avec retenue et de l’interpréter
de manière restrictive, en n’y ayant recours que lorsqu’il a été démontré qu’il
était nécessaire d’empêcher la publication de telles informations à des fins de
protection de la sécurité nationale (Stoll
c. Suisse [GC], no 69698/01, § 54, CEDH 2007‑V).
38. En revanche, la Cour est
disposée à admettre qu’il était légitime pour les autorités militaires de
chercher à empêcher la divulgation d’informations confidentielles.
Elle doit donc
examiner si l’ingérence en question était nécessaire dans une société
démocratique, en particulier si elle était proportionnée au but légitime
poursuivi.
d) « Nécessaire
dans une société démocratique »
i. Les
principes élaborés par la Cour
39. La Cour constate que, dans la
présente affaire, sont en cause trois domaines liés à la liberté d’expression sur
lesquels elle s’est déjà prononcée : la protection des sources
journalistiques, la diffusion des informations confidentielles et la protection
des fonctionnaires lanceurs d’alerte.
α. La liberté de la presse et la
protection des sources journalistiques
40. La Cour rappelle que la
presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique et que, si elle ne
doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la
réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la
divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de
communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des
informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (voir, par
exemple, De Haes et Gijsels c. Belgique,
24 février 1997, § 37, Recueil des
arrêts et décisions 1997‑I, et Fressoz
et Roire c. France [GC], no
29183/95, § 45, CEDH
1999‑I).
41. La Cour rappelle également le
principe selon lequel l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de
place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du
discours politique ou des questions d’intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre
1996, § 58, Recueil 1996‑V). Quand
elle examine les affaires portées devant elle, elle doit faire preuve de la
plus grande vigilance lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par
l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la
discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC],
no 21980/93, § 64, CEDH 1999‑III).
42. D’une manière générale, la « nécessité »
d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se
trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux
autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux »
susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles
bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Cependant, lorsqu’il y va de
la presse, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte
pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux ». De même, lorsqu’il
s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la
restriction était proportionnée au but légitime poursuivi, le pouvoir d’appréciation
national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à
maintenir la liberté de la presse, intérêt auquel il convient d’accorder un
grand poids (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars
1996, § 40, Recueil 1996‑II, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil 1997‑V, et Dupuis et autres c. France, no
1914/02, § 36, 7 juin 2007).
43. Cependant, toute personne,
fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des
devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et
du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24).
Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne
les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la
condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts
et fournissent des informations « fiables et précises » dans le
respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no
51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et
Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI,
et Masschelin c. Belgique (déc.), no
20528/05, 20 novembre 2007).
44. En particulier, la protection
des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de
la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources
journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt
général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle
indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des
informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi
beaucoup d’autres, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 50, 14
septembre 2010, Martin et autres c. France,
no 30002/08, § 59, 12 avril 2012, et Saint‑Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, no
26419/10, § 49, 18 avril 2013).
45. Selon la conception de la
Cour, la « source » journalistique désigne « toute personne qui fournit
des informations à un journaliste » ; par ailleurs, la Cour entend les
termes « information identifiant une source » comme visant, dans la
mesure où elle risque de conduire à identifier une source, tant « les
circonstances concrètes de l’obtention d’informations par un journaliste auprès
d’une source » que « la partie non publiée de l’information fournie
par une source à un journaliste » (Telegraaf
Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no
39315/06, § 86, 22 novembre 2012).
46. La Cour a déjà jugé que des
perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de
journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré à
ceux-ci des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux
droits découlant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10.
Elle a également considéré que le fait que les perquisitions étaient demeurées
sans résultat ne leur enlevait pas leur finalité, à savoir l’identification de
la source d’un journaliste (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 61). Aux yeux de la Cour, une
décision de saisie et de perquisition dans les locaux professionnels des
journalistes concernés constitue un acte plus grave qu’une sommation de
divulgation de l’identité de la source. En effet, les enquêteurs qui, munis d’un
mandat de perquisition, surprennent un journaliste à son lieu de travail ont
des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition,
accès à toute la documentation détenue par le journaliste (Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003‑IV).
β. La liberté d’expression et la
liberté de la presse, et la divulgation d’informations confidentielles
47. Il est vrai que la Cour a
déjà considéré que la publication de rapports classés « confidentiels »
(Stoll, précité) ou la divulgation de
renseignements touchant à des intérêts militaires et à la sécurité nationale (Hadjianastassiou c. Grèce, 16
décembre 1992, §§ 45 et 47, série A no 252), dans la mesure où elles
portaient « un préjudice considérable » aux intérêts des organes
étatiques, pouvaient être restreintes et réprimées, sous certaines conditions,
sans que cela portât atteinte à l’article 10 de la Convention.
48. Cependant, la liberté de la
presse est d’autant plus importante lorsque les activités et les décisions
étatiques, en raison de leur nature confidentielle ou secrète, échappent au
contrôle démocratique ou judiciaire. Dans un tel contexte, la divulgation d’informations
qui se trouvent entre les mains de l’État joue un rôle primordial dans une
société démocratique, puisqu’elle permet à la société civile de contrôler les
activités du gouvernement auquel elle a confié la protection de ses intérêts.
De plus, la sanction infligée à un journaliste pour divulgation d’informations
considérées comme confidentielles ou secrètes peut dissuader les professionnels
des médias d’informer le public sur des questions d’intérêt général. En pareil
cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de
« chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et
fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Stoll,
précité, §§ 110‑111).
49. À cet égard, la Cour
réaffirme que, dans l’équilibre entre la liberté de la presse et la protection
des informations confidentielles ou secrètes, la publicité des documents est la
règle et leur classification l’exception (Stoll,
précité, § 111).
γ. La protection des fonctionnaires
lanceurs d’alerte
50. En ce qui concerne la
protection par la Convention de lanceurs d’alerte qui sont des agents de la
fonction publique, la Cour a établi les principes suivants (Guja
c. Moldova [GC], no
14277/04, §§ 70-78,
CEDH 2008) :
« (...) [L’]
article 10 s’applique également à la sphère professionnelle et (...) les
fonctionnaires (...) jouissent du droit à la liberté d’expression (...). Cela
étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve
et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les
fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de
ses membres une obligation de loyauté et de réserve (...)
La mission des
fonctionnaires dans une société démocratique étant d’aider le gouvernement à s’acquitter
de ses fonctions et le public étant en droit d’attendre que les fonctionnaires
apportent cette aide et n’opposent pas d’obstacles au gouvernement
démocratiquement élu, l’obligation de loyauté et de réserve revêt une importance
particulière les concernant (...). De plus, eu égard à la nature même de
leur position, les fonctionnaires ont souvent accès à des renseignements dont
le gouvernement, pour diverses raisons légitimes, peut avoir un intérêt à
protéger la confidentialité ou le caractère secret. Dès lors, ils sont
généralement tenus à une obligation de discrétion très stricte.
(...) En ce qui
concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou
statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de
leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de
nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou
publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents
de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être
protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer
lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit
groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu
de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en
avertissant son employeur ou l’opinion publique. (...)
Eu égard à l’obligation
de discrétion susmentionnée, il importe que la personne concernée procède à la
divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance
compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier
ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dès lors, pour
juger du caractère proportionné ou non de la restriction imposée à la liberté d’expression
du requérant en l’espèce, la Cour doit examiner si l’intéressé disposait d’autres
moyens effectifs de faire porter remède à la situation qu’il jugeait
critiquable.
Pour apprécier la
proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression d’un
fonctionnaire en pareil cas, la Cour doit également tenir compte d’un certain
nombre d’autres facteurs. Premièrement, il lui faut accorder une attention
particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée. La Cour
rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place
pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt
général (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du
gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement
des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion
publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut
parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de
confidentialité imposée par la loi (...)
Le deuxième facteur
à prendre en compte dans cet exercice de mise en balance est l’authenticité de
l’information divulguée. Il est loisible aux autorités compétentes de l’État d’adopter
des mesures destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à des
imputations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi (...).
En outre, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et
responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit
vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles
sont exactes et dignes de crédit (...)
La Cour doit par
ailleurs apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse
risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait
avoir à obtenir cette divulgation (...) À cet égard, elle peut
prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité
administrative concernée (...)
La motivation du
salarié qui procède à la divulgation est un autre facteur déterminant pour l’appréciation
du point de savoir si la démarche doit ou non bénéficier d’une protection. Par
exemple, un acte motivé par un grief ou une animosité personnels ou encore par
la perspective d’un avantage personnel, notamment un gain pécuniaire, ne
justifie pas un niveau de protection particulièrement élevé (...) Il
importe donc d’établir si la personne concernée, en procédant à la divulgation,
a agi de bonne foi et avec la conviction que l’information était authentique,
si la divulgation servait l’intérêt général et si l’auteur disposait ou non de
moyens plus discrets pour dénoncer les agissements en question.
Enfin, l’évaluation
de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi
passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (...) »
ii. Application
en l’espèce des principes susmentionnés
α. Les domaines en jeu en l’espèce
51. En l’espèce, la Cour observe
que, en avril 2007, l’hebdomadaire Nokta
a publié un article, élaboré à partir de documents classés « confidentiels »
par l’état-major des forces armées, qui révélait, entre autres, le
système d’évaluation des éditeurs de presse et des journalistes que ce dernier
avait mis en place dans le but d’exclure de certaines invitations et activités
les journalistes supposés être des « opposants » à l’armée. À la
suite d’une demande d’ouverture d’une instruction par l’état-major, le tribunal
militaire a ordonné une perquisition dans les locaux de l’hebdomadaire afin de saisir
les documents qui auraient été transmis au rédacteur en chef de Nokta. Selon les autorités judiciaires, ces
documents pouvaient servir à identifier l’officier ou le fonctionnaire lanceur
d’alerte au sein de l’état‑major. Le tribunal militaire a aussi ordonné l’extraction
de tous les contenus informatiques disponibles dans les locaux de l’hebdomadaire.
Alors même que les documents sollicités avaient bien été remis au parquet dès
le début de la perquisition, les fichiers sauvegardés dans 46 ordinateurs se
trouvant dans les locaux de Nokta ont
été copiés sur des disques externes conservés par le parquet.
52. Pour déterminer si la mesure
litigieuse a respecté le juste équilibre entre, d’une part, la liberté d’expression
et la liberté de la presse – qui incluent la protection des sources
journalistiques et la protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte – et,
d’autre part, la protection des données confidentielles des organes étatiques,
la Cour prendra en compte les aspects suivants : les intérêts en présence,
le contrôle exercé par les juridictions internes, le comportement des requérants
et la proportionnalité des mesures incriminées.
β. Intérêts du public à voir
divulguer des informations et à voir protéger les sources de celles-ci
– Contribution
au débat public sur des questions d’intérêt général
53. La Cour note
que les documents divulgués par l’hebdomadaire contenaient des évaluations,
effectuées par l’état-major des
forces armées, d’organes de presse accrédités, de journalistes nommément
désignés et des politiques éditoriales de divers journaux. Il ressort du
dossier que les forces armées n’ont pas démenti l’existence d’une liste d’articles
de presse accompagnés d’une évaluation favorable (« plus ») ou défavorable
(« moins »), destinée à guider la sélection des journalistes qui seraient invités lors des événements
organisés par l’état-major des forces armées ou autorisés à couvrir
ceux-ci.
54. La Cour
observe également que l’article litigieux a été publié dans le contexte des
débats publics relatifs à des questions qui étaient largement évoquées par les
médias et qui divisaient l’opinion publique en Turquie, à savoir l’intervention
des forces armées dans la politique générale du pays. Les enquêtes engagées par
le parquet en 2007 contre certains officiers des forces armées et des
personnalités publiques, soupçonnés, entre autres, de manipuler la presse et d’inciter
à des manifestations de protestation contre le gouvernement dans le cadre du
plan d’action Sarıkız, témoignent de l’importance
du débat public en la matière (voir, entre autres, Levent Bektaş c. Turquie (déc.), no
70026/10, 7 février 2012).
55. Quant à la question de savoir si l’article
et les informations divulguées étaient susceptibles de nourrir le débat sur le
sujet, la Cour observe que les principales organisations
professionnelles représentant les médias ont protesté contre l’opération de sélection des éditeurs de
presse et des journalistes à laquelle aurait procédé l’état-major général des forces armées, la qualifiant d’arbitraire
et de préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. En effet, l’on peut aisément considérer
que la tenue de fichiers dans lesquels les journalistes ont été classés selon
leur tendance politique et l’utilisation de ces fichiers pour écarter certains d’entre
eux de la diffusion d’informations d’intérêt général relèvent du droit du
public à recevoir des informations, qui constitue l’un des droits principaux prévus
par l’article 10 de la Convention.
56. Partant, aux yeux de la Cour, les
points de vue soutenus et la teneur des documents divulgués dans l’article en
question étaient, sans doute aucun, susceptibles de contribuer au débat public sur
les relations des forces armées avec la politique générale.
– Protection
des sources journalistiques
57. Les faits de la cause
montrent que, aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré les
informations confidentielles en question aux requérants, les autorités
judiciaires ont procédé à la perquisition et aux saisies en surprenant les
journalistes sur leur lieu de travail et qu’elles ont ainsi eu accès à tous les
documents détenus par les intéressés. Il s’agit d’un acte plus grave qu’une
simple sommation de révéler l’identité de la source des informations en cause.
58. La Cour observe également que
le premier requérant, le directeur de publication de l’hebdomadaire, a fourni aux
enquêteurs, lorsque ceux-ci se sont présentés au siège, les documents
sollicités par le parquet militaire. Or la remise de ces documents n’a pas
empêché les autorités de transférer sur des disques externes, pendant
soixante-cinq heures environ, les contenus informatiques de 46 ordinateurs sur
lesquels les journalistes de Nokta
travaillaient. L’intervention des autorités judiciaires s’est ainsi étendue au-delà
de la demande initiale que le parquet militaire avait formulée par téléphone le
6 avril 2007, à savoir la remise, en l’état, du dossier tel qu’il avait été
fourni par le lanceur d’alerte.
59. La Cour estime qu’une telle
intervention est de nature à dissuader toutes les sources potentielles d’aider
la presse à informer le public sur les questions concernant les forces armées,
même si elles sont d’intérêt général.
– Protection
des fonctionnaires lanceurs d’alerte
60. La Cour
constate que, contrairement à ce que le tribunal militaire du commandement de l’armée
de l’air a exposé dans sa décision du 24 avril, il ressort des décisions
rendues par les tribunaux militaires le 10 avril et le 24 avril 2007 que l’enquête
avait bien pour buts l’identification des responsables de la fuite survenue au
sein de l’état-major et l’arrestation de ceux‑ci. Elle estime que
les requérants, en protégeant leurs sources d’information, protégeaient aussi
les fonctionnaires lanceurs d’alerte.
61. La Cour peut
accepter que les devoirs et les responsabilités qu’assument les journalistes
qui exercent leur droit à la liberté d’expression puissent inclure le devoir de
ne pas publier les renseignements que des fonctionnaires lanceurs d’alerte leur
ont fournis, jusqu’à ce que ces fonctionnaires aient utilisé les procédures
administratives internes prévues pour faire part de leurs préoccupations à leurs
supérieurs (voir, entre autres, mutatis
mutandis, Colombani et autres, précité,
§ 65, combiné avec Guja, précité, § 73).
Cependant, dans la présente affaire, après avoir constaté que la teneur des
documents divulgués par les présumés lanceurs d’alerte était à même de
contribuer au débat public, la Cour relève aussi que la législation en Turquie
ne comportait aucune disposition concernant la divulgation par les membres des
forces armées d’actes potentiellement irréguliers commis sur le lieu de
travail. Le Gouvernement n’a soumis aucun élément montrant que des moyens existaient
au sein des forces armées pour contester pareilles pratiques. Partant, on ne
peut reprocher aux requérants d’avoir publié les informations qui leur avaient
été fournies sans avoir attendu que leurs sources et/ou leurs lanceurs d’alerte
eussent fait part de leurs préoccupations par la voie hiérarchique.
γ. Les intérêts protégés des
autorités nationales
– Confidentialité
des affaires militaires
62. La Cour peut
admettre que le caractère confidentiel des informations portant sur l’organisation
et le fonctionnement internes des forces armées soit a priori justifié. Cependant, pareille confidentialité ne saurait
être protégée à n’importe quel prix. La Cour se réfère sur ce point au principe
en vertu duquel la Convention protège des droits non pas théoriques ou
illusoires, mais concrets et effectifs (voir, par exemple, Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no
37). Ce principe doit aussi être respecté quand il s’agit d’apprécier une
ingérence dans l’exercice d’un droit. Il en découle que, pour qu’ils puissent passer
pour être légitimes, les arguments invoqués par le Gouvernement doivent être
fondés concrètement et effectivement sur les motifs énoncés dans le paragraphe
2 de l’article 10 de la Convention. En tant qu’exceptions à l’exercice du droit
à la liberté d’expression, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par
la Cour. La Cour estime que la tâche d’information et de contrôle accomplie par
les médias s’étend également aux actes des forces armées. Dès lors, l’exclusion
absolue du débat public des questions relevant des forces armées n’est pas
acceptable. En conséquence, il convient de vérifier si la divulgation des
documents et la publication de l’article y relatif étaient de nature à causer
aux intérêts du pays un « préjudice considérable » (voir, dans le
même sens, Hadjianastassiou, précité,
§ 45).
En l’espèce, la Cour note que le dossier ne révèle pas les raisons pour
lesquelles les documents mentionnés dans l’article en question étaient classés « confidentiels ».
Le Gouvernement s’est borné à signaler que les documents en cause avaient été classés
« confidentiels » par les autorités militaires sans soumettre à la
Cour des pièces pertinentes et convaincantes susceptibles de justifier ce
classement.
Par ailleurs, la Cour note que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer
que la divulgation des documents de l’état-major a effectivement
eu des répercussions négatives pour l’image des relations que les autorités
militaires entretiennent avec les médias et l’opinion publique. Elle estime que
le contenu de l’article en question, dénonçant, documents divulgués à l’appui,
une pratique de l’administration qui limitait la diffusion des informations à
destination de l’opinion publique, était hautement pertinent dans le débat sur
la question d’une discrimination des médias par des organes de l’État. Elle
observe aussi qu’il n’a été soutenu ni par les autorités judiciaires nationales
ni par le Gouvernement que le style de l’article litigieux ou le moment de sa
publication pouvaient être la source de difficultés de nature à causer un « préjudice
considérable » aux intérêts de l’État.
– Maintien
de la confiance des citoyens dans les autorités nationales concernées
63. La Cour peut admettre qu’il est dans l’intérêt
général de maintenir la confiance des citoyens dans le respect du principe du traitement
égalitaire des médias par les autorités officielles de l’État, y compris les
forces armées. En même temps, le citoyen a un intérêt à recevoir des
éclaircissements lorsque des pratiques discutables portant sur la liberté de la
presse sont reprochées à une institution publique. La Cour considère que l’intérêt
général à la divulgation d’informations faisant état de pratiques discutables de
la part des forces armées dans le domaine de la liberté de recevoir des informations
est si important dans une société démocratique qu’il l’emporte sur l’intérêt qu’il
y a à maintenir la confiance du public dans cette institution. Elle rappelle à
cet égard qu’une libre discussion des problèmes d’intérêt public est
essentielle dans un État démocratique et qu’il faut se garder de décourager les
citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 29, série A no
149, et Bucur et Toma
c. Roumanie, no
40238/02, § 115, 8 janvier 2013).
δ. Contrôle des juridictions
nationales
64. Il n’appartient
pas à la Cour de se substituer aux États parties à la Convention dans la
définition de leurs intérêts nationaux, domaine qui relève traditionnellement
du noyau dur de la souveraineté étatique. Pour autant, il se peut que des
considérations relatives à l’équité d’une procédure doivent être prises en
compte dans l’examen d’une ingérence dans l’exercice des droits garanti par l’article
10 (Stoll, précité, § 137). Il en résulte que,
en l’espèce, la Cour est appelée à vérifier si l’application purement formelle
de la notion de « confidentialité » qui sous-tend l’article 336
du code pénal relatif à la divulgation d’informations confidentielles est
compatible avec les exigences de la Convention. En d’autres termes, il convient
d’examiner si l’application purement formelle de cette notion liait le juge au
point de l’empêcher de prendre en compte le contenu matériel des documents confidentiels
en vue de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu. Pareille
impossibilité ferait en effet obstacle au contrôle de la justification d’une
ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 10 de la
Convention.
65. La Cour note
que les tribunaux militaires ont omis de vérifier si le classement
« confidentiel » était justifié au regard des documents élaborés par
la division des relations publiques de l’état-major général. Ces juridictions n’ont
pas répondu non plus à la question de savoir si l’intérêt du maintien de la
confidentialité de ces documents primait sur l’intérêt qu’avait le public à
prendre connaissance de la façon dont les services des relations publiques de l’état-major général traitaient les divers organes
des médias. En fait, les juridictions internes, considérant comme acquise la nécessité
d’accorder à ces documents le statut de secret d’État, ont mis plutôt l’accent sur la responsabilité
pénale des fonctionnaires lanceurs d’alerte et sur celle des requérants
journalistes qui refusaient de fournir les documents afin de protéger leurs
sources d’information. Elles auraient par conséquent dû examiner, dans le cadre
de la protection des lanceurs d’alerte, si les fonctionnaires en question disposaient
de procédures ou des moyens administratifs internes spéciaux susceptibles de leur
permettre de faire part de leurs préoccupations à leur supérieurs et si les informations
qu’ils avaient divulguées étaient de nature à contribuer au débat public, ce qu’elles
n’ont pas fait.
66. En conclusion, dès lors que
les juridictions militaires n’ont pas vérifié si le classement « confidentiel »
des informations divulguées par les requérants était justifié et qu’elles n’ont
pas procédé à une mise en balance des divers intérêts en jeu en l’espèce, la
Cour doit constater que l’application formelle de la notion de confidentialité
des documents d’origine militaire a empêché les juridictions internes de
contrôler la compatibilité de l’ingérence litigieuse avec l’article 10 de la
Convention.
ε. Comportement des requérants
67. La Cour
examine ensuite si, du point de vue de sa forme, l’article publié par les
requérants respectait les règles déontologiques et si les requérants avaient
agi de bonne foi.
68. En premier lieu,
la Cour ne décèle aucune carence dans la forme de la publication. Les requérants
s’étaient concentrés sur la stratégie élaborée par les services concernés de l’armée
quant au traitement des éditeurs de presse et des journalistes en fonction de
leur classement selon les critères « favorable » ou « défavorable »
aux forces armées, et ce sans sortir du contexte. Ils n’ont pas caché non plus aux
lecteurs des éléments qui n’appelaient pas de critiques à l’égard des forces
armées. En outre, les requérants n’ont pas attaqué personnellement les membres de
l’état-major par le biais de propos
diffamatoires fondés sur des faits dont la réalité n’aurait pas été établie. Au
contraire, dans leur manière de présenter le sujet, ils en ont respecté l’importance
et le sérieux, sans user d’effets de style susceptibles de détourner le lecteur
d’une information objective.
69. En deuxième
lieu, la Cour n’aperçoit aucune raison de penser que les requérants étaient
motivés par la volonté de tirer des avantages personnels de la publication de
leur article, qu’ils nourrissaient des griefs personnels à l’égard des services
concernés des forces armées ou qu’ils étaient mus par une quelconque autre
intention cachée.
70. Compte tenu
de ce qui précède, la Cour ne peut que constater que les requérants n’avaient d’autre
intention que d’informer le public sur une question d’intérêt général.
ζ. Proportionnalité de l’ingérence
71. La Cour
rappelle que la nature et la lourdeur des mesures incriminées sont aussi des
éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la
proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no
26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999‑IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI).
72. Par ailleurs,
la Cour doit veiller à ce que les mesures litigieuses en cause ne constituent
pas une forme de censure visant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des
critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareilles mesures
sont de nature à dissuader les journalistes de contribuer à la discussion
publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même,
elles risquent d’entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information
et de contrôle (Stoll, précité, § 154).
73. En l’espèce,
la Cour estime que la perquisition effectuée dans les locaux professionnels des
requérants ainsi que le transfert sur des disques externes de tous les contenus
des ordinateurs des journalistes et la conservation par le parquet de ces
disques étaient plus attentatoires à la protection des sources qu’une sommation
de révéler l’identité des informateurs. En effet, l’extraction sans
discrimination de toutes les données se trouvant dans les supports
informatiques permettait aux autorités de recueillir des informations sans lien
avec les faits poursuivis.
74. Cette
intervention risquait non seulement d’avoir des répercussions très négatives
sur les relations des requérants avec l’ensemble de leurs sources d’information,
mais également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres journalistes ou d’autres
fonctionnaires lanceurs d’alerte, en les décourageant de signaler les
agissements irréguliers ou discutables d’autorités publiques.
75. Partant, la
Cour considère que l’intervention en cause était disproportionnée au but
poursuivi.
η. Conclusion
76. Compte tenu
de ce qui précède, notamment de l’importance de la liberté d’expression relativement
aux questions d’intérêt général et de la nécessité de protéger les sources
journalistiques dans ce domaine, y compris lorsque ces sources sont des
fonctionnaires ayant constaté et signalé des comportements ou des pratiques qu’ils
estimaient contestables sur leur lieu de travail, la Cour, après avoir pesé les
divers autres intérêts ici en jeu, à savoir principalement la confidentialité
des affaires militaires, considère que l’atteinte portée au droit à la liberté
d’expression des requérants, en particulier à leur droit de communiquer des
informations, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était
pas, en tout état de cause, proportionnée au but légitime visé et que, de ce
fait, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
77. Partant, il y
a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II.
SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA
CONVENTION
78. Aux termes de l’article 41 de
la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il
y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne
de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
79. Les requérants réclament l’équivalent
d’un mois de leur salaire de l’époque pour préjudice matériel, soit 5 000 TRY
(équivalent de 2750 EUR à l’époque des faits) pour Ahmet Alper Görmüş,
3 000 TRY (équivalent de 1650 EUR à l’époque des faits) chacun pour Ahmet
Haşim Akman et Mehmet Ferda Balancar, 1 500 TRY (équivalent de 850 EUR à
l’époque des faits) chacun pour Ahmet Şık et Banu Uzpeder, et 900 TRY (équivalent
de 500 EUR à l’époque des faits) pour Nevzat Çiçek.
Les requérants
réclament les mêmes sommes pour préjudice moral.
80. Le Gouvernement estime les
demandes infondées.
81. La Cour n’aperçoit pas de
lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué,
et elle rejette cette demande.
En revanche, elle
considère que les requérants ont subi un préjudice moral du fait de la
perquisition sur leur lieu de travail et de la saisie de leurs données sous
forme informatique et sous forme imprimée, et qu’il y a lieu de leur octroyer la
totalité des sommes qu’ils réclament à ce titre.
B. Intérêts
moratoires
82. La Cour juge approprié de
calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10
de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État
défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où
l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la
Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au
taux applicable à la date du règlement :
i. 2 750 EUR (deux mille sept cent cinquante euros) à Ahmet Alper
Görmüş, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 650 EUR (mille six cent cinquante euros), à chacun des
requérants Ahmet Haşim Akman et Mehmet Ferda Balancar, plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 850 EUR (huit cent cinquante euros) à chacun des
requérants Ahmet Şık et Banu Uzpeder, plus tout montant pouvant être
dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iv. 500 EUR (cinq cents euros) à Nevzat Çiçek, plus tout
montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction
équitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2016, en application de
l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Julia Laffranque
Greffier Présidente
ANNEXE
- Ahmet Alper GÖRMÜŞ est un
ressortissant turc, résidant à Antalya et représenté par F. İLKİZ
- Mehmet Ferda BALANCAR est un
ressortissant turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ
- Ahmet Haşim AKMAN est un
ressortissant turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ
- Ahmet ŞIK est un ressortissant
turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ
- Nevzat ÇİÇEK est un
ressortissant turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ
Banu UZPEDER est une ressortissante turque, résidant à Istanbul et
représentée par F. İLKİZ