Corte europea dei diritti dell’uomo (Grande Chambre),
18 marzo 2011
(requête n. 30814/06)
Commenti alla decisione di
I. Valentina Fiorillo, La
Sentenza della Grande Camera sul crocifisso: il margine di apprezzamento
ritorna "a scuola" dopo un'assenza ingiustificata, (per gentile
concessione del Forum di Quaderni
Costituzionali)
II. Luca. P. Vanoni, Il
crocifisso e la neutralità: brevi considerazioni a margine del caso Lautsi, (per gentile concessione del Forum di Quaderni Costituzionali)
III.
Susanna Mancini, Lautsi II: la rivincita della tolleranza preferenzialista, (per
gentile concessione del Forum di
Quaderni Costituzionali)
AFFAIRE LAUTSI ET
AUTRES c. ITALIE
Cet arrêt est
définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lautsi et autres c. Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul
Costa, président,
Christos Rozakis
Nicolas Bratza,
Peer Lorenzen,
Josep Casadevall,
Giovanni Bonello,
Nina Vajić,
Rait Maruste,
Anatoly Kovler,
Sverre Erik Jebens,
Päivi Hirvelä,
Giorgio Malinverni,
George Nicolaou,
Ann Power,
Zdravka Kalaydjieva,
Mihai Poalelungi,
Guido Raimondi,
juges,
et d’Erik Fribergh, greffier,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil les 30 juin 2010 et 16 février 2011,
Rend l’arrêt
que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no
30814/06) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de
cet Etat, Mme Soile Lautsi
(« la requérante »), a saisi la Cour le 27 juillet 2006 en vertu de l’article
34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »). Dans sa requête, elle indique agir en son
nom ainsi qu’au nom de ses enfants alors mineurs, Dataico
et Sami Albertin. Devenus entre-temps majeurs, ces derniers ont confirmé
vouloir demeurer requérants (« les deuxième et troisième requérants »).
2. Les requérants sont représentés par Me
N. Paoletti, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est
représenté par son agent, Mme E. Spatafora,
et par ses coagents adjoints, M. N. Lettieri et Mme P. Accardo.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section
de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er juillet 2008, une
chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens, Antonella Mularoni, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a
décidé de communiquer la requête au Gouvernement ; se prévalant des
dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que
seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
4. Le 3 novembre 2009, une chambre de cette même
section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens,
présidente, Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, a
déclaré la requête recevable et a conclu à l’unanimité à la violation de
l’article 2 du Protocole no 1 examiné conjointement avec l’article 9
de la Convention, et au non-lieu à examen du grief tiré de l’article 14 de la
Convention.
5. Le 28 janvier 2010, le Gouvernement a demandé le
renvoi de l’affaire devant la Grande chambre en vertu des articles 43 de la
Convention et 73 du règlement de la Cour. Le 1er mars 2010, un
collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée
conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé
des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire.
8. Se sont vus accorder l’autorisation d’intervenir
dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du
règlement), trente-trois membres du Parlement européen agissant collectivement,
l’organisation non-gouvernementale Greek
Helsinki Monitor, déjà intervenante devant la chambre, l’organisation non
gouvernementale Associazione nazionale del libero Pensiero, l’organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice,
l’organisation non gouvernementale Eurojuris,
les organisations non gouvernementales commission internationale de juristes, Interights et Human
Rights Watch, agissant collectivement, les
organisations non-gouvernementales Zentralkomitee
der deutschen Katholiken,
Semaines sociales de France, Associazioni cristiane Lavoratori italiani, agissant collectivement, ainsi que les
gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de
Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, de Monaco, de la Roumanie et de
la République de Saint-Marin. Les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie,
de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte,
et de la République de Saint-Marin ont en outre été autorisés à intervenir
collectivement dans la procédure orale.
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais
des droits de l’Homme, à Strasbourg, le 30 juin 2010 (article 59 § 3 du
règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement défendeur
MM. Nicola LETTIERI, co-agent,
Giuseppe ALBENZIO, conseiller ;
– pour les requérants
Me
Nicolò PAOLETTI, conseil,
Me
Natalia PAOLETTI,
Mme Claudia SARTORI, conseillers ;
– pour les gouvernements de l’Arménie, de la
Bulgarie, de Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie,
de Malte, et de la République de Saint-Marin, tiers intervenants :
MM. Joseph WEILER, professeur à la faculté de droit
de
l’université de New York, conseil,
Stepan KARTASHYAN, représentant permanent adjoint de
l’Arménie auprès de Conseil de l’Europe ;
Andrey TEHOV, ambassadeur, représentant permanent de la
Bulgarie auprès du Conseil de l’Europe ;
Yannis MICHILIDES, représentant permanent adjoint de
Chypre auprès du Conseil de l’Europe ;
Mme Vasileia
PELEKOU, adjointe au représentant permanent de
la Grèce auprès du Conseil de l’Europe ;
MM. Darius ŠIMAITIS, représentant permanent adjoint
de la Lituanie auprès du Conseil de
l’Europe ;
Joseph LICARI, ambassadeur, représentant permanent de
Malte
auprès du Conseil de l’Europe ;
Georgy MATYUSHKIN, agent du gouvernement de la Fédération de Russie ;
Me Guido BELLATTI CECCIOLI, co-agent du gouvernement de
la République de Saint-Marin, conseillers.
La Cour a entendu Mes Nicolò
Paoletti et Natalia Paoletti, ainsi que MM. Lettieri,
Albenzio et Weiler.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Nés respectivement en 1957, 1988 et 1990, la
requérante et ses deux fils, Dataico et Sami
Albertin, également requérants, résident en Italie. Ces derniers étaient
scolarisés en 2001-2002 dans l’école publique Istituto
comprensivo statale Vittorino da Feltre, à Abano
Terme. Un crucifix était accroché dans les salles de classe de l’établissement
11. Le 22 avril 2002, au cours d’une réunion du
conseil d’école, le mari de la requérante souleva le problème de la présence de
symboles religieux dans les salles de classe, de crucifix en particulier, et
posa la question de leur retrait. Le 27 mai 2002, par dix voix contre deux,
avec une abstention, le conseil d’école décida de maintenir les symboles
religieux dans les salles de classe.
12. Le 23 juillet 2002, la requérante saisit le tribunal
administratif de Vénétie de cette décision, dénonçant une violation du principe
de laïcité – elle se fondait à cet égard sur les articles 3 (principe
d’égalité) et 19 (liberté religieuse) de la Constitution italienne et sur
l’article 9 de la Convention – ainsi que du principe d’impartialité de
l’administration publique (article 97 de la Constitution).
13. Le 3 octobre 2002, le ministre de l’Instruction,
de l’Université et de la Recherche prit une directive (no 2666) aux
termes de laquelle les services compétents de son ministère devaient prendre
les dispositions nécessaires afin, notamment, que les responsables scolaires
assurent la présence de crucifix dans les salles de classe (paragraphe 24
ci-dessous).
Le 30 octobre 2003, ledit ministre se constitua
partie dans la procédure initiée par la requérante. Il concluait au défaut de
fondement de la requête, arguant de ce que la présence de crucifix dans les
salles de classe des écoles publiques se fondait sur l’article 118 du décret
royal no 965 du 30 avril 1924 (règlement intérieur des
établissements d’instruction moyenne) et l’article 119 du décret royal no
1297 du 26 avril 1928 (approbation du règlement général des services
d’enseignement primaire ; paragraphe 19 ci-dessous).
14. Par une ordonnance du 14 janvier 2004, le
tribunal administratif saisit la Cour constitutionnelle de la question de la
constitutionnalité, au regard du principe de laïcité de l’Etat et des articles
2, 3, 7, 8, 19 et 20 de la Constitution, des articles 159 et 190 du décret-loi no
297 du 16 avril 1994 (portant approbation du texte unique des dispositions
législatives en vigueur en matière d’instruction et relatives aux écoles), dans
leurs « spécifications » résultant des articles 118 et 119 des décrets royaux
susmentionnés, ainsi que de l’article 676 dudit décret-loi.
Les articles 159 et 190 du décret-loi mettent la
fourniture et le financement du mobilier scolaire des écoles primaires et
moyennes à la charge des communes, tandis que l’article 119 du décret de 1928
inclut le crucifix sur la liste des meubles devant équiper les salles de
classe, et l’article 118 du décret de 1924 spécifie que chaque classe doit être
pourvue du portrait du roi et d’un crucifix. Quant à l’article 676 du
décret-loi, il précise que les dispositions non comprises dans le texte unique
restent en vigueur, « à l’exception des dispositions contraires ou
incompatibles avec le texte unique, qui sont abrogées ».
Par une ordonnance du 15 décembre 2004 (no
389), la Cour constitutionnelle déclara la question de constitutionnalité
manifestement irrecevable, au motif qu’elle visait en réalité des textes qui,
n’ayant pas rang de loi mais rang réglementaire (les articles 118 et 119
susmentionnés), ne pouvaient être l’objet d’un contrôle de constitutionnalité.
15. Le 17 mars 2005, le tribunal administratif rejeta
le recours. Après avoir conclu que l’article 118 du décret royal du 30 avril
1924 et l’article 119 du décret royal du 26 avril 1928 étaient encore en
vigueur et souligné que « le principe de laïcité de l’Etat fait désormais
partie du patrimoine juridique européen et des démocraties occidentales », il
jugea que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles
publiques, eu égard à la signification qu’il convenait de lui donner, ne se
heurtait pas audit principe. Il estima notamment que, si le crucifix était
indéniablement un symbole religieux, il s’agissait d’un symbole du
christianisme en général, plutôt que du seul catholicisme, de sorte qu’il
renvoyait à d’autres confessions. Il considéra ensuite qu’il s’agissait de
surcroît d’un symbole historico-culturel, pourvu à ce titre d’une « valeur
identitaire » pour le peuple italien en ce qu’il « représente d’une certaine
manière le parcours historique et culturel caractéristique de [l’Italie] et en
général de l’Europe toute entière, et qu’il en constitue une bonne synthèse ».
Il retint en outre que le crucifix devait aussi être considéré comme un symbole
d’un système de valeurs qui innervent la charte constitutionnelle italienne.
Son jugement est ainsi motivé :
« (...) 11.1. A ce stade, force est de constater,
même en étant conscient de s’engager sur un chemin impraticable et parfois
glissant, que le christianisme, ainsi que le judaïsme son grand-frère – du
moins depuis Moïse et certainement dans l’interprétation talmudique –, ont
placé au centre de leur foi la tolérance vis-à-vis d’autrui et la protection de
la dignité humaine.
Singulièrement, le christianisme – par référence
également au bien connu et souvent incompris « Donnez à César ce qui est à
César, et à ... » –, avec sa forte accentuation du précepte de l’amour pour le
prochain, et plus encore par l’explicite prédominance donnée à la charité sur
la foi elle-même, contient en substance ces idées de tolérance, d’égalité et de
liberté qui sont à la base de l’Etat laïque moderne, et de l’Etat italien en
particulier.
11.2. Regarder au-delà des apparences permet de
discerner un fil qui relie entre eux la révolution chrétienne d’il y a deux
mille ans, l’affirmation en Europe de l’habeas corpus, les éléments charnière
du mouvement des Lumières (qui pourtant, historiquement, s’est vivement opposé
à la religion), c’est-à-dire la liberté et la dignité de tout homme, la
déclaration des droits de l’homme, et enfin l’Etat laïque moderne. Tous les
phénomènes historiques mentionnés reposent de manière significative – quoique
certainement non exclusive – sur la conception chrétienne du monde. Il a été
observé avec finesse que la devise bien connue de « liberté, égalité,
fraternité » peut aisément être partagée par un chrétien, fût-ce avec une
claire accentuation du troisième terme.
En conclusion, il ne semble pas hasardeux d’affirmer
que, à travers les parcours tortueux et accidentés de l’histoire européenne, la
laïcité de l’Etat moderne a été durement conquise, et ce aussi – bien sûr pas
uniquement – avec la référence plus ou moins consciente aux valeurs fondatrices
du christianisme. Cela explique qu’en Europe et en Italie de nombreux juristes
de foi chrétienne aient figuré parmi les plus ardents défenseurs de l’Etat laïque.
(...)
11.5. Le lien entre christianisme et liberté implique
une cohérence historique logique non immédiatement perceptible – à l’image d’un
fleuve karstique qui n’aurait été exploré qu’à une époque récente, précisément
parce qu’en grande partie souterrain –, et ce aussi parce que dans le parcours
tourmenté des rapports entre les Etats et les Eglises d’Europe on voit bien
plus facilement les nombreuses tentatives de ces dernières pour interférer dans
les questions d’Etat, et vice-versa, tout comme ont été assez fréquents
l’abandon des idéaux chrétiens pourtant proclamés, pour des raisons de pouvoir,
et les oppositions quelquefois violentes entre gouvernements et autorités
religieuses.
11.6. Par ailleurs, si l’on adopte une optique
prospective, dans le noyau central et constant de la foi chrétienne, malgré
l’inquisition, l’antisémitisme et les croisades, on peut aisément identifier
les principes de dignité humaine, de tolérance, de liberté y compris
religieuse, et donc, en dernière analyse, le fondement de l’Etat laïque.
11.7. En regardant bien l’histoire, donc en prenant
de la hauteur et non en restant au fond de la vallée, on discerne une
perceptible affinité (mais non une identité) entre le « noyau dur » du
christianisme qui, faisant primer la charité par rapport à tout autre aspect, y
compris la foi, met l’accent sur l’acceptation de la différence, et le « noyau
dur » de la Constitution républicaine, qui consiste en la valorisation
solidaire de la liberté de chacun et donc en la garantie juridique du respect
d’autrui. L’harmonie demeure même si, autour de ces noyaux – tous deux centrés
sur la dignité humaine –, se sont avec le temps incrustés de nombreux éléments,
quelques-uns si épais qu’ils dissimulent les noyaux, en particulier celui du
christianisme. (...)
11.9. On peut donc soutenir que, dans la réalité
sociale actuelle, le crucifix est à considérer non seulement comme un symbole
d’une évolution historique et culturelle, et donc de l’identité de notre
peuple, mais aussi en tant que symbole d’un système de valeurs – liberté,
égalité, dignité humaine et tolérance religieuse, et donc également laïcité de
l’Etat –, principes qui innervent notre charte constitutionnelle.
En d’autres termes, les principes constitutionnels de
liberté possèdent de nombreuses racines, parmi lesquelles figure indéniablement
le christianisme, dans son essence même. Il serait donc légèrement paradoxal
d’exclure un signe chrétien d’une structure publique au nom de la laïcité, dont
l’une des sources lointaines est précisément la religion chrétienne.
12.1. Ce tribunal n’ignore certes pas que l’on a par
le passé attribué au symbole du crucifix d’autres valeurs comme, à l’époque du
Statut Albertin, celle du signe du catholicisme entendu comme religion de
l’Etat, utilisé donc pour christianiser un pouvoir et consolider une autorité.
Ce tribunal sait bien, par ailleurs, qu’aujourd’hui
encore on peut donner différentes interprétations au symbole de la croix, et
avant tout une interprétation strictement religieuse renvoyant au christianisme
en général et au catholicisme en particulier. Il est également conscient que
certains élèves fréquentant l’école publique pourraient librement et
légitimement attribuer à la croix des valeurs encore différentes, comme le
signe d’une inacceptable préférence pour une religion par rapport à d’autres,
ou d’une atteinte à la liberté individuelle et donc à la laïcité de l’Etat, à
la limite d’une référence au césaropapisme ou à
l’inquisition, voire d’un bon gratuit de catéchisme tacitement distribué même
aux non-croyants en un lieu qui ne s’y prête pas, ou enfin d’une propagande
subliminale en faveur des confessions chrétiennes. Si ces points de vue sont
tous respectables, ils sont au fond dénués de pertinence en l’espèce. (...)
12.6. Il faut souligner que le symbole du crucifix
ainsi entendu revêt aujourd’hui, par ses références aux valeurs de tolérance,
une portée particulière dans la considération que l’école publique italienne
est actuellement fréquentée par de nombreux élèves extracommunautaires,
auxquels il est relativement important de transmettre les principes d’ouverture
à la diversité et de refus de tout intégrisme – religieux ou laïque – qui
imprègnent notre système. Notre époque est marquée par une rencontre
bouillonnante avec d’autres cultures, et pour éviter que cette rencontre ne se
transforme en heurt, il est indispensable de réaffirmer même symboliquement
notre identité, d’autant plus que celle-ci se caractérise précisément par les
valeurs de respect de la dignité de tout être humain et d’universalisme solidaire.
(...)
13.2. En fait, les symboles religieux en général
impliquent un mécanisme logique d’exclusion ; en effet, le point de départ de
toute foi religieuse est précisément la croyance en une entité supérieure,
raison pour laquelle les adhérents, ou les fidèles, se trouvent par définition
et conviction dans le vrai. En conséquence et de manière inévitable, l’attitude
de celui qui croit face à celui qui ne croit pas, et qui donc s’oppose
implicitement à l’être suprême, est une attitude d’exclusion. (...)
13.3. Le mécanisme logique d’exclusion de l’infidèle
est inhérent à toute conviction religieuse, même si les intéressés n’en sont
pas conscients, la seule exception étant le christianisme – là où il est bien
compris, ce qui bien sûr n’a pas toujours été et n’est pas toujours le cas, pas
même grâce à celui qui se proclame chrétien –, pour lequel la foi même en
l’omniscient est secondaire par rapport à la charité, c’est-à-dire au respect
du prochain. Il s’ensuit que le rejet d’un non-croyant par un chrétien implique
la négation radicale du christianisme lui-même, une abjuration substantielle ;
mais cela ne vaut pas pour les autres fois religieuses, pour lesquelles
pareille attitude reviendra, au pire, à violer un important précepte.
13.4. La croix, symbole du christianisme, ne peut
donc exclure quiconque sans se nier elle-même ; elle constitue même en un
certain sens le signe universel de l’acceptation et du respect de tout être
humain en tant que tel, indépendamment de toute croyance, religieuse ou non, pouvant
être la sienne.
14.1. Il n’est guère besoin d’ajouter que la croix en
classe, correctement comprise, fait abstraction des libres convictions de
chacun, n’exclut personne et bien sûr n’impose et ne prescrit rien à quiconque,
mais implique simplement, au cœur des finalités de l’éducation et de
l’enseignement de l’école publique, une réflexion – nécessairement guidée par
les enseignants – sur l’histoire italienne et sur les valeurs communes de notre
société juridiquement retranscrites dans la Constitution, parmi lesquelles, en
premier lieu, la laïcité de l’Etat. (...) »
16. Saisi par la requérante, le Conseil d’Etat
confirma que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles
publiques trouvait son fondement légal dans l’article 118 du décret royal du 30
avril 1924 et l’article 119 du décret royal du 26 avril 1928 et, eu égard à la
signification qu’il fallait lui donner, était compatible avec le principe de
laïcité. Sur ce point, il jugea en particulier qu’en Italie, le crucifix
symbolisait l’origine religieuse des valeurs (la tolérance, le respect mutuel,
la valorisation de la personne, l’affirmation de ses droits, la considération
pour sa liberté, l’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, la
solidarité humaine, le refus de toute discrimination) qui caractérisent la
civilisation italienne. En ce sens, exposé dans les salles de classes, le
crucifix pouvait remplir – même dans une perspective « laïque » distincte de la
perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement
éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves. Selon le
Conseil d’Etat, il faut y voir un symbole capable de refléter les sources
remarquables des valeurs civiles susmentionnées, valeurs qui définissent la
laïcité dans l’ordre juridique actuel de l’Etat.
Daté du 13 avril 2006, l’arrêt (no 556)
est ainsi motivé :
« (...) la Cour constitutionnelle a plusieurs fois
reconnu dans la laïcité un principe suprême de notre ordre constitutionnel,
capable de résoudre certaines questions de légitimité constitutionnelle (parmi
de nombreux arrêts, voir ceux qui portent sur les normes relatives au caractère
obligatoire de l’enseignement religieux à l’école ou à la compétence
juridictionnelle quant aux affaires concernant la validité du lien matrimonial
contracté selon le droit canonique et consigné dans les registres de l’état
civil).
Il s’agit d’un principe qui n’est pas proclamé en
termes exprès dans notre charte fondamentale, d’un principe qui, empli de
résonances idéologiques et d’une histoire controversée, revêt néanmoins une
importance juridique qui peut se déduire des normes fondamentales de notre
système. En réalité, la Cour tire ce principe spécifiquement des articles 2, 3,
7, 8, 19 et 20 de la Constitution.
Ce principe utilise un symbole linguistique («
laïcité ») qui indique de manière abrégée certains aspects significatifs des
dispositions susmentionnées, dont les contenus établissent les conditions
d’usage selon lesquelles ce symbole doit s’entendre et fonctionne. Si ces
conditions spécifiques d’usage n’étaient pas établies, le principe de « laïcité
» demeurerait confiné aux conflits idéologiques et pourrait difficilement être
utilisé dans le cadre juridique.
De ce cadre, les conditions d’usage sont bien sûr déterminées
par référence aux traditions culturelles et aux coutumes de chaque peuple, pour
autant que ces traditions et coutumes se reflètent dans l’ordre juridique. Or
celui-ci diffère d’une nation à l’autre. (...)
Dans le cadre de cette instance juridictionnelle et
du problème dont elle est saisie, à savoir la légitimité de l’exposition du
crucifix dans les salles de classe, prévue par les autorités compétentes en
application de normes réglementaires, il s’agit concrètement et plus simplement
de vérifier si cette prescription porte ou non atteinte au contenu des normes
fondamentales de notre ordre constitutionnel, qui donnent une forme et une
substance au principe de « laïcité » qui caractérise aujourd’hui l’Etat italien
et auquel le juge suprême des lois s’est plusieurs fois référé.
De toute évidence, le crucifix est en lui-même un
symbole qui peut revêtir diverses significations et servir à des fins diverses,
avant tout pour le lieu où il a été placé.
Dans un lieu de culte, le crucifix est justement et exclusivement
un « symbole religieux », puisqu’il vise à susciter une adhésion respectueuse
envers le fondateur de la religion chrétienne.
Dans un cadre non religieux comme l’école, laquelle
est destinée à l’éducation des jeunes, le crucifix peut encore revêtir pour les
croyants les valeurs religieuses susmentionnées, mais, pour les croyants comme
pour les non-croyants, son exposition se trouve justifiée et possède une
signification non discriminatoire du point de vue religieux s’il est capable de
représenter et d’évoquer de manière synthétique et immédiatement perceptible et
prévisible (comme tout symbole) des valeurs civilement importantes, en
particulier les valeurs qui sous-tendent et inspirent notre ordre
constitutionnel, fondement de notre vie civile. En ce sens, le crucifix peut
remplir – même dans une perspective « laïque » distincte de la perspective
religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative,
indépendamment de la religion professée par les élèves.
Or il est évident qu’en Italie le crucifix est
capable d’exprimer, du point de vue symbolique justement mais de manière
adéquate, l’origine religieuse des valeurs que sont la tolérance, le respect
mutuel, la valorisation de la personne, l’affirmation de ses droits, la considération
pour sa liberté, l’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, la
solidarité humaine, le refus de toute discrimination, qui caractérisent la
civilisation italienne.
Ces valeurs, qui ont imprégné des traditions, un mode
de vie, la culture du peuple italien, sont à la base et ressortent des normes
fondamentales de notre charte fondamentale – contenues dans les « Principes
fondamentaux » et la première partie – et singulièrement de celles qui ont été
rappelées par la Cour constitutionnelle et qui délimitent la laïcité propre à
l’Etat italien.
La référence, au travers du crucifix, à l’origine
religieuse de ces valeurs et à leur pleine et entière correspondance avec les
enseignements chrétiens met donc en évidence les sources transcendantes desdites
valeurs, ce sans remettre en cause, voire en confirmant, l’autonomie (mais non
l’opposition, implicite dans une interprétation idéologique de la laïcité qui
ne trouve aucun pendant dans notre charte fondamentale) de l’ordre temporel
face à l’ordre spirituel, et sans rien enlever à leur « laïcité » particulière,
adaptée au contexte culturel propre à l’ordre fondamental de l’Etat italien et
manifesté par lui. Ces valeurs sont donc vécues dans la société civile de
manière autonome (de fait non contradictoire) à l’égard de la société
religieuse, de sorte qu’elles peuvent être consacrées « laïquement
» par tous, indépendamment de l’adhésion à la confession qui les a inspirées et
défendues.
Comme à tout symbole, on peut imposer ou attribuer au
crucifix des significations diverses et contrastées ; on peut même en nier la
valeur symbolique pour en faire un simple bibelot qui aura tout au plus une
valeur artistique. On ne saurait toutefois concevoir un crucifix exposé dans
une salle de classe comme un bibelot, un objet de décoration, ni davantage
comme un objet du culte. Il faut plutôt le concevoir comme un symbole capable
de refléter les sources remarquables des valeurs civiles rappelées ci-dessus,
des valeurs qui définissent la laïcité dans l’ordre juridique actuel de l’Etat.
(...) »
II. L’EVOLUTION DU DROIT ET DE LA PRATIQUE INTERNES
PERTINENTS
17. L’obligation d’accrocher un crucifix dans les
salles de classe des écoles primaires était prévue par l’article 140 du décret
royal no 4336 du 15 septembre 1860 du royaume de Piémont-Sardaigne,
pris en application de la loi no 3725 du 13 novembre 1859 aux termes
de laquelle « chaque école devra[it] sans faute être
pourvue (...) d’un crucifix » (article 140).
En 1861, année de naissance de l’Etat italien, le
Statut du Royaume de Piémont-Sardaigne de 1848 devint la Charte
constitutionnelle du royaume d’Italie ; il énonçait notamment que « la religion
catholique apostolique et romaine [était] la seule religion de l’Etat [et que]
les autres cultes existants [étaient] tolérés en conformité avec la loi ».
18. La prise de Rome par l’armée italienne, le 20
septembre 1870, à la suite de laquelle Rome fut annexée et proclamée capitale
du nouveau Royaume d’Italie, provoqua une crise des relations entre l’Etat et
l’Eglise catholique. Par la loi no 214 du 13 mai 1871, l’Etat
italien réglementa unilatéralement les relations avec l’Eglise et accorda au
pape un certain nombre de privilèges pour le déroulement régulier de l’activité
religieuse. Selon les requérants, l’exposition de crucifix dans les
établissements scolaires tomba petit à petit en désuétude.
19. Lors de la période fasciste, l’Etat prit une
série de mesures visant à faire respecter l’obligation d’exposer le crucifix
dans les salles de classe.
Ainsi, notamment, le ministère de l’Instruction
publique prit, le 22 novembre 1922, une circulaire (no 68) ainsi
libellée : « (...) ces dernières années, dans beaucoup d’écoles primaires du
Royaume l’image du Christ et le portrait du Roi ont été enlevés. Cela
constitue une violation manifeste et non tolérable d’une disposition
réglementaire et surtout une atteinte à la religion dominante de l’Etat ainsi
qu’à l’unité de la Nation. Nous intimons alors à toutes les administrations
municipales du Royaume l’ordre de rétablir dans les écoles qui en sont
dépourvues les deux symboles sacrés de la foi et du sentiment national. »
Le 30 avril 1924 fut adopté le décret royal no
965 du 30 avril 1924 portant règlement intérieur des établissements
d’instruction moyenne (ordinamento interno delle giunte e dei regi istituti di istruzione media), dont l’article 118 est ainsi libellé
:
« Chaque établissement scolaire doit avoir le drapeau
national, chaque salle de classe l’image du crucifix et le portrait du roi. »
Quant au décret royal no 1297 du 26 avril
1928, portant approbation du règlement général des services d’enseignement
primaire (approvazione del
regolamento generale sui servizi dell’istruzione elementare), il précise en son article 119 que le
crucifix figure parmi les « équipements et matériels nécessaires aux salles de
classe des écoles ».
20. Les Pactes du Latran, signés le 11 février 1929,
marquèrent la « Conciliation » de l’Etat italien et de l’Eglise catholique. Le
catholicisme fut confirmé comme la religion officielle de l’Etat italien,
l’article 1er du traité étant ainsi libellé :
« L’Italie reconnaît et réaffirme le principe
consacré par l’article 1er du Statut Albertin du Royaume du 4 mars 1848, selon
lequel la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de
l’Etat. »
21. En 1948, l’Etat italien adopta sa Constitution
républicaine, dont l’article 7 établit que « l’Etat et l’Église catholique
sont, chacun dans son ordre, indépendants et souverains[, que] leurs rapports
sont réglementés par les pactes du Latran[, et que] les modifications des
pactes, acceptées par les deux parties, n’exigent pas de procédure de révision
constitutionnelle ». Par ailleurs, l’article 8 énonce que « toutes les
confessions religieuses sont également libres devant la loi[, que] les
confessions religieuses autres que la confession catholique ont le droit de
s’organiser selon leurs propres statuts, en tant qu’ils ne s’opposent pas à
l’ordre juridique italien[, et que] leurs rapports avec l’Etat sont fixés par
la loi sur la base d’ententes avec leurs représentants respectifs ».
22. Le protocole additionnel au nouveau concordat, du
18 février 1984, ratifié par la loi no 121 du 25 mars 1985, énonce
que le principe posé par les pactes du Latran selon lequel la religion
catholique est la seule religion de l’Etat n’est plus en vigueur.
23. Dans un arrêt du 12 avril 1989 (no
203), rendu dans le contexte de l’examen de la question du caractère non
obligatoire de l’enseignement de la religion catholique dans les
écoles publiques, la Cour constitutionnelle a conclu que le principe de laïcité
a valeur constitutionnelle, précisant qu’il implique non que l’Etat soit
indifférent face aux religions mais qu’il garantisse la sauvegarde de la
liberté de religion dans le pluralisme confessionnel et culturel.
Saisie en la présente espèce de la question de la
conformité à ce principe de la présence de crucifix dans les salles de classe
des écoles publiques, la Cour constitutionnelle s’est déclarée incompétente eu
égard à la nature réglementaire des textes prescrivant cette présence
(ordonnance du 15 décembre 2004, no 389 ; paragraphe 14 ci-dessus).
Conduit à examiner cette question, le Conseil d’Etat a jugé que, vu la
signification qu’il y avait lieu de lui donner, la présence de crucifix dans
les salles de classe des écoles publiques était compatible avec le principe de
laïcité (arrêt du 13 février 2006, no 556 ; paragraphe 16
ci-dessus).
Dans une affaire distincte, la Cour de cassation
avait conclu à l’inverse du Conseil d’Etat dans le contexte d’une procédure
pénale dirigée contre une personne poursuivie pour avoir refusé d’assumer la
charge de scrutateur dans un bureau de vote au motif qu’un crucifix s’y
trouvait. Dans son arrêt du 1er mars 2000 (no 439), elle
a en effet jugé que cette présence portait atteinte aux principes de laïcité et
d’impartialité de l’Etat ainsi qu’au principe de liberté de conscience de ceux
qui ne se reconnaissent pas dans ce symbole. Elle a rejeté expressément la
thèse selon laquelle l’exposition du crucifix trouverait sa justification dans
ce qu’il serait le symbole d’une « civilisation entière ou de la conscience
éthique collective » et – la Cour de cassation citait là les termes utilisés
par le Conseil d’Etat dans un avis du 27 avril 1988 (no 63) – symboliserait
ainsi une « valeur universelle, indépendante d’une confession religieuse
spécifique ».
24. Le 3 octobre 2002, le ministre de l’Instruction,
de l’Université et de la Recherche a adopté la directive (no 2666)
suivante :
« (...) Le ministre
(...) Considérant que la présence de crucifix dans
les salles de classe trouve son fondement dans les normes en vigueur, qu’elle
ne viole ni le pluralisme religieux ni les objectifs de formation
pluriculturelle de l’École italienne et qu’elle ne saurait être considérée
comme une limitation de la liberté de conscience garantie par la Constitution
puisqu’elle n’évoque pas une confession spécifique mais constitue uniquement
une expression de la civilisation et de la culture chrétienne et qu’elle fait
donc partie du patrimoine universel de l’humanité ;
Ayant évalué l’opportunité, dans le respect des
différentes appartenances, convictions et croyances, que tout établissement
scolaire, dans le cadre de sa propre autonomie et sur décision de ses organes collégiaux
compétents, rende disponible un local spécial réservé, hors de toute obligation
et horaires de service, au recueillement et à la méditation des membres de la
communauté scolaire qui le désirent ;
Prend la directive suivante :
Le service compétent du ministère (...) prendra les
dispositions nécessaires pour que :
1) les responsables scolaires assurent la présence de
crucifix dans les salles de classe ;
2) Tous les établissements scolaires, dans le cadre
de leur propre autonomie et sur décision des membres de leurs organes
collégiaux, mettent à disposition un local spécial à réserver, hors de toute
obligation et horaires de service, au recueillement et à la méditation des
membres de la communauté scolaire qui le désirent (...) »
25. Les articles 19, 33 et 34 de la Constitution sont
ainsi libellés :
Article 19
« Tout individu a le droit de professer librement sa
foi religieuse sous quelque forme que ce soit, individuelle ou collective, d’en
faire propagande et d’en exercer le culte en privé ou en public, à condition
qu’il ne s’agisse pas de rites contraires aux bonnes mœurs. »
Article 33
« L’art et la science sont libres ainsi que leur
enseignement.
La République fixe les règles générales concernant
l’instruction et crée des écoles publiques pour tous les ordres et tous les
degrés. (...) »
Article 34
« L’enseignement est ouvert à tous.
L’instruction de base, dispensée durant au moins huit
ans, est obligatoire et gratuite. (...) »
III. APERÇU DU DROIT ET DE LA PRATIQUE AU SEIN DES
ETATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE S’AGISSANT DE LA PRESENCE DE SYMBOLES
RELIGIEUX DANS LES ECOLES PUBLIQUES
26. Dans une très nette majorité des Etats membres du
Conseil de l’Europe, la question de la présence de symboles religieux dans les
écoles publiques ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique.
27. La présence de symboles religieux dans les écoles
publiques n’est expressément interdite que dans un petit nombre d’Etats membres
: en ex-République yougoslave de Macédoine, en France (sauf en Alsace et en
Moselle) et en Géorgie.
Elle n’est expressément prévue – outre en Italie –
que dans quelques Etats membres : en Autriche, dans certains Länder
d’Allemagne et communes suisses, et en Pologne. Il y a lieu néanmoins de
relever que l’on trouve de tels symboles dans les écoles publiques de certains
des Etats membres où la question n’est pas spécifiquement réglementée tels que
l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, Malte, Saint-Marin et la Roumanie.
28. Les hautes juridictions d’un certain nombre
d’Etats membres ont été amenées à examiner la question.
En Suisse, le Tribunal fédéral a jugé une ordonnance
communale prévoyant la présence d’un crucifix dans les salles de classes des
écoles primaires incompatible avec les exigences de la neutralité
confessionnelle consacrée par la Constitution fédérale, sans toutefois
condamner cette présence en d’autres lieux dans les établissements scolaires
(26 septembre 1990 ; ATF 116 1a 252).
En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale a
jugé une ordonnance bavaroise similaire contraire au principe de neutralité de
l’Etat et difficilement compatible avec la liberté de religion des enfants ne
se reconnaissant pas dans la religion catholique (16 mai 1995 ; BVerfGE 93,1). Le Parlement bavarois a pris ensuite une
nouvelle ordonnance maintenant cette mesure mais prévoyant la possibilité pour
les parents d’invoquer leurs convictions religieuses ou laïques pour contester
la présence de crucifix dans les salles de classes fréquentées par leurs
enfants, et mettant en place un mécanisme destiné le cas échéant à trouver un
compromis ou une solution individualisée.
En Pologne, saisie par l’Ombudsman de l’ordonnance du
ministre de l’Éducation du 14 avril 1992 prévoyant notamment la possibilité
d’exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la Cour
constitutionnelle a conclu que cette mesure était compatible avec la liberté de
conscience et de religion et le principe de la séparation de l’Eglise et de
l’Etat garantis par l’article 82 de la Constitution dès lors qu’elle ne faisait
pas une obligation de cette exposition (20 avril 1993 ; no U 12/32).
En Roumanie, la Cour suprême a annulé une décision du
Conseil national pour la lutte contre la discrimination du 21 novembre 2006 qui
recommandait au ministère de l’Education de réglementer la question de la
présence de symboles religieux dans les établissements publics d’enseignement
et, en particulier, de n’autoriser l’exposition de tels symboles que durant les
cours de religion ou dans les salles destinées à l’enseignement religieux. La
haute juridiction a notamment considéré que la décision d’afficher de tels
symboles dans les établissements d’enseignement devait appartenir à la
communauté formée par les professeurs, les élèves et les parents de ces
derniers (11 juin 2008 ; no 2393).
En Espagne, statuant dans le cadre d’une procédure
initiée par une association militant pour une école laïque qui avait vainement
requis le retrait des symboles religieux des établissements scolaires, le
tribunal supérieur de justice de Castille-et-León a jugé que lesdits
établissements devaient procéder à ce retrait en cas de demande explicite des
parents d’un élève (14 décembre 2009 ; no 3250).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU
PROTOCOLE No 1 ET DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
29. Les requérants se plaignent du fait que des
crucifix étaient accrochés dans les salles de classe de l’école publique où
étaient scolarisés les deuxième et troisième requérants. Ils y voient une
violation du droit à l’instruction, que l’article 2 du Protocole no
2 garantit en ces termes :
« Nul ne peut se voir refuser le droit à
l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le
domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents
d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions
religieuses et philosophiques. »
Ils déduisent également de ces faits une
méconnaissance de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de
religion consacré par l’article 9 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée,
de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de
religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le
culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses
convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues
par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique,
à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale
publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. L’arrêt de la chambre
30. Dans son arrêt du 3 novembre 2009, la chambre
conclut à une violation de l’article 2 du Protocole no 1 examiné
conjointement avec l’article 9 de la Convention.
31. Tout d’abord, la chambre déduit des principes
relatifs à l’interprétation de l’article 2 du Protocole no 1 qui se
dégagent de la jurisprudence de la Cour, une obligation pour l’Etat de
s’abstenir d’imposer, même indirectement, des croyances, dans les lieux où les
personnes sont dépendantes de lui ou dans les endroits où elles sont
particulièrement vulnérables, soulignant que la scolarisation des enfants
représente un secteur particulièrement sensible à cet égard.
Ensuite, elle retient que, parmi la pluralité de
significations que le crucifix peut avoir, la signification religieuse est
prédominante. Elle considère en conséquence que la présence obligatoire et
ostentatoire du crucifix dans les salles de classes était de nature non
seulement à heurter les convictions laïques de la requérante dont les enfants
étaient alors scolarisés dans une école publique, mais aussi à perturber
émotionnellement les élèves professant une autre religion que la religion
chrétienne ou ne professant aucune religion. Sur ce tout dernier point, la
chambre souligne que la liberté de religion « négative » n’est pas limitée à
l’absence de services religieux ou d’enseignement religieux : elle s’étend aux
pratiques et aux symboles exprimant, en particulier ou en général, une
croyance, une religion ou l’athéisme. Elle ajoute que ce « droit négatif »
mérite une protection particulière si c’est l’Etat qui exprime une croyance et
si la personne est placée dans une situation dont elle ne peut se dégager ou
seulement au prix d’efforts et d’un sacrifice disproportionnés.
Selon la chambre, l’Etat est tenu à la neutralité
confessionnelle dans le cadre de l’éducation publique, où la présence aux cours
est requise sans considération de religion et qui doit chercher à inculquer aux
élèves une pensée critique. Elle ajoute ne pas voir comment l’exposition, dans
des salles de classe des écoles publiques, d’un symbole qu’il est raisonnable
d’associer à la religion majoritaire en Italie, pourrait servir le pluralisme
éducatif qui est essentiel à la préservation d’une « société démocratique »
telle que la conçoit la Convention.
32. La chambre conclut que « l’exposition obligatoire
d’un symbole d’une confession donnée dans l’exercice de la fonction publique
relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle gouvernemental,
en particulier dans les salles de classe, restreint le droit des parents d’éduquer
leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés
de croire ou de ne pas croire ». D’après elle, cette mesure emporte violation
de ces droits car « les restrictions sont incompatibles avec le devoir
incombant à l’Etat de respecter la neutralité dans l’exercice de la fonction
publique, en particulier dans le domaine de l’éducation » (§ 57 de l’arrêt).
B. Les thèses des parties
1. Le Gouvernement
33. Le Gouvernement ne soulève aucune exception
d’irrecevabilité.
34. Il regrette que la chambre n’ait pas
disposé d’une étude de droit comparé portant sur les relations entre l’Etat et
les religions et sur la question de l’exposition de symboles religieux dans les
écoles publiques. Selon lui, elle s’est de la sorte privée d’un élément
essentiel, dès lors qu’une telle étude aurait démontré qu’il n’y a pas
d’approche commune en Europe en ces domaines, et aurait conduit en conséquence
au constat que les Etats membres disposent d’une marge d’appréciation
particulièrement importante ; ainsi, l’arrêt de chambre omet de prendre cette
marge d’appréciation en considération, éludant de la sorte un aspect
fondamental de la problématique.
35. Il reproche aussi à l’arrêt de la chambre de
déduire du concept de « neutralité » confessionnelle un principe d’exclusion de
toute relation entre l’Etat et une religion donnée, alors que la neutralité
suppose une prise en compte de toutes les religions par l’autorité publique.
L’arrêt reposerait ainsi sur une confusion entre « neutralité » (un « concept
inclusif ») et « laïcité » (un « concept exclusif »). De plus, selon le
Gouvernement, la neutralité implique que les Etats s’abstiennent de promouvoir
non seulement une religion donnée mais aussi l’athéisme, le « laïcisme »
étatique n’étant pas moins problématique que le prosélytisme étatique. L’arrêt
de la chambre reposerait ainsi sur un malentendu, et aboutirait à favoriser une
approche areligieuse ou antireligieuse dont la requérante, membre de l’union
des athées et agnostiques rationalistes, serait militante.
36. Le Gouvernement poursuit en soulignant qu’il faut
tenir compte du fait qu’un même symbole peut être interprété différemment d’une
personne à l’autre. Il en irait ainsi en particulier de la « croix », qui
pourrait être perçue non seulement comme un symbole religieux, mais aussi comme
un symbole culturel et identitaire, celui des principes et valeurs qui fondent
la démocratie et la civilisation occidentale ; ainsi figure-t-elle sur les
drapeaux de plusieurs pays européens. Le Gouvernement ajoute que, quelle que
soit sa force évocatrice, une « image » est un symbole « passif », dont
l’impact sur les individus n’est pas comparable à celui d’un « comportement
actif » ; or nul ne prétend en l’espèce que le contenu de l’enseignement
dispensé en Italie est influencé par la présence de crucifix dans les salles de
classes.
Il précise que cette présence est l’expression d’une
« particularité nationale », caractérisée notamment par des rapports étroits
entre l’Etat, le peuple et le catholicisme, qui s’expliquent par l’évolution
historique, culturelle et territoriale de l’Italie ainsi que par un
enracinement profond et ancien des valeurs du catholicisme. Maintenir les
crucifix en ces lieux revient donc à préserver une tradition séculaire. Selon
lui, le droit des parents au respect de leur « culture familiale » ne doit
porter atteinte ni à celui de la communauté de transmettre sa culture ni à
celui des enfants de la découvrir. De plus, en se contentant d’un « risque
potentiel » de perturbation émotionnelle pour conclure à une violation des
droits à l’instruction et à la liberté de pensée, de conscience et religion, la
chambre aurait considérablement élargi le champ d’application de ceux-ci.
37. Renvoyant notamment à l’arrêt Otto-Preminger-Institut
c. Autriche du 20 septembre 1994 (série A no 295-A), le
Gouvernement souligne que, s’il y a lieu de prendre en compte le fait que la
religion catholique est celle d’une très grande majorité d’Italiens, ce n’est
pas pour en tirer une circonstance aggravante comme l’a fait la chambre. La
Cour se devrait au contraire de reconnaître et protéger les traditions
nationales ainsi que le sentiment populaire dominant, et de laisser à chaque
Etat le soin d’équilibrer les intérêts qui s’opposent. Il résulterait
d’ailleurs de la jurisprudence de la Cour que des programmes scolaires ou des
dispositions qui consacrent une prépondérance de la religion majoritaire ne
caractérisent pas en eux-mêmes une influence indue de l’Etat ou une tentative
d’endoctrinement, et que la Cour doit respecter les traditions et principes
constitutionnels relatifs aux rapports entre l’Etat et les religions – dont en
l’espèce l’approche particulière de la laïcité qui prévaut en Italie – et
prendre en compte le contexte de chaque Etat.
38. Estimant par ailleurs que la seconde phrase de
l’article 2 du Protocole no 1 ne vaut que pour les programmes
scolaires, il critique l’arrêt de la chambre en ce qu’il conclut à une
violation sans indiquer en quoi la seule présence d’un crucifix dans les salles
de classe fréquentées par les enfants de la requérante était de nature à
réduire substantiellement ses possibilités de les éduquer selon ses
convictions, indiquant pour seul motif que les élèves se sentiraient éduqués
dans un environnement scolaire marqué par une religion donnée. Il ajoute que ce
motif est erroné à l’aune de la jurisprudence de la Cour, dont il ressort
notamment, d’une part que la Convention ne fait obstacle ni à ce que les Etats
membres aient une religion d’Etat, ni à ce qu’ils montrent une préférence pour
une religion donnée, ni à ce qu’ils fournissent aux élèves un enseignement
religieux plus poussé s’agissant de la religion dominante et, d’autre part,
qu’il faut prendre en compte le fait que l’influence éducative des parents est
autrement plus grande que celle de l’école.
39. D’après le Gouvernement, la présence du crucifix
dans les salles de classe contribue légitimement à faire comprendre aux enfants
la communauté nationale dans laquelle ils ont vocation à s’intégrer. Une «
influence environnementale » serait d’autant plus improbable que les enfants
bénéficient en Italie d’un enseignement permettant le développement d’un sens
critique à l’égard de la question religieuse, dans une atmosphère sereine et
préservée de toute forme de prosélytisme. De plus, ajoute-t-il, l’Italie opte
pour une approche bienveillante à l’égard des religions minoritaires dans le
milieu scolaire : le droit positif admet le port du voile islamique et d’autres
tenues ou symboles à connotation religieuse ; le début et la fin du ramadan
sont souvent fêtés dans les écoles ; l’enseignement religieux est admis pour
toutes les confessions reconnues ; les besoins des élèves appartenant à des
confessions minoritaires sont pris en compte, les enfants juifs ayant par
exemple le droit de ne pas passer d’examens le samedi.
40. Enfin, le Gouvernement met l’accent sur la
nécessité de prendre en compte le droit des parents qui souhaitent que les
crucifix soient maintenus dans les salles de classe. Telle serait la volonté de
la majorité en Italie ; telle serait aussi celle démocratiquement exprimée en
l’espèce par presque tous les membres du conseil d’école. Procéder au retrait
des crucifix des salles de classe dans de telles circonstances caractériserait
un « abus de position minoritaire ». Cela serait en outre en contradiction avec
le devoir de l’Etat d’aider les individus à satisfaire leurs besoins religieux.
2. Les requérants
41. Les requérants soutiennent que l’exposition de
crucifix dans les salles de classe de l’école publique que les deuxième et
troisième d’entre eux fréquentaient constitue une ingérence illégitime dans
leur droit à la liberté de pensée et de conscience, et viole le principe de
pluralisme éducatif dans la mesure où elle est l’expression d’une préférence de
l’Etat pour une religion donnée dans un lieu où se forment les consciences. Ce
faisant, l’Etat méconnaîtrait en outre son obligation de protéger tout
particulièrement les mineurs contre toute forme de propagande ou
d’endoctrinement. De plus, selon les requérants, l’environnement éducatif étant
marqué de la sorte par un symbole de la religion dominante, l’exposition de
crucifix dénoncée méconnaît le droit des deuxième et troisième requérants à
recevoir une éducation ouverte et pluraliste visant au développement d’une
capacité de jugement critique. Enfin, la requérante étant favorable à la
laïcité, cela violerait son droit à ce que ses enfants soient éduqués
conformément à ses propres convictions philosophiques.
42. Selon les requérants, le crucifix est sans
l’ombre d’un doute un symbole religieux, et vouloir lui attribuer une valeur
culturelle tient d’une tentative de défense ultime et inutile. Rien dans le
système juridique italien ne permettrait d’avantage d’affirmer qu’il s’agit
d’un symbole d’identité nationale : d’après la Constitution, c’est le drapeau
qui symbolise cette identité.
De plus, comme l’a souligné la Cour constitutionnelle
fédérale allemande dans son arrêt du 16 mai 1995 (paragraphe 28 ci-dessus), en
donnant au crucifix une signification profane, on s’éloignerait de sa signification
d’origine et on contribuerait à sa désacralisation. Quant à n’y voir qu’un
simple « symbole passif », ce serait nier le fait que comme tous les symboles –
et plus que tous les autres –, il matérialise une réalité cognitive, intuitive
et émotionnelle qui dépasse ce qui est immédiatement perceptible. La Cour
constitutionnelle fédérale allemande en aurait d’ailleurs fait le constat, en
retenant dans l’arrêt précité que la présence de crucifix dans les salles de
classe a un caractère évocateur en ce qu’elle représente le contenu de la foi
qu’elle symbolise et sert à lui faire de la « publicité ». Enfin, les
requérants rappellent que, dans la décision Dahlab
c. Suisse du 15 février 2001 (no 42393/98, CEDH 2001-V), la Cour
a noté la force particulière que les symboles religieux prennent en milieu
scolaire.
43. Les requérants soulignent que tout Etat
démocratique se doit de garantir la liberté de conscience, le pluralisme, une
égalité de traitement des croyances, et la laïcité des institutions. Ils
précisent que le principe de laïcité implique avant tout la neutralité de
l’Etat, lequel doit se distancier de la sphère religieuse et adopter une
attitude identique à l’égard de toutes les orientations religieuses. Autrement
dit, la neutralité oblige l’Etat à mettre en place un espace neutre, dans le
cadre duquel chacun peut librement vivre ses convictions. En imposant les
symboles religieux que sont les crucifix dans les salles de classe, l’Etat
italien ferait le contraire.
44. L’approche que défendent les requérants se
distinguerait donc clairement de l’athéisme d’Etat, qui revient à nier la
liberté de religion en imposant autoritairement une vision laïque. Vue en
termes d’impartialité et de neutralité de l’Etat, la laïcité est à l’inverse un
instrument permettant d’affirmer la liberté de conscience religieuse et
philosophique de tous.
45. Les requérants ajoutent qu’il est indispensable
de protéger plus particulièrement les croyances et convictions minoritaires, afin
de préserver leurs tenants d’un « despotisme de la majorité ». Cela aussi
plaiderait en faveur du retrait des crucifix des salles de classes.
46. En conclusion, les requérants soulignent que si,
comme le prétend le Gouvernement, retirer les crucifix des salles de classe des
écoles publiques porterait atteinte à l’identité culturelle italienne, les y
maintenir est incompatible avec les fondements de la pensée politique
occidentale, les principes de l’Etat libéral et d’une démocratie pluraliste et
ouverte, et le respect des droits et libertés individuels consacrés par la
Constitution italienne comme par la Convention.
C. Les observations des tiers intervenants
1. Les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de
Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et
de la République de Saint-Marin
47. Dans les observations communes qu’ils ont
présentées à l’audience, les gouvernements de l’Arménie, de la Bulgarie, de
Chypre, de la Fédération de Russie, de la Grèce, de la Lituanie, de Malte, et
de la République de Saint-Marin ont indiqué que, selon eux, le raisonnement de
la chambre repose sur une compréhension erronée du concept de « neutralité »,
qu’elle aurait confondu avec celui de « laïcité ». Ils ont souligné à cet égard
que les rapports entre l’Etat et l’Eglise sont réglés de manière variable d’un
pays européen à l’autre, et que plus de la moitié de la population européenne
vit dans un pays non laïque. Ils ont ajouté qu’inévitablement, des symboles de
l’Etat sont présents dans les lieux où l’éducation publique est dispensée, et
que nombre de ces symboles ont une origine religieuse, la croix – qui serait
autant un symbole national que religieux – n’en étant que l’exemple le plus
visible. Selon eux, dans les Etats européens non laïques, la présence de
symboles religieux dans l’espace public est largement tolérée par les adeptes
de la laïcité, comme faisant partie de l’identité nationale ; il ne faudrait
pas que des Etats aient à renoncer à un élément de leur identité culturelle simplement
parce qu’il a une origine religieuse. Le raisonnement suivi par la chambre ne
serait pas l’expression du pluralisme qui innerve le système de la Convention,
mais celle des valeurs de l’Etat laïque ; l’appliquer à l’ensemble de l’Europe
reviendrait à « américaniser » celle-ci dans la mesure où s’imposeraient à tous
une seule et même règle et une rigide séparation de l’Eglise et de l’Etat.
D’après eux, opter pour la laïcité est un point de
vue politique, respectable certes, mais pas neutre ; ainsi, dans la sphère de
l’éducation, un Etat qui soutient le laïc par opposition au religieux n’est pas
neutre. Pareillement, retirer des crucifix de salles de classes où ils ont
toujours été ne serait pas sans conséquences éducatives. En réalité, que
l’option retenue par les Etats soit d’admettre ou non la présence de crucifix
dans les salles de classe, ce qui importerait serait la place que les
programmes et l’enseignement scolaires font à la tolérance et au pluralisme.
Les gouvernements intervenants n’excluent pas qu’il
puisse se trouver des situations où les choix d’un Etat dans ce domaine
seraient inacceptables. Il appartiendrait toutefois aux individus d’en faire la
démonstration, et la Cour ne devrait intervenir que dans les cas extrêmes.
2. Le gouvernement de la Principauté de Monaco
48. Le gouvernement intervenant déclare partager le
point de vue du gouvernement défendeur selon lequel, placé dans les écoles, le
crucifix est un « symbole passif », que l’on trouve sur les armoiries ou
drapeaux de nombreux Etats et qui en l’espèce témoigne d’une identité nationale
enracinée dans l’histoire. De plus, indivisible, le principe de neutralité de
l’Etat obligerait les autorités à s’abstenir d’imposer un symbole religieux là
où il n’y en a jamais eu comme de le retirer là où il y en a toujours eu.
3. Le gouvernement de la Roumanie
49. Le gouvernement intervenant estime que la chambre
n’a pas suffisamment tenu compte de la large marge d’appréciation dont les
Etats contractants disposent lorsque des questions sensibles sont en jeu et
qu’il n’y a pas de consensus à l’échelle européenne. Il rappelle que la
jurisprudence de la Cour reconnaît en particulier auxdits Etats une importante
marge d’appréciation dans le domaine du port de symboles religieux dans les
établissements publics d’enseignement ; il considère qu’il doit en aller de
même pour l’exposition de symboles religieux dans de tels lieux. Il souligne en
outre que l’arrêt de la chambre repose sur le postulat que l’exposition de
symboles religieux dans les écoles publiques enfreint les articles 9 de la
Convention et 2 du Protocole no 1, ce qui contredit le principe de
neutralité dès lors que cela oblige, le cas échéant, les Etats contractants à
intervenir pour retirer lesdits symboles. Selon lui, ce principe est mieux servi
lorsque les décisions de ce type sont prises par la communauté formée par les
professeurs, les élèves et les parents. En tout état de cause, dès lors qu’elle
n’est pas associée à des obligations particulières relatives à la religion, la
présence de crucifix dans les salles de classe ne toucherait pas suffisamment
les sentiments religieux des uns ou des autres pour qu’il y ait violation des
dispositions évoquées ci-dessus.
4. L’organisation non gouvernementale Greek Helsinki Monitor
50. Selon l’organisation intervenante, on ne peut
voir dans le crucifix autre chose qu’un symbole religieux, de sorte que son
exposition dans les salles de classe des écoles publiques peut être perçue
comme un message institutionnel en faveur d’une religion donnée. Elle rappelle
en particulier que la Cour a retenu dans l’affaire Folgerø
que la participation des élèves à des activités religieuses peut avoir une
influence sur eux, et considère qu’il en va de même lorsqu’ils suivent leur
scolarité dans des salles où sont exposés des symboles religieux. Elle attire
en outre l’attention de la Cour sur le fait que des enfants ou parents à qui
cela pose problème pourraient renoncer à protester par peur de représailles.
5.
L’organisation non gouvernementale
Associazione nazionale del libero Pensiero
51. L’organisation intervenante, qui estime que la
présence de symboles religieux dans les salles de classe des écoles publiques
n’est pas compatible avec les articles 9 de la Convention et 2 du Protocole no
1, soutient que les restrictions imposées aux droits des requérants n’étaient
pas « prévues par la loi » au sens de la jurisprudence de la Cour. Elle
souligne à cet égard que l’exposition de crucifix dans les salles de classe des
écoles publiques est prescrite non par la loi mais par des textes
règlementaires adoptés durant la période fasciste. Elle ajoute que ces textes
ont en tout état de causé été implicitement abrogés par la Constitution de 1947
et la loi de 1985 ratifiant les accords de modification des pactes du Latran de
1929. Elle précise que la chambre criminelle de la Cour de cassation en a ainsi
jugé dans un arrêt du 1er mars 2000 (no 4273) relatif au
cas similaire de l’exposition de crucifix dans les bureaux de vote, approche
qu’elle a réitérée dans un arrêt du 17 février 2009 relatif à l’exposition de
crucifix dans les salles d’audience des tribunaux (sans toutefois se prononcer
au fond). Il y a donc une divergence de jurisprudence entre le Conseil d’Etat –
qui, à l’inverse, juge les textes réglementaires dont il est question
applicables – et la Cour de cassation, ce qui affecte le principe de la
sécurité juridique, pilier de l’Etat de droit. Or, la Cour constitutionnelle
s’étant jugée incompétente, il n’y a pas en Italie de mécanisme permettant de
régler ce problème.
6. L’organisation non gouvernementale European Centre for Law and Justice
52. L’organisation intervenante estime que la chambre
a mal répondu à la question que pose l’affaire, qui est celle de savoir si les
droits que tire la requérante de la Convention ont en l’espèce été violés du
seul fait de la présence de crucifix dans les salles de classe. Selon elle, une
réponse négative s’impose. D’une part parce que le « for externe » des enfants
de la requérante n’a pas été forcé puisqu’ils n’ont été ni contraints d’agir
contre leur conscience ni empêchés d’agir selon leur conscience. D’autre part,
parce que leur « for interne » ainsi que le droit de la requérante d’assurer
leur éducation conformément à ses convictions philosophiques n’ont pas été
violés dès lors que les premiers n’ont été ni contraints de croire ni empêchés
de ne pas croire ; ils n’ont pas été endoctrinés ni n’ont subi de prosélytisme
intempestif. Elle considère que la chambre a commis une erreur en jugeant que
la volonté d’un Etat d’apposer des crucifix dans les salles de classe est
contraire à la Convention (alors que telle n’était pas la question qui lui
était soumise) : ce faisant, la chambre a créé « une nouvelle obligation,
relative non pas aux droits de la requérante, mais à la nature de «
l’environnement éducatif » ». D’après l’organisation intervenante, c’est parce
qu’elle a été incapable d’établir que les « fors interne ou externe » des
enfants de la requérante ont été violés du fait de la présence de crucifix dans
les salles de classe que la chambre a créé cette obligation nouvelle de
sécularisation complète de l’environnement éducatif, outrepassant ainsi le
champ de la requête et les limites de ses compétences.
7. L’organisation non gouvernementale Eurojuris
53. L’organisation intervenante marque son accord
avec les conclusions de la chambre. Après avoir rappelé le droit positif
italien pertinent – et notamment souligné la valeur constitutionnelle du
principe de laïcité –, elle renvoie à la jurisprudence de la Cour en ce qu’il
en ressort en particulier que l’école ne doit pas être le théâtre du
prosélytisme ou de la prédication ; elle se réfère également aux affaires dans
lesquelles la Cour a examiné la question du port du voile islamique en des
lieux destinés à l’éducation. Elle souligne ensuite que la présence de crucifix
dans les salles de classe des écoles publiques italiennes est prescrite non par
la loi, mais par des règlements hérités de la période fasciste qui reflètent
une conception confessionnelle de l’Etat aujourd’hui incompatible avec le
principe de laïcité consacré par le droit constitutionnel positif. Elle
s’inscrit en faux contre le raisonnement suivi en l’espèce par le juge
administratif italien, selon lequel la prescription de la présence du crucifix
dans les salles de classe des écoles publiques est néanmoins compatible avec ce
principe dès lors qu’il symbolise des valeurs laïques. Selon elle, d’une part,
il s’agit d’un symbole religieux, dans lequel ceux qui ne s’identifient pas au
christianisme ne se reconnaissent pas. D’autre part, en prescrivant son
exposition dans les salles de classe des écoles publiques, l’Etat confère une
dimension particulière à une religion donnée, au détriment du pluralisme.
8. Les organisations non gouvernementales Commission internationale
de juristes, Interights et Human
Rights Watch
54. Les organisations intervenantes estiment que la
prescription de l’exposition dans les salles de classe des écoles publiques de
symboles religieux tels que le crucifix est incompatible avec le principe de
neutralité et les droits que les article 9 de la Convention et 2 du Protocole no
1 garantissent aux élèves et à leurs parents. Selon elles, d’une part, le
pluralisme éducatif est un principe consacré, mis en exergue non seulement par
la jurisprudence de la Cour mais aussi par la jurisprudence de plusieurs
juridictions suprêmes et par divers textes internationaux. D’autre part, l’on
doit déduire de la jurisprudence de la Cour un devoir de neutralité et
d’impartialité de l’Etat à l’égard des croyances religieuses lorsqu’il fournit
des services publics, dont l’éducation. Elles précisent que ce principe
d’impartialité est reconnu non seulement par les Cours constitutionnelles
italienne, espagnole et allemande mais aussi, notamment, par le Conseil d’Etat
français et le Tribunal fédéral suisse. Elles ajoutent que, comme en ont jugé
plusieurs hautes juridictions, la neutralité de l’Etat à l’égard des religions
s’impose d’autant plus en milieu scolaire que, tenus d’assister aux cours, les
enfants sont sans défense face à l’endoctrinement lorsque l’école en est le
théâtre. Elles rappellent ensuite que la Cour a jugé que, si la Convention
n’empêche pas les Etats de répandre par l’enseignement ou l’éducation des
informations ou connaissances ayant un caractère religieux ou philosophique,
ils doivent s’assurer que cela se fait d’une manière objective, critique et
pluraliste, exempte d’endoctrinement ; elles soulignent que cela vaut pour
toutes les fonctions qu’ils assument dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement,
y compris lorsqu’il s’agit de l’organisation de l’environnement scolaire.
9. Les organisations non gouvernementales Zentralkomitee der deutschen Katholiken, Semaines sociales de France et Associazioni cristiane Lavoratori italiani
55. Les organisations intervenantes déclarent
partager le point de vue de la chambre selon lequel, si le crucifix a plusieurs
significations, il est avant tout le symbole central de la chrétienté. Elles
ajoutent toutefois être en désaccord avec sa conclusion, et ne pas voir en quoi
la présence de crucifix dans les salles de classe pourrait être « perturbant
émotionnellement » pour les élèves ou affecter le développement de leur esprit
critique. Selon elles, cette présence ne peut à elle seule être assimilée à un
message religieux ou philosophique : il s’agit plutôt d’une manière passive de
transmettre des valeurs morales de base. Il faudrait dès lors considérer que la
question se rattache aux compétences des Etats en matière de définition des
programmes scolaires ; or les parents doivent accepter que certains aspects de
l’enseignement public puissent ne pas être complètement en phase avec leurs
convictions. Elles ajoutent que l’on ne peut déduire de la seule décision d’un
Etat d’exposer des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques
qu’il poursuit un but d’endoctrinement prohibé par l’article 2 du Protocole no
1. Elles soulignent qu’il faut faire en l’espèce la balance entre les droits et
intérêts des croyants et non-croyants, entre les droits fondamentaux des
individus et les intérêts légitimes de la société, et entre l’édiction de
normes en matière de droits fondamentaux et la préservation de la diversité
européenne. D’après elles, la Cour doit dans ce contexte reconnaître une large
marge d’appréciation aux Etats dès lors que l’organisation des rapports entre
l’Etat et la religion varie d’un pays à l’autre et que cette organisation – en
particulier s’agissant de la place de la religion dans les écoles publiques – a
ses racines dans l’histoire, la tradition et la culture de chacun.
10. Trente-trois membres du Parlement européen
agissant collectivement
56. Les intervenants soulignent que la Cour n’est pas
une Cour constitutionnelle et qu’elle doit respecter le principe de
subsidiarité et reconnaître une marge d’appréciation particulièrement
importante aux Etats contractants non seulement lorsqu’il s’agit de définir les
relations entre l’Etat et la religion mais aussi lorsqu’ils exercent leurs
fonctions dans le domaine de l’instruction et de l’éducation. D’après eux, en
prenant une décision dont l’effet serait d’obliger le retrait des symboles
religieux des écoles publiques, la Grande Chambre enverrait un message
idéologique radical. Ils ajoutent qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour
qu’un Etat qui, pour des raisons liées à son histoire ou à sa tradition, montre
une préférence pour une religion donnée, n’outrepasse pas cette marge. Ainsi,
selon eux, l’exposition de crucifix dans des édifices publics ne se heurte pas
à la Convention, et il ne faut pas voir dans la présence de symboles religieux
dans l’espace public une forme d’endoctrinement mais l’expression d’une unité
et d’une identité culturelles. Ils ajoutent que dans ce contexte spécifique,
les symboles religieux ont une dimension laïque et ne doivent donc pas être
supprimés.
D. L’appréciation de la Cour
57. En premier lieu, la Cour précise que la seule
question dont elle se trouve saisie est celle de la compatibilité, eu égard aux
circonstances de la cause, de la présence de crucifix dans les salles de classe
des écoles publiques italiennes avec les exigences des articles 2 du Protocole
no 1 et 9 de la Convention.
Ainsi, en l’espèce, d’une part, elle n’est pas
appelée à examiner la question de la présence de crucifix dans d’autres lieux
que les écoles publiques. D’autre part, il ne lui appartient pas de se
prononcer sur la compatibilité de la présence de crucifix dans les salles de
classe des écoles publiques avec le principe de laïcité tel qu’il se trouve
consacré en droit italien.
58. En second lieu, la Cour souligne que les
partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant le «
degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour qu’il
s’agisse de « convictions » au sens des articles 9 de la Convention et 2 du
Protocole no 1 (arrêt Campbell et Cosans
c. Royaume-Uni, du 25 février 1982, série A no 48, § 36). Plus
précisément, il faut voir là des « convictions philosophiques » au sens de la
seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, dès lors qu’elles
méritent « respect « dans une société démocratique » », ne sont pas
incompatibles avec la dignité de la personne et ne vont pas à l’encontre du
droit fondamental de l’enfant à l’instruction (ibidem).
1. Le cas de la requérante
a) Principes généraux
59. La Cour rappelle qu’en matière d’éducation et
d’enseignement, l’article 2 du Protocole no 1 est en principe lex specialis par
rapport à l’article 9 de la Convention. Il en va du moins ainsi lorsque, comme
en l’espèce, est en jeu l’obligation des Etats contractants – que pose la
seconde phrase dudit article 2 – de respecter, dans le cadre de l’exercice des
fonctions qu’ils assument dans ce domaine, le droit des parents d’assurer cette
éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et
philosophiques (arrêt Folgerø et autres c.
Norvège [GC] du 29 juin 2007, no 15472/02, CEDH 2007-VIII, §
84).
Il convient donc d’examiner le grief dont il est
question principalement sous l’angle de la seconde phrase de l’article 2 du
Protocole no 1 (voir aussi Appel-Irrgang
et autres c. Allemagne (déc.), no 45216/07, 6 octobre 2009, CEDH
2009-..).
60. Il faut néanmoins lire cette disposition à la
lumière non seulement de la première phrase du même article, mais aussi,
notamment, de l’article 9 de la Convention (voir, par exemple, l’arrêt Folgerø précité, § 84), qui garantit la liberté de
pensée, de conscience et de religion, dont celle de ne pas adhérer à une
religion, et qui met à la charge des Etats contractants un « devoir de
neutralité et d’impartialité ».
A cet égard, il convient de rappeler que les Etats
ont pour mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l’exercice des
diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à assurer
l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société
démocratique, notamment entre groupes opposés (voir, par exemple, l’arrêt Leyla Şahin c.
Turquie [GC] du 10 novembre 2005, no 44774/98, CEDH 2005-XI, §
107). Cela concerne les relations entre croyants et non-croyants comme les
relations entre les adeptes des diverses religions, cultes et croyances.
61. Le mot «
respecter », auquel renvoie l’article 2 du Protocole no 1, signifie
plus que reconnaître ou prendre en considération ; en sus d’un engagement
plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l’Etat une certaine obligation
positive (arrêt Campbell et Cosans précité, §
37).
Cela étant, les exigences de la notion de « respect
», que l’on retrouve aussi dans l’article 8 de la Convention varient beaucoup
d’un cas à l’autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions
existant dans les Etats contractants. Elle implique ainsi que lesdits Etats
jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des
besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre
afin d’assurer l’observation de la Convention. Dans le contexte de l’article 2
du Protocole no 1, cette notion signifie en particulier que cette
disposition ne saurait s’interpréter comme permettant aux parents d’exiger de
l’Etat qu’il organise un enseignement donné (voir Bulski
c. Pologne (déc.), nos 46254/99 et 31888/02).
62. Il convient également de rappeler la
jurisprudence de la Cour relative à la place de la religion dans les programmes
scolaires (voir essentiellement les arrêts Kjeldsen,
Busk Madsen et Pedersen c.
Danemark, du 7 décembre 1976, série A no 23, §§ 50-53,
Folgerø, précité, § 84, et Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, du 9
octobre 2007, no 1448/04, CEDH 2007-XI, §§ 51-52).
Selon cette jurisprudence, la définition et
l’aménagement du programme des études relèvent de la compétence des Etats
contractants. Il n’appartient pas, en principe, à la Cour de se prononcer sur
ces questions, dès lors que la solution à leur donner peut légitimement varier
selon les pays et les époques.
En particulier, la seconde phrase de l’article 2 du
Protocole no 1 n’empêche pas les Etats de répandre par
l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances ayant,
directement ou non, un caractère religieux ou philosophique ; elle n’autorise
même pas les parents à s’opposer à l’intégration de pareil enseignement ou
éducation dans le programme scolaire.
En revanche, dès lors qu’elle vise à sauvegarder la
possibilité d’un pluralisme éducatif, elle implique que l’Etat, en s’acquittant
de ses fonctions en matière d’éducation et d’enseignement, veille à ce que les
informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière
objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens
critique à l’égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine,
préservée de tout prosélytisme. Elle lui interdit de poursuivre un but
d’endoctrinement qui pourrait être considéré comme ne respectant pas les
convictions religieuses et philosophiques des parents. Là se situe pour les
Etats la limite à ne pas dépasser (arrêts précités dans ce même paragraphe, §§
53, 84h) et 52 respectivement).
b) Appréciation des faits de la cause à la lumière de
ces principes
63. La Cour ne partage pas la thèse du Gouvernement
selon laquelle l’obligation pesant sur les Etats contractants en vertu de la
seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 porte uniquement sur
le contenu des programmes scolaires, de sorte que la question de la présence de
crucifix dans les salles de classe des écoles publiques sort de son champ
d’application.
Il est vrai que nombre d’affaires dans le contexte
desquelles la Cour s’est penchée sur cette disposition concernaient le contenu
ou la mise en œuvre de programmes scolaires. Il n’en reste pas moins que, comme
la Cour l’a d’ailleurs déjà mis en exergue, l’obligation des Etats contractants
de respecter les convictions religieuses et philosophiques des parents ne vaut
pas seulement pour le contenu de l’instruction et la manière de la dispenser :
elle s’impose à eux « dans l’ exercice » de l’ensemble des « fonctions » –
selon les termes de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no
1 – qu’ils assument en matière d’éducation et d’enseignement (voir
essentiellement les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen,
précité, § 50, Valsamis c. Grèce, du 18
décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, § 27, et Hasan
et Eylem Zengin,
précité, § 49, et Folgerø, précité, § 84).
Cela inclut sans nul doute l’aménagement de l’environnement scolaire lorsque le
droit interne prévoit que cette fonction incombe aux autorités publiques.
Or c’est dans un tel cadre que s’inscrit la présence
de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes (voir les
articles 118 du décret royal no 965 du 30 avril 1924, 119 du décret
royal no 1297 du 26 avril 1928, et 159 et 190 du décret-loi no
297 du 16 avril 1994 ; paragraphes 14 et 19 ci-dessus).
64. D’un point de vue général, la Cour estime que
lorsque l’aménagement de l’environnement scolaire relève de la compétence
d’autorités publiques, il faut voir là une fonction assumée par l’Etat dans le
domaine de l’éducation et de l’enseignement, au sens de la seconde phrase de
l’article 2 du Protocole no 1.
65. Il en résulte que la décision relative à la
présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève des
fonctions assumées par l’Etat défendeur dans le domaine de l’éducation et de
l’enseignement et tombe de ce fait sous l’empire de la seconde phrase de
l’article 2 du Protocole no 1. On se trouve dès lors dans un domaine
où entre en jeu l’obligation de l’Etat de respecter le droit des parents
d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs
convictions religieuses et philosophiques.
66. Ensuite, la Cour considère que le crucifix est
avant tout un symbole religieux. Les juridictions internes l’ont pareillement
relevé et, du reste, le Gouvernement ne le conteste pas. Que la symbolique
religieuse épuise, ou non, la signification du crucifix n’est pas décisif à ce
stade du raisonnement.
Il n’y a pas devant la Cour d’éléments attestant
l’éventuelle influence que l’exposition sur des murs de salles de classe d’un
symbole religieux pourrait avoir sur les élèves ; on ne saurait donc
raisonnablement affirmer qu’elle a ou non un effet sur de jeunes personnes,
dont les convictions ne sont pas encore fixées.
On peut néanmoins comprendre que la requérante puisse
voir dans l’exposition d’un crucifix dans les salles de classe de l’école
publique où ses enfants étaient scolarisés un manque de respect par l’Etat de
son droit d’assurer l’éducation et l’enseignement de ceux-ci conformément à ses
convictions philosophiques. Cependant, la perception subjective de la
requérante ne saurait à elle seule suffire à caractériser une violation de
l’article 2 du Protocole no 1.
67. Le Gouvernement explique quant à lui que la
présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, qui est le
fruit de l’évolution historique de l’Italie, ce qui lui donne une connotation
non seulement culturelle mais aussi identitaire, correspond aujourd’hui à une
tradition qu’il juge important de perpétuer. Il ajoute qu’au-delà de sa
signification religieuse, le crucifix symbolise les principes et valeurs qui
fondent la démocratie et la civilisation occidentale, sa présence dans les
salles de classe étant justifiable à ce titre.
68. Selon la Cour, la décision de perpétuer ou non
une tradition relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur.
La Cour se doit d’ailleurs de prendre en compte le fait que l’Europe est
caractérisée par une grande diversité entre les Etats qui la composent,
notamment sur le plan de l’évolution culturelle et historique. Elle souligne
toutefois que l’évocation d’une tradition ne saurait exonérer un Etat
contractant de son obligation de respecter les droits et libertés consacrés par
la Convention et ses Protocoles.
Quant au point de vue du Gouvernement relatif à la
signification du crucifix, la Cour constate que le Conseil d’Etat et la Cour de
cassation ont à cet égard des positions divergentes et que la Cour
constitutionnelle ne s’est pas prononcée (paragraphes 16 et 23 ci-dessus). Or
il n’appartient pas à la Cour de prendre position sur un débat entre les juridictions
internes.
69. Il reste que les Etats contractants jouissent
d’une marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de concilier l’exercice des fonctions qu’ils assument
dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement et le respect du droit des
parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs
convictions religieuses et philosophiques (paragraphes 61-62 ci-dessus).
Cela vaut pour l’aménagement de l’environnement
scolaire comme pour la définition et l’aménagement des programmes (ce que la
Cour a déjà souligné : voir essentiellement, précités, les arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, §§ 50-53, Folgerø,
§ 84, et Zengin, §§ 51-52 ; paragraphe 62
ci-dessus). La Cour se doit donc en principe de respecter les choix des Etats
contractants dans ces domaines, y compris quant à la place qu’ils donnent à la
religion, dans la mesure toutefois où ces choix ne conduisent pas à une forme
d’endoctrinement (ibidem).
70. La Cour en déduit en l’espèce que le choix de la
présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en
principe de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur. La circonstance qu’il
n’y a pas de consensus européen sur la question de la présence de symboles
religieux dans les écoles publiques (paragraphes 26-28 ci-dessus) conforte au
demeurant cette approche.
Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec
un contrôle européen (voir, par exemple, mutatis mutandis, l’arrêt Leyla Şahin précité,
§ 110), la tâche de la Cour consistant en l’occurrence à s’assurer que la
limite mentionnée au paragraphe 69 ci-dessus n’a pas été transgressée.
71. A cet égard, il est vrai qu’en prescrivant la
présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques – lequel,
qu’on lui reconnaisse ou non en sus une valeur symbolique laïque, renvoie
indubitablement au christianisme –, la réglementation donne à la religion
majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l’environnement scolaire.
Cela ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser
une démarche d’endoctrinement de la part de l’Etat défendeur et pour établir un
manquement aux prescriptions de l’article 2 du Protocole no 1.
La Cour renvoie sur ce point, mutatis mutandis, à
ses arrêts Folgerø et Zengin
précités. Dans l’affaire Folgerø, dans
laquelle elle a été amenée à examiner le contenu du programme d’un cours de «
christianisme, religion et philosophie » (« KRL »), elle a en effet retenu que
le fait que ce programme accorde une plus large part à la connaissance du
christianisme qu’à celle des autres religions et philosophies ne saurait passer
en soi pour une entorse aux principes de pluralisme et d’objectivité
susceptible de s’analyser en un endoctrinement. Elle a précisé que, vu la place
qu’occupe le christianisme dans l’histoire et la tradition de l’Etat défendeur
– la Norvège –, cette question relevait de la marge d’appréciation dont
jouissait celui-ci pour définir et aménager le programme des études (arrêt
précité, § 89). Elle est parvenue à une conclusion similaire dans le contexte
du cours de « culture religieuse et connaissance morale » dispensé dans les
écoles de Turquie dont le programme accordait une plus large part à la
connaissance de l’Islam, au motif que la religion musulmane est majoritairement
pratiquée en Turquie, nonobstant le caractère laïc de cet Etat (arrêt Zengin précité, § 63).
72. De plus, le crucifix apposé sur un mur est un
symbole essentiellement passif, et cet aspect a de l’importance aux yeux de la
Cour, eu égard en particulier au principe de neutralité (paragraphe 60
ci-dessus). On ne saurait notamment lui attribuer une influence sur les élèves
comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à
des activités religieuses (voir sur ces points les arrêts Folgerø
et Zengin précités, § 94 et § 64,
respectivement).
73. La Cour observe que, dans son arrêt du 3 novembre
2009, la chambre a, à l’inverse, retenu la thèse selon laquelle l’exposition de
crucifix dans les salles de classe aurait un impact notable sur les deuxième et
troisième requérants, âgés de onze et treize ans à l’époque des faits. Selon la
chambre, dans le contexte de l’éducation publique, le crucifix, qu’il est
impossible de ne pas remarquer dans les salles de classe, est nécessairement
perçu comme partie intégrante du milieu scolaire et peut dès lors être
considéré comme un « signe extérieur fort » au sens de la décision Dahlab précitée (voir les paragraphes 54 et 55 de
l’arrêt).
La Grande Chambre ne partage pas cette approche. Elle
estime en effet que l’on ne peut se fonder sur cette décision en l’espèce, les
circonstances des deux affaires étant tout à fait différentes.
Elle rappelle en effet que l’affaire Dahlab concernait l’interdiction faite à une
institutrice de porter le foulard islamique dans le cadre de son activité
d’enseignement, laquelle interdiction était motivée par la nécessité de
préserver les sentiments religieux des élèves et de leurs parents et
d’appliquer le principe de neutralité confessionnelle de l’école consacré en
droit interne. Après avoir relevé que les autorités avaient dûment mis en
balance les intérêts en présence, la Cour a jugé, au vu en particulier du bas
âge des enfants dont la requérante avait la charge, que lesdites autorités
n’avaient pas outrepassé leur marge d’appréciation.
74. En outre, les effets de la visibilité accrue que
la présence de crucifix donne au christianisme dans l’espace scolaire méritent
d’être encore relativisés au vu des éléments suivants. D’une part, cette
présence n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme
(voir les éléments de droit comparé exposés dans l’arrêt Zengin
précité, § 33). D’autre part, selon les indications du Gouvernement, l’Italie
ouvre parallèlement l’espace scolaire à d’autres religions. Le Gouvernement
indique ainsi notamment que le port par les élèves du voile islamique et
d’autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n’est pas
prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la
scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires, le début et la fin
du Ramadan sont « souvent fêtés » dans les écoles et un enseignement religieux
facultatif peut être mis en place dans les établissement pour « toutes
confessions religieuses reconnues » (paragraphe 39 ci-dessus). Par ailleurs,
rien n’indique que les autorités se montrent intolérantes à l’égard des élèves
adeptes d’autres religions, non croyants ou tenants de convictions
philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion.
De plus, les requérants ne prétendent pas que la
présence du crucifix dans les salles de classe a incité au développement de
pratiques d’enseignement présentant une connotation prosélyte, ni ne
soutiennent que les deuxième et troisième d’entre eux se sont trouvés confrontés
à un enseignant qui, dans l’exercice de ses fonctions, se serait appuyé
tendancieusement sur cette présence.
75. Enfin, la Cour observe que la requérante a
conservé entier son droit, en sa qualité de parent, d’éclairer et conseiller
ses enfants, d’exercer envers eux ses fonctions naturelles d’éducateur, et de
les orienter dans une direction conforme à ses propres convictions
philosophiques (voir, notamment, précités, les arrêts Kjeldsen,
Busk Madsen et Pedersen
et Valsamis, §§ 54 et 31 respectivement).
76. Il résulte de ce qui précède qu’en décidant de
maintenir les crucifix dans les salles de classe de l’école publique
fréquentées par les enfants de la requérante, les autorités ont agi dans les
limites de la marge d’appréciation dont dispose l’Etat défendeur dans le cadre
de son obligation de respecter, dans l’exercice des fonctions qu’il assume dans
le domaine de l’éducation et de l’enseignement, le droit des parents d’assurer
cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses
et philosophiques.
77. La Cour en déduit qu’il n’y pas eu violation de
l’article 2 du Protocole no 1 dans le chef de la requérante. Elle
considère par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose en l’espèce sur
le terrain de l’article 9 de la Convention.
2. Le cas des deuxième et troisième requérants
78. La Cour considère que, lue comme il se doit à la
lumière de l’article 9 de la Convention et de la seconde phrase de l’article 2
du Protocole no 1, la première phrase de cette disposition garantit
aux élèves un droit à l’instruction dans le respect de leur droit de croire ou
de ne pas croire. Elle conçoit en conséquence que des élèves tenants de la
laïcité voient dans la présence de crucifix dans les salles de classe de
l’école publique où ils sont scolarisés un manquement aux droits qu’ils tirent
de ces dispositions.
Elle estime cependant que, pour les raisons indiquées
dans le cadre de l’examen du cas de la requérante, il n’y a pas eu violation de
l’article 2 du Protocole no 1 dans le chef des deuxième et troisième
requérants. Elle considère par ailleurs qu’aucune question distincte ne se pose
en l’espèce sur le terrain de l’article 9 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA
CONVENTION
79. Les requérants estiment que, les deuxième et
troisième d’entre eux ayant été exposés aux crucifix qui se trouvaient dans les
salles de classes de l’école publique dans laquelle ils étaient scolarisés, ils
ont tous trois, dès lors qu’ils ne sont pas catholiques, subi une différence de
traitement discriminatoire par rapport aux parents catholiques et à leurs
enfants. Soulignant que « les principes consacrés par les articles 9 de la
Convention et 2 du Protocole no 1 sont renforcés par les dispositions
de l’article 14 de la Convention », ils dénoncent une violation de ce dernier
article, aux termes duquel :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans
la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les
opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale,
l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute
autre situation. »
80. La chambre a jugé qu’eu égard aux circonstances
de l’affaire et au raisonnement qui l’avait conduite à constater une violation
de l’article 2 du Protocole no 1 combiné avec l’article 9 de la
Convention, il n’y avait pas lieu d’examiner l’affaire de surcroît sous l’angle
de l’article 14, pris isolément ou combiné avec ces dispositions.
81. La Cour, qui relève que ce grief est fort peu
étayé, rappelle que l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence
indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés
garantis par les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles.
A supposer que les requérants entendent dénoncer une
discrimination dans la jouissance des droits garantis par les articles 9 de la
Convention et 2 du Protocole no 1 résultant du fait qu’ils ne se
reconnaissent pas dans la religion catholique et que les deuxième et troisième
d’entre eux ont été exposés aux crucifix qui se trouvaient dans les salles de
classes de l’école publique dans laquelle ils étaient scolarisés, la Cour ne
voit là aucune question distincte de celles qu’elle a déjà tranchées sur le
terrain de l’article 2 du Protocole no 1. Il n’y a donc pas lieu
d’examiner cette partie de la requête.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y
a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 et qu’aucune
question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 9 de la Convention ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu
d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en
audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 mars
2011.
Erik Fribergh Jean-Paul
Costa
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux
articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions
suivantes :
a) Opinion
concordante du juge Rozakis à laquelle se joint la
juge Vajić ;
b) Opinion
concordante du juge Bonello ;
c) Opinion
concordante de la juge Power ;
d) Opinion
dissidente du juge Malinverni à laquelle se joint la
juge Kalaydjieva.
J.-P.C.
E.F.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ROZAKIS, À
LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE VAJIĆ
(Traduction)
La principale question à résoudre en l’espèce est
l’effet de l’application du critère de proportionnalité aux faits de l’espèce.
La proportionnalité entre, d’un côté, le droit des parents d’assurer
l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions
religieuses et philosophiques et, de l’autre, le droit ou l’intérêt d’une très
large part – à tout le moins – de la société à exposer des symboles religieux
manifestant une religion ou une conviction. Les deux valeurs concurrentes qui
se trouvent en jeu dans cette affaire sont donc simultanément protégées par la Convention
: par le biais de l’article 2 du Protocole no 1 (lex
specialis), lu à la lumière de l’article 9 de la
Convention, pour ce qui concerne les parents ; par le biais de l’article 9
s’agissant des droits de la société.
Pour ce qui est tout d’abord du droit des parents,
l’arrêt de la Cour souligne que le mot « respecter » figurant dans la seconde
phrase de l’article 2 du Protocole no 1 « signifie plus que
reconnaître ou prendre en considération ; en sus d’un engagement plutôt
négatif, ce verbe implique à la charge de l’Etat une certaine obligation
positive » (paragraphe 61 de l’arrêt). Toutefois, le respect dû aux parents,
même sous la forme d’une obligation positive « n’empêche pas les Etats de
répandre par l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances
ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique ; [il]
n’autorise même pas les parents à s’opposer à l’intégration de pareil
enseignement ou éducation dans le programme scolaire » (paragraphe 62 de
l’arrêt).
Cette dernière référence à la jurisprudence fondée
sur la Convention mérite je crois d’être analysée plus avant.
Incontestablement, l’article 2 du Protocole no 1 consacre le droit
fondamental à l’éducation, un droit individuel sacro-saint – pouvant sans doute
aussi être considéré comme un droit social – qui semble progresser constamment
dans nos sociétés européennes. Cependant, si le droit à l’éducation est l’une
des pierres angulaires de la protection de l’individu par la Convention, on ne
peut à mon avis en dire autant et avec la même vigueur du droit subordonné des
parents d’assurer l’éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions
religieuses et philosophiques. Les choses sont ici bien différentes, et ce pour
un certain nombre de raisons :
i) Ce droit, bien que lié au droit à l’éducation, ne
revient pas directement au destinataire essentiel du droit, c’est-à-dire au
destinataire de l’éducation, celui qui a le droit d’être éduqué. Il concerne
les parents – dont le droit direct à l’éducation n’est pas en jeu dans les
circonstances de l’espèce – et se limite à un seul aspect de l’éducation, à
savoir leurs convictions religieuses et philosophiques.
ii) Il existe certes un lien évident entre
l’éducation que reçoivent les enfants au sein de l’école et les idées et
opinions religieuses et philosophiques – découlant des convictions – qui
prévalent dans le cercle familial, un lien qui requiert une certaine
harmonisation de ces questions entre le milieu scolaire et le cercle domestique
; cependant, l’Europe a évolué de façon spectaculaire, dans ce domaine comme
dans d’autres, depuis l’adoption du Protocole no 1. De nos jours, la
plupart d’entre nous vivent dans des sociétés multiculturelles et
multiethniques au sein des Etats nationaux – caractéristique aujourd’hui commune
à ces sociétés –, et les enfants qui évoluent dans cet environnement sont
chaque jour au contact d’idées et d’opinions allant au-delà de celles qui
proviennent de l’école et de leurs parents. Les relations humaines hors du
foyer parental et les moyens modernes de communication contribuent sans nul
doute à ce phénomène. En conséquence, les enfants prennent l’habitude
d’accueillir toute une variété d’idées et d’opinions, souvent conflictuelles,
et l’influence de l’école tout comme celle des parents en la matière est
aujourd’hui relativement réduite.
iii) La composition de nos sociétés ayant changé,
l’Etat a de plus en plus de mal à pourvoir aux besoins individuels des parents
dans le domaine de l’éducation. J’irai jusqu’à dire que sa principale préoccupation
– et il s’agit d’une préoccupation fondée – devrait être d’offrir aux enfants
une éducation garantissant leur pleine et entière intégration au sein de la
société où ils vivent, et de les préparer le mieux possible à répondre de
manière effective aux attentes de cette société vis-à-vis de ses membres. Si
cette caractéristique de l’éducation n’a rien de nouveau – elle est immémoriale
–, elle a récemment pris une importance plus marquée en raison des
particularités de notre époque et de la composition des sociétés actuelles. Là
encore, les fonctions de l’Etat se sont largement déplacées, glissant des
préoccupations des parents aux préoccupations de l’ensemble de la société, et
restreignant ainsi la capacité des parents à déterminer, en dehors du foyer familial,
le type d’éducation à dispenser à leurs enfants.
En conclusion, il me semble que, contrairement à
d’autres garanties consacrées par la Convention pour lesquelles la
jurisprudence fondée sur celle-ci a étendu le champ de la protection – il en
est ainsi du droit à l’éducation –, le droit des parents au regard de la
seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 ne paraît pas de
façon réaliste gagner en poids dans la mise en balance aux fins de l’examen de
la proportionnalité.
A l’autre extrémité, représentant l’autre membre de
l’équation de proportionnalité, se trouve le droit de la société, illustré par
les mesures des autorités pour le maintien des crucifix sur les murs des
écoles publiques, de manifester ses convictions religieuses (majoritaires). Ce
droit, dans les circonstances de l’espèce, l’emporte-t-il sur le droit des
parents d’éduquer leurs enfants conformément à leur religion et – plus
spécifiquement, dans cette affaire – à leurs convictions philosophiques ?
Pour répondre, il faut interpréter la jurisprudence
fondée sur la Convention et l’appliquer aux circonstances particulières de
l’espèce. La première question à résoudre est celle d’un consensus européen.
Existe-t-il en la matière un quelconque consensus européen – permettant,
imposant ou interdisant l’exposition de symboles religieux chrétiens dans les
écoles publiques – qui devrait déterminer la position de la Cour dans ce
domaine ?
La réponse ressort clairement de l’arrêt même de la
Cour, en sa partie qui donne un aperçu du droit et de la pratique au sein des
Etats membres du Conseil de l’Europe s’agissant de la présence de symboles
religieux dans les écoles publiques (paragraphes 26 et suivants) : parmi les
Etats européens, il n’existe pas de consensus interdisant la présence de tels
symboles religieux, que peu d’Etats interdisent expressément. Bien sûr, on
observe une tendance croissante à proscrire – surtout par le biais de
décisions de hautes juridictions nationales – la possibilité d’exposer des
crucifix dans les écoles publiques ; cependant, le nombre d’Etats ayant adopté
des mesures interdisant l’exposition de crucifix dans les lieux publics et
l’étendue de l’activité judiciaire interne en la matière ne permettent pas à la
Cour de présumer qu’il existe un consensus contre pareille exposition. Cela
vaut tout particulièrement si l’on tient compte du fait qu’il y a en Europe un
certain nombre d’Etats où la religion chrétienne demeure la religion officielle
ou prédominante, et également, comme je viens de le souligner, du fait que
certains Etats autorisent clairement, par leur droit ou leur pratique,
l’exposition de crucifix dans les lieux publics.
Pendant que nous parlons de consensus, il convient de
rappeler que la Cour est une juridiction, et non un organe parlementaire.
Chaque fois qu’elle entreprend d’apprécier les limites de la protection
accordée par la Convention, la Cour prend soigneusement en compte le degré de
protection existant au niveau des Etats européens ; elle a bien sûr la
possibilité d’élever cette protection à un niveau supérieur à celui accordé par
tel ou tel Etat défendeur, mais à condition toutefois que de solides
indications attestent qu’un grand nombre d’autres Etats européens ont déjà
adopté ce degré de protection, ou qu’il y ait une tendance manifeste à élever
le niveau de protection. Ce principe ne saurait s’appliquer de manière positive
en l’espèce, même si, c’est vrai, une tendance s’est amorcée en faveur de
l’interdiction de l’exposition de symboles religieux dans les institutions
publiques.
Puisqu’en la matière la pratique demeure hétérogène
parmi les Etats européens, les seules orientations qui puissent aider la Cour à
ménager un juste équilibre entre les droits en jeu émanent de sa jurisprudence
antérieure. Les mots clés qui ressortent de celle-ci sont « neutralité et
impartialité ». Comme la Cour le relève dans le présent arrêt, « les Etats ont
pour mission de garantir, en restant neutres et impartiaux, l’exercice des
diverses religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à
assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société
démocratique, notamment entre groupes opposés » (paragraphe 60, in fine,
de l’arrêt).
Il est indéniable, je crois, que l’exposition de
crucifix dans les écoles publiques italiennes relève d’un symbolisme religieux
qui a un impact sur l’obligation de neutralité et d’impartialité de l’Etat,
même si dans une société européenne moderne les symboles semblent peu à peu
perdre le poids très important qu’ils avaient autrefois et si des approches
plus pragmatiques et rationalistes définissent aujourd’hui, pour de larges pans
de la population, les vraies valeurs sociales et idéologiques.
La question qui se pose donc à ce stade est de savoir
non seulement si l’exposition du crucifix porte atteinte à la neutralité et à
l’impartialité, ce qui est manifestement le cas, mais aussi si la portée de la
transgression justifie un constat de violation de la Convention dans les
circonstances de l’espèce. Je conclus ici – non sans quelque hésitation – par
la négative, souscrivant ainsi au raisonnement principal de la Cour, et plus
particulièrement à son approche concernant le rôle de la religion majoritaire
de la société italienne (paragraphe 71 de l’arrêt), le caractère
essentiellement passif du symbole, qui ne saurait s’analyser en une forme
d’endoctrinement (paragraphe 72 de l’arrêt), et également le contexte éducatif
dans lequel s’inscrit la présence de crucifix sur les murs des écoles
publiques. Comme le souligne l’arrêt, « [d]’une part, cette présence
n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme (...).
D’autre part, (...) l’Italie ouvre parallèlement l’espace scolaire à d’autres
religions. Le Gouvernement indique ainsi notamment que le port par les élèves
du voile islamique et d’autres symboles et tenues vestimentaires à connotation
religieuse n’est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la
conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires,
(...) et un enseignement religieux facultatif peut être mis en place dans les
établissements pour « toutes confessions religieuses reconnues » » (paragraphe
74 de l’arrêt). Attestant une tolérance religieuse qui s’exprime par une
approche libérale permettant à toutes les confessions de manifester librement
leurs convictions religieuses dans les écoles publiques, ces éléments
constituent à mes yeux un facteur crucial de « neutralisation » de la portée
symbolique de la présence du crucifix dans les écoles publiques.
Je dirai également que cette approche libérale sert
le concept même de « neutralité » ; elle est l’autre versant, par exemple,
d’une politique interdisant l’exposition de tout symbole religieux dans un lieu
public.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BONELLO
(Traduction)
1.1 Une cour des droits de l’homme ne saurait se
laisser gagner par un Alzheimer historique. Elle n’a pas le droit de faire fi
de la continuité culturelle du parcours d’une nation à travers le temps, ni de
négliger ce qui au fil des siècles a contribué à modeler et définir le profil
d’un peuple. Aucun tribunal supranational n’a à substituer ses propres modèles
éthiques aux qualités que l’histoire a imprimées à l’identité nationale. Une
cour des droits de l’homme a pour rôle de protéger les droits fondamentaux,
mais sans jamais perdre de vue ceci : « les coutumes ne sont pas des caprices
qui passent. Elles évoluent avec le temps, se solidifient à travers l’histoire
pour former un ciment culturel. Elles deviennent des symboles extrêmement
importants qui définissent l’identité des nations, des tribus, des religions,
des individus »1.
1.2 Une cour européenne ne doit pas être invitée à ruiner
des siècles de tradition européenne. Aucun tribunal, et certainement pas cette
Cour, ne doit voler aux Italiens une partie de leur personnalité culturelle.
1.3 Avant de nous rallier à toute croisade tendant à
diaboliser le crucifix, je crois qu’il nous faut replacer dans son juste
contexte historique la présence de ce symbole au sein des écoles italiennes.
Pendant des siècles, pratiquement toute éducation dispensée en Italie a été le
fait de l’Eglise, de ses ordres et organisations religieux, et de très peu
d’autres entités. Un grand nombre – voire la plupart – des écoles, collèges,
universités et autres instituts d’enseignement d’Italie ont été fondés,
financés ou gérés par l’Eglise, ses membres ou ses ramifications. Les grandes
étapes de l’histoire ont fait de l’éducation et du christianisme des notions
quasiment interchangeables ; dès lors, la présence séculaire du crucifix dans
les écoles italiennes n’a pas de quoi choquer ou surprendre. En fait, c’est
plutôt son absence qui serait choquante ou surprenante.
1.4 Jusqu’à une époque assez récente, l’Etat « laïque
» ne s’occupait guère d’éducation, mission essentielle qu’il déléguait, par
défaut, aux institutions chrétiennes. Ce n’est que peu à peu que l’Etat a
commencé à assumer ses responsabilités s’agissant d’éduquer la population et de
lui proposer autre chose que le quasi-monopole religieux sur l’éducation. La
présence du crucifix dans les écoles italiennes ne fait que témoigner de cette
réalité historique irréfutable et millénaire ; on pourrait presque dire
que le crucifix est là depuis que les écoles existent. Et voilà que l’on saisit
une juridiction qui se trouve sous une cloche de verre, à mille kilomètres de
là, afin que du jour au lendemain elle mette son véto à ce qui a survécu à
d’innombrables générations. On invite la Cour à se rendre complice d’un acte
majeur de vandalisme culturel. A mon avis, William Faulkner a touché le cœur du
problème : le passé n’est jamais mort. En fait, il n’est même pas passé.2 Que cela nous plaise ou non, les parfums et la puanteur de l’histoire nous
accompagnent toujours.
1.5 C’est une aberration et un manque d’information
que d’affirmer que la présence du crucifix dans les écoles italiennes témoigne
d’une mesure fasciste réactionnaire imposée, entre les gorgées d’huile de
ricin, par Signor Mussolini. Les circulaires
de Mussolini n’ont fait que prendre acte formellement d’une réalité historique
antérieure de plusieurs siècles à sa naissance et qui, nonobstant le vitriol
anti-crucifix lancé par Mme Lautsi,
pourrait lui survivre encore longtemps. La Cour devrait toujours faire preuve
de circonspection lorsqu’il s’agit de prendre des libertés avec les libertés
des autres peuples, y compris celle de chérir leur propre empreinte culturelle.
Quelle qu’elle soit, celle-ci est unique. Les nations ne façonnent pas leur
histoire sous l’impulsion du moment.
1.6 Le rythme du calendrier scolaire italien témoigne
des liens historiques inextricables qui existent en Italie entre l’éducation et
la religion, des liens persistants qui ont survécu des siècles durant.
Aujourd’hui encore, les écoliers travaillent dur les jours consacrés aux dieux
païens (Diane/Lune, Mars, Hercule, Jupiter, Vénus, Saturne) et se reposent le
dimanche (domenica, le jour du Seigneur). Le
calendrier scolaire imite le calendrier religieux, les jours fériés se
calquant sur les fêtes chrétiennes. Pâques, Noël, le carême, carnaval (carnevale, période où la discipline religieuse
permettait la consommation de viande), l’Epiphanie, la Pentecôte, l’Assomption,
la Fête-Dieu, l’Avent, la Toussaint, le jour des Morts : un cycle annuel qui –
c’est flagrant – est bien plus dénué de laïcité que n’importe quel crucifix sur
n’importe quel mur. Puisse Mme Lautsi
s’abstenir de solliciter les services de la Cour, en son propre nom et au nom
de la laïcité, aux fins de la suppression du calendrier scolaire italien, cet
autre élément du patrimoine culturel chrétien qui a survécu au passage des
siècles sans que rien ne prouve qu’il y ait eu atteinte irréparable au progrès
de la liberté, de l’émancipation, de la démocratie et de la civilisation.
Quels droits ? Liberté de religion et de conscience ?
2.1 Les questions soulevées par cette affaire ont été
éludées en raison d’un déplorable manque de clarté et de définition. La
Convention consacre la protection de la liberté de religion et de conscience
(article 9). Rien de moins que cela, évidemment, mais guère plus.
2.2 Parallèlement à la liberté de religion, on a vu
se constituer dans les sociétés civilisées un catalogue de valeurs remarquables
(souvent louables) qui sont apparentées à la liberté de religion tout en étant
distinctes de celle-ci : la laïcité, le pluralisme, la séparation de l’Eglise
et de l’Etat, la neutralité confessionnelle ou la tolérance religieuse. Toutes
ces valeurs représentent des matières premières démocratiques supérieures dans
lesquels les Etats contractants sont libres d’investir ou non, ce que beaucoup
ont fait. Il ne s’agit toutefois pas de valeurs protégées par la Convention, et
c’est une erreur fondamentale que de jongler avec ses concepts dissemblables
comme s’ils étaient interchangeables avec la liberté de religion. Hélas, la
jurisprudence de la Cour comporte elle aussi des traces de ce débordement qui
est tout sauf rigoureux.
2.3 La Convention a confié à la Cour la tâche de
faire respecter la liberté de religion et de conscience, mais elle ne lui a pas
donné le pouvoir de contraindre les Etats à la laïcité ou de les forcer à
adopter un régime de neutralité confessionnelle. C’est à chaque Etat d’opter ou
non pour la laïcité et de décider si – et, le cas échéant, dans quelle mesure –
il entend séparer l’Eglise et la conduite des affaires publiques. Ce que l’Etat
ne doit pas faire, c’est priver quiconque de sa liberté de religion et de
conscience. Un abîme axiomatique sépare un concept prescriptif des
autres concepts, non prescriptifs.
2.4 La plupart des arguments formulés par la
requérante invitent la Cour à garantir la séparation de l’Eglise et de l’Etat
et à assurer le respect d’un régime de laïcité aseptique au sein des écoles
italiennes. Or cela, pour dire les choses sans ambages, ne regarde pas la Cour.
Celle-ci doit veiller à ce que Mme Lautsi
et ses enfants jouissent pleinement de leur droit fondamental à la liberté de
religion et de conscience, un point c’est tout.
2.5 La Convention s’avère très utile, avec son
inventaire détaillé et exhaustif de ce que signifie réellement la liberté de
religion et de conscience, et nous ferions bien de garder à l’esprit ces
contraintes institutionnelles. Liberté de religion ne veut pas dire laïcité.
Liberté de religion ne veut pas dire séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Liberté de religion ne veut pas dire équidistance en matière religieuse. Toutes
ces notions sont certes séduisantes, mais nul n’a à ce jour désigné la Cour
afin qu’elle en soit la gardienne. En Europe, la laïcité est facultative ; la
liberté de religion ne l’est pas.
2.6 La liberté de religion et la liberté de ne pas
avoir de religion consistent en fait dans le droit de professer librement toute
religion choisie par l’individu, le droit de changer librement de religion, le
droit de n’embrasser aucune religion, et le droit de manifester sa religion par
les croyances, le culte, l’enseignement et l’observance. Le catalogue de la
Convention s’arrête ici, bien en deçà de la défense de l’Etat laïque.
2.7 Le rôle plutôt modeste de la Cour reste de
déterminer si l’exposition dans les écoles publiques italiennes de ce que
certains voient comme un symbole chrétien et d’autres comme un gadget culturel
a, de quelque façon que ce soit, porté atteinte au droit fondamental de Mme
Lautsi et de ses enfants à la liberté de religion,
telle que définie par la Convention elle-même.
2.8 Je crois que n’importe qui pourrait, de manière
convaincante, s’employer à soutenir que la présence du crucifix dans les écoles
publiques italiennes est susceptible de heurter la doctrine de la laïcité et
celle de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En même temps, je pense que
nul ne pourrait plaider de façon probante que la présence d’un crucifix a, de
quelque manière que ce soit, porté atteinte au droit des membres de la famille Lautsi de professer toute religion de leur choix, de
changer de religion, de n’avoir aucune religion ou de manifester leurs
croyances, le cas échéant, par le culte, l’enseignement et l’observance, ou à
leur droit de rejeter carrément tout ce qu’ils pourraient considérer
comme un fade objet de superstition.
2.9 Avec ou sans crucifix sur le mur d’une salle de
classe, les Lautsi ont joui de la liberté de
conscience et de religion la plus absolue et la plus illimitée, telle que
définie par la Convention. Il est concevable que la présence d’un crucifix dans
une salle de classe puisse être perçue comme une trahison de la laïcité et une
défaillance injustifiable du régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat ;
ces doctrines, toutefois, aussi attrayantes et séduisantes soient-elles, ne
sont nulle part prescrites par la Convention, et elles ne sont pas non plus des
éléments constitutifs nécessaires à la liberté de conscience et à la liberté de
religion. C’est aux autorités italiennes, et non à la Cour, qu’il revient de
garantir la laïcité si elles estiment que celle-ci fait ou doit faire partie de
l’architecture constitutionnelle italienne.
2.10 Eu égard aux racines historiques de la présence
du crucifix dans les écoles italiennes, retirer celui-ci de là où il se trouve,
discrètement et passivement, depuis des siècles n’aurait guère été un signe de
neutralité de l’Etat. Le retirer aurait constitué une adhésion positive et
agressive à l’agnosticisme ou à la laïcité, et aurait donc été tout sauf un
acte neutre. Maintenir un symbole là où il a toujours été n’est pas un acte
d’intolérance des croyants ou des traditionalistes culturels. Le déloger serait
un acte d’intolérance des agnostiques et des laïcs.
2.11 Au fil des siècles, des millions d’enfants
Italiens ont été exposés au crucifix dans les écoles. Cela n’a pas fait de
l’Italie un Etat confessionnel, ni des Italiens les citoyens d’une théocratie.
Les requérants n’ont présenté à la Cour aucun élément montrant que les
personnes exposées au crucifix auraient, de quelque manière que ce soit, perdu
leur liberté totale de manifester leurs croyances religieuses individuelles et
personnelles, ou leur droit de renier toute religion. La présence d’un crucifix
dans une salle de classe ne semble avoir entravé aucun Italien dans sa liberté
de croire ou de ne pas croire, d’embrasser l’athéisme, l’agnosticisme,
l’anticléricalisme, la laïcité, le matérialisme, le relativisme ou l’irréligion
doctrinaire, d’abjurer, d’apostasier, ou d’embrasser le crédo ou l’« hérésie »
de son choix qui lui paraisse suffisamment attrayant, ce avec la même vigueur
et la même verve que d’autres mettent à embrasser librement une confession
chrétienne. Si de tels éléments avaient été présentés, j’aurais avec véhémence
voté en faveur de la violation de la Convention.
Quels droits ? Le droit à l’instruction ?
3.1 L’article 2 du Protocole no 1 garantit
le droit des parents à ce que l’enseignement dispensé à leurs enfants soit
conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques. La tâche de
la Cour est de contrôler et de garantir le respect de ce droit.
3.2 La simple présence silencieuse et passive d’un
symbole dans une salle de classe d’une école italienne correspond-elle à un «
enseignement » ? Fait-elle obstacle à l’exercice du droit garanti ? J’ai beau
chercher, je ne vois pas comment. La Convention interdit spécifiquement et
exclusivement tout enseignement scolaire qui ne conviendrait pas aux parents
pour des motifs religieux, éthiques ou philosophiques. Le mot clé de cette
norme est bien évidemment « enseignement », et je me demande dans quelle mesure
la présence muette d’un symbole de la continuité culturelle européenne pourrait
s’analyser en un enseignement, au sens de ce mot plutôt dénué d’équivoque.
3.3 A mon avis, ce que la Convention interdit, c’est
tout endoctrinement, éhonté ou sournois, la confiscation agressive de jeunes
esprits, le prosélytisme envahissant, la mise en place par le système éducatif
public de tout obstacle à l’aveu de l’athéisme, de l’agnosticisme ou du choix en
faveur d’une autre foi. La simple exposition du témoignage silencieux d’un
symbole historique, qui fait si incontestablement partie du patrimoine
européen, ne constitue nullement un « enseignement », et elle ne porte pas non
plus une atteinte sérieuse au droit fondamental des parents à déterminer quelle
orientation religieuse, le cas échéant, leurs enfants doivent suivre.
3.4 Même en admettant que la simple présence d’un
objet muet doive être interprétée comme un « enseignement », les requérants
n’ont pas répondu à la question bien plus capitale de la proportionnalité –
étroitement liée à l’exercice de droits fondamentaux lorsque ceux-ci sont en
conflit avec les droits d’autrui –, autrement dit de la mise en balance
qu’il convient de faire entre les différents intérêts concurrents.
3.5 L’ensemble des parents des trente élèves qui se
trouvent dans une salle de classe italienne jouissent à égalité du droit
fondamental, garanti par la Convention, à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement
conforme à leurs propres convictions religieuses et philosophiques, droit au
moins équivalent à celui dont jouissent les enfants Lautsi.
Les parents d’un seul élève veulent une instruction « sans crucifix », et les
parents des vingt-neuf autres élèves, exerçant leur non moins fondamentale
liberté de décision, veulent une instruction « avec crucifix ». Jusqu’à
présent, nul n’a avancé aucune raison pour laquelle la volonté des parents d’un
seul élève devrait l’emporter et celle des parents des vingt-neuf autres élèves
capituler. Les parents de ces vingt-neuf enfants ont un droit fondamental,
équivalent par la force et l’intensité, à ce que leurs enfants reçoivent un
enseignement conforme à leurs propres convictions religieuses et
philosophiques, qu’ils soient favorables au crucifix ou simplement indifférents
à celui-ci. Mme Lautsi ne saurait
s’arroger l’autorisation d’anéantir le droit de l’ensemble des parents des
autres élèves de la classe, qui souhaitent exercer ce droit dont elle demande
précisément à la Cour d’empêcher l’exercice par autrui.
3.6 La chasse au crucifix encouragée par Mme
Lautsi ne peut en aucune façon constituer une mesure
permettant d’assurer la neutralité dans une salle de classe. Ce serait faire
prévaloir la philosophie « hostile au crucifix » des parents d’un seul élève
par rapport à la philosophie « réceptive au crucifix » des parents des
vingt-neuf autres élèves. Si les parents d’un seul élève revendiquent le droit
de voir éduquer leur enfant en l’absence de crucifix, les parents des
vingt-neuf autres élèves doivent bien avoir la possibilité de revendiquer un
droit équivalent à la présence du crucifix, que ce soit comme symbole chrétien
traditionnel ou simplement comme souvenir culturel.
Petit aparté
4.1 Tout récemment, la Cour a été appelé à déterminer
si une interdiction prononcée par les autorités turques à l’égard de la
diffusion du roman Les onze mille verges, de Guillaume Apollinaire,
pouvait se justifier dans une société démocratique. Pour estimer que ce roman
ne relève pas de la pornographie violente, il faut avoir un souverain mépris
pour les principes moraux contemporains3. Pourtant, la Cour a vaillamment volé au secours de ce ramassis d’obscénités
transcendantales, sous prétexte qu’il faisait partie du patrimoine culturel
européen4.
4.2 Il eût été bien étrange, à mon avis, que la Cour
défendît et rachetât ce monceau assez médiocre d’obscénités nauséeuses qui
circule sous le manteau, en se fondant sur une vague appartenance au «
patrimoine européen », et que dans le même temps elle niât la valeur de
patrimoine européen à un emblème que des millions d’Européens ont reconnu au
fil des siècles comme un symbole intemporel de rédemption par l’amour
universel.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE POWER
(Traduction)
Cette affaire soulève des questions concernant la
portée de certaines dispositions de la Convention, et la rectification par la
Grande Chambre d’un certain nombre d’erreurs contenues dans l’arrêt de la
chambre était à la fois nécessaire et judicieuse. La correction essentielle
réside dans le constat que le choix de la présence de crucifix dans les salles
de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d’appréciation
d’un Etat défendeur (paragraphe 70 de l’arrêt). Dans l’exercice de sa fonction
de contrôle, la Cour confirme sa jurisprudence antérieure5 selon laquelle la « visibilité prépondérante » dans l’environnement
scolaire qu’un Etat peut conférer à la religion majoritaire du pays ne suffit
pas en soi pour indiquer une démarche d’endoctrinement de nature à établir un
manquement aux prescriptions de l’article 2 du Protocole no 1
(paragraphe 71 de l’arrêt).
La Grande Chambre rectifie également la conclusion
plutôt spéculative de l’arrêt de la chambre (paragraphe 55 de l’arrêt de la
chambre) relative au risque « particulièrement présent » que l’exposition d’un
crucifix puisse être perturbante émotionnellement pour des élèves de religions
minoritaires ou des élèves qui ne professent aucune religion. Eu égard au rôle
crucial de la « preuve » dans toute procédure judiciaire, la Grande Chambre
relève à juste titre que la Cour ne dispose pas d’éléments attestant une
quelconque influence de la présence d’un symbole religieux sur les élèves
(paragraphe 66 de l’arrêt). Tout en reconnaissant que l’« on peut (...)
comprendre » l’impression qu’a la requérante d’un manque de respect de ses
droits, la Grande Chambre confirme que la perception subjective de l’intéressée
ne saurait suffire à caractériser une violation de l’article 2 du Protocole no
1. La requérante a peut-être été offensée par la présence de crucifix dans les
salles de classe, mais l’existence d’un droit « à ne pas être offensé » n’a
jamais été reconnue dans le cadre de la Convention. En infirmant l’arrêt de la
chambre, la Grande Chambre ne fait rien d’autre que confirmer une jurisprudence
constante (relative notamment à l’article 10) qui reconnaît que la simple «
offense » n’est pas une chose contre laquelle un individu peut être immunisé
par le droit.
Cependant, l’arrêt de la chambre contenait une autre
conclusion fondamentale, et à mon sens erronée, au sujet de laquelle la Grande
Chambre ne fait pas de commentaire alors qu’elle méritait selon moi quelques
clarifications. La chambre a à juste titre indiqué que l’Etat est tenu à la
neutralité confessionnelle dans le cadre de l’éducation publique (paragraphe 56
de l’arrêt de la chambre). Toutefois, elle a ensuite conclu, de façon
incorrecte, que ce devoir exige en fait que l’on préfère ou que l’on place une
idéologie (ou un ensemble d’idées) au-dessus de tout autre point de vue
religieux et/ou philosophique ou de toute autre vision du monde. La neutralité
appelle une approche pluraliste, et non laïque, de la part de l’Etat. Elle
encourage le respect de toutes les visions du monde et non la préférence pour
une seule. A mes yeux, l’arrêt de la chambre était frappant dans son manquement
à reconnaître que la laïcité (conviction ou vision du monde préférée par la
requérante) est, en soi, une idéologie parmi d’autres. Préférer la laïcité aux
autres visions du monde – qu’elles soient religieuses, philosophiques ou autres
– n’est pas une option neutre. La Convention exige que l’on respecte les
convictions de la requérante pour autant que l’éducation et l’enseignement
dispensés à ses enfants sont en jeu. Elle n’exige pas que ces
convictions soient l’option préférée et approuvée par rapport à toutes les
autres.
Dans son opinion séparée, le juge Bonello
souligne que, dans la tradition européenne, l’éducation (et, à mon avis, les valeurs
que sont la dignité humaine, la tolérance et le respect de l’individu, sans
lesquelles il ne peut à mon sens y avoir aucune base durable à la protection
des droits de l’homme) a ses racines, historiquement, notamment dans la
tradition chrétienne. Interdire dans les écoles publiques, sans considération
des souhaits de la nation, l’exposition d’un symbole représentatif de
cette tradition – ou en fait de toute autre tradition religieuse – et exiger
que l’Etat poursuive un programme non pas pluraliste mais laïc, risque de nous
faire glisser vers le terrain de l’intolérance, notion qui est contraire aux
valeurs de la Convention.
Les requérants allèguent la violation de leur droit à
la liberté de pensée, de conscience et de religion. Or je ne vois aucune atteinte
à leur liberté de manifester leurs convictions personnelles. Le critère, pour
déterminer s’il y a eu violation au regard de l’article 9, n’est pas
l’existence d’une « offense » mais celle d’une « coercition »6. Cet article ne crée pas un droit à ne pas être offensé par la
manifestation des convictions religieuses d’autrui, même lorsque l’Etat confère
une « visibilité prépondérante » à ces convictions. L’exposition d’un symbole
religieux n’oblige ni ne contraint quiconque à faire ou à s’abstenir de
faire une chose. Elle n’exige pas un engagement dans une activité quelconque,
même s’il est concevable qu’elle puisse appeler ou stimuler la discussion et
l’échange ouvert des points de vue. Elle n’empêche pas un individu de suivre ce
que lui dicte sa conscience et n’écarte pas toute possibilité pour lui de
manifester ses propres convictions et idées religieuses.
La Grande Chambre estime que la présence du crucifix
est pour l’essentiel un symbole passif, et elle considère cet aspect comme
revêtant une grande importance compte tenu du principe de neutralité. Je
souscris à cet égard à l’avis de la Cour, dès lors que le symbole, par son
caractère passif, n’a rien de coercitif. Je dois toutefois admettre qu’en
principe les symboles (qu’ils soient religieux, culturels ou autres) sont
porteurs de sens. Ils peuvent être silencieux tout en étant parlants, sans
nullement impliquer coercition ou endoctrinement. Les éléments non contestés
dont dispose la Cour montrent que l’Italie ouvre l’espace scolaire à tout un
éventail de religions, et rien n’indique qu’il y ait une intolérance quelconque
à l’égard des élèves non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui
ne se rattachent pas à une religion. Le port du voile islamique est autorisé.
Le début et la fin du Ramadan sont « souvent fêtés ». Dans ce contexte de
pluralisme et de tolérance religieuse, un symbole chrétien apposé sur le mur
d’une salle de classe ne fait que représenter une vision autre et différente du
monde. La présentation et prise en compte de différents points de vue fait
partie intégrante du processus éducatif. Elle stimule le dialogue. Une
éducation réellement pluraliste implique la mise en contact des élèves avec
toute une gamme d’idées différentes, y compris des idées qui ne sont pas les
leurs propres. Le dialogue devient possible et prend peut-être tout son sens lorsqu’il
y a une véritable différence dans les opinions et un échange francs d’idées. Si
elle s’accomplit dans un esprit d’ouverture, de curiosité, de tolérance et de
respect, cette rencontre peut mener à une meilleure clarté et représentation,
car elle favorise le développement de la pensée critique. L’éducation serait
amoindrie si les enfants n’étaient pas confrontés à des points de vue
différents sur la vie et n’avaient pas, par ce processus, la possibilité
d’apprendre l’importance du respect de la diversité.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE MALINVERNI,
À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KALAYDJIEVA
1. La Grande Chambre est parvenue à la conclusion
qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 au
motif que « le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des
écoles publiques relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat
défendeur » (paragraphe 70 ; voir aussi le paragraphe 69).
J’ai de la peine à suivre cette argumentation. Utile,
voire commode, la théorie de la marge d’appréciation est une technique d’un
maniement délicat, car l’ampleur de la marge dépend d’un grand nombre de
paramètres : droit en cause, gravité de l’atteinte, existence d’un consensus
européen, etc. La Cour a ainsi affirmé que « l’ampleur de la marge d’appréciation
n’est pas la même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte
(...). Parmi les éléments pertinents figurent la nature du droit conventionnel
en jeu, son importance pour l’individu et le genre des activités en cause».7 La juste application de cette théorie est donc fonction de l’importance
respective que l’on attribue à ces différents facteurs. La Cour décrète-t-elle
que la marge d’appréciation est étroite, l’arrêt conduira le plus souvent à une
violation de la Convention ; considère-t-elle en revanche qu’elle est large,
l’Etat défendeur sera le plus souvent « acquitté ».
Dans la présente affaire, c’est en se fondant
principalement sur l’absence de consensus européen que la Grande Chambre s’est
autorisée à invoquer la théorie de la marge d’appréciation (paragraphe 70). A
cet égard, je relève que la présence de symboles religieux dans les écoles
publiques n’est expressément prévue, outre l’Italie, que dans un nombre très
restreint d’Etats membres du Conseil de l’Europe (Autriche, Pologne, quelques Länder
allemands ; paragraphe 27). En revanche, dans la très grande majorité de ces
Etats cette question ne fait pas l’objet d’une réglementation spécifique. Il me
paraît difficile, dans ces conditions, de tirer de cet état de fait des
conclusions sûres quant au consensus européen.
S’agissant de la réglementation relative à cette
question, je relève en passant que la présence du crucifix dans les écoles
publiques italiennes repose sur une base légale extrêmement faible : un décret
royal fort ancien, puisqu’il date de 1860, puis une circulaire fasciste de
1922, et encore des décrets royaux de 1924 et de 1928. Il s’agit donc de textes
fort anciens et qui, n’émanant pas du Parlement, sont dépourvus de toute
légitimité démocratique.
Ce qui me paraît en revanche plus important c’est
que, là où elles ont été appelées à se prononcer sur cette question, les cours
suprêmes ou constitutionnelles européennes ont chaque fois et sans exception
fait prévaloir le principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat : la Cour
constitutionnelle allemande, le Tribunal fédéral suisse, la Cour
constitutionnelle polonaise et, dans un contexte légèrement différent, la Cour
de cassation italienne (paragraphes 28 et 23).
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : la
théorie de la marge d’appréciation ne saurait en aucun cas dispenser la Cour d’exercer
les fonctions qui lui incombent en vertu de l’article 19 de la Convention, qui
est celle d’assurer le respect des engagements résultant pour les Etats de la
Convention et de ses Protocoles. Or la seconde phrase de l’article 2 du
Protocole no 1 crée à la charge des Etats une obligation positive
de respecter le droit des parents d’assurer l’éducation de leurs enfants
conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.
Pareille obligation positive découle du verbe «
respecter », qui figure à l’article 2 du Protocole no 1. Comme le
relève à juste titre la Grande Chambre, « en sus d’un engagement plutôt
négatif, ce verbe implique à la charge de l’Etat une certaine obligation
positive » (paragraphe 61). Une telle obligation positive peut d’ailleurs se
déduire également de l’article 9 de la Convention. Cette disposition peut en
effet s’interpréter comme créant à la charge des Etats une obligation positive
de créer un climat de tolérance et de respect mutuel au sein de
leur population.
Peut-on alors affirmer que les Etats s’acquittent
véritablement de cette obligation positive lorsqu’ils prennent principalement
en considération les croyances de la majorité ? Par ailleurs, la marge
d’appréciation revêt-elle la même ampleur lorsque les autorités nationales sont
requises de s’acquitter d’une obligation positive que lorsqu’elles sont
simplement tenues par une obligation d’abstention ? Je ne le pense pas.
Je suis au contraire d’avis que lorsque les Etats sont tenus par des
obligations positives, leur marge d’appréciation s’amenuise.
De toute façon, selon la jurisprudence, la marge
d’appréciation va de pair avec un contrôle européen. La tâche de la Cour
consiste alors à s’assurer que la limite de la marge d’appréciation n’a pas été
dépassée. Dans la présente affaire, tout en reconnaissant qu’en prescrivant la
présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques la
réglementation en cause donne à la religion majoritaire une visibilité
prépondérante dans l’environnement scolaire, la Grande Chambre a été d’avis que
« cela ne suffit toutefois pas en soi pour ... établir un manquement aux
prescriptions de l’article 2 du Protocole no 1 ». Je ne saurais
partager ce point de vue.
2. Nous vivons désormais dans une société
multiculturelle, dans laquelle la protection effective de la liberté religieuse
et du droit à l’éducation requiert une stricte neutralité de l’Etat dans
l’enseignement public, lequel doit s’efforcer de favoriser le pluralisme
éducatif comme un élément fondamental d’une société démocratique telle que la
conçoit la Convention.8 Le principe de la neutralité de l’Etat a d’ailleurs été expressément
reconnu par la Cour constitutionnelle italienne elle-même, pour laquelle il
découle du principe fondamental de l’égalité de tous les citoyens et de
l’interdiction de toute discrimination que l’Etat doit adopter une attitude
d’impartialité à l’égard des croyances religieuses. 9
La seconde phrase de l’article 2 du Protocole no
1 implique qu’en s’acquittant des fonctions qu’il assume en matière d’éducation
et d’enseignement, l’Etat veille à ce que les connaissances soient diffusées de
manière objective, critique et pluraliste. L’école doit être un lieu de
rencontre de différentes religions et convictions philosophiques, où les élèves
peuvent acquérir des connaissances sur leurs pensées et traditions respectives.
3. Ces principes sont valables non seulement pour
l’élaboration et l’aménagement des programmes scolaires, qui ne sont pas
en cause dans la présente affaire, mais également pour l’environnement
scolaire. L’article 2 du Protocole no 1 précise bien que l’Etat
respectera le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement
conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques dans l’exercice des
fonctions (en anglais : any functions) qu’il assumera dans le domaine de
l’éducation et de l’enseignement. C’est dire que le principe de la neutralité
confessionnelle de l’Etat vaut non seulement pour le contenu de
l’enseignement, mais pour l’ensemble du système éducatif. Dans l’affaire
Folgerø, la Cour a relevé à juste titre
que le devoir qui incombe aux Etats en vertu de cette disposition « est d’application
large car il vaut pour le contenu de l’instruction et la manière de la
dispenser mais aussi dans l’exercice de l’ensemble des « fonctions » assumées
par l’Etat ».10
Ce point de vue est
également partagé par d’autres instances, tant internes qu’internationales.
Ainsi, dans son Observation générale No 1, le Comité des droits de
l’enfant a-t-il affirmé que le droit à l’éducation se réfère « non seulement au
contenu des programmes scolaires, mais également au processus d’éducation, aux
méthodes pédagogiques et au milieu dans lequel l’éducation est
dispensée, qu’il s’agisse de la maison, de l’école ou d’un autre cadre ».11 Et le Comité onusien d’ajouter que « le milieu
scolaire lui-même doit (...) être le lieu où s’expriment la liberté et
l’esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et
d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux ».12
La Cour suprême du Canada a elle aussi relevé que
l’environnement dans lequel l’enseignement est dispensé fait partie
intégrante d’une éducation libre de toute discrimination : « In order to ensure
a discrimination-free educational environment,
the school environment
must be one
where all are treated equally and all are encouraged to fully participate.
»13
4. Les symboles religieux font
incontestablement partie de l’environnement scolaire. Comme tels, ils sont donc
de nature à contrevenir au devoir de neutralité de l’Etat et à avoir un impact
sur la liberté religieuse et le droit à l’éducation. Cela est d’autant plus
vrai lorsque le symbole religieux s’impose aux élèves, même contre leur
volonté. Comme l’a relevé
la Cour constitutionnelle
allemande dans son célèbre arrêt
: « Certainly, in a society that allows room for differing religious
convictions, the individual has no right to be spared from other manifestations
of faith, acts of worship or religious symbols. This is however to be
distinguished from a situation created by the State where the individual is
exposed without possibility of escape to the influence of a particular faith, to
the acts through which it is manifested and to the symbols in which it is
presented »14. Ce point de vue est partagé par d’autres cours suprêmes ou
constitutionnelles.
Ainsi, le Tribunal fédéral
suisse a-t-il relevé que le devoir de neutralité confessionnelle à laquelle est
tenu l’Etat revêt une importance particulière dans les écoles publiques, dès
lors que l’enseignement y est obligatoire. Il a ajouté que, garant de la
neutralité confessionnelle de l’école, l’Etat ne peut pas manifester, dans le
cadre de l’enseignement, son propre attachement à une religion déterminée, qu’elle
soit majoritaire ou minoritaire, car il n’est pas exclu que certaines personnes
se sentent lésées dans leurs convictions religieuses par la présence constante
dans l’école d’un symbole d’une religion à laquelle elles n’appartiennent pas.15
5. Le crucifix est sans conteste un symbole
religieux. Selon le gouvernement défendeur, lorsqu’il se trouve dans
l’environnement scolaire, le crucifix serait un symbole de l’origine religieuse
de valeurs devenues désormais laïques, telles que la tolérance et le respect
mutuel. Il y remplirait ainsi une fonction symbolique hautement éducative,
indépendamment de la religion professée par les élèves, car il serait
l’expression d’une civilisation entière et de valeurs universelles.
A mon avis, la présence du crucifix dans les salles
de classe va bien au-delà de l’usage de symboles dans un contexte historique
spécifique. La Cour a d’ailleurs déjà jugé que le caractère traditionnel d’un
texte utilisé par des parlementaires pour prêter serment ne privait pas ce
dernier de sa nature religieuse.16 Comme l’a relevé la chambre, la liberté négative de religion n’est pas
limitée à l’absence de services religieux ou d’enseignement religieux. Elle
s’étend également aux symboles exprimant une croyance ou une religion. Cette
liberté négative mérite une protection particulière lorsque c’est l’Etat qui
expose un symbole religieux et que les individus sont placés dans une situation
dont ils ne peuvent se dégager.17 Même à admettre que le crucifix puisse avoir une pluralité de
significations, la signification religieuse demeure malgré tout prédominante.
Dans le contexte de l’éducation publique, il est nécessairement perçu comme une
partie intégrante du milieu scolaire et peut même être considéré comme un signe
extérieur fort. Je constate d’ailleurs que même la Cour de cassation italienne
a rejeté la thèse selon laquelle le crucifix symboliserait une valeur
indépendante d’une confession religieuse spécifique (paragraphe 67).
6. La présence du crucifix dans les écoles est même
de nature à porter plus gravement atteinte à la liberté religieuse et au droit
à l’éducation des élèves que les signes vestimentaires religieux que peut
porter, par exemple, une enseignante, comme le voile islamique. Dans cette
dernière hypothèse, l’enseignante en question peut en effet se prévaloir de sa
propre liberté de religion, qui doit également être prise en compte, et que
l’Etat doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en revanche
invoquer un tel droit. Du point de vue de la gravité de l’atteinte au principe
de la neutralité confessionnelle de l’Etat, celle-ci est donc moindre lorsque
les pouvoirs publics tolèrent le voile à l’école que lorsqu’ils y imposent la
présence du crucifix.
7. L’impact que peut avoir la présence du crucifix
dans les écoles est aussi sans commune mesure avec celui que peut exercer son
exposition dans d’autres établissements publics, comme un bureau de vote ou un
tribunal. En effet, comme l’a pertinemment relevé la chambre, dans les écoles «
le pouvoir contraignant de l’Etat est imposé à des esprits qui manquent encore
de la capacité critique leur permettant de prendre de la distance par rapport
au message découlant d’un choix préférentiel manifesté par l’Etat » (paragraphe
48 de l’arrêt de la chambre).
8. En conclusion, une protection effective des droits
garantis par l’article 2 du Protocole no 1 et par l’article 9 de la
Convention exige de la part de l’Etat qu’il fasse preuve de la plus stricte neutralité
confessionnelle. Celle-ci ne se limite pas aux programmes scolaires, mais
s’étend également à « l’environnement scolaire ». L’instruction primaire et
secondaire étant obligatoire, l’Etat ne saurait imposer à des élèves, contre
leur volonté et sans qu’ils puissent s’y soustraire, le symbole d’une religion
dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. L’ayant fait, le Gouvernement
défendeur a violé l’article 2 du Protocole no 1 et l’article 9 de la
Convention.
1 Justin Marozzi, The Man
Who Invented History, John Murray, 2009, p. 97.
2 Requiem pour une nonne, 1951.
3 Wikipedia qualifie cette œuvre de « roman
érotique » dans lequel l’auteur « explore toutes les facettes de la sexualité
(...) : sadisme alterne avec masochisme, ondinisme/scatophilie avec vampirisme,
pédophilie avec gérontophilie, onanisme avec sexualité de groupe, saphisme avec
pédérastie, etc. (...) [Le] roman dégage une impression de « joie infernale »
(...) »
4 Akdaş c. Turquie, no
41056/04, 16 février 2010.
5 Folgerø et autres c. Norvège [GC],
no 15472/02, § 89, CEDH 2007-VIII ; voir également Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no
1448/04, § 63, CEDH 2007-XI.
6. Buscarini
et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999-I ; voir
également Haut Conseil spirituel de la communauté musulmane c. Bulgarie,
no 39023/97, 16 décembre 2004.
7Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996,
§ 74, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV.
8 Manoussakis et autres c. Grèce, 26
septembre 1996, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV ; Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série
A no 260-A.
9 Cour constitutionnelle italienne, arrêt n° 508/2000.
10 Folgerø et autres c. Norvège [GC],
no 15472/02, § 84, CEDH 2007-VIII. Les italiques sont de nous.
11 Comité des droits de l’enfant, Observation générale N° 1, du 4 avril 2001,
« Les buts de l’éducation », § 8. Les italiques sont de nous.
12 Idem, § 19. Les italiques sont de nous.
13 Cour suprême
du Canada, Ross v. New Brunswick School District n° 15, § 100.
14 Cour constitutionnelle allemande, BVerfGE 93, I I BvR 1097/91, arrêt du 16 mai
1995, § C (II) (1), traduction non officielle.
15 Tribunal fédéral suisse, ATF 116 Ia 252, Comune di Cadro,
arrêt du 26 septembre 1990, cons. 7.
16 Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, CEDH 1999-I
17 Lautsi c. Italie, no
30814/06, § 55, 3 novembre 2009.
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