En l’affaire
Matthias et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme
(deuxième section), siégeant une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2012,
Rend l’arrêt
que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35174/03) dirigée
contre la République
italienne et dont six ressortissants de cet État, M. Maurizio Matthias, Mme Germana
Matthias, M. Fabrizio Matthias, Mme Maria Serena
Buongiorno, Mme Maria Nelly Buongiorno et M. Renato De Cesare
(« les requérants »), ont saisi la Cour le 28 octobre 2003 en vertu de l’article 34
de la Convention
de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le
troisième requérant est décédé le 3 février 2010. Par une lettre du
20 avril 2010, Lorenzo David Matthias a informé le Greffe de ce qu’il
avait hérité du troisième requérant et qu’il souhaitait se constituer dans la
procédure devant la Cour.
2. Par
un arrêt du 2 novembre 2006 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé que la perte de
toute disponibilité du terrain, combinée avec l’impossibilité de remédier à la
situation incriminée, avait engendré des conséquences assez graves pour que les
requérants aient subi une expropriation de fait, incompatible avec leur droit
au respect de leurs biens (Matthias
et autres c. Italie, no 35174/03, § 62, 2 novembre 2006).
3. En
s’appuyant sur l’article 41 de la
Convention, les requérants réclamaient une satisfaction
équitable de 2 302 435,24 EUR, ainsi que de 3 501 456,17
EUR pour la plus-value apportée au terrain par l’existence de l’ouvrage public,
et des indemnités d’occupation et de non-jouissance. Ils demandaient
120 000 EUR pour dommage moral et 52 939,50 EUR pour les frais
de procédure.
4. La
question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se
trouvant pas en état, la Cour
l’avait réservée et avait invité le Gouvernement et les requérants à lui
soumettre par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite
question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils
pourraient aboutir (ibidem, point 3
du dispositif).
5. Le 9 mars 2007,
le président de la chambre a décidé de demander aux parties de nommer chacune
un expert chargé d’évaluer le préjudice matériel et de déposer un rapport d’expertise
avant le 12 juin 2007.
6. Lesdits rapports d’expertise ont
été déposés dans le délai imparti.
7. A la suite de la modification de
la composition des sections de la
Cour, la présente requête a été attribuée à la deuxième
section ainsi remaniée.
EN FAIT
8. Les faits survenus après l’arrêt au
principal peuvent se résumer
comme suit.
9. Par
un arrêt du
19 mai 2010, la Cour de cassation
annula l’arrêt de la cour d’appel à la lumière de l’arrêt de la Cour constitutionnelle italienne, qui avait déclaré l’illégitimité constitutionnelle de l’article 5 bis
du décret-loi no
333 du 11 juillet
1992, tel que modifié par la loi no
662 de 1996. Elle renvoya l’affaire à la cour d’appel afin
d’évaluer le montant de l’indemnisation à allouer aux requérants.
10. Il ressort du dossier que la procédure est encore pendante devant la cour d’appel de Rome.
EN DROIT
11. Aux
termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu
violation de la Convention
ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie
contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette
violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
matériel
12. Les
requérants réclament 8 669 558,13 EUR plus intérêts et réévaluation à
la date du prononcé. Ils réclament en outre 594 591,55 EUR somme
correspondante à la différence entre l’indemnité d’occupation qu’ils auraient
obtenue sur la base de la valeur vénale du terrain au moment de l’expropriation
et l’indemnité liquidée par les juridictions nationales.
13. Le
Gouvernement s’oppose aux prétentions des requérants et affirme que la somme
due aux requérants ne doit pas dépasser les 1 815 833 EUR. De plus, selon lui, si la Cour accordait une somme au titre d’une
satisfaction équitable, les requérants pourraient être indemnisés deux fois
étant donné que la procédure est encore pendante devant les juridictions
internes.
14. La Cour répond d’emblée à
l’argument du Gouvernement. Elle considère improbable que les requérants
reçoivent une double indemnisation, étant donné que les juridictions
nationales, lorsqu’elles décideront de la cause, vont inévitablement prendre en
compte toute somme accordée aux intéressés par cette Cour (Serghides et
Christoforou c. Chypre (satisfaction équitable), no
44730/98, § 29, 12 juin 2003). En outre, vu que la procédure
nationale dure depuis vingt quatre ans il serait déraisonnable d’en attendre
l’issue (Serrilli c. Italie (satisfaction équitable), no
77822/01, § 17, 17 juillet 2008 ; Mason et autres c. Italie (satisfaction
équitable), no 43663/98, § 31, 24 juillet 2007).
15. La Cour rappelle qu’un
arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de
mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à
rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis
c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32,
CEDH 2000-XI).
16. Elle rappelle que dans l’affaire
Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no
58858/00, 22 décembre 2009), la Grande Chambre a modifié la jurisprudence de la Cour concernant les critères
d’indemnisation dans les affaires d’expropriation indirecte. En particulier, la Grande Chambre a
décidé d’écarter les prétentions des requérantes dans la mesure où elles sont
fondées sur la valeur des terrains à la date de l’arrêt de la Cour et de ne plus tenir
compte, pour évaluer le dommage matériel, du coût de construction des immeubles
bâtis par l’Etat sur les terrains.
17. Selon les nouveaux
critères fixés par la
Grande Chambre, l’indemnisation doit correspondre à la valeur
pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle qu’établie
par l’expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de la procédure
interne. Ensuite, une fois que l’on aura déduit la somme éventuellement
octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour compenser les
effets de l’inflation. Il convient aussi de l’assortir d’intérêts susceptibles
de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis
la dépossession des terrains. Ces intérêts doivent correspondre à l’intérêt
légal simple appliqué au capital progressivement réévalué.
18. En l’espèce, les requérants
ont perdu la propriété du leur terrain en mars 1989. Il ressort de l’expertise
effectuée au cours de la procédure nationale que la valeur du terrain à cette
date, était de 2 572 020 000
ITL (1 328 337 EUR) (paragraphe 23 de
l’arrêt au principal).
19. Compte
tenu de ces éléments et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder conjointement
aux requérants 2 125 000 EUR pour la perte du terrain, plus tout
montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
20. La Cour estime en outre, que
l’indemnité d’occupation adéquate, en l’espèce, aurait dû être calculée sur la
base de la valeur marchande du bien au moment de la privation de celui-ci et
non sur le montant de l’indemnité d’expropriation. Se référant aux critères
exprimés dans l’arrêt Luigi
Serino c. Italie (no 3), (no 21978/02, § 47, 12 octobre 2010), la
Cour
estime raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 346 000 EUR, plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
21. Reste à évaluer la perte
de chances subie à la suite
de l’expropriation litigieuse
(Guiso-Gallisay c. Italie
(satisfaction équitable)
[GC] précité, § 107). La Cour
juge qu’il
y a lieu de prendre
en considération le préjudice
découlant de l’indisponibilité
du terrain pendant la période allant du début de l’occupation
légitime (mars 1983) jusqu’au moment de la perte de propriété (mars 1989). Du montant ainsi calculé
sera déduit la somme déjà obtenue par les requérants au niveau interne à titre d’indemnité d’occupation. Statuant en équité, la Cour alloue conjointement aux requérants 174 000
EUR.
B. Dommage
moral
22. Les requérants demandent 120 000 EUR au titre de préjudice
moral.
23. Le Gouvernement
fait valoir
qu’un tel dommage dépend de la durée excessive de la procédure devant les juridictions nationales. Par conséquent, il soutient
que le versement d’une quelconque somme à titre d’indemnisation du dommage moral est subordonné à l’épuisement du remède Pinto. En tout état de
cause, il estime que la somme
réclamée par les requérants
est excessive.
24. La
Cour estime que
le sentiment d’impuissance et de frustration face à la dépossession illégale de leurs biens a causé aux
requérants un préjudice moral important, qu’il y a lieu de réparer de manière adéquate.
25. Statuant en équité, la Cour
accorde conjointement aux requérants 20 000 EUR pour le dommage
moral.
C. Frais
et dépens
26. Justificatifs
à l’appui, les requérants demandent 52 939,50 EUR pour les frais de
procédure devant la Cour.
27. Le
Gouvernement s’y oppose.
28. La Cour rappelle que l’allocation
des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis
leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux
(Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no
31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). En outre, les frais de justice ne sont
recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée
(voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no
33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no
30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
29. La Cour ne doute pas de la
nécessité d’engager des frais, mais elle trouve excessifs les honoraires totaux
revendiqués à ce titre. Elle considère dès lors qu’il y a lieu de les rembourser
en partie seulement. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour juge raisonnable d’allouer
un montant de 15 000 EUR pour l’ensemble des frais exposés.
D. Intérêts
moratoires
30. La Cour juge approprié de
calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque
centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
À L’UNANIMITÉ,
1. Dit
a) que l’Etat
défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à
compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2
de la Convention,
les sommes suivantes:
i. 2 645 000
EUR (deux millions six cent quarante cinq mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 20 000
EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,
pour dommage moral ;
iii. 15 000
EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt aux
requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque
centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points
de pourcentage ;
2. Rejette la demande de satisfaction
équitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 17 juillet 2012, en application de l’article
77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Françoise
Tulkens
Greffier Présidente