Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera), 16 marzo 2010
(requête n.
42184/05)
AFFAIRE CARSON ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
Cet arrêt est
définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Carson et autres c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant
en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,
Christos Rozakis,
Nicolas Bratza,
Peer Lorenzen,
Françoise Tulkens,
Josep Casadevall,
Karel Jungwiert,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Renate Jaeger,
Danutė Jočienė,
Ineta Ziemele,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Päivi Hirvelä,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Zdravka Kalaydjieva, juges,
et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2
septembre 2009 et le 27 janvier 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière
date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve
une requête (no 42184/05) dirigée contre le Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont treize ressortissants de cet Etat,
Mme Annette Carson, M. Bernard Jackson, Mme Venice
Stewart, Mme Ethel Kendall, M. Kenneth Dean, M. Robert Buchanan, M.
Terence Doyle, M. John Gould, M. Geoff Dancer, Mme Penelope
Hill, M. Bernard Shrubsole, M. Lothar Markiewicz et Mme Rosemary
Godfrey (« les requérants »), ont saisi la Cour le 24 novembre
2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Devant la Cour, les requérants ont
été représentés par Mes T. Otty, Q.C., et B. Olbourne, avocats
à Londres, ainsi que par Mes P. Tunley et H. Gray, avocats à
Toronto. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été
représenté par son agent, Mme H. Upton, du ministère des Affaires
étrangères et du Commonwealth.
3. Dans leur requête, les requérants se
plaignaient du refus des autorités britanniques de revaloriser leur pension de
retraite en fonction de l'inflation. Ils invoquaient l'article 1 du Protocole
no 1 à la Convention, pris isolément et combiné avec l'article 14 de la
Convention, ainsi que l'article 8 combiné avec l'article 14.
4. La
requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour
(article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 17 février 2006, la Cour
a décidé de communiquer la requête au Gouvernement et, comme le permet
l'article 29 § 3 de la Convention, d'en examiner conjointement la recevabilité
et le fond. Le 18 septembre 2007, elle a résolu de surseoir à l'examen de la
requête en attendant que la Grande Chambre se prononce sur l'affaire Burden
c. Royaume-Uni ([GC], no 13378/05, CEDH 2008- ...).
5. Le
4 novembre 2008, statuant à la fois sur la recevabilité et le fond de la
requête, une chambre de ladite section composée de Lech Garlicki, Nicolas
Bratza, Giovanni Bonello, Ljiljana Mijović, David Thór Björgvinsson, Ledi
Bianku et de Mihai Poalelungi, juges, ainsi que de Fatoş Aracı,
greffière adjointe de section, a, à l'unanimité, déclaré irrecevable le grief
fondé sur l'article 1 du Protocole no1 pris isolément et recevable
celui tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du
Protocole no 1. Elle a conclu, par six voix contre une, à la
non-violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du
Protocole no 1 et a estimé, à l'unanimité, qu'il n'y avait pas lieu
d'examiner le grief tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec
l'article 8. Le juge Garlicki a formulé une opinion dissidente.
6. Le
6 avril 2009, faisant droit à une demande de renvoi présentée par les
requérants, le collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l'affaire
devant la Grande Chambre en vertu de l'article 43 de la Convention.
7. La
composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément à l'article 27 §§ 2
et 3 de la Convention et à l'article 24 du règlement.
8. Tant les requérants que le
Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire. Par
ailleurs, des observations ont également été reçues de l'association Age
Concern and Help the Aged, que le président avait autorisée à intervenir dans
la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du
règlement).
9. Une audience s'est déroulée en
public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 2 septembre 2009
(article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement défendeur
Mme H.
Upton, agent,
Me J. Eadie, QC,
conseil,
Mme J. Antill,
M. C. Hedley,
M. P. Lapraik,
M. L. Forster-Kirkham,
Mme C. Payne, conseillers ;
– pour les requérants
Me T. Otty, QC,
Me B. Olbourne,
conseils,
M. P. Tunley, conseiller.
La Cour a entendu Mes
Otty et Eadie en leurs plaidoiries ainsi qu'en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Les requérants
1. Annette Carson
10. Mme Carson est née en 1931. Elle a passé la
majeure partie de sa vie active au Royaume-Uni, où elle a cotisé à taux plein à
l'assurance nationale avant d'émigrer en Afrique du Sud en 1989. De 1989 à
1999, elle a versé des cotisations volontaires à cette assurance (paragraphe 37
ci-dessous).
11. En
2000, elle a été admise au bénéfice de la pension de base de l'Etat, dont le
montant hebdomadaire était alors de 67,50 livres sterling (GBP). Le montant
versé à la requérante n'a pas varié depuis lors. S'il avait été revalorisé en
fonction de l'inflation, il s'élèverait aujourd'hui à 95,25 GBP
(paragraphes 41-42 ci-dessous).
12. L'intéressée a contesté devant les
juridictions internes le refus des autorités britanniques de revaloriser sa
pension (paragraphes 25-36 ci-dessous).
2. Bernard Jackson
13. M.
Jackson est né en 1922. Il a travaillé pendant cinquante ans au Royaume-Uni, où
il a cotisé à taux plein à l'assurance nationale avant de prendre sa retraite
et d'émigrer au Canada en 1986. En 1987, il a été admis au bénéfice de la
pension de l'Etat, dont le montant hebdomadaire était à l'époque de
39,50 GBP. Le montant versé à M. Jackson
n'a jamais varié depuis lors. S'il avait été revalorisé depuis 1987, il
s'élèverait aujourd'hui à 95,25 GBP.
3. Venice Stewart
14. Mme Stewart est née en
1931. Elle a travaillé pendant quinze ans au Royaume-Uni, où elle a cotisé à
taux plein à l'assurance nationale avant d'émigrer au Canada en 1964. Depuis
1991, elle perçoit une pension à taux réduit, dont le montant hebdomadaire
s'élève à 15,48 GBP et n'a jamais varié.
4. Ethel Kendall
15. Mme Kendall est née en
1913. Elle a travaillé pendant quarante-cinq ans au Royaume-Uni, où elle a
cotisé à taux plein à l'assurance nationale avant de prendre sa retraite en
1976. Admise au bénéfice de la pension de l'Etat en 1973, elle a émigré au
Canada en 1986. A l'époque, le montant hebdomadaire de sa pension, qui avait
progressivement augmenté, était de 38,70 GBP. Il est resté inchangé depuis
lors. S'il avait été revalorisé, il s'élèverait aujourd'hui à 95,25 GBP.
5. Kenneth Dean
16. M. Dean est né en 1923. Il a travaillé
pendant cinquante et un ans au Royaume-Uni, où il a cotisé à taux plein à
l'assurance nationale avant de prendre sa retraite en 1991. Admis au bénéfice
de la pension de l'Etat en 1988, il a émigré au Canada en 1994. A l'époque, le
montant hebdomadaire de sa pension était de 57,60 GBP. Il est resté inchangé
depuis lors. S'il avait été revalorisé, il s'élèverait aujourd'hui à
95,25 GBP.
6. Robert
Buchanan
17. M.
Buchanan est né en 1924. Il a travaillé pendant quarante-sept ans au
Royaume-Uni, où il a cotisé à taux plein à l'assurance nationale avant
d'émigrer au Canada en 1985. En 1989, il a été admis au bénéfice de la pension
de l'Etat, dont le montant hebdomadaire était à l'époque de 41,15 GBP. Le
montant versé à M. Buchanan est resté inchangé depuis lors. S'il avait été
revalorisé, il s'élèverait aujourd'hui à 95,25 GBP.
7. Terence
Doyle
18. M.
Doyle est né en 1937. Il a travaillé pendant quarante-deux ans au Royaume-Uni,
où il a cotisé à taux plein à l'assurance nationale avant de prendre sa
retraite en 1995 et d'émigrer au Canada en 1998. En 2002, il a été admis au
bénéfice de la pension de l'Etat, dont le montant hebdomadaire était à l'époque
de 75,50 GBP. Le montant versé à M. Doyle est resté inchangé depuis lors.
S'il avait été revalorisé, il s'élèverait aujourd'hui à 95,25 GBP.
8. John Gould
19. M. Gould est né en 1933. Il a travaillé
pendant quarante-quatre ans au Royaume-Uni, où il a cotisé à taux plein à
l'assurance nationale avant de prendre sa retraite et d'émigrer au Canada en
1994. En 1998, il a été admis au bénéfice de la pension de l'Etat, dont le
montant hebdomadaire était à l'époque de 64,70 GBP. Le montant versé à M. Gould
est resté inchangé depuis lors. S'il avait été revalorisé, il s'élèverait
aujourd'hui à 95,25 GBP.
9. Geoff Dancer
20. M. Dancer est né en 1921. Il a travaillé
pendant quarante-quatre ans au Royaume-Uni, où il a cotisé à taux plein à
l'assurance nationale avant d'émigrer au Canada en 1981. En 1986, il a été
admis au bénéfice de la pension de l'Etat, dont le montant hebdomadaire était à
l'époque de 38,30 GBP. Le montant versé à M. Dancer est resté inchangé
depuis lors. S'il avait été revalorisé, il s'élèverait aujourd'hui à
95,25 GBP.
10. Penelope Hill
21. Mme Hill est née
en 1940 en Australie, pays dont elle a apparemment conservé la nationalité. Elle a vécu et
travaillé au Royaume-Uni de 1963 à 1982 et y a cotisé à taux plein à
l'assurance nationale. Rentrée en Australie en 1982, elle a continué à verser
des cotisations à l'assurance nationale britannique au cours des années fiscales
1992-1999 et a été admise en 2000 au bénéfice de la pension de l'Etat, dont le
montant hebdomadaire était à l'époque de 38,05 GBP. D'août 2002 à décembre
2004, elle a passé plus de la moitié de son temps à Londres. Elle a ainsi pu
bénéficier pendant cette période d'une revalorisation de sa pension, dont le
montant hebdomadaire fut porté à 58,78 GBP. A son retour en Australie, sa
pension fut ramenée à son niveau antérieur, soit 38,05 GBP. Le montant en
est resté inchangé depuis lors.
11. Bernard Shrubshole
22. M. Shrubshole est né en 1933. Ses cotisations à
l'assurance nationale britannique lui ouvrirent droit en 1998 à une pension de
l'Etat à taux plein. En 2000, il émigra en Australie. A cette époque, les
ajustements successifs avaient porté le montant hebdomadaire de sa pension à
67,40 GBP. Hormis une période de sept semaines que l'intéressé passa au
Royaume-Uni et où sa pension fut augmentée pour tenir compte des
revalorisations annuelles antérieures, ce montant est resté inchangé depuis lors.
S'il avait été revalorisé, il s'élèverait aujourd'hui à 95,25 GBP.
12. Lothar
Markiewicz
23. M. Markiewicz est né en 1924. Il a travaillé
pendant cinquante et un ans au Royaume-Uni, y cotisant à taux plein à
l'assurance nationale, et a été admis au bénéfice de la pension de l'Etat en
1989. En 1993, il a émigré en Australie. A cette époque, le montant
hebdomadaire de sa pension était de 56,10 GBP. Il est resté inchangé
depuis lors. S'il avait été revalorisé, il s'élèverait aujourd'hui à
95,25 GBP.
13. Rosemary Godfrey
24. Mme Godfrey est née en
1934. Elle a travaillé pendant dix ans – de 1954 à 1965 – au Royaume-Uni, y
cotisant à taux plein à l'assurance nationale, avant d'émigrer en Australie en
1965. En 1994, elle a été admise au bénéfice d'une pension de l'Etat d'un
montant hebdomadaire de 14,40 GBP. Ce montant est resté inchangé depuis
lors.
B. La
procédure interne engagée par Mme Carson
25. En
2002, se fondant sur l'article 1 du Protocole no 1 pris
isolément et combiné avec l'article 14 de la Convention, Mme Carson
sollicita un contrôle juridictionnel de la décision lui ayant refusé la
revalorisation de sa pension.
1. La procédure devant la High Court
26. Par un jugement du 22 mai 2002 (R
(Carson) v Secretary of State for Work and Pensions [2002] EWHC 978
(Admin)), le juge Stanley Burton rejeta la demande de contrôle juridictionnel
présentée par l'intéressée.
27. Appliquant
les principes qui lui paraissaient se dégager de la jurisprudence de la Cour,
il considéra que le droit patrimonial censé être protégé par l'article 1 du
Protocole no 1 devait être défini par la législation interne dans
laquelle il était puisé. Ayant constaté que Mme Carson n'avait
jamais bénéficié d'un droit à la revalorisation de sa pension au regard de la
loi britannique, il conclut qu'aucune violation de l'article 1 du Protocole no 1
pris isolément n'avait pu se produire.
28. Il
estima toutefois que les griefs formulés par la requérante relevaient de
l'article 1 du Protocole no 1 et qu'il lui incombait en conséquence
de rechercher si elle avait été victime d'une discrimination contraire à
l'article 14. A cet égard, le gouvernement défendeur a d'abord soutenu devant
la Cour, avant de renoncer à cet argument, que le pays de résidence ne
constituait pas un motif de discrimination prohibé par l'article 14 de la
Convention. Pour sa part, le juge Burton rejeta les prétentions de l'intéressée
au motif qu'elle ne se trouvait pas dans une situation comparable à celle des
retraités résidant dans les pays concernés par la revalorisation. Il jugea qu'il existait de telles disparités entre les
systèmes économiques nationaux, notamment du point de vue de la réglementation
sociale et fiscale, que la comparaison des pensions en livres sterling perçues
par les retraités était tout simplement impossible. Il ajouta qu'à supposer
même que la requérante pût prétendre se trouver dans une situation analogue à
celle des retraités résidant au Royaume-Uni ou dans des pays où la
revalorisation s'appliquait dans les conditions d'un accord bilatéral, la
différence de traitement litigieuse pourrait passer pour justifiée.
2. La
procédure devant la Cour d'appel
29. Par un arrêt du 17 juin 2003 (R
(Carson and Reynolds) v Secretary of State for Work and Pensions [2003]
EWCA Civ 797), la Cour d'appel débouta Mme Carson du recours dont
celle-ci l'avait saisie. Reprenant les motifs adoptés par la High Court,
la Cour d'appel (composée des Lords Justice Simon Brown, Laws et Rix)
estima que la non-revalorisation de la pension de Mme Carson
n'emportait pas violation de l'article 1 du Protocole no 1 pris
isolément car cette disposition ne garantissait pas un droit à acquérir des
biens.
30. Examinant
le moyen tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du
Protocole no 1, la Cour d'appel observa que le ministre
défendeur avait reconnu que le lieu de résidence était constitutif d'une
« situation » au sens de la première de ces dispositions. Elle ajouta
toutefois que la situation de l'intéressée se distinguait nettement de celle
des pensionnés auxquels elle se comparait. A cet égard, elle souligna que
« le dispositif aménagé par la législation primaire [était] entièrement
axé sur les effets que la hausse des prix au Royaume-Uni [pouvait] avoir sur
les pensions ». Et le Lord Justice Laws de préciser :
« Il n'y a
tout simplement pratiquement aucune chance que la hausse du coût de la vie (et
cela vaut pour tout autre paramètre économique) dans les pays étrangers où se
sont installés des pensionnés de l'Etat britannique se répercute de manière
comparable sur la valeur des pensions des intéressés. Ceux-ci se trouveront tantôt mieux, tantôt moins bien lotis. A cela
s'ajoutent, bien entendu, les effets de la fluctuation des taux de change. Il
existe donc une infinité de variations possibles, dans tous les sens. Je ne nie
évidemment pas qu'il existe des arguments de principe militant en faveur de
l'extension de la revalorisation annuelle aux pensionnés qui se trouvent dans
la situation de Mme Carson. Mais il me semble que pareille mesure
aurait inévitablement des effets aléatoires si elle devait s'appliquer de plein
droit à toutes les personnes concernées. Le gouvernement n'est pas tenu de
justifier son refus de prendre une mesure susceptible de produire pareils
effets – au bout du compte, c'est tout ce qu'on lui reproche en l'espèce – du
seul fait que ces effets sont comparés avec ceux, clairs et certains, du
mécanisme de revalorisation dont bénéficient les pensionnés résidant au
Royaume-Uni ».
31. La Cour d'appel se pencha
également, à titre subsidiaire, sur la question de la justification de la
non-revalorisation litigieuse et conclut que le « véritable » motif
de celle-ci tenait au fait que Mme Carson et les personnes qui se
trouvaient dans la même situation qu'elle « [avaient] choisi de vivre dans
des sociétés – et surtout dans des économies – extérieures au Royaume-Uni, où
la raison d'être du dispositif de revalorisation [pouvait] très bien ne pas
exister ». En conséquence, elle estima que la décision incriminée était
objectivement justifiée, indépendamment du coût – dont elle admit qu'il serait
« considérable » – de l'extension éventuelle de la revalorisation aux
personnes se trouvant dans la même situation que Mme Carson.
Elle considéra en outre que les implications financières « [étaient], dans
le contexte de l'espèce, un facteur propre à faire conclure au caractère
légitime de la position du ministre défendeur », dans la mesure où
souscrire aux arguments de Mme Carson serait revenu à opérer, dans
le processus politique de répartition des deniers publics, une ingérence
judiciaire non obligatoirement requise par la loi de 1998 sur les droits de
l'homme (Human Rights Act 1998), par la jurisprudence de Strasbourg ou
par un « impératif juridique » suffisamment pressant pour justifier
des limitations ou des restrictions à la politique macroéconomique menée par le
pouvoir issu des urnes.
3. La
procédure devant la Chambre des lords
32. Invoquant
l'article 1 du Protocole no 1 combiné avec l'article 14 de la
Convention, Mme Carson se pourvut devant la Chambre des lords. Elle fut déboutée de son recours par un arrêt du 26
mai 2005 adopté à une majorité de quatre voix contre une (R (Carson and
Reynolds) v. Secretary of State for Work and Pensions [2005] UKHL 37).
33. Les Law Lords majoritaires
(Lords Nicholls of Birkenhead, Hoffmann, Rodger of Earlsferry et Walker of
Gestinghope) reconnurent que les pensions de retraite relevaient de l'article 1
du Protocole no 1 et que l'article 14 de la Convention trouvait
donc à s'appliquer. Ils admirent en outre que le lieu de résidence était une
caractéristique personnelle couverte par l'expression « toute autre
situation » employée à l'article 14 et qu'il constituait à ce titre un
motif de discrimination prohibé. Relevant toutefois qu'une personne pouvait
choisir son lieu de résidence, ils jugèrent que la justification d'une
différence de traitement fondée sur ce critère pouvait se satisfaire de motifs
moins impérieux que ceux requis pour une discrimination reposant sur une
caractéristique personnelle intrinsèque telle que la race ou le sexe.
34. Ils observèrent qu'il était parfois
artificiel d'examiner séparément les questions de savoir, premièrement, si la
victime alléguée d'une discrimination se trouvait dans une situation analogue à
celle d'une personne bénéficiant d'un traitement plus favorable et,
deuxièmement, si la différence de traitement était raisonnablement et
objectivement justifiée. Ils jugèrent qu'en l'espèce la requérante ne se
trouvait pas dans une situation analogue à celle des pensionnés résidant au
Royaume-Uni ou dans des pays parties à des accords bilatéraux conclus avec le
Royaume-Uni. Ils relevèrent que la pension de l'Etat n'était que l'une des
composantes d'un système combinant des dispositions fiscales et des mesures de
protection sociale institué pour garantir un niveau de vie de base aux
personnes résidant au Royaume-Uni. Ils précisèrent que le financement en était
assuré pour partie par les cotisations à l'assurance nationale versées par les
travailleurs actifs et les employeurs, et pour partie par les recettes fiscales
ordinaires. Ils observèrent en outre que l'attribution d'une pension de
retraite n'était pas soumise à condition de ressources, mais que les pensionnés
qui disposaient de hauts revenus provenant d'autres sources en reversaient une
partie à l'Etat au titre de l'impôt sur le revenu. Ils ajoutèrent que les
retraités aux ressources modestes avaient accès à d'autres prestations, telles
que le revenu minimum. Ils indiquèrent par ailleurs que l'indexation visait à
préserver la valeur des pensions face aux fluctuations des paramètres de
l'économie britannique, notamment celles du coût de la vie et du taux
d'inflation. Ils relevèrent enfin que la situation économique était fort différente
dans d'autres pays. Prenant l'exemple de l'Afrique du Sud, pays où résidait Mme
Carson, ils observèrent ainsi que la sécurité sociale y était pratiquement
inexistante, mais que le coût de la vie y était bien moindre qu'au Royaume-Uni
et que le rand s'était déprécié par rapport à la livre sterling au cours des
dernières années.
35. Lord
Hoffmann, qui faisait partie de la majorité, s'exprima ainsi :
« 18. Le
refus d'un avantage social opposé à Mme Carson au motif qu'elle
réside à l'étranger ne saurait être assimilé à une discrimination fondée sur la
race ou le sexe. Il ne porte pas atteinte au droit de l'intéressée au respect
de sa personnalité. Rien n'obligeait Mme
Carson à émigrer en Afrique du Sud. Elle s'y est établie de son plein gré, et
sans doute pour de bonnes raisons. Mais en faisant ce choix, elle s'est placée
dans une situation étrangère au champ d'application et à l'objectif premier de
la sécurité sociale britannique. Les prestations sociales sont l'une des
composantes d'un système de protection sociale complexe et intégré conçu pour
garantir un niveau de vie de base à la population de ce pays. Elles constituent
l'un des aspects de ce que l'on appelle la « solidarité sociale » ou
la « fraternité », c'est-à-dire le devoir de toute communauté de venir
en aide à ceux de ses membres qui sont dans le besoin. Ce devoir est
généralement considéré comme revêtant un caractère national. Il ne s'étend pas
à la population des pays étrangers. Ce principe est consacré par des traités
tels que la Convention concernant la sécurité sociale (norme minimum) adoptée
en 1952 par l'OIT (voir l'article 69) et le code européen de sécurité sociale
de 1961.
19. Le
représentant de Mme Carson – M. Blake QC – a reconnu la
valeur de cet argument. Il admet que sa cliente n'aurait aucune raison de se
plaindre si les autorités britanniques appliquaient strictement le principe
selon lequel la sécurité sociale nationale ne bénéficie qu'aux résidents du
Royaume-Uni et ne versaient pas de pension aux expatriés. Par ailleurs, il ne trouve
rien à redire au fait que l'intéressée ne puisse bénéficier d'autres
prestations telles que l'indemnité de chômage ou le revenu minimum. Mais il
estime qu'il est irrationnel de reconnaître à Mme Carson le droit à
une pension au titre de ses cotisations à l'assurance nationale tout en lui
refusant le bénéfice d'une pension identique à celle servie aux résidents
britanniques qui ont versé les mêmes cotisations.
20. Pour
revendiquer le droit à l'égalité de traitement – seulement en ce qui concerne
la retraite – Mme Carson se fonde uniquement sur le fait qu'elle a
versé à l'assurance nationale des cotisations identiques à celles payées par
les retraités auxquels elle se compare. Toute son argumentation se résume à
cela. Toutefois, j'estime qu'en se focalisant sur ce point l'intéressée
simplifie à l'excès les termes de la comparaison opérée par elle. Pour
reprendre la formule utilisée par la Cour européenne dans l'arrêt Van der
Mussele c. Belgique ((1983) 6 EHRR 163, 180, § 46), la situation des
assurés britanniques « se caractérise par un ensemble de droits et
d'obligations dont il apparaît artificiel d'isoler un aspect donné ».
21. En
réalité, la thèse de Mme Carson consiste à dire que, dès lors que
les cotisations sont une condition nécessaire pour la pension de retraite
servie aux résidents britanniques, elles devraient être une condition
suffisante. Aucune autre considération ne devrait intervenir. Il n'y aurait
notamment pas lieu de vérifier si les personnes concernées vivent au
Royaume-Uni et participent au fonctionnement des autres volets du régime fiscal
et social de ce pays. Pareil
raisonnement me semble manifestement fallacieux. Contrairement aux primes
payées aux caisses de retraite privées, les cotisations versées à l'assurance
nationale ne sont pas exclusivement affectées aux pensions de retraite, avec
lesquelles elles ne présentent en réalité qu'une corrélation assez faible.
Elles ne constituent qu'une partie des recettes servant à financer l'ensemble
des prestations sociales et le Service national de santé, l'autre partie
provenant des prélèvements fiscaux ordinaires. S'il suffisait aux assurés
d'avoir cotisé pour se voir accorder des avantages sociaux, Mme Carson
devrait pouvoir prétendre à l'ensemble des prestations contributives
existantes, y compris l'allocation de maternité ou l'indemnité de chômage. Ce
n'est toutefois pas ce qu'avance l'intéressée.
22. L'intrication des composantes du
système est telle que l'on ne peut en isoler un élément pour le soumettre à un
régime spécial. La mise en place d'un système de pensions publiques repose
principalement sur l'idée que la plupart des gens ont besoin d'argent à l'âge
de la retraite. Les pensions en question ne sont pas soumises à condition de
ressources, mais c'est seulement parce que le contrôle des revenus des
pensionnés serait coûteux et qu'il dissuaderait les intéressés – même ceux qui
en ont besoin – de faire valoir leur droit à pension. C'est pourquoi l'Etat
verse une pension à chacun, sans rechercher si les bénéficiaires disposent ou
non par ailleurs de revenus suffisants. En revanche, les pensions sont assujetties
à l'impôt, ce qui permet à l'Etat de recouvrer une partie de la pension servie
aux retraités imposables et de réduire le coût réel de cette prestation. De surcroît, les retraités indigents pourraient de
toute façon prétendre au revenu minimum, qui est une prestation non
contributive. Pour apprécier le coût réel des pensions de retraite versées à
ces personnes, il convient donc de tenir compte des économies susceptibles
d'être réalisées au titre du revenu minimum.
23. Aucun
de ces mécanismes interdépendants ne peut être appliqué à ceux qui, comme Mme
Carson, ne résident pas sur le territoire britannique. Mme Carson
n'étant pas imposable au Royaume-Uni, l'Etat ne serait pas en mesure de
recouvrer la moindre somme auprès d'elle si elle avait d'importants revenus
complémentaires (bien entendu, je ne prétends pas que tel soit le cas ; je
ne sais pas si Mme Carson dispose ou non d'autres revenus, mais il
existe certainement des retraités expatriés qui en ont). De même, si Mme
Carson était indigente, l'Etat ne pourrait rien économiser au titre du revenu
minimum. Au contraire, sa pension de
retraite viendrait en déduction des prestations sociales auxquelles elle pourrait
avoir droit dans son pays de résidence.
Les pensions publiques et les pensions privées
24. Je pense que c'est l'emploi des termes
« assurance » et « cotisations » dans le contexte des
pensions publiques qui donne à croire que celles-ci présentent des analogies
avec les régimes de retraite privés. Pourtant, du point de vue des cotisants,
les cotisations à l'assurance nationale se différencient peu des recettes
fiscales ordinaires, lesquelles se confondent dans la masse commune du fonds
consolidé. La distinction entre cotisations sociales et contributions fiscales
n'a de sens que pour la comptabilité publique. Pour l'instant, il existe bien
une corrélation entre les pensions et les cotisations, mais aucune raison
impérieuse ne requiert qu'il en soit ainsi. En fait (principalement parce que
le système actuel pénalise gravement les femmes ayant renoncé au travail
salarié pour se consacrer aux tâches non rémunérées qu'impose la tenue d'un
foyer), des propositions de changement ont été formulées. Les pensions
contributives pourraient ainsi être remplacées par une « pension de
citoyen » non contributive, payable à tous les habitants du Royaume-Uni
ayant atteint l'âge de la retraite. Il est évident toutefois que le financement
de cette prestation nécessiterait également la collecte de cotisations à
l'assurance nationale, comme c'est le cas de l'ensemble des autres prestations
non contributives. En revanche, le passage à un régime de pension non
contributif aurait eu des conséquences radicales sur la thèse de Mme
Carson, car la suppression de la contributivité aurait privé l'intéressée de
son argument selon lequel ses cotisations lui ont conféré un droit à l'égalité
de traitement. Les cotisations que Mme Carson aurait dû verser à
l'assurance nationale au cours de sa période d'activité au Royaume-Uni auraient
été exactement identiques et leur corrélation avec son droit à pension n'aurait
été ni plus forte ni moins forte qu'aujourd'hui.
Un choix du Parlement
25. Pour les raisons énoncées ci-dessus,
j'estime que les personnes qui ne résident pas au Royaume-Uni se trouvent dans
une situation matériellement et sensiblement différente de celle des personnes
installées dans ce pays. Avec tout le respect que je dois à mon éminent
collègue Lord Carswell, je ne pense pas que ces raisons soient subtiles et
absconses. Elles me paraissent pragmatiques et légitimes. En outre, il me
semble que la présente affaire est précisément de celles pour lesquelles le
Parlement est en droit de décider si les disparités entre les situations
justifient une différence de traitement. Je conçois mal que le droit n'autorise
le Royaume-Uni à se montrer généreux envers les retraités expatriés que s'il
les traite exactement de la même manière que les pensionnés résidant sur son
territoire. Dès lors qu'il est acquis que Mme Carson se trouve dans
une situation sensiblement différente de celle des personnes résidant au
Royaume-Uni et qu'elle ne peut donc pas revendiquer l'égalité de traitement,
c'est au législateur qu'il doit revenir de décider du montant qu'elle doit
percevoir (le cas échéant) à titre de pension. Il devrait être possible
d'admettre que les cotisations versées par elle lui donnent droit, en équité, à
une pension, sans avoir pour autant à renoncer au raisonnement justifiant qu'on
lui refuse le bénéfice de l'égalité de traitement. Et lorsqu'il s'interroge sur
le montant des pensions à verser aux retraités expatriés, le législateur doit
pouvoir tenir compte des autres charges pesant sur le budget social de l'Etat. Dire
que le refus des pouvoirs publics de revaloriser annuellement la pension des
retraités en question vise à ménager les deniers publics, c'est énoncer une
vérité, mais seulement au sens trivial du terme, car à chaque fois que l'on
décide de ne pas augmenter les dépenses d'un poste budgétaire, on réalise une
économie qui permet de réduire les impôts ou de financer d'autres opérations.
26. Je déplore que le ministre défendeur
ait insisté autant sur des aspects tels que la disparité des taux d'inflation
entre les différents pays concernés pour nous convaincre qu'il est légitime de
ne pas revaloriser de la même façon les pensions des retraités expatriés et
celles des résidents britanniques. Il n'était nullement obligé de présenter des
calculs aussi savants pour justifier les montants octroyés. Ces considérations
nous éloignent de la question centrale. Dès lors qu'il est acquis que les
expatriés se trouvent dans une situation sensiblement différente de celle des
personnes résidant au Royaume-Uni et qu'ils pourraient se voir dénier tout
droit à pension, ce que M. Blake reconnaît, le Parlement n'est pas tenu de
rendre compte à la justice des raisons pour lesquelles les premiers perçoivent
tel ou tel montant. On peut se dispenser de rationaliser la générosité. Il suffisait
au ministre défendeur d'indiquer que, tout bien considéré, le Parlement avait
jugé que le régime de retraite ici incriminé opérait une juste répartition des
ressources disponibles.
27. Des raisons analogues me conduisent à
conclure que la comparaison avec les personnes installées dans des pays parties
à des accords est inopérante. M. Blake fait état de déclarations du
gouvernement d'où il ressortirait qu'il est impossible de discerner une
quelconque logique dans l'économie des accords en question, les dispositions de
chacun d'eux reflétant ce que le Royaume-Uni a pu négocier à un moment donné
sans se placer dans une situation par trop défavorable du point de vue
économique. Je pense pour ma part que l'existence de tels accords constitue un
motif parfaitement rationnel pour justifier une différence de traitement. La situation d'un
pensionné de l'Etat britannique expatrié dans un pays qui a souhaité aménager
avec le Royaume-Uni un dispositif de réciprocité satisfaisant en matière de
sécurité sociale est sensiblement différente de celle d'un pensionné résidant
dans un pays qui n'a pas entrepris pareille démarche. En concluant ce type
d'accord, l'Etat se donne la possibilité d'améliorer – à moindre coût, ou du
moins sans que cela ne représente une charge excessive – les prestations
sociales attribuées aux ressortissants britanniques installés à l'étranger. Il
serait très étrange que l'Etat ne puisse conclure pareils accords de
réciprocité avec tel ou tel Etat – ce qu'il a fait notamment avec les pays de l'EEE
– que pour autant qu'il serve des prestations identiques à tous les retraités
expatriés où qu'ils se trouvent dans le monde. »
36. En
désaccord avec la majorité, Lord Carswell estima pour sa part que Mme Carson
était fondée à comparer sa situation avec celle des bénéficiaires d'une pension
contributive résidant au Royaume-Uni ou dans d'autres pays où la revalorisation
était appliquée. Il s'en expliqua ainsi :
« Les gens sont libres de dépenser leurs revenus
où et comme ils le souhaitent. Certains décident de vivre dans un pays où le
coût de la vie est faible ou le taux de change favorable. Cette pratique est
répandue chez nos aînés. Qu'elle comporte ou non des inconvénients, elle reste
une affaire de convenance personnelle. Le dénominateur commun de tous les retraités, où qu'ils résident, est
d'avoir dûment cotisé en vue de bénéficier d'une pension. Verser à certains
d'entre eux une pension plus faible constitue à mes yeux une pratique
discriminatoire contraire à l'article 14 (...). »
Lord Carswell en conclut que la question centrale
en l'espèce était celle de la justification de la différence de traitement
incriminée. Reconnaissant que la justice devait faire preuve de circonspection
dans le domaine de la politique macroéconomique, il admit qu'il aurait dû
s'incliner devant le pouvoir décisionnel du gouvernement en la matière si
celui-ci avait avancé des arguments d'ordre économique ou politique suffisants
pour justifier la différence en question. Relevant que le ministère de la
Sécurité sociale avait lui-même concédé que la seule raison pour laquelle la
revalorisation ne s'appliquait pas à toutes les pensions tenait à la volonté
des autorités de ménager les deniers publics, il jugea toutefois que la
différence de traitement litigieuse ne se justifiait pas et qu'il n'était pas
équitable d'en faire supporter les conséquences à la requérante et à ceux
placés dans une situation identique à la sienne.
II. LE
DROIT INTERNE ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS
A. Le
droit et la pratique internes
1. Les cotisations à l'assurance
nationale
37. Au Royaume-Uni, sont assujettis à
l'obligation de cotiser à l'assurance nationale les travailleurs salariés et
indépendants dont les revenus excèdent un certain seuil et les employeurs pour
chacun de leurs salariés dont la rémunération dépasse un certain montant. Il
est par ailleurs possible à certaines personnes qui ne sont pas assujetties à
cette obligation – par exemple parce qu'elles ne résident pas au Royaume-Uni –
de verser des cotisations volontaires afin de pouvoir prétendre à certaines
prestations de sécurité sociale. Le montant des cotisations salariales et
patronales varie en fonction du niveau des revenus. Pour l'année fiscale en
cours (2009-2010), les salariés gagnant de 110 à 844 livres sterling (GBP) par
semaine doivent cotiser à hauteur de 11 % de leur rémunération. A ces
cotisations salariales s'ajoutent des cotisations patronales s'élevant à
12,8 % de la rémunération en question. Le montant de base des cotisations
dues par les travailleurs indépendant est de 2,40 GBP par semaine, celui des
cotisations volontaires de 12,05 GBP par semaine.
38. Parmi les avantages sociaux
financés par les cotisations à l'assurance nationale figurent les prestations
contributives suivantes : l'allocation de chômage (jobseekers allowance),
l'allocation d'incapacité de travail (incapacity benefit), qui a été
remplacée par l'allocation d'emploi et de soutien (employment and support
allowance), l'allocation de maternité (maternity allowance),
l'allocation de veuvage (widow's benefit), l'allocation de décès (bereavement
benefits), la pension de retraite de certaines catégories de personnes,
l'allocation spéciale de naissance (child's special allowance) et
l'allocation de tutelle (guardian's allowance). Ces prestations sont
régies par le principe de répartition, selon lequel les prestations servies au
titre d'une année sont financées par les cotisations versées à l'assurance
nationale la même année. En tant que de besoin, elles peuvent faire l'objet
d'un financement complémentaire prélevé sur les recettes de l'impôt sur le
revenu ou d'autres taxes. Toutefois, il n'a pas été nécessaire de recourir à ce
dispositif depuis 1998. Les cotisations à l'assurance nationale contribuent
également au financement du Service national de santé.
2. La
pension servie par l'Etat
39. Le
montant hebdomadaire de la pension de base servie par l'Etat s'élève à
95,25 GBP pour l'exercice budgétaire 2009-2010. Peuvent y prétendre les
personnes ayant atteint l'âge de la retraite et cotisé ou bénéficié de crédits de
cotisation auprès de la caisse d'assurance nationale (ou dont le conjoint ou le
partenaire civil a cotisé ou bénéficié de crédits de cotisation auprès de la
caisse d'assurance nationale) pendant un nombre suffisant d'« années
d'assurance ». L'âge d'admission à la pension
de l'Etat est actuellement fixé à 65 ans pour les hommes et à 60 ans pour les
femmes. A partir de 2010, il sera progressivement relevé pour les femmes, de
manière à ce qu'en 2020 il soit de 65 ans pour les deux sexes. A l'heure
actuelle, les hommes doivent justifier de 44 années d'assurance pour percevoir
une pension de base à taux plein à l'âge de 65 ans. Les femmes qui auront
60 ans avant 2010 doivent avoir accompli 39 années d'assurance pour y être
éligibles. La loi de 2007 sur les pensions a réduit à 30 le nombre d'années
d'assurance requis pour l'obtention d'une pension de base à taux plein en ce
qui concerne les assurés qui atteindront l'âge d'admission au bénéfice de la
pension au plus tôt le 6 avril 2010. Ceux qui ne justifient pas d'un nombre
suffisant d'années d'assurance pour être éligibles à une pension de base à taux
plein peuvent se voir accorder une pension à taux réduit. En principe, il faut
avoir accompli 10 ou 11 années d'assurance pour pouvoir prétendre au taux
minimum (25 %) de la pension de base servie par l'Etat.
40. Les personnes résidant au
Royaume-Uni et n'ayant pas cotisé suffisamment longtemps pour être éligibles à
une pension de l'Etat peuvent se voir attribuer des avantages sociaux non
contributifs soumis à condition de ressources, tels que le revenu minimum (income
support) et l'allocation de logement (housing benefit).
3. La revalorisation des pensions et
les accords de réciprocité
41. L'article 150 de la loi de 1992 sur
l'administration de la sécurité sociale (Social Security Administration Act)
oblige le ministre compétent à revaloriser tous les ans, par voie de règlement,
le montant de la pension de base servie par l'Etat, de manière à en préserver
la valeur « par rapport au niveau général des prix en
Grande-Bretagne ».
42. Bien
que la pension de base soit servie aux retraités résidant à l'étranger, ceux-ci
ne bénéficient pas de la revalorisation de cette prestation. Tant qu'ils ne
rétablissent pas leur résidence au Royaume-Uni, le montant hebdomadaire de la
pension qui leur est versée reste bloqué au niveau que celle-ci avait atteint
au cours de l'année où ils se sont expatriés ou, dans le cas où ils ont émigré
avant d'avoir atteint l'âge de la retraite, au cours de l'année où ils ont été
admis au bénéfice de la pension. Les retraités expatriés qui retournent au
Royaume-Uni pour une courte période voient leur pension revalorisée pendant la
durée de leur séjour, mais celle-ci est ramenée à son niveau antérieur dès que
les intéressés regagnent leur pays de résidence.
43. Echappent à cette règle les
pensionnés installés dans des pays ayant conclu avec les autorités britanniques
des accords de réciprocité en matière de sécurité sociale qui prévoient la
revalorisation des pensions en fonction de l'inflation relevée au Royaume-Uni.
44. Les accords bilatéraux conclus par
les Etats ont pour objet de fournir, sur une base de réciprocité, aux
travailleurs de chacune des deux parties contractantes qui s'installent dans
l'autre, ainsi qu'à leurs familles, une couverture sociale plus étendue que
celle dont ils bénéficieraient en vertu de la seule législation nationale.
Chacun de ces accords est négocié entre les parties au vu des dispositions de
leurs régimes de sécurité sociale respectifs qui se prêtent à la réciprocité.
Tous déterminent le régime de sécurité sociale applicable aux personnes qui
quittent le territoire de l'une des parties contractantes pour aller travailler
dans l'autre. En règle générale, le régime en question est celui du pays où s'exerce
l'activité professionnelle. La décision d'un pays de conclure avec un autre un
accord de réciprocité en matière de sécurité sociale dépend de certains
facteurs, tels que le nombre de migrants concernés et les prestations prévues
par le régime de sécurité sociale de l'autre pays, ainsi que des questions de
savoir jusqu'à quel point la réciprocité est possible et dans quelle mesure les
avantages escomptés d'un tel accord l'emportent sur le surcoût qu'il risque
d'entraîner pour chacune des parties. L'ampleur
des transferts financiers liés à un accord de réciprocité varie selon le niveau
des prestations servies par chacun des deux États et le volume des flux
migratoires entre leurs territoires respectifs.
45. La quasi-totalité des accords
bilatéraux conclus par le Royaume-Uni dont la portée dépasse la question de
l'assujettissement aux cotisations comportent des dispositions concernant les
pensions de retraite et les allocations de veuvage et de décès. La plupart
d'entre eux réglementent aussi les prestations dues en cas de maladie,
d'incapacité et de maternité. Certains couvrent les indemnités de chômage et
les allocations familiales. Lorsque le bénéfice d'une prestation est soumis à
condition de cotisation, l'accord prévoit en général la totalisation des
cotisations versées dans les deux pays signataires. Chacun d'eux
procède ensuite à la liquidation des droits à pension au prorata des
cotisations qui lui ont été versées. Lorsque le bénéfice d'une prestation est
subordonné à l'accomplissement d'une période de résidence, les accords de
réciprocité assimilent en général les périodes de résidence effectuées dans
l'un des deux pays signataires à celles accomplies dans l'autre. Lorsque l'un des deux pays signataires verse des
prestations au vu des périodes de résidence effectuées dans l'autre pays ou des
cotisations qui y ont été versées, l'accord prévoit généralement le
remboursement par ce dernier des prestations en question. Les accords de
réciprocité conclus par le Royaume-Uni ne prévoient pas tous la revalorisation
des pensions versées aux expatriés britanniques.
46. Le Royaume-Uni a conclu des accords
de réciprocité en matière de sécurité sociale prévoyant la revalorisation des
pensions avec tous les Etats membres de l'Espace économique européen et avec la
Barbade, les Bermudes, la Bosnie-Herzégovine, la Corée, la Croatie, les
Etats-Unis d'Amérique, Israël, la Jamaïque, le Japon, Jersey et Guernesey, les
îles Maurice, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, la République fédérale de
Yougoslavie et la Turquie. Les personnes admises au bénéfice de la pension de
l'Etat britannique installées dans ces pays bénéficient de la revalorisation de
leur pension dans les mêmes conditions que les pensionnés résidant au Royaume-Uni.
Basée
sur le taux d'inflation britannique, la revalorisation en question ne tient pas
compte de l'inflation dans le pays hôte.
47. Tous les accords susmentionnés ont
été signés entre 1948 et 1992. Les accords conclus depuis 1979 portent sur la mise
en œuvre d'engagements pris antérieurement par le gouvernement du Royaume-Uni.
Depuis juin 1996, celui-ci s'est donné pour principe de limiter la portée des
accords de réciprocité à intervenir au règlement des questions
d'assujettissement aux cotisations de sécurité sociale. Entrés en vigueur en
1953, 1956 et 1959 respectivement, les accords passés avec l'Australie, la
Nouvelle Zélande et le Canada ne prévoient pas la revalorisation des pensions.
L'accord conclu avec l'Australie a été dénoncé par ce pays à compter du 1er
mars 2001 en raison du refus du gouvernement britannique de revaloriser les
pensions des retraités britanniques résidant sur le territoire australien.
48. Lorsque le projet de loi relatif
aux pensions fut examiné au Parlement en 1995, chacune des deux chambres
repoussa à une large majorité les amendements visant à étendre le bénéfice de
la revalorisation à l'ensemble des retraités expatriés qui avaient été déposés
devant elle. Selon le Gouvernement, l'extension rétroactive de la revalorisation
à tous les pensionnés de l'Etat britannique résidant dans des pays où elle
n'est aujourd'hui pas applicable reviendrait à environ quatre milliards de GBP,
auxquels il faudrait ajouter une facture annuelle de 500 millions de GBP (soit
0,79 % des 62,7 milliards de GBP au total que le Royaume-Uni a consacrés
aux retraites en 2008-2009).
B. Le
droit international pertinent
49. L'article 69 de la Convention concernant
la sécurité sociale (norme minimum) adoptée par l'Organisation internationale
du travail en 1952 (« la Convention de l'OIT de 1952 ») énonce que
les prestations – notamment les prestations de vieillesse – auxquelles une
personne protégée aurait eu droit en application de cet instrument peuvent être
suspendues en tout ou partie par un Etat membre aussi longtemps que la personne
en question ne se trouve pas sur le territoire de cet Etat. L'article 68 du
Code européen de sécurité sociale de 1964 et l'article 74 § 1 f) du Code
européen de sécurité sociale de 1990 (révisé) contiennent des dispositions
analogues.
50. La
quatrième partie de la Convention no 157 de l'OIT concernant
l'établissement d'un système international de conservation des droits en
matière de sécurité sociale, adoptée en 1982, prévoit que l'égalité de
traitement entre les ressortissants de chacune des Parties contractantes en ce
qui concerne les droits à la sécurité sociale – y compris la conservation des
avantages accordés par les législations de sécurité sociale quels que soient
les déplacements des personnes protégées entre les territoires des Parties
contractantes – peut être garantie par la conclusion de conventions bilatérales
ou multilatérales appropriées. Les accords
bilatéraux constituent la technique la plus couramment utilisée pour la
coordination des législations en matière de sécurité sociale. Leur champ
d'application personnel et géographique est très varié. Certains d'entre eux ne
s'appliquent qu'aux ressortissants des Etats qui y sont parties, d'autres
bénéficient à toute personne couverte par le régime de sécurité sociale de
l'une au moins des parties contractantes. Certains portent tant sur les
prestations non contributives que sur les prestations contributives, d'autres
se limitent à cette dernière catégorie.
51. En avril 2008, le Conseil de
l'Europe a lancé une initiative en vue de l'adoption d'un nouvel accord-cadre
de coordination des régimes de sécurité sociale des Etats membres prévoyant
notamment la portabilité des droits à prestation dans l'ensemble des pays
membres de cette organisation. Cette initiative a été abandonnée lorsqu'il
s'est avéré que la plupart des Etats concernés préféraient conserver le système
actuel d'accords bilatéraux (voir CM (2008) 71, 17 avril 2008, § 11).
EN DROIT
52. L'ensemble des requérants allèguent
que le refus des autorités britanniques de revaloriser leur pension emporte
violation de l'article 1 du Protocole no 1 pris isolément et
combiné avec l'article 14 de la Convention. Sous l'angle de l'article 8 combiné
avec l'article 14, six d'entre eux soutiennent en outre que ce refus a lesté
leur choix de se rapprocher des membres de leur famille installés à l'étranger
de conséquences négatives d'ordre discriminatoire.
L'article
14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus
dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les
opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale,
l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute
autre situation. »
L'article
1 du Protocole no 1 énonce :
« Toute personne physique ou morale a droit au
respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte
au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent
nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général
ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des
amendes. »
L'article
8 de la Convention se lit comme suit :
« 1. Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et
de sa correspondance.
2. Il
ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit
que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue
une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense
de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la
santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés
d'autrui. »
I. SUR
LA RECEVABILITÉ
A. Les
conclusions de la chambre
53. La
chambre a conclu à l'irrecevabilité du grief fondé sur l'article 1 du Protocole
no1 pris isolément, au motif que cette disposition ne garantit pas
un droit à acquérir des biens ou à percevoir des prestations sociales ou une
pension de retraite de quelque type et de quelque montant que ce soit lorsque
pareil droit n'est pas prévu par le droit interne. Elle a déclaré recevable le
grief tiré de l'article 14 combiné avec l'article 1 du Protocole no 1
et a estimé, sans se prononcer sur sa recevabilité, qu'il n'y avait pas lieu
d'examiner le grief formulé sur le terrain de l'article 14 combiné avec
l'article 8.
B. Thèses
des parties
54. Les
requérants précisent que leur moyen tiré de la violation alléguée de l'article
1 du Protocole no 1 pris isolément se décompose en deux branches.
Selon la première, la subordination du droit de percevoir une pension
revalorisée à une condition de résidence s'analyse en une privation de ce droit
ou en une ingérence dans l'exercice de celui-ci. Selon la seconde, la
dépréciation subie par leur pension au fil des années du fait de sa
non-revalorisation s'analyse en une érosion du bien que cette prestation
constitue. Les intéressés soutiennent que la chambre a eu tort de déclarer le
grief en question irrecevable. Ils lui reprochent en outre de n'en avoir
examiné que la première branche.
55. Concédant
que Mme Carson est la seule parmi eux à avoir intenté une procédure
au Royaume-Uni, ils allèguent toutefois qu'il aurait été vain pour eux
d'exercer les recours prévus par le droit interne dès lors que le pourvoi de Mme
Carson avait été rejeté par la Chambre des lords. Reconnaissant que les
juridictions internes n'ont pas été saisies du grief tiré de la violation
alléguée de l'article 14 combiné avec l'article 8, ils demandent cependant à la
Cour de les autoriser à l'articuler devant elle. A cet égard, ils soulignent
que le Gouvernement n'a pas plaidé le non-épuisement devant la chambre et que,
compte tenu de leur âge avancé, on ne saurait leur imposer d'attendre plus
longtemps l'aboutissement de leur affaire.
56. Pour sa part, le Gouvernement
soutient d'abord que la requête doit être déclarée irrecevable faute
d'épuisement des voies de recours internes pour autant qu'elle concerne les 12
consorts de Mme Carson, lesquels n'ont pas agi devant les
juridictions britanniques. Il plaide ensuite qu'en tout état de cause le grief
fondé sur l'article 14 combiné avec l'article 8 doit être déclaré irrecevable
pour le même motif, dès lors qu'il n'a jamais été soulevé devant les
juridictions britanniques.
C. Appréciation
de la Cour
57. En
ce qui concerne d'abord le grief fondé sur l'article 1 du Protocole no 1
pris isolément, la Cour considère que ce que les requérants qualifient de
seconde branche de leur moyen se ramène à une simple reformulation de la
première. Le droit interne ne reconnaît pas aux pensionnés résidant dans des
pays non parties à un accord de réciprocité conclu avec les autorités
britanniques un droit à la revalorisation annuelle de leur pension en fonction
de l'inflation relevée au Royaume-Uni. La décision par laquelle la chambre a
conclu à l'irrecevabilité du grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1
étant définitive, cette partie de la requête est étrangère à l'objet du litige
dont la Grande Chambre est présentement saisie (voir K. et T. c. Finlande,
no 25702/94, § 141, CEDH 2001-VII ; Šilih c. Slovénie,
no 71463/01, §§ 119-121, 9 avril 2009).
58. En
ce qui concerne ensuite les exceptions préliminaires soulevées par le
Gouvernement, la Cour estime qu'il serait erroné de conclure à l'irrecevabilité
du grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 relativement aux
douze requérants qui n'ont pas agi devant les juridictions internes. Dès lors, en effet, que les prétentions de Mme
Carson à cet égard avaient été rejetées par la Chambre des lords, celles de ses
consorts n'avaient aucune chance de prospérer devant les tribunaux
britanniques.
59. En
revanche, la Cour considère que le grief tiré de l'article 14 combiné avec
l'article 8 doit être déclaré irrecevable. Les requérants n'avancent pas que les recours internes disponibles
n'auraient pas été effectifs et Mme Carson a pu faire valoir
ses griefs tirés de l'article 14 de la Convention et de l'article 1 du
Protocole no 1 devant trois degrés de juridiction au
Royaume-Uni, obtenant à cet égard des décisions précises et motivées. A
l'inverse, les questions posées sur le terrain de l'article 14 combiné avec
l'article 8 n'ont jamais été soulevées devant les tribunaux britanniques.
60. En conséquence, la Cour rejette
l'exception préliminaire formulée par le Gouvernement relativement à la
recevabilité des griefs des seuls consorts de Mme Carson. En
revanche, elle accueille l'exception du Gouvernement quant au grief tiré de
l'article 14 combiné avec l'article 8, qu'elle déclare irrecevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14
DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
A. La
démarche générale de la Cour
61. Selon la jurisprudence établie de la Cour,
seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique
identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère
discriminatoire aux fins de l'article 14 (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen,
précité, § 56). En outre, pour qu'un problème se pose au regard de cette
disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes
placées dans des situations analogues ou comparables (D.H. et autres
c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH
2007–... ; Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, §
60, CEDH 2008-...). Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de
justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un
but légitime ou s'il n'y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre
les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants
jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle
mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues
justifient des distinctions de traitement (Burden, précité, § 60).
L'étendue de cette marge d'appréciation varie selon les circonstances, les
domaines et le contexte. Une ample latitude est d'ordinaire laissée à l'Etat
pour prendre des mesures d'ordre général en matière économique ou sociale.
Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les
autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge
international pour déterminer ce qui est d'utilité publique en matière économique
ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l'Etat
conçoit les impératifs de l'utilité publique, sauf si son jugement se révèle «
manifestement dépourvu de base raisonnable » (Stec et autres c. Royaume-Uni,
[GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006-VI).
62. La Cour observe d'emblée que, à
l'instar de toutes les affaires de discrimination en matière de prestations
sociales ou de pensions de retraite, la cause dont elle est ici saisie porte
sur la compatibilité d'un système de sécurité sociale avec l'article 14, et non
sur des faits ou circonstances propres à des requérants bien précis ou à
d'autres personnes affectées par la législation litigieuse ou susceptibles de
l'être (voir, par exemple, Stec et autres, précité, §§ 50-67,; Burden,
précité, §§ 58-66, ; Andrejeva c. Lettonie [GC], no
55707/00, §§ 74-92, CEDH 2009-...). Dans leurs observations respectives, les
requérants et la partie intervenante se sont attachés à décrire les difficultés
financières considérables que la politique de non-revalorisation des pensions
pourrait entraîner ainsi que ses effets potentiels sur la capacité de certaines
personnes à rejoindre les membres de leur famille installés à l'étranger.
Toutefois, la Cour n'est pas en mesure d'apprécier les répercussions
éventuelles de la politique dénoncée sur les milliers de personnes qui se
trouvent dans la même situation que les intéressés, et il ne lui appartient pas
de le faire. Pour être opérationnel, tout système de protection sociale peut
devoir procéder à des catégorisations générales afin de différencier les
groupes à aider (voir Runkee et White c. Royaume-Uni, nos 42949/98
et 53134/99, § 39, 10 mai 2007). En l'espèce, comme dans les affaires
susmentionnées, la Cour est appelée à se prononcer sur une question de
principe, celle de savoir si, en tant que telle, la législation incriminée
opère une discrimination illicite entre des personnes se trouvant dans une
situation analogue.
B. Sur
la question de savoir si les faits à l'origine du grief relèvent de l'article 1
du Protocole no 1
63. La
Cour rappelle que l'article 14 ne fait que compléter les autres clauses
normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n'a pas d'existence
indépendante, puisqu'il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et
libertés » qu'elles garantissent. Son application ne présuppose pas
nécessairement la violation de l'un des droits matériels garantis par la
Convention. L'interdiction de la discrimination que consacre l'article 14
dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses
Protocoles imposent à chaque Etat de garantir. Elle s'applique également aux
droits additionnels, pour autant qu'ils relèvent du champ d'application général
de l'un des articles de la Convention, que l'Etat a volontairement décidé de
protéger. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent
« sous l'empire » de l'un au moins des articles de la Convention
(voir Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01
et 65900/01, § 39, CEDH 2005-X, et Andrejeva, précité, § 74).
64. La
chambre a estimé que si l'article 1 du Protocole no 1 n'impose pas
aux Etats contractants d'instituer un régime de sécurité sociale ou de
pensions, dès lors que l'un d'eux met en place une législation prévoyant le
versement automatique d'une prestation sociale – que l'octroi de cette
prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette
législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial
relevant du champ d'application de l'article 1 du Protocole no 1
pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres (déc.),
précitée, § 54). Elle a ainsi conclu que les faits incriminés en l'espèce
relevaient du champ d'application de l'article 1 du Protocole no 1.
65. La
Grande Chambre souscrit à cette conclusion, du reste non contestée par le
Gouvernement.
C. Sur
la question de savoir si le « pays de résidence » est couvert par
l'expression « toute autre situation » employée à l'article 14
1. Les
conclusions de la chambre
66. La
chambre a considéré que, dans les circonstances de l'espèce, la résidence
habituelle des requérants devait être regardée – à l'instar de leur domicile ou
de leur nationalité – comme un aspect de leur situation personnelle et que,
appliqué comme critère de différenciation entre les citoyens pour l'attribution
de la pension de l'Etat, le lieu de résidence constituait un motif de
discrimination relevant de l'article 14.
2. Thèses des parties
67. Les requérants estiment que la
conclusion à laquelle la chambre est parvenue sur ce point est manifestement
exacte et en approuvent la motivation. La position de la chambre consistant à
considérer leur lieu de résidence comme un aspect de leur situation personnelle
s'inscrirait dans le droit fil de l'approche suivie par « d'autres cours
constitutionnelles éminentes », telle la Cour suprême du Canada, qui, dans
son arrêt Godbout c. Longueuil (1997), aurait qualifié le choix du lieu
de résidence de « décision essentiellement privée qui tient de la nature
même de l'autonomie personnelle ». En outre, il serait artificiel et
inexact de considérer le choix d'une personne de s'installer dans tel ou tel
pays comme une convenance personnelle, ce choix pouvant être dicté par le
besoin ou le souhait de se rapprocher des membres de sa famille.
68. Devant
les juridictions internes, le Gouvernement a concédé que la résidence de Mme
Carson à l'étranger était couverte par l'expression « toute autre
situation » et constituait de ce fait un motif de discrimination prohibé
par l'article 14 (paragraphes 28 et 30 ci-dessus). Dans ses observations devant
la Cour, en revanche, il soutient que le lieu de résidence n'entre pas dans la
notion d'« autre situation », l'élément en question étant le résultat
d'un choix et ne pouvant donc être assimilé à une caractéristique personnelle
innée, à un impératif moral ou à une conviction profonde.
69. La
partie intervenante – Age Concern and Help the Aged – souligne l'importance du
soutien familial pour les personnes âgées et renvoie à des études d'où il
ressortirait que l'existence de liens familiaux à l'étranger est un élément
important dans le choix de l'expatriation.
3. Appréciation de la Cour
70. La Grande Chambre souscrit aux
conclusions auxquelles la chambre est parvenue sur ce point. Selon la
jurisprudence de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une
caractéristique personnelle (« situation ») par laquelle des
personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres sont
susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de
l'article 14 (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 56).
Cela dit, la liste que renferme l'article 14 revêt un caractère indicatif, et
non limitatif, dont témoigne l'adverbe « notamment » (« any
ground such as » dans la version anglaise) (voir Engel et autres
c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, série A no 22). En outre,
la Cour rappelle que l'expression anglaise « other status » –
et a fortiori son équivalent français « toute autre
situation » – a reçu une interprétation large au point d'englober, dans
certains cas, une distinction fondée sur le lieu de résidence. A cet égard, la
Cour a déjà été appelée à se prononcer, sous l'angle de l'article 14 de la
Convention, sur la légitimité de différences de traitement fondées notamment
sur le fait que le requérant était domicilié à l'étranger (Johnston c.
Irlande, 18 décembre 1986, §§ 59-61, série A no 112) ou y était
enregistré comme résident (Darby c. Suède, 23 octobre 1990, §§
31-34, série A no 187). Pour sa part, la Commission a examiné
des moyens critiquant des disparités juridiques entre les régions d'un Etat
contractant (Lindsay et autres c. Royaume-Uni, no 8364/78,
décision de la Commission du 8 mars 1979, DR 15, p. 247, et Gudmundsson c.
Islande, no 23285/94, décision de la Commission du
17 juin 1996, non publiée). Si dans certaines affaires des différences
régionales de traitement dues à l'application de législations distinctes selon
le lieu où les personnes concernées se trouvaient ont été jugées ne pas
s'expliquer par des caractéristiques personnelles (voir, par exemple, Magee
c. Royaume-Uni, 6 juin 2000, no 28135/95, § 50, CEDH
2000-I), les affaires en question ne sont, comme l'a relevé le juge Stanley
Burton, pas comparables avec la présente espèce, où est en cause l'application
différenciée d'un même régime de pension selon que les personnes concernées
résident ou séjournent à l'étranger ou au Royaume-Uni.
71. En
conclusion, la Cour considère que le lieu de résidence d'une personne s'analyse
en un aspect de sa situation personnelle et constitue par conséquent un motif
de discrimination prohibé par l'article 14.
D. Sur
la question de savoir si les requérants se trouvent dans une situation analogue
à celle des retraités dont la retraite est revalorisée
1. Les
conclusions de la chambre
72. La
chambre a considéré que dès lors que le système de sécurité sociale et de
pension britannique visait au premier chef à garantir un niveau de vie de base
aux personnes résidant au Royaume-Uni, les requérants ne pouvaient passer pour
se trouver dans une situation comparable à celle des pensionnés de l'Etat
britannique demeurés au Royaume-Uni. Elle s'est par ailleurs déclarée
« hésitante » à conclure à l'existence d'une analogie entre les retraités
qui, comme les requérants, ne bénéficient pas de la revalorisation de leur
pension et les pensionnés installés dans des pays étrangers ayant conclu avec
les autorités britanniques des accords bilatéraux prévoyant la revalorisation.
A cet égard, elle a observé que les cotisations à la caisse nationale
d'assurance n'étaient que l'une des composantes du dispositif fiscal complexe
mis en place au Royaume-Uni et que cette caisse n'était qu'une source de
financement parmi d'autres du système national de sécurité sociale et
d'assurance-maladie. En conséquence,
elle a considéré que les cotisations versées par les requérants à cette caisse
au cours de leur vie active au Royaume-Uni n'importaient pas davantage que les
impôts sur le revenu ou les autres taxes qu'ils avaient pu acquitter au cours
de leur séjour dans ce pays. Elle a ajouté qu'il était malaisé de comparer les
situations respectives de personnes résidant dans des pays différents – même
géographiquement proches comme les Etats-Unis et le Canada, l'Afrique du Sud et
l'île Maurice, ou la Jamaïque et Trinité-et-Tobago – du fait des disparités
existant entre les systèmes de protection sociale, la fiscalité et les taux
d'inflation, d'intérêts et de change.
2. Thèses des parties
a) Thèse des requérants
73. Les requérants prétendent que leur
situation est comparable à celle des retraités britanniques ayant eu la même
carrière et ayant cotisé dans les mêmes conditions qu'eux à l'assurance
nationale mais qui résident au Royaume-Uni ou dans des pays parties à des
accords de réciprocité prévoyant la revalorisation.
74. Souscrivant à l'opinion dissidente
jointe par Lord Carswell à l'arrêt de la Chambre des lords et à celle jointe
par le juge Garlicki à l'arrêt de la chambre, les intéressés plaident que les
retraités de chacune des catégories définies ci-dessus ont passé une grande
partie de leur vie active au Royaume-Uni, ont cotisé dans les mêmes conditions
à l'assurance nationale en vue de percevoir la pension de base de l'Etat et ont
donc droit à des prestations d'un montant identique une fois qu'ils ont atteint
l'âge de la retraite. Le montant de la pension servie par l'Etat étant
directement fonction du nombre d'années de cotisation, elle constituerait
indiscutablement une prestation contributive, c'est-à-dire un revenu. La
distinction opérée entre la pension de base, qui est servie aux retraités
expatriés, et les autres prestations sociales, dont ils ne bénéficient pas,
résulterait d'un choix des autorités britanniques.
75. Quel
que soit le pays où ils résident, les pensionnés auraient tous un intérêt
identique à conserver leur niveau de vie après leur départ à la retraite. La réalité des disparités des situations socioéconomiques
respectives des pays où la revalorisation s'applique et de ceux où elle n'a pas
cours n'aurait pas été démontrée, et rien ne prouverait que la politique des
autorités britanniques soit fondée sur les disparités en question.
76. On
aurait tort d'attribuer une importance excessive aux dispositions de la
Convention de l'OIT de 1952 ou à celles du Code européen de sécurité sociale
(paragraphe 49 ci-dessus). Axés sur les
mécanismes généraux de la protection sociale, ces deux instruments ne seraient
pas spécifiquement consacrés aux pensions contributives. En outre, rien
n'indiquerait que les dispositions de l'un ou de l'autre autorisent à suspendre
tel ou tel avantage pour certains expatriés et pas pour d'autres, et rien ne
donnerait à penser qu'il faille y voir la source d'inspiration de la politique
britannique.
77. Le
droit britannique ne subordonnerait pas la revalorisation des pensions à
l'existence d'un accord de réciprocité. Les accords de réciprocité actuellement
en vigueur formeraient du reste un ensemble arbitraire, et en cherchant à
définir la catégorie de retraités prise comme point de comparaison à partir du
critère de résidence dans un pays avec lequel l'Etat britannique a conclu un
accord de ce type le Gouvernement tiendrait un raisonnement circulaire qui
reviendrait tout simplement à réaffirmer la différence de traitement litigieuse.
78. Enfin,
il conviendrait de ne pas tenir compte du fait que l'avocat de Mme
Carson a concédé, au cours de la procédure suivie devant les juridictions
internes, qu'il n'y aurait pas eu violation de l'article 14 si le bénéfice de
la pension de l'Etat avait été réservé aux personnes résidant au Royaume-Uni
(paragraphe 35 ci-dessus). Le conseil de l'intéressé aurait en effet aussi
déclaré, dans le cadre de la même instance, que force était de constater que le
Royaume-Uni s'était doté d'un système prévoyant le versement d'une pension aux
retraités expatriés en contrepartie des cotisations versées par eux et qu'il
était dès lors illogique de ne pas leur verser à tous le même montant. En tout
état de cause, cette concession aurait été faite au nom de Mme
Carson, non en celui des autres requérants, et elle aurait été expressément
rétractée aux fins de la présente procédure.
b) Thèse du Gouvernement
79. Souscrivant au raisonnement ainsi
qu'aux conclusions des juridictions internes et de la chambre, le Gouvernement
soutient que les requérants ne peuvent prétendre se trouver dans une situation
analogue à celle des pensionnés résidant au Royaume-Uni. La sécurité sociale et
la fiscalité d'un pays seraient presque toujours adaptées aux particularités
locales et revêtiraient un caractère national, ce que reconnaîtrait le droit
international. Les prestations sociales britanniques, y compris la pension
servie par l'Etat, seraient l'une des composantes d'un dispositif complexe et
intégré combinant protection sociale et fiscalité dans le but d'assurer un
niveau de vie de base aux personnes installées au Royaume-Uni. Le fait que
l'avocat de Mme Carson ait admis, dans le cadre de la procédure
interne, que sa cliente n'aurait aucun motif de se plaindre si les autorités britanniques
ne versaient pas de pension aux expatriés (paragraphe 35 ci-dessus)
impliquerait nécessairement qu'il reconnaît le caractère national des systèmes
de sécurité sociale.
80. En outre, à supposer même que
l'inflation soit un phénomène commun à tous les Etats, il serait artificiel
d'isoler ce facteur des autres paramètres économiques tels que la disparité des
taux de croissance et les variations des taux de change. Contraindre les
pouvoirs publics à comparer la situation des pensionnés qui résident au
Royaume-Uni avec celle des retraités installés à l'étranger en se fondant sur
le rapport entre le coût de la vie et la valeur des pensions reviendrait à leur
imposer une tâche pratiquement irréalisable, ou à tout le moins
extraordinairement onéreuse. Si tant est que les autorités décident d'allouer une
pension aux retraités expatriés, le montant de celle-ci ne saurait résulter
d'un calcul précis fondé sur une analyse du coût de la vie et de la valeur de
la livre sterling dans chacun des pays concernés.
81. La focalisation du débat sur les
cotisations versées à l'assurance nationale par les requérants constituerait
une simplification abusive et spécieuse des questions qui se posent. Les
cotisations auxquelles sont assujettis les salariés, les employeurs et les
autres assurés ne sauraient être assimilées ou comparées aux primes versées à
une caisse de retraite privée. L'assurance nationale serait un système de protection
sociale fondé sur la mutualisation universelle des ressources. Le taux
d'assujettissement des cotisants y serait déterminé en fonction de leur
capacité contributive et non selon le niveau des avantages attendus. Les prestations contributives ne seraient pas toutes
ouvertes aux expatriés.
82. Par ailleurs, les requérants ne se
trouveraient pas dans une situation analogue à celle des retraités résidant
dans des Etats liés au Royaume-Uni par des accords de réciprocité. Comme
l'auraient relevé les tribunaux internes de chaque degré, les différences entre
la situation des intéressés et celle des retraités en question, auxquels ils
prétendent se comparer, s'expliqueraient par l'existence ou l'absence d'accords
de réciprocité avec les Etat étrangers concernés. Chacun des accords en
question aurait été conclu après que le Royaume-Uni se fut assuré que les
clauses envisagées étaient acceptables et avantageuses pour lui. La thèse des
requérants aurait pour corollaire nécessaire que les avantages sociaux accordés
par le Royaume-Uni à certaines personnes en vertu d'un accord bilatéral de
sécurité sociale doivent être étendus de plein droit à tous les expatriés, en
quelque pays qu'ils se trouvent. Accueillir pareille thèse reviendrait à dénier
aux Etats le pouvoir de conclure des traités bilatéraux de cette nature.
3. Appréciation de la Cour
83. Il a déjà été indiqué au paragraphe
61 ci-dessus que, selon la jurisprudence de la Cour, pour qu'un problème se
pose au regard de l'article 14, il faut d'abord qu'il existe une différence
dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables.
84. A l'appui de leur thèse selon
laquelle leur situation est comparable à celle des retraités dont la pension
est revalorisée, les requérants en l'espèce font principalement valoir qu'ils
ont eux aussi travaillé au Royaume-Uni et versé des cotisations obligatoires à
la caisse d'assurance nationale. Toutefois, à l'instar des juridictions
internes et de la chambre, la Grande Chambre considère que cet argument repose
sur une conception erronée du rapport entre les cotisations à l'assurance
nationale et la pension servie par l'Etat. Contrairement aux primes demandées
par les assureurs privés, qui vont alimenter un fonds spécifique et présentent
une corrélation directe avec les prestations que les assurés en attendent en
retour, les cotisations à l'assurance nationale ne sont pas exclusivement
affectées aux pensions de retraite. Elles constituent au contraire une source
parmi d'autres des recettes qui servent à financer tout un éventail de
prestations sociales – telles que l'allocation d'incapacité de travail,
l'allocation de maternité, l'allocation de veuvage et l'allocation de décès –
ainsi que le Service national de santé. En tant que de besoin, la caisse
d'assurance nationale peut bénéficier d'un financement complémentaire prélevé
sur les contributions fiscales ordinaires auxquelles sont assujetties les
personnes résidant au Royaume-Uni, y compris les pensionnés (paragraphe 38
ci-dessus). La Cour a déjà eu l'occasion de souligner la diversité des
modalités de financement des prestations de sécurité sociale ainsi que
l'interdépendance de celles-ci et de la législation fiscale (voir Stec et
autres (déc.), précitée, § 50). Compte tenu de la complexité et de
l'intrication du système, on ne saurait isoler l'assujettissement à l'assurance
nationale et le considérer comme un motif suffisant pour assimiler la situation
des retraités dont la pension est revalorisée à celle des pensionnés qui, comme
les requérants, ne bénéficient pas de cet avantage. Comme l'a observé Lord
Hoffmann (paragraphe 35 ci-dessus),
« du point de vue des cotisants, les cotisations
à l'assurance nationale se différencient peu des recettes fiscales ordinaires,
lesquelles se confondent dans la masse commune du fonds consolidé. La
distinction entre cotisations sociales et contributions fiscales n'a de sens
que pour la comptabilité publique. »
85. En conséquence, la Cour estime que
le fait que les intéressés aient cotisé à l'assurance nationale ne suffit pas,
à lui seul, à les placer dans une situation comparable à celle de tous les
autres pensionnés où qu'ils résident. Quant à la comparaison avec les seuls
retraités installés au Royaume-Uni, on ne peut ignorer que les prestations de
sécurité sociale, y compris les pensions de retraite, ne sont que l'une des
composantes d'un système de protection sociale complexe et intégré institué
pour garantir un niveau de vie de base aux personnes résidant au Royaume-Uni. La loi de 1992 sur
l'administration de la sécurité sociale oblige le ministre compétent à
réévaluer le montant des diverses prestations qu'elle prévoit, notamment la
pension servie par l'Etat, en vue de « déterminer si elles ont conservé
leur valeur par rapport au niveau général des prix en Grande-Bretagne » (paragraphe
41 ci-dessus). Comme l'a souligné la Cour d'appel, ce dispositif aménagé par la
législation primaire est entièrement axé sur les effets que la hausse des prix
au Royaume-Uni peut avoir sur les pensions (paragraphe 30 ci-dessus). Le
caractère essentiellement national des régimes de sécurité sociale est reconnu
par les traités pertinents, à savoir la Convention de l'OIT de 1952 et le code
européen de sécurité sociale de 1964, lesquels prévoient que les prestations
normalement dues à une personne peuvent être suspendues aussi longtemps que
celle-ci ne se trouve pas sur le territoire de la Partie contractante concernée
(paragraphe 49 ci-dessus).
86. Etant
entendu que le système de pension britannique vise au premier chef à répondre
aux besoins des retraités résidant au Royaume-Uni, il est difficile d'établir
une véritable comparaison avec la situation des pensionnés résidant à
l'étranger, compte tenu des multiples disparités d'ordre socioéconomique que
l'on peut constater d'un pays à un autre. En effet, la valeur relative de la
pension servie par l'Etat est susceptible de varier en raison des différences
pouvant exister entre un ou plusieurs paramètres tels que le taux d'inflation,
le coût de la vie, les taux d'intérêts, le taux de croissance économique, le
taux de change entre la monnaie locale et la livre sterling (qui est la monnaie
de paiement de toutes les pensions) ainsi que les mesures sociales et fiscales.
A cet égard, la Cour observe que la Cour d'appel a souligné que l'application
automatique de la revalorisation à tous les pensionnés où qu'ils aient choisi
de vivre aurait inévitablement des effets aléatoires (paragraphe 30 ci-dessus).
Par ailleurs, comme l'ont relevé les juridictions
internes, les requérants, dès lors qu'ils ne résident pas au Royaume-Uni, ne
contribuent pas au fonctionnement de l'économie de ce pays. En particulier, ils
n'y paient pas des impôts susceptibles de compenser les éventuelles hausses de
leur pension (voir, par exemple, le paragraphe 35 ci-dessus).
87. La Cour estime que la situation des
intéressés ne peut davantage être comparée à celle des pensionnés installés
dans des pays liés au Royaume-Uni par des accords bilatéraux prévoyant la
revalorisation. La différence de traitement entre ces derniers et les retraités
résidant dans des pays tiers découle de l'existence de tels accords, qui ont
été conclus parce que les autorités britanniques ont jugé qu'ils répondaient
aux intérêts du Royaume-Uni.
88. Le droit international permet
incontestablement aux Etats de conclure des accords bilatéraux en matière de
sécurité sociale. D'ailleurs, il s'agit là de la technique la plus couramment
utilisée par les Etats membres du Conseil de l'Europe pour garantir la
réciprocité des prestations sociales (paragraphes 50-51 ci-dessus). La décision
d'un pays de passer avec un autre un accord de réciprocité en matière de
sécurité sociale dépend de l'appréciation qu'il porte sur divers éléments, tels
que le nombre de migrants concernés et les prestations prévues par le régime de
sécurité sociale du pays tiers, ainsi que de la question de savoir jusqu'à quel
point la réciprocité est possible et dans quelle mesure les avantages escomptés
de la conclusion d'un tel accord l'emportent sur le surcoût que sa négociation
et son application risquent d'entraîner pour chacune des parties concernées
(paragraphe 44 ci-dessus). L'ampleur des transferts financiers liés à un accord
de réciprocité varie selon le niveau des prestations servies par chacun des
deux États signataires et le volume des flux migratoires entre leurs
territoires respectifs. Dans ces conditions, il est inévitable que la situation
diffère d'un pays à l'autre selon qu'un accord a ou non été conclu et selon les
clauses qui y sont, le cas échéant, stipulées.
89. La Cour souscrit à l'opinion de
Lord Hoffmann selon laquelle il serait extraordinaire que la conclusion d'une
convention bilatérale en matière de sécurité sociale ait pour effet d'obliger
les Etats signataires à étendre le bénéfice des avantages conventionnels à
toutes les personnes résidant dans des pays tiers. Ce seraient alors en vérité
le droit et l'intérêt pour les Etats de conclure des accords de réciprocité qui
se trouveraient atteints.
90. En résumé, la Cour estime donc que
les requérants, qui se sont expatriés dans des pays non liés au Royaume-Uni par
des accords de réciprocité en matière de sécurité sociale prévoyant la
revalorisation des pensions, ne se trouvent pas dans une situation comparable à
celle des pensionnés résidant sur le territoire britannique ou dans des pays
signataires de tels accords. Partant, elle conclut à l'absence de discrimination en
l'espèce, et donc à la non-violation de l'article 14 combiné avec l'article 1
du Protocole no 1.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare irrecevable,
à l'unanimité, le grief tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec
l'article 8 ;
2. Rejette à
l'unanimité l'exception préliminaire du Gouvernement concernant la recevabilité
des griefs formulés par les consorts de Mme Carson ;
3. Dit, par onze voix contre six, qu'il
n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article
1 du Protocole no 1.
Fait en français et en
anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à
Strasbourg, le 16 mars 2010.
Vincent Berger Jean-Paul
Costa
Jurisconsulte Président
Au présent arrêt se trouve
joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l'exposé de l'opinion dissidente commune aux juges Tulkens,
Vajić, Spielmann, Jaeger, Jočienė et Lopez Guerra.
J.-P.C.
V.B.
OPINION DISSIDENTE
COMMUNE AUX JUGES TULKENS, VAJIĆ, SPIELMANN, JAEGER, JOČIENĖ ET
LÓPEZ GUERRA
(Traduction)
1. Nous
ne pouvons souscrire au constat de non-violation de l'article 14 de la
Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 auquel la
majorité de la Cour est parvenue.
2. Selon la première de ces
dispositions, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention
doit être assurée sans distinction aucune. L'arrêt souligne à juste titre que
seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique
personnelle (« situation ») par laquelle des personnes ou groupes de
personnes se distinguent les uns des autres sont susceptibles de revêtir un
caractère discriminatoire aux fins de l'article 14. Il confirme tout
aussi justement, dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour, que le lieu
de résidence d'une personne s'analyse en un aspect de sa situation personnelle
(paragraphes 70-71 de l'arrêt).
3. Les requérants se trouvent dans une
situation analogue à celle des retraités avec lesquels ils se comparent, sauf
en ce qui concerne leur lieu de résidence, caractéristique personnelle qui
distingue les intéressés de tous les autres pensionnés, ce que les autorités
britanniques ont reconnu.
4. Pour conclure à la non-violation de
l'article 14 de la Convention, la majorité de la Cour a estimé que les deux
catégories de pensionnés (celle formée par les retraités résidant au
Royaume-Uni et celle composée des retraités expatriés) ne se trouvaient pas
dans une situation comparable (paragraphe 85 de l'arrêt), raison pour laquelle
la question de la différence de traitement ne pouvait se poser. Selon la
majorité, les multiples disparités d'ordre socioéconomique que l'on peut
constater d'un pays à un autre (paragraphe 86 de l'arrêt) font obstacle à une
véritable comparaison (ibid.).
5. Si le raisonnement suivi par la
majorité nous paraît difficile à accepter, c'est d'abord parce que celle-ci
qualifie le lieu de résidence de motif de discrimination prohibé par l'article
14 – conclusion à laquelle nous souscrivons – tout en se fondant principalement
sur ce motif pour établir une distinction entre les deux catégories de
pensionnés en cause. Cette approche nous semble contradictoire et contraire à
l'esprit de l'article 14.
6. La
seconde raison expliquant notre réticence à accepter la décision de la majorité
tient aux très nombreux points communs qui existent entre les membres des deux
catégories sur lesquelles porte la comparaison, celle des retraités résidant au
Royaume-Uni et celle des pensionnés expatriés. Les uns et les autres sont
affiliés à la caisse d'assurance nationale ou y ont versé des cotisations à un
taux obligatoire et d'application générale fixé par la loi. Ils se sont tous vu
attribuer une pension soumise à un même régime, notamment en ce qui concerne la
durée d'assurance requise pour l'ouverture du droit à pension, la durée de la
période à prendre en compte dans chaque cas et le montant initial de la pension
due en application de ces règles générales. Tous ces pensionnés – qu'ils
résident ou non au Royaume-Uni – ont donc été assujettis, dans les mêmes
conditions, à un système ayant pour but de leur garantir, à l'âge de la
retraite, un revenu calculé sur la base du nombre d'années de cotisation et du
montant de leurs contributions respectives.
7. La
majorité a considéré que le fait que les pensionnés des deux catégories aient
cotisé dans des conditions identiques à l'assurance nationale ne rendait pas
leur situation comparable et ne constituait pas un motif suffisant pour
assimiler la situation des retraités dont la pension est revalorisée à celle
des pensionnés qui, comme les requérants, ne bénéficient pas de cet avantage. Si la majorité a raison de préciser que les fonds qui
servent à financer les pensions proviennent d'une multitude de sources et pas
seulement des contributions des anciens cotisants, la question du financement
des pensions servies n'entre pas en ligne de compte dans la présente affaire.
Si les sources de financement disponibles peuvent varier avec le temps, il n'en
demeure pas moins que tous les affiliés à l'assurance-vieillesse sont soumis à
des règles générales identiques en ce qui concerne le taux des cotisations
exigibles, leurs modalités de paiement et la fixation du montant de la pension
initiale. En d'autres termes, le droit de tous les retraités à la perception
d'une pension et à l'égalité de traitement en la matière découle du fait qu'ils
satisfont aux conditions et règles générales fixées par un système reposant sur
l'égalité de ceux qui y participent ; il ne dépend pas de la question de
savoir d'où proviennent les fonds qui servent à financer les pensions à tel ou
tel moment.
8. Les
retraités de chacune des catégories en cause ont en commun une autre
caractéristique très importante, celle de voir le pouvoir d'achat que
représente la valeur nominale de leur pension se dégrader constamment en raison
de la dépréciation de la monnaie (en l'espèce, celle du Royaume-Uni), phénomène
universel dont nul ne conteste la réalité. Si l'ampleur de cette dépréciation
peut varier d'une année à l'autre, il s'agit là d'un phénomène général et avéré
(ce que les parties ont reconnu).
9. Pour
en compenser les effets, l'Etat britannique corrige le montant des prestations
de vieillesse par un dispositif adéquat de façon à ce que la valeur des
pensions versées aux retraités résidant au Royaume-Uni ne soit pas affectée par
l'inflation. Ce dispositif n'est pas applicable aux pensions servies aux
expatriés, qui ne bénéficient d'aucun mécanisme compensant l'érosion de la
valeur de ces revenus, dont la valeur d'origine reste inchangée en dépit de
l'inflation et de la dépréciation corrélative de la livre sterling. Les conséquences de la dépréciation monétaire sont
tout à fait considérables. Au cours des cinq premières années de sa retraite en
Afrique du Sud, où sa pension n'est pas revalorisée, Mme Carson, la
première requérante, a vu sa pension hebdomadaire se déprécier de 28 % par
rapport à celle qu'elle aurait perçue si elle avait résidé au Royaume-Uni. Il
va sans dire que cet écart s'est creusé au fil du temps.
10. Les
deux catégories de cotisants au régime de pension britannique présentent des
traits communs et il n'existe entre elles aucune disparité assez importante
pour justifier une différence de traitement aussi radicale et préjudiciable. Les explications du gouvernement défendeur ne nous
convainquent pas. Le choix des requérants d'établir leur résidence à l'étranger
ne saurait passer pour un motif suffisant. Comme il a été indiqué ci-dessus, il
serait contraire à l'esprit de l'article 14 de la Convention de faire droit à
cet argument.
11. S'il
est logique que le système de pension britannique soit conçu pour répondre aux
besoins des retraités résidant au Royaume-Uni, lesquels représentent
vraisemblablement la grande majorité des pensionnés, cela ne saurait justifier
le traitement extrêmement défavorable et inégal réservé aux expatriés. Compte
tenu de l'incidence des taux de change, des écarts de coût de la vie et
d'autres facteurs, il est inévitable que l'érosion monétaire ne soit pas
ressentie de la même manière par les pensionnés expatriés. Il n'en demeure pas
moins que la dépréciation de la monnaie britannique est un phénomène
inéluctable et démontré – au moins à l'aune de l'expérience acquise durant un
siècle – et que, en quelques années seulement, elle se traduit par une érosion
de la valeur réelle des pensions versées aux retraités résidant hors du
Royaume-Uni. Dans ces conditions, le refus pur et simple (opposé en l'espèce
par le gouvernement défendeur) de prévoir un dispositif de revalorisation des
pensions des retraités expatriés (que les facteurs susmentionnés entrent ou non
en ligne de compte) s'analyse en une différence de traitement disproportionnée
qui ne s'appuie sur aucun motif légitime.
12. A
l'ère de l'informatique, l'argument tiré de la complexité de l'élaboration d'un
dispositif de revalorisation des pensions des retraités expatriés n'est guère
défendable. Loin de pouvoir justifier la différence de traitement litigieuse,
le fait que ceux-ci n'aient pas accès au système de santé britannique s'analyse
plutôt en un élément de nature à aggraver leur situation par rapport à celle
des pensionnés résidant au Royaume-Uni. Enfin, s'il est exact que les expatriés
ne paient pas d'impôt au Royaume-Uni, il est également vrai qu'ils ne
bénéficient pas des prestations financées par les recettes fiscales et qu'un
dispositif de revalorisation bien conçu pourrait remédier à cette anomalie.