Corte
europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera)
15 dicembre 2016
AFFAIRE KHLAIFIA ET AUTRES c. ITALIE
(Requête
no 16483/12)
ARRÊT
STRASBOURG
Cet
arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Khlaifia et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre
composée de :
Luis
López Guerra, président,
Guido Raimondi,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
Khanlar Hajiyev,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Krzysztof Wojtyczek,
Dmitry Dedov,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 juin 2016 et le
2 novembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire
se trouve une requête (no 16483/12) dirigée contre la République
italienne et dont trois ressortissants tunisiens, MM. Saber Ben Mohamed
Ben Ali Khlaifia, Fakhreddine Ben Brahim Ben Mustapha Tabal et Mohamed Ben
Habib Ben Jaber Sfar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9
mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été
représentés par Mes L.M. Masera et S. Zirulia, avocats à Milan.
Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par
son agente, Mme E. Spatafora.
3. Les requérants alléguaient
en particulier que leur rétention dans un centre d’accueil pour migrants en
situation irrégulière avait emporté violation des articles 3 et 5 de la
Convention. Ils soutenaient en outre avoir fait l’objet d’une expulsion
collective et n’avoir disposé d’aucun recours effectif en droit italien pour
dénoncer la violation de leurs droits fondamentaux.
4. La requête a été attribuée
à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la
Cour – « le règlement »). Le 27 novembre 2012, elle a été communiquée au
Gouvernement. Le 1er septembre 2015, une chambre de cette section,
composée de Işıl Karakaş, présidente, Guido Raimondi,
András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen Keller, Paul Lemmens et
Robert Spano, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un
arrêt déclarant, à la majorité, la requête en partie recevable et concluant, à
l’unanimité, à la violation de l’article 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention et à
la non-violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions d’accueil
des requérants à bord des navires Vincent
et Audace. Par cinq voix contre deux,
la chambre a également conclu à la violation de l’article 3 de la Convention du
fait des conditions d’accueil des requérants dans le centre d’accueil initial
et d’hébergement de Contrada Imbriacola, ainsi qu’à la violation de l’article 4
du Protocole no 4 à la Convention et de l’article 13 de la
Convention, combiné avec l’article 3 de celle-ci et avec l’article 4 du
Protocole no 4. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion
concordante de la juge Keller, de l’opinion en partie dissidente commune aux
juges Sajó et Vučinič et de l’opinion en partie dissidente du juge
Lemmens.
5. Le 1er décembre
2015, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande
Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le
collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 1er
février 2016.
6. La composition de la
Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4
et 5 de la Convention et 24 du règlement.
7. Tant les requérants que le
Gouvernement ont soumis des observations écrites sur la recevabilité et le fond
de l’affaire.
8. Par ailleurs, des
observations ont été reçues de quatre associations faisant partie de la
Coordination française pour le droit d’asile (paragraphe 157 ci-après), du Centre sur le droit de la
personne et le pluralisme juridique de McGill, du Centre AIRE et du Conseil
européen sur les réfugiés et les exilés (European
Council on Refugees and Exiles – ci‑après l’« ECRE »), que
le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36
§ 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
9. Une audience s’est
déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 juin
2016 (article 59 § 3 du règlement).
Ont
comparu :
– pour le Gouvernement
Mme P.
Accardo, co-agent,
Mmes M.L.
Aversano, magistrat, expert juridique,
P. Giusti,
ministère de l’Intérieur,
R. Renzi,
ministère de l’Intérieur,
R. Cipressa,
ministère de l’Intérieur, conseillères ;
– pour les requérants
MM. L. Masera,
avocat,
S. Zirulia,
avocat, conseils,
Mme F.
Cancellaro, conseillère.
La Cour a entendu MM. Masera et Zirulia et Mmes Aversano et
Cipressa en leurs déclarations et en leurs réponses à des questions de juges.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Les requérants sont nés
respectivement en 1983, 1987 et 1988. M. Khlaifia (le « premier
requérant ») réside à Om Laarass (Tunisie) ; MM. Tabal et Sfar
(les « deuxième et troisième requérants ») résident à El Mahdia
(Tunisie).
A. Le débarquement des requérants sur les côtes italiennes et
leur expulsion vers la Tunisie
11. Le 16 septembre 2011 pour
le premier d’entre eux et le lendemain, 17 septembre 2011, pour les deux
autres, les requérants quittèrent la Tunisie avec d’autres personnes à bord
d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes. Après
plusieurs heures de navigation, les embarcations furent interceptées par les
garde-côtes italiens, qui les escortèrent jusqu’au port de l’île de Lampedusa.
Les requérants arrivèrent sur l’île les 17 et 18 septembre 2011
respectivement.
12. Les requérants furent
transférés au centre d’accueil initial et d’hébergement (Centro di Soccorso e Prima Accoglienza – ci-après, le
« CSPA ») sis sur l’île de Lampedusa au lieu-dit Contrada Imbriacola
où, après leur avoir prodigué les premiers secours, les autorités procédèrent à
leur identification. Le Gouvernement soutient qu’à cette occasion, des « fiches
d’information » individuelles furent rédigées pour chacun des migrants
concernés (paragraphe 224 ci-après), ce
que les requérants contestent (paragraphe 222
ci-après).
13. Les requérants furent installés dans un
secteur du centre réservé aux Tunisiens adultes. Ils affirment avoir été
accueillis dans des espaces surpeuplés et sales et avoir été obligés de dormir
à même le sol en raison de la pénurie de lits disponibles et de la mauvaise
qualité des matelas. Ils consommaient les repas à l’extérieur, assis par terre.
Le centre était surveillé en permanence par les forces de l’ordre, si bien que
tout contact avec l’extérieur était impossible.
14. Les
requérants restèrent dans le CSPA jusqu’au 20 septembre, où une violente
révolte éclata parmi les migrants. Les lieux furent ravagés par un incendie, et
les requérants furent emmenés au parc des sports de Lampedusa pour y passer la
nuit. À l’aube du 21 septembre, ils parvinrent avec d’autres migrants à
tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de
Lampedusa. De là, ils entamèrent, avec 1 800 autres migrants environ, des
manifestations de protestation dans les rues de l’île. Interpellés par la
police, les requérants furent reconduits d’abord dans le centre d’accueil puis
à l’aéroport de Lampedusa.
15. Le matin du 22 septembre
2011, les requérants furent embarqués dans des avions à destination de Palerme.
Une fois débarqués, ils furent transférés à bord de navires amarrés dans le
port de la ville. Le premier requérant monta sur le Vincent, avec 190 personnes environ, tandis que le deuxième et le
troisième requérants furent conduits à bord du navire Audace, avec 150 personnes environ.
16. Selon les requérants, sur
chaque navire l’ensemble des migrants fut regroupé dans les salons-restaurants,
l’accès aux cabines étant interdit. Les requérants affirment avoir dormi par
terre et attendu plusieurs heures pour pouvoir utiliser les toilettes. Les
intéressés déclarent qu’ils pouvaient sortir sur les balcons des navires deux
fois par jour pendant quelques minutes seulement. Ils disent avoir été insultés
et maltraités par les policiers qui les surveillaient en permanence et n’avoir
reçu aucune information de la part des autorités.
17. Les requérants restèrent
quelques jours à bord des navires. Le 27 septembre 2011, les deuxième et
troisième requérants furent emmenés à l’aéroport de Palerme dans le but d’être
renvoyés en Tunisie. Le premier requérant fut quant à lui refoulé le 29
septembre 2011.
18. Avant de monter dans les
avions, les migrants furent reçus par le consul de Tunisie. Selon les
requérants, celui-ci se serait borné à enregistrer leurs données d’état civil,
conformément à l’accord italo-tunisien conclu en avril 2011 (paragraphes 36-40
ci-après).
19. Dans leur formulaire de
requête, les requérants ont affirmé qu’à aucun moment tout au long de leur
séjour en Italie il ne leur avait été délivré un quelconque document.
En annexe à ses observations, le Gouvernement a cependant produit trois
décrets de refoulement datés des 27 et 29 septembre 2011 pris à l’encontre des
requérants. Ces décrets, en substance identiques et rédigés en italien avec une
traduction en arabe, se lisaient comme suit :
« Le
chef de la police (Questore) de la
province d’Agrigente
Vu les
pièces du dossier, dont il résulte que
1) en
date du 17 [18] septembre 2011, le personnel appartenant aux forces de police a
trouvé dans la province d’Agrigente près de la ligne de frontière/près de la
frontière de l’île de Lampedusa M. [nom et prénom] né (...) le [date] (...)
ressortissant tunisien (...) non entièrement identifié car dépourvu de
documents (sedicente) ;
2) l’étranger
est entré sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de
frontière ;
3) l’identification
(rintraccio) de l’étranger a eu lieu
à l’entrée/tout de suite après son entrée dans le territoire national, et
précisément : île de Lampedusa
ATTENDU
qu’on n’est en présence d’aucun des cas [indiqués] à l’article 10 § 4 du
décret-loi no 286 de 1998 ;
CONSIDÉRANT
qu’il y a lieu de procéder selon l’article 10 § 2 du décret-loi no 286
de 1998 ;
ORDONNE
LE REFOULEMENT
AVEC ACCOMPAGNEMENT À LA FRONTIÈRE
De
la personne susmentionnée
INFORME
-
qu’un recours peut être introduit contre le présent décret, dans un délai de
soixante jours à compter de sa notification, devant le juge de paix
d’Agrigente ;
-
que l’introduction du recours ne suspend en aucun cas l’exécution (efficacia) du présent décret ;
-
[que] le directeur du bureau de l’immigration procèdera, en exécution du
présent décret, à sa notification, accompagnée d’une copie synthétiquement traduite
vers une langue connue par l’étranger, ou bien vers la langue anglaise,
française ou espagnole ; à sa communication à la représentation
diplomatique ou consulaire de l’État d’origine selon ce qui est prévu par
l’article 2 § 7 du décret-loi no 286 de 1998 ; et à son
enregistrement au sens de l’article 10 § 6 du même décret-loi ;
Accompagnement
à la frontière de Rome Fiumicino
[Fait
à] Agrigente [le] 27[29]/09/2011 Pour le chef de la police
[Signature] »
20. Chacun de
ces décrets étaient accompagnés par un procès-verbal de notification portant
les mêmes dates, lui aussi rédigé en italien et doublé d’une traduction en
arabe. Dans l’espace réservé à la signature des requérants, ces procès‑verbaux
portent la mention manuscrite « [l’intéressé] refuse de signer et de
recevoir une copie » (si rifiuta di
firmare e ricevere copia).
21. Arrivés à l’aéroport de
Tunis, les requérants furent libérés.
B. L’ordonnance du juge des investigations préliminaires de Palerme
22. Des associations de lutte
contre le racisme portèrent plainte pour les traitements auxquels les migrants
avaient été soumis, après le 20 septembre 2011, à bord des navires Audace, Vincent et Fantasy.
23. Une procédure pénale pour
abus de fonctions et arrestation illégale (articles 323 et 606 du code pénal –
le « CP ») fut ouverte contre X. Le 3 avril 2012, le parquet
demanda que les poursuites fussent classées sans suite.
24. Par une ordonnance du 1er
juin 2012, le juge des investigations préliminaires (giudice per le indagini preliminari – ci-après le
« GIP ») de Palerme fit droit à la demande du parquet.
25. Dans ses motifs, le GIP
souligna que le placement des migrants dans le CSPA avait pour but de les
accueillir, de les assister et de faire face à leurs besoins hygiéniques pour
le temps strictement nécessaire, avant de les acheminer vers un CIE (centre
d’identification et d’expulsion) ou de prendre des mesures en leur faveur. Au
CSPA, les migrants pouvaient, selon le GIP, bénéficier d’une assistance
juridique et obtenir des informations quant aux procédures à suivre pour
introduire une demande d’asile.
Le GIP partagea l’observation du parquet selon laquelle l’interprétation
des conditions relatives aux motifs et à la durée du séjour des migrants dans
les CSPA était parfois floue ; il souscrivit en outre à la thèse du
parquet selon laquelle une multitude de considérations excluait que les faits
de l’espèce fussent constitutifs d’une infraction pénale.
Il nota que la direction de la police (Questura)
d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans
adopter de décisions ordonnant leur rétention.
26. Selon le GIP, l’équilibre
précaire atteint sur l’île de Lampedusa avait été rompu le 20 septembre
2011, lorsqu’un groupe de Tunisiens avait provoqué un incendie criminel,
endommageant sérieusement le CSPA de Contrada Imbriacola et le rendant inapte à
satisfaire aux exigences liées à l’accueil et au secours des migrants. Les
autorités auraient alors organisé un pont aérien et naval afin d’évacuer les
migrants de Lampedusa. Le lendemain, des affrontements auraient eu lieu au port
de l’île entre la population locale et un groupe d’étrangers qui avait menacé
de faire exploser des bouteilles de gaz. Le GIP expliqua qu’ainsi s’était créée
une situation qui risquait de dégénérer et qui était couverte par la notion
d’« état de nécessité » (stato
di necessità) visée par l’article 54 du CP (paragraphe 34 ci-après). Il s’imposait donc, conclut le
GIP, de procéder au transfert immédiat d’une partie des migrants en utilisant,
entre autres, des navires.
Quant au fait que, dans cette situation d’urgence, aucune décision formelle
de rétention à bord de navires n’avait été adoptée, le GIP estima que ceci ne
pouvait s’analyser en une arrestation illégale et que les conditions d’un
transfert des migrants dans des CIE n’étaient pas remplies. Il observa qu’en
effet, d’une part, les CIE étaient déjà surpeuplés et que, d’autre part, les
accords passés avec les autorités tunisiennes amenaient à penser que le renvoi
avait vocation à être immédiat. Le fait qu’on ait appliqué aux intéressés une
mesure de refoulement (respingimento)
sans contrôle juridictionnel adoptée plusieurs jours après le débarquement
n’était pas illégitime aux yeux du GIP. Pour lui, le calcul du « délai
raisonnable » pour l’adoption de ces actes et pour le séjour des étrangers
dans le CSPA devait tenir compte des difficultés logistiques (état de la mer,
distance entre l’île de Lampedusa et la Sicile) et du nombre de migrants
concernés. Dans ces circonstances, le GIP conclut qu’il n’y avait pas eu de
violation de la loi.
Par ailleurs, il considéra qu’aucun dol ne pouvait être imputé aux
autorités, dont la conduite avait été inspirée, en premier lieu, par la
poursuite de l’intérêt public. Les migrants n’auraient subi aucun préjudice
injuste (danno ingiusto).
27. Dans la mesure où les
plaignants alléguaient que la façon dont les migrants avaient été traités avait
mis en péril leur santé, le GIP releva qu’il ressortait des investigations
qu’aucune des personnes à bord des navires n’avait formulé de demande d’asile.
Il constata que ceux qui, au CSPA de Lampedusa, avaient manifesté l’intention
d’agir dans ce sens ainsi que les sujets vulnérables avaient été transférés aux
centres de Trapani, Caltanissetta et Foggia. Selon lui, les mineurs non
accompagnés avaient été placés dans des structures ad hoc et aucune femme enceinte n’était présente à bord des
navires. Sur ces derniers, les migrants auraient pu bénéficier d’une assistance
médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons chaudes. Par
ailleurs, le GIP indiqua qu’il ressortait d’une note d’une agence de presse du
25 septembre 2011 que T.R., un membre du Parlement, était monté à bord des
navires amarrés dans le port de Palerme, et avait constaté que les migrants
étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines
dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables (poltrone reclinabili). Certains Tunisiens auraient été transférés à
l’hôpital, d’autres auraient été traités à bord par le personnel sanitaire.
Accompagné par le chef adjoint de la police (vice questore) et par des fonctionnaires de police, le député en
question se serait entretenu avec certains migrants, et aurait ainsi constaté
qu’ils avaient accès à des lieux de prière, que la nourriture était adéquate
(pâtes, poulet, accompagnement, fruits et eau) et que la Protection civile (Protezione civile) avait mis à leur
disposition des vêtements. Certains migrants se seraient plaints de l’absence
de rasoirs, mais le député aurait observé qu’il s’agissait d’une mesure visant
à éviter des actes d’automutilation.
28. Le GIP nota que, bien que
les migrants ne fussent pas en état de détention ou d’arrestation, une
photographie parue dans un journal montrait l’un d’eux avec les mains ligotées
par des bandelettes noires et accompagné par un agent de police. Il expliqua
que l’intéressé faisait partie d’un groupe restreint de personnes qui,
craignant un renvoi imminent, s’étaient livrées à des actes d’automutilation et
avaient endommagé des autobus. Le GIP jugea que l’apposition des bandelettes s’était
avérée nécessaire pour garantir l’intégrité physique des personnes concernées
et pour éviter des actes agressifs à l’encontre des agents de police, qui
n’étaient ni armés ni dotés d’autres moyens de coercition. En tout état de
cause, il estima que la conduite des agents de police était justifiée par un
« état de nécessité » au sens de l’article 54 du CP (paragraphe 34 ci-dessus).
29. À la lumière de ce qui
précède, le GIP conclut que le dossier ne contenait pas la preuve de l’existence
des éléments matériel et moral des infractions punies par les articles 323 et
606 du CP.
C. Les décisions du juge de paix d’Agrigente
30. Deux des migrants ayant
fait l’objet de décrets de refoulement attaquèrent ces actes devant le juge de
paix d’Agrigente.
31. Par deux ordonnances (decreti) des 4 juillet et 30 octobre
2011 respectivement, le juge de paix annula les décrets de refoulement.
Dans ses motifs, le juge de paix observa que les plaignants avaient été
trouvés sur le territoire italien respectivement les 6 mai et
18 septembre 2011 et que les décrets litigieux n’avaient été adoptés que
les 16 mai et 24 septembre 2011. Tout en reconnaissant que l’article 10 du
décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-après) n’indiquait aucun délai pour l’adoption des décrets de
refoulement, le juge considéra qu’un acte qui, de par sa nature même,
limitait la liberté de son destinataire devait être pris dans un délai
raisonnablement court à compter de l’identification (fermo) de l’étranger irrégulier. En conclure autrement,
estima-t-il, équivalait à permettre une rétention de facto du migrant en l’absence d’une décision motivée de
l’autorité, ce qui était contraire à la Constitution.
II. LE DROIT ET
LES DOCUMENTS INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
32. L’article 13 de la
Constitution italienne se lit comme suit :
« La
liberté personnelle est inviolable.
N’est
admise aucune forme de détention, d’inspection ou de fouille personnelle, ni
aucune autre restriction de la liberté personnelle, sauf par acte motivé de
l’autorité judiciaire et uniquement dans les cas et selon les modalités prévus
par la loi.
Dans
des cas exceptionnels de nécessité et d’urgence, indiqués de manière précise
par la loi, l’autorité de sûreté publique peut adopter des mesures provisoires,
qui doivent être communiquées dans un délai de 48 heures à l’autorité
judiciaire et [qui], si cette dernière ne les valide pas dans les 48 heures
suivantes, sont considérées comme révoquées et dépourvues de toute efficacité.
Toute
violence physique et morale sur les personnes soumises à des restrictions de
liberté est punie.
La
loi établit la durée maximale de la détention provisoire (carcerazione preventiva). »
B. Les dispositions en matière d’éloignement des étrangers en
situation irrégulière
33. Le décret-loi (decreto legislativo) no 286
de 1998 (« Texte unifié des dispositions concernant la réglementation de
l’immigration et les normes sur le statut des étrangers »), tel que
modifié par les lois no 271 de 2004 et no 155 de
2005 et par le décret-loi no 150 de 2011, contient entre autres
les dispositions suivantes :
Article 10 (refoulement)
« 1. La
police des frontières refoule (respinge)
les étrangers qui se présentent aux frontières sans satisfaire aux critères
fixés par le présent texte unifié sur l’entrée dans le territoire de l’État.
2. Le
refoulement avec accompagnement à la frontière est par ailleurs ordonné par le
chef de la police (questore) à
l’égard des étrangers :
a) qui entrent dans le territoire de l’État en
se soustrayant aux contrôles de frontière, lorsqu’ils sont arrêtés au moment de
l’entrée dans le territoire ou tout de suite après ;
b) qui (...) ont été temporairement admis sur
le territoire pour des nécessités de secours public.
(...)
4. Les
dispositions des alinéas 1 [et] 2 (...) ne s’appliquent pas aux cas prévus par
les dispositions en vigueur régissant l’asile politique, l’octroi du statut de
réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs
humanitaires.
(...). »
Article 13 (expulsion administrative)
« 1. Pour
des raisons d’ordre public ou de sécurité de l’État, le ministre de l’Intérieur
peut ordonner l’expulsion de l’étranger, même si celui-ci [n’a pas sa
résidence] dans le territoire de l’État, en informant préalablement le
président du Conseil des ministres et le ministre des Affaires étrangères.
2. Le
préfet ordonne l’expulsion lorsque l’étranger :
a) est
entré dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière
et n’a pas été refoulé en application de l’article 10 ;
(...)
8. Un
recours contre le décret d’expulsion peut être présenté devant l’autorité
judiciaire (...). »
Article 14 (exécution de l’expulsion)
« 1. Lorsqu’en
raison de la nécessité de secourir l’étranger, d’effectuer des contrôles
supplémentaires quant à son identité ou à sa nationalité ou d’obtenir les documents
de voyage, ou en raison de l’indisponibilité du transporteur, il n’est pas
possible d’exécuter rapidement l’expulsion par accompagnement à la frontière ou
le refoulement, le chef de la police (questore)
ordonne que l’étranger soit retenu pendant le temps strictement nécessaire
auprès du centre d’identification et d’expulsion le plus proche, parmi ceux
identifiés ou créés par décret du ministre de l’Intérieur en concertation (di concerto) avec les ministres de la
Solidarité sociale et du Trésor, du Budget et de la Planification économique.
(...). »
C. Le code pénal
34. Dans ses parties
pertinentes, l’article 54 § 1 du CP se lit comme suit :
« N’est pas punissable le fait commis sous la
contrainte de la nécessité de sauver [son auteur ou autrui] d’un danger actuel
de préjudice grave à la personne, pourvu que ce danger n’ait pas été
volontairement provoqué [par l’intéressé] et ne pût être évité autrement, et
pourvu que ledit fait fût proportionné au danger. (...). »
D. Le Sénat italien
35. Le 6 mars 2012, la
commission extraordinaire pour les droits de l’homme du Sénat italien
(ci-après, la « commission extraordinaire du Sénat ») a approuvé un
rapport « sur l’état [du respect] des droits de l’homme dans les
institutions pénitentiaires et dans les centres d’accueil et de rétention des
migrants en Italie ». Visité par la commission le 11 février 2009, le CSPA
de Lampedusa y est décrit notamment dans les passages suivants :
« L’accueil dans le centre de Lampedusa
devait être limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du
migrant et la légalité de son séjour sur le territoire ou pour en décider
l’éloignement. En réalité, comme cela a été dénoncé par le HCR et par plusieurs
organisations qui opèrent sur le terrain, les durées de séjour se sont
prolongées parfois pendant plus de vingt jours sans qu’aient été adoptées de
décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues. La
rétention prolongée, l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur, le manque
de liberté de mouvement sans aucune mesure juridique ou administrative
prévoyant de telles restrictions ont provoqué un climat de tension très vif,
qui s’exprime souvent par des actes d’automutilation. De nombreux appels de la
part des organisations qui travaillent sur l’île se sont succédé à propos de la
légalité de cette situation.
(...)
On accède à des pièces d’environ cinq mètres sur
six : elles sont destinées à accueillir 12 personnes. Dans les pièces se
trouvent, l’un à côté de l’autre, des lits superposés à quatre niveaux sur
lesquels prennent place jusqu’à 25 hommes par pièce (...). Dans de nombreux
blocs, des matelas en caoutchouc mousse sont installés le long des couloirs.
Dans de nombreux cas, la mousse des matelas a été déchirée pour être utilisée
comme coussin. Dans certains cas, les matelas de deux personnes, protégés par
des toiles improvisées, ont été placés sur le palier des escaliers, à
l’extérieur (...). Au plafond, dans de nombreux cas, la protection en plastique
des lumières a été retirée et les ampoules sont absentes. Au bout du couloir,
d’un côté, on trouve les sanitaires et les douches. Il n’y a pas de porte et
l’intimité est garantie par des rideaux en tissu ou en plastique placés de
manière improvisée ici ou là. II n’y a pas de robinet et les conduits ne
distribuent l’eau que lorsqu’elle est activée au niveau central. L’écoulement
est parfois bloqué ; au sol, de l’eau ou d’autres liquides ruissellent
jusqu’au couloir et dans les pièces où ont été placés les matelas en caoutchouc
mousse. L’odeur des latrines envahit tous les espaces. Il commence à pleuvoir.
Ceux qui se trouvent sur les escaliers en acier et doivent accéder à l’étage
supérieur se mouillent et emmènent dans les logements humidité et
saleté. »
III. LES ACCORDS
BILATÉRAUX AVEC LA TUNISIE
36. Le 5 avril 2011, le
gouvernement italien a conclu un accord avec la Tunisie visant le contrôle de
la vague d’immigration irrégulière provenant de ce pays.
37. Le texte de l’accord
n’avait pas été rendu public. Cependant, en annexe à sa demande de renvoi
devant la Grande Chambre, le Gouvernement a produit des extraits du
procès-verbal d’une réunion tenue à Tunis les 4 et 5 avril 2011 entre les
ministres de l’Intérieur tunisien et italien. D’après un communiqué de presse
publié sur le site internet du ministère de l’Intérieur italien le 6 avril 2011[1], la Tunisie acceptait de
renforcer le contrôle de ses frontières dans le but d’éviter de nouveaux
départs de clandestins, à l’aide de moyens logistiques mis à sa disposition par
les autorités italiennes.
38. En outre, la Tunisie
s’engageait à accepter le retour immédiat des Tunisiens arrivés irrégulièrement
en Italie après la date de conclusion de l’accord. Les ressortissants tunisiens
pouvaient être refoulés par le biais de procédures simplifiées, prévoyant la
simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires
tunisiennes.
39. Selon les indications
fournies par le Gouvernement dans son mémoire devant la Grande Chambre du 25
avril 2016, un premier accord avec la Tunisie avait été conclu en 1998 ;
il avait été annoncé sur le site du ministère de l’Intérieur et dans les
archives des traités du ministère des Affaires Étrangères et de la Coopération
Internationale et publié dans la Gazette des lois no 11 du 15
janvier 2000.
40. En annexe à sa demande de
renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a produit une note verbale
relative à l’accord bilatéral conclu avec la Tunisie en 1998. Émanant du
gouvernement italien et daté du 6 août 1998, le document en question, qui ne
semble pas être celui qui a été appliqué aux requérants (paragraphe 103 ci-après), contient des dispositions en
matière de coopération bilatérale pour la prévention et la lutte contre
l’immigration clandestine, de réadmission des ressortissants des deux pays, de
renvoi au pays de provenance directe des ressortissants des pays tiers autres
que ceux des pays membres de l’Union du Maghreb arabe et de restitution des
personnes réadmises.
Il ressort du contenu de la note verbale que le gouvernement italien
s’engageait à soutenir la Tunisie dans la lutte contre l’immigration
clandestine par un appui en équipements techniques et opérationnels et par une
contribution financière, et que chaque partie s’engageait à reprendre sur son
territoire, à la demande de l’autre partie et sans formalités, toute personne
ne remplissant pas les conditions d’entrée ou de séjour applicables sur le
territoire de la partie requérante dès lors qu’il était établi qu’elle
possédait la nationalité de la partie requise. La note indiquait quels étaient
les documents utiles à l’identification des personnes concernées prévoyait (au
point 5 du chapitre II) que si l’autorité consulaire de la partie requise
estimait devoir entendre ces personnes, un représentant de celle-ci pouvait se
rendre au bureau judiciaire, ou au centre d’accueil ou dans le lieu de soins où
les personnes concernées étaient légalement hébergées, et ce aux fins de leur
audition.
La note verbale décrit également les procédures pour la délivrance de
laissez-passer et de reconduite aux frontières et contient l’engagement du
gouvernement italien de « ne pas faire usage de renvois massifs ou
spéciaux ».
IV. LA
« DIRECTIVE RETOUR »
41. Dans le cadre de l’Union
européenne, le renvoi des étrangers en situation irrégulière est réglementé par
la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du
16 décembre 2008 (dite « directive retour »), « relative aux normes et procédures communes applicables dans
les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour
irrégulier ». Ce texte comprend notamment les dispositions
suivantes :
Article premier
Objet
« La présente directive fixe les normes et
procédures communes à appliquer dans les États membres au retour des ressortissants
de pays tiers en séjour irrégulier, conformément aux droits fondamentaux en
tant que principes généraux du droit communautaire ainsi qu’au droit
international, y compris aux obligations en matière de protection des réfugiés
et de droits de l’homme. »
Article
2
Champ d’application
« 1. La
présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour
irrégulier sur le territoire d’un État membre.
2. Les
États membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants
de pays tiers:
a) faisant
l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 13 du code
frontières Schengen, ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à
l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou
aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu
par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État
membre ;
b) faisant
l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour,
conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition.
(...) »
Article
8
Éloignement
« 1. Les
États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision
de retour si aucun délai n’a été accordé pour un départ volontaire conformément
à l’article 7, paragraphe 4, ou si l’obligation de retour n’a pas été respectée
dans le délai accordé pour le départ volontaire conformément à l’article 7.
2. Si
un État membre a accordé un délai de départ volontaire conformément à l’article
7, la décision de retour ne peut être exécutée qu’après expiration de ce délai,
à moins que, au cours de celui-ci, un risque visé à l’article 7, paragraphe 4,
apparaisse.
3. Les
États membres peuvent adopter une décision ou un acte distinct de nature
administrative ou judiciaire ordonnant l’éloignement.
4. Lorsque
les États membres utilisent — en dernier ressort — des mesures coercitives pour
procéder à l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers qui s’oppose à son
éloignement, ces mesures sont proportionnées et ne comportent pas d’usage de la
force allant au-delà du raisonnable. Ces mesures sont mises en oeuvre comme il
est prévu par la législation nationale, conformément aux droits fondamentaux et
dans le respect de la dignité et de l’intégrité physique du ressortissant
concerné d’un pays tiers.
5. Lorsque
les États membres procèdent aux éloignements par voie aérienne, ils tiennent
compte des orientations communes sur les mesures de sécurité à prendre pour les
opérations communes d’éloignement par voie aérienne, annexées à la
décision 2004/573/CE.
6. Les
États membres prévoient un système efficace de contrôle du retour forcé. »
Article
12
Forme
« 1. Les
décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi
que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs
de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de
recours disponibles.
Les
informations relatives aux motifs de fait peuvent être limitées lorsque le
droit national permet de restreindre le droit à l’information, en particulier
pour sauvegarder la sécurité nationale, la défense et la sécurité publique, ou
à des fins de prévention et de détection des infractions pénales et d’enquêtes
et de poursuites en la matière.
2. Sur
demande, les États membres fournissent une traduction écrite ou orale des
principaux éléments des décisions liées au retour visées au paragraphe 1, y
compris des informations concernant les voies de recours disponibles, dans une
langue que le ressortissant d’un pays tiers comprend ou dont il est raisonnable
de supposer qu’il la comprend.
3. Les
États membres peuvent décider de ne pas appliquer le paragraphe 2 aux
ressortissants d’un pays tiers qui ont pénétré illégalement sur le territoire
d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le
droit d’y séjourner.
Dans
ce cas, les décisions liées au retour visées au paragraphe 1 sont rendues au
moyen d’un formulaire type prévu par la législation nationale.
Les
États membres mettent à disposition des documents d’information générale
expliquant les principaux éléments du formulaire type dans au moins cinq des
langues les plus fréquemment utilisées ou comprises par les migrants illégaux
entrant dans l’État membre concerné. »
Article
13
Voies de recours
« 1. Le
ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective
pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe
1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance
compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties
d’indépendance.
2. L’autorité
ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les
décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut
notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension
temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale.
3. Le
ressortissant concerné d’un pays tiers a la possibilité d’obtenir un conseil
juridique, une représentation juridique et, en cas de besoin, une assistance
linguistique.
4. Les
États membres veillent à ce que l’assistance juridique et/ou la représentation
nécessaires soient accordées sur demande gratuitement conformément à la
législation ou à la réglementation nationale applicable en matière d’assistance
juridique et peuvent prévoir que cette assistance juridique et/ou cette
représentation gratuites sont soumises aux conditions énoncées à l’article 15,
paragraphes 3 à 6, de la directive 2005/85/CE. »
Article
15
Rétention
« 1. À
moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être
appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent
uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait
l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à
l’éloignement, en particulier lorsque :
a) il
existe un risque de fuite, ou
b) le
ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du
retour ou de la procédure d’éloignement.
Toute
rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps
que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence
requise.
2. La
rétention est ordonnée par les autorités administratives ou judiciaires.
La
rétention est ordonnée par écrit, en indiquant les motifs de fait et de droit.
Si
la rétention a été ordonnée par des autorités administratives, les États
membres :
a) soit
prévoient qu’un contrôle juridictionnel accéléré de la légalité de la rétention
doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du début de la rétention,
b) soit
accordent au ressortissant concerné d’un pays tiers le droit d’engager une
procédure par laquelle la légalité de la rétention fait l’objet d’un contrôle
juridictionnel accéléré qui doit avoir lieu le plus rapidement possible à
compter du lancement de la procédure en question. Dans ce cas, les États
membres informent immédiatement le ressortissant concerné d’un pays tiers de la
possibilité d’engager cette procédure.
Le
ressortissant concerné d’un pays tiers est immédiatement remis en liberté si la
rétention n’est pas légale.
3. Dans
chaque cas, la rétention fait l’objet d’un réexamen à intervalles raisonnables
soit à la demande du ressortissant concerné d’un pays tiers, soit d’office. En
cas de périodes de rétention prolongées, les réexamens font l’objet d’un
contrôle par une autorité judiciaire.
4. Lorsqu’il
apparaît qu’il n’existe plus de perspective raisonnable d’éloignement pour des
considérations d’ordre juridique ou autres ou que les conditions énoncées au
paragraphe 1 ne sont plus réunies, la rétention ne se justifie plus et la
personne concernée est immédiatement remise en liberté.
5. La
rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au
paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement
puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de
rétention, qui ne peut pas dépasser six mois.
6. Les
États membres ne peuvent pas prolonger la période visée au paragraphe 5, sauf
pour une période déterminée n’excédant pas douze mois supplémentaires,
conformément au droit national, lorsque, malgré tous leurs efforts
raisonnables, il est probable que l’opération d’éloignement dure plus longtemps
en raison :
a) du
manque de coopération du ressortissant concerné d’un pays tiers, ou
b) des
retards subis pour obtenir de pays tiers les documents nécessaires. »
Article
16
Conditions de rétention
« 1. La
rétention s’effectue en règle générale dans des centres de rétention
spécialisés. Lorsqu’un État membre ne peut les placer dans un centre de
rétention spécialisé et doit les placer dans un établissement pénitentiaire,
les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont séparés des
prisonniers de droit commun.
2. Les
ressortissants de pays tiers placés en rétention sont autorisés — à leur
demande — à entrer en contact en temps utile avec leurs représentants légaux,
les membres de leur famille et les autorités consulaires compétentes.
3. Une
attention particulière est accordée à la situation des personnes vulnérables.
Les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies sont
assurés.
4. Les
organisations et instances nationales, internationales et non gouvernementales
compétentes ont la possibilité de visiter les centres de rétention visés au
paragraphe 1, dans la mesure où ils sont utilisés pour la rétention de
ressortissants de pays tiers conformément au présent chapitre. Ces visites
peuvent être soumises à une autorisation.
5. Les
ressortissants de pays tiers placés en rétention se voient communiquer
systématiquement des informations expliquant le règlement des lieux et énonçant
leurs droits et leurs devoirs. Ces informations portent notamment sur leur
droit, conformément au droit national, de contacter les organisations et
instances visées au paragraphe 4. »
Article
18
Situations d’urgence
« 1. Lorsqu’un
nombre exceptionnellement élevé de ressortissants de pays tiers soumis à une
obligation de retour fait peser une charge lourde et imprévue sur la capacité
des centres de rétention d’un État membre ou sur son personnel administratif et
judiciaire, l’État membre en question peut, aussi longtemps que cette situation
exceptionnelle persiste, décider d’accorder pour le contrôle juridictionnel des
délais plus longs que ceux prévus à l’article 15, paragraphe 2, troisième
alinéa, et de prendre des mesures d’urgence concernant les conditions de
rétention dérogeant à celles énoncées à l’article 16, paragraphe 1, et à
l’article 17, paragraphe 2.
2. Lorsqu’il
recourt à ce type de mesures exceptionnelles, l’État membre concerné en informe
la Commission. Il informe également la Commission dès que les motifs justifiant
l’application de ces mesures ont cessé d’exister.
3. Aucune
disposition du présent article ne saurait être interprétée comme autorisant les
États membres à déroger à l’obligation générale qui leur incombe de prendre
toutes les mesures appropriées, qu’elles soient générales ou particulières,
pour veiller au respect de leurs obligations découlant de la présente
directive. »
42. Appelée à interpréter la
« directive retour », la Cour de Justice de l’Union européenne
(ci-après, la « CJUE ») a dit que tout étranger a le droit
d’exprimer, avant l’adoption d’une décision concernant son renvoi, son point de
vue sur la légalité de son séjour (voir, notamment, Khaled Boudjlida c. Préfet des Pyrénées-Atlantiques, affaire
C-249/13, arrêt du 11 décembre 2014, points 28-35).
43. Il
ressort de la jurisprudence de la CJUE que, malgré l’absence de disposition expresse prévoyant le respect du droit d’être
entendu dans la « directive retour », ce droit s’applique en tant que
principe fondamental du droit de l’Union (voir, notamment, les articles
41, 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
arrêts M.G. et N.R
c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, C-383/13 PPU,
10 septembre 2013, point 32, et Sophie
Mukarubega c. Préfet de police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13,
arrêt 5 novembre 2014, points 42-45).
La CJUE a précisé que le droit d’être entendu : a) garantit à
toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et
effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant
l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses
intérêts (arrêts Khaled Boudjlida,
précité, point 36, et Sophie Mukarubega, précité, point 46) ; et b) a
pour but que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte
de l’ensemble des éléments pertinents, prêtant toute l’attention requise aux
observations soumises par l’intéressé et motivant sa décision de façon
circonstanciée (arrêt Khaled Boudjlida,
précité, points 37 et 38).
Dans l’arrêt Khaled Boudjlida
(précité, points 55, 64-65 et 67) la CJUE a ajouté : a) que
l’intéressé ne doit pas nécessairement pouvoir s’exprimer sur tous les éléments
sur lesquels l’autorité nationale entend fonder sa décision de retour, mais
doit simplement avoir l’opportunité de présenter les éventuels motifs qui
empêcheraient son éloignement ; b) que le droit d’être entendu
pendant la procédure de retour ne s’accompagne pas du droit à une assistance
juridique gratuite ; et c) que la durée de l’audition n’est pas
déterminante pour savoir si l’intéressé a effectivement été entendu (en
l’espèce, elle avait duré environ 30 minutes).
44. Selon
la CJUE, une décision prise suite à une
procédure administrative qui a violé le droit d’être entendu ne peut être
annulée que si, en l’absence de cette irrégularité, la procédure aurait abouti
à un résultat différent (M.G. et
N.R, précité, points 38 et 44, concernant des décisions de prolongation de
mesures de rétention à des fins d’éloignement ; aux points 41-43 de
cet arrêt, la CJUE a précisé qu’une conclusion contraire risquerait de porter
atteinte à l’effet utile de la directive et remettrait en cause l’objectif
d’éloignement).
45. Enfin, la CJUE a affirmé
que le droit d’être entendu peut être soumis à des restrictions, à condition que celles-ci répondent à des objectifs
d’intérêt général et qu’elles ne constituent pas, au regard du but poursuivi,
une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance
du droit (M.G. et N.R,
précité, point 33, et Sophie Mukarubega, précité, points 53 et
82, où il est indiqué que les autorités nationales n’ont pas l’obligation
d’entendre la personne concernée à deux reprises dans le cadre de sa demande de
séjour puis de son éloignement, mais seulement dans l’une de ces procédures).
V. AUTRES TEXTES
INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. La Commission du droit international
46. Lors de sa soixante-sixième
session, en 2014, la Commission du droit international a adopté un
« Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers ». Ce texte, dont
l’Assemblée générale des Nations Unies a pris note (résolution A/RES/69/119 du
10 décembre 2014), comprend notamment les dispositions suivantes :
Article 2
Définitions
« Aux
fins du présent projet d’articles:
a) «Expulsion»
s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par
lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État; elle
n’inclut pas l’extradition vers un autre État, ni le transfert à une
juridiction pénale internationale, ni la non-admission d’un étranger dans un
État;
b) «Étranger»
s’entend d’un individu qui n’a pas la nationalité de l’État sur le territoire
duquel il se trouve. »
Article 3
Droit d’expulsion
« Un
État a le droit d’expulser un étranger de son territoire. L’expulsion doit se
faire dans le respect du présent projet d’articles, sans préjudice des autres
règles applicables du droit international, en particulier celles relatives aux
droits de l’homme. »
Article 4
Obligation de conformité à la loi
« Un
étranger ne peut être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément
à la loi. »
Article 5
Motifs d’expulsion
« 1. Toute
décision d’expulsion doit être motivée.
2. Un
État ne peut expulser un étranger que pour un motif prévu par la loi.
3. Le
motif d’expulsion doit être apprécié de bonne foi et de manière raisonnable, à
la lumière de toutes les circonstances, en tenant compte notamment, lorsque
cela est pertinent, de la gravité des faits, du comportement de l’étranger
concerné ou de l’actualité de la menace que les faits génèrent.
4. Un
État ne peut expulser un étranger pour un motif contraire à ses obligations en
vertu du droit international. »
Article 9
Interdiction de l’expulsion collective
« 1. Aux
fins du présent projet d’article, l’expulsion collective s’entend de
l’expulsion d’étrangers en tant que groupe.
2. L’expulsion
collective des étrangers est interdite.
3. Un
État peut expulser concomitamment les membres d’un groupe d’étrangers, à
condition que la mesure d’expulsion soit prise à l’issue et sur la base d’une
appréciation de la situation particulière de chacun des membres qui forment le
groupe conformément au présent projet d’articles.
4. Le
présent projet d’article est sans préjudice des règles de droit international
applicables à l’expulsion des étrangers en cas de conflit armé impliquant
l’État expulsant. »
Article 13
Obligation de respecter la dignité humaine et les droits de l’homme
de l’étranger objet de l’expulsion
« 1. Tout
étranger objet d’une expulsion est traité avec humanité et avec le respect de
la dignité inhérente à la personne humaine tout au long de la procédure
d’expulsion.
2. Il
a droit au respect de ses droits de l’homme, notamment ceux énoncés dans le
présent projet d’articles. »
Article 15
Personnes vulnérables
« 1. Les
enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées, les femmes enceintes
et d’autres personnes vulnérables faisant l’objet d’une expulsion doivent être
considérés comme tels et doivent être traités et protégés en tenant dûment
compte de leur vulnérabilité.
2. En
particulier, dans toutes les décisions qui concernent des enfants faisant
l’objet d’une expulsion, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une
considération primordiale. »
Article 17
Prohibition de la torture et des peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants
« L’État
expulsant ne peut soumettre l’étranger objet de l’expulsion à la torture ni à
des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
Article 19
Détention de l’étranger aux fins d’expulsion
« 1. a) La
détention d’un étranger aux fins d’expulsion ne doit pas être arbitraire ni
avoir un caractère punitif.
b) Un
étranger détenu aux fins d’expulsion doit, sauf dans des circonstances
exceptionnelles, être séparé des personnes condamnées à des peines de privation
de liberté.
2. a) La
durée de la détention doit être limitée à un laps de temps qui est
raisonnablement nécessaire à l’exécution de l’expulsion. Toute détention d’une
durée excessive est interdite.
b) La
prolongation de la durée de la détention ne peut être décidée que par une
juridiction ou par une autre autorité compétente soumise à contrôle judiciaire.
3. a) La
détention d’un étranger objet d’une expulsion doit faire l’objet d’un examen à
échéances régulières fondé sur des critères précis définis par la loi;
b) Sous
réserve du paragraphe 2, il est mis fin à la détention aux fins de l’expulsion
lorsque l’expulsion ne peut pas être mise à exécution, sauf lorsque les raisons
en sont imputables à l’étranger concerné. »
47. Dans son commentaire à
l’article 9 du projet, la Commission du droit international a noté, entre
autres, ce qui suit :
« 1) Le
projet d’article 9 inclut, en son paragraphe 1, une définition de l’expulsion
collective aux fins du projet d’articles. Selon cette définition, l’expulsion
collective s’entend de l’expulsion d’étrangers ‘en tant que groupe’. Cette
formulation est inspirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme. Le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur
les droits des non-ressortissants, M. David Weissbrodt, l’a également fait
sienne dans son rapport final de 2003. Seul l’élément ‘collectif’ est abordé
dans cette définition, qui doit être comprise à la lumière de la définition
générale de l’expulsion qui figure au projet d’article 2 a).
(...).
4) L’interdiction
de l’expulsion collective des étrangers, qui est énoncée au paragraphe 2 du
projet d’article 9, doit se lire à la lumière du paragraphe 3, qui l’élucide en
précisant les conditions auxquelles les membres d’un groupe d’étrangers peuvent
être expulsés concomitamment sans pour autant qu’une telle mesure soit à
considérer comme une expulsion collective au sens du projet d’articles. Le
paragraphe 3 indique qu’une telle expulsion est admissible à condition
qu’elle soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation
individuelle de chacun des membres qui forment le groupe conformément au
présent projet d’articles. Cette dernière indication vise en particulier le
paragraphe 3 du projet d’article 5 qui dispose que le motif d’expulsion doit
être apprécié de bonne foi et de manière raisonnable, à la lumière de toutes
les circonstances, en tenant compte notamment, lorsque cela est pertinent, de
la gravité des faits, du comportement de l’étranger concerné ou de l’actualité
de la menace que les faits génèrent.
(...). »
B. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
48. Les faits de l’espèce
s’inscrivent dans le contexte d’arrivées massives de migrants irréguliers sur
les côtes italiennes en 2011, à la suite notamment des soulèvements en Tunisie,
puis du conflit en Libye.
49. Dans ce contexte,
l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a constitué une
sous-commission ad hoc « sur
l’arrivée massive de migrants en situation irrégulière, de demandeurs d’asile
et de réfugiés sur les rivages du sud de l’Europe » (ci-après, « la
sous-commission ad hoc de
l’APCE »), qui a effectué une visite d’information à Lampedusa les 23 et
24 mai 2011. Un rapport de visite a été publié le 30 septembre 2011. Ses
parties pertinentes se lisent comme suit :
« II. Historique
de Lampedusa en matière d’accueil de flux migratoires mixtes
(...)
9. En
raison de sa position géographique proche des côtes africaines, l’île de
Lampedusa a connu plusieurs épisodes durant lesquels elle a dû faire face à de
nombreuses arrivées par mer de personnes souhaitant se rendre en Europe
(31 252 personnes en 2008, 11 749 en 2007, 18 047 en 2006,
15 527 en 2005).
10. Les
arrivées se sont considérablement raréfiées en 2009 et 2010 (respectivement
2 947 et 459) suite à un accord conclu entre l’Italie et la Libye de
Mouammar Kadhafi. Cet accord, fortement critiqué en raison des violations des
droits de l’homme en Libye et des conditions de vie déplorables des migrants,
réfugiés et demandeurs d’asile dans le pays, a aussi fait l’objet de critiques
parce qu’il présentait le risque, confirmé depuis par le HCR, que des
demandeurs d’asile et des réfugiés se voient interdire l’accès à la protection
internationale. Il s’est cependant révélé extrêmement efficace pour stopper les
arrivées, de sorte que les centres d’accueil de l’île ont été fermés et que les
organisations internationales actives à Lampedusa ont suspendu leur présence
sur le terrain.
11. En
2011, suite aux soulèvements en Tunisie, puis en Libye, l’île s’est trouvée
confrontée à une nouvelle vague d’arrivées par bateaux. Les arrivées ont repris
en deux temps. En premier lieu, ce sont des Tunisiens qui sont arrivés sur
l’île, suivis de bateaux en provenance de la Libye, sur lesquels se trouvaient
un grand nombre de femmes et de jeunes enfants. Les arrivées ont commencé le 29
janvier 2011 et rapidement la population de l’île s’en est trouvée multipliée
par deux.
12. Suite
à ces arrivées, l’Italie a rapidement déclaré l’état d’urgence humanitaire sur
l’île de Lampedusa et appelé à la solidarité des États membres de l’Union
européenne. Des pouvoirs d’urgence ont été confiés au préfet de Palerme pour
gérer la situation.
13. À
la date du 21 septembre 2011, 55 298 personnes étaient arrivées par la mer
à Lampedusa (parmi elles 27 315 de Tunisie et 27 983 de Libye,
notamment des Nigériens, des Ghanéens, des Maliens et des Ivoiriens).
(...).
V. Les
acteurs sur le terrain et leurs responsabilités
26. La
direction de la police de la province d’Agrigente est responsable de toutes les
questions liées à la réception des arrivants sur l’île jusqu’à leur transfert.
C’est aussi la direction de la police qui supervise [le partenaire privé] Accoglienza,
qui gère les deux centres d’accueil de l’île. Le bureau de la police de
l’immigration de la province d’Agrigente est chargé de procéder à
l’identification, aux transferts et aux renvois éventuels des arrivants. Depuis
le 13 avril 2011, c’est la Protection civile italienne qui coordonne la gestion
des flux migratoires en provenance d’Afrique du Nord.
27. La
communauté internationale est également fortement mobilisée sur le terrain. Le
Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation
internationale pour les migrations (OIM), la Croix-Rouge, l’Ordre de Malte et
l’ONG Save the Children ont des équipes sur le terrain.
28. Le
HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the
Children font partie du « Praesidium
Project » et apportent leur assistance à la gestion des flux
migratoires mixtes par la mer sur Lampedusa. Ces organisations sont autorisées
à avoir une présence permanente à l’intérieur des centres d’accueil de
Lampedusa et disposent d’interprètes et de médiateurs culturels. Dès février
2011, elles ont dépêché des équipes sur place (comme on l’a vu, leur présence
avait été suspendue avec la diminution des arrivées). Le « Praesidium Project », qui a depuis
été étendu dans d’autres centres en Italie, fait figure d’exemple de bonne pratique
en Europe et les organisations impliquées ont publié conjointement un guide de
gestion des flux migratoires mixtes par la mer (il existe pour l’instant
uniquement en italien, mais il sera bientôt traduit en anglais).
29. Les
membres de la sous-commission ad hoc
ont pu constater que tous ces acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans
un effort de coordination et avec pour but commun prioritaire de sauver des
vies lors des opérations de sauvetage en mer, de faire le maximum pour
accueillir les arrivants dans des conditions décentes, puis d’aider à ce qu’ils
soient transférés rapidement vers d’autres centres ailleurs en Italie.
VI. Structures
d’accueil de Lampedusa
30. Il
est essentiel que les transferts vers des centres ailleurs en Italie soient
effectués le plus rapidement possible car les capacités d’accueil dont dispose
l’île de Lampedusa sont à la fois insuffisantes pour accueillir le nombre
d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours.
31. Lampedusa
a deux centres d’accueil : le centre principal à Contrada Imbriacola et la
Base Loran.
32. Le
centre principal est un centre d’accueil initial et d’hébergement (CSPA). La
sous-commission ad hoc a été informée
par le Directeur du centre que la capacité d’accueil varie de 400 à 1 000
places. À la date de la visite, le centre hébergeait 804 personnes. Les
conditions d’accueil étaient correctes, quoique très basiques. Les pièces
étaient remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol. Les
bâtiments, qui sont des blocs préfabriqués, sont aérés puisque les pièces
disposent de fenêtres et, lorsque le centre accueille un nombre de personnes
correspondant à ses capacités, les sanitaires semblent suffisants.
33. Lors
de la visite de la sous-commission, ce centre était scindé en deux parties.
L’une était réservée aux personnes arrivant de Libye et aux mineurs non
accompagnés (y compris les mineurs non accompagnés tunisiens). L’autre, un
centre fermé à l’intérieur du centre (lui-même fermé), était réservée aux
adultes tunisiens.
(...).
VIII. Contrôles sanitaires
41. Les
équipes médicales et sanitaires des différentes organisations (Croix-Rouge,
MSF, Ordre de Malte) et les nombreuses équipes régionales sont coordonnées par
le chef de l’unité de santé de Palerme.
42. Dès
que les garde-côtes ont connaissance de l’arrivée d’un bateau, ils préviennent
le coordinateur médical et l’informent du nombre de personnes qui se trouvent à
bord. Toutes les personnes concernées sont alors immédiatement informées et
mobilisées, à toute heure du jour et de la nuit.
43. Les
premiers contrôles de l’état de santé des personnes arrivant sont effectués sur
le port, dès le débarquement. En amont, des membres/médecins de l’ordre de
Malte accompagnent les garde-côtes ou la douane lors des opérations
d’interception et de sauvetage en mer. Ils informent les équipes médicales
mobilisées sur le port de possibles cas nécessitant une prise en charge
médicale spécifique et immédiate.
44. Dès
leur débarquement, les arrivants sont rapidement classés en fonction de leurs
besoins, selon un code de couleurs bien défini. Les personnes nécessitant une
hospitalisation sont transférées par hélicoptère vers Palerme ou ailleurs. Les
hôpitaux sont dans l’obligation d’accepter ces patients, même au-delà de leur
capacité.
45. Parfois
le temps manque pour effectuer les premiers contrôles de tous les arrivants sur
le port, et ces contrôles doivent donc être poursuivis dans les centres
d’accueil. L’accent a été mis sur la nécessité également d’avoir dans les
centres des procédures aussi standardisées que possible.
46. Les
problèmes les plus fréquents sont : le mal de mer, les troubles des voies
respiratoires supérieures, les brûlures (fuel, eau de mer, soleil ou une
combinaison des trois), la déshydratation, une douleur généralisée (en raison
de la posture sur le bateau), les troubles psychologiques ou un stress aigu (en
raison du risque élevé de perdre la vie pendant la traversée). Certaines
personnes arrivant de Libye souffraient de stress aigu avant même d’entamer la
traversée. Les arrivants sont des personnes extrêmement vulnérables qui peuvent
avoir été victimes de violences physiques et/ou psychologiques et leurs
traumatismes sont parfois dus aux traitements qu’ils ont subis en Libye. Par
ailleurs, de nombreuses femmes sont enceintes et doivent être examinées plus
attentivement. Quelques cas de tuberculose ont été détectés et les personnes
concernées ont immédiatement été mises en quarantaine dans un hôpital.
47. L’évaluation
de l’état de santé des arrivants sur Lampedusa reste à caractère général. Une
évaluation individuelle n’est pas possible sur l’île et elle est effectuée
ailleurs après transfert. Toutefois, toute personne qui demande à être examinée
peut l’être et aucune demande en ce sens n’est rejetée. Le chef de l’unité de
santé de Palerme procède à une inspection régulière des équipements sanitaires
et de l’alimentation des centres.
48. MSF
et la Croix-Rouge ont fait part de leur inquiétude quant aux conditions
sanitaires en cas de surpeuplement des centres. Il a également été souligné que
les Tunisiens, séparés des autres arrivants par une barrière fermée, ne
disposaient pas d’un accès direct aux équipes médicales du centre d’accueil.
IX. Information sur les procédures
d’asile
49. L’équipe
du HCR informe succinctement les arrivants des procédures d’asile existantes
mais il a été souligné que Lampedusa n’était pas l’endroit dans lequel les
réfugiés et demandeurs d’asile potentiels recevaient une information exhaustive
en la matière. Ces informations, ainsi que l’assistance pour les démarches de
demande d’asile, sont prodiguées une fois que les arrivants ont été transférés
dans d’autres centres d’accueil, à caractère moins provisoire, ailleurs en Italie.
Si certains expriment le souhait de demander l’asile, le HCR transmet
l’information à la police italienne.
50. Cependant,
lorsque le nombre d’arrivants est important (ce qui est de plus en plus souvent
le cas) et que les transferts sont effectués très rapidement, il arrive que les
arrivants ne soient pas informés de leur droit de demander l’asile. Ils sont
alors informés dans le centre dans lequel ils sont transférés. Cette lacune
concernant l’information sur l’accès à la protection internationale peut poser
problème dans la mesure où les personnes de certaines nationalités sont
susceptibles d’être renvoyées directement dans leur pays d’origine. En règle
générale, cependant, les arrivants ne sont pas en mesure de recevoir
immédiatement une information détaillée sur l’accès à la procédure d’asile.
L’urgence est ailleurs : ils sont épuisés, désorientés, et veulent se
laver, manger et dormir.
X. Les Tunisiens
51. Lors
de la dernière vague d’arrivées, les Tunisiens ont été les premiers à accoster
à Lampedusa en février 2011. Ces arrivées ont été problématiques pour plusieurs
raisons. Comme indiqué plus haut, les arrivées par mer s’étant considérablement
réduites en 2009 et 2010, les centres d’accueil de l’île étaient fermés. Les
migrants tunisiens se sont donc retrouvés à la rue, dans des conditions
déplorables. Lorsque les centres ont été rouverts, leur capacité d’accueil a
immédiatement été saturée. Les Tunisiens ont par la suite été transférés dans
des centres de rétention ailleurs en Italie, puis, une fois ceux-ci saturés à
leur tour, dans des centres d’accueil ouverts prévus pour les demandeurs
d’asile.
52. Le
fait que les Tunisiens soient dans leur quasi-totalité des migrants économiques
et la difficulté à organiser des retours immédiats vers la Tunisie ont motivé
la décision des autorités italiennes de leur accorder le 5 avril 2011, par
décret, des permis de résidence temporaire de six mois. Alors que 25 000
Tunisiens étaient déjà arrivés en Italie à cette date, seuls 12 000 ont
profité de cette mesure (les 13 000 restants ayant déjà disparu des
centres à cette date). Cette mesure a eu les conséquences que l’on
connaît : des tensions avec la France et une sérieuse remise en question
de la liberté de circulation dans l’espace Schengen.
53. Le
5 avril 2011, l’Italie a conclu avec la Tunisie un accord prévoyant un certain
nombre de retours quotidiens des migrants tunisiens arrivés en Italie après
cette date. L’accord n’a jamais été rendu public mais des quotas compris entre
30 et 60 retours par jour ont été évoqués. À la date de la visite de la
sous-commission ad hoc, les retours
vers la Tunisie étaient suspendus.
54. Cette
suspension des retours a eu pour conséquence que, à la date de la visite de la
sous-commission ad hoc, environ 190
Tunisiens étaient détenus sur l’île. Certains d’entre eux l’étaient depuis plus
de vingt jours, dans un centre fermé situé lui-même à l’intérieur du centre
fermé de Contrada Imbriacola. Malgré l’affirmation des autorités selon laquelle
les Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules,
les membres de la sous-commission ont pu constater que les conditions
auxquelles ils étaient soumis s’apparentaient à une détention et à une
privation de liberté.
55. Quoique
les membres de la sous-commission ad hoc
comprennent le souci des autorités italiennes d’endiguer cette vague
d’immigration irrégulière en provenance de la Tunisie, certaines règles doivent
cependant être respectées en matière de détention. Le centre de Contrada
Imbriacola n’est pas adapté à la rétention de migrants en situation
irrégulière. Ils y sont de facto emprisonnés, sans accès à un juge.
Comme l’a déjà rappelé l’Assemblée parlementaire dans sa Résolution 1707
(2010), « la rétention est mise en
œuvre selon une procédure définie par la loi, elle est autorisée par une
instance judiciaire et fait l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ».
Ces critères ne sont pas respectés à Lampedusa et les autorités italiennes
devraient transférer sans délai les migrants en situation irrégulière vers des centres
de rétention adaptés, et avec les garanties juridiques nécessaires, ailleurs en
Italie.
56. Un
autre élément essentiel mentionné dans cette résolution est l’accès à
l’information. Toutes les personnes retenues doivent en effet être informées
rapidement, dans un langage qu’elles comprennent, « des principales raisons juridiques et factuelles de leur
rétention, de leurs droits, des règles et de la procédure de plaintes
applicables pendant la rétention ». Or, s’il est vrai que les
Tunisiens avec lesquels les membres
de la sous-commission ad hoc se sont
entretenus étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien (certains
d’entre eux n’en étaient d’ailleurs pas à leur première tentative et avaient déjà été renvoyés vers la Tunisie
par le passé), il n’en va pas de même de l’information
sur leurs droits et la procédure. Les autorités italiennes n’étaient
elles-mêmes pas en mesure d’indiquer
aux membres de la sous-commission ad hoc
quand les retours vers la Tunisie allaient
pouvoir reprendre. Cette incertitude, en plus d’être un facteur de stress
sensible, souligne encore l’inadéquation
de maintenir les Tunisiens en rétention pour de longues périodes à Lampedusa,
sans accès à un juge.
57. Comme
indiqué plus haut, le 20 septembre, un incendie a causé de graves dégâts dans
le principal centre d’accueil. Il semble qu’il ait été allumé par des migrants
tunisiens qui entendaient protester contre leurs conditions de rétention et
leur prochain renvoi forcé en Tunisie. Il est à noter qu’à cette date, plus de
1 000 Tunisiens étaient détenus sur l’île, soit cinq fois plus qu’au
moment de la visite de la sous‑commission ad hoc.
58. Alors
que l’île hébergeait moins de 200 Tunisiens, la sous-commission ad hoc n’avait déjà pas eu l’autorisation
de visiter la partie fermée du centre d’accueil où ils étaient détenus. Les
autorités avaient informé les membres de la sous-commission que cette visite
était impossible pour des raisons de sécurité, évoquant des tensions à
l’intérieur de cette partie du centre ainsi que des tentatives d’automutilation
de la part de certains Tunisiens.
59. Sachant
que les autorités étaient déjà préoccupées par une situation tendue alors qu’il
y avait moins de 200 Tunisiens dans le centre, on peut se demander pourquoi
plus de 1 000 étaient détenus dans le même centre le 20 septembre. En
fait, ce centre n’est ni conçu ni officiellement désigné comme un centre de
rétention de migrants en situation irrégulière.
(...).
XIV. Une charge disproportionnée pour l’île de
Lampedusa
77. La
gestion inadéquate ou tardive de la crise au début de 2011 ainsi que les
récents événements auront indubitablement des conséquences irréparables pour
les habitants de Lampedusa. La saison touristique 2011 sera catastrophique.
Alors que l’année 2010 avait vu une augmentation de 25 % du nombre des
visiteurs, à partir de février 2011 toutes les pré-réservations ont été
annulées. Fin mai 2011, tous les carnets de réservation des hôteliers étaient
vides. Les professionnels du tourisme ont fait part de leur désarroi aux
membres de la sous-commission ad hoc.
Ils avaient en effet engagé des frais de rénovation ou d’amélioration des
infrastructures touristiques en utilisant l’argent versé pour les
pré-réservations. Ils ont dû rembourser ces montants lors des annulations et se
retrouvent maintenant dans une situation financière précaire, endettés et sans
perspectives de rentrées d’argent pour la saison 2011.
78. Par
ailleurs, les membres de la sous-commission ad
hoc ont pu constater le travail que représente le nettoyage et la
démolition des bateaux (ou de ce qu’il en reste et qui encombre le port) et le
danger potentiel que ces bateaux ou épaves représentent pour la qualité des
eaux de l’île, qui doit respecter des normes environnementales strictes. Ces
opérations sont aussi très coûteuses (un demi-million d’euros pour les 42
bateaux encore à l’eau à la date de la visite, alors l’île comptait 270
épaves). Des mesures ont été prises par la Protection civile afin d’assurer le
démantèlement des bateaux et le pompage des liquides polluants.
79. L’état
de délabrement de ces bateaux est par ailleurs révélateur du degré de désespoir
des personnes qui y risquent leurs vies en traversant la Méditerranée. Les
garde-côtes ont indiqué aux membres de la sous-commission ad hoc que seulement 10 % des bateaux qui arrivent étaient en
bon état de réparation.
80. Lors
de la visite de la délégation, des représentants des habitants de l’île
(notamment des personnes représentant les branches de l’hôtellerie et de la restauration)
et le maire de Lampedusa ont fait part de leurs idées pour remédier à cette
catastrophe pour l’économie locale. À aucun moment ils n’ont évoqué l’intention
de cesser d’accueillir les arrivants par bateaux, bien au contraire, mais ils
ont demandé une juste compensation pour les pertes qu’implique la vocation de
leur île à apporter refuge.
81. C’est
pourquoi ils ont préparé un document contenant plusieurs propositions, qu’ils
ont transmis à la délégation. La proposition phare consisterait en la reconnaissance
de l’île en tant que zone franche. La délégation a pris bonne note de cette
proposition, ainsi que de celle de reporter d’une année l’échéance de paiement
des impôts pour les habitants de l’île. Tout en soulignant que ces questions ne
relèvent pas de son mandat, les membres de la sous-commission ad hoc invitent les autorités italiennes
compétentes à examiner ces demandes au vu du lourd fardeau que constituent,
pour l’île et ses habitants, les arrivées par la mer de migrants irréguliers,
de réfugiés et de demandeurs d’asile.
XV. Conclusions et
recommandations
(...).
92. Sur
la base de ses observations, la sous-commission ad hoc appelle les autorités italiennes :
i. à continuer de répondre sans exception
et sans délai à leur obligation de secourir les personnes en détresse en mer et
de garantir la protection internationale, y compris le droit d’asile et de ne
pas être refoulé ;
ii. à mettre en place des mesures
flexibles permettant d’augmenter les capacités d’accueil à Lampedusa ;
iii. à améliorer les conditions
d’accueil dans les centres existants, et en particulier dans la Base Loran, en
assurant en priorité que les conditions sanitaires et de sécurité répondent aux
normes en vigueur – même lorsque les centres sont surchargés – et en procédant
à des contrôles stricts et fréquents des obligations qui incombent à la société
privée en charge de la gestion des centres ;
iv. à s’assurer que les arrivants ont la
possibilité de contacter leurs familles le plus rapidement possible, et ce même
durant leur séjour à Lampedusa, notamment à la Base Loran où des problèmes
existent en la matière ;
v. à prévoir des structures d’accueil
adéquates pour les mineurs non accompagnés, en veillant à ce qu’ils ne soient
pas détenus et qu’ils soient séparés des adultes ;
vi. à clarifier le statut juridique de
la rétention de facto dans les
centres d’accueil de Lampedusa ;
vii. en ce qui concerne notamment les
Tunisiens, à ne maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention
administrative que selon une procédure définie par la loi, autorisée par une
instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire
périodique ;
viii. à continuer de garantir le
transfert rapide des nouveaux arrivants vers des centres d’accueil situés
ailleurs en Italie, même si leur nombre venait à augmenter ;
ix. à examiner les demandes formulées
par la population de Lampedusa en vue de la soutenir proportionnellement à la
charge qui lui incombe, notamment en termes économiques ;
x. à ne pas conclure d’accords
bilatéraux avec les autorités de pays dans lesquels la situation n’est pas sûre
et dans lesquels les droits fondamentaux des personnes interceptées ne sont pas
garantis adéquatement, notamment la Libye. »
C. Amnesty International
50. Le 21
avril 2011, Amnesty International a publié un rapport intitulé « Amnesty
International findings and recommendations to the Italian authorities following
the research visit to Lampedusa and Mineo ». Les parties pertinentes
de ce rapport se lisent ainsi (traduction non officielle depuis le texte
original en anglais) :
« Une crise humanitaire imputable aux
autorités italiennes elles-mêmes
(...)
Depuis
janvier 2011, on observe à Lampedusa une augmentation du nombre de migrants en
provenance d’Afrique du Nord. Au 19 avril, plus de 27 000 personnes
avaient rejoint l’Italie, la plupart ayant accosté sur cette petite île. Malgré
cette augmentation notable, et le caractère prévisible d’arrivées
supplémentaires à la lumière des événements en cours en Afrique du Nord, les
autorités italiennes ont laissé s’accumuler un grand nombre de migrants à
Lampedusa jusqu’à ce que la situation sur l’île devienne ingérable. L’île de
Lampedusa dépend du continent pour la fourniture de pratiquement tous les biens
et services de base et n’est pas équipée pour jouer le rôle d’un grand centre
d’accueil et de logement, même si elle est pourvue des commodités de base pour
fonctionner comme un centre de transit pouvant accueillir des nombres plus
limités de migrants.
(...)
Absence d’informations sur les
procédures d’asile et défaut d’accès à ces procédures
Considérant
qu’au moment de la visite d’Amnesty International sur l’île de Lampedusa il s’y
trouvait, selon les estimations du HCR, environ 6 000 ressortissants
étrangers, le nombre de personnes chargées de donner des informations en
matière d’asile était totalement insuffisant. Pour autant qu’Amnesty
International ait pu le déterminer, seule une poignée d’individus fournissaient
des informations de base concernant les procédures d’asile, ce qui était
totalement inadéquat eu égard au nombre d’arrivants. De plus, les arrivants
étaient uniquement soumis à une évaluation médicale extrêmement brève et à un
contrôle très basique. En outre, tout le monde semble partir de l’hypothèse que
l’ensemble des arrivants tunisiens sont des migrants économiques.
Amnesty
International juge particulièrement préoccupant le fait que, au moment de sa
visite, les ressortissants étrangers n’étaient pas convenablement informés sur
l’accès aux procédures d’asile et n’étaient pas correctement identifiés ou
examinés. La délégation a discuté avec des personnes qui n’avaient eu aucune
information, ou des informations très insuffisantes, sur les procédures d’asile
; dans de nombreux cas, ils n’avaient reçu aucune information sur leur
situation. On ne leur avait pas dit combien de temps ils devraient séjourner
sur l’île, ou quelle serait leur destination finale une fois qu’ils la
quitteraient. Étant donné que nombreux arrivants à Lampedusa avaient déjà subi
un voyage en mer extrêmement dangereux – certains d’entre eux ayant même vu
leurs compagnons de voyage se noyer en mer –, les conditions épouvantables sur
l’île et l’absence quasi totale d’informations généraient clairement une angoisse
considérable et un stress mental.
Pour
Amnesty international, les systèmes d’asile et d’accueil sont complètement
défaillants en raison du grave surpeuplement dû à l’incapacité totale des
autorités à organiser les transferts hors de l’île en temps utile et de manière
ordonnée.
Conditions de vie dans les « centres » de l’île
À
Lampedusa, la délégation d’Amnesty International a visité le centre principal à
Contrada Imbriacola, dans lesquelles sont enregistrés et logés des hommes
adultes, en provenance de Tunisie pour la plupart, ainsi que le centre de la
base Loran, dans lequel sont logés des mineurs et les nouveaux arrivants en
provenance de Libye.
Le
centre principal à Contrada Imbriacola est conçu comme un centre de transit
destiné à accueillir des nombres relativement réduits de migrants ; sa pleine
capacité dépasse juste les 800 personnes. Le 30 mars, les délégués
d’Amnesty International se sont entretenus avec des personnes logées au centre,
au moment où elles entraient et où elles sortaient. La délégation n’a pas pu
accéder au centre lui-même à ce moment-là, mais a pu y pénétrer le jour
suivant, au moment où le centre venait d’être vidé, tous ses occupants ayant
été transférés hors de l’île.
Les
personnes résidant au centre ont évoqué des conditions épouvantables, notamment
un grave surpeuplement et des équipements sanitaires sales et inutilisables.
Certaines personnes ont dit aux délégués d’Amnesty International qu’ils avaient
choisi de dormir dans les rues plutôt qu’au centre parce qu’ils le trouvaient
tellement sale qu’il en devenait inhabitable. Les délégués d’Amnesty
International ont ensuite rencontré le directeur du centre qui a confirmé le
surpeuplement, déclarant que, le 29 mars, 1 980 personnes étaient logées
au centre, ce qui représentait plus du double de sa capacité maximale.
Même
si Amnesty International n’a pu visiter le centre qu’après qu’il eut été vidé,
ce qu’ont pu en voir les délégués est venu corroborer les récits de ses anciens
occupants. Malgré une opération de nettoyage en cours au moment de la visite,
il y régnait une odeur d’égout pestilentielle. Des restes de tentes de fortune
ont été observés dans le centre, ainsi que des amas d’ordures tout autour.
(...)
RENVOIS COLLECTIFS SOMMAIRES, APPAREMMENT DE RESSORTISSANTS TUNISIENS
DEPUIS LAMPEDUSA, À PARTIR DU 7 AVRIL 2011, À LA SUITE DE LA SIGNATURE
D’UN ACCORD ENTRE LES AUTORITÉS ITALIENNES ET TUNISIENNES
Amnesty
International est extrêmement préoccupé par les renvois forcés qui ont débuté
le 7 avril à Lampedusa, à la suite de la signature récente d’un accord entre
les autorités tunisiennes et italiennes. Au moment de la rédaction du présent
rapport, on continuait de procéder à ces retours forcés, qui sont apparemment
organisés deux fois par jour, par avion, depuis le 11 avril.
Le
6 avril, le ministère italien de l’Intérieur a annoncé que l’Italie avait signé
un accord avec la Tunisie en vertu duquel cette dernière s’engageait à
renforcer les contrôles à ses frontières en vue de prévenir les départs et à
accepter la réadmission rapide des migrants tunisiens récemment arrivés ou qui
arriveraient à l’avenir en Italie. Amnesty International juge particulièrement
préoccupant que, selon l’annonce susmentionnée, tout migrant tunisien accostant
en Italie peut faire l’objet d’un « renvoi direct » selon des
« procédures simplifiées ».
À
la lumière de cette annonce, et eu égard en particulier à ses constatations
relativement à l’insuffisance totale des procédures d’asile à Lampedusa, Amnesty
International estime que les personnes soumises à des « renvois directs »
suivant des « procédures simplifiées » ont été victimes de renvois
collectifs sommaires.
Pour
autant qu’Amnesty International puisse en juger, des personnes ont été
transférées hors de l’île un jour ou deux après leur arrivée. Ainsi, il
apparaît hautement improbable qu’elles aient pu avoir accès à une possibilité
réelle ou adéquate d’expliquer qu’elles ne devaient pas être renvoyées en
Tunisie en raison d’une protection internationale pour d’autres motifs. Dans
ces conditions, ces renvois s’apparentent à des expulsions sommaires (voir les
arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Hassanpour-Omrani
c. Suède et Jabari c. Turquie). Pareilles pratiques sont
strictement interdites en vertu de la législation et des règles
internationales, européennes et nationales en matière de droits de l’homme et
des réfugiés. D’autres droits et normes dans ce domaine exigent que l’État de
renvoi offre un recours effectif contre la décision de renvoi. Le fait
d’expulser des personnes sans leur donner la chance d’exercer leur droit de
contester leur renvoi dans le cadre d’une procédure effective donne lieu en soi
à une violation des droits de l’homme, indépendamment de la question de savoir
si le renvoi exposerait les individus concernés à un risque réel de violation
grave des droits de l’homme, ce qui, à son tour, constituerait un manquement au
principe de non refoulement.
(...). »
EN DROIT
I.
EXCEPTION PRÉLIMINAIRE
51. Dans ses observations
complémentaires et sur la satisfaction équitable devant la chambre du 9 juillet
2013, le Gouvernement a excipé pour la première fois du non-épuisement des
voies de recours internes, au motif que les requérants n’avaient pas contesté
les décrets de refoulement devant les autorités judiciaires italiennes.
52. La chambre a estimé que
le Gouvernement était forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours
internes. Elle a rappelé qu’aux termes de l’article 55 du règlement de la Cour,
si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception
d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception
et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur
la recevabilité de la requête (N.C. c.
Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). Elle a
observé qu’en l’espèce, le Gouvernement n’avait pas clairement soulevé une
exception de non-épuisement des voies de recours internes dans ses observations
du 25 septembre 2013, et la question de la non-introduction, par les
requérants, d’un recours contre les décrets de refoulement n’avait été abordée
par la partie défenderesse que dans ses observations complémentaires et sur la
satisfaction équitable. Par ailleurs, la chambre a relevé que
le Gouvernement n’avait fourni aucune explication de cet atermoiement et
qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de
son obligation de soulever toute exception d’irrecevabilité en temps utile
(paragraphes 38 et 39 de l’arrêt de la chambre).
53. La Grande Chambre ne voit
aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre sur ce point. Elle
relève par ailleurs qu’au cours de la procédure devant elle, le Gouvernement
n’a indiqué aucun obstacle éventuel qui l’aurait empêché d’évoquer, dans ses
premières observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire du
25 septembre 2013, l’omission des requérants de contester les décrets de
refoulement.
54. Il y a donc lieu de
confirmer que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies
de recours internes.
II.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §
1 DE LA CONVENTION
55. Les requérants estiment
avoir été privés de leur liberté de manière incompatible avec l’article 5 § 1
de la Convention.
Cette
disposition se lit ainsi :
« 1. Toute
personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa
liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il
est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il
a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour
insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou
en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il
a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire
compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis
une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de
l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement
de celle-ci ;
d) s’il
s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation
surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité
compétente ;
e) s’il
s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une
maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un
vagabond ;
f) s’il
s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour
l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle
une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
A. L’arrêt de la chambre
56. La chambre a tout d’abord
estimé que les requérants avaient été privés de leur liberté aux sens de
l’article 5 § 1 de la Convention. Elle a observé que rien ne permettait de
contredire l’affirmation des intéressés selon laquelle il leur était interdit
de s’éloigner du CSPA et des navires Vincent
et Audace (paragraphes 46-51 de
l’arrêt de la chambre).
57. La chambre a ensuite
considéré que la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa f) du
premier paragraphe de l’article 5, ajoutant cependant qu’elle était dépourvue
de base légale en droit italien. À cet égard, la chambre a observé que la loi
italienne ne prévoyait pas la rétention des migrants dans un CSPA. De plus,
d’après elle, il ressortait de l’ordonnance émise le 1er juin 2012
par le GIP de Palerme que la direction de la police d’Agrigente s’était bornée
à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant
leur rétention. La chambre a expliqué que l’existence d’une pratique de
rétention de facto des migrants en
Italie était confirmée par les rapports de la commission extraordinaire du
Sénat et de la sous-commission ad hoc de
l’APCE, et que l’accord italo‑tunisien d’avril 2011 était un texte non
accessible aux personnes à qui il s’appliquait, et donc non prévisible en ses
conséquences. Pour la chambre, rien n’indiquait que ces accords contenaient des
garanties adéquates contre l’arbitraire. L’ensemble des considérations qui
précèdent ont amené la chambre à conclure que la privation de liberté des
requérants n’était pas « régulière » aux sens de l’article 5 § 1 de
la Convention et que cette disposition avait été violée en l’espèce (paragraphes
66-73 de l’arrêt de la chambre).
B. Sur l’exception du Gouvernement tirée de l’inapplicabilité de
l’article 5 § 1 de la Convention
1. Thèses des parties
a) Le
Gouvernement
58. Le Gouvernement excipe
tout d’abord de l’inapplicabilité de l’article 5 en l’espèce, au motif que
les requérants n’ont pas été privés de leur liberté. Il explique que les
intéressés ont été accueillis au CSPA, qui serait un centre non pas de
détention, mais de premier secours et d’assistance (d’ordre hygiénique et
sanitaire, notamment) pour tous les migrants arrivés en Italie en 2011, pendant
le temps nécessaire pour les identifier selon les règles italiennes et
européennes pertinentes et pour mettre à exécution leur refoulement. Les
requérants auraient ensuite été transférés, pour leur sécurité, à bord des
navires Vincent et Audace – qui, selon le Gouvernement,
devraient être considérés comme le « prolongement naturel du CSPA »
de Lampedusa –, compte tenu de l’incendie criminel qui avait ravagé les lieux
(paragraphe 14 ci-dessus).
59. Le Gouvernement explique
que les autorités italiennes, confrontées à une situation d’urgence humanitaire
et logistique, ont été contraintes de chercher de nouveaux lieux d’accueil qui
ne sauraient passer pour des lieux de détention ou d’arrestation. La
surveillance du CSPA par les autorités italiennes n’aurait eu qu’un but de
protection, afin d’éviter la commission d’actes criminels ou préjudiciables
parmi les migrants ou à l’encontre de la population locale. Pour le
Gouvernement, la nécessité de cette surveillance a été démontrée par la
tournure qu’ont pris les événements, et notamment par l’incendie mentionné
ci-dessus et par les affrontements qui ont eu lieu entre la population locale
et un groupe d’étrangers (paragraphe 26
ci-dessus).
60. À la lumière de ce qui
précède, le Gouvernement soutient, comme il l’a fait devant la chambre, qu’il
n’y a eu ni « arrestation » ni « détention », mais un
simple « placement en rétention ». Les requérants auraient été
secourus en mer et conduits à l’île de Lampedusa pour les assister et pour
garantir leur sûreté physique. Le Gouvernement indique que la loi obligeait les
autorités à sauver et identifier les requérants, qui se trouvaient dans les
eaux territoriales italiennes au moment où leurs navires furent interceptés par
les garde-côtes. Toute mesure prise à l’égard des requérants ne saurait donc,
selon lui, s’analyser en une privation arbitraire de liberté. Il s’agissait à
ses yeux, tout au contraire, de mesures nécessaires pour faire face à une
situation d’urgence humanitaire et pour ménager un juste équilibre entre la
sûreté des migrants et celle de la population locale.
b) Les
requérants
61. Les requérants admettent
que selon la loi italienne, les CSPA ne sont pas des lieux de détention, mais
des structures d’accueil. Ils soutiennent cependant que cette circonstance
n’empêche pas d’estimer que, in concreto,
ils ont été privés de leur liberté au sein du CSPA de Lampedusa et à bord des
navires Vincent et Audace, et ce en dépit de la
qualification de la rétention en droit interne. En effet, ils estiment que pour
savoir si une personne a été privée de sa liberté il faudrait partir de sa
situation concrète et non de la qualification juridique de la structure où elle
se trouvait. Selon eux, conclure autrement équivaudrait à permettre aux États
de mettre en œuvre des formes de privation de liberté sans garanties en se
bornant à qualifier de « lieux d’accueil », et non de « lieux de
détention », les structures où une telle privation se déroule.
62. Les requérants font
valoir qu’ils ont été retenus dans des lieux fermés et constamment surveillés
par la police pour des périodes respectivement de neuf et douze jours et qu’il
leur a été interdit de s’en éloigner. Cela aurait été confirmé par les rapports
de la sous-commission ad hoc de
l’APCE (paragraphe 49 ci-dessus) et par
la commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 35 ci-dessus). Cette dernière a fait état de rétentions prolongées,
d’une impossibilité de communiquer avec l’extérieur et d’un manque de liberté
de mouvement.
2. Tierce intervention
63. Le Centre sur le droit de
la personne et le pluralisme juridique de McGill (ci-après, « le Centre de
McGill ») estime que les faits de l’espèce s’apparentent à ceux de
l’affaire Abdolkhani et Karimnia
c. Turquie (no 30471/08, 22 septembre 2009), dans
laquelle la Cour a rejeté l’argument du gouvernement défendeur visant à
soutenir que les requérants n’étaient pas détenus, mais plutôt hébergés.
3. Appréciation de la Cour
a) Les
principes établis dans la jurisprudence de la Cour
64. La Cour rappelle qu’en
proclamant dans son paragraphe 1 le droit à la liberté, l’article 5 vise la
liberté physique de la personne ; il a pour but d’assurer que nul n’en
soit dépouillé de manière arbitraire (Medvedyev et autres c. France [GC], no
3394/03, § 73, CEDH 2010). Entre privation de liberté et restrictions à la
liberté de circuler qui obéissent à l’article 2 du Protocole no 4,
il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence.
Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu,
car dans certains cas marginaux il s’agit d’une pure affaire d’appréciation,
mais la Cour ne saurait éluder un choix dont dépendent l’applicabilité ou
l’inapplicabilité de l’article 5 de la Convention (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no
39). Pour savoir si une personne a été privée de sa liberté, il faut partir de
sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères propres à
son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités
d’exécution de la mesure considérée (Amuur
c. France, 25 juin 1996, § 42, Recueil
des arrêts et décisions 1996-III, et Stanev
c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 115, CEDH 2012).
b) Application
des principes précités en l’espèce
65. La Cour relève tout
d’abord que le Gouvernement a admis que les autorités italiennes exerçaient une
surveillance sur le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 59 ci-dessus) et n’a pas contesté l’affirmation
des requérants (paragraphe 62 ci-dessus)
selon laquelle il leur était interdit de s’éloigner du CSPA et des navires Vincent et Audace.
66. De plus, à l’instar de la
chambre, la Cour note qu’au paragraphe 54 de son rapport publié le
30 septembre 2011 (paragraphe 49 ci-dessus),
la sous-commission ad hoc de l’APCE a
constaté que « malgré l’affirmation des autorités selon laquelle les
Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules (...)
les conditions auxquelles ils étaient soumis [dans le centre de Contrada
Imbriacola] s’apparentaient à une détention et à une privation de
liberté ». Elle a également indiqué que les migrants étaient « de facto emprisonnés, sans accès à un
juge » (§§ 54-55 du rapport précité).
67. Des constatations
analogues figurent dans le rapport de la commission extraordinaire du Sénat
(paragraphe 35 ci-dessus), qui a fait
état d’une « rétention prolongée », d’une « impossibilité de
communiquer avec l’extérieur » et d’un « manque de liberté de
mouvement » pour les migrants placés dans les centres d’accueil de
Lampedusa.
68. Devant la Cour, le
Gouvernement n’a produit aucun élément susceptible de remettre en question les
conclusions auxquelles sont parvenus ces deux organes indépendants, dont l’un,
la commission extraordinaire du Sénat, est une institution de l’État défendeur.
Le Gouvernement n’a en outre soumis aucune donnée permettant de penser qu’il
aurait été loisible aux requérants de quitter le CSPA de Contrada Imbriacola. Au
contraire, la version des requérants semble corroborée par le fait, non
contesté par le Gouvernement, que lorsque, le 21 septembre 2011, ils sont
parvenus à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le
village de Lampedusa, ils ont été interpellés par la police et reconduits dans
le centre d’accueil (paragraphe 14
ci-dessus). Cette circonstance donne à penser que les requérants étaient
retenus au CSPA contre leur gré (voir, mutatis
mutandis, Stanev, précité, §
127).
69. Des considérations
analogues s’appliquent aux navires Vincent
et Audace, qui, selon le Gouvernement
lui-même, doivent être considérés comme le « prolongement naturel du
CSPA » (paragraphe 58 ci-dessus).
Aucun élément versé au dossier n’autorise la Cour à penser qu’il était permis
aux requérants de s’éloigner des navires, même lorsque ces derniers étaient
amarrés dans le port de Palerme.
70. La Cour relève enfin que
la rétention des requérants au CSPA et à bord des navires, qui s’est étalée sur
une douzaine de jours pour le premier requérant et sur 9 jours environ pour les
deuxième et troisième requérants, a eu une durée non négligeable.
71. À la lumière de ces
éléments, la Cour estime que la qualification de la rétention des intéressés en
droit interne ne saurait changer la nature des mesures contraignantes dont ils
ont fait l’objet (voir, mutatis mutandis,
Abdolkhani et Karimnia, précité,
§§ 126‑127). Par ailleurs, l’applicabilité de l’article 5 de la
Convention ne saurait être exclue par la circonstance, invoquée par le
Gouvernement, que le but des autorités était d’assister les requérants et
d’assurer leur sécurité (paragraphes 58-59 ci-dessus). En effet, même des mesures de
protection ou adoptées dans l’intérêt de leur destinataire peuvent s’analyser
en une privation de liberté. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 5 § 1
autorise, dans son alinéa d), la « détention régulière d’un mineur,
décidée pour son éducation surveillée » (voir, par exemple, Blokhin c. Russie [GC], no
47152/06, §§ 164-172, CEDH 2016, et D.L.
c. Bulgarie, no 7472/14, §§ 6 et 69-71, 19 mai 2016) et, dans
son alinéa e), la « détention régulière (...) d’un aliéné, d’un
alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond » (voir, par exemple, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18
juin 1971, §§ 67-70, série A no 12 ; Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre
1979, § 39, série A no 33 ; et, en particulier, Witold Litwa c. Pologne, no
26629/95, § 60, CEDH 2000-III).
72. Eu égard aux restrictions
imposées aux intéressés par les autorités, la Cour est d’avis que les
requérants ont été privés de leur liberté dans le CSPA de Contrada Imbriacola
et à bord des navires Vincent et Audace au sens de l’article 5 de la
Convention, et que dès lors cette disposition trouve à s’appliquer en l’espèce.
73. La Cour est donc
compétente ratione materiae pour
connaître des griefs des requérants tirés de l’article 5. Elle rejette par
conséquent l’exception formulée par le gouvernement défendeur à cet égard.
C. Sur le fond de l’affaire
1. Thèses des parties
a) Les
requérants
74. Selon les requérants,
leur privation de liberté n’avait aucune base légale. Les intéressés observent
qu’ils ont été retenus dans des lieux confinés et constamment surveillés par la
police dans le but de les « empêcher de pénétrer irrégulièrement sur le
territoire » italien. Cependant, les autorités n’auraient pas respecté les
voies légales puisque, d’après eux, aucune procédure de refoulement ou
d’expulsion conforme au droit interne n’a été engagée à leur encontre, leur
éloignement ayant été exécuté selon la procédure simplifiée prévue par l’accord
italo-tunisien de 2011 (paragraphes 36-40 ci-dessus). Aucune décision
juridictionnelle, soulignent-ils, ne justifiait leur privation de liberté.
75. Les requérants exposent
qu’en droit italien (article 14 du décret-loi no 286 de 1998,
paragraphe 33 ci-dessus), la seule forme
légale de privation de liberté d’un étranger en situation irrégulière dans
l’attente de son renvoi est la rétention dans un CIE, laquelle donne lieu à un
contrôle juridictionnel (validation des décisions administratives de rétention
par le juge de paix), comme le veut l’article 5 de la Convention.
76. Ensuite, les requérants
réitèrent les observations qu’ils ont déjà formulées devant la chambre. Ils
soutiennent notamment que selon la loi, le CSPA de Lampedusa et les navires
amarrés dans le port de Palerme n’étaient pas des lieux de privation de
liberté, mais des lieux d’accueil ouverts, pour lesquels aucune forme de
validation du séjour par l’autorité judiciaire n’était prévue. En transformant
le CSPA en un centre de détention, l’État italien aurait soustrait la privation
de liberté des requérants à tout contrôle juridictionnel. Il en irait de même
en ce qui concerne la rétention à bord des navires.
77. Les requérants observent
également que le traitement auquel ils ont été soumis ne saurait se justifier
sur la base de l’article 10 § 2 du décret-loi no 286 de 1998
(paragraphe 33 ci-dessus), qui, selon
eux, prévoit le refoulement dit « différé » lorsqu’un étranger est
entré sur le territoire italien « pour des nécessités de secours
public ». En effet, l’article 10 précité ne mentionne aucune privation de
liberté et ne fait aucune référence aux modalités d’une éventuelle rétention.
78. Dans la mesure où le
Gouvernement soutient que les faits dénoncés ont été provoqués par une
situation d’urgence, les requérants soutiennent que la véritable origine des
problèmes rencontrés sur l’île est la décision politique de concentrer à
Lampedusa la rétention des étrangers. Selon les intéressés, aucune difficulté
organisationnelle insurmontable n’empêchait les autorités d’organiser un
service régulier de transfert des migrants dans d’autres localités italiennes.
Par ailleurs, expliquent-ils, aucune disposition interne ne permet, même en cas
d’urgence, de priver des étrangers de leur liberté sans contrôle
juridictionnel. Selon eux, l’article 13 de la Constitution (paragraphe 32 ci-dessus) prévoit que dans des cas
exceptionnels de nécessité et d’urgence l’autorité administrative peut adopter
des mesures privatives de liberté, mais ces mesures doivent être communiquées
dans un délai de 48 heures à l’autorité judiciaire, qui doit les valider dans
les 48 heures suivantes. En l’espèce, les requérants disent avoir été
privés de leur liberté sans aucune décision de l’autorité administrative et
sans validation de l’autorité judiciaire.
79. Les intéressés notent
également que les conditions pour une dérogation sous l’angle de l’article 15
de la Convention n’étaient pas remplies et qu’en tout cas l’Italie n’a pas
notifié son intention de procéder à une telle dérogation. Dès lors, même s’il
était avéré – ce que les requérants contestent – que le Gouvernement italien
avait dû gérer, à l’époque litigieuse, un afflux imprévisible et exceptionnel
de migrants, aucune conséquence ne devrait en découler sous l’angle de
l’article 5 de la Convention.
80. Les requérants
soutiennent qu’en dépit des critiques répétées formulées par diverses
institutions nationales et internationales, les modalités de gestion des
débarquements décrites dans la présente requête sont encore pratiquées par les
autorités italiennes, de sorte qu’on serait en présence d’une violation
systémique et structurelle du droit fondamental des migrants à la liberté,
perpétrée avec l’aval de la magistrature. À cet égard, les requérants
soulignent qu’à partir de l’automne 2015, le CSPA de Lampedusa a été identifié
comme l’une des structures pour mettre en œuvre l’approche dite « hotspot », recommandée par l’Union
européenne et consistant à procéder à l’identification des migrants et à la
séparation des demandeurs d’asile des migrants économiques. En 2016, les
autorités italiennes auraient continué à gérer cette structure comme un lieu
fermé, où les migrants étaient retenus sans base légale.
b) Le
Gouvernement
81. Comme devant la chambre,
le Gouvernement soutient que les faits de l’espèce n’entrent pas dans le champ
d’application de l’alinéa f) du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention ;
les requérants n’ont selon lui fait l’objet d’aucune expulsion ou extradition,
et ont au contraire été temporairement admis sur le territoire italien. À cet
égard, le Gouvernement rappelle qu’ils ont été accueillis au CSPA, et non pas
envoyés dans un CIE. En effet, explique-t-il, les conditions légales pour
placer les requérants dans un CIE n’étaient pas remplies ; en particulier,
aucune vérification supplémentaire de leur identité n’était selon lui
nécessaire.
82. Le Gouvernement reconnaît
que, comme le GIP de Palerme l’a indiqué dans son ordonnance du 1er
juin 2012 (paragraphes 24-29 ci‑dessus), les dispositions internes
en vigueur ne prévoyaient pas expressément l’adoption d’une mesure de rétention
à l’égard des migrants placés dans un CSPA. Il précise qu’une telle mesure,
sous le contrôle du juge de paix, était en revanche prévue en cas de placement
dans un CIE. Cependant, la présence des migrants dans le CSPA aurait été dûment
enregistrée. Par ailleurs, chacun des requérants aurait fait l’objet d’un
décret de refoulement avec accompagnement à la frontière, mentionnant la date
de l’entrée irrégulière sur le territoire italien. Ces décrets auraient été
dûment notifiés aux intéressés. Le Gouvernement explique qu’ils n’ont pas été
soumis au contrôle du juge de paix car ce contrôle n’était prévu qu’en cas
d’expulsion (et non en cas de refoulement).
83. À l’audience devant la
Cour, le Gouvernement a en outre allégué que l’accord bilatéral avec la Tunisie
(paragraphes 36-40 ci-dessus) pouvait constituer la base légale du séjour des
requérants sur l’île de Lampedusa en vue de leur éloignement imminent. Selon
lui, cet accord visait en effet à renforcer les contrôles à la frontière et à
faciliter le retour des migrants irréguliers selon des procédures
simplifiées ; il aurait en outre été annoncé, entre autres, sur les sites
internet des ministères italiens de l’Intérieur et des Affaires étrangères et
du gouvernement tunisien. Pour le Gouvernement, les requérants, qui avaient
accès aux technologies d’information modernes, ne sont pas crédibles lorsqu’ils
affirment qu’ils n’étaient pas au courant des procédures de renvoi dont ils
auraient pu faire l’objet.
2. Tierce intervention
a) Le
Centre AIRE et l’ECRE
84. Le Centre AIRE et l’ECRE
font valoir qu’aux termes de l’article 1 de la Charte des Droits fondamentaux
de l’Union européenne, les mesures privatives de liberté et les conditions de
détention imposées aux migrants doivent respecter leur dignité humaine et le
principe de non-discrimination, et ce indépendamment du nombre d’arrivants et
de la situation d’urgence pouvant surgir dans les États membres. Par ailleurs,
ils rappellent que le point 16 du préambule à la « directive retour »
(paragraphe 41 ci-dessus) dispose
que :
« Le
recours à la rétention aux fins d’éloignement devrait être limité et subordonné
au respect du principe de proportionnalité en ce qui concerne les moyens
utilisés et les objectifs poursuivis. La rétention n’est justifiée que pour
préparer le retour ou procéder à l’éloignement et si l’application de mesures
moins coercitives ne suffirait pas ».
En outre, les
États doivent veiller à ce que l’assistance juridique et/ou la représentation
nécessaires soient accordées sur demande du migrant (article 13 § 4 de la
directive « Retour »).
85. Les deux tiers
intervenants observent que dans son arrêt Bashir
Mohamed Ali Mahdi (affaire C-146/14 PPU, 5 juin 2014), la CJUE a précisé
que la « directive retour », lue à la lumière des articles 6 et 47 de
la Charte des Droits fondamentaux, prescrit que toute décision adoptée par une
autorité compétente, à la fin de la période maximale de rétention initiale d’un
ressortissant d’un pays tiers, doit revêtir la forme d’un acte écrit comportant
les motifs de fait et de droit justifiant cette décision. La haute juridiction
aurait ajouté qu’il fallait revoir les raisons justifiant la prolongation de la
détention au cas par cas, en appliquant le principe de proportionnalité et en
vérifiant s’il y avait lieu de substituer à la rétention une mesure moins
coercitive ou bien de remettre en liberté le migrant. Enfin, selon la CJUE,
l’autorité judiciaire est compétente pour se fonder sur les faits et les
preuves produites par l’autorité administrative l’ayant saisie ainsi que sur
les faits, les preuves et les observations qui lui sont éventuellement soumis
lors de la procédure interne.
b) Le
Centre de McGill
86. Selon le Centre de
McGill, le principe de proportionnalité devrait guider la Cour dans son analyse
du caractère arbitraire d’une détention. Il y aurait des lacunes dans le droit
et la doctrine relatifs au statut et aux protections applicables aux migrants
irréguliers ne présentant pas des demandes d’asile, ce qui rendrait ces
derniers particulièrement vulnérables. Le Comité des droits de l’homme des
Nations Unies aurait interprété l’article 9 du Pacte relatif aux droits civils
et politiques comme incorporant une exigence de légalité, ainsi qu’une
protection plus large contre l’arbitraire. Le Comité aurait précisé que des
facteurs additionnels tels que le manque de coopération ou la possibilité d’une
fuite doivent être présents pour que la détention d’un migrant irrégulier soit
conforme à l’article 9 précité, et la disponibilité d’autres moyens moins
attentatoires doit être prise en compte (voir, notamment, C. c. Australie, Comm. no 900/1999, doc NU
CCPRIC/76/D900/1999 (2002)). Pour le Centre McGill, des principes analogues,
faisant référence au principe de la proportionnalité de la privation de liberté
à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, se dégagent des
documents du Conseil de l’Europe et des directives de l’Union européenne, selon
lesquels la rétention ne doit être utilisée que comme mesure de dernier
ressort.
87. Le tiers intervenant
soutient que la détention doit se fonder sur une disposition légale concrète et
claire ou sur une décision judiciaire valable, avec des possibilités de
contrôle judiciaire effectif et rapide quant à sa conformité avec le droit
national et international. Selon elle, si la Cour a fait preuve de prudence
afin de ne pas imposer un fardeau excessif aux États qui font face à des flux
migratoires importants, elle ne devrait néanmoins juger proportionnelle une
mesure privative de liberté appliquée à des migrants qu’en l’absence d’autres
moyens moins attentatoires qui permettraient d’atteindre efficacement
l’objectif poursuivi. La Cour aurait fait un pas dans cette direction dans
l’affaire Rusu c. Autriche (no
34082/02, 2 octobre 2008), dans laquelle elle a jugé arbitraire la détention de
la requérante au motif qu’il n’y avait aucune indication que cette dernière
désirait rester illégalement en Autriche ou n’allait pas coopérer dans le
processus d’expulsion.
3. Appréciation de la Cour
a) Les
principes établis dans la jurisprudence de la Cour
88. La Cour rappelle que
l’article 5 consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre
toute atteinte arbitraire de l’État à son droit à la liberté. Les alinéas a) à
f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels
une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas
régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, seule une
interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer
que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, parmi beaucoup
d’autres, Giulia Manzoni c. Italie, 1er
juillet 1997, § 25, Recueil 1997-IV ;
Labita c. Italie [GC], no 26772/95,
§ 170, CEDH 2000-IV ; Velinov c. l’ex-République
yougoslave de Macédoine, no 16880/08,
§ 49, 19 septembre 2013 ; et Blokhin, précité, § 166).
89. Énoncée à l’alinéa f) de
l’article 5 § 1, l’une des exceptions au droit à la liberté permet aux États de
restreindre celle des étrangers dans le cadre du contrôle de l’immigration (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03,
§ 43, CEDH 2008 ; A. et autres
c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05,
§§ 162‑163, CEDH 2009 ; et Abdolkhani
et Karimnia, précité, § 128).
90. L’article 5 § 1 f)
n’exige pas que la détention d’une personne soit considérée comme
raisonnablement nécessaire, par exemple pour l’empêcher de commettre une
infraction ou de s’enfuir. Cependant, une privation de liberté fondée sur le
second membre de phrase de cette disposition ne peut se justifier que par le
fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Si celle-ci
n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée
au regard de l’article 5 § 1 f) (A. et autres c.
Royaume-Uni, précité, § 164).
91. La
privation de liberté doit également être « régulière ». En matière de
« régularité » d’une détention, y compris l’observation des
« voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la
législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond
comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute
privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre
l’arbitraire (Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 63, série A no
244 ; Stanev, précité,
§ 143 ; Del Río Prada c.
Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013 ; et L.M. c. Slovénie, no
32863/05, § 121, 12 juin 2014). En exigeant que toute privation de liberté soit
effectuée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 impose en
premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit
interne. Toutefois, ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne.
Ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec
la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la
Convention (Amuur, précité, §
50 ; et Abdolkhani et Karimnia,
précité, § 130).
92. Sur ce dernier point, la
Cour souligne que lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est
particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité
juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation
de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi
elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère
de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit
suffisamment précise pour permettre au citoyen – en s’entourant au besoin de
conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances
de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no
28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III ; Steel
et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 54, Recueil 1998-VII ; Ječius c. Lituanie, no 34578/97,
§ 56, CEDH 2000-IX ; Paladi c.
Moldova [GC], no 39806/05, § 74, 10 mars 2009 ; et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03,
§ 76, 9 juillet 2009).
b) Application
des principes précités en l’espèce
i. Sur
la règle applicable
93. La Cour doit tout d’abord
déterminer si la privation de liberté des requérants se justifiait au regard de
l’un des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention. En effet, la liste des
motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté étant exhaustive,
une privation de liberté qui ne relève d’aucun des alinéas de l’article 5 § 1
de la Convention viole inévitablement cette disposition (voir, notamment, la
jurisprudence citée au paragraphe 88
ci-dessus).
94. Le Gouvernement, selon
lequel les requérants n’auraient pas fait l’objet d’une expulsion ou
extradition, soutient que les faits de l’espèce ne tombent pas sous l’empire de
la lettre f) du premier paragraphe de l’article 5 de la Convention, qui
autorise « l’arrestation ou [...] la détention régulières » d’une
personne que l’on entend « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le
territoire », ou contre laquelle est en cours une « procédure
d’expulsion ou d’extradition » (paragraphe 81
ci-dessus). Le Gouvernement n’indique cependant pas quel autre alinéa du
premier paragraphe de l’article 5 pourrait justifier la privation de
liberté des requérants.
95. Les requérants
considèrent en revanche qu’ils ont été retenus dans le but de les
« empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » italien
(paragraphe 74 ci-dessus).
96. À l’instar de la chambre,
et en dépit des allégations du Gouvernement et de la qualification du renvoi
des intéressés en droit interne, la Cour est prête à admettre que la privation
de liberté des requérants relevait de l’alinéa f) du premier paragraphe de
l’article 5 (voir, mutatis mutandis, Čonka c. Belgique, no
51564/99, § 38, CEDH 2002-I). À cet égard, elle observe que les intéressés se
trouvaient sur le territoire italien, que les décrets de refoulement les
concernant (paragraphe 19 ci‑dessus)
indiquaient explicitement qu’ils y étaient entrés en se soustrayant aux
contrôles de frontière, et donc irrégulièrement, et que la procédure mise en
place pour les identifier et les renvoyer visait manifestement à corriger cette
irrégularité.
ii. Sur
l’existence d’une base légale
97. Il convient ensuite de
déterminer si la rétention des requérants avait une base légale en droit
italien.
98. Il n’est pas contesté
entre les parties que seul l’article 14 du Texte unifié des dispositions
concernant la réglementation de l’immigration et les normes sur le statut des
étrangers (décret-loi no 286 de 1998, paragraphe 33 ci-dessus) autorise, sur ordre du chef de la
police, la rétention d’un migrant « pendant le temps strictement
nécessaire ». Cependant, cette disposition ne s’applique qu’aux étrangers
dont l’expulsion par reconduite à la frontière ou le refoulement ne peuvent pas
être exécutés rapidement car il est nécessaire de secourir la ou les personnes
concernées ou d’effectuer des contrôles supplémentaires d’identité, ou encore
d’attendre les documents de voyage et la disponibilité d’un transporteur. De ce
fait, cette catégorie de migrants est placée dans un CIE. Or, le Gouvernement
lui-même admet que les conditions légales pour placer les requérants dans un
CIE n’étaient pas remplies et que les intéressés n’ont pas été retenus dans une
telle structure (paragraphe 81 ci-dessus).
99. Il s’ensuit que l’article
14 du décret-loi no 286 de 1998 ne pouvait pas constituer la base
légale de la privation de liberté des requérants.
100. La Cour s’est ensuite
penchée sur la question de savoir si une telle base pouvait être trouvée dans
l’article 10 du décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus). Cette disposition prévoit le
refoulement avec accompagnement à la frontière, entre autres, des étrangers
temporairement admis sur le territoire italien pour des nécessités de secours
public. La Cour n’y voit aucune référence à une rétention ou à d’autres mesures
privatives de liberté pouvant être adoptées à l’encontre des migrants
concernés. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.
101. Dans ces circonstances,
la Cour ne voit pas comment l’article 10 précité aurait pu constituer la base
légale de la rétention des requérants.
102. Dans la mesure où le Gouvernement
considère que la base légale pour le séjour des requérants sur l’île de
Lampedusa était l’accord bilatéral conclu avec la Tunisie en avril 2011
(paragraphe 83 ci-dessus), la Cour note
d’emblée que le texte intégral de cet accord n’avait pas été rendu public. Il
n’était donc pas accessible aux intéressés, qui ne pouvaient dès lors pas
prévoir les conséquences de son application (voir, notamment, la jurisprudence
citée au paragraphe 92 ci-dessus). De
plus, le communiqué de presse publié sur le site internet du ministère de
l’Intérieur italien le 6 avril 2011 se bornait à mentionner un renforcement du
contrôle des frontières et la possibilité d’un renvoi immédiat des
ressortissants tunisiens par le biais de procédures simplifiées (paragraphes 37-38
ci-dessus). Il ne contenait en revanche aucune référence à la possibilité d’une
rétention administrative et aux procédures y relatives.
103. La Cour note en outre
qu’en annexe à sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a
pour la première fois produit une note verbale relative à un autre accord
bilatéral avec la Tunisie, qui a précédé celui d’avril 2011 et qui avait été
conclu en 1998 (paragraphe 40 ci‑dessus).
Même si ce texte ne semble pas être celui qui a été appliqué aux requérants, la
Cour a examiné la note verbale en question. Elle n’y a cependant trouvé aucune
mention des cas où les migrants irréguliers pouvaient faire l’objet de mesures
privatives de liberté. En effet, le point 5 du chapitre II de la note verbale
se borne à indiquer que des auditions pouvaient se dérouler au bureau
judiciaire, ou au centre d’accueil ou dans le lieu de soins où les personnes
concernées étaient légalement hébergées, sans ajouter aucune précision. Dans
ces circonstances, il est difficile de comprendre comment le peu d’informations
disponibles quant aux accords conclus à différents moments entre l’Italie et la
Tunisie auraient pu constituer une base légale claire et prévisible pour la
rétention des requérants.
104. La Cour relève de
surcroît que son constat selon lequel la rétention des requérants était
dépourvue de base légale en droit italien est confirmé par le rapport de la
commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 35
ci‑dessus). Cette dernière a en effet noté que le séjour dans le CSPA de
Lampedusa, en principe limité au temps strictement nécessaire pour établir
l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien,
se prolongeait parfois pendant plus de vingt jours « sans qu’aient été
adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes
retenues ». Selon la commission extraordinaire, cette rétention
prolongée « sans aucune mesure juridique ou administrative » la
prévoyant avait engendré « un climat de tension très vif ». Il
convient également de rappeler que la sous-commission ad hoc de l’APCE a explicitement appelé les autorités italiennes à
« clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de
Lampedusa » et, en ce qui concerne notamment les Tunisiens, à « ne
maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention administrative que
selon une procédure définie par la loi, autorisée par une instance judiciaire
et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique » (paragraphe 92
points vi. et vii. du rapport publié le 30 septembre 2011, paragraphe 49 ci-dessus).
105. À la lumière de la
situation légale en Italie et des considérations qui précèdent, la Cour
considère que les personnes placées dans le CSPA, formellement considéré comme
un lieu d’accueil et non de rétention, ne pouvaient pas bénéficier des
garanties prévues en cas de placement dans un CIE, pour lequel est nécessaire
une décision administrative soumise au contrôle du juge de paix. Le
Gouvernement n’a pas allégué qu’une telle décision avait été adoptée en ce qui
concerne les requérants et, dans son ordonnance du 1er juin 2012, le
GIP de Palerme a énoncé que la direction de la police d’Agrigente s’était
bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions
ordonnant leur rétention et qu’il en allait de même en ce qui concernait le
placement des migrants à bord des navires (paragraphes 25-26
ci-dessus). Il s’ensuit que les requérants n’ont pas seulement été privés de
leur liberté en l’absence de base légale claire et accessible, mais qu’ils
n’ont également pas pu bénéficier des garanties fondamentales d’habeas corpus, telles qu’énoncées, par
exemple, à l’article 13 de la Constitution italienne (paragraphe 32 ci-dessus). Aux termes de cette disposition,
toute restriction de la liberté personnelle doit se fonder sur un acte motivé
de l’autorité judiciaire, et les mesures provisoires prises, dans des cas
exceptionnels de nécessité et urgence, par l’autorité de sûreté publique
doivent être validées par l’autorité judiciaire dans un délai de 48 heures.
Puisqu’aucune décision, judiciaire ou administrative, ne justifiait leur
rétention, les requérants ont été privés de ces importantes garanties.
106. Les éléments énoncés
ci-dessus conduisent la Cour à estimer que les dispositions applicables en
matière de rétention des étrangers en situation irrégulière manquent de
précision. Cette ambiguïté législative a donné lieu à des nombreuses situations
de privation de liberté de facto, la
rétention dans un CSPA échappant au contrôle de l’autorité judiciaire, ce qui,
même dans le cadre d’une crise migratoire, ne saurait se concilier avec le but
de l’article 5 de la Convention : assurer que nul ne soit privé de sa
liberté de manière arbitraire (voir,
parmi beaucoup d’autres, Saadi,
précité, § 66).
107. Les considérations qui
précèdent suffisent à la Cour pour conclure que la privation de liberté des
requérants ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et
ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire. Elle
ne peut dès lors pas considérer cette privation de liberté comme
« régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
108. En conclusion, il y a eu
violation de l’article 5 § 1 de la Convention en l’espèce.
III.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §
2 DE LA CONVENTION
109. Les requérants dénoncent
l’absence de toute forme de communication avec les autorités italiennes tout au
long de leur séjour sur le territoire italien.
Ils invoquent l’article 5 § 2 de la Convention, qui se lit comme
suit :
« 2. Toute
personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une
langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation
portée contre elle. »
A. L’arrêt de la chambre
110. La chambre a observé que
les requérants avaient très probablement connaissance de leur statut de
migrants irréguliers, mais a estimé qu’une simple information quant au statut
juridique d’un migrant ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 5 § 2 de
la Convention, qui requiert l’information sur les motifs juridiques et factuels
de la privation de liberté. Elle a ensuite constaté que le Gouvernement n’avait
produit aucun document qui aurait été remis aux requérants et qui contenait une
telle information. Elle a remarqué en outre que les décrets de refoulement, qui
ne mentionnaient pas la rétention dont les requérants avaient fait l’objet,
n’avaient été remis que les 27 et 29 septembre 2011, alors que les
intéressés avaient été placés au CSPA les 17 et 18 septembre 2011, selon le
cas. Selon elle, cela ne satisfaisait pas non plus à l’exigence de promptitude
voulue par l’article 5 § 2 de la Convention. La chambre en a déduit que
cette disposition avait été violée en l’espèce (paragraphes 82-85 de l’arrêt de
la chambre).
B. Thèses des parties
1. Les requérants
111. Les requérants font
observer que les décrets de refoulement n’ont été adoptés qu’au moment de
l’exécution du renvoi, et donc seulement à la fin de la période de rétention.
Dès lors, à supposer même que ces décrets leur aient été remis, les requérants
estiment que la garantie du « court délai » prévue à l’article 5 § 2
de la Convention n’a pas été respectée. En outre, expliquent-ils, ces décrets
se bornaient à énoncer de manière synthétique et standardisée le fondement
juridique du refoulement, mais ne mentionnaient aucunement, même de manière
implicite, les raisons de leur privation de liberté antérieure.
112. Selon les intéressés,
l’information visée à l’article 5 § 2 doit provenir de l’autorité qui a procédé
à l’arrestation ou à la mise en détention – ou, en tout cas, de sources
officielles. Or, pendant leur privation de liberté, les requérants n’auraient
eu aucun contact, même verbal, avec les autorités au sujet des raisons de leur
rétention. Le fait que des membres d’organisations non gouvernementales aient
pu communiquer à ce sujet avec les migrants ne saurait à leurs yeux satisfaire
aux exigences de cette disposition.
2. Le Gouvernement
113. Le
Gouvernement affirme que les requérants ont été informés dans une langue qu’ils
comprenaient, par les policiers présents sur l’île assistés par des interprètes
et médiateurs culturels, de leur statut, qui était celui de citoyens tunisiens
temporairement admis sur le territoire italien pour des raisons de
« secours public » selon l’article 10 § 2 b) du décret-loi no 286
de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus). Selon
lui, ce statut entraînait de plein droit le renvoi des intéressés, ainsi qu’il
ressortait des décrets de refoulement avec accompagnement à la frontière. En
tout état de cause, les membres des organisations qui avaient accès au CSPA de
Contrada Imbriacola auraient informé les migrants de leur situation et de la
possibilité d’un éloignement imminent.
C. Tierce intervention
114. Le Centre de McGill
rappelle que le droit à être informé de la raison de la détention est
nécessaire pour pouvoir en contester la légalité. Le Groupe de travail des
Nations Unies sur la détention arbitraire exigerait que l’information donnée au
moment de l’arrestation indique les moyens de recours pour contester la
privation de liberté. Le tiers intervenant ajoute que lorsque cette dernière se
prolonge, sa légalité doit être révisée de manière régulière.
D. Appréciation de la Cour
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
115. Le paragraphe 2 de
l’article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit
connaître les raisons de son arrestation. Intégré au système de protection
qu’offre l’article 5, il oblige à signaler à une telle personne, dans un
langage simple et accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de
sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en contester la légalité devant un
tribunal en vertu du paragraphe 4 (Van
der Leer c. Pays-Bas, 21 février 1990, § 28, série A no 170-A,
et L.M. c. Slovénie, précité, §§
142-143). Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court
délai », mais les fonctionnaires qui la privent de sa liberté peuvent ne
pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu
assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni,
30 août 1990, § 40, série A no 182, et Čonka, précité, § 50).
116. De plus, la Cour a déjà
jugé que le droit à l’information dans le plus court délai doit recevoir une
interprétation autonome, qui dépasse le cadre des mesures à caractère pénal (Van der Leer, précité, §§ 27-28, et L.M. c. Slovénie, précité, §
143).
2. Application des principes précités en l’espèce
117. La Cour rappelle qu’elle
vient de conclure, sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention, que
la rétention des requérants était dépourvue d’une base légale claire et
accessible en droit italien (paragraphes 93‑108 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour
voit mal comment les autorités auraient pu signaler aux intéressés les raisons juridiques
de leur privation de liberté et leur fournir ainsi des informations suffisantes
pour leur permettre de contester les motifs de leur privation de liberté devant
un tribunal.
118. Certes, il est fort
probable que les requérants savaient que leur entrée sur le territoire italien
était irrégulière. Comme la chambre l’a souligné à juste titre, la nature même
de leur voyage, effectué sur des embarcations de fortune (paragraphe 11 ci-dessus) sans préalablement demander un
visa d’entrée, démontrait leur intention d’échapper à l’application des lois
sur l’immigration. En outre, la sous-commission ad hoc de l’APCE a observé que les Tunisiens avec lesquels ses
membres s’étaient entretenus « étaient parfaitement conscients de l’irrégularité
de leur entrée sur le territoire italien » (§ 56 du rapport publié le
30 septembre 2011 – paragraphe 49
ci-dessus). Enfin, rien ne permet de contredire l’affirmation du Gouvernement
selon laquelle les requérants avaient été informés dans une langue qu’ils
comprenaient, par les policiers présents sur l’île assistés par des interprètes
et médiateurs culturels, qu’ils étaient des étrangers temporairement admis sur
le territoire italien pour des raisons de « secours public », ce qui
entraînait la possibilité d’un éloignement imminent (paragraphe 113 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que
l’information quant au statut juridique d’une personne ou aux mesures
d’éloignement qui pourraient être prises à son encontre ne saurait se confondre
avec l’information sur la base légale de sa privation de liberté.
119. Des considérations
analogues s’appliquent aux décrets de refoulement. La Cour a examiné ces
documents (paragraphe 19 ci-dessus), sans
y trouver aucune référence à la rétention des requérants ou à ses raisons
juridiques et factuelles. Les décrets en question se bornent en effet à
affirmer que les intéressés étaient « entré[s] sur le territoire de l’État
en se soustrayant aux contrôles de frontière » et que leur refoulement
avait été ordonné.
120. Il convient également de
noter que les décrets de refoulement n’auraient été remis aux requérants que
très tardivement, à savoir le 27 ou le 29 septembre 2011 selon le cas,
alors que les intéressés avaient été placés dans le CSPA les 17 et
18 septembre (paragraphes 19-20 ci-dessus). Dès lors, même s’ils avaient
contenu des informations quant à la base légale de la rétention, ce qui n’est
pas le cas en l’espèce, ces décrets n’auraient de toute manière pas satisfait à
la condition de la communication « dans le plus court délai » (voir, mutatis mutandis, les arrêts Chamaïev et autres c. Géorgie
et Russie, no 36378/02, § 416, CEDH 2005-III, et L.M. c. Slovénie, précité,
§ 145, dans lesquels la Cour a jugé des intervalles de quatre jours
incompatibles avec les contraintes de temps qu’impose la promptitude voulue par
l’article 5 § 2 de la Convention).
121. La Cour relève enfin
qu’en dehors des décrets de refoulement, le Gouvernement n’a produit aucun
autre document susceptible de satisfaire aux exigences de l’article 5 § 2 de la
Convention.
122. Les considérations qui
précèdent lui suffisent pour conclure qu’il y a eu, en l’espèce, violation de
cette disposition.
IV.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §
4 DE LA CONVENTION
123. Les requérants allèguent
qu’ils n’ont eu à aucun moment la possibilité de contester la légalité de leur
privation de liberté.
Ils invoquent l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute
personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit
d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur
la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est
illégale. »
A. L’arrêt de la chambre
124. La chambre a estimé que
puisque les requérants n’avaient pas été informés des raisons de leur privation
de liberté, leur droit de faire examiner la légalité de leur détention avait
été entièrement vidé de sa substance. Cette considération a suffi à la chambre
pour conclure à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention. À titre
surabondant, elle a observé que les décrets de refoulement ne mentionnaient pas
le fondement juridique et factuel de la rétention des intéressés, et qu’ils
leur auraient été notifiés peu avant leur renvoi par avion, donc lorsque leur
privation de liberté s’apprêtait à prendre fin. La chambre en a déduit que,
dans la mesure où il pouvait être considéré comme offrant un contrôle indirect
de la légalité de la rétention, un éventuel recours contre les décrets en
question devant le juge de paix n’aurait pu être exercé que tardivement
(paragraphes 95-98 de l’arrêt de la chambre).
B. Thèses des parties
1. Les requérants
125. Les requérants ne nient
pas qu’ils pouvaient introduire un recours contre les décrets de refoulement,
mais considèrent qu’ils n’avaient en revanche aucune possibilité de contester
la légalité de leur rétention. Ils affirment qu’aucune décision justifiant leur
privation de liberté n’a été adoptée et ne leur a été notifiée ; dès lors,
ils n’auraient pas eu le loisir d’attaquer une telle décision devant un tribunal.
Ils expliquent en outre que les décrets de refoulement ne concernaient pas leur
liberté, mais leur renvoi, et ont été adoptés à la fin de la période de
rétention.
2. Le Gouvernement
126. Le Gouvernement note que
les décrets de refoulement indiquaient qu’il était loisible aux intéressés
d’introduire un recours devant le juge de paix d’Agrigente (paragraphe 19 ci-dessus). Il rappelle que certains
migrants tunisiens ont d’ailleurs présenté de tels recours et que, en 2011, le
juge de paix a annulé deux décrets de refoulement (paragraphes 30-31 ci‑dessus)
dans ce cadre. Le Gouvernement en déduit que les requérants avaient bien la
possibilité de saisir un tribunal pour contester la légalité de leur prétendue
privation de liberté.
127. À l’audience devant la
Cour, le Gouvernement a en outre soutenu que, dès lors que les requérants
avaient été accueillis au CSPA et à bord des navires pour des raisons de
secours, un contrôle judiciaire de leur rétention n’était pas nécessaire.
C. Appréciation de la Cour
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
128. La Cour rappelle que
l’article 5 § 4 reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un
recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond
nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur
privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même
sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne
détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention
sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des
principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise
l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle
juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à
substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations
de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la
décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à
chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la
détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (E. c. Norvège, 29 août 1990, § 50, série A no
181-A). La « juridiction » chargée de ce contrôle ne doit pas
posséder des attributions simplement consultatives, mais doit être dotée de la
compétence de « statuer » sur la « légalité » de la
détention et d’ordonner la libération en cas de détention illégale (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978,
§ 200, série A no 25 ; Weeks
c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 61, série A no 114 ; Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre
1996, § 130, Recueil 1996-V, et A. et autres c. Royaume-Uni,
précité, § 202).
129. Les formes de contrôle
juridictionnel qui satisfont aux exigences de l’article 5 § 4 peuvent varier
d’un domaine à l’autre et dépendent du type de privation de liberté en
question. Il ne revient pas à la Cour de se demander quel pourrait être le
système le plus approprié dans le domaine examiné (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 123, CEDH 2008,
et Stanev, précité, § 169).
130. Il n’en demeure pas
moins que le recours doit exister à un degré suffisant de certitude, en théorie
comme en pratique, sans quoi lui manquent l’accessibilité et l’effectivité
voulues (Vachev c. Bulgarie, no 42987/98,
§ 71, CEDH 2004-VIII, et Abdolkhani
et Karimnia, précité, § 139).
131. L’article 5 § 4 consacre
en outre le droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir « à bref
délai » une décision judiciaire sur la régularité de leur détention et
mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (voir, par
exemple, Baranowski, précité, § 68).
Les procédures relatives à des questions de privation de liberté requièrent une
diligence particulière (Hutchison Reid c.
Royaume-Uni, no 50272/99, § 79, CEDH 2003-IV), et les
exceptions à l’exigence de contrôle « à bref délai » de la légalité de la détention
appellent une interprétation stricte (Lavrentiadis
c. Grèce, no 29896/13, § 45, 22 septembre 2015). La
question de savoir si le principe de la célérité de la procédure a été respecté
s’apprécie non pas dans l’abstrait mais dans le cadre d’une évaluation globale
des données, en tenant compte des circonstances de l’espèce (Luberti c. Italie, 23 février 1984,
§§ 33-37, série A no 75 ; E. c. Norvège, précité, § 64 ; et Delbec c. France, no 43125/98,
§ 33, 18 juin 2002), en particulier à la lumière de la complexité de l’affaire,
des particularités éventuelles de la procédure interne ainsi que du
comportement du requérant au cours de celle-ci (Bubullima c. Grèce, no 41533/08, § 27,
28 octobre 2010). En principe, cependant, puisque la liberté de l’individu
est en jeu, l’État doit faire en sorte que la procédure se déroule dans un
minimum de temps (Fuchser c. Suisse,
no 55894/00, § 43, 13 juillet 2006, et Lavrentiadis, précité, § 45).
2. Application des principes précités en l’espèce
132. Dans des affaires où des
détenus n’avaient pas été informés des raisons justifiant leur privations de
liberté, la Cour a jugé que le droit des intéressés d’introduire un recours
contre la détention litigieuse s’était trouvé vidé de son contenu (voir,
notamment, Chamaïev et autres,
précité, § 432 ; Abdolkhani et
Karimnia, précité, § 141 ; Dbouba
c. Turquie, no 15916/09, § 54, 13 juillet 2010 ;
et Musaev c. Turquie, no
72754/11, § 40, 21 octobre 2014). Au vu de son constat sous l’angle de
l’article 5 § 2 de la Convention, selon lequel les raisons juridiques de la
rétention dans le CSPA et à bord des navires n’avaient pas été communiquées aux
requérants (paragraphes 117‑122 ci-dessus), la Cour ne peut que parvenir à
des conclusions analogues en l’espèce.
133. Cette considération lui
suffit pour conclure que le système juridique italien n’offrait pas aux
requérants un recours par lequel ils auraient pu obtenir une décision
juridictionnelle portant sur la légalité de leur privation de liberté (voir, mutatis mutandis, S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 76, 11 juin 2009), et pour dispenser la Cour
d’examiner la question de savoir si les recours disponibles en droit italien
auraient pu offrir aux intéressés des garanties suffisantes aux fins de
l’article 5 § 4 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Chamaïev et
autres, précité, § 433).
134. À titre surabondant, et
en réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel un recours devant le juge
de paix d’Agrigente contre les décrets de refoulement satisfaisait aux
exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (paragraphe 126 ci-dessus), la Cour rappelle, d’une part,
que ces décrets ne contenaient aucune référence à la privation de liberté des
requérants ou à ses raisons juridiques et factuelles (paragraphe 119 ci-dessus) et, d’autre part, qu’ils
n’auraient été remis aux intéressés que très tardivement, à savoir le 27 ou le
29 septembre 2011 (paragraphe 120
ci-dessus), selon le cas, peu avant leur renvoi par avion. La chambre l’a
souligné à juste titre. Dès lors, les décrets litigieux ne sauraient être
considérés comme les décisions sur lesquelles se fondait la rétention des
requérants, et tout recours à leur encontre devant le juge de paix n’aurait en
tout cas pu être introduit et examiné qu’après la libération des intéressés et
leur retour en Tunisie.
135. Il y a donc eu violation
de l’article 5 § 4 de la Convention.
V.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE
LA CONVENTION
136. Les requérants estiment
avoir subi des traitements inhumains et dégradants pendant leur rétention au
CSPA de Contrada Imbriacola sur l’île de Lampedusa et à bord des navires Vincent et Audace amarrés dans le port de Palerme.
Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul
ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants. »
A. L’arrêt de la chambre
137. La chambre a noté tout
d’abord qu’en raison des événements ayant entouré le « printemps
arabe », l’île de Lampedusa avait dû faire face en 2011 à une situation
exceptionnelle caractérisée par de fortes vagues migratoires et à une crise
humanitaire, qui avaient fait peser une multitude d’obligations sur les
autorités italiennes et avaient créé des difficultés d’ordre organisationnel et
logistique (paragraphes 124-127 de l’arrêt de la chambre). Cependant, de l’avis
de la chambre, ces facteurs ne pouvaient pas exonérer l’État défendeur de son
obligation de garantir aux requérants des conditions privatives de liberté
compatibles avec le respect de leur dignité humaine, compte tenu des termes
absolus dans lesquels est libellé l’article 3 de la Convention (paragraphe 128
de l’arrêt de la chambre).
138. La chambre a ensuite
jugé opportun d’examiner séparément les conditions d’accueil au CSPA et à bord
des navires (paragraphe 129 de l’arrêt de la chambre). Pour ce qui est de la
première situation, la chambre a considéré que les rapports de la commission
extraordinaire du Sénat italien, d’Amnesty International et de la
sous-commission ad hoc de l’APCE
corroboraient les allégations des requérants concernant le surpeuplement et
l’insalubrité générale du CSPA, d’où la violation de l’article 3 de la
Convention, et ce en dépit de la courte durée – entre deux et trois jours – du
séjour des intéressés (paragraphes 130-136 de l’arrêt de la chambre).
139. La chambre est parvenue
à des conclusions opposées en ce qui concerne la rétention à bord des navires.
Elle a observé que celle-ci a duré entre six et huit jours, et que les
affirmations des requérants quant aux mauvaises conditions d’accueil étaient au
moins en partie démenties par l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er
juin 2012, dont les conclusions se fondaient aussi sur les constats d’un député
qui était monté à bord des navires et s’était entretenu avec certains migrants.
Aux yeux de la chambre, la circonstance que ce député avait été accompagné par
le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police ne permettait
pas, à elle seule, de douter de son indépendance ou de la véracité de son
récit. La chambre a donc conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 3
de ce chef (paragraphes 137-144 de l’arrêt de la chambre).
B. Thèses des parties
1. Les requérants
a) Sur
l’existence d’une situation d’urgence humanitaire et sur ses conséquences
140. Les requérants estiment
que la prétendue situation exceptionnelle d’urgence humanitaire, invoquée par
le Gouvernement (paragraphes 150‑151 ci-après), ne saurait justifier les
traitements dont ils ont été victimes ni sous l’angle de la législation interne
ni du point de vue de la Convention. En outre, le débarquement massif de
migrants à Lampedusa en 2011 n’était point un événement exceptionnel. Un afflux
similaire s’était produit avant le « printemps arabe » et le choix de
confiner l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa visait à donner
à l’opinion publique l’idée d’une « invasion » du territoire italien,
à exploiter à des fins politiques. Les médias et les organismes nationaux et
internationaux compétents en matière de droits de l’homme (les requérants se
réfèrent notamment au rapport d’Amnesty International, paragraphe 50 ci-dessus) ont établi que la situation de
crise sur l’île de Lampedusa était née bien avant 2011. Dans ces conditions,
estiment-ils, on ne saurait conclure que la situation qu’ils dénoncent était
principalement due à l’urgence d’affronter le flux migratoire significatif
ayant suivi les révoltes du « printemps arabe ».
141. En tout état de cause, selon les requérants
un État tel que l’Italie disposait des moyens nécessaires pour transférer
rapidement les migrants dans d’autres localités. Les conditions d’accueil au
CSPA de Lampedusa ont continué à être déplorables même après 2011, et la crise
migratoire se serait poursuivie les années suivantes, montrant ainsi le caractère
systémique et structurel de la violation des droits des migrants.
b) Sur
les conditions au CSPA de Contrada Imbriacola
142. Les requérants allèguent
que le CSPA de Lampedusa était surpeuplé. Les chiffres indiqués par le
Gouvernement montrent qu’à l’époque des faits, cette structure hébergeait plus
de 1 200 personnes, soit trois fois plus que sa capacité normale (381
places) et plus que sa capacité maximale en cas de nécessité (804 places). Ces
chiffres indiquaient en effet la présence de 1 357 personnes le 16
septembre 2011, 1 325 le 17 septembre, 1 399 le
18 septembre, 1 265 le 19 septembre et 1 017 le
20 septembre. Les conditions hygiéniques et sanitaires auraient été
inacceptables, comme le prouveraient des photographies et les rapports
d’organes internationaux et nationaux. Notamment, faute de place dans les
chambres, les requérants allèguent avoir été contraints de dormir dehors à même
le sol, directement au contact du béton à cause de la puanteur émanant des
matelas. Ils disent avoir été contraints de consommer leur repas assis par
terre, le CSPA ne disposant pas d’une cantine, et soutiennent que les toilettes
étaient dans un état désastreux et souvent impraticables. Tant au CSPA qu’à
bord des bateaux, les intéressés auraient souffert d’un malaise psychologique
découlant de l’absence d’informations quant à leur situation juridique et à la
durée de leur rétention ainsi que de l’impossibilité de communiquer avec
l’extérieur. Les actes d’automutilation commis par les migrants retenus au CSPA
témoigneraient de l’état de tension qui régnait à l’intérieur de cette
structure.
143. Les requérants
rappellent que le CSPA était en théorie destiné à fonctionner comme lieu de
secours et d’accueil initial. Pour eux, cette structure, qui ne respectait pas
les règles pénitentiaires européennes du 11 janvier 2006, était
inappropriée pour des séjours prolongés en situation de privation de liberté.
De l’avis des requérants, la violation de l’article 3 de la Convention ne
saurait être exclue ni à cause de la nature du CSPA ni en conséquence de la
courte durée de leur rétention. La durée en question ne serait en effet que
l’un des éléments à prendre en considération pour apprécier le dépassement du
seuil de gravité requis pour qu’un traitement tombe dans le champ d’application
de l’article 3. En présence de facteurs aggravants, tels que des conditions de
détention particulièrement indécentes ou la vulnérabilité des victimes, la Cour
aurait conclu à la violation de cette disposition même lorsque la privation de
liberté avait été très brève (les requérants citent, à cet égard, les arrêts Brega c. Moldova, no
52100/08, 20 avril 2010 ; T. et
A. c. Turquie, no 47146/11, 21 octobre
2014 ; et Gavrilovici c. Moldova,
no 25464/05, 15 décembre 2009, concernant des périodes,
respectivement, de 48 heures, trois jours et cinq jours). Les requérants
estiment que les mêmes facteurs sont présents dans leur cas et rappellent qu’à
l’époque des faits ils venaient de survivre à une dangereuse traversée nocturne
de la Méditerranée à bord d’un canot pneumatique, ce qui les avait affaiblis
physiquement et psychologiquement. Ils affirment donc s’être trouvés en
situation de vulnérabilité, accentuée par la circonstance que leur privation de
liberté était selon eux dépourvue de base légale, ce qui leur aurait valu un
surplus de souffrance psychologique.
144. Les requérants précisent
qu’ils ne se plaignent pas d’avoir reçu des coups ou blessures, mais des conditions
de leur rétention au CSPA. Dès lors, l’argument du Gouvernement selon lequel
ils auraient dû produire des certificats médicaux (paragraphe 156 ci-après) ne serait pas pertinent.
c) Sur
les conditions à bord des navires Vincent
et Audace
145. Pour ce qui est des
conditions à bord des navires, les requérants se plaignent d’avoir été retenus
dans le salon dans des conditions de grave surpeuplement, et de n’avoir eu la
possibilité de sortir à l’extérieur sur des petits balcons que pendant quelques
minutes par jour. Ils affirment avoir été contraints d’attendre plusieurs
heures avant de pouvoir accéder aux toilettes et relatent que la nourriture
distribuée était jetée par terre.
146. Les requérants marquent
leur désaccord avec les conclusions de la chambre et allèguent que le stress
psychologique souffert à bord des navires a été supérieur à celui subi au CSPA
de Lampedusa. Ils soutiennent en effet, que la durée de leur privation de
liberté à bord des bateaux a été plus longue que celle dans le CSPA et a suivi
cette expérience négative. En outre, à bord des navires les requérants
n’auraient reçu aucune information ou explication pertinente et, selon eux, les
forces de l’ordre en venaient parfois à les maltraiter ou à les insulter.
147. Selon les requérants,
compte tenu de la nature des navires (des lieux qu’ils qualifient d’isolés et
d’inaccessibles), il appartenait au Gouvernement de fournir la preuve de ce qui
s’était passé à bord. Il serait difficile d’imaginer que les autorités aient
été en mesure de garantir des conditions de vie plus dignes que celles
prévalant dans le CSPA, une structure destinée à l’accueil des migrants. La
description relative aux lits avec des draps propres, à la présence des
vêtements de rechange, à l’accès aux cabines privées et à l’eau chaude serait
ainsi invraisemblable. Le Gouvernement se serait borné à produire une
ordonnance du GIP de Palerme (paragraphes 24-29 ci-dessus), fondée sur les déclarations d’un
député, extraites d’un simple article de journal et non réitérées à l’audience.
Pour les requérants, il faudrait également tenir compte du fait que la présence
des forces de l’ordre lors de la visite du député concerné faisait surgir des
doutes quant à la fiabilité des migrants qui ont parlé avec lui, et qui
auraient pu craindre des représailles. Les requérants rappellent que le
Gouvernement a omis de produire tout document attestant les services
prétendument fournis à bord des navires et/ou les contrats signés avec les
compagnies qui les ont loués. Enfin, ils reprochent aux autorités italiennes de
ne pas avoir répondu à l’appel lancé le 28 septembre 2011 par
l’association « Médecins sans frontières », dans lequel cette
organisation non gouvernementale exprimait ses préoccupations et demandait
d’effectuer une inspection à bord des navires.
2. Le Gouvernement
a) Sur
l’existence d’une situation d’urgence humanitaire et sur ses conséquences
148. Le Gouvernement allègue
avoir suivi la situation de l’île de Lampedusa au cours de la période 2011-2012
et être intervenu sur le plan factuel et législatif pour coordonner et mettre
en œuvre toute mesure nécessaire au secours et à l’assistance des migrants. La
présence et les activités sur l’île du Haut-Commissariat des Nations Unies pour
les Réfugiés (HCR), de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM),
de Save the Children, de l’Ordre de
Malte, de la Croix-Rouge, de la Caritas, de l’ARCI (Associazione Ricreativa e Culturale Italiana) et de la Communauté de Sant’Egidio auraient été placées sous
le cadre du « Praesidium Project »,
financé par l’Italie et par l’Union européenne. Le Gouvernement assure que les
représentants de ces organisations avaient libre accès aux structures d’accueil
des migrants. En outre, il dit avoir signé le 28 mai 2013, un protocole
d’accord avec la fondation « Terre des hommes », qui accomplit un
travail de soutien psychologique auprès du CSPA de Lampedusa. Le 4 juin 2013,
le ministère de l’Intérieur aurait conclu un accord avec l’European Asylum Support Office (EASO) afin de coordonner les
modalités d’accueil des migrants. Le Gouvernement précise qu’une assistance
médicale était garantie à tout moment aux migrants, et que, depuis juillet
2013, Médecins sans frontières a commencé à travailler à la formation du
personnel du CSPA et des navires chargés du sauvetage en mer.
149. Selon le Gouvernement,
le sauvetage des migrants qui arrivent sur les côtes italiennes n’est pas un
problème seulement de l’Italie, mais de tous les États membres de l’Union
européenne, qui devraient définir une vraie politique commune à cet égard. Les
institutions locales de Lampedusa auraient par ailleurs financé la construction
de nouveaux centres d’assistance et de secours (6 440 000 euros (EUR)
auraient ainsi été investis afin de créer des structures capables d’accueillir
1 700 personnes). Lors de sa visite des 23 et 24 juin 2013, le délégué du
HCR pour l’Europe du Sud aurait constaté avec satisfaction le travail accompli
par les autorités nationales et locales afin d’améliorer la situation générale
sur l’île.
150. Le Gouvernement explique
qu’en 2011, l’arrivée massive de migrants nord-africains avait créé une
situation d’urgence humanitaire en Italie. Il précise que du 12 février au
31 décembre 2011, 51 573 ressortissants de pays extérieurs à l’Union
européenne (dont environ 46 000 hommes, 3 000 femmes et 3 000
enfants) ont débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa. Selon le
Gouvernement, plus de 26 000 de ces personnes étaient de nationalité
tunisienne. Cela serait bien expliqué par le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 49 ci-dessus), qui fait également état des
efforts déployés par les autorités italiennes, en coopération avec d’autres
organisations, afin de créer les structures nécessaires pour l’accueil et
l’assistance aux migrants, parmi lesquels des personnes vulnérables.
151. De l’avis du
Gouvernement, compte tenu des multiples exigences auxquelles les États doivent
faire face dans des situations d’urgence humanitaire, la Cour devrait adopter
une « approche réaliste, équilibrée et légitime » lorsqu’il s’agit de
décider sur « l’application des règles d’ordre éthique et
juridique ».
b) Sur
les conditions au CSPA de Contrada Imbriacola
152. Le Gouvernement soutient
qu’à l’époque des faits, le CSPA de Contrada Imbriacola était pleinement en
fonction et avait les ressources humaines et matérielles nécessaires pour
assurer le secours et le premier accueil des migrants. Il précise qu’y
travaillaient, outre le directeur et deux directeurs adjoints,
quatre-vingt-dix-neuf opérateurs sociaux et agents de nettoyage, trois
assistants sociaux, trois psychologues, huit interprètes et médiateurs
culturels, huit employés administratifs et trois responsables de secteur
chargés de la supervision des activités menées dans la structure. D’après le
Gouvernement, trois médecins et trois infirmiers assuraient l’assistance
médicale dans des locaux ad hoc.
Selon les résultats d’une inspection effectuée le 2 avril 2011 par les services
sanitaires de Palerme, les conditions d’hygiène étaient adéquates, la qualité
et la quantité de la nourriture fournie également. Le Gouvernement indique
qu’il ressortait d’une autre inspection, menée immédiatement après l’incendie
du 20 septembre 2011, que l’approvisionnement en eau potable était assuré
par des bouteilles et que la cantine était en mesure de fournir des repas.
Avant d’être transportés au CSPA de Lampedusa, les requérants auraient été
soumis à un contrôle médical qui aurait déterminé qu’ils étaient en bonne
santé. Par ailleurs, les mineurs et les personnes particulièrement vulnérables
auraient été séparés des autres migrants et acheminés vers le centre de Loran
(§ 31 du rapport de l’APCE du 30 septembre 2011, paragraphe 49 ci‑dessus).
153. À l’audience devant la
Cour, le Gouvernement a précisé que les migrants accueillis dans le CSPA de
Contrada Imbriacola pouvaient : a) se déplacer librement dans le périmètre
de cette structure ; b) avoir accès à tous les services à leur disposition
(assistance médicale, vêtements, nourriture, eau et installations
sanitaires) ; c) communiquer avec l’extérieur et acheter des biens (ils
auraient reçu, à leur arrivée, une carte téléphonique de 15 EUR et des
bons à utiliser au sein du centre) ; et d) avoir des contacts avec les
représentants d’organisations humanitaires et avec des avocats. De l’avis du
Gouvernement, le centre, qui pouvait accueillir jusqu’à environ 1 000
personnes, n’était pas surpeuplé. À l’audience devant la Cour, le Gouvernement
a précisé que lors du séjour des requérants, le CSPA de Contrada Imbriacola
abritait 917 migrants.
154. À la lumière de ce qui
précède, le Gouvernement considère que les requérants n’ont subi aucun
traitement inhumain ou dégradant, « parce qu’ils n’ont été considérés ni
arrêtés ni détenus, mais seulement assistés en attendant d’être renvoyés en
Tunisie ». Il observe que les intéressés eux-mêmes ont admis qu’en droit
italien un CSPA est une structure d’accueil, et qu’ils n’ont pas allégué avoir
fait l’objet de violences ou d’autres traitements interdits de la part du
personnel du CSPA ou des forces de l’ordre. La chambre n’aurait pas dûment tenu
compte des circonstances et des faits criminels ayant requis l’intervention des
autorités locales pour sauver les migrants et assurer leur sûreté. Au
demeurant, le Gouvernement souligne la courte durée du séjour des requérants
sur l’île de Lampedusa.
c) Sur
les conditions à bord des navires Vincent
et Audace
155. Le Gouvernement note que
dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphes 24-29
ci-dessus), le GIP de Palerme a jugé que les mesures prises pour faire face à
la présence des migrants sur l’île de Lampedusa étaient conformes au droit
national et international, et avaient été adoptées avec la promptitude requise
dans une situation d’urgence. Le GIP a également estimé que les conditions
d’accueil à bord des navires Audace
et Vincent étaient adéquates.
156. Le Gouvernement objecte
enfin que les allégations des requérants concernant les mauvais traitements
prétendument administrés par la police ne sont étayées par aucun élément de
preuve, tel que des certificats médicaux.
C. Tierce intervention
157. La Coordination
française pour le droit d’asile, qui regroupe les commentaires de quatre
associations (Avocats pour la défense des droits des étrangers, Groupe
d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), Ligue des droits de
l’homme et du citoyen et Fédération internationale des ligues des droits de
l’Homme), invite la Grande Chambre à confirmer « de manière
solennelle » l’arrêt de la chambre. Elle fait valoir qu’il faut prendre en
compte la situation de vulnérabilité des migrants, et tout particulièrement de
ceux ayant connu une traversée en mer, pour apprécier l’existence d’un traitement
contraire à l’article 3 de la Convention. Elle reconnaît que la Cour n’a que
rarement constaté une violation de cette disposition dans des hypothèses de
détention courte et n’a jugé dans ce sens qu’en présence de facteurs
aggravants. Cependant, la vulnérabilité des migrants, couplée avec des
conditions de détention attentatoires à leur dignité humaine, serait suffisante
pour considérer que le niveau de gravité requis par l’article 3 a été atteint.
Cela serait confirmé par la jurisprudence développée par la Cour dans l’affaire
M.S.S. c. Belgique et Grèce ([GC], no 30696/09,
CEDH 2011), par les travaux du Comité européen pour la prévention de la
torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le
« CPT ») et par les observations du HCR. Par ailleurs, les conditions
d’enfermement constitueraient un facteur important de dégradation de la santé
mentale des migrants.
D. Appréciation de la Cour
1. Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour
158. La Cour rappelle
d’emblée que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est une
valeur fondamentale des sociétés démocratiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94,
§ 95, CEDH 1999-V ; Labita,
précité, § 119 ; Gäfgen
c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010 ; El-Masri c. l’ex‑République
yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 195, CEDH
2012 ; et Mocanu et autres
c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08,
§ 315, CEDH 2014 (extraits)). Elle est également une valeur de
civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve
au cœur même de la Convention (Bouyid
c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 81 et 89-90,
CEDH 2015). L’interdiction en question a un caractère absolu, car elle ne souffre
nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et
même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le
terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne
concernée (voir, notamment, Chahal,
précité, § 79 ; Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 192, CEDH 2014 (extraits) ; Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08
et 43441/08, § 113, CEDH 2014
(extraits) ; et Bouyid,
précité, § 81).
a) Sur
la question de savoir si un traitement tombe sous le coup de l’article 3 de la
Convention
159. Il n’en demeure pas
moins que selon la jurisprudence constante de la Cour, pour tomber sous le coup
de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un
minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle
dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du
traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe,
de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Irlande c. Royaume-Uni, précité, §
162 ; Price c. Royaume-Uni,
no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII ; Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH
2002-IX ; Jalloh c. Allemagne [GC],
no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX ; Gäfgen, précité, § 88 ; El-Masri, précité, § 196 ; Naoumenko c. Ukraine, no
42023/98, § 108, 10 février 2004 ; et Svinarenko
et Slyadnev, précité, § 114).
160. Pour déterminer si le
seuil de gravité était atteint, la Cour a également pris en considération
d’autres éléments, et en particulier :
- le but dans lequel le traitement a été infligé et l’intention ou la
motivation qui l’ont inspiré (Bouyid,
précité, § 86), étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas
pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive
qu’il puisse être qualifié de « dégradant », et donc interdit par
l’article 3 (voir, entre autres, V. c. Royaume-Uni
[GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999‑IX ; Peers c. Grèce, no 28524/95,
§§ 68 et 74, CEDH 2001‑III ; Price,
précité, § 24 ; et Svinarenko et
Slyadnev, précité, § 114) ;
- le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère
de vive tension et à forte charge émotionnelle (Bouyid, précité, § 86) ;
- l’éventuelle situation de vulnérabilité dans laquelle pourrait se trouver
la victime, gardant à l’esprit que les personnes privées de liberté sont
normalement dans une telle situation (voir, par rapport à la garde à vue, Salman c. Turquie [GC] no
21986/93, § 99, CEDH 2000-VII, et Bouyid,
précité, § 83 in fine), mais que la
souffrance et l’humiliation accompagnant les mesures privatives de liberté sont
des faits inéluctables qui, en tant que tels et à eux seuls, n’emportent pas
violation de l’article 3. Cette disposition impose néanmoins à l’État de
s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec
le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la
soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le
niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard
aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont
assurés de manière adéquate (Kudła
c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI, et Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 60, 5 avril 2011).
b) La
protection des personnes vulnérables et la détention des immigrés potentiels
161. La Cour souligne que l’article 3
combiné avec l’article 1 de la Convention doit permettre une protection
efficace, notamment des personnes vulnérables, et inclure des mesures
raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient
ou auraient dû avoir connaissance (Z. et
autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V,
et Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga
c. Belgique, no 13178/03, § 53, CEDH 2006-XI). À
cet égard, il appartient à la Cour de rechercher si la réglementation et la
pratique incriminées, et surtout la manière dont elles ont été appliquées en l’espèce,
ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives
qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga,
précité, § 54, et Rahimi, précité, § 62).
162. Si les États sont
autorisés à placer en détention des immigrés potentiels en vertu de leur
« droit indéniable de contrôler (...) l’entrée et le séjour des étrangers
sur leur territoire » (Amuur, précité, § 41), ce droit doit
s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention (Mahdid et Haddar c. Autriche
(déc.), no 74762/01, 8 décembre 2005 ; Kanagaratnam et autres c. Belgique, no
15297/09, § 80, 13 décembre 2011 ; et Sharifi
et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 188, 21 octobre 2014). La Cour doit
avoir égard à la situation particulière de ces personnes lorsqu’elle est amenée
à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention à l’aune des
dispositions conventionnelles (Riad et
Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03,
§ 100, 24 janvier 2008 ; M.S.S.
c. Belgique et Grèce, précité, § 217 ; et Rahimi,
précité, § 61).
c) Le
conditions de détention en général et le surpeuplement carcéral en particulier
163. S’agissant des
conditions de détention, la Cour prend en compte les effets cumulatifs de
celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz
c. Grèce, nº 40907/98, § 46, CEDH 2001-II). En particulier, le
temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées
constitue un facteur important à considérer (Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 102, CEDH
2002-VI ; Kehayov c. Bulgarie,
no 41035/98, § 64, 18 janvier 2005 ; Alver c. Estonie,
no 64812/01, § 50, 8 novembre 2005 ; et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07
et 60800/08, § 142, 10 janvier 2012).
164. Lorsque le surpeuplement
atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement peut
constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la
conformité d’une situation donnée à l’article 3 (voir, s’agissant
d’établissements pénitentiaires, Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99,
§ 39, 7 avril 2005). En effet, l’exiguïté extrême dans une cellule de prison
est un aspect particulièrement important qui doit être pris en compte afin
d’établir si les conditions de détention litigieuses étaient
« dégradantes » au sens de l’article 3 de la Convention (Mursič c. Croatie [GC], no
7334/13, § 104, 20 octobre 2016).
165. Ainsi, lorsqu’elle a été
confrontée à des cas de surpeuplement sévère, la Cour a jugé que cet élément, à
lui seul, suffisait pour conclure à la violation de l’article 3 de la Convention. En règle générale,
bien que l’espace jugé souhaitable par le CPT pour les cellules collectives
soit de 4 m², il s’agissait de cas de figure où l’espace personnel accordé
au requérant était inférieur à 3 m² (Kadikis c. Lettonie, no 62393/00,
§ 55, 4 mai 2006 ; Andreï Frolov c. Russie, no
205/02, §§ 47-49, 29 mars 2007 ; Kantyrev c. Russie, no 37213/02,
§§ 50-51, 21 juin 2007 ; Sulejmanovic c. Italie, no 22635/03, § 43, 16 juillet 2009 ; Ananyev et
autres, précité, §§ 144-145 ;
et Torreggiani et autres
c. Italie, nos 43517/09, 46882/09, 55400/09, 57875/09,
61535/09, 35315/10 et 37818/10, § 68, 8 janvier 2013).
166. La Cour a récemment
confirmé que l’exigence de 3 m² de surface
au sol par détenu (incluant l’espace occupé par les meubles, mais non celui
occupé par les sanitaires) dans une cellule collective doit demeurer la norme
minimale pertinente aux fins de l’appréciation des conditions de détention au
regard de l’article 3 de la Convention (Mursič, précité, §§ 110 et 114). Elle a également précisé
qu’un espace personnel inférieur à 3 m² dans une cellule collective fait naître
une présomption, forte mais non irréfutable, de violation de cette disposition.
La présomption en question peut notamment être réfutée par les effets cumulés
des autres aspects des conditions de détention, de nature à compenser de
manière adéquate le manque d’espace personnel ; à cet égard, la Cour tient
compte de facteurs tels que la durée et l’ampleur de la restriction, le degré
de liberté de circulation et l’offre d’activités hors cellule, et le caractère
généralement décent ou non des conditions de détention dans l’établissement en
question (ibidem, §§ 122‑138).
167. En revanche, dans des
affaires où le surpeuplement n’était pas important au point de soulever à lui
seul un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour a noté que d’autres
aspects des conditions de détention étaient à prendre en compte dans l’examen
du respect de cette disposition. Parmi ces éléments figurent la possibilité
d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération disponible, l’accès à la
lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des
exigences sanitaires de base (voir également les éléments ressortant des règles
pénitentiaires européennes adoptées par le Comité des Ministres, citées au
paragraphe 32 de l’arrêt Torreggiani et
autres, précité). Comme la Cour l’a précisé dans son arrêt Mursič (précité, § 139), lorsqu’un
détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m²,
le facteur spatial demeure un élément de poids dans l’appréciation du caractère
adéquat ou non des conditions de détention. Aussi, dans pareilles affaires, la
Cour a conclu à la violation de l’article 3 dès lors que le manque
d’espace s’accompagnait d’autres mauvaises conditions matérielles de détention,
telles qu’un manque de ventilation et de lumière (Torreggiani et autres, précité, § 69 ; voir également Babouchkine
c. Russie, no 67253/01, § 44, 18 octobre
2007 ; Vlassov c. Russie, no 78146/01, § 84, 12
juin 2008 ; et Moisseiev c. Russie, no 62936/00, §§ 124-127,
9 octobre 2008), un accès limité à la promenade en plein air (István Gábor Kovács c. Hongrie, no
15707/10, § 26, 17 janvier 2012) ou un manque total d’intimité dans les
cellules (Novosselov c. Russie, no 66460/01,
§§ 32 et 40-43, 2 juin 2005 ; Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02,
§§ 106-107, CEDH 2005-X (extraits) ; et Belevitski c. Russie,
no 72967/01, §§ 73-79, 1er mars 2007).
d) La
preuve des mauvais traitements
168. Les allégations de
mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés.
Pour l’appréciation de ces éléments, la Cour applique le principe de la preuve
« au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant
résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment
graves, précis et concordants (Irlande
c. Royaume-Uni, précité, § 161 in
fine ; Labita, précité, §
121 ; Jalloh, précité, §
67 ; Ramirez Sanchez c. France
[GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006-IX ; Gäfgen, précité, § 92 ; et Bouyid, précité, § 82).
169. Lorsqu’il n’y a pas la
preuve de lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales, un
traitement peut néanmoins être qualifié de dégradant, et tomber ainsi sous le
coup de l’article 3, dès lors qu’il humilie ou avilit un individu, témoignant
d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il
suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité
propres à briser sa résistance morale et physique (voir, parmi d’autres, Gäfgen, précité, § 89 ; Vasyukov Russie, no 2974/05,
§ 59, 5 avril 2011 ; Géorgie
c. Russie (I), précité, § 192 ; et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114). Il peut suffire que la
victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux
d’autrui (voir, parmi d’autres, Tyrer c.
Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 32, série A no 26 ;
M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité,
§ 220 ; et Bouyid, précité,
§ 87).
2. Application des principes précités à des cas comparables à
celui des requérants
170. La Cour a déjà eu
l’occasion d’appliquer les principes susmentionnés à des cas comparables à
celui des requérants, concernant, notamment, les conditions de la privation de
liberté d’immigrés potentiels et de demandeurs d’asile dans des centres
d’accueil ou de rétention. Deux de ces affaires ont été examinées par la Grande
Chambre.
171. Dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (précité, §§
223-234), la Grande Chambre a examiné la détention d’un demandeur d’asile
afghan à l’aéroport international d’Athènes pendant quatre jours en juin 2009
et pendant une semaine en août 2009. Elle a conclu à la violation de
l’article 3 de la Convention, se référant aux cas de mauvais traitements
de la part des policiers rapportés par le CPT et aux conditions de
détention, telles que décrites par plusieurs organisations internationales, et
considérées comme « inacceptables ». En particulier, les détenus
devaient boire l’eau des toilettes ; il y avait 145 détenus pour une surface
de 110 m2, et il n’y avait qu’un lit pour 14 à 17
personnes ; la ventilation était insuffisante et la chaleur dans les
cellules insoutenable ; les détenus subissaient de sévères restrictions
d’accès aux toilettes et devaient uriner dans des bouteilles en
plastique ; il n’y avait ni savon ni papier toilette dans aucun
secteur ; les installations sanitaires étaient sales et n’avaient pas de
portes ; les détenus étaient privés de toute promenade à l’air libre.
172. L’affaire Tarakhel c. Suisse ([GC], no
29217/12, §§ 93-122, CEDH 2014) concernait huit migrants afghans qui
alléguaient qu’en cas de renvoi vers l’Italie ils auraient été victimes d’un
traitement inhumain et dégradant lié à l’existence de « défaillances
systémiques » dans le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile dans ce
pays. La Grande Chambre a examiné la situation générale du système d’accueil
des demandeurs d’asile en Italie, et relevé des défaillances concernant les
capacités réduites des centres d’accueil et les conditions de vie qui régnaient
dans les structures disponibles. Notamment, il y avait de longues listes
d’attente quant à l’accès aux centres d’hébergement, et la capacité des
systèmes d’accueil ne semblait pas en mesure d’absorber une partie prépondérante
de la demande d’hébergement. Tout en estimant que la situation en Italie ne
pouvait « aucunement être comparée à la situation en Grèce à l’époque de
l’arrêt M.S.S. », et qu’elle ne
pouvait en soi constituer un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers
ce pays, la Cour a considéré comme non « dénuée de fondement l’hypothèse d’un
nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans
des structures surpeuplées, dans des conditions de promiscuité, voire
d’insalubrité ou de violence ». Ayant égard au fait que les requérants
étaient deux adultes accompagnés de leurs six enfants mineurs, la Cour a conclu
« que, si les requérants devaient être renvoyés en Italie sans que les
autorités suisses aient au préalable obtenu des autorités italiennes une
garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à
l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale, il y
aurait violation de l’article 3 de la Convention ».
173. Les
conditions de rétention de migrants ou voyageurs ont également fait l’objet de
plusieurs arrêts de chambre.
Dans l’affaire
S.D. c. Grèce (no 53541/07, §§ 49-54, 11 juin 2009), la Cour a jugé
qu’enfermer un demandeur d’asile pendant deux mois dans une baraque
préfabriquée, sans possibilité de sortir à l’extérieur et de téléphoner et sans
pouvoir disposer de draps propres et de produits d’hygiène suffisants,
constituait un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. De
la même manière, une période de détention de six jours, dans un espace confiné,
sans possibilité de promenade, sans espace de détente, avec l’obligation de
dormir sur des matelas sales et sans accès libre aux toilettes a été considéré
comme inacceptable.
174. L’affaire
Tabesh c. Grèce (no 8256/07, §§ 38-44, 26 novembre 2009) concernait la
détention, pendant trois mois, d’un demandeur d’asile dans l’attente de
l’application d’une mesure administrative dans des locaux de police sans aucune
possibilité d’activité récréative et sans restauration appropriée. La Cour a
jugé qu’il s’agissait d’un traitement dégradant. Elle est parvenue à une
conclusion analogue dans l’affaire A.A. c. Grèce
(no 12186/08, §§ 57-65, 22
juillet 2010), concernant une détention de trois mois d’un demandeur d’asile
dans un endroit surpeuplé où la propreté et les conditions d’hygiène étaient
déplorables, où aucune infrastructure n’était prévue pour les loisirs et les repas,
où l’état de délabrement des sanitaires les rendait quasi inutilisables et où
les détenus dormaient dans des conditions de saleté et d’exiguïté extrêmes
(voir, dans le même sens, C.D. et
autres c. Grèce, nos 33441/10, 33468/10 et 33476/10, §§ 49‑54,
19 décembre 2013, concernant la rétention de douze migrants pour des
périodes comprises entre quarante-cinq jours et deux mois et vingt-cinq
jours ; F.H.
c. Grèce, no 78456/11, §§ 98-103, 31 juillet 2014, concernant la
détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant iranien dans quatre
centres de rétention pour une durée totale de six mois ; et Ha.A. c. Grèce, no 58387/11,
§§ 26-31, 21 avril 2016, où la Cour a noté que des sources fiables avaient
fait état d’un manque d’espace sévère : cent détenus auraient été
« entassés » dans un espace de 35 m² ; voir également Efremidze c. Grèce, no 33225/08,
§§ 36-42, 21 juin 2011 ; R.U.
c. Grèce, no 2237/08, §§ 62-64, 7 juin 2011 ; A.F. c. Grèce, no
53709/11, §§ 71-80, 13 juin 2013 ; et B.M.
c. Grèce, no 53608/11, §§ 67-70, 19 décembre 2013).
175. L’affaire Rahimi (précitée, §§ 63-86) portait sur la détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant afghan, qui à l’époque des faits était âgé de 15 ans, dans le centre pour immigrés clandestins de Pagani, sur l’île de Lesbos. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention observant : que le requérant était un mineur non accompagné ; que ses allégations quant aux problèmes graves de surpeuplement (nombre de détenus quatre fois supérieur à la capacité d’hébergement), d’hygiène et de manque de contact avec l’extérieur étaient corroborées par les rapports de l’Ombudsman grec, du CPT et de plusieurs organisations internationales ; que même si le requérant n’était resté en détention que pour une période très limitée de deux jours, en raison de son âge et de sa situation personnelle, il était extrêmement vulnérable ; et que les conditions de détention étaient si graves qu’elles portaient atteinte au sens même de la dignité humaine.
176. Il convient également de
rappeler que dans l’affaire T. et A.
c. Turquie (précitée, §§ 91-99), la Cour a estimé que la détention
pendant trois jours d’une ressortissante britannique à l’aéroport d’Istanbul
était contraire à l’article 3 de la Convention. La Cour a observé que la
requérante avait disposé d’un espace personnel compris entre 2,30 et 1,23 m² et
qu’il y avait un seul divan sur lequel les détenues dormaient à tour de rôle.
177. La Cour a en revanche
conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention dans l’affaire Aarabi c. Grèce (no 39766/09,
§§ 42-51, 2 avril 2015), concernant la détention dans l’attente de son
expulsion d’un migrant libanais âgé de dix-sept ans et dix mois à l’époque des
faits, qui s’était déroulée du 11 au 13 juillet 2009 dans les locaux de la
garde côtière de l’île de Chios, du 14 au 26 juillet 2009 au centre de
rétention de Mersinidi, du 27 au 30 juillet 2009 au centre de rétention de
Tychero, et les 30 et 31 juillet 2009 dans les locaux de la police de
Thessalonique. La Cour a noté, en particulier : que les autorités grecques
ne pouvaient raisonnablement avoir connaissance du fait que le requérant était
mineur au moment de son arrestation, et que dès lors ses griefs devaient être
examinés comme ceux soulevés par une personne adulte ; que les détentions
au centre de Tychero, dans le bâtiment de la garde côtière et dans les locaux
de la police n’avaient duré que deux ou trois jours, et qu’aucun facteur aggravant
n’avait été avancé par le requérant (il n’y avait pas de conclusions du CPT sur
le centre de rétention de Tychero) ; que le requérant avait séjourné
treize jours au centre de rétention de Mersinidi, pour lequel il n’y avait pas
de rapports provenant d’organes nationaux ou internationaux portant sur la
période litigieuse ; qu’il y avait, sur ce centre, un rapport d’Amnesty
International concernant une période postérieure, et qui faisait référence au
manque de produits d’hygiène et au fait que certaines personnes dormaient sur
des matelas à même le sol, sans toutefois faire état de problèmes généraux
d’hygiène ; que même si le Gouvernement reconnaissait que le centre de
Mersinidi avait dépassé sa capacité d’hébergement, il ne ressortait pas du
dossier que le requérant avait disposé de moins de 3 m² d’espace individuel
dans sa cellule ; que le 26 juillet 2009 les autorités avaient décidé
de transférer un certain nombre de personnes, dont le requérant, vers un autre
centre de rétention, faisant ainsi preuve de leur intention d’améliorer à bref
délai les conditions de détention auxquelles le requérant était soumis ;
et que suite à sa visite en Grèce en octobre 2010, le Rapporteur spécial des
Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants avait qualifié d’adéquates les conditions de détention à
Mersinidi.
3. Application des principes précités en l’espèce
a) Sur
l’existence d’une situation d’urgence humanitaire et sur ses conséquences
178. La Cour estime tout
d’abord nécessaire de se pencher sur l’argument du Gouvernement selon lequel
elle devrait tenir dûment compte du contexte d’urgence humanitaire dans lequel
se sont déroulés les faits litigieux (paragraphe 151 ci-dessus).
179. À cet égard, à l’instar
de la chambre, la Cour ne peut que constater l’existence, en 2011, d’une crise
migratoire majeure à la suite des événements ayant entouré le « printemps
arabe ». Comme la sous-commission ad
hoc de l’APCE l’a noté dans son rapport publié le 30 septembre 2011
(voir notamment les §§ 9-13 du rapport en question, paragraphe 49 ci-dessus), à la suite des soulèvements en
Tunisie et en Libye, il y a eu une nouvelle vague d’arrivées par bateaux, ce
qui a poussé l’Italie à déclarer l’état d’urgence humanitaire sur l’île de
Lampedusa et à en appeler à la solidarité des États membres de l’Union
européenne. À la date du 21 septembre 2011, lorsque les requérants se
trouvaient sur l’île, 55 298 personnes y étaient arrivées par la mer.
Comme indiqué par le Gouvernement (paragraphe 150
ci-dessus), du 12 février au 31 décembre 2011, 51 573 ressortissants
de pays tiers (dont environ 46 000 hommes et 26 000 Tunisiens) ont
débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa. L’arrivée massive de migrants
nord-africains n’a pu que créer, pour les autorités italiennes, de très
importantes difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel,
compte tenu des exigences concomitantes de procéder au sauvetage en mer de
certaines embarcations, à l’accueil et à l’hébergement des personnes admises
sur le territoire italien et à la prise en charge des personnes en situation de
vulnérabilité particulière. À cet égard, la Cour observe que selon les données
fournies par le Gouvernement (ibid.),
et non contestées par les requérants, on comptait environ 3 000 femmes et
3 000 enfants parmi les migrants arrivés durant la période en question.
180. Compte tenu de la
multitude de facteurs, de nature politique, économique et sociale, qui sont à
l’origine d’une crise migratoire de ces dimensions et de l’ampleur des défis
auxquels les autorités italiennes ont dû faire face, la Cour ne saurait
souscrire à la thèse des requérants (paragraphe 140 ci-dessus), selon laquelle la situation de 2011 ne serait pas
exceptionnelle. On risquerait de faire peser une charge excessive sur les
autorités nationales si l’on exigeait qu’elles interprètent avec précision ces
multiples facteurs et qu’elles prévoient à l’avance l’échelle et la chronologie
d’une vague migratoire. À cet égard, il convient d’observer que la forte
augmentation, en 2011, des arrivées par la voie maritime par rapport aux années
précédentes est confirmée par le rapport de sous-commission ad hoc de l’APCE. Selon ce rapport,
15 527, 18 047, 11 749 et 31 252 migrants avaient débarqué
à Lampedusa, respectivement, en 2005, 2006, 2007 et 2008. Les arrivées
s’étaient raréfiées en 2009 et 2010, avec, respectivement, 2 947 et 459
personnes (voir, notamment, §§ 9 et 10 du rapport en question, paragraphe 49 ci-dessus). Cette diminution avait été
tellement importante que les centres d’accueil de l’île de Lampedusa avaient
été fermés (voir, notamment, ibid.,
§§ 10 et 51). Il suffit de confronter ces données avec les chiffres relatifs à
la période 12 février –31 décembre 2011 (paragraphes 150 et 179
ci-dessus), qui a vu 51 573 ressortissants de pays tiers débarquer sur les
îles de Lampedusa et Linosa, pour réaliser que l’année 2011 a été caractérisée
par une très forte croissance du phénomène des migrations par voie maritime des
pays nord-africains vers les îles italiennes situées au sud de la Sicile.
181. La Cour ne saurait non
plus critiquer, en soi, le choix de concentrer l’accueil initial des migrants
sur l’île de Lampedusa. De par sa situation géographique, celle-ci est un
endroit privilégié pour l’arrivée d’embarcations de fortune qu’il faut souvent
secourir dans l’espace maritime entourant l’île, et ce afin de protéger la vie
et la santé des migrants. Il n’était donc pas déraisonnable d’acheminer, dans
un premier temps, les rescapés de la traversée de la Méditerranée vers le lieu
d’accueil le plus proche, à savoir le CSPA de Contrada Imbriacola.
182. Certes, comme noté par
la chambre, les capacités d’accueil dont l’île de Lampedusa disposait étaient à
la fois insuffisantes pour accueillir un tel nombre d’arrivants et inadaptées à
des séjours de plusieurs jours. Il est également vrai qu’à cette situation
générale se sont ajoutés les problèmes spécifiques survenus juste après
l’arrivée des requérants : le 20 septembre une révolte a éclaté parmi
les migrants retenus au CSPA de Contrada Imbriacola et un incendie criminel a
ravagé les lieux (paragraphes 14
et 26 ci-dessus). Le lendemain,
1 800 migrants environ ont entamé des manifestations de protestation dans
les rues de l’île (paragraphe 14 ci‑dessus)
et des affrontements ont eu lieu au port de Lampedusa entre la communauté
locale et un groupe d’étrangers qui avaient menacé de faire exploser des bouteilles
de gaz. À cela se sont ajoutés des actes d’automutilation et de dégradation
(paragraphes 26 et 28 ci-dessus). Ces incidents ont contribué à
accroître les difficultés existantes et à instaurer un climat de vive tension.
183. Les éléments qui
précèdent témoignent du nombre des problèmes que l’État a été appelé à
affronter lors de vagues migratoires exceptionnelles et de la multitude de
tâches qui, à l’époque des faits, pesaient sur les autorités italiennes,
amenées à garantir, à la fois, le bien-être des migrants et de la population
locale et à assurer le maintien de l’ordre public.
184. Cela étant, la Cour ne
peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le
caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux
croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les État contractants de leurs
obligations au regard de cette disposition (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §
223 ; voir également Hirsi Jamaa et
autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 122 et 176, CEDH 2012), qui exige que toute personne privée
de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa
dignité humaine. À cet égard, la Cour rappelle également qu’aux termes de sa
jurisprudence citée au paragraphe 160
ci-dessus, même un traitement infligé sans l’intention d’humilier ou de
rabaisser la victime, et résultant, par exemple, de difficultés objectives
liées à la gestion d’une crise migratoire, peut être constitutif d’une violation
de l’article 3 de la Convention.
185. Or, si les contraintes inhérentes à une telle crise ne sauraient,
à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, la Cour estime
qu’il serait pour le moins
artificiel d’examiner les faits de l’espèce en faisant abstraction du contexte
général dans lequel ils se sont déroulés. Dans son examen, la Cour gardera donc à l’esprit, parmi d’autres
facteurs, que les difficultés et les désagréments
indéniables que les requérants ont dû
endurer découlaient dans une mesure significative de la situation d’extrême difficulté à
laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à l’époque litigieuse.
186. À l’instar de la
chambre, la Cour considère que, sous l’angle de l’article 3 de la Convention,
il est opportun d’examiner séparément deux situations, à savoir les conditions
d’accueil dans le CSPA de Contrada Imbriacola, d’une part, et celles à bord des
navires Vincent et Audace d’autre part.
b) Sur
les conditions au CSPA de Contrada Imbriacola
187. La Cour observe d’emblée
qu’elle est appelée à déterminer si les conditions de la rétention des
requérants au CSPA de l’île de Lampedusa s’analysent en des « traitements
inhumains ou dégradants » au sens de l’article 3 de la Convention. Pour ce
faire, elle estime nécessaire de prendre en considération plusieurs éléments.
188. Premièrement, au moment
de l’arrivée des requérants, les conditions d’accueil au CSPA étaient loin
d’être idéales. Les allégations des requérants sur l’état général du centre, et
notamment sur les problèmes de surpeuplement, d’hygiène et de manque de contact
avec l’extérieur, sont confirmées par les rapports de la commission
extraordinaire du Sénat et d’Amnesty International (paragraphes 35 et 50 ci-dessus). La commission du Sénat, une
institution de l’État défendeur lui-même, a constaté que dans les pièces, qui
accueillaient jusqu’à 25 personnes, se trouvaient, posés les uns à côté des
autres, des lits superposés à quatre niveaux, que des matelas en caoutchouc
mousse, parfois déchirés, étaient installés le long des couloirs ou sur le
palier des escaliers, à l’extérieur, et que dans de nombreux cas les lumières
étaient absentes. L’intimité dans les sanitaires et les douches n’était
garantie que par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière
improvisée, l’écoulement de l’eau était parfois bloqué, il y avait des fuites,
l’odeur des latrines envahissait tous les espaces et la pluie amenait humidité
et saleté dans les logements. Amnesty International a fait état d’un
surpeuplement important, d’une insalubrité générale et de sanitaires
malodorants et inutilisables.
189. La chambre a à juste
titre souligné ces défaillances. On ne saurait cependant négliger le fait que
la commission extraordinaire du Sénat a visité le CSPA de Contrada Imbriacola
le 11 février 2009 (paragraphe 35 ci‑dessus),
soit environ deux ans et sept mois avant l’arrivée des requérants. La Cour ne
peut donc pas considérer comme acquis que les conditions décrites par la
commission extraordinaire du Sénat persistaient en septembre 2011, lors du
débarquement des requérants.
190. Des informations
ultérieures sont contenues dans le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE, qui a effectué une
visite d’information à Lampedusa les 23 et 24 mai 2011, soit moins de quatre
mois avant l’arrivée des requérants (paragraphe 49
ci-dessus). Il est vrai que la sous-commission a manifesté ses inquiétudes au
sujet des conditions sanitaires en cas de surpeuplement du CSPA, observant que
celui-ci était inadapté à des séjours de plusieurs jours (voir, notamment, les
paragraphes 30 et 48 du rapport). Il n’en demeure pas moins que ledit rapport
(voir §§ 28, 29, 32 et 47) indique, entre autres :
- que les associations faisant partie du « Praesidium
Project » (le HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the Children) étaient autorisées à avoir une présence permanente
à l’intérieur du centre d’accueil et disposaient d’interprètes et de médiateurs
culturels ;
- que tous ces
acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans un effort de coordination et
avec pour but commun prioritaire de sauver des vies lors des opérations de
sauvetage en mer, de faire le maximum pour accueillir les arrivants dans des
conditions décentes, puis d’aider à leur transfert rapide vers d’autres centres
ailleurs en Italie ;
- que les conditions
d’accueil étaient correctes, quoique très basiques (certes, les pièces étaient
remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol, mais les
bâtiments, des blocs préfabriqués, étaient aérés puisque les pièces disposaient
de fenêtres ; lorsque le centre accueillait un nombre de personnes correspondant
à ses capacités, les sanitaires semblaient suffisants) ;
- que toute personne
qui demandait à être examinée par un médecin pouvait bénéficier d’un tel examen
et qu’aucune demande en ce sens n’était rejetée ;
- que le chef
de l’unité de santé de Palerme procédait à une inspection régulière des
équipements sanitaires et de l’alimentation des centres.
191. Ces éléments
amènent la Cour à estimer que les conditions de rétention au CSPA de Lampedusa
ne sauraient être comparées à celles qui, dans les arrêts cités aux paragraphes
171 et 173-175 ci-dessus, ont justifié un constat
de violation de l’article 3 de la Convention.
192. Pour ce qui est du
surpeuplement allégué du CSPA, la Cour observe que selon les requérants, la
capacité maximale de la structure de Contrada Imbriacola était de 804 places
(paragraphe 142 ci-dessus), alors
que le Gouvernement a allégué qu’elle pouvait accueillir jusqu’à environ
1 000 personnes (paragraphe 153
ci-dessus). Les intéressés ajoutent que les 16, 17, 18, 19 et 20 septembre, le
CSPA a hébergé, respectivement, 1 357, 1 325, 1 399, 1 265
et 1 017 migrants. Ces chiffres ne correspondent pas tout à fait aux
indications fournies par le Gouvernement, qui à l’audience devant la Cour, a
affirmé que lors du séjour des requérants, 917 migrants se trouvaient dans le
CSPA de Contrada Imbriacola.
193. Dans ces conditions, la
Cour n’est pas en mesure de déterminer le nombre précis de personnes qui étaient
retenues à l’époque des faits (voir, mutatis
mutandis, Sharifi et autres,
précité, § 189). Elle se borne à observer que même si l’on acceptait les
indications des requérants quant au nombre de personnes retenues et à la
capacité du CSPA, ce centre aurait dépassé, de 15 % à 75 % environ,
les limites de sa capacité maximale (804 places). Cela implique que les
intéressés ont clairement dû faire face aux désagréments liés à un certain
surpeuplement. Cependant, leur situation ne saurait être comparée à celle des
personnes détenues dans un établissement pénitentiaire, dans des cellules ou
dans de locaux étroits fermés (voir, notamment, la jurisprudence citée aux
paragraphes 163‑167, 173 et 176 ci‑dessus). En effet, les requérants
n’ont pas contesté les affirmations du Gouvernement, selon lesquelles les
migrants accueillis dans le CSPA de Contrada Imbriacola pouvaient se déplacer
librement dans le périmètre de cette structure, communiquer avec l’extérieur
par téléphone, acheter des biens et avoir des contacts avec les représentants
d’organisations humanitaires et avec des avocats (paragraphe 153 ci-dessus). Bien que le nombre de mètres
carrés dont chacune des personnes retenues disposait à l’intérieur des pièces
ne soit pas connu, la Cour estime que la liberté de mouvement dont les
requérants ont bénéficié au sein du CSPA a dû atténuer en partie, voire de
manière significative, les contraintes provoquées par le dépassement de la
capacité maximale d’accueil du centre.
194. La chambre a souligné à
juste titre que, lorsqu’ils ont été retenus au CSPA de Lampedusa, les
requérants étaient affaiblis physiquement et psychologiquement car ils venaient
d’effectuer une dangereuse traversée de la Méditerranée. Il n’en demeure pas
moins que les intéressés, qui n’étaient pas demandeurs d’asile, n’avaient pas
la vulnérabilité spécifique inhérente à cette qualité et qu’ils n’ont pas
allégué avoir vécu des expériences traumatisantes dans leur pays d’origine
(voir, a contrario, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité,
§ 232). De plus, ils n’appartenaient ni à la catégorie des personnes âgées
ni à celle des mineurs (voir, sur ce dernier point, entre autres, Popov c. France, nos 39472/07
et 39474/07, §§ 90-103, 19 janvier 2012). À l’époque des faits, ils étaient
âgés de 23 à 28 ans, et n’ont pas allégué souffrir d’une quelconque pathologie
particulière. Ils ne se sont pas non plus plaints d’un quelconque manque de
soins médicaux au sein du CSPA.
195. La Cour note de surcroit
que les requérants ont été placés dans le CSPA de Contrada Imbriacola les 17 et
18 septembre 2011 (paragraphes 11 et
12 ci-dessus), et qu’ils y ont été
retenus jusqu’au 20 septembre, lorsqu’à la suite d’un incendie, ils ont
été transportés au parc des sports de Lampedusa (paragraphe 14 ci-dessus). Leur séjour dans cette structure
s’est donc étalé sur trois et quatre jours. Comme la chambre l’a remarqué, les requérants n’ont donc séjourné au CSPA que pour une
courte durée. Dès lors, les contacts limités avec le monde extérieur n’ont pas
pu avoir de graves conséquences pour la situation personnelle des intéressés
(voir, mutatis mutandis, Rahimi, précité, § 84).
196. Dans certains cas, la
Cour a constaté des violations de l’article 3 en dépit de la courte durée de la
privation de liberté litigieuse (voir, notamment, les trois arrêts cités par
les requérants au paragraphe 143 ci‑dessus).
Cependant, la présente affaire se distingue à plusieurs égards des arrêts en
question. En particulier, dans l’arrêt Brega (précité,
§§ 39-43), une détention de 48 heures était associée à une arrestation abusive,
à une colique rénale dont le requérant avait souffert après celle-ci, à un
retard dans l’assistance médicale, à l’absence de literie et à une basse
température dans la cellule. Dans l’affaire T.
et A. c. Turquie (précité, §§ 91-99), l’espace personnel dont la requérante
avait disposé pendant les trois jours de sa détention était exigu (entre 2,30
et 1,23 m²) et il y avait un seul divan sur lequel les détenus dormaient à tour
de rôle. Enfin, dans l’arrêt Gavrilovici (précité, §§ 41-44), il était
question d’une détention plus longue que celle des requérants (cinq jours),
caractérisée par les éléments suivants : quatre détenus se partageaient,
pour dormir, une plateforme en bois d’environ 1,80 mètres de largeur, il
n’y avait ni chauffage ni toilettes dans la cellule et, par la suite, les
cellules du commissariat de Ştefan-Vodă avaient été fermées après
avoir été jugées incompatibles avec tout type de détention. La Cour renvoie
également aux affaires Koktysh
c. Ukraine (no 43707/07, §§ 22 et 91-95, 10 décembre
2009), concernant des détentions de dix et quatre jours dans une cellule très
surpeuplée, où les prisonniers étaient contraints de dormir à tour de rôle,
située dans un établissement pénitentiaire dont les conditions avaient été
qualifiées de « déplorables », et Căşuneanu
c. Roumanie (no 22018/10, § 60-62, 16 avril 2013),
relative à une détention de cinq jours en situation de surpeuplement, d’hygiène
précaire, de saleté, de manque d’intimité et d’exercice en plein air.
197. Cela étant, la Cour ne
saurait négliger la circonstance, signalée tant par la sous-commission ad hoc de l’APCE que par Amnesty
International (paragraphes 49-50 ci-dessus), que le CSPA de Lampedusa n’était pas adapté
à des
séjours de plusieurs jours. Cette structure étant équipée comme centre de
transit plutôt que comme centre de rétention, les autorités étaient dans
l’obligation de s’activer afin d’identifier d’autres
structures d’accueil disponibles et satisfaisantes, organisant le transfert
vers celles-ci d’un nombre suffisant de migrants. Cependant, en l’espèce la
Cour ne peut pas se prononcer sur la question de savoir si une telle obligation
a été remplie, car à peine deux jours après l’arrivée des deux derniers
requérants, le 20 septembre 2011, une révolte a éclaté parmi les
migrants et le CSPA de Lampedusa a été ravagé par un incendie (paragraphe 14 ci-dessus). On ne
peut ni présumer que les autorités italiennes ont fait preuve de passivité et
de négligence prolongée ni considérer que le déplacement des migrants aurait dû
être organisé et accompli dans un délai inférieur à deux ou trois jours. À cet
égard, il convient de rappeler que dans l’affaire Aarabi (précité, § 50), la Cour a estimé que la
décision des autorités internes de transférer un certain nombre de personnes,
dont le requérant, vers un autre centre de rétention démontrait leur intention
d’améliorer à bref délai les conditions de détention. Or, dans l’affaire Aarabi cette
décision a été prise treize jours après le placement de l’intéressé dans le
centre de Mersinidi.
198. La Cour observe également que les requérants n’ont pas prétendu avoir été délibérément maltraités par les autorités présentes au sein du CSPA, ni allégué que la nourriture ou l’eau étaient insuffisantes ou que, lorsqu’ils ont dormi à l’extérieur des pièces, la situation climatique à l’époque des faits les a affectés négativement.
199. L’ensemble des éléments
énumérés ci-dessus, considérés dans leur globalité et à la lumière des
circonstances particulières de l’affaire des requérants, amène la Cour à
conclure que les traitements dont les intéressés se plaignent n’ont pas atteint
le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la
Convention.
200. Il s’ensuit qu’en
l’espèce les conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada
Imbriacola n’ont pas été constitutives d’un traitement inhumain et dégradant et
n’ont dès lors pas emporté violation de l’article 3 de la Convention.
201. Enfin,
la Cour a également pris note des affirmations du Gouvernement (paragraphe 149 ci-dessus), selon lesquelles des sommes
importantes avaient été investies afin de créer des nouvelles structures
d’accueil et, lors de sa visite des 23 et 24 juin 2013, le délégué du HCR pour
l’Europe du Sud avait constaté avec satisfaction le travail accompli par les
autorités nationales et locales afin d’améliorer la situation générale sur
l’île de Lampedusa (voir, mutatis
mutandis, Aarabi, § 50 in fine).
c) Sur
les conditions à bord des navires Vincent
et Audace
202. Pour ce qui est des
conditions d’accueil à bord des navires, la Cour note que le premier requérant
a été placé sur le navire Vincent,
avec 190 autres personnes environ, tandis que les deuxième et troisième
requérants ont été conduits sur le navire Audace,
qui a accueilli environ 150 personnes (paragraphe 15 ci-dessus). La rétention à bord des navires
a débuté le 22 septembre 2011 ; elle a pris fin, selon les cas, les
29 ou 27 septembre 2011. Elle a donc duré environ sept jours pour le
premier requérant et environ cinq jours pour les deuxième et troisième
requérants (paragraphe 17
ci-dessus).
203. La Cour a examiné les
allégations des requérants selon lesquelles, à bord des navires, les migrants
avaient été regroupés dans un salon surpeuplé, n’avaient la possibilité de
sortir à l’extérieur sur des petits balcons que pendant quelques minutes par
jour, étaient contraints de dormir par terre et d’attendre plusieurs heures
pour pouvoir accéder aux toilettes. En outre, l’accès aux cabines aurait été
interdit, la nourriture distribuée aurait été jetée par terre, les migrants
auraient été parfois insultés et maltraités par les policiers et n’auraient
reçu aucune information de la part des autorités (paragraphes 16, 145
et 146 ci-dessus).
204. La Cour note que ces
allégations ne se fondent sur aucun élément objectif autre que les dires des
intéressés. Les requérants soutiennent que l’absence d’éléments corroborant
leurs affirmations est due à la nature des navires, qu’ils qualifient de lieux
isolés et inaccessibles et que, dans ces conditions, il appartiendrait au
Gouvernement de fournir la preuve que les exigences de l’article 3 ont été
respectées (paragraphe 147 ci-dessus).
205. À ce dernier égard, la
Cour rappelle avoir dit que lorsqu’un individu est placé en garde à vue en
bonne santé mais que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération,
il incombe à l’État de fournir une explication plausible à l’origine de ces
blessures, faute de quoi il se pose manifestement une question sur le terrain
de l’article 3 de la Convention (Gäfgen,
précité, § 92 ; comparer également Tomasi
c. France, 27 août 1992, § 110, série A no 241-A ; Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995,
§ 34, série A no 336 ; Aksoy
c. Turquie, 18 décembre 1996, § 61, Recueil
1996‑VI ; et Selmouni,
précité, § 87). En outre, lorsque les événements en cause, dans leur totalité
ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, toute blessure
survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La
charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir
une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves
établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Salman, précité, § 100 ; Rivas c. France, no 59584/00,
§ 38, 1er avril 2004 ; Turan
Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars
2009 ; et Mete et autres c. Turquie,
no 294/08, § 112, 4 octobre 2012). En l’absence d’une telle
explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être
défavorables au Gouvernement (El-Masri,
précité, § 152). Cela est justifié par le fait que les personnes se trouvant
entre les mains de la police ou d’une autorité comparable sont en situation de
vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, §§ 83-84 ; voir
également, par rapport aux personnes placées en garde à vue, Salman, précité, § 99).
206. Il ressort de cette
jurisprudence que tout renversement de la charge de la preuve dans ce domaine
peut avoir lieu lorsque les allégations de mauvais traitements aux mains de la
police ou d’autres services comparables de l’État sont défendables et fondées
sur des éléments permettant de les corroborer, tels que l’existence de
blessures d’origine inconnue et inexpliquée. La Cour observe cependant que
pareils éléments sont tout à fait manquants en l’espèce, les requérants n’ayant
produit ni documents qui attesteraient de l’existence de signes ou de séquelles
des mauvais traitements dont ils prétendent avoir fait l’objet ou qui
transcriraient des témoignages de tiers confirmant leur version des faits.
207. En tout état de cause,
la Cour ne peut qu’attacher un poids déterminant au fait que le Gouvernement a
produit devant elle une décision de justice qui contredit le récit des
requérants, à savoir l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er juin
2012. Il ressort de cette dernière (paragraphe 27 ci‑dessus) que les migrants ont pu bénéficier d’une
assistance médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons
chaudes. De plus, selon une note d’une agence de presse du 25 septembre
2011, citée dans l’ordonnance en question, T.R., un membre du Parlement, accompagné
par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police, était
monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme et s’était entretenu
avec certains migrants. Le député en question avait constaté que les migrants
étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines
dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables. Les intéressés avaient accès
à des lieux de prière, la Protection civile avait mis à leur disposition des
vêtements et la nourriture était adéquate (pâtes, poulet, accompagnement,
fruits et eau).
208. La Cour considère que
rien ne lui permet de douter de l’impartialité d’un magistrat indépendant comme
le GIP de Palerme. Dans la mesure où les requérants critiquent l’ordonnance
litigieuse au motif qu’elle se fondait sur les déclarations d’un député à la
presse, non réitérées à l’audience, et relatives à une visite à bord des
navires qui s’était déroulée en la présence des forces de l’ordre (paragraphe 147 ci-dessus), la Cour rappelle que lorsque
des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention,
elle est disposée à examiner d’une manière approfondie les conclusions des
juridictions nationales et que, pour ce faire, elle peut prendre en compte la
qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le
processus décisionnel (Denissenko et
Bogdantchikov c. Russie, no 3811/02, § 83, 12 février 2009,
et Bouyid, précité, § 85). Il n’en
demeure pas moins que des éléments solides, et non des simples spéculations
hypothétiques, sont nécessaires pour remettre en question les faits tels
qu’établis par une juridiction interne indépendante. Or, les requérants n’ont
produit aucun élément susceptible de démontrer que la presse avait rapporté de
manière inexacte les déclarations du député concerné. De plus, la présence des
forces de l’ordre au sein d’un lieu de rétention ne saurait être considérée
comme inhabituelle et ne saurait, en soi, faire surgir des doutes objectivement
justifiés quant à la fiabilité des résultats de la visite ou de l’inspection
d’un tel lieu. La Cour marque son accord avec la conclusion de la chambre selon
laquelle la circonstance que le député était accompagné par le chef adjoint de
la police et par des fonctionnaires de police ne permet pas, à elle seule, de
douter de son indépendance ou de la véracité de son récit.
209. Pour ce qui est des
allégations des requérants concernant l’appel lancé au gouvernement italien par
Médecins sans frontières le 28 septembre 2011 (paragraphe 147 ci-dessus), la Cour note qu’à cette date le
renvoi des migrants retenus à bord des navires était déjà en cours. Les
deuxième et troisième requérants avaient déjà été embarqués à bord d’avions à
destination de Tunis, alors que le premier requérant a subi le même sort le
jour suivant (29 septembre 2011, paragraphe 17
ci-dessus). Même si le Gouvernement avait répondu à la sollicitation de
Médecins sans frontières dans les meilleurs délais, l’inspection se serait
déroulée alors que les navires étaient en train d’être évacués. Elle aurait
donc difficilement pu apporter des éléments utiles pour juger des conditions
d’accueil et, en particulier, de l’existence d’une situation de surpeuplement
grave telle que celle décrite par les requérants.
210. Les éléments qui
précèdent permettent d’exclure que les conditions d’accueil à bord des navires
aient atteint le seuil minimum de gravité requis pour qu’un traitement puisse
tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Les allégations des
requérants relatives à l’absence d’informations ou d’explications pertinentes
de la part des autorités et au fait que la rétention sur les navires avait
suivi l’expérience négative vécue dans le CSPA de Contrada Imbriacola
(paragraphe 146 ci-dessus) ne sauraient
changer ce constat.
211. Il s’ensuit que les
conditions d’accueil des requérants à bord des navires Vincent et Audace
n’étaient pas constitutives d’un traitement inhumain et dégradant. Il n’y a
donc pas eu violation de l’article 3 de la Convention de ce chef.
VI.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4
DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION
212. Les requérants estiment
avoir été victimes d’une expulsion collective.
Ils invoquent l’article 4 du Protocole no 4, qui se lit comme
suit :
« Les
expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »
A. L’arrêt de la chambre
213. La chambre a noté que
les requérants avaient fait l’objet de décrets de refoulement individuels, mais
que ces derniers étaient rédigés dans des termes identiques, les seules
différences étant les données personnelles des personnes concernées. Selon la
chambre, bien que les requérants eussent fait l’objet d’une procédure
d’identification, ceci ne permettait pas, en soi, d’exclure l’existence d’une
expulsion collective au sens de l’article 4 du Protocole no 4. De
plus, la chambre a observé que les décrets de refoulement ne contenaient aucune
référence à la situation personnelle des intéressés et que le Gouvernement
n’avait produit aucun document susceptible de prouver que des entretiens
individuels portant sur la situation spécifique de chaque requérant avaient eu
lieu. La chambre a également tenu compte du fait qu’un grand nombre de
personnes de même origine avait connu, à l’époque des faits incriminés, le même
sort que les requérants, et a rappelé que l’accord italo-tunisien – non public
– d’avril 2011, prévoyait le renvoi des migrants irréguliers tunisiens par le
biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la
personne concernée de la part des autorités consulaires tunisiennes. La chambre
a estimé que ces éléments étaient suffisants pour conclure au caractère
collectif de l’expulsion, et donc à la violation de l’article 4 du Protocole no
4 (paragraphes 153-158 de l’arrêt de la chambre).
B. Thèses des parties
1. Les requérants
214. Les requérants se
plaignent d’avoir été expulsés de manière collective seulement sur la base de
leur identification et sans que leur situation personnelle n’eût été dûment
examinée. Ils exposent qu’immédiatement après leur débarquement à Lampedusa,
les autorités italiennes ont enregistré leur identité et relevé leur
empreintes. Les requérants n’auraient ensuite eu aucun contact verbal avec les
autorités en question au sujet de leur situation ; en particulier, ils
n’auraient pas eu d’entretiens et n’auraient pas pu bénéficier de l’assistance
d’un avocat ou de personnel qualifié indépendant, et ce jusqu’au moment de leur
embarquement dans l’avion qui les a conduits à Tunis. À cette dernière
occasion, ils ont été identifiés une deuxième fois, en présence du consul
tunisien. Dans ces conditions, les requérants comprennent mal à quel moment les
autorités italiennes auraient pu recueillir les informations nécessaires à une
évaluation attentive de leur situation individuelle. Les décrets de refoulement
ne contiendraient par ailleurs aucune trace d’une telle évaluation ; il
s’agirait de documents standardisés, libellés de façon identique, indiquant
uniquement l’état civil et la nationalité des intéressés et excluant par une
formule pré-imprimée la présence de l’un quelconque des « cas [indiqués à]
l’article 10 § 4 du décret-loi no 286 de 1998 »
(paragraphe 19 ci-dessus). Plusieurs
autres ressortissants tunisiens auraient subi le même sort, et ce sur la base
d’une pratique selon laquelle la seule vérification de la nationalité
tunisienne suffirait à déclencher une procédure simplifiée de
« réadmission ». La note ministérielle du 6 avril 2011
(paragraphe 37 ci-dessus) aurait
annoncé des opérations de ce genre.
215. Les requérants allèguent
qu’on ne saurait refuser d’appliquer l’article 4 du Protocole no
4 au phénomène migratoire, qui est actuellement au cœur des politiques
européennes, au seul motif que ce phénomène est différent d’autres tragédies de
l’histoire. À leur sens, conclure autrement équivaudrait à priver de protection
les personnes les plus vulnérables dans la période historique actuelle.
216. Pour ce qui est de
l’accord italo-tunisien invoqué par le Gouvernement (paragraphe 223 ci-après), les requérants considèrent qu’il
ne respectait pas les garanties prévues par l’article 4 du Protocole no
4 et a été utilisé pour donner une apparence de légalité à une pratique
contraire à la Convention. Par ailleurs, ils estiment qu’une violation des
droits conventionnels ne saurait être exclue au seul motif que la conduite
étatique était conforme à d’autres engagements internationaux. Les requérants
rappellent que dans l’affaire Sharifi et
autres (précité, § 223), la Cour a précisé qu’aucune forme d’éloignement
collectif et indiscriminé ne saurait être justifiée par référence au système de
Dublin. Ceci s’appliquerait à plus forte raison à l’accord bilatéral avec la
Tunisie, un texte que, d’après les requérants, le Gouvernement n’aurait dévoilé
qu’à l’occasion de sa demande de renvoi devant la Grande Chambre (paragraphe 40 ci-dessus).
217. Les requérants observent
qu’ils sont entrés sur le territoire italien et y sont restés en état de
privation de liberté pendant un laps de temps significatif. Dès lors, en droit
international leur éloignement devrait être qualifié d’« expulsion »,
et non de « refoulement ». En effet, la première notion
s’appliquerait non seulement aux étrangers entrés légalement dans le pays, mais
aussi aux étrangers ayant illégalement franchi la frontière nationale, comme
l’a d’ailleurs soutenu le Gouvernement lui-même dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précitée,
§ 160).
218. Les requérants
expliquent également qu’en droit italien, lorsqu’un étranger sans titre est
admis sur le territoire de l’État pour lui prêter secours, les autorités
peuvent choisir entre deux moyens alternatifs d’éloignement : le
« refoulement différé », ordonné par le chef de la police (questore), et l’« expulsion »
(espulsione), décidée par le préfet
et suivie d’un décret exécutoire du chef de la police confirmé par le juge de
paix. Ils estiment que si, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 226 ci-après), la qualification formelle en
droit interne était déterminante pour l’application de l’article 4 du
Protocole no 4, on parviendrait à la conclusion inacceptable de
conférer aux autorités nationales la décision sur l’application des garanties y
consacrées, et de priver de protection les étrangers qui font l’objet de
l’instrument accéléré et pauvre de garanties qu’est le « refoulement
différé ».
219. Dans la mesure où le
Gouvernement se réfère à la nature de « pays sûr » de la Tunisie, les
requérants font valoir que l’article 4 du Protocole no 4
concerne les modalités de l’expulsion d’un groupe de personnes, et non les
conséquences que ces dernières pourraient subir dans le pays de destination. Il
s’agirait d’une garantie procédurale qui offre une « protection par
anticipation » par rapport à celle découlant de l’article 3 de la
Convention, qui interdit l’éloignement vers un pays où l’intéressé risque la
soumission à des traitements prohibés.
220. Selon les
requérants, la question décisive qui se pose en l’espèce est celle de savoir si
un entretien individuel était nécessaire avant de procéder à leur expulsion.
Ils observent à cet égard que seuls deux éléments différencient leur cas de
l’affaire Hirsi Jamaa et autres, précitée, à savoir le fait qu’ils ont
été identifiés et qu’ils ont fait l’objet de décrets de « refoulement
différé » identiques. Même si cette dernière circonstance ne permet pas, à
elle seule, de conclure à la nature collective de l’expulsion, elle
constituerait un indice dans ce sens. De plus, dans l’affaire Sharifi et autres, précitée, la Cour
aurait conclu à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 à
l’égard de l’une des personnes expulsées (M. Reza Karimi) même si celle-ci
avait été identifiée, car il n’y avait pas la preuve de la présence, lors de
cette identification, d’un interprète ou d’un conseiller juridique indépendant,
c’est-à-dire d’indices d’un entretien individuel. La preuve d’un tel entretien
aurait en revanche conduit la Cour à exclure la violation de cette même
disposition dans les affaires M.A.
c. Chypre (no 41872/10, CEDH 2013), Sultani c.
France (no 45223/05, CEDH 2007‑IV), et Andric c. Suède ((déc.) no
45917/99, 23 février 1999). Pour les requérants, exclure la nécessité d’un
entretien individuel équivaudrait à vider de sa substance la garantie procédurale
prévue à l’article 4 du Protocole no 4, car l’expulsion pourrait se
justifier uniquement sur la base de l’établissement de la nationalité de
l’intéressé, c’est-à-dire de son appartenance à un groupe.
221. Les requérants soutiennent
que leur interprétation de l’article 4 du Protocole no 4 est
confirmée par le droit international coutumier, par la jurisprudence de la
CJUE, selon laquelle l’étranger a le droit d’exprimer son point de vue sur la
légalité de son séjour (voir, notamment, les arrêts Khaled Boudjlida et Sophie
Mukarubega, précités – paragraphes 42-45 ci-dessus), et par
un rapport de 2016 de la commission extraordinaire du Sénat italien. Cette dernière aurait critiqué une pratique en
vigueur au CSPA de Lampedusa selon laquelle, quelques heures seulement après
avoir été secourus en mer, les migrants étaient invités à remplir un formulaire
où, parmi les motifs de leur arrivée en Italie, ils pouvaient choisir entre les
options suivantes : « travail » ; « regroupement familial » ;
« fuite de la pauvreté » ; « demande d’asile » ;
ou « autres motifs ». Les requérants expliquent que ceux qui
cochaient la case « travail » étaient destinés à être renvoyés sur la
base d’un « refoulement différé ». La commission ad hoc aurait notamment recommandé le déroulement d’un véritable
entretien en présence d’opérateurs du HCR pour déterminer l’éventuel besoin de
protection.
222. À l’audience devant la
Cour, les représentants des requérants ont observé que l’allégation du
Gouvernement selon laquelle des « fiches d’information » auraient été
remplies pour chaque migrant (paragraphe 224
ci-après), n’était étayée par aucune preuve et ne pouvait dès lors pas être
retenue. Selon les représentants des requérants, il aurait été sans pertinence
d’indiquer les motifs que leur clients auraient pu avancer pour contester leur
renvoi. Ils ont cependant précisé que les circonstances individuelles des
requérants ne leur permettaient pas d’invoquer la protection internationale et
le principe de non-refoulement ; en effet, ils n’affirmaient ni avoir le
droit de séjourner en Italie ni que leur retour les a exposés au risque d’être
soumis à des traitements inhumains et dégradants en Tunisie.
2. Le Gouvernement
223. Le Gouvernement
considère qu’il n’y a eu aucune expulsion collective. Il observe que les
requérants ont été renvoyés selon la procédure simplifiée prévue par l’accord
avec la Tunisie (paragraphes 36‑40 ci‑dessus), qui pourrait être
considéré comme un accord « de réadmission » au sens de la
« directive retour » (paragraphe 41
ci-dessus). Cet accord contribuerait à la répression du trafic de migrants,
voulue par la Convention des Nations unies contre la criminalité organisée
transnationale. La Tunisie serait par ailleurs un pays sûr et respectueux des
droits de l’homme, comme démontré par le fait que les requérants n’ont pas
indiqué avoir subi des persécutions ou de violations de leurs droits
fondamentaux après leur renvoi.
224. Selon le Gouvernement,
lors de leur arrivée sur l’île de Lampedusa, tous les migrants irréguliers ont
été identifiés par la police dans le cadre d’entretiens individuels effectués
avec chacun d’entre eux avec l’assistance d’un interprète ou d’un médiateur
culturel. À l’audience devant la Cour, le Gouvernement a en outre déclaré que
des « fiches d’information », contenant les données personnelles et
les éventuelles circonstances particulières spécifiques à chaque migrant,
avaient été remplies à l’issue de ces entretiens. Les fiches concernant les
requérants, cependant, auraient été détruites lors de l’incendie qui a ravagé
le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 14
ci-dessus). De plus, des photos ont été prises et les empreintes digitales des
migrants ont été relevées.
225. De l’avis du
Gouvernement, les requérants, comme tous les autres migrants, ont bien été
informés de la possibilité de formuler une demande d’asile. Ils auraient
simplement décidé de ne pas se prévaloir de cette faculté. Au moment de
l’incendie, 72 autres migrants présents à Lampedusa ont au contraire manifesté
leur intention de présenter une telle demande et, le 22 septembre
2011, ils ont été conduits aux centres d’accueil de Trapani, Caltanissetta et
Foggia afin de définir leur position.
226. Le Gouvernement
considère que la chambre a fait référence au « refoulement » et à
l’« expulsion » sans souligner la différence entre ces deux notions.
Cependant, selon la législation nationale, et notamment le décret-loi no
286 de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus), il
s’agirait de concepts distincts. En particulier, le « refoulement à la
frontière » serait l’acte par lequel la police de frontière refoule les
étrangers qui arrivent aux postes de frontière sans documents et conditions
requises pour entrer dans le territoire italien ; le « refoulement
différé », ordonné par le chef de la police (questore), s’appliquerait lorsqu’un étranger entré irrégulièrement
dans le territoire italien y est admis temporairement pour des besoins de
secours ; et l’« expulsion » serait l’acte écrit et motivé par
lequel l’autorité administrative ou judiciaire compétente ordonne l’éloignement
du territoire de l’État d’un étranger ne possédant pas ou ayant perdu son titre
de séjour. L’expulsion collective ne serait pas prévue par le système juridique
italien, et l’article 19 du décret-loi no 286 de 1998 interdirait
l’expulsion ou le refoulement vers un État où l’étranger risque d’être
persécuté. Le Gouvernement explique qu’en l’espèce les requérants ont fait
l’objet d’un « refoulement avec reconduite à la frontière », et non
d’une « expulsion ». Il ne pouvait donc pas s’agir, selon lui, d’une
« expulsion collective ».
227. Le Gouvernement note de
surcroît qu’en l’espèce les décrets de refoulement étaient des actes
individuels établis séparément pour chacun des requérants et adoptés après un
examen attentif de sa situation. Ils étaient fondés sur l’identification des
intéressés, confirmée par le consul tunisien en Italie, et le renvoi a été fait
sur la base de laissez-passer délivrés à titre individuel. Selon le
Gouvernement, les entretiens avec le consul tunisien ont été individuels et effectifs,
comme le démontre le fait qu’à la suite de détails émergés au cours de ces
colloques quant à leur âge ou nationalité, certains des migrants figurant dans
les listes dressées par les autorités italiennes n’ont pas été renvoyés.
228. Chaque décret de
refoulement, traduit vers la langue maternelle des intéressés, aurait été
notifié à chacun des requérants, lesquels auraient refusé de signer le
procès-verbal de notification. Selon le Gouvernement, les décrets de refoulement
étaient en grande partie similaires parce que, tout en ayant l’opportunité de
le faire, les requérants n’ont pas signalé d’éléments dignes d’être relevés. Le
Gouvernement estime que cela permet de différencier la présente affaire de
l’affaire Čonka (précitée, §§ 61‑63), concernant
l’expulsion d’un groupe de ressortissant slovaques d’origine Rom.
229. Le Gouvernement rappelle
enfin que dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphe 26 ci-dessus), le GIP de Palerme a estimé que
le refoulement était légitime et que le délai pour l’adoption des décrets
devait être interprété à la lumière des circonstances particulières de
l’espèce. Il ajoute que le premier requérant, entré irrégulièrement en Italie
le 17 septembre 2011, a été refoulé le 29 septembre 2011, et que les deux
autres, entrés le 18 septembre, ont été renvoyés le 27 septembre. De
l’avis du Gouvernement, ces délais de douze et neuf jours respectivement ne
sauraient passer pour excessifs.
C. Tierce intervention
1. La Coordination Française pour le droit d’asile
230. Ce groupement
d’associations encourage la Cour à retenir la qualification d’« expulsion
collective » lorsque les migrants font l’objet d’une identification, mais
qu’il ne ressort pas des circonstances de l’espèce que leur situation
individuelle a fait l’objet d’un examen réel et effectif. Selon la
Coordination, un tel examen peut rendre absolument nécessaire la présence
systématique d’un interprète et d’un agent formé à l’examen des situations des étrangers
et des demandeurs d’asile, et un ensemble concordant de circonstances peut
laisser transparaître l’intention d’une expulsion en masse. La Coordination
Française pour le droit d’asile considère que l’arrêt de la chambre s’inscrit
dans la logique de la jurisprudence de la Cour (voir, notamment, les arrêts Čonka, Hirsi Jamaa et autres et Sharifi
et autres, précités) et qu’il est conforme à la pratique d’autres organes
internationaux (voir, notamment, l’arrêt de la Cour Interaméricaine des Droits
de l’Homme du 28 août 2014, dans l’affaire Expelled
Dominicans and Haitians c. République dominicaine, ainsi que la
recommandation générale no 30 du Comité des Nations Unies pour
l’Élimination de la discrimination raciale). Elle invite la Cour à exercer une
vigilance particulière dans les cas où existent des accords de réadmission, qui
font augmenter les risques de refoulements en chaîne par les biais de
procédures simplifiées, et considère que la garantie posée à l’article 4 du
Protocole no 4 vise à assurer le respect de l’obligation de
non-refoulement. Celle-ci pèserait sur les États même en l’absence d’une
demande explicite d’asile. L’expulsion de migrants sans examen rigoureux de
leur situation individuelle augmenterait très sensiblement le risque de refoulement
vers un pays non sûr.
2. Le Centre de McGill
231. Selon le Centre de
McGill, l’article 4 du Protocole no 4 devrait être interprété comme
imposant aux États un devoir d’équité procédurale envers chaque individu
faisant l’objet d’une décision d’expulsion, avec des garanties modulables selon
le contexte. Le Centre estime qu’on devrait avoir égard, en particulier, à la
situation politique et sociale entourant les décisions d’expulsion (voir,
notamment, Géorgie c. Russie (I), précité, § 171).
232. Le Centre rappelle que
les expulsions collectives sont interdites également par l’article 22 § 9 de la
Convention américaine des droits de l’Homme et par l’article 12 § 5 de la
Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, qui y ajoute la
nécessité d’une dimension discriminatoire sur base nationale, raciale, ethnique
ou religieuse. Le Centre reconnaît que selon le comité d’experts chargé de la
rédaction du Protocole no 4, l’article 4 devait prohiber
« les expulsions collectives d’étrangers du genre de celles qui se sont
déjà produites », ce qui faisait référence au contexte de la deuxième
guerre mondiale. Cependant, suivant une interprétation évolutive de cette
disposition, la Cour se serait désormais écartée de son contexte originel et
n’exigerait pas l’existence d’une dimension discriminatoire pour conclure au
caractère collectif de l’expulsion d’un certain nombre d’étrangers.
233. Il ressortirait d’un
examen de la jurisprudence de la Cour qu’il y a une présomption d’expulsion
« collective » en présence d’un éloignement d’étrangers en tant que
groupe. Il incomberait ensuite à l’État de prouver qu’il a assuré une procédure
équitable et individualisée à chaque individu expulsé, réalisant un examen
raisonnable et objectif de sa situation particulière. La Cour n’imposerait pas,
en revanche, de « cadre décisionnel obligatoire ». Une approche
similaire aurait été suivie par le Comité des Droits de l’Homme des Nations
Unies et par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, qui, dans son
rapport de 1991 intitulé Situation of
Haitians in the Dominican Republic, a conclu à l’expulsion collective
d’Haïtiens par le gouvernement dominicain, car les intéressés n’avaient pas
bénéficié d’une audition formelle leur permettant de faire valoir leurs droits.
Elle a ajouté que les personnes faisant l’objet d’une expulsion avaient le
droit d’être entendues et de connaître et contester la base légale de
l’expulsion.
3. Le Centre AIRE et l’ECRE
234. Se fondant sur les
travaux préparatoires du Protocole no 4, sur le projet d’articles
sur l’expulsion des étrangers de la Commission de droit international ainsi que
sur l’interprétation de l’article 13 du Pacte International relatif aux droits
civils et politiques, ces deux associations soutiennent que l’article 4 du
Protocole no 4 interdit la « collectivité » de l’expulsion
et l’absence d’une considération individuelle de la situation personnelle de chaque
personne à expulser. Le respect de cette disposition réduirait le risque de
traitement discriminatoire.
235. Selon le Centre AIRE et
l’ECRE, la circonstance qu’un État soit classé comme un « pays sûr »,
ne signifie pas nécessairement que toute personne peut y être refoulée. Une
évaluation individuelle devrait être faite avant le renvoi, et le fait que les
requérants n’ont pas allégué un risque de violation des articles 2 et/ou 3 de
la Convention en cas de refoulement vers la Tunisie serait sans importance. Les
deux associations expliquent que de même, afin de donner application au
Protocole des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants par terre,
air et mer, des procédures individualisées doivent être mises en place pour
identifier les victimes du trafic d’êtres humains souhaitant coopérer avec les
autorités. Par ailleurs, le droit d’un migrant à être entendu et à faire
connaître son point de vue de manière effective avant l’adoption d’une décision
concernant son expulsion aurait été affirmé par la CJUE dans les arrêts Khaled Boudjlida et Sophie Mukarubega, précités (paragraphes 42-45
ci-dessus).
236. Le Centre AIRE et l’ECRE
rappellent que l’article 19 § 1 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union
européenne interdit les expulsions collectives et soutiennent qu’à l’époque des
faits concernant la présente requête, l’Italie était tenue de respecter la
« directive retour » (paragraphe 41
ci-dessus) car elle n’avait pas explicitement déclaré qu’elle souhaitait
appliquer l’article 2 § 2 a) de celle-ci. Les associations intervenantes
rappellent enfin que par une décision adoptée le 21 janvier 2016 dans
l’affaire ZAT, IAJ, KAM, AAM, MAT, MAJ et
LAM c. Secrétaire d’État pour le Home Department, un tribunal
britannique a décidé que des enfants syriens vulnérables se trouvant dans un
campement de Calais en France et ayant des membres de la famille au Royaume-Uni
devaient être transférés dans ce pays immédiatement après le dépôt de leur
demande d’asile en France.
D. Appréciation de la Cour
1. Les principes
établis dans la jurisprudence de la Cour
237. Selon la jurisprudence
de la Cour, il faut entendre par expulsion collective « toute mesure contraignant
des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une
telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et
objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le
groupe » (Géorgie c. Russie (I),
précité, § 167 ; voir également Andric,
décision précitée ; Davydov
c. Estonie (déc), no 16387/03, 31 mai 2005 ;
Sultani, précité, § 81 ; Ghulami c. France (déc), no 45302/05,
7 avril 2009). Cela ne signifie pas pour autant que là où cette dernière
condition est remplie, les circonstances entourant la mise en œuvre de
décisions d’expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l’appréciation du respect
de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka précité, § 59, et Géorgie c. Russie (I), précité, § 167).
238. Le but de l’article 4
est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans
examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre
d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité
compétente (Hirsi Jamaa et autres,
précité, § 177, et Sharifi et autres,
précité, § 210 ; voir également Andric,
décision précitée). Afin de déterminer s’il y a eu un examen suffisamment
individualisé, il faut examiner les circonstances de l’espèce et vérifier si
les décisions d’éloignement avaient pris en considération la situation
particulière des individus concernés (Hirsi
Jamaa et autres, précité, § 183). Il faut également tenir compte tant
des circonstances particulières entourant l’expulsion litigieuse que « du
contexte général à l’époque des faits » (Géorgie c. Russie (I), précité, § 171).
239. La Cour a précisé que le
fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet
pas, en soi, de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque
chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes
les arguments qui s’opposaient à son expulsion (voir, notamment, M.A. c. Chypre, précité, §§
246 et 254 ; Sultani, précité, §
81 ; Hirsi Jamaa et autres,
précité, § 184 ; et Géorgie
c. Russie (I), précité, § 167).
240. La Cour a jugé qu’il n’y
a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si
l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du
comportement fautif des personnes intéressées (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184 ; voir également M.A. c. Chypre, précité,
§ 247 ; Berisha et Haljiti c. l’ex-République
yougoslave de Macédoine (déc.), no 18670/03, 16 juin
2005 ; et Dritsas c. Italie
(déc), no 2344/02, 1er février 2011).
241. Sans remettre en cause
ni le droit dont disposent les États d’établir souverainement leur politique en
matière d’immigration (Géorgie
c. Russie (I), précité, § 177), éventuellement dans le cadre
de la coopération bilatérale, ni les obligations découlant de leur appartenance
à l’Union européenne (Sharifi et autres,
précité, § 224), la Cour a souligné que les difficultés qu’ils peuvent
rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des
demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques
incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 179). Elle a également pris
acte des « nouveaux défis » auxquels doivent faire face les États
européens dans le domaine de la gestion de l’immigration, dus au contexte de la
crise économique, aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché
tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen Orient et à la
circonstance que les flux migratoires ont emprunté de plus en plus la voie
maritime (M.S.S. c. Belgique et
Grèce, précité, § 223, et Hirsi
Jamaa et autres, précité, §§ 122 et 176).
242. La Cour observe qu’à ce
jour, elle a constaté une violation de l’article 4 du Protocole no 4
dans quatre affaires seulement. Dans la première (Čonka, précité, §§ 60-63), les mesures de détention et
d’éloignement avaient été prises en exécution d’un ordre de quitter le
territoire qui ne faisait aucune référence à la demande d’asile des requérants,
alors que la procédure y relative n’était pas encore terminée ; en outre,
il y avait eu des convocations simultanées de plusieurs personnes au
commissariat dans des conditions où il était très difficile de prendre contact
avec un avocat, et les instances politiques responsables avaient annoncé des
opérations similaires. Les requérants dans la deuxième affaire (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 185) n’avaient fait l’objet d’aucune
procédure d’identification, les autorités s’étant bornées à faire monter les
migrants interceptés en mer à bord de navires militaires et à les débarquer sur
les côtes libyennes. Dans Géorgie
c. Russie (I) (précité, §§ 170-178), le constat de violation a été
fondé sur une « routine des expulsions », qui suivait le même schéma
dans l’ensemble de la Russie et était le résultat d’une politique coordonnée
d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens,
incluant : l’arrestation des Géorgiens sous prétexte d’un contrôle des
papiers ; leur rassemblement en grands groupes aux postes de la
milice ; et le prononcé de décisions d’expulsion conformes à des accords
préalables avec les tribunaux, sans avocat ni examen des circonstances de
l’espèce. Dans Sharifi et autres (précité,
§§ 214‑225), enfin, la Cour, prenant en considération un ensemble de
sources, a constaté que les migrants interceptés dans les ports de la mer
Adriatique faisaient l’objet de « renvois automatiques » vers la
Grèce et étaient privés de toute possibilité effective d’introduire une demande
d’asile.
2. Application
des principes précités en l’espèce
243. La Cour doit tout
d’abord se pencher sur l’argument du Gouvernement (paragraphe 226 ci-dessus), selon lequel, en substance,
l’article 4 du Protocole no 4 ne serait pas applicable, au
motif que les requérants ont fait l’objet d’un « refoulement avec
reconduite à la frontière », et non d’une « expulsion ». La Cour
rappelle que selon la Commission du droit international,
« l’« expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un
comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de
quitter le territoire de cet État » (voir l’article 2 du Projet d’articles
sur l’expulsion des étrangers, cité au paragraphe 46 ci-dessus). Dans le même ordre d’idées, la Cour a déjà observé
que le mot « expulsion » doit être interprété « dans le sens
générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) »
(Hirsi Jamaa et autres, précité, §
174).
244. La Cour ne voit aucune
raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Elle observe qu’il
ne fait pas de doute que les requérants, qui se trouvaient sur le territoire italien,
ont été éloignés de celui-ci et renvoyés vers la Tunisie contre leur gré, ce
qui est constitutif d’une « expulsion » au sens de l’article 4
du Protocole no 4.
Il reste à établir si l’expulsion était, ou non, « collective ».
245. À cet égard, la Cour
rappelle que, en s’inspirant de sa jurisprudence, la Commission du droit
international a indiqué que « l’expulsion collective s’entend de
l’expulsion d’étrangers en tant que groupe » (voir l’article 9 § 1 du Projet
d’articles sur l’expulsion des étrangers, et le commentaire à cet article,
cités aux paragraphes 46 et 47 ci‑dessus). Se tournant vers les faits
de l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requérants ne contestent pas
avoir fait l’objet d’une identification à deux reprises, à savoir immédiatement
après leur arrivée au CSPA de Contrada Imbriacola, par des fonctionnaires de
l’État italien (paragraphe 12
ci-dessus), et avant leur embarquement sur l’avion qui les a reconduits à
Tunis, par le consul de Tunisie (paragraphe 18
ci-dessus). En revanche, les parties ne s’accordent pas quant aux modalités de
la première identification. Selon le Gouvernement, elle aurait consisté en un
véritable entretien individuel, effectué en présence d’un interprète ou d’un
médiateur culturel, à l’issue duquel les autorités auraient rempli une
« fiche d’information » contenant les données personnelles et les
éventuelles circonstances particulières spécifiques à chaque migrant
(paragraphe 224 ci-dessus). Les
requérants allèguent par contre que les autorités italiennes se sont bornées à
enregistrer leur identité et à relever leur empreintes, sans prendre en compte
leur situation personnelle et sans la présence d’un interprète ou d’un
conseiller juridique indépendant (paragraphe 214
ci-dessus). Ils contestent enfin l’allégation du Gouvernement au sujet des
fiches individuelles d’information concernant chaque migrant, observant qu’elle
ne se fonde sur aucun élément de preuve (paragraphe 222 ci-dessus).
246. La Cour note que le
Gouvernement a fourni une explication plausible pour justifier l’impossibilité
de produire les fiches d’information des requérants, à savoir la circonstance
que ces documents ont été détruits lors de l’incendie qui a ravagé le CSPA de
Contrada Imbriacola (paragraphe 14
ci-dessus). De plus, il convient d’observer que les requérants n’ont pas
contesté l’affirmation du Gouvernement selon laquelle quatre‑vingt‑dix‑neuf
opérateurs sociaux, trois assistants sociaux, trois psychologues, huit
interprètes et médiateurs culturels travaillaient au sein du CSPA
(paragraphe 152 ci-dessus). Dans ce
contexte, la Cour note également que selon le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 49 ci-dessus), des interprètes et des médiateurs
culturels se trouvaient à Lampedusa à partir de février 2011 (voir le § 28 du
rapport en question). Or, il est raisonnable de penser que ces personnes sont
intervenues pour faciliter la communication et la compréhension réciproque
entre les migrants et les autorités italiennes.
247. Quoi qu’il en soit, la
Cour est d’avis qu’à l’occasion de leur première identification, qui selon le
Gouvernement a eu lieu par la prise de photos et le prélèvement des empreintes
digitales (paragraphe 224 ci‑dessus),
ou bien à tout autre moment durant leur rétention au CSPA et à bord des
navires, les requérants ont eu l’occasion d’alerter les autorités quant à
d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur
renvoi. Dans ce contexte, il est significatif que, comme l’affirment le
Gouvernement (paragraphe 225 ci-dessus)
et le GIP de Palerme (paragraphes 25
et 27 ci-dessus), et sans que les
requérants le contestent, 72 migrants présents au CSPA de Lampedusa au moment
de l’incendie ont manifesté leur intention de présenter une demande d’asile, ce
qui a bloqué la procédure de renvoi et entraîné leur transfert dans d’autres
centres d’accueil. Il est vrai que les requérants ont déclaré que leurs
circonstances individuelles ne leur permettaient pas d’invoquer la protection
internationale (paragraphe 222
ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que dans le cadre d’une procédure
d’expulsion, la possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie
primordiale, et que rien ne permet de penser que les autorités italiennes, qui
ont été à l’écoute des migrants souhaitant invoquer le principe de
non-refoulement, seraient restées passives face à la présentation d’autres
obstacles légitimes et légalement défendables au renvoi des intéressés.
248. La Cour tient à préciser
que l’article 4 du Protocole no 4 ne garantit pas en toute
circonstance le droit à un entretien individuel ; les exigences de cette
disposition peuvent en effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la
possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son
expulsion, et que ceux-ci sont examinés d’une manière adéquate par les
autorités de l’État défendeur.
249. En l’espèce, les
requérants qui, eu égard aux modalités de leur arrivée sur les côtes
italiennes, pouvaient raisonnablement s’attendre à être renvoyés vers la
Tunisie, sont restés entre neuf et douze jours sur le territoire italien. Même
en tenant compte des difficultés objectives qu’ils ont pu rencontrer au sein du
CSPA ou à bord des navires (voir, notamment, §§ 49 et 50 du rapport de la
sous-commission ad hoc de l’APCE,
paragraphe 49 ci-dessus), la Cour
estime que pendant ce laps de temps non négligeable les intéressés ont eu la
possibilité d’attirer l’attention des autorités nationales sur toute
circonstance pouvant affecter leur statut et leur droit de séjourner en Italie.
250. La Cour note de surcroît
que les 27 et 29 septembre 2011, avant de monter dans les avions à destination
de Tunis, les requérants ont été reçus par le consul de Tunisie, qui a
enregistré leurs données d’état civil (paragraphe 18 ci-dessus), et a donc procédé à une deuxième identification des
intéressés. Bien qu’il se soit déroulé devant un représentant d’un État tiers,
ce contrôle ultérieur a permis de confirmer la nationalité des migrants et a
constitué une dernière chance pour invoquer des obstacles à l’expulsion. Le
Gouvernement, dont les affirmations sur ce point ne sont pas contestées par les
requérants, en veut pour preuve qu’à la suite de détails qui sont ressortis
pendant les rencontres avec le consul tunisien quant à leur âge ou nationalité,
certains des migrants figurant dans les listes dressées par les autorités
italiennes n’ont pas été renvoyés (paragraphe 227
ci-dessus).
251. La chambre a souligné à
juste titre que les décrets de refoulement étaient rédigés en des termes
comparables, les seules différences concernant les données personnelles des
migrants concernés, et a observé qu’un grand nombre de migrants tunisiens ont
été expulsés à l’époque des faits incriminés. Cependant, en vertu de la
jurisprudence citée au paragraphe 239
ci-dessus, ces deux circonstances ne sauraient, à elle seules, être décisives.
La Cour estime qu’en l’espèce, la nature relativement simple et standardisée
des décrets de refoulement peut s’expliquer par le fait que les requérants
n’étaient en possession d’aucun document de voyage valable et n’avaient allégué
ni des craintes de mauvais traitements en cas de renvoi ni d’autres obstacles
légaux à leur expulsion. Il n’est donc pas en soi déraisonnable que ces décrets
aient été motivés simplement par la nationalité des intéressés, par la
constatation qu’ils avaient irrégulièrement franchi la frontière italienne et
par l’absence des cas indiqués à l’article 10 § 4 du décret-loi no 286
de 1998 (à savoir, l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou
l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires,
paragraphes 19 et 33 ci-dessus).
252. Il s’ensuit que dans les
circonstances particulières de l’espèce, les renvois quasi simultanés des trois
requérants ne permettent pas de conclure que leur expulsion ait été
« collective » au sens de l’article 4 du Protocole no 4
à la Convention. Ce fait peut en effet s’expliquer comme étant le résultat
d’une série de décisions de refoulement individuelles. Ces considérations
suffisent à distinguer la présente espèce des affaires Čonka, Hirsi Jamaa et autres,
Géorgie c. Russie (I) et Sharifi et autres (précitées et décrites
au paragraphe 242
ci-dessus) et à exclure le caractère « collectif » de l’expulsion des
requérants.
253. Au demeurant, la Cour
observe que ni dans leurs mémoires ni à l’audience devant elle (paragraphe 222 ci-dessus), les représentants des
requérants n’ont été en mesure d’indiquer le moindre motif factuel et/ou
juridique qui, selon le droit international ou national, aurait pu justifier le
séjour de leurs clients sur le territoire italien et faire obstacle à leur
renvoi. Cette circonstance permet de douter de l’utilité d’un entretien
individuel dans le cas d’espèce.
254. En résumé, en l’espèce
les requérants ont été identifiés à deux reprises, leur nationalité a été
établie, et ils ont eu une possibilité réelle et effective d’invoquer les
arguments s’opposant à leur expulsion.
Il n’y a donc pas eu violation de l’article 4 du Protocole no 4.
255. Cette conclusion
dispense la Cour de se pencher sur les questions de savoir si, comme le
soutient le Gouvernement (paragraphe 223
ci‑dessus), l’accord italo-tunisien d’avril 2011, qui n’a pas été rendu
public, peut être considéré comme un accord « de réadmission » au
sens de la « directive retour » (paragraphe 41 ci-dessus), et si cette circonstance peut avoir des implications
sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES
ARTICLES 3 ET 5 DE LA CONVENTION ET AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No
4
256. Les requérants se
plaignent de ne pas avoir bénéficié en droit italien d’un recours effectif pour
formuler leurs griefs tirés des articles 3 et 5 de la Convention et de
l’article 4 du Protocole no 4.
Ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute
personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été
violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale,
alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans
l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A. L’arrêt de la chambre
257. La chambre a tout
d’abord précisé que dans la mesure où les requérants invoquaient l’article 13
combiné avec l’article 5, leur grief était absorbé par les conclusions
auxquelles elle était parvenue sous l’angle du paragraphe 4 de l’article 5 (paragraphe
161 de l’arrêt de la chambre).
258. La chambre a ensuite
conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3. À cet égard,
elle a observé que le Gouvernement n’avait indiqué aucune voie de recours qui
aurait permis aux requérants de dénoncer les conditions d’accueil dans le CSPA
ou à bord des navires. Par ailleurs, un recours devant le juge de paix contre
les décrets de refoulement aurait servi uniquement à contester la légalité du
renvoi vers la Tunisie, et ces décrets n’avaient été adoptés qu’à la fin de la
rétention des intéressés (paragraphes 168-170 de l’arrêt de la chambre).
259. De surcroît, la chambre
a relevé que dans le cadre d’un recours contre les décrets de refoulement, le
juge de paix pouvait en apprécier la légalité à la lumière du droit interne et
de la Constitution italienne. La chambre en a déduit que les requérants
auraient pu se plaindre du caractère collectif de leur expulsion et que rien ne
prouvait qu’une telle doléance aurait été ignorée par le juge de paix. Il n’en
demeurait pas moins, selon la chambre, que les décrets de refoulement
indiquaient explicitement qu’un éventuel recours au juge de paix n’avait pas
d’effet suspensif, ce qui semblait aller à l’encontre de la jurisprudence
énoncée par la Grande Chambre dans son arrêt De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07,
§ 82, CEDH 2012). Sur cette base, la chambre a conclu à la violation de
l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4
(paragraphes 171-173 de l’arrêt de la chambre).
B. Thèses des parties
1. Les requérants
260. Les requérants se
plaignent de ne pas avoir eu la possibilité d’exposer à une autorité italienne
les conditions dégradantes auxquelles ils avaient été soumis pendant leur
privation de liberté. Ils ajoutent que les décrets de refoulement indiquaient
la possibilité de les attaquer, dans un délai de soixante jours, devant le juge
de paix d’Agrigente. Cependant, ils font remarquer que ce recours n’aurait pas
suspendu l’exécution du renvoi. Les requérants considèrent qu’il est clairement
établi dans la jurisprudence de la Cour (ils se référèrent notamment à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres, précité,
§ 206) que le caractère suspensif d’un recours est en la matière
une condition de son effectivité. Cela ne serait qu’une conséquence logique du
principe herméneutique selon lequel la Convention doit être interprétée de
manière à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et
illusoires. Pour les requérants, l’appréciation de la légalité de l’expulsion
doit en effet intervenir avant sa mise à exécution.
261. Les requérants allèguent
que la violation qu’ils ont subie est encore plus grave que celle déclarée par
la Cour dans l’affaire Čonka, précitée, où la législation nationale prévoyait in abstracto la possibilité d’un sursis
à l’exécution de l’expulsion. En la présente affaire, en revanche, les décrets
de refoulement indiquaient clairement qu’un éventuel recours ne pouvait jamais
avoir d’effet suspensif.
262. De plus, les requérants nient avoir reçu une
copie des décrets de refoulement, comme le prouve selon eux la circonstance que
leur signature ne figure pas sur les procès-verbaux de notification. Ils
n’auraient en outre pas eu la possibilité d’entrer en contact avec des conseils
car les avocats, expliquent-ils, n’avaient pas accès aux lieux de rétention et
ne pouvaient pas être joints par téléphone depuis ces lieux.
263. Pour
ce qui est des ordonnances du juge de paix d’Agrigente ayant annulé deux
décrets de refoulement (paragraphe 31 ci-dessus), les requérants observent qu’elles
concernaient deux migrants pour lesquels le refoulement n’avait pas été exécuté
et qui, en application de l’article 14 du décret-loi no 268 de
1998, avaient été placés dans un CIE. Les migrants concernés, expliquent-ils,
avaient contesté la légalité du refoulement en tant que base juridique de leur
rétention au CIE, et ils avaient pu le faire car ils se trouvaient encore sur
le territoire italien. Or, les présents requérants indiquent que, contrairement
à ces migrants, ils n’auraient pu contester les décrets de refoulement qu’en
tant que base légale de leur renvoi, et seulement après leur retour en Tunisie.
2. Le Gouvernement
264. Le Gouvernement
maintient son argument selon lequel les requérants pouvaient attaquer les
décrets de refoulement devant le juge de paix d’Agrigente (paragraphe 126 ci-dessus).
C. Tierce intervention
265. Le Centre AIRE et l’ECRE
soutiennent que, même en l’absence d’une indication explicite dans ce sens, la
« directive retour » (paragraphe 41
ci-dessus) et le Code frontière Schengen, lus à la lumière de la Convention et
de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, devraient être
interprétés dans le sens où, en cas d’expulsion collective, les remèdes contre
les renvois doivent avoir un effet de plein droit suspensif.
D. Appréciation de la Cour
266. À l’instar de la
chambre, la Cour rappelle tout d’abord que selon sa jurisprudence constante,
l’article 5 § 4 de la Convention constitue une lex specialis par rapport aux exigences plus générales de l’article
13 (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96,
§ 69, CEDH 1999-II, et Ruiz Rivera
c. Suisse, no 8300/06, § 47, 18 février 2014). En
l’occurrence, les faits à l’origine du grief que les requérants tirent de
l’article 13 de la Convention en combinaison avec l’article 5 sont identiques à
ceux étudiés sous l’angle de l’article 5 § 4, et sont donc absorbés par les
conclusions auxquelles la Cour est parvenue quant à cette dernière disposition
(De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays‑Bas, 22 mai
1984, § 60, série A no 77, et Chahal, précité, §§ 126 et 146).
267. Il reste à examiner s’il
y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention
et avec l’article 4 du Protocole no 4.
1. Les principes
établis dans la jurisprudence de la Cour
268. L’article
13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours
permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils
s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un
recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief
défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement
approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États
contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois,
le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique
comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens
de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le
requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a
pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les
garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier
l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des
recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de
l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi
beaucoup d’autres, Kudła,
précité, § 157, et Hirsi Jamaa et autres,
précité, § 197).
2. Application
des principes précités en l’espèce
269. La Cour rappelle tout
d’abord avoir déclaré recevables les griefs des requérants tirés d’une
méconnaissance du volet matériel de l’article 3 de la Convention et de
l’article 4 du Protocole no 4. Même si, pour les raisons exposées
ci-dessus, elle n’a pas conclu à la violation de ces deux dispositions, elle
estime néanmoins que les griefs soulevés par les intéressés sur le terrain de
celles-ci n’étaient pas manifestement mal fondés et posaient de sérieuses
questions de fait et de droit qui nécessitaient un examen au fond. Il
s’agissait, dès lors, de griefs « défendables » aux fins de
l’article 13 de la Convention (voir, mutatis
mutandis, Hirsi Jamaa et autres,
précité, § 201).
a) Sur
la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3
270. À l’instar de la
chambre, la Cour observe que le Gouvernement n’a indiqué aucune voie de recours
qui aurait permis aux requérants de dénoncer les conditions d’accueil dans le
CSPA de Contrada Imbriacola ou à bord des navires Vincent et Audace. Un
recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement aurait pu
servir uniquement à contester la légalité de leur renvoi. Du reste, ces décrets
n’ont été adoptés qu’à la fin de la rétention des intéressés.
271. Il s’ensuit qu’il y a eu
violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
b) Sur
la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du
Protocole no 4
272. Dans la mesure où les
requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif pour contester leur
expulsion sous l’angle de son caractère collectif, la Cour note que les décrets
de refoulement indiquaient explicitement que les personnes concernées avaient
la possibilité de les contester par la voie d’un recours devant le juge de paix
d’Agrigente, à introduire dans un délai de soixante jours (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour ne dispose d’aucun
élément lui permettant de douter a priori
de l’efficacité d’un tel recours. De plus, le Gouvernement a produit deux
ordonnances du juge de paix d’Agrigente dont il ressort que, saisi par deux
migrants, ce magistrat s’est penché sur la procédure d’adoption des décrets de
refoulement attaqués et en a apprécié la légalité à la lumière du droit interne
et de la Constitution. Le juge de paix a notamment prononcé l’annulation des
décrets litigieux au motif qu’un laps de temps excessif s’était écoulé entre
l’identification de chaque migrant irrégulier et leur adoption (paragraphes 30-31
ci-dessus). À l’instar de la chambre, la Cour ne voit aucune raison de douter
que, dans le cadre d’un recours contre un décret de refoulement, le juge de
paix peut examiner également une éventuelle doléance relative à l’omission de
prendre en compte la situation personnelle du migrant concerné, et donc, en
substance, au caractère collectif de l’expulsion.
273. La Cour note de surcroît
qu’il ressort des procès-verbaux accompagnant les décrets de refoulement que
les requérants avaient refusé de « signer et de recevoir une copie »
de ces documents (paragraphe 20 ci‑dessus).
Les requérants n’ont produit devant la Cour aucun élément susceptible de mettre
en doute la véracité de cette annotation. Ils ne sauraient dès lors imputer aux
autorités ni un éventuel manque de connaissance du contenu des décrets litigieux
ni les difficultés que ce manque d’information aurait pu entraîner dans la
préparation d’un recours devant le juge de paix d’Agrigente.
274. Si un recours existait
bel et bien, celui-ci ne suspendait « en aucun cas » l’exécution des
décrets de refoulement (paragraphe 19
ci-dessus). La Cour doit donc déterminer si l’absence d’effet suspensif, à elle
seule, est constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention
combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
275. La chambre a répondu par
l’affirmative, se fondant sur l’arrêt De Souza
Ribeiro, précité, dont le paragraphe 82 se lit comme suit :
« 82. Lorsqu’il s’agit d’un grief selon
lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un
traitement contraire à l’article 3 de la Convention, compte tenu de
l’importance que la Cour attache à cette disposition et de la nature
irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du
risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours au sens
de l’article 13 demande impérativement un contrôle attentif par une
autorité nationale (Chamaïev et autres c.
Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III), un
examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des
motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (Jabari, précité, § 50) ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos
33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV). Dans ce cas, l’effectivité
requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit
suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien], précité, § 66, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 200, CEDH 2012). Les mêmes principes
s’appliquent lorsque l’expulsion expose le requérant à un risque réel
d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de la Convention.
Enfin, l’exigence d’un recours de plein droit suspensif a été confirmée pour
les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka, précité, §§ 81-83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, §
206). »
276. La Cour observe que s’il
est vrai qu’elle semble établir la nécessité d’un « recours de plein droit
suspensif (...) pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no
4 », la dernière phrase du paragraphe 82 précité ne saurait être lue
isolément. Au contraire, elle doit être comprise à la lumière de l’ensemble du
paragraphe, qui établit l’obligation des États de prévoir un tel recours
lorsque l’intéressé allègue que l’exécution de l’expulsion l’exposerait à un
risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention ou
d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de celle-ci, et ce en
raison de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de
réalisation du risque. Il convient également de noter que la dernière
affirmation contenue dans le paragraphe 82 de l’arrêt De Souza Ribeiro est corroborée par la citation des arrêts Čonka
(précité, §§ 81-83), et Hirsi Jamaa et
autres (précité, § 206). Toutefois, ces derniers concernaient des
situations où les intéressés souhaitaient alerter les autorités nationales
quant au risque de soumission à des traitements contraires à l’article 3 de la
Convention dans les pays de destination, et non quant au caractère prétendument
collectif de leur expulsion dans le pays d’accueil.
277. La Cour estime que
lorsque, comme dans la présente affaire, un requérant n’allègue pas que des
violations des articles 2 et 3 de la Convention pourraient survenir dans le
pays de destination, l’éloignement du territoire de l’État défendeur ne
l’expose pas à un préjudice potentiellement irréversible.
278. Le risque d’un tel
préjudice n’existe pas, par exemple, lorsque l’intéressé soutient que son
expulsion porterait atteinte à son droit au respect de sa vie privée et
familiale. Cette situation est envisagée au paragraphe 83 de l’arrêt De Souza Ribeiro, qui doit être
harmonisé avec le paragraphe qui le précède, et qui se lit comme
suit :
« En revanche, s’agissant d’éloignements d’étrangers contestés
sur la base d’une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l’effectivité
ne requiert pas que les intéressés disposent d’un recours de plein droit
suspensif. Il n’en demeure pas moins qu’en matière d’immigration,
lorsqu’il existe un grief défendable selon lequel une expulsion risque de
porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et
familiale, l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 exige que
l’État fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester
la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un
examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates
des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des
gages suffisants d’indépendance et d’impartialité (M. et autres c. Bulgarie, no 41416/08,
§§ 122 à 132, 26 juillet 2011, et, mutatis
mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie,
no 50963/99, § 133, 20 juin 2002). »
279. Aux yeux de la Cour, des
considérations analogues s’appliquent lorsqu’un requérant allègue que la
procédure suivie pour ordonner son expulsion a eu un caractère « collectif »
sans alléguer concomitamment qu’elle l’aurait exposé à un préjudice
irréversible résultant d’une violation des articles 2 ou 3 de la Convention. Il
s’ensuit que dans ce cas, la Convention n’impose pas aux États l’obligation absolue de
garantir un remède de plein droit suspensif, mais se borne à exiger que la
personne concernée ait une possibilité effective de contester la décision
d’expulsion en obtenant un examen suffisamment approfondi de ses doléances par
une instance interne indépendante et impartiale. La Cour estime que le juge de
paix d’Agrigente satisfaisait à ces exigences.
280. La Cour tient également
à préciser que l’absence d’effet suspensif du recours dont le requérant
disposait n’a pas été une considération décisive pour conclure, dans l’affaire De Souza Ribeiro, à la violation de
l’article 13 de la Convention. Cette conclusion a été basée sur le fait
que le grief « défendable » du requérant, tiré de l’incompatibilité
de son éloignement avec l’article 8 de la Convention, avait été écartée avec
des modalités rapides, voire expéditives (le requérant avait saisi le tribunal
administratif le 26 janvier 2007 à 15 heures et 11 minutes, et avait été
éloigné vers le Brésil le même jour à 16 heures – voir De Souza Ribeiro, précité, §§ 84-100, et
en particulier, §§ 93-94 et 96).
281. Il s’ensuit que
l’absence d’effet suspensif d’un recours contre une décision d’éloignement
n’est pas en soi constitutive d’une violation de l’article 13 de la
Convention lorsque, comme en l’espèce, les requérants n’allèguent pas un risque
réel de violation des droits garantis par les articles 2 et 3 dans le pays
de destination.
Il n’y a donc pas eu violation de l’article 13 de
la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
VIII. SUR L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
282. Aux termes de l’article
41 de la Convention,
« Si
la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles,
et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
283. Les requérants réclament
65 000 EUR chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.
Ils allèguent que ce montant se justifie en raison de la gravité des violations
dont ils ont été victimes, et demandent que cette somme soit versée sur leur
propre compte bancaire tunisien.
284. Le Gouvernement
considère que les demandes de satisfaction équitable des requérants « ne
sont pas acceptables ».
285. Au vu des circonstances
particulières de l’espèce et des conclusions auxquelles elle est parvenue quant
aux différents griefs des requérants, la Cour considère qu’il y a lieu
d’octroyer à chacun des requérants 2 500 EUR au titre du préjudice
moral, soit la somme totale de 7 500 EUR pour les trois.
B. Frais et dépens
286. Les requérants demandent
également 25 236,89 EUR pour les frais et dépens engagés devant la
Cour. Cette somme couvre : les frais de voyage de leurs représentants pour
se rendre à Tunis (432,48 EUR) ; les frais de voyage de leur représentants
pour se rendre à l’audience devant la Grande Chambre (700 EUR) ; les frais
de traduction des observations devant la chambre (912,03 EUR) et devant la
Grande Chambre (1 192,38 EUR) ; les frais de consultation d’un avocat
expert en matière de contentieux international des droits de l’homme
(3 000 EUR) et d’un avocat expert en droit de l’immigration (3 000
EUR) ; et les honoraires de leurs représentants devant la Cour (au total,
16 000 EUR). Les représentants des requérants indiquent avoir fait
l’avance de ces frais et demandent que la somme octroyée par la Cour à ce titre
soit versée directement sur leurs comptes bancaires respectifs.
287. Le Gouvernement n’a pas
présenté d’observations sur ce point.
288. Selon la jurisprudence
de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et
dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des
documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime excessive la
somme totale sollicitée au titre des frais et dépens de la procédure devant
elle (25 236,89 EUR). Elle décide d’accorder 15 000 EUR à ce
titre aux requérants conjointement. Cette somme est à verser directement sur
les comptes bancaires des représentants des requérants (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, §
219, CEDH 2013).
C. Intérêts moratoires
289. La Cour juge approprié
de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité
de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité,
que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies de
recours internes ;
2. Rejette, à
l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de
l’inapplicabilité de l’article 5 en l’espèce ;
3. Dit, à l’unanimité,
qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité,
qu’il y a eu violation de l’article 5 § 2 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité,
qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité,
qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention du fait des
conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola ;
7. Dit, à l’unanimité,
qu’il y n’a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux
conditions d’accueil des requérants à bord des navires Vincent et Audace ;
8. Dit, par seize voix
contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 du Protocole no
4 à la Convention ;
9. Dit, à l’unanimité,
qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la
Convention ;
10. Dit, par seize
voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la
Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 ;
11. Dit, par quinze
voix contre deux, que l’État défendeur doit verser à chaque requérant, dans les trois mois, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
12. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, sur les comptes bancaires de leurs
représentants, dans les trois mois, 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à
titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au
versement, ce montant et le montant mentionné au point 11 ci-dessus seront à
majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
13. Rejette, à
l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au
Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 décembre 2016.
Johan
Callewaert Luis
López Guerra
Adjoint au greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux
articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions
séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Raimondi ;
– opinion en partie dissidente du juge Dedov ;
– opinion en partie dissidente du juge Serghides.
L.L.G.
J.C.
OPINION
CONCORDANTE DU JUGE RAIMONDI
1. Je souscris en tous points à cet arrêt de la Grande Chambre.
S’il confirme sur plusieurs aspects l’arrêt de la chambre, pour ce qui est de la
violation de l’article 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention, de la violation de
l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention, et de la
non-violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions d’accueil
des requérants à bord des navires Vincent
et Audace, il s’en écarte sur
d’autres.
2. Ces derniers points portent sur la non-violation de l’article
3 de la Convention du fait des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA
de Contrada Imbriacola, sur la non-violation de l’article 4 du Protocole no
4 à la Convention, ainsi que sur la non-violation de l’article 13 de la
Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4. Sur ces trois
aspects la majorité de la chambre, dont je faisais partie, avait trouvé des
violations.
3. À la suite de l’examen de l’affaire par la Grande Chambre, je
suis désormais convaincu que sur ces trois points cette dernière a justement
opté pour la non-violation. Je me propose donc d’exposer dans la présente
opinion quelques brèves remarques sur ces trois points.
I. Non-violation de l’article 3 de la Convention du fait des
conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola
4. Sur les conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de
Contrada Imbriacola, la chambre avait noté tout d’abord qu’en raison des
événements ayant entouré le « printemps arabe », l’île de Lampedusa
avait dû faire face en 2011 à une situation exceptionnelle caractérisée par de
fortes vagues migratoires et à une crise humanitaire, qui avaient fait peser
une multitude d’obligations sur les autorités italiennes et avaient créé des
difficultés d’ordre organisationnel et logistique (paragraphes 124-127 de
l’arrêt de la chambre). Cependant, de l’avis de la chambre, ces facteurs ne
pouvaient pas exonérer l’État défendeur de son obligation de garantir aux
requérants des conditions privatives de liberté compatibles avec le respect de
leur dignité humaine, compte tenu des termes absolus dans lesquels est libellé
l’article 3 de la Convention (paragraphe 128 de l’arrêt de la chambre). La
chambre avait ensuite considéré, concernant les conditions d’accueil au CSPA,
que les rapports de la commission extraordinaire du Sénat italien, d’Amnesty
International et de la sous-commission ad
hoc de l’APCE corroboraient les allégations des requérants concernant le
surpeuplement et l’insalubrité générale du CSPA, d’où le constat de violation
de l’article 3 de la Convention, en dépit de la courte durée – entre deux et
trois jours – du séjour des intéressés (paragraphes 130-136 de l’arrêt de la chambre).
5. En reconsidérant la situation à la lumière des délibérations
de la Grande Chambre, je pense qu’effectivement, compte tenu du caractère
exceptionnel de la situation et d’autres facteurs comme le jeune âge et la
bonne santé des requérants, et surtout la brièveté de la période d’exposition
aux conditions de vie indéniablement difficiles du Centre de Contrada
Imbriacola, il convient d’approuver la conclusion de la majorité, qui s’est
alignée en particulier sur la solution adoptée par la Cour dans l’affaire Aarabi c. Grèce (no 39766/09,
§§ 42-51, 2 avril 2015 (dans laquelle un jeune ressortissant libanais
avait été détenu en particulier du 11 au 13 juillet 2009, donc pour une
période très courte, dans les locaux de la garde côtière de l’île de Chios, et
dans d’autres endroits (notamment treize jours dans le centre de Mersinidi qui
n’a fait l’objet d’aucun rapport international critique concernant la période
litigieuse, un rapport concernant les périodes ultérieures n’ayant, par
ailleurs, mentionné aucun problème d’hygiène).
6. L’arrêt met bien en exergue la situation
d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à
l’époque litigieuse, du fait d’une vague d’arrivées exceptionnelle ainsi que
des complications créées par la révolte survenue dans le CSPA.
7. Donc, comme le dit la Grande Chambre, si les contraintes inhérentes à une telle crise
ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article
3, il serait pour le moins
artificiel d’examiner les faits de l’espèce en faisant abstraction du contexte
général dans lequel ils se sont déroulés.
8. À la lumière de cette prémisse, je partage entièrement
l’analyse de la Grande Chambre et ses conclusions sur ce point (voir en
particulier les paragraphes 187-201 de l’arrêt).
II. Non-violation de l’article 4 du Protocole no 4 à
la Convention
9. Quant à la question de savoir si, en l’espèce, on aurait pu
reconnaître un cas d’expulsion collective, prohibée par l’article 4 du
Protocole no 4 à la Convention, la Grande Chambre a répondu par la
négative.
10. La chambre, de son côté, avait noté que les requérants
avaient fait l’objet de décrets de refoulement individuels, mais que ces
derniers étaient rédigés dans des termes identiques, les seules différences
étant les données personnelles des personnes concernées. Selon la chambre, bien
que les requérants eussent fait l’objet d’une procédure d’identification, cela
ne permettait pas, en soi, d’exclure l’existence d’une expulsion collective au
sens de l’article 4 du Protocole no 4. De plus, la chambre a observé
que les décrets de refoulement ne contenaient aucune référence à la situation
personnelle des intéressés et que le Gouvernement n’avait produit aucun
document susceptible de prouver que des entretiens individuels portant sur la
situation spécifique de chaque requérant avaient eu lieu. La chambre a
également tenu compte du fait qu’un grand nombre de personnes de même origine
avait connu, à l’époque des faits incriminés, le même sort que les requérants,
et a rappelé que l’accord italo-tunisien – non public – d’avril 2011, prévoyait
le renvoi des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures
simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée
par les autorités consulaires tunisiennes. La chambre a estimé que ces éléments
étaient suffisants pour conclure au caractère collectif de l’expulsion.
11. Les éléments valorisés par la chambre ne sont pas dépourvus
de poids, parce que le mécanisme mis en place permettait en substance
l’expulsion des requérants sur la simple base de leur appartenance à un groupe,
sans qu’ils aient été spécialement invités à faire part aux autorités
italiennes des raisons pouvant justifier une demande de protection
internationale.
12. Toutefois, d’une part je trouve raisonnable l’analyse des
faits menée par la Grande Chambre. L’arrêt note qu’à l’occasion de leur
première identification, qui selon le Gouvernement a eu lieu par la prise de
photos et le prélèvement des empreintes digitales (paragraphe 224 de l’arrêt),
ou bien à tout autre moment durant leur rétention au CSPA et à bord des
navires, les requérants ont eu l’occasion d’alerter les autorités quant à
d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur renvoi.
L’arrêt met aussi l’accent sur le fait que, comme l’affirment le Gouvernement
(paragraphe 225 de l’arrêt) et le GIP de Palerme (paragraphes 25 et 27 de
l’arrêt), et sans que les requérants le contestent, soixante-douze migrants
présents au CSPA de Lampedusa au moment de l’incendie ont manifesté leur
intention de présenter une demande d’asile, ce qui a bloqué la procédure de
renvoi et entraîné leur transfert dans d’autres centres d’accueil. Il est vrai
que les requérants ont déclaré que leurs circonstances individuelles ne leur
permettaient pas d’invoquer la protection internationale (paragraphe 222 de
l’arrêt), mais, comme le note la Grande Chambre, dans le cadre d’une procédure
d’expulsion, la possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie
primordiale, et rien ne permet de penser que les autorités italiennes, qui ont
été à l’écoute des migrants souhaitant invoquer le principe de non-refoulement,
seraient restées passives si on leur avait présenté d’autres obstacles
légitimes et légalement défendables au renvoi des intéressés.
13. D’autre part, la préoccupation principale de la chambre a
été de protéger les requérants contre une expulsion qui ne ferait pas suite à
un examen rigoureux de leur situation individuelle, mais les remarques qui suivent
peuvent rassurer sur ce point.
14. À la lumière des délibérations de la Grande Chambre, je peux
souscrire au niveau de protection fixé au paragraphe 248 de l’arrêt, à savoir
que l’article 4 du Protocole no 4 ne garantit pas en toute
circonstance le droit à un entretien individuel ; les exigences de cette
disposition peuvent en effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la
possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son
expulsion, et que ceux‑ci sont examinés d’une manière adéquate par les
autorités de l’État défendeur.
15. J’approuve donc le constat de non-violation de l’article 4
du Protocole no 4 à la Convention.
III. Non-violation de l’article 13 de la Convention combiné avec
l’article 4 du Protocole no 4
16. Pour ce qui est du grief concernant la violation de
l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no
4, la majorité de la chambre, en constatant une violation de cette disposition,
a noté que dans le cadre d’un recours contre les décrets de refoulement, le
juge de paix pouvait en apprécier la légalité à la lumière du droit interne et
de la Constitution italienne. La chambre en a déduit que les requérants
auraient pu se plaindre du caractère collectif de leur expulsion et que rien ne
prouvait qu’une telle doléance aurait été ignorée par le juge de paix. Il n’en
demeurait pas moins, selon la chambre, que les décrets de refoulement
indiquaient explicitement qu’un éventuel recours au juge de paix n’avait pas
d’effet suspensif, ce qui semblait aller à l’encontre de la jurisprudence
énoncée par la Grande Chambre dans son arrêt De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07,
§ 82, CEDH 2012).
17. À la suite des délibérations de la Grande Chambre, je
reconnais sans difficulté que la lecture de l’arrêt De Souza Ribeiro c. France faite par la chambre est allée au-delà
des besoins mis en exergue par cette jurisprudence.
18. Concernant le manque d’effet suspensif du recours, la Grande
Chambre a noté que, s’il est vrai que la jurisprudence De Souza Ribeiro semble établir la nécessité d’un « recours de
plein droit suspensif (...) pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no
4 », la dernière phrase du paragraphe 82 de cet arrêt doit être comprise à
la lumière de l’ensemble du paragraphe, qui établit l’obligation des États de
prévoir un tel recours lorsque l’intéressé allègue que l’exécution de
l’expulsion l’exposerait à un risque réel de traitements contraires à l’article
3 de la Convention ou d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2
de celle-ci, et ce en raison de la nature irréversible du dommage susceptible
d’être causé en cas de réalisation du risque. La Grande Chambre a également
noté que la dernière affirmation contenue dans le paragraphe 82 de l’arrêt De Souza Ribeiro est corroborée par la
citation des arrêts Čonka c. Belgique (no 51564/99,
§§ 81-83, CEDH 2002‑I), et Hirsi
Jamaa et autres c. Italie ([GC], no 27765/09, § 206, CEDH 2012). Toutefois, ces
derniers concernaient des situations où les intéressés souhaitaient alerter les
autorités nationales quant au risque de soumission à des traitements contraires
à l’article 3 de la Convention dans les pays de destination, et non quant au
caractère prétendument collectif de leur expulsion dans le pays d’accueil.
19. Je partage cette lecture de la jurisprudence De Souza Ribeiro et la conclusion de la
Grande Chambre selon laquelle lorsque, comme dans la présente affaire, un
requérant n’allègue pas que des violations des articles 2 et 3 de la
Convention pourraient survenir dans le pays de destination, l’éloignement du
territoire de l’État défendeur ne l’expose pas à un préjudice potentiellement
irréversible et l’existence d’un recours suspensif n’est donc pas nécessaire
pour satisfaire aux exigences de l’article 13 de la Convention combiné avec
l’article 4 du Protocole no 4.
* * *
En conclusion, je pense que cet arrêt important offre des réponses
équilibrées et raisonnables aux questions difficiles posées dans cette affaire,
et contribue à fixer la jurisprudence de la Cour sur des point cruciaux dans le
contexte d’une crise migratoire sans précédent, qui certainement n’a pas fini
d’alimenter le flux de requêtes dirigées vers la Cour de Strasbourg. Les
requêtes en matière d’immigration qui sont déjà pendantes et celles qui
arriveront seront examinées par la Cour sur la base de principes
jurisprudentiels particulièrement précis et clairs, à la consolidation desquels
cet arrêt aura apporté une remarquable contribution.
OPINION EN
PARTIE DISSIDENTE DU JUGE DEDOV
(Traduction)
Je souscris à la conclusion de la Cour constatant certaines violations de
l’article 5 de la Convention à raison du défaut de base légale et du principe
de la « qualité de la loi », même si la détention initiale des
migrants était raisonnable au regard des normes de la Convention pour les
empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le pays (article 5 § 1 f)) et que les
autorités ont respecté toutes les garanties procédurales nécessaires
(concernant l’arbitraire, l’appréciation de la régularité de l’entrée, l’appréciation
des circonstances individuelles et les délais requis). Les requérants n’ont
soumis aucun argument démontrant que les autorités auraient porté atteinte à
des principes ou à des garanties, notamment au principe de la sécurité
juridique, ou qu’eux-mêmes n’auraient pas compris dans quelle situation
juridique ils se trouvaient à compter de leur arrivée.
Partant, je ne peux considérer que « la privation de liberté des
requérants ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et
ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre
l’arbitraire » (paragraphe 107 de l’arrêt). La même approche pourrait
être appliquée aux accords bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie – que ces
accords aient été ou non accessibles aux requérants (paragraphe 102 et 103 de
l’arrêt) – dès lors que ceux-ci s’étaient mis dans une situation irrégulière, à
l’encontre de la présomption du droit souverain de tout État de contrôler ses
frontières.
De plus, dans une situation de crise migratoire, où des milliers de
migrants illégaux arrivaient en même temps sur les côtes italiennes,
l’obligation de limiter la période de détention au « temps strictement
nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur
le territoire italien » (paragraphe 104 de l’arrêt), sans prendre en
compte le temps qu’il fallait pour organiser les mesures d’expulsion ou pour
valider la restriction de liberté de chaque migrant dans un délai de
quarante-huit heures (paragraphe 105 de l’arrêt), plaçait une charge excessive
sur les autorités.
Par ailleurs, les autorités ont offert aux requérants toute l’assistance
nécessaire pour sauver leur vie. Pour autant, les intéressés ont refusé de
coopérer avec les autorités et ont occasionné des désagréments à d’autres
personnes résidant légalement en Italie, en participant à une émeute qui a
provoqué des troubles de grande ampleur.
Cependant, étant donné que le gouvernement défendeur n’a pas reconnu le
fait même de la détention, il peut être jugé opportun que la Cour envoie un
signal aux autorités italiennes quant à la nécessité d’améliorer la qualité de
la loi. Les autorités ont à présent la possibilité d’établir les mêmes
garanties procédurales aux fins de toute mesure légitime relevant de
l’article 5 § 1 f) de la Convention, prise dans le cadre de
procédures d’expulsion ou d’extradition ou, comme en l’espèce, pour empêcher
des migrants de pénétrer irrégulièrement dans le pays.
Pour les raisons qui précèdent, j’ai voté contre l’octroi aux requérants
d’une indemnité au titre du dommage moral.
OPINION EN
PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
1. La seule conclusion de la majorité à laquelle, à mon grand
regret, je ne peux souscrire, est le constat de non-violation de l’article 4 du
Protocole no 4, lu isolément ou combiné avec l’article 13 de la
Convention. À l’instar de la majorité, je pense que le terme « expulsion »
figurant à l’article 4 du Protocole no 4 « doit être interprété
dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un
endroit) » (paragraphes 243–244 de l’arrêt), et j’approuve donc
également sa décision de rejeter l’argument du Gouvernement selon lequel
l’article 4 du Protocole no 4 ne s’applique pas en
l’espèce au motif que les requérants auraient fait l’objet d’un
« refoulement avec reconduite à la frontière » (en vertu des accords
bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie) et non d’une « expulsion ».
2. Il convient de relever d’emblée que le Protocole no
4 est entré en vigueur à l’égard de l’Italie le 27 mai 1982.
3. Je souscris au raisonnement suivant exposé par la chambre
dans son arrêt (paragraphes 156–157) selon lequel il y a eu violation de
l’article 4 du Protocole no 4 :
« 156. La
Cour est cependant d’avis que la simple mise en place d’une procédure d’identification
ne suffit pas à exclure l’existence d’une expulsion collective. Elle estime de
surcroît que plusieurs éléments amènent à estimer qu’en l’espèce l’expulsion
critiquée avait bien un caractère collectif. En particulier, les décrets de
refoulement ne contiennent aucune référence à la situation personnelle des
intéressés ; le Gouvernement n’a produit aucun document susceptible de
prouver que des entretiens individuels portant sur la situation spécifique de
chaque requérant auraient eu lieu avant l’adoption de ces décrets ; un
grand nombre de personnes de même origine a connu, à l’époque des faits
incriminés, le même sort des requérants ; les accords bilatéraux avec la
Tunisie (paragraphes 28-30 ci-dessus) n’ont pas été rendus publics et
prévoyaient le rapatriement des migrants irréguliers tunisiens par le biais de
procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne
concernée de la part des autorités consulaires tunisiennes.
157.
Cela suffit à la Cour pour exclure l’existence de garanties suffisantes d’une
prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune
des personnes concernées (voir, mutatis
mutandis, Čonka, précité, §§ 61-63). »
A. Sur le point de savoir si la procédure simplifiée de réadmission,
prévue dans les accords entre l’Italie et la Tunisie, a été suivie en l’espèce
4. Il ressort clairement de l’arrêt (paragraphe 250) que la
deuxième procédure d’identification à laquelle les requérants ont été soumis
avant qu’ils ne montent à bord des avions à destination de Tunis a été menée
par le consul tunisien et non par un représentant des autorités italiennes.
Cela correspondait précisément à la procédure simplifiée, fondée sur une simple
identification de la personne concernée par les autorités consulaires
tunisiennes, conformément aux accords bilatéraux conclus avec la Tunisie et
comme mentionné dans le passage cité ci-dessus de l’arrêt de la chambre
(paragraphe 156).
5. Dans le procès-verbal d’une réunion entre le ministre de
l’Intérieur de la République tunisienne et le ministre de l’Intérieur de la
République italienne, tenue à Tunis les 4 et 5 avril 2011 (annexe 2ter à la demande de renvoi, § 2), il a
été notamment convenu que « [p]our les ressortissants tunisiens qui arriveront
en Italie après la signature du présent procès-verbal, la vérification de la
nationalité tunisienne sera réalisée sur la base d’une procédure simplifiée sur
le lieu d’arrivée en Italie ». L’accord de 2011 complète un accord
bilatéral antérieur, constitué par un échange de notes du 6 août 1998
(Note verbale, annexe 2 à la demande de renvoi). Ce texte plus complet,
intitulé « Réadmission des ressortissants des deux pays » (Partie II,
§ 1), énonce que les éléments suivants ont été convenus entre les deux
États :
« Chaque
Partie s’engage à reprendre sur son territoire, à la demande de l’autre Partie
et sans formalités, toute personne qui ne remplit pas les conditions d’entrée
ou de séjour applicables sur le territoire de la Partie requérante pour autant
qu’il est établi ou à établir par la procédure d’identification qu’elle possède
la nationalité de la Partie requise. »
En vertu du paragraphe 5 de la même partie de la Note verbale, il n’y a pas
d’obligation légale de conduire un entretien avec la personne, puisqu’il s’agit
apparemment d’une mesure exceptionnelle laissée à la discrétion de l’autorité
consulaire de la Partie requise (soit la Tunisie en l’espèce), dans le but
d’établir la nationalité du migrant :
« Si
l’Autorité consulaire de la Partie requise estime en tout état de cause, et
outre les moyens d’identification prévus au présent point, devoir entendre la
personne (...) dans la mesure du possible (...). Lorsqu’il est désormais
possible d’établir la nationalité sur la base de cette audition, le
laissez-passer sera délivré sans délai. »
L’accord de 2011 ne se réfère pas davantage à un entretien obligatoire,
énonçant simplement que « la réadmission devra, en toutes circonstances,
se réaliser en présence de l’autorité consulaire tunisienne ».
6. Ainsi que les requérants le mentionnent justement dans leurs
observations du 22 avril 2016 (au paragraphe 64), ils ont été « renvoyés
en Tunisie sur la seule base de leur identification en tant que ressortissants
tunisiens et sans que leur situation personnelle eût été dûment
examinée ». Cela ressort également de l’admission du Gouvernement dans la
demande de renvoi à la Grande Chambre (paragraphe 10), qui se lit ainsi
(passage marqué en gras dans le texte original) :
« Eu
égard aux accords susmentionnés, le Gouvernement relève que l’arrêt présente
des incohérences en soi concernant, en particulier, l’interprétation et
l’application de l’article 4 du Protocole no 4 – intitulé
« Interdiction des expulsions collectives d’étrangers » –qui, dans le
cas d’espèce, n’a pas été violé car les requérants (qui n’ont été ni arrêtés ni
détenus) ont été renvoyés selon la procédure simplifiée prévue par les accords
susmentionnés, comme l’ont observé à juste titre les juges Sajó et Vucinić
dans leur « opinion en partie dissidente » annexée à l’arrêt de la
chambre. »
7. Il ressort à l’évidence de ces accords bilatéraux et des
annexes à la Note verbale, dont les textes sont également joints à la demande
de renvoi du Gouvernement, que le but des accords était de renforcer la
coopération entre les deux pays, par la réadmission sur leurs territoires
respectifs de toute personne qui ne répondait pas aux conditions d’entrée et de
résidence, sur la seule base de la nationalité, sans autre formalité ni
entretien individuel de fond, et sans l’assistance d’un avocat. Dans la mesure
où un accord bilatéral ne prévoit pas des entretiens individuels obligatoires
dans le cadre d’une expulsion collective d’étrangers, je pense qu’il viole les
dispositions de l’article 4 du Protocole no 4. Avec tout le respect
que je dois à la majorité, il y a bien eu une telle violation en l’espèce,
étant donné que ce sont ces accords bilatéraux qui ont été suivis, et non les
dispositions de l’article 4 du Protocole no 4, avec la
conséquence que les autorités compétentes n’ont pas conduit d’entretiens
individuels. La violation est d’autant plus flagrante que l’accord bilatéral du
5 avril 2011 n’avait pas été rendu public (paragraphe 37 de l’arrêt) et que les
requérants ne savaient pas pourquoi des entretiens individuels n’étaient pas
menés. Selon la jurisprudence de la Cour, l’État demeure responsable au regard
de la Convention pour les engagements pris en vertu de traités postérieurement
à l’entrée en vigueur de la Convention (Al-Saadoon
et Mufdhi c. Royaume‑Uni, no 61498/08, § 128, CEDH
2010, et Bosphorus Hava Yolları
Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98,
§ 154, CEDH 2005‑VI).
8. L’Italie n’a formulée aucune réserve ou déclaration
concernant l’article 4 du Protocole no 4. La seule réserve de
l’Italie relative à ce Protocole porte sur l’article 3 de celui-ci, qui n’était
pas applicable en l’espèce et qui, de toute façon, concernait seulement la
famille royale et a été retiré le 12 novembre 2012. Le fait que l’Italie n’ait
formulé aucune réserve ou déclaration concernant les expulsions collectives de
ressortissants tunisiens sur la base de ses accords bilatéraux avec la Tunisie,
ne lui permet pas d’agir dans la présente affaire sur la base de ces accords
plutôt que sur celle de l’article 4 du Protocole no 4.
9. Ainsi que le professeur James Crawford (juge à la Cour
internationale de Justice) l’a justement observé, « l’expulsion collective
d’étrangers constitue une violation grave du droit international » (James
Crawford, « Chance, Order, Change:
The Course of International Law », Collected
Courses of the Hague Academy of International Law, vol. 365,
Leiden/Boston, 2013, p. 208, § 350). Plus particulièrement il a formulé les
considérations suivantes :
« En
principe, un État a le droit de déterminer qui peut entrer sur son territoire,
sous réserve de quelques restrictions juridiques. Parmi celles-ci, l’expulsion
collective d’étrangers constitue une violation grave du droit international, et
l’article 4 est libellé comme une interdiction absolue et insusceptible de dérogation.
En tant que telle, cette disposition doit être interprétée de manière étroite
et précise. »
B. Sur le point de savoir si l’obligation procédurale de mener
des entretiens individuels au titre de l’article 4 du Protocole no 4
est impérative et si le droit procédural correspondant est absolu
10. La majorité souligne que « l’article 4 du Protocole no
4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien
individuel » et que « les exigences de cette disposition peuvent en
effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la possibilité, réelle et
effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion, et que ceux-ci
sont examinés d’une manière adéquate par les autorités de l’État
défendeur » (paragraphe 248 de l’arrêt). Elle observe également que
« ni dans leurs mémoires ni à l’audience devant elle (...), les
représentants des requérants n’ont été en mesure d’indiquer le moindre motif
factuel et/ou juridique qui, selon le droit international ou national, aurait
pu justifier le séjour de leurs clients sur le territoire italien et faire
obstacle à leur renvoi ». Elle remarque ensuite que « [c]ette
circonstance permet de douter de l’utilité d’un entretien individuel dans le
cas d’espèce » (paragraphe 253 de l’arrêt).
11. Je crois cependant qu’aux fins de l’article 4 du Protocole no 4
l’obligation procédurale des autorités nationales compétentes de conduire un
entretien individuel est indispensable. Elle permet d’atteindre le but de cette
disposition. Elle constitue clairement une garantie à appliquer sans exception,
et n’affaiblit pas l’interdiction formulée en termes absolus. L’interdiction
des expulsions collectives consacrée par cet article est, en définitive : a)
une interdiction de l’arbitraire, et b) une interdiction de la discrimination.
De par leur nature même, les expulsions collectives d’étrangers sont présumées
être entachées d’arbitraire et de discrimination, sauf si, bien entendu, chaque
étranger se voit garantir que l’obligation procédurale sera remplie dans l’État
concerné.
12. Avec tout le respect que je dois à mes collègues de la
majorité, je me vois dans l’impossibilité de souscrire à l’interprétation de
l’article 4 du Protocole no 4 qu’ils ont adoptée, pour les raisons
suivantes :
a) cette interprétation s’écarte de la jurisprudence
précédemment établie de la Cour, selon laquelle le but de l’article 4 du
Protocole no 4 est d’interdire aux États, dans tous les cas, de
procéder à des expulsions collectives d’étrangers sans examiner, par la
procédure de l’entretien individuel, les circonstances individuelles de chacun
d’eux. En d’autres termes, cette interprétation ignore la nature impérative de
l’obligation procédurale des autorités de conduire des entretiens individuels
dans tous les cas relevant de l’article 4 du Protocole no 4. Cela
peut conduire à : i) donner aux autorités le choix de décider de ne
pas préserver l’état de droit, c’est-à-dire de ne pas remplir l’obligation
procédurale qui leur incombe, au détriment du respect des principes
d’effectivité et de sécurité juridique ; ii) laisser la mise en œuvre
des garanties prévues par la Convention uniquement à la discrétion de la police
ou des autorités d’immigration, contre lesquelles l’allégation de violation est
dirigée, et donc rendre le rôle de supervision de la Cour difficile, voire
impossible et inutile ; iii) méconnaître la nécessité de protéger les
étrangers impliqués dans une affaire d’expulsion collatérale contre tout risque
d’arbitraire ou abus de pouvoir ; et iv) décourager les étrangers, même ceux
qui sont confrontés à des violations des articles 2 et 3 de la Convention,
d’aborder les frontières des pays européens en leur faisant savoir que, dans
ces pays, les garanties procédurales relèvent de la discrétion des autorités.
b) la charge de la preuve pesant sur l’État de démontrer qu’un
entretien individuel a été conduit en vertu de l’article 4 du Protocole no 4
est en conséquence renversée et déplacée sur l’étranger concerné, qui est censé
prouver qu’il a une possibilité véritable et effective d’obtenir une protection
juridique internationale ou autre, alors même que cela n’est pas requis par
l’article 4 du Protocole no 4.
c) cette interprétation soumet le droit procédural absolu dont
jouit un étranger en vertu de l’article 4 du Protocole no 4,
qui lui garantit une protection contre les expulsions collectives, à la
condition qu’il ou elle ait une possibilité véritable et effective d’obtenir
une protection juridique internationale ou autre. En d’autres termes, elle
ajoute une exception ou limitation implicite à ladite disposition, qui rend la
garantie inapplicable à tout étranger qui ne peut présenter, à la satisfaction
des autorités d’immigration, une demande défendable de protection juridique
internationale.
d) cette interprétation limite substantiellement, sur les plans
tant ratione personae que ratione materiae, la portée de
l’interdiction formulée en termes absolus dans l’article 4 du Protocole no 4
ainsi que l’application de cette disposition, portant ainsi atteinte à son but,
son objet et son effectivité, et sapant le niveau de protection qu’elle offre.
Ainsi qu’on le montrera ci‑dessous, celle-ci a pour objet d’interdire en
termes absolus les expulsions simultanées et globales d’étrangers qui sont
membres du même groupe, simplement sur la base de leur appartenance à ce
groupe, ou de leur religion ou nationalité, sans que les autorités compétentes
ne prennent en compte les circonstances de chaque étranger par le biais de la
procédure d’entretien individuel. Un entretien individuel est important car
c’est là le meilleur moyen de respecter le but de l’article 4 du Protocole no 4,
à savoir d’éviter que des êtres humains soient traités comme du bétail dans le
cadre d’expulsions collectives globales qui portent atteinte à la dignité
humaine.
e) cette interprétation soumet ou assujettit l’obligation
procédurale qui sous-tend l’interdiction des expulsions collectives en vertu de
l’article 4 du Protocole no 4 à l’existence d’une
obligation matérielle qui n’est pas imposée par cette disposition, privant
ainsi la première obligation de tout effet utile. En d’autres termes, elle ne
prend pas en compte le fait que sans entretien individuel la garantie
procédurale disparaît, et la Cour admet l’argument de l’État défendeur selon
lequel les requérants n’avaient pas de droit matériel à présenter des arguments
contre la mesure en question ou n’ont soumis aucune demande alors qu’ils
avaient la possibilité de le faire. Or on oublie que l’absence d’une demande
explicite d’asile de protection internationale ne devrait pas dispenser l’État
de son obligation procédurale.
f) En restreignant l’application de l’article 4 du Protocole no
4 aux personnes ayant une possibilité véritable et effective d’obtenir une
protection juridique internationale ou autre, la majorité méconnaît le fait que
cette disposition, contrairement à l’article 2 § 1 du même Protocole, qui se
limite aux personnes qui se trouvent régulièrement sur le territoire d’un État,
trouve à s’appliquer, que les étrangers concernés soient entrés régulièrement ou
irrégulièrement sur le territoire d’un État, et, dans le cas d’une entrée
régulière, que le migrant concerné soit resté ou non en situation régulière.
Comme expliqué ci-dessous, l’article 4 du Protocole no 4 s’applique
principalement à des étrangers qui sont entrés irrégulièrement sur le
territoire d’un État.
g) Enfin, ladite interprétation prive de manière absolue
l’article 4 du Protocole no 4 de sa garantie procédurale, en
enlevant au droit procédural son bouclier de protection.
13. La majorité souscrit à la thèse du Gouvernement selon
laquelle les requérants ont vraiment bénéficié d’un entretien individuel, alors
même que la chambre, au paragraphe 156 de son arrêt, a estimé qu’aucune preuve
ne venait appuyer l’affirmation générale du Gouvernement selon laquelle chaque
situation avait été appréciée de manière individuelle, et, de plus, alors même
que le Gouvernement n’a pas contesté cette conclusion de la chambre dans sa
demande de renvoi. Les requérants soulignent à juste titre dans leurs
observations (précitées, § 80) que, dès lors que le Gouvernement n’avait pas
contesté cette conclusion, la Cour aurait dû considérer qu’il avait admis les
faits tels que présentés dans l’arrêt de la chambre.
14. Indépendamment de ce qui est dit dans le paragraphe précédent – qui
sera approfondi ci-dessous – le Gouvernement ne produit aucun élément
démontrant que des entretiens individuels ont été conduits, mais ne fait que
soulever des allégations générales, vagues, non fondées et peu convaincantes.
15. Il convient d’observer que la garantie procédurale de
l’article 4 du Protocole no 4 s’applique seulement aux affaires
d’expulsions collectives d’étrangers, excluant les cas où un étranger est entré
sur le territoire d’un État de manière isolée et non pas en tant que membre ou
partie d’un groupe (expulsion individuelle). Au contraire, l’article 3 § 2 du
Protocole no 4 prévoit l’interdiction de priver un individu du
droit d’entrer et de circuler sur le territoire de l’État dont il est le
ressortissant. Ainsi, à mon sens, l’article 4 du Protocole no 4
a en soi pour but d’interdire les expulsions collectives d’étrangers et non de
garantir, ainsi que la majorité l’a décidé, que tout étranger entrant dans un
État doit au moins être en mesure de se fonder sur une protection juridique
internationale ou autre, ou sur le principe du non-refoulement.
16. Dans leurs observations à la Cour (précitées, § 127), les
requérants disent – tout en espérant que cela ne se produira
pas – qu’il s’agirait d’un « pas en arrière grave et non motivé dans
la protection des droits de l’homme en matière d’expulsions » si la Cour ne
confirmait pas « la nécessité
que toute forme d’éloignement de l’étranger, quel que soit son statut
juridique, n’intervienne qu’à l’issue d’un entretien individuel entre l’intéressé
et l’autorité ». Je pense que cette observation est juste,
particulièrement si l’on considère l’approche évolutive ou dynamique de la Cour
quant à l’interprétation d’autres dispositions de la Convention. La Cour a dit
à maintes reprises que la Convention était un « instrument vivant »
et en a donné une interprétation large, de nature à étendre les droits et
libertés fondamentaux. En l’espèce, la majorité attache cependant une
interprétation restrictive à l’essence d’un droit procédural absolu, contrairement
à l’approche que la Cour avait prise pour un autre droit absolu, à savoir le
droit de ne pas être soumis à la torture ou à des traitements ou peines
inhumains ou dégradants en vertu de l’article 3 (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, §
81, série A no 26, et Bouyid
c. Belgique [GC], no 23380/09, § 90, CEDH 2015). Pareille
interprétation de l’article 4 du Protocole no 4 est à mon sens
contraire au libellé et à l’objet de la disposition en question et s’écarte de
la jurisprudence antérieure de la Cour.
17. L’idée que la Convention est un instrument vivant, combinée
au principe d’effectivité (« effet pratique », « ut res magis
valeat quam pereat »), qui « font le lit » d’une interprétation
évolutive (telle que décrite par R.C.A. White et C. Ovey (eds) dans :
Jacobs, White et Ovey, The European Convention on Human Rights (5e édition,
Oxford, 2010, pp. 73 et suiv.) font l’objet d’une référence particulière par la
Cour dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres
c. Italie ([GC], no. 27765/09, § 175, CEDH 2012), lorsqu’elle aborde
l’article 4 du Protocole no 4 :
« (...)
il convient de tenir compte du but et du sens de la disposition en cause,
lesquels doivent eux-mêmes s’analyser à la lumière du principe, solidement
ancré dans la jurisprudence de la Cour, selon lequel la Convention est un
instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions
actuelles (voir, par exemple, Soering,
précité, § 102, Dudgeon c. Royaume-Uni,
22 octobre 1981, série A no 45, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, Recueil 1997-II, V. c.
Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 72, CEDH 1999-IX, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94,
§ 39, CEDH 1999-I). En outre, il est essentiel que la Convention soit
interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et
effectives et non pas théoriques et illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32,
Mamatkoulov et Askarov c. Turquie
[GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no
44774/98, § 136, CEDH 2005-XI). »
Même si le passage ci-dessus, mentionné par les requérants dans leurs
observations (précitées, § 81), concerne une autre question d’interprétation de
l’article 4 du Protocole no 4, il conviendrait de procéder à une
interprétation effective similaire s’agissant de la question en cause.
18. Le caractère effectif de l’article 4 du Protocole no
4, comme de toute autre disposition de la Convention, est garanti par la prise
en compte de bonne foi de son objet et de son but. Pour reprendre la remarque
pertinente de la Commission du droit international dans son rapport de 1966 (Annuaire de la Commission du droit
international, 1966, vol. II, p. 219, § 6) :
« Lorsqu’un
traité est susceptible de deux interprétations, dont l’une permet et l’autre ne
permet pas qu’il produise les effets voulus, la bonne foi et la nécessité de
réaliser le but et l’objet du traité exigent que la première de ces deux
interprétations soit adoptée. »
À mon sens, la bonne foi ainsi que l’objet et le but de l’article 4 du
Protocole no 4 obligent à conduire des entretiens
individuels systématiquement dans toutes les affaires d’expulsions collectives.
Il ne fait aucun doute que les États ont une obligation d’agir de bonne foi
lorsqu’ils usent de leur pouvoir d’expulser des groupes d’étrangers.
19. Il convient également de relever à cet égard l’observation
très pertinente du professeur Rudolph Bernhardt, ancien président de la Cour,
dans son article intitulé « Evolutive
Treaty Interpretation, Especially of the European Convention on Human Rights »
(Recueil allemand de droit international,
vol. 42 (1999), pp. 11, 14) :
« Ces
articles [31 et 32] de la Convention de Vienne [sur le droit des traités] sont
remarquables à plusieurs égards. Premièrement, un des principes de
l’interprétation des traités souvent invoqué dans les manuels plus anciens, à
savoir le principe selon lequel les traités devraient être interprétés de
manière restrictive et en faveur de la souveraineté des États, in dubio mitius, n’est même pas
mentionné. Ce principe n’est plus pertinent, il n’apparaît ni dans la
Convention de Vienne ni dans la jurisprudence récente des cours et tribunaux
internationaux. Partant, ces obligations découlant des traités ne doivent pas,
en cas de doute et par principe, être interprétées en faveur de la souveraineté
des États. À l’évidence, cette conclusion peut avoir des conséquences
considérables pour les traités en matière de droits de l’homme. Toute
protection effective des libertés individuelles restreint la souveraineté des
États, et celle-ci, en aucun cas, n’a priorité en cas de doute. Bien au
contraire, l’objet et le but des traités en matière de droits de l’homme
peuvent souvent conduire à une interprétation plus large des droits individuels
d’une part et des restrictions sur les activités de l’État d’autre part. »
De plus, à la page 16 de cet article, il fait également le commentaire
suivant concernant l’objet et le but d’un traité :
«
L’objet et le but d’un traité jouent, comme le montrent les citations
précédentes, un rôle central dans son interprétation. Cette référence à l’objet
et au but peut être comprise comme l’émergence d’un certain dynamisme. »
20. Dans l’affaire Hirsi
Jamaa et autres (précitée, § 177), la Cour s’est clairement exprimée :
« La
Cour a déjà relevé que d’après la jurisprudence bien établie de la Commission
et de la Cour, le but de l’article 4 du Protocole no 4 est d’éviter
que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur
situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs
arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente. »
Il ressort de la déclaration ci-dessus (en particulier des expressions
catégoriques « sans examiner » et « sans leur permettre »), qui expose le
principe jurisprudentiel en vigueur à ce jour, que l’obligation procédurale au
titre de l’article 4 du Protocole no 4 est impérative, et ne laisse
aucune discrétion à l’État de ne pas l’exercer (à noter les termes « (...)
éviter que les États puissent
éloigner (...) », italique ajouté). En cas d’expulsions collectives, tout
étranger est titulaire d’un droit procédural autonome. Cette disposition et la
jurisprudence y afférente ne touchent pas au fond de l’affaire ni aux
conséquences résultant du respect de l’obligation procédurale. Par ailleurs,
selon le passage ci-dessus, un étranger peut exposer ses arguments contre la
mesure prise par l’autorité pertinente et cela ne s’applique pas seulement
lorsqu’il existe une possibilité effective de soumettre les arguments contre
l’expulsion, par exemple dans le cadre d’une procédure d’asile. L’absence
d’entretien individuel, comme en l’espèce, emporte automatiquement violation de
l’article 4 du Protocole no 4. Peu importe ce qu’ont dit les avocats
des requérants au cours de l’audience, à savoir que « les circonstances
individuelles des requérants ne leur permettaient pas d’invoquer la protection
internationale ou le principe de non-refoulement » (paragraphe 222 de
l’arrêt). Cela ne peut, à mon sens, compromettre la ligne de défense des
requérants car, de leur point de vue, ce qui importait était de bénéficier d’un
entretien et d’avoir le droit d’exposer leurs arguments, contre la mesure
prise, qu’ils aient ou non des arguments et, dans l’affirmative, que ceux-ci
fussent ou non valables, eu égard au fait que les intéressés ne disposaient pas
à ce moment-là de l’assistance d’un avocat pour leur expliquer leurs droits. À
l’audience, leurs avocats ont déclaré qu’ils n’étaient pas en mesure de
préciser sur quelle base légale leurs clients aurait pu se fonder pour
justifier la prolongation de leur séjour en Italie. Et c’était là, bien sûr,
une déclaration sincère puisque les requérants n’ont pas sollicité a posteriori l’autorisation de rester en
Italie ni demander à disposer d’un recours à cette fin. Ils ont seulement
contesté devant la Cour le non-respect par les autorités italiennes de leurs
obligations procédurales en vertu de l’article 4 du Protocole no 4.
21. Dans l’arrêt (paragraphe 237), dans la partie intitulée «
Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour », il est énoncé à juste
titre que :
« [s]elon la jurisprudence de la Cour, il faut entendre par
expulsion collective « toute mesure contraignant des étrangers, en tant que
groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à
l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation
particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (...) ».
Bien entendu, un examen ne peut être « raisonnable et objectif »,
selon les termes employés dans ce passage, en l’absence d’un entretien
individuel conduit par les autorités.
22. L’interdiction des expulsions collectives figurant à
l’article 4 du Protocole no 4 concerne seulement la procédure
et non les motifs de fond justifiant l’expulsion. Contrairement à l’article 1 §
2 du Protocole no 7, qui prévoit des motifs autorisant de manière
inconditionnelle des expulsions individuelles d’étrangers résidant légalement
sur le territoire d’un État (c’est-à-dire des expulsions « nécessaires dans
l’intérêt de l’ordre public » ou « basées sur des raisons de sécurité
nationale »), l’article 4 du Protocole no 4 ne
contient pas de disposition similaire, mais ne fait que consacrer une
interdiction des expulsions collectives.
23. À supposer même que l’article 4 du Protocole no 4
garantisse, outre un droit procédural, aussi un droit matériel, imposant de
manière symétrique aux autorités nationales une obligation procédurale et une
obligation matérielle, un non-respect de l’obligation procédurale suffirait à
emporter violation de l’article 4 du Protocole no 4. Tel est le cas
pour d’autres dispositions de la Convention, par exemple les articles 2, 3 et
8, pour lesquels la jurisprudence est claire : ces dispositions
garantissent des droits tant matériels que procéduraux et les obligations
correspondantes de l’État sont distinctes, indépendantes et autonomes. Par
exemple, dans l’affaire Celniku c. Grèce
(no 21449/04, §§ 54, 59 et 70, 5 juillet 2007), la Cour a trouvé une
violation de l’article 2 de la Convention uniquement sous son volet procédural
et non sous son volet matériel.
24. Les requérants soutiennent à juste titre dans leurs
observations (précitées, § 126) que leur interprétation de l’article 4 du Protocole
no 4 était conforme au droit international coutumier et à la
jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, dans le sens que les
étrangers ont le droit d’exprimer leurs vues sur la régularité de leur séjour.
Cet argument peut être étayé par le principe de la « cohérence externe », selon
lequel « un traité ne saurait être interprété dans le vide, mais doit être
considéré comme faisant partie d’un système juridique plus large » (Daniel
Rietiker, “The Principle of
‘Effectiveness’ in the Recent Jurisprudence of the European Court of Human
Rights: Its Different Dimensions and Its Consistency with Public International
Law – No Need for the Concept of Treaty Sui Generis”, Nordic Journal of International Law, vol. 79, no 2
(2010), p. 271). Il convient de noter que, aux termes de l’article 31 § 3
c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, « [i]l sera tenu
compte, en même temps que du contexte (...) : c) de toute règle pertinente
de droit international applicable dans les relations entre les parties ».
25. Toutes les tierces parties qui sont intervenues dans la
procédure devant la Grande Chambre ont exposé des arguments convaincants,
allant dans le sens de l’interprétation par les requérants de l’article 4 du
Protocole no 4. La Coordination française pour le droit d’asile
« considère que l’arrêt de la chambre s’inscrit dans la logique de la
jurisprudence de la Cour (...) et qu’il est conforme à la pratique d’autres
organes internationaux » (paragraphe 230 de l’arrêt). Elle ajoute que
« [cette obligation] pèserait sur les États même en l’absence d’une
demande explicite d’asile. L’expulsion de migrants sans examen rigoureux de
leur situation individuelle augmenterait très sensiblement le risque de
refoulement vers un pays non sûr » (paragraphe 230 de l’arrêt). Le Centre
McGill a observé de manière pertinente qu’il « ressortirait d’un examen de
la jurisprudence de la Cour qu’il y a une présomption d’expulsion
« collective » en présence d’un éloignement d’étrangers en tant que
groupe. Il incomberait ensuite à l’État de prouver qu’il a assuré une procédure
équitable et individualisée à chaque individu expulsé, réalisant un examen
raisonnable et objectif de sa situation particulière » (paragraphe 233 de
l’arrêt). Enfin, le Centre AIRE et l’ECRE ont à juste titre fait les
observations suivantes (paragraphe 235 de l’arrêt) :
« (...)
la circonstance qu’un État soit classé comme un « pays sûr » ne
signifie pas nécessairement que toute personne peut y être refoulée. Une
évaluation individuelle devrait être faite avant le renvoi, et le fait que les
requérants n’ont pas allégué un risque de violation des articles 2 et/ou 3 de
la Convention en cas de refoulement vers la Tunisie serait sans importance.
(...) Par ailleurs, le droit d’un migrant à être entendu et à faire connaître
son point de vue de manière effective avant l’adoption d’une décision
concernant son expulsion aurait été affirmé par la CJUE dans les arrêts Khaled Boudjlida et Sophie Mukarubega, précités (...) ».
26. On peut conclure de ce qui précède qu’un État, pour
satisfaire à l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 4 du Protocole
no 4, doit avant tout lui donner effet par la procédure d’entretien
individuel.
C. Sur le point de savoir si l’obligation procédurale de conduire
des entretiens individuels en vertu de l’article 4 du Protocole no 4
a en fait été respectée
27. Quant aux faits, la majorité accepte la déclaration du
Gouvernement selon laquelle des entretiens individuels ont été conduits avec
les requérants en présence d’un interprète ou d’un médiateur culturel, et dont
les retranscriptions auraient été cependant détruites par le feu lors d’une
émeute, et rejette l’affirmation des requérants selon laquelle ils n’ont
bénéficié d’aucun entretien individuel. Avec tout le respect que je lui dois,
la majorité fait ce constat sans prendre en considération le fait que la charge
de la preuve relative à l’existence d’un entretien individuel pesait sur le
Gouvernement, qui n’a produit aucun élément à cet égard devant la Cour, et sans
tenir compte de la conclusion de la chambre sur ce point en faveur des
requérants, conclusion que le Gouvernement n’a pas contestée dans sa demande de
renvoi.
28. La majorité juge plausible l’explication donnée par le
Gouvernement selon laquelle les fiches d’information concernant les requérants
ont été détruites par le feu, et estime raisonnable de présumer que, étant
donné que plusieurs spécialistes travaillaient au centre d’accueil initial et
d’hébergement (CSPA), ces personnes doivent être intervenues pour faciliter la
communication et la compréhension mutuelle entre les migrants et les autorités
italiennes.
29. Supposons que l’allégation du Gouvernement selon laquelle
les documents en question ont disparu dans l’incendie du 20 septembre 2011 soit
vraie : dès lors que les requérants sont restés en Italie au moins une
semaine de plus, les autorités italiennes auraient dû conduire un autre
entretien et aurait dû établir un nouveau rapport – une obligation
qu’ils n’ont manifestement pas remplie. Au contraire, la deuxième
identification avant le départ des requérants a été menée par un représentant
d’un État tiers, et non par les autorités italiennes (paragraphe 250 de
l’arrêt). Le Gouvernement n’a donné aucune explication quant à la raison pour laquelle
ces autorités n’ont pas organisé un deuxième entretien puisque les
retranscriptions du premier avaient été détruites par le feu. À supposer que
les autorités eussent été confrontées avec certaines difficultés
administratives au moment des faits en raison de la révolte, elles auraient dû
suspendre le processus d’expulsion jusqu’à ce qu’elles fussent en mesure
d’organiser de nouveaux entretiens individuels.
30. Dans les décrets de refoulement pertinents (dont le texte
figure au paragraphe 19 de l’arrêt), seule une référence à l’identification des
requérants apparaît, sans que rien ne soit dit sur un entretien individuel, ce
qui constitue une autre indication forte, voire une preuve, démontrant qu’aucun
entretien n’a été conduit. La similarité entre les décrets, dont le libellé est
par ailleurs identique, reflète généralement le fait que les circonstances
personnelles des requérants n’ont pas été prise en compte.
31. À mon sens, on ne peut tirer aucune conclusion raisonnable
en faveur de l’argumentation du Gouvernement du fait que plusieurs spécialistes
travaillaient aussi au CSPA, comme l’admet la majorité. S’il y avait eu un
entretien organisé avec l’assistance d’un interprète ou d’un médiateur
culturel, toutes les personnes impliquées dans l’entretien auraient été nommées
par le Gouvernement et aurait pu être mises à disposition pour apporter leur
témoignage sur l’entretien et son contexte, mais cela n’a même pas été évoqué.
Si le Gouvernement ne se rappelle pas si et en présence de qui un entretien a
été conduit, ce qui semble être le cas, il ne peut logiquement pas soutenir de
manière convaincante que, parce qu’il y aurait eu des entretiens avec
l’ensemble des migrants, cela pourrait aussi avoir été le cas pour les
requérants. On ne peut fonder la preuve d’un fait particulier allégué – en
l’espèce les entretiens prétendument conduits avec les requérants – sur une
hypothèse générale relative à une pratique lorsque, premièrement, celle-ci est
vague, incertaine et pas particulièrement crédible, et, deuxièmement, lorsqu’il
se peut qu’elle n’ait pas été appliquée dans un cas spécifique pour de
nombreuses raisons. Selon les règles de preuve et les principes de la logique,
un fait doit être spécifiquement prouvé et ne peut pas être démontré seulement
par des généralités et par des affirmations incertaines. Non seulement il faut
prouver qu’un entretien a été conduit, mais également, et surtout, il faut
démontrer son contexte. Ainsi, à supposer même qu’il faille présumer que les
autorités ont posé certaines questions aux requérants, sans qu’on en connaisse
les détails, on ne saurait dire avec certitude qu’il s’agissait d’un entretien
individuel ; plus important, il serait impossible de savoir quelles était les
réponses données aux questions posées. En l’absence de procès-verbal et de
détails particuliers, la Cour serait incapable d’exercer son rôle de
supervision, puisqu’elle n’aurait pas la possibilité d’examiner si l’obligation
procédurale de l’article 4 du Protocole no 4 a été
remplie.
32. Par analogie, selon la jurisprudence constante de la Cour,
lorsqu’il n’existe aucun compte rendu officiel de l’arrestation et de la
détention ultérieure d’un individu, cette absence ou omission doit soit être
considérée comme une très grave lacune. Plus particulièrement, le défaut
d’enregistrement d’une détention est considéré comme une négation totale des
garanties fondamentales figurant à l’article 5 de la Convention, qui consacre
le droit à la liberté et à la sûreté. Cela dénote une violation des plus graves
de cette disposition, qui est incompatible avec l’exigence de régularité de la
détention et avec l’objectif même de l’article 5 (Fedotov c. Russie, no 5140/02, § 78, 25 octobre
2005, Menecheva c. Russie, no 59261/00,
§ 87, CEDH 2006‑III, et Kurt c.
Turquie, 25 mai 1998, § 125, Recueil
des arrêts et décisions 1998‑III). Le défaut d’enregistrement en
bonne et due forme de l’arrestation et de la détention d’un individu suffit
donc à la Cour pour conclure à la violation de l’article 5 § 1 (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97,
§ 157, CEDH 2002‑IV, et Menecheva,
précité, §§ 87-89). Si la formalité d’enregistrement officiel est
indispensable pour la garantie d’un droit non absolu, comme tel est le cas pour
le droit au titre de l’article 5 § 1, on peut se demander pourquoi pareille
formalité ne devrait pas être d’autant plus indispensable s’agissant de la
garantie d’un droit procédural absolu comme le droit consacré par l’article 4
du Protocole no 4.
33. Quant à la question de l’entretien individuel pour lequel
aucune preuve n’a été produite par le Gouvernement, la Cour aurait dû adopter
la même approche pour l’admission des preuves que celles qu’elle a suivie
concernant les conditions alléguées de vie sur les bateaux à bord desquels les
requérants ont embarqué. Sur cette dernière question, la Cour, à juste titre, a
refusé d’admettre les allégations des requérants, puisque, ainsi qu’elle a
constaté, ces allégations ne se fondaient « sur aucun élément objectif
autre que les dires des intéressés » (paragraphe 204 de l’arrêt).
34. Dans le présent arrêt, l’accent est mis sur le fait que
« les requérants n’ont pas contesté l’affirmation du Gouvernement selon
laquelle quatre‑vingt‑dix‑neuf opérateurs sociaux, trois
assistants sociaux, trois psychologues, huit interprètes et médiateurs culturels
travaillaient au sein du CSPA » (paragraphe 246 de l’arrêt). Cependant, ce fait
allégué était hors de propos pour les requérants quant à leur grief tenant à
l’absence d’entretien individuel, puisqu’on ne saurait attendre des intéressés
qu’ils jugent important de savoir, aux fins de leur contre-argumentation,
combien de personnes travaillaient au CSPA à l’époque des faits et ce qu’elles
faisaient. Selon la même logique, lorsqu’une personne est victime d’une
infraction, peu lui importe combien de policiers étaient en service dans la
ville lors de la commission de ce crime. Elle se focaliserait sur le fait
qu’elle n’a pas été protégée par la police et que l’auteur du crime n’a pas été
appréhendé.
35. Il est important de préciser que le Gouvernement n’a même
pas été en mesure de préciser si un interprète « ou » un médiateur culturel ont
véritablement assisté à l’entretien (paragraphe 224 de l’arrêt). Il n’a pas non
plus précisé combien de ces huit spécialistes étaient interprètes et combien
étaient des médiateurs culturels. Quoiqu’il en soit, il y avait seulement huit
de ces spécialistes et la référence à tout autre spécialiste comme les
opérateurs sociaux, travailleurs sociaux et psychologues (paragraphe 246 de
l’arrêt) était, avec tout le respect que je dois à la majorité, non seulement
hors de propos mais également trompeuse, l’allégation du Gouvernement relative
à la présence de tiers lors de l’entretien se limitant uniquement aux
interprètes ou aux médiateur culturel. De plus, un nombre considérable de ressortissants
étrangers se trouvaient au CSPA à l’époque des faits, comme indiqué aux
paragraphes 180 et 182 de l’arrêt. Il est donc possible que le nombre
d’interprètes ou de médiateurs culturels n’ait pas été suffisant pour
satisfaire à tous les besoins requis. En d’autres termes, l’infrastructure
administrative nécessaire pour procéder convenablement à autant d’expulsions
dans une période aussi courte n’était pas nécessairement adéquate. Personne ne
sait, après tout, combien de ces interprètes ou travailleurs culturels
travaillaient à la date où les entretiens individuels auraient été tenus. Étant
donné que la charge de la preuve démontrant qu’un entretien individuel a bien
été conduit pesait sur le Gouvernement, que celui-ci n’a pas pu désigner nommément
les personnes ayant conduit les entretiens allégués ou produit devant la Cour
un témoignage quant au contenu des entretiens, pareille allégation ne peut
qu’être spéculative, sans aucun poids probant, même selon le critère de la plus
forte probabilité. Or je pense que la norme de la preuve dans de telles
affaires doit être élevée, et particulièrement « au-delà de tout doute
raisonnable » puisque le droit procédural garanti par l’article 4 du Protocole
no 4 est absolu et l’obligation procédurale de l’État défendeur en
vertu de cette disposition impérative. En d’autres termes, un État qui procède
à des expulsions de masse d’étrangers doit faire l’objet d’une présomption de
violation de l’article 4 du Protocole no 4, sauf s’il peut
prouver, au-delà de tout doute raisonnable, qu’il a suivi une procédure en
bonne et due forme concernant chacun des étrangers appartenant au groupe, par
le biais d’une procédure impliquant des entretiens individuels.
36. Les requérants soutiennent qu’il n’existait aucun
enregistrement de leur entretien individuel, non pas parce que ceux-ci avaient
été détruits par le feu, mais tout simplement parce qu’il n’y avait eu aucun
entretien individuel à enregistrer. Pourquoi devrait-on accepter la position du
Gouvernement qui, alors qu’il avait l’obligation de conduire des entretiens
individuels, n’a produit devant la Cour aucune preuve à cet égard, et pourquoi
devrait-on refuser d’accepter les affirmations des trois requérants selon
laquelle aucun entretien individuel n’a eu lieu et les autorités ont failli de
manière flagrante à remplir leur obligation procédurale en vertu de
l’article 4 du Protocole no 4 ?
37. Non seulement il n’existe aucun enregistrement disponible
démontrant qu’un entretien individuel a été conduit, mais il existe encore
moins des enregistrements démontrant qu’une possibilité a été donnée aux
requérants de présenter aux autorités les raisons justifiant qu’ils restent en
Italie ou expliquant pourquoi il ne fallait pas les renvoyer. Quant à la
possibilité prétendument offerte aux requérants de présenter une demande
d’asile s’ils le souhaitaient, de nouveau l’allégation du Gouvernement était
par nature générale, ainsi qu’il ressort du paragraphe 225 de l’arrêt :
« De
l’avis du Gouvernement, les requérants, comme tous les autres migrants, ont
bien été informés de la possibilité de formuler une demande d’asile. Ils
auraient simplement décidé de ne pas se prévaloir de cette faculté. »
En conséquence, la position de la majorité, qui admet comme convaincante
une telle allégation générale du Gouvernement, n’est rien de plus qu’une
supposition, ainsi qu’il ressort du paragraphe 247 de l’arrêt :
« Il
n’en demeure pas moins que dans le cadre d’une procédure d’expulsion, la
possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie primordiale, et
que rien ne permet de penser que les autorités italiennes, qui ont été à
l’écoute des migrants souhaitant invoquer le principe de non-refoulement,
seraient restées passives face à la présentation d’autres obstacles légitimes
et légalement défendables au renvoi des intéressés. »
38. La majorité, acceptant l’allégation du Gouvernement, dit que
« les requérants ont eu l’occasion d’alerter les autorités quant à
d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur
renvoi » (paragraphe 247 de l’arrêt). Premièrement, le Gouvernement n’a pas
allégué avoir conservé une trace écrite de l’information qu’il aurait donnée
aux requérants sur leurs droits, ni n’a fourni des éléments démontrant que
pareil trace écrite ait jamais existé. Mais comment l’allégation du
Gouvernement concernant l’information qu’il aurait donnée aux requérants
peut-elle être convaincante ou valable, dès lors qu’aucune preuve documentaires
n’a été produite pour l’étayer ? À supposer même qu’il n’y eût aucune preuve
documentaire parce que celle-ci aurait été détruite, les autorités avaient une
obligation positive d’offrir aux requérants une nouvelle possibilité de
présenter toute demande qu’ils entendaient leur soumettre et de les enregistrer
en conséquence. En l’absence d’enregistrement, on ne peut savoir si les
autorités ont informé les requérants de leurs droits et si les requérants ont
donné des éléments pertinents aux autorités. Pourquoi faudrait-il accepter
l’allégation du Gouvernement selon laquelle ils ont informé les requérants de
la possibilité de présenter une demande d’asile, dès lors que les autorités
suivaient la procédure sommaire prévue par les accords bilatéraux pour expulser
les intéressés ?
39. Il est énoncé au paragraphe 249 de l’arrêt que :
« [m]ême
en tenant compte des difficultés objectives qu’ils ont pu rencontrer au sein du
CSPA ou à bord des navires (...), la Cour estime que pendant ce laps de temps
non négligeable les intéressés ont eu la possibilité d’attirer l’attention des
autorités nationales sur toute circonstance pouvant affecter leur statut et
leur droit de séjourner en Italie. »
Dès lors que, selon la majorité, le laps de temps pendant lequel les
requérants ont séjourné en Italie n’était pas négligeable, et leur donnait le
temps d’attirer l’attention des autorités sur quelque demande qu’ils auraient
pu avoir, cette période aurait pu aussi, et surotu, être mise à profit par les
autorités pour réitérer les entretiens individuels allégués, si l’on tient pour
vraie l’allégation du Gouvernement selon laquelle les enregistrements des
entretiens avaient été détruits par le feu. Eu égard aux faits de la cause, et
malgré la situation vulnérable et difficile des requérants, ceux-ci, à mon
avis, ne sont pas vu offrir la possibilité par les autorités d’avoir un
entretien individuel ou de soulever des demandes ou d’obtenir une assistance
juridique. Par ailleurs, il est vrai que les expulsions collectives d’étrangers
sans aucune garantie procédurale créent parmi ceux-ci des sentiments
d’incertitude.
40. La Cour a conclu à l’unanimité que le gouvernement défendeur
avait violé l’article 5 § 2 de la Convention, qui dispose que « [t]oute
personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une
langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation
portée contre elle ». Il me semble que cette conclusion est plus conforme à ma
thèse selon laquelle les autorités ont montré un échec similaire et un manque
de diligence et de prudence concernant la question des entretiens individuels
en vertu de l’article 4 du Protocole no 4 qu’avec la position du
Gouvernement qui prétend s’être conformé tant aux dispositions de l’article 5 §
2 que de l’article 4 du Protocole no 4. Pourquoi devrions-nous
attendre des autorités qu’elles informent le requérant sur leurs droits alors
qu’elles ne les ont pas informés des raisons de leur arrestation ? Après tout,
ainsi qu’on l’a dit ci-dessus, les accords bilatéraux simplifiés entre l’Italie
et la Tunisie ont été appliqués pour le retour des requérants, en l’absence de
tout représentant des autorités italiennes dans la procédure de réadmission.
41. Avec tout le respect que je dois à la majorité, l’argument
qu’elle tire du fait allégué que soixante-douze migrants présents au CSPA de
Lampedusa avaient manifesté leur intention de présenter une demande d’asile
(paragraphe 247 de l’arrêt) n’est pas très pertinent, premièrement parce que la
présente affaire n’a pas donné lieu à un examen des circonstances de ces autres
migrants – qui ont peut-être, ou peut-être pas, bénéficié d’un entretien
individuel – en vue de les comparer avec les circonstances des requérants, et,
deuxièmement, parce que qu’il n’existe aucun enregistrement prouvant ce qui
s’est réellement passé ou ce qui avait été dit ou allégué, comme on l’a dit
plus haut, si tant est que ces entretiens ont bien eu lieu. Quoiqu’il en soit,
pourquoi devrait-on prendre en compte ce qui s’est produit pour ces
soixante-douze migrants, à propos desquels la Cour n’a aucune information, et
ne pas prendre en compte les conclusions de la chambre lorsqu’elle énonce
« qu’un grand nombre de personnes de même origine avait connu, à l’époque
des faits incriminés, le même sort des requérants », que « l’accord
italo-tunisien – non public – d’avril 2011, prévoyait le renvoi des migrants
irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la
simple identification de la personne concernée de la part des autorités
consulaires tunisiennes » (paragraphe 213 de l’arrêt de la chambre) et,
finalement, que « ces éléments étaient suffisants pour conclure au
caractère collectif de l’expulsion, et donc à la violation de l’article 4 du
Protocole no 4 » (ibidem) ?
42. En conclusion, j’estime qu’il n’est pas prouvé que les
requérants ont bénéficié d’entretiens individuels aux fins de l’article 4 du
Protocole no 4 et que les autorités italiennes ont manqué de manière
flagrante à leurs obligations procédurales.
D. Sur le point de savoir si l’adjectif
« collectives » figurant à l’article 4 du Protocole no
4 renvoie aux « mesures » ou aux « procédures » conduisant
à des expulsions d’étrangers, ou si ce terme est par nature quantitatif
43. La question se pose de savoir quelle est la véritable
signification de l’adjectif « collectives » figurant à l’article 4 du
Protocole no 4, qui revêt une importance centrale pour la
détermination de la notion d’« expulsions collectives ».
44. Si la majorité, au paragraphe 244 de l’arrêt, se pose la
question de savoir si l’expulsion des requérants était « collective » par nature,
elle ne dit rien sur la nécessité d’une exigence quantitative quant à la
signification de l’expression « expulsions collectives » au sens de l’article 4
du Protocole no 4. Cependant, dans l’arrêt, on part du
principe, même si ce n’est pas expressément énoncé, que la requête, si elle ne
l’avait pas été pour les autres motifs donnés dans l’arrêt, n’aurait pas été
rejetée sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4 au motif que
les requérants étaient seulement au nombre de trois, et ne respectaient pas un
seuil numérique en vertu de ladite disposition, comme c’était l’avis de deux
des juges dans la chambre, les juges Sajó et Vučinić, dans leur
opinion commune en partie dissidente. Selon ces deux juges, qui ont interprété
l’article 4 du Protocole no 4 à la lumière de son historique
(paragraphes 9 et 18 de leur opinion), il n’y a pas eu une « expulsion
collective » en l’espèce, étant donné que l’expulsion n’était pas dirigée
contre un « groupe entier », ce qui impliquerait une expulsion d’étrangers à
grande échelle.
45. L’adjectif « collectives » figurant à l’article 4
du Protocole no 4, qui renvoie à l’expression « expulsions
d’étrangers », pouvait très logiquement indiquer les mesures ou les
procédures prévues pour encadrer l’expulsion d’étrangers en tant que groupe, et
non le nombre d’étrangers impliqués dans une expulsion groupée. Sinon, des
adjectifs tels que « massives » ou « substantielles » auraient été
employés à la place. La jurisprudence de la Cour (voir les références figurant
au paragraphe 237 de l’arrêt), lorsqu’elle utilise l’adjectif
« collective » pour qualifier une expulsion, renvoie à un groupe
(« en tant que groupe »), sans faire de distinction entre les groupes
en fonction du nombre de leurs membres. L’article 4 du Protocole no
4 et la jurisprudence de la Cour n’établissant aucune distinction fondée sur un
critère numérique, il ne faudrait pas introduire une telle distinction,
conformément à la maxime latine ubi lex
non distinguit, nec nos distinguere debemus (7 Coke’s Reports, 5).
46. Un argument en faveur de l’idée que l’adjectif
« collectives » figurant à l’article 4 du Protocole no 4
renvoie à des « mesures » ou « procédures » plutôt qu’à un
nombre quantitatif ou numérique peut être déduit du libellé de l’article
précédent du même Protocole, à savoir l’article 3 § 1, qui prévoit
l’interdiction pour un État d’expulser un de ses ressortissants. Cette
disposition se lit ainsi :
« 1. Nul
ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du
territoire de l’État dont il est le ressortissant. »
Les mots dans cette disposition qui viennent à l’appui de la présente idée
sont les suivants : les adjectifs « individuelle » et
« collective », qui sont utilisés de manière disjonctive, et
probablement en tant qu’antonymes ; l’expression « par voie de » ; et
le nom « mesure », auquel se réfère les adjectifs « individuelle » et
« collective ».
47. Il ressort donc clairement de l’analyse ci-dessus que le
même adjectif, à savoir « collective », qui est utilisé dans les deux
dispositions, l’article 3 et l’article 4 du Protocole no 4, a
ou devrait avoir la même signification, et donc renvoyer aux
« mesures » ou aux « procédures » relatives aux expulsions de
personnes en tant que groupe. Une règle saine d’interprétation, qui, à mon
sens, s’applique également aux dispositions de la Convention, consiste à donner
la même signification aux mêmes termes ou expressions apparaissant dans des
parties différentes d’un instrument juridique, sauf si le contraire est
expressément mentionné (F.A.R. Bennion, Bennion
on Statutory Interpretation: a Code, 5e édition, Londres, 2008,
pp. 1160 et 1217, ainsi que la jurisprudence de common law y citée). Conformément à une interprétation systémique et
au principe selon lequel la Convention doit être interprétée de manière globale
et ses différentes parties doivent être lues noscitur a sociis, les articles 3 et 4 du Protocole no 4
devraient être lus à la lumière l’une de l’autre, et l’expression « expulsion
collective » devrait être interprétée en association avec les autres termes de
l’article 3 § 1 dans leur contexte et en interprétant le Protocole no
4 de manière globale. Pareille interprétation est conforme à l’article 31 § 1
de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, ainsi libellé :
« Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à
attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet
et de son but ». Cette disposition traduit la règle selon laquelle les mêmes
termes doivent avoir la même signification, si une signification ordinaire doit
être donnée aux mêmes termes dans un traité. Dans l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité, §§ 170–171), la Cour, traitant
d’une autre question relevant également de l’article 4 du Protocole no 4,
s’est clairement référée au principe d’interprétation ci-dessus consacré par la
Convention de Vienne :
« 170. Pour
interpréter les dispositions conventionnelles, la Cour s’inspire des
articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités
(voir, par exemple, Golder c. Royaume-Uni,
21 février 1975, § 29, série A no 18, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §
65, CEDH 2008, Saadi c. Royaume-Uni
[GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008).
171. En
application de la Convention de Vienne sur le droit des traités, la Cour doit
établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la
lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit
tenir compte du fait que la disposition en question fait partie d’un traité
pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit
se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence
interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01
et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X). La Cour doit également prendre en
considération toute règle et tout principe de droit international applicables
aux relations entre les Parties contractantes (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH
2001‑XI, Bosphorus Hava
Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98,
§ 150, CEDH 2005‑VI ; voir également l’article 31 § 3 c) de la
Convention de Vienne). La Cour peut aussi faire appel à des moyens
complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires de la
Convention, soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux méthodes
évoquées plus haut, soit pour en clarifier le sens lorsqu’il serait autrement ambigu,
obscur ou manifestement absurde et déraisonnable (article 32 de la Convention
de Vienne). »
48. Il ressort également des travaux préparatoires concernant le
Protocole no 4, qui constitue un outil d’interprétation
additionnel en vertu de l’article 32 de la Convention de Vienne, que la
même signification est attachée à l’expression « expulsions collectives » en ce
qui concerne les nationaux et les étrangers. Au paragraphe 32 de son rapport,
le Comité d’experts sur les droits de l’homme du Comité des Ministres (Recueil des Travaux préparatoires du
Protocole no 4, Strasbourg, 1976, p. 669), a formulé les
considérations suivantes :
« La
présente disposition vise les expulsions collectives frappant les étrangers, en
ce compris les apatrides. Quant aux expulsions collectives de nationaux, elles
sont interdites en vertu de l’article 3 § 1 ».
49. De même, au paragraphe 33 du même rapport, le Comité
d’expert a ajouté :
« Il
a été entendu que l’adoption du présent article [l’article 4 du Protocole no
4] et de l’article 3 § 1 ne pourrait en aucune façon être interprétée
comme étant de nature à légitimer les mesures d’expulsion collective prises
dans le passé. »
50. Par ailleurs, la Cour, dans l’arrêt Hirsi Jaama et autres (précité,
§ 174) a lu de manière combinée les articles 3 et 4 du Protocole no 4,
concernant la signification du terme « expulsion » dans les deux
articles, ce qui vient encore étayer l’idée d’une signification commune de
l’adjectif « collective » :
« Enfin,
pour les rédacteurs du Protocole no 4, le mot « expulsion » devait
être interprété « dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant
(chasser hors d’un endroit) ». Bien que cette dernière définition soit contenue
dans la section relative à l’article 3 du Protocole no 4, la Cour
considère qu’elle peut être appliquée également à l’article 4 du même
Protocole. »
51. Dans l’ouvrage Theory
and Practice of the European Convention on Human Rights (P. Van Dijk, F.
Van Hoof, A. Van Rijn et L. Zwaak (éd.), 4e édition, Antwerp-Oxford,
2006), plus précisément le chapitre 23 intitulé “Prohibition of Collective Expulsion of Aliens (Article 4 of
Protocol No. 4”), révision par J. Schokkenbroek, p. 955), il est
élégamment expliqué que le critère déterminant pour l’application de l’article
4 du Protocole no 4 tient à la procédure conduisant à l’expulsion,
et pas au nombre de personnes composant le groupe ni au lien entre ses
membres :
« Même
alors, la question de savoir ce qui distingue exactement l’expulsion d’un
groupe d’étrangers de l’expulsion d’un certain nombre d’individus de
nationalité étrangère n’a pas encore reçu de réponse. Quelle taille doit avoir
un tel groupe ? L’expulsion d’une famille entière doit-elle être considérée
comme une expulsion collective ? Et est-ce le cas, par exemple, pour
l’expulsion d’un orchestre ou d’une équipe sportive composée d’étrangers ? Dans
l’affirmative, en quoi de tels « groupes » méritent-ils plus de
protection qu’un étranger qui vit seul ou qu’un seul musicien ou sportif de nationalité
étrangère ? Ce problème ne peut être résolu que si l’on utilise comme critère
déterminant pour l’application de l’article 4, non pas le nombre des membres du
groupe ou le lien entre eux, mais la procédure conduisant à l’expulsion. Si une
personne est expulsée en même temps que d’autres personnes sans bénéficier d’un
traitement individuel, son expulsion est un cas d’expulsion collective. »
52. L’article 4 du Protocole no 4 consacre une
garantie procédurale de la dignité humaine qui est inhérente à la Convention.
Ce que la Cour dit de manière très pertinente dans l’arrêt Bouyid (précité, § 81) concernant l’interdiction de la torture et
des peines et traitements inhumains ou dégradants, c’est-à-dire qu’il s’agit
d’« une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité
humaine », s’applique également, à mon sens, à l’interdiction des
expulsions collectives, en ce sens que l’absence de la garantie procédurale que
constitue l’entretien individuel est incompatible avec les valeurs fondamentales
d’une société démocratique consacrées par la Convention. Il convient de
souligner que les droits au titre des articles 3 et 4 du Protocole no
4 sont tous deux des droits absolus, qui ne souffrent aucune exception. Comme
l’a dit très justement le professeur Feldman, la dignité humaine
« peut nécessiter d’être prise en compte (...) lorsqu’on interprète les
droits issus de la Convention eux-mêmes (...) » (David Feldman, “Human Dignity as a Legal Value” –
partie II, Public Law, Spring 2000,
p.75). Ainsi, les rédacteurs de la Convention n’ont pas eu l’intention de limiter
la garantie procédurale de l’article 4 du Protocole no 4,
imprégnée comme elle est de l’idée de dignité humaine, seulement aux affaires
où l’expulsion de personnes est numériquement massive, et non également dans le
cas d’une expulsion arbitraire de groupes d’étrangers plus petits, sans traiter
ces personnes en tant que « groupes » au regard de l’article 4 du
Protocole no 4 et sans exiger un examen raisonnable et objectif du
cas particulier de chacun des étrangers dans un groupe, au cas par cas, dans
une procédure impliquant un entretien individuel. La garantie procédurale
contenue dans l’article 4 du Protocole no 4 se fonde sur l’idée
que le fait de traiter des êtres humains comme du bétail et de leur faire subir
un renvoi collectif et global sape l’individualité et porte atteinte à la
personnalité, à l’autonomie et à la dignité humaine. Ainsi, en définitive,
c’est la dignité humaine que l’article 4 du Protocole no 4 cherche à
protéger. De nouveau, il serait contraire à l’idée de nature humaine et à
l’objectif de la Convention que la Cour décide de cette question sur la base de
considérations arithmétiques.
53. Même si, aux fins de la discussion, on oppose deux
interprétations également valables ou défendables de l’article 4 du Protocole no
4, il conviendrait de privilégier celle qui favorise l’essence du droit (in dubio in favorem pro libertate) et
qui, en même temps, ne limite pas la portée ratione
personae de ladite provision, plutôt que l’autre, qui exclurait de la
protection de l’article 4 de petits groupes d’étrangers, comme le groupe des
requérants en l’espèce.
54. En conclusion, aux fins de l’article 4 du Protocole no
4, il importe peu que les requérants aient été seulement trois. Par ailleurs, ils
ont été expulsés vers leur pays d’origine en tant que groupe, uniquement sur la
base de leur nationalité, ce que cette disposition interdit.
E. Sur le point de savoir si la régularité de la résidence ou du
séjour et l’objectif de l’entrée sur le territoire d’un État sont des critères
aux fins de l’application de l’article 4 du Protocole no 4
55. L’article 4 du Protocole no 4 ne distingue pas
entre les groupes d’étrangers selon qu’ils sont entrés régulièrement ou
irrégulièrement sur le territoire d’un État. Il ne distingue pas non plus entre
différentes catégories de groupes qui sont entrés irrégulièrement sur le
territoire d’un État. Ainsi, on ne devrait pas faire une telle distinction, et
observer le principe susmentionné ubi lex
non distinguit, nec nos distinguere debemus. Sinon, l’interprétation serait
restrictive et contraire à l’objet de la disposition.
56. Le Comité d’experts, qui a finalisé le projet de l’article 4
du Protocole no 4 a dit très clairement (Recueil des Travaux préparatoires du Protocole no 4,
précité, p. 505, § 34) quelle interdiction figurant à cette disposition
s’applique aux étrangers, qu’ils résident ou non, ou soient domiciliés ou non,
sur le territoire de l’État dans lequel ils se trouvent :
« La
présente disposition vise les expulsions collectives frappant les étrangers.
Par étrangers, il faut entendre ici tous ceux qui n’ont pas un droit actuel de
nationalité dans l’État sans distinguer, ni s’ils sont de passage ou s’ils sont
résidants ou domiciliés, ni s’ils sont des réfugiés ou s’ils sont entrés dans
le pays de leur plein gré, ni s’ils sont apatrides ou s’ils possèdent une
nationalité. Quant aux expulsions collectives de nationaux, elles sont
interdites en vertu de l’article 3 § 1. »
Outre cette explication limpide du Comité d’experts, l’évolution du projet
d’article 4 du Protocole no 4 est intéressante et soutient le point
en question, à savoir que cet article ne se limite pas aux étrangers qui
résident légalement sur le territoire d’un État. Le projet d’article initial
contenait en effet, dans ses deux premiers paragraphes, une disposition
similaire à celle qui apparaît à l’article 1 §§ 1 et 2 du Protocole no
7, qui traite expressément de l’expulsion individuelle d’étrangers résidant
légalement sur le territoire d’un État. Mais le projet d’article 4 du Protocole
no 4, dans son troisième et dernier paragraphe disposait que
« les expulsions collectives sont interdites » (ibidem, pp. 447 et 454). Ce dernier paragraphe, au contraire des
deux premiers, visait à s’appliquer quelle que soit la nationalité ou la
résidence des personnes expulsées (ibidem,
pp. 481 et 505). Le Comité d’experts a finalement décidé de ne pas inclure dans
l’article 4 du Protocole no 4 une quelconque disposition
concernant l’expulsion individuelle d’étrangers résidant légalement sur le
territoire d’un État, et il a donc supprimé les deux premiers paragraphes, ne
laissant subsister que l’expulsion d’un groupe, en limitant cette disposition
aux étrangers seulement, indépendamment, bien entendu, de la régularité ou non
de leur résidence (ibidem, pp. 490,
505 et 507). Le Comité a exclu les expulsions collectives de ressortissants
nationaux de cette disposition, puisque cette catégorie était couverte par
l’article 3 du Protocole no 4. Ce n’est qu’à l’entrée en vigueur du
Protocole no 7, environ vingt et un ans après l’entrée en vigueur du
Protocole no 4, que les expulsions individuelles des étrangers
résidant régulièrement sur le territoire d’un État ont finalement été
réglementées. Cependant, il n’existe aucune disposition dans la Convention ou
de ses protocoles réglementant spécifiquement les expulsions individuelles
d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire d’un État ; cette
omission peut, ou non, avoir été intentionnelle.
57. Certes, lorsque les rédacteurs de la Convention ont voulu
réglementer les expulsions d’étrangers « résidant régulièrement sur le
territoire d’un État » ou les restrictions à la liberté de circulation de
« quiconque se trouvant régulièrement sur le territoire d’un État », ils
ont utilisé l’adverbe « régulièrement » de la même façon dans l’article 1 du
Protocole no 7 et dans l’article 2 § 1 du Protocole no 4
respectivement. Il s’ensuit que dans l’article 4 du Protocole no 4,
dans lequel les rédacteurs n’ont pas utilisé l’adverbe « régulièrement » ou un
autre terme similaire, la signification n’est intentionnellement pas limitée
aux résidents légaux.
58. Ainsi, la garantie procédurale de l’article 4 du Protocole no 4
s’applique à tous les étrangers, y compris les apatrides, qu’ils soient ou non
entrés régulièrement sur le territoire d’un État, ou qu’ils soient ou non
demeurés en situation régulière par la suite, bien que le fait d’être entré
« physiquement » sur le territoire de l’État ou d’y résider puisse ne
pas être nécessaire (Harris, O’Boyle et Warbrick, Law of the European Convention on Human Rights, 3e édition, Oxford,
2014, p. 961 et note 88).
59. Ladite disposition s’applique cependant principalement aux affaires
d’expulsion de personnes qui ne résident pas régulièrement sur le territoire
d’un État, par exemple des groupes de demandeurs d’asile potentiels ou dont la
demande a été refusée, des groupes de Roms ou de gitans à la recherche d’un
camp, des groupes de travailleurs immigrés à la recherche d’un emploi, des
groupes de migrants économiques, etc. Cela peut être compris à la lumière d’un
autre protocole à la Convention, à savoir le Protocole no 7, qui,
bien qu’il ne concerne pas les expulsions collectives, vise spécifiquement et
en détail (article 1) les garanties procédurales relatives à l’expulsion
individuelle d’étrangers résidant régulièrement sur le territoire d’un État. Au
contraire de l’article 4 du Protocole no 4, qui est applicable, que
les requérants résident ou non régulièrement dans le pays, l’article 1 du
Protocole no 7 s’applique seulement aux personnes résidant
régulièrement sur le territoire d’un État. En conséquence, dans l’affaire Sulejmanovic et Sultanovic c. Italie (no
57574/00, 14 mars 2002), le grief au regard de l’article 1 du Protocole no
7 a été rejeté au motif que les requérants n’étaient pas considérés comme
résidant régulièrement en Italie, alors que le grief présenté sous l’angle de
l’article 4 du Protocole no 4 a été déclaré recevable.
60. La Convention est un instrument vivant et son but est
d’offrir ses garanties en réponse aux besoins évolutifs de la société moderne,
eu égard au fait, par ailleurs, que les mouvements de personnes d’un pays à
l’autre sont plus faciles de nos jours que dans le passé, et que les causes et
raisons de pareils mouvements peuvent différer par nature et dans le temps. Il
est donc hors de propos en l’espèce de déterminer si les requérants étaient des
migrants économiques (si tant est que cela soit vrai, étant donné qu’aucun
entretien individuel n’a été conduit à l’époque des faits pour s’assurer des
véritables motifs des intéressés).
F. Sur le point de savoir si les circonstances entourant la mise
en œuvre d’une décision d’expulsion et la décision de mise en œuvre elle-même
jouent un rôle dans l’application du Protocole no 4
61. La question se pose de savoir si, outre la conduite d’un
entretien individuel qui, à mon sens, est obligatoire dans tous les cas, les
circonstances entourant la mise en œuvre d’une décision d’expulsion, et la
décision de mise en œuvre elle-même, jouent un rôle s’agissant de déterminer si
l’article 4 du Protocole no 4 a été respecté.
62. À mon avis, la réponse devrait être affirmative. Le fait de
ne pas conduire un examen individuel, qui devrait être obligatoire, a emporté
violation en soi de la disposition ci-dessus. Mais la conduite d’un entretien
individuel est la garantie procédurale minimale exigée par l’article 4 du
Protocole no 4. Cette garantie doit être assurée par l’ensemble des
Hautes Parties contractantes à toute personne relevant de leur juridiction,
comme le prévoit l’article 1 de la Convention. Si un État, malgré la conduite
d’entretiens individuels, méconnaît les circonstances individuelles de chaque
étranger appartenant à un même groupe et procède aux expulsions simultanées de
tous les membres du groupe simplement sur la base de leur nationalité, de leur
religion ou de leur appartenance au groupe, sans considérer les circonstances
individuelles de chacun des étrangers, il continue de violer l’article 4 du
Protocole no 4 puisque pareille mesure va à l’encontre de cette
disposition. Il ne faut pas confondre l’interdiction de l’expulsion collective
figurant à l’article 4 du Protocole no 4 sur une base autre que les
circonstances personnelles de chacun des étrangers impliqués, qui est une
garantie procédurale et, en même temps, le but de la disposition, avec tout
droit matériel défendable de rester sur un territoire qu’un étranger peut
revendiquer. Ainsi, les circonstances entourant la mise en œuvre de la décision
d’expulsion, et la décision de mise en œuvre elle-même, jouent un rôle dans
l’application de l’article 4 du Protocole no 4 et doivent être
considérées comme une exigence additionnelle de son application.
63. Cette exigence additionnelle, fondée sur le but même de
l’article 4 du Protocole no 4, a été énoncé par la Cour dans
l’affaire Čonka c. Belgique (no 51564/99,
§ 63, CEDH 2002‑I), dont les faits, en même temps que cette exigence,
sont évoqués de manière pertinente dans le passage suivant de l’ouvrage Theory and Practice of the European
Convention on Human Rights (précité, p. 956) :
« Dans
l’affaire Čonka, la Cour a
formulé une exigence additionnelle importante. L’affaire concernait un groupe
de Tsiganes slovaques qui, dans l’attente de leur recours contre les décisions
leur refusant l’asile, furent invités à se rendre au commissariat afin de
compléter les dossiers relatifs à leurs demandes d’asile ». Cependant, à leur
arrivée au commissariat, des décrets de refoulement leur furent signifiés et,
quelques heures plus tard, ils furent incarcérés dans un centre de rétention
puis renvoyés en Slovaquie. La Cour a dit que le fait qu’« un examen
raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers
qui form[ai]ent le groupe » avait eu lieu, (comme c’était le cas ici) ne
signifiait pas que les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions
d’expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l’appréciation du respect de
l’article 4 du Protocole no 4. Dans cette affaire particulière, la
Cour a exprimé des doutes quant à la base légale des mesures prises par les
autorités belges, eu égard également au grand nombre d’individus de la même
origine qui étaient concernés. Ces doutes se trouvaient renforcés par un
ensemble de circonstances telles que le fait que préalablement à l’opération
litigieuse les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations
de ce genre et donné des instructions à l’administration compétente en vue de
leur réalisation; que tous les intéressés avaient été convoqués simultanément
au commissariat ; que les ordres de quitter le territoire et d’arrestation qui
leur avaient été remis présentaient un libellé identique ; qu’il avait été très
difficile pour les intéressés de prendre contact avec un avocat ; enfin, que la
procédure d’asile n’était pas encore terminée. La Cour en a conclu qu’« à
aucun stade de la période allant de la convocation des intéressés au
commissariat à leur expulsion, la procédure suivie n’offrait des garanties
suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la
situation individuelle de chacune des personnes concernées. »
64. L’interprétation d’une disposition juridique en fonction de
son but est particulièrement importante dans une convention telle que la
Convention européenne des droits de l’homme et de ses protocoles, qui vise la
protection des droits de l’homme de manière pratique et effective. En cela,
pareille interprétation, comme celle de l’article 4 du Protocole no
4, devrait être au cœur du droit exigeant une protection, et elle doit donc
être large et effective quant à son objet et son but.
65. L’expulsion collective d’étrangers simplement sur la base de
leur nationalité, comme en l’espèce, va également à l’encontre du principe de
démocratie, qui est l’un des principes fondamentaux de la Convention, et qui
est tout spécialement souligné dans son Préambule. Ce principe n’autorise pas
ni ne tolère la discrimination contre les étrangers sur la base de leur
nationalité. Comme on l’a dit plus haut, l’interdiction de l’article 4 du
Protocole no 4 n’est pas seulement une interdiction de l’arbitraire
mais également une interdiction de la discrimination, en d’autres termes une
interdiction de l’expulsion d’étrangers simplement en raison de leur
appartenance à un certain groupe. Une expulsion collective peut également être
discriminatoire en raison de son caractère disproportionné.
66. En conclusion, les garanties de l’article 4 du Protocole no
4 prennent la forme, premièrement, d’un entretien individuel et, deuxièmement,
d’une protection contre une décision d’expulsion et ses modalités de mise en
œuvre, qui serait fondée uniquement sur l’appartenance à un groupe, quelles que
soient les circonstances personnelles des étrangers en cause ; un double
critère doit donc être appliqué.
67. À mon avis, aucune de ces garanties n’a été respectée en
l’espèce, étant donné qu’aucun entretien n’a été conduit et que les requérants
ont été expulsés simplement sur la base de leur nationalité, en vertu des
accords bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie.
68. En conséquence, j’estime qu’il y a eu violation de l’article
4 du Protocole no 4.
G. Sur le point de savoir s’il y a eu violation de l’article 13
de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4
69. Je souscris au constat de la chambre (paragraphe 172 de
l’arrêt de la chambre) selon lequel il y a également eu violation de l’article
13 de la convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.
70. Il est clairement énoncé dans les décrets de refoulement que
« l’introduction du recours ne suspend en aucun cas l’exécution (efficacia) du présent décret »
(paragraphe 19 de l’arrêt). En conséquence, ledit recours ne remplissait pas
les exigences de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il ne
satisfaisait pas au critère de l’effet suspensif, comme l’établit la
jurisprudence citée au paragraphe 172 de l’arrêt de la chambre.
71. De plus, selon la jurisprudence, « l’exigence,
découlant de l’article 13, de faire surseoir à l’exécution de la mesure
litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire » (ibidem).
72. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne peux
conclure que l’absence d’effet suspensif d’une décision de renvoi, dans
l’attente d’un recours, dans une affaire d’expulsions collectives ne constitue
pas en soi une violation de l’article 13 et que le critère de l’effet suspensif
d’une ordonnance de renvoi peut dépendre du point de savoir si les requérants
allèguent qu’il existe un risque réel de violation des droits garantis par les
articles 2 et 3 dans le pays de destination (paragraphes 277 et 281 de
l’arrêt). Cela, finalement, reviendrait à dire que l’effet suspensif d’une
ordonnance de renvoi dépend du pouvoir discrétionnaire des autorités de
l’immigration d’apprécier, par avance et avant qu’une décision de recours ne
soit prise, si un étranger a un grief « défendable » selon lequel il ferait
face en cas de renvoi à une violation des articles 2 ou 3 de la Convention.
Cependant, à supposer même que cette approche ci-dessus soit bonne et que les
autorités de l’immigration soient convaincues qu’il existe un risque réel de
violation des droits garantis par les articles 2 et 3, les décrets de
refoulement, fondés sur les accords bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie,
n’en seraient probablement pas affectés, et continueraient à interdire la
suspension de l’exécution en cas d’introduction d’un recours.
73. L’approche que je suivrais, qui pour moi est la bonne
approche, est confortée par l’obiter
dictum suivant que la Cour a énoncé en l’affaire De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, §
82, CEDH 2012) :
« Enfin,
l’exigence d’un recours de plein droit suspensif a été confirmée pour les
griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka, précité, §§ 81-83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206). »
Le passage ci-dessus était un obiter
dictum et non un ratio decidendi
de l’affaire, car la question relativement à laquelle il a été énoncé était une
question de respect de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention,
et non une question de respect de l’article 13 combiné avec l’article 4 du
Protocole no 4. Cela dit, comme tout autre obiter dictum de la Grande Chambre, c’est là une déclaration revêtant
une autorité hautement convaincante. La majorité a décidé que cet obiter dictum « ne saurait être lue
isolément » mais devait être compris « à la lumière de l’ensemble du
paragraphe », qui traitait des obligations découlant des articles 2 et 3
de la Convention. La majorité a également souligné que les deux affaires
évoquées dans cet obiter dictum
concernaient des questions sous l’angle de l’article 3 et non des
situations ayant donné lieu à des allégations par les requérants selon
lesquelles leur expulsion était collective par nature.
74. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne
souscris pas au raisonnement exposé ci-dessus. S’il est vrai que l’obiter dictum en question ne doit pas être lu isolément, on ne saurait
cependant le comprendre uniquement à la lumière de l’ensemble du paragraphe où
il figure (De Souza Ribeiro, §
82) ; il faut également le lire à la lumière de l’ensemble de la partie
dans lequel se trouvait ce paragraphe. Or cette partie est intitulée :
« Sur l’observation de l’article 13
de la Convention combiné avec l’article 8 ». En conséquence, ce
qui est dit au paragraphe 82 relativement au respect de l’article 13 combiné
avec les articles 2 et 3 de la Convention et avec l’article 4 du Protocole
no 4 est dit dans un obiter dictum,
car la question pertinente à cet endroit était le respect de l’article 13
combiné avec l’article 8. La signification du paragraphe 82, comme je le
comprends, est que l’article 13 de la Convention peut s’appliquer en
combinaison avec i) l’article 2 de la Convention, ii) l’article 3 de la
Convention, iii) l’article 4 du Protocole no 4, indépendamment
et séparément, sans que cela dépende de la question de savoir s’il y a
également une question concernant l’article 2 ou l’article 3. C’est
exactement la signification du terme « enfin » dans ledit passage, qui ne
laisse aucun doute en la matière. Dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précitée, § 207) il est clair que, en ce qui
concerne la conformité à l’article 13 combiné avec les articles 3 et 4 du Protocole
no 4, la Cour ne subordonne pas la question de l’article 4
du Protocole no 4 à une obligation en vertu de l’article 3, mais
traitent les deux questions séparément :
« La
Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3
de la Convention et 4 du Protocole no 4. »
De plus, l’autre affaire à laquelle se réfère l’obiter dictum, à savoir
l’affaire Čonka (précitée), ne
semble pas venir à l’appui de la thèse de la majorité, à la lumière, notamment,
du libellé du paragraphe 82 de cet arrêt (italique ajouté) :
« D’abord,
l’on ne saurait exclure que, dans un système où la suspension est accordée sur
demande, au cas par cas, elle puisse être refusée à tort, notamment s’il devait
s’avérer ultérieurement que l’instance statuant au fond doive quand même
annuler une décision d’expulsion pour non-respect de la Convention, par exemple
parce que l’intéressé aurait subi des
mauvais traitements dans le pays de destination ou aurait été victime d’une expulsion collective. En pareil cas, le recours exercé par
l’intéressé n’aurait pas présenté
l’effectivité voulue par l’article 13. »
75. Je pense que, de nouveau, comme pour l’obligation
procédurale au titre de l’article 4 du Protocole no 4, ladite
obligation au titre de l’article 13, lorsqu’elle entre en jeu relativement
à l’article 4 du Protocole no 4, est impérative et ne peut être
nuancée par aucune exception, puisqu’elle constitue la seule garantie contre
l’arbitraire. Autrement, si l’article 13 devait ne pas avoir un effet
suspensif automatique s’agissant d’exécuter un décret de refoulement pris en
vertu de l’article 4 du Protocole no 4, le caractère impératif
de l’obligation procédurale de l’article 4 du Protocole no 4
en serait compromis, de même que le principe de l’effectivité des dispositions
de la Convention,.
76. Enfin, le droit procédural garanti par l’article 4 du
Protocole no 4 perdrait sa protection indispensable si, en
vertu de l’article 13, une ordonnance de renvoi n’avait pas un effet suspensif
automatique en cas d’introduction d’un recours.
H. Octroi d’une indemnité au titre du dommage moral pour les
violations de l’article 4 du Protocole no 4, lu isolément et combiné
avec l’article 13
77. Mes conclusions ci-dessus selon lesquelles il y a eu
violation de l’article 4 du Protocole no 4, lu isolément et
combiné avec l’article 13 de la Convention, aurait dû conduire à une
augmentation du montant de l’indemnité octroyée au titre du dommage moral, dont
la détermination ne pourrait être cependant que théorique puisque je me situe
dans la minorité.
[1] Le communiqué de presse en
question peut être consulté sur le site web
http://www1.interno.gov.it/mininterno/export/sites/default/it/sezioni/sala_stampa/notizie/immigrazione/000073_2011_04_06_accordo_Italia-Tunisia.html.