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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE ÖCALAN c. TURQUIE (No 2)

 

(RequĂȘtes nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

18 mars 2014

 

 

 

 

Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă  l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Abdullah Öcalan c. Turquie (no 2),

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (deuxiĂšme section), siĂ©geant en une chambre composĂ©e de :

          Guido Raimondi, président,
          Işıl Karakaş,
          Peer Lorenzen,
          Dragoljub Popović,
          Andrås Sajó,
          Paulo Pinto de Albuquerque,
          Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2014,

Rend l’arrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

PROCÉDURE

1.  Ă€ l’origine de l’affaire se trouvent quatre requĂȘtes (nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07) dirigĂ©es contre la RĂ©publique de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdullah Öcalan (« le requĂ©rant Â»), a saisi la Cour le 1er aoĂ»t 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â»).

2.  Le requĂ©rant a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© devant la Cour par Mes T. Otty et M. Muller, avocats Ă  Londres (requĂȘtes nos 24069/03 et 197/04) ; Mes A. Tuğluk, D. Erbaş, I. DĂŒndar, H. Kaplan, M. Tepe, F. Köstak, F. Aydınkaya, Ö. GĂŒneş, I. Bilmez, B. Kaya, Ş. Tur et E. Emekçi, avocats Ă  Istanbul ; Mes K. Bilgiç et H. Korkut, avocats Ă  İzmir ; Mes M. Şakar et R. Yalçındağ, avocats Ă  Diyarbakır ; MN. Bulgan, avocat Ă  Gaziantep ; MA. Oruç, avocat Ă  Denizli (requĂȘtes nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07), et Me R.B. Ahues, avocat Ă  Hanovre (requĂȘte no 24069/03). Le gouvernement turc (« le Gouvernement Â») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son agent.

3.  Le requĂ©rant se plaint en gĂ©nĂ©ral de ses conditions de dĂ©tention Ă  la prison d’İmralı (Mudanya, Bursa, Turquie), des restrictions frappant sa communication avec les membres de sa famille, de sa condamnation Ă  la peine perpĂ©tuelle sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle, et d’une tentative d’empoisonnement.

4.  Le 3 avril 2007, les requĂȘtes ont Ă©tĂ© jointes et communiquĂ©es au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que la chambre se prononcerait en mĂȘme temps sur la recevabilitĂ© et le fond.

L’échange des observations entre les parties s’est terminĂ© le 8 mars 2012.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requĂ©rant, ressortissant turc nĂ© en 1949, est actuellement dĂ©tenu Ă  la prison d’İmralı.

6.  Les faits de la cause survenus jusqu’à la date du 12 mai 2005 ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s par la Cour dans l’arrĂȘt Öcalan c. Turquie ([GC], n46221/99, CEDH 2005‑IV). Ils peuvent se rĂ©sumer comme suit.

7.  Le 15 fĂ©vrier 1999, le requĂ©rant fut apprĂ©hendĂ© par des agents de sĂ©curitĂ© turcs dans un avion qui se trouvait dans la zone internationale de l’aĂ©roport de Nairobi. RamenĂ© du Kenya en Turquie, le requĂ©rant fut placĂ© en garde Ă  vue Ă  la prison d’İmralı le 16 fĂ©vrier 1999. Entre-temps, les dĂ©tenus de cette prison avaient Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s dans d’autres Ă©tablissements.

8.  Le 23 fĂ©vrier 1999, le requĂ©rant comparut devant un juge assesseur de la cour de sĂ»retĂ© de l’État d’Ankara, qui ordonna sa mise en dĂ©tention provisoire.

A.  Le procĂšs

9.  Par un arrĂȘt du 29 juin 1999, la cour de sĂ»retĂ© de l’État d’Ankara dĂ©clara le requĂ©rant coupable d’avoir menĂ© des actions visant Ă  la sĂ©cession d’une partie du territoire de la Turquie et d’avoir formĂ© et dirigĂ© dans ce but une bande de terroristes armĂ©s, et elle le condamna Ă  la peine capitale en application de l’article 125 du code pĂ©nal. Elle considĂ©ra que le requĂ©rant Ă©tait le fondateur et le premier responsable de l’organisation illĂ©gale que constituait le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan – le « PKK Â»). La cour de sĂ»retĂ© de l’État jugea Ă©tabli qu’à la suite de dĂ©cisions prises par le requĂ©rant, et sur ses ordres et directives, le PKK avait procĂ©dĂ© Ă  plusieurs attaques armĂ©es, attentats Ă  la bombe, sabotages et vols Ă  main armĂ©e, et que, lors de ces actes de violence, des milliers de civils, de militaires, de policiers, de gardes de village et de fonctionnaires avaient trouvĂ© la mort. Elle rappela entre autres que le requĂ©rant avait reconnu que l’évaluation par les autoritĂ©s turques du nombre de morts (prĂšs de trente mille) et de blessĂ©s imputables aux agissements du PKK Ă©tait proche de la rĂ©alitĂ©, que ce nombre pouvait mĂȘme ĂȘtre plus Ă©levĂ©, et que les attaques avaient Ă©tĂ© perpĂ©trĂ©es sur ses ordres et dans le cadre de la lutte armĂ©e menĂ©e par le PKK. La cour de sĂ»retĂ© de l’État n’admit pas l’existence de circonstances attĂ©nuantes permettant de commuer la peine capitale en rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©, compte tenu notamment du nombre trĂšs Ă©levĂ© et de la gravitĂ© des actes de violence et eu Ă©gard au danger important et imminent que reprĂ©sentaient ces actes pour le pays.

10.  Par un arrĂȘt adoptĂ© le 22 novembre 1999 et prononcĂ© le 25, la Cour de cassation confirma l’arrĂȘt du 29 juin 1999 en toutes ses dispositions.

11.  En octobre 2001, l’article 38 de la Constitution fut modifiĂ© dans le sens que la peine capitale ne pourrait plus ĂȘtre prononcĂ©e ni exĂ©cutĂ©e sauf en temps de guerre ou de danger imminent de guerre, ou en cas d’actes terroristes.

Par la loi no 4771 publiĂ©e le 9 aoĂ»t 2002, la Grande AssemblĂ©e nationale de Turquie dĂ©cida notamment d’abolir la peine de mort en temps de paix (c’est-Ă -dire sauf Ă©tat de guerre ou menace de guerre imminente) et d’apporter les modifications nĂ©cessaires aux lois concernĂ©es, y compris au code pĂ©nal. Selon ces modifications, la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©, rĂ©sultant de la commutation de la peine capitale dĂ©jĂ  prononcĂ©e en raison d’actes de terrorisme, devait ĂȘtre purgĂ©e jusqu’à la fin des jours du condamnĂ©.

12.  Par un arrĂȘt du 3 octobre 2002, la cour de sĂ»retĂ© de l’État d’Ankara commua en rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© la peine capitale prononcĂ©e Ă  l’égard du requĂ©rant.

13.  Le 20 fĂ©vrier 2006, la Turquie ratifia le Protocole no 13 relatif Ă  l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances.

B.  Les conditions de dĂ©tention aprĂšs le 12 mai 2005

1.  Conditions de dĂ©tention dans l’établissement pĂ©nitentiaire d’İmralı

14.  Les conditions de la dĂ©tention du requĂ©rant Ă  la prison d’İmralı jusqu’à la date du 12 mai 2005 se trouvent exposĂ©es dans l’arrĂȘt de la mĂȘme date (Öcalan, prĂ©citĂ©, §§ 192-196).

15.  Par ailleurs, le requĂ©rant fut l’unique dĂ©tenu de la prison d’İmralı jusqu’au 17 novembre 2009, date Ă  laquelle cinq autres personnes y furent transfĂ©rĂ©es ; tous les dĂ©tenus, y compris le requĂ©rant, furent alors installĂ©s dans un nouveau bĂątiment qui venait d’ĂȘtre construit.

16.  En mai 2007 et en janvier 2010, donc pendant la pĂ©riode postĂ©rieure Ă  l’arrĂȘt de la Cour du 12 mai 2005, des dĂ©lĂ©gations du ComitĂ© europĂ©en pour la prĂ©vention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants (« le CPT Â») visitĂšrent l’établissement pĂ©nitentiaire d’İmralı.

a)  Avant le 17 novembre 2009

17.  Avant le 17 novembre 2009, la cellule qu’occupait seul le requĂ©rant mesurait 13 mÂČ environ, disposait d’un lit, d’une table, d’un fauteuil et d’une bibliothĂšque. La piĂšce Ă©tait climatisĂ©e et dotĂ©e d’un coin toilette. Elle possĂ©dait une fenĂȘtre donnant sur une cour intĂ©rieure et bĂ©nĂ©ficiait d’un Ă©clairage naturel et artificiel suffisant. En fĂ©vrier 2004, les murs avaient Ă©tĂ© renforcĂ©s par des panneaux en agglomĂ©rĂ© permettant de rĂ©duire l’humiditĂ©.

18.  Le temps accordĂ© au requĂ©rant pour sortir de sa cellule et profiter d’une cour intĂ©rieure (45 mÂČ environ), entourĂ©e de hauts murs et couverte de grillage, Ă©tait limitĂ© Ă  une heure par jour (deux fois trente minutes, le matin et l’aprĂšs-midi).

19.  Le requĂ©rant ne se trouvait pas en isolement sensoriel ou en isolement cellulaire. Comme il Ă©tait le seul dĂ©tenu prĂ©sent dans cet Ă©tablissement pĂ©nitentiaire, il ne pouvait avoir de contacts qu’avec les membres du personnel qui y travaillaient. Ces derniers n’étaient autorisĂ©s Ă  communiquer avec lui que sur des sujets relevant de leurs fonctions et relatifs Ă  la vie quotidienne Ă  la prison.

20.  Le requĂ©rant disposait de livres et d’un poste de radio pouvant capter des Ă©missions Ă©tatiques. Il ne lui Ă©tait pas permis d’avoir un poste de tĂ©lĂ©vision dans sa cellule, au motif qu’il Ă©tait un dĂ©tenu dangereux, Ă©tait membre d’une organisation illĂ©gale et commettait des infractions disciplinaires rĂ©pĂ©titives. Pour les mĂȘmes raisons, il n’avait pas non plus accĂšs au tĂ©lĂ©phone.

21.  Soumis Ă  un accĂšs restreint Ă  la presse quotidienne et hebdomadaire, le requĂ©rant pouvait disposer dans sa cellule d’un maximum de trois journaux Ă  la fois. Ceux-ci dataient souvent de plusieurs jours. En fait, il recevait des journaux une fois par semaine : il s’agissait des numĂ©ros fournis par sa famille ou par ses avocats. En l’absence de visites de membres de sa famille et de ses avocats (en raison des difficultĂ©s d’accĂšs Ă  l’üle), il arrivait au requĂ©rant de rester longtemps sans accĂšs aux numĂ©ros rĂ©cents de la presse Ă©crite. Les journaux qui lui Ă©taient remis Ă©taient largement censurĂ©s.

22.  Le requĂ©rant avait le droit de correspondre avec l’extĂ©rieur, sous le contrĂŽle des autoritĂ©s pĂ©nitentiaires. Le courrier reçu par lui Ă©tait vĂ©rifiĂ© et censurĂ©. La correspondance avec l’extĂ©rieur fut interrompue pendant certaines pĂ©riodes.

23.  Le requĂ©rant demeura dans la mĂȘme cellule de la date de son transfert Ă  l’établissement pĂ©nitentiaire d’İmralı – aprĂšs son arrestation le 16 fĂ©vrier 1999 – jusqu’à la date du 17 novembre 2009, soit durant prĂšs de dix ans et neuf mois.

b)  Depuis le 17 novembre 2009

24.  Pour se conformer aux demandes formulĂ©es par le CPT afin qu’il fĂ»t mis un terme Ă  l’isolement social relatif du requĂ©rant, les autoritĂ©s gouvernementales construisirent de nouveaux bĂątiments dans l’enceinte de l’établissement pĂ©nitentiaire d’İmralı. Le 17 novembre 2009, l’intĂ©ressĂ© et cinq autres dĂ©tenus transfĂ©rĂ©s d’autres prisons y furent installĂ©s.

25.  Depuis cette date, le requĂ©rant occupe seul une cellule ayant une superficie de 9,8 mÂČ (espace de vie) auxquels s’ajoutent 2 mÂČ (salle d’eau et toilettes), possĂ©dant un lit, une petite table, deux chaises, une armoire mĂ©tallique et un coin cuisine Ă©quipĂ© d’un lavabo. Le bĂątiment oĂč se trouvent les cellules est bien protĂ©gĂ© contre l’humiditĂ©. Selon le CPT, la cellule du requĂ©rant, bien que dotĂ©e d’une fenĂȘtre de 1 m x 0,5 m et d’une porte en partie vitrĂ©e, les deux donnant sur une cour intĂ©rieure, ne bĂ©nĂ©ficie pas d’un ensoleillement direct suffisant en raison du mur de 6 m de haut qui entoure cette cour. La proposition du CPT d’abaisser le mur n’a pas Ă©tĂ© acceptĂ©e par le Gouvernement, dont les experts ont certifiĂ© que la cellule recevait assez de lumiĂšre naturelle.

26.  La prison est Ă©quipĂ©e d’une salle de sport contenant une table de ping‑pong et de deux autres salles dotĂ©es de chaises et de tables, toutes ces piĂšces recevant une abondante lumiĂšre naturelle. Chaque dĂ©tenu, y compris le requĂ©rant, bĂ©nĂ©ficie de deux heures d’activitĂ©s quotidiennes en extĂ©rieur, qu’il passe seul dans la cour intĂ©rieure rĂ©servĂ©e Ă  sa cellule. Par ailleurs, chaque dĂ©tenu peut passer une heure par semaine, seul, dans une salle de loisirs (oĂč aucune activitĂ© spĂ©cifique n’est proposĂ©e) et deux heures par mois, seul, dans la bibliothĂšque de la prison. En outre, chaque dĂ©tenu participe Ă  des activitĂ©s collectives, incluant une heure par semaine avec les autres dĂ©tenus pour la conversation.

27.  Ă€ la suite de sa visite de janvier 2010, le CPT fit observer que le rĂ©gime pĂ©nitentiaire appliquĂ© au requĂ©rant n’était qu’un pas modeste dans le bon sens, surtout en comparaison du rĂ©gime pratiquĂ© dans les autres prisons de type F pour la mĂȘme catĂ©gorie de condamnĂ©s, qui pouvaient se livrer Ă  des activitĂ©s en extĂ©rieur tout au long de la journĂ©e et Ă  des activitĂ©s collectives non surveillĂ©es avec les autres condamnĂ©s trois Ă  sept jours par semaine.

28.  Au vu de ces observations, les autoritĂ©s responsables de la prison d’İmralı entreprirent d’assouplir le rĂ©gime en question, si bien que les dĂ©tenus d’İmralı, y compris le requĂ©rant, peuvent dĂ©sormais se livrer seuls Ă  des activitĂ©s hors cellule pendant quatre heures par jour, recevoir des journaux deux fois par semaine (au lieu d’une seule fois) et passer trois heures par semaine ensemble pour la conversation (au lieu d’une heure par semaine). Tous les dĂ©tenus d’İmralı peuvent Ă  leur demande pratiquer, Ă  raison d’une heure par semaine, chacune des activitĂ©s collectives suivantes : peinture et arts plastiques, ping-pong, Ă©checs, volleyball, basketball. Selon les registres de la prison, le requĂ©rant fait en pratique du volleyball et du basketball, mais ne participe pas aux autres activitĂ©s. Les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires informĂšrent Ă©galement le CPT qu’elles envisageaient d’offrir aux dĂ©tenus deux heures par semaine d’activitĂ©s collectives supplĂ©mentaires (arts plastiques, jeux de sociĂ©tĂ© ou sport). Ainsi, le temps passĂ© par le requĂ©rant hors de sa cellule serait Ă©lĂ©vĂ©, en fonction de ses choix quant aux activitĂ©s communes, jusqu’à trente-huit heures par semaine au maximum, dont dix heures au maximum en compagnie des autres dĂ©tenus.

29.  Des amĂ©nagements techniques ayant Ă©tĂ© opĂ©rĂ©s, depuis le 20 mars 2010 le requĂ©rant dispose, comme les autres dĂ©tenus de la prison d’İmralı, de dix minutes de conversation tĂ©lĂ©phonique avec l’extĂ©rieur tous les quinze jours.

30.  Dans son rapport du 9 juillet 2010, le CPT a recommandĂ© au Gouvernement de veiller Ă  ce que le requĂ©rant soit en compagnie des autres dĂ©tenus lors des activitĂ©s en extĂ©rieur, Ă  ce que l’intĂ©ressĂ© et les autres dĂ©tenus puissent passer ensemble une partie raisonnable de la journĂ©e (par exemple huit heures) en dehors de leurs cellules pour se livrer Ă  des activitĂ©s variĂ©es. Le CPT a Ă©galement conseillĂ© d’autoriser le requĂ©rant Ă  avoir un poste de tĂ©lĂ©vision dans sa cellule, comme tous les autres dĂ©tenus des prisons de haute sĂ©curitĂ©. Les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires n’ont pas donnĂ© suite Ă  ces derniĂšres recommandations au motif que l’intĂ©ressĂ© avait toujours le statut de dĂ©tenu dangereux et ne se conformait pas au rĂšglement de la prison, notamment lors des visites de ses avocats. Le 12 janvier 2012, un poste de tĂ©lĂ©vision a Ă©tĂ© mis Ă  la disposition du requĂ©rant.

2.  Restrictions apportĂ©es aux visites des avocats et membres de la famille du requĂ©rant

a)  La frĂ©quences des visites

31.  Des membres de la famille et des avocats du requĂ©rant ont rendu visite Ă  celui-ci maintes fois, mais ces visites n’ont pas Ă©tĂ© aussi frĂ©quentes que l’auraient souhaitĂ© le requĂ©rant et les visiteurs, principalement en raison de « mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques Â», de l’« entretien des bateaux assurant la navette entre l’üle et le continent Â» et de l’« impossibilitĂ© pour les bateaux navettes de faire face aux mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques Â».

32.  En fait, l’ancien bateau İmralı 9 demeurait en service mais ne pouvait naviguer que par vent faible. Le grand bateau Tuzla, qui avait Ă©tĂ© promis par le Gouvernement alors que la prĂ©cĂ©dente affaire Öcalan Ă©tait pendante devant la Grande Chambre de la Cour, a Ă©tĂ© mis en service en 2006. Plus adaptĂ© que l’İmralı 9 aux conditions mĂ©tĂ©orologiques difficiles, le Tuzla assure des navettes Ă  une frĂ©quence plus Ă©levĂ©e entre l’üle d’İmralı et le continent. Il a de temps en temps des pannes techniques, avec des rĂ©parations qui nĂ©cessitent parfois des travaux de plusieurs semaines.

33.  Concernant les visites, pendant la pĂ©riode mars-septembre 2006 par exemple, vingt et une demandes de visite sur trente et une furent rejetĂ©es. Ces dĂ©cisions nĂ©gatives se poursuivirent en octobre 2006, avec cinq refus pour six demandes, et en novembre 2006 avec six refus pour dix demandes. AprĂšs une brĂšve amĂ©lioration en dĂ©cembre 2006 (un refus pour six demandes), en janvier 2007 (deux refus pour six demandes) et en fĂ©vrier 2007 (aucun refus pour les quatre demandes), la frĂ©quence des visites chuta encore en mars 2007 (six refus pour huit demandes) et en avril 2007 (quatre refus pour cinq demandes), pour reprendre un rythme plus Ă©levĂ© en mai 2007 (un refus pour cinq demandes) et en juin 2007 (un refus pour quatre demandes). Le nombre total des visites de la famille s’est Ă©levĂ© Ă  quatorze en 2005, Ă  treize en 2006 et Ă  sept en 2007. En fait, du 16 fĂ©vrier 1999 jusqu’en septembre 2007, le requĂ©rant reçut 126 visites de ses frĂšres et sƓurs, et 675 de ses avocats ou conseils.

34.  Sur le restant de l’annĂ©e 2007, en 2008, en 2009 et en gĂ©nĂ©ral 2010, la frĂ©quence des visites d’avocats ou de membres de la famille du requĂ©rant augmenta rĂ©guliĂšrement. Courant 2009 par exemple, quarante-deux visites sur cinquante-deux demandĂ©es eurent lieu le jour prĂ©vu ou le lendemain (en raison de conditions mĂ©tĂ©orologiques dĂ©favorables).

35.  En 2011 et en 2012, la proportion de refus par rapport aux demandes a augmentĂ© de façon significative. À titre d’exemple, en 2011, le requĂ©rant n’a pu recevoir que deux visites de proches sur les six demandĂ©es. Encore en 2011, il n’a pu recevoir que vingt-trois visites de ses avocats sur les soixante-sept demandĂ©es. Trois visites de ses avocats ont eu lieu en janvier, deux en fĂ©vrier, cinq an mars, trois en avril, quatre en mai, quatre en juin et deux en juillet 2011. D’aoĂ»t Ă  dĂ©cembre 2011, le requĂ©rant n’a reçu aucune visite, Ă  l’exception d’une visite de proches le 12 octobre 2011, pour trente‑trois demandes refusĂ©es. Les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires ont invoquĂ© les mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques ou une panne de bateau pour justifier leurs refus.

En 2012, le requĂ©rant a reçu quelques visites de son frĂšre. Il n’a reçu aucune visite de ses avocats.

b)  Les visites des avocats

36.  En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les personnes dĂ©tenues en Turquie peuvent s’entretenir avec leurs avocats les jours ouvrables, et ce pendant les heures de travail, sans restriction de frĂ©quence sur une pĂ©riode dĂ©terminĂ©e. L’accĂšs Ă  l’üle d’İmralı n’étant possible que par la navette maritime mise Ă  disposition par l’administration de la prison d’İmralı, les visites des avocats du requĂ©rant avaient lieu en pratique les mercredis, lorsque le transport Ă©tait assurĂ©.

i.  Le dĂ©roulement des visites des avocats du requĂ©rant

37.  En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les dĂ©tenus peuvent communiquer avec leur avocat en toute confidentialitĂ©, en dehors de la prĂ©sence d’un surveillant. Cependant, le 1er juin 2005, la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures prĂ©ventives est entrĂ©e en vigueur, remplaçant la lĂ©gislation prĂ©cĂ©dente en la matiĂšre. En vertu de l’article 59 de la nouvelle loi, s’il s’avĂšre, d’aprĂšs des documents ou d’autres Ă©lĂ©ments de preuve, que les visites d’avocats Ă  une personne condamnĂ©e pour crime organisĂ© servent de moyen de communication au sein de l’organisation concernĂ©e, le juge de l’exĂ©cution des peines, sur demande du parquet, peut imposer les mesures suivantes : la prĂ©sence d’un fonctionnaire lorsque le condamnĂ© s’entretient avec ses avocats, le contrĂŽle des documents Ă©changĂ©s entre le condamnĂ© et ses avocats lors de ces visites et/ou la saisie de tout ou partie de ces documents par le juge.

38.  Le 1er juin 2005, le requĂ©rant reçut la visite de ses avocats. Juste avant l’entretien, les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires communiquĂšrent Ă  l’intĂ©ressĂ© et Ă  ses avocats une dĂ©cision du juge de l’exĂ©cution des peines de Bursa, appliquant Ă  cette visite l’article 59 de la loi no 5275. Un fonctionnaire fut donc prĂ©sent lors de l’entrevue, la conversation entre le requĂ©rant et ses avocats fut enregistrĂ©e sur magnĂ©tophone et les documents apportĂ©s par les avocats furent soumis au juge pour examen.

39.  Pour protester contre la nouvelle procĂ©dure, le requĂ©rant interrompit l’entretien au bout de quinze minutes et demanda Ă  ses avocats de ne plus venir lui rendre visite tant que ces mesures seraient en vigueur. Il dĂ©clara aux autoritĂ©s pĂ©nitentiaires que la procĂ©dure en cause ne respectait nullement la confidentialitĂ© de l’entretien entre les avocats et leur client et qu’une telle pratique « rendait inutiles la visite et l’entretien pour la prĂ©paration de sa dĂ©fense Â».

40.  Lors des visites ultĂ©rieures, un fonctionnaire assista aux entretiens. Par ailleurs, la conversation entre le requĂ©rant et ses avocats fut Ă  nouveau enregistrĂ©e sur magnĂ©tophone et soumise au juge de l’exĂ©cution des peines pour examen.

41.  Les avocats du requĂ©rant formĂšrent aussi un recours auprĂšs de la cour d’assises de Bursa contre la dĂ©cision du juge de l’exĂ©cution des peines de Bursa ayant ordonnĂ© la prĂ©sence d’un fonctionnaire lors des entretiens et l’enregistrement des conversations. Par des dĂ©cisions du 27 avril et du 9 juin 2006, la cour d’assises rejeta ce recours, aux motifs que les mesures attaquĂ©es visaient Ă  empĂȘcher la transmission d’ordres au sein d’une organisation terroriste, qu’elles ne concernaient pas les droits de la dĂ©fense du requĂ©rant et que, du reste, la transcription des conversations montrait que celles-ci ne portaient pas sur la dĂ©fense de l’intĂ©ressĂ© dans une quelconque procĂ©dure mais sur le fonctionnement interne du PKK ou la stratĂ©gie Ă  suivre par cette organisation illĂ©gale.

42.  Lors de la visite des avocats du 29 mars 2006, l’un des fonctionnaires prĂ©sents dans la piĂšce oĂč se dĂ©roulait l’entretien interrompit celui‑ci au motif qu’il ne se limitait pas Ă  la prĂ©paration de la dĂ©fense du requĂ©rant devant un organe judiciaire. Les avocats de l’intĂ©ressĂ© portĂšrent plainte contre le fonctionnaire en question pour abus de pouvoir et de compĂ©tences. Le 21 avril 2006, le parquet de Bursa rendit une ordonnance de classement sans suite.

ii.  Contenu des Ă©changes entre le requĂ©rant et ses avocats

43.  Il ressort des comptes rendus des visites des avocats que les conversations commencent trĂšs souvent par un exposĂ© des avocats sur les rĂ©cents dĂ©veloppements concernant le PKK. Le requĂ©rant consulte ses avocats sur les changements de personnes aux diffĂ©rents niveaux de structure de l’organisation, sur les diverses activitĂ©s et rĂ©unions organisĂ©es par les organes du PKK (aux niveaux rĂ©gional ou national, ou encore Ă  l’étranger), sur la ligne politique suivie par les dirigeants du parti, sur la concurrence entre ces derniers ainsi que sur les pertes subies par les militants armĂ©s dans leur lutte contre les forces de sĂ©curitĂ©. Le requĂ©rant, se prĂ©sentant comme « le leader du peuple kurde Â», commente toutes les rĂ©ponses des avocats et charge ceux-ci de transmettre ses idĂ©es et ses instructions en vue de la rĂ©orientation de la politique menĂ©e par le PKK en Turquie (il dĂ©fend en gĂ©nĂ©ral l’idĂ©e d’une reconnaissance des droits de la minoritĂ© kurde dans une Turquie complĂštement dĂ©mocratique) ou dans d’autres pays. Par ailleurs, il approuve ou rejette les nominations des cadres dans diverses instances du PKK et donne des conseils sur l’organisation interne du parti. Il prĂŽne aussi l’abandon des armes par le PKK lorsque le Gouvernement aura mis fin aux hostilitĂ©s et que les revendications formulĂ©es par le PKK seront satisfaites.

44.  Ă€ la demande du procureur de la RĂ©publique de Bursa, le juge de l’exĂ©cution des peines de Bursa refusa plusieurs fois de remettre au requĂ©rant et Ă  ses avocats une copie de ces comptes rendus, au motif que ceux-ci contenaient des instructions directes ou indirectes du requĂ©rant au PKK, qui les utilisait pour rĂ©orienter sa stratĂ©gie et ses plans d’action.

45.  Depuis mai 2005, le requĂ©rant est restĂ© actif dans sa participation au dĂ©bat politique de la Turquie sur le mouvement armĂ© sĂ©paratiste que constitue le PKK, qui le dĂ©signe comme son principal reprĂ©sentant, et ses instructions transmises par le biais de ses avocats ont Ă©tĂ© suivies attentivement par le public et ont fait l’objet de diverses rĂ©actions, mĂȘme les plus extrĂȘmes. Une part de la population en Turquie le considĂ©rait comme le terroriste le plus dangereux du pays, toujours actif mĂȘme Ă  partir de la prison. Ses partisans le voyaient comme leur leader et le chef ultime du mouvement sĂ©paratiste.

Le requĂ©rant a aussi dĂ©clarĂ© qu’il avait participĂ© Ă  des pourparlers avec certains responsables de l’État dans le but de rĂ©soudre les problĂšmes posĂ©s par le mouvement sĂ©paratiste armĂ©, mais que la plupart de ses appels Ă  la cessation du conflit armĂ© n’avaient Ă©tĂ© entendus ni par le Gouvernement ni par le mouvement armĂ© dont il Ă©tait issu.

iii.  Exemples de sanctions disciplinaires infligĂ©es au requĂ©rant en raison de ses entretiens avec ses avocats

46.  Le requĂ©rant s’est vu imposer des sanctions de vingt jours d’isolement cellulaire au motif qu’il avait transmis des instructions Ă  l’organisation dont il Ă©tait le chef, lors des visites de ses avocats effectuĂ©es Ă  ces dates : le 30 novembre 2005, le 12 juillet et le 27 septembre 2006, le 4 avril, le 4 juillet et 7 novembre 2007, le 9 avril et le 14 mai 2008, le 2 janvier et le 4 novembre 2009.

47.  Ainsi, selon l’enregistrement sur magnĂ©tocassette de l’entretien du 30 novembre 2005 entre le requĂ©rant et ses avocats, l’intĂ©ressĂ© indiqua Ă  ses dĂ©fenseurs comment il estimait que les membres du PKK pouvaient inviter les citoyens d’origine kurde Ă  manifester pour rĂ©clamer le droit Ă  l’instruction dans la langue kurde.

48.  Le 12 dĂ©cembre 2005, la commission disciplinaire de la prison d’İmralı, considĂ©rant que les paroles du requĂ©rant correspondaient Ă  « des activitĂ©s de formation et de propagande au sein d’une organisation criminelle Â», condamna le requĂ©rant Ă  vingt jours d’isolement cellulaire. En application de cette sanction, l’administration pĂ©nitentiaire retira au requĂ©rant livres et journaux pendant vingt jours.

49.  Le recours du requĂ©rant contre cette mesure disciplinaire fut rejetĂ© le 22 dĂ©cembre 2005 par le juge de l’exĂ©cution des peines de Bursa, au motif que l’intĂ©ressĂ© avait incitĂ© des femmes et des enfants Ă  organiser des manifestations illĂ©gales, se livrant ainsi Ă  ce que l’on pouvait qualifier de formation et de propagande au sein d’une organisation criminelle.

50.  Le 7 fĂ©vrier 2006, la cour d’assises de Bursa rejeta le recours formĂ© par les conseils du requĂ©rant contre la dĂ©cision du 22 dĂ©cembre 2005. La cour d’assises considĂ©ra, notamment, que la dĂ©cision attaquĂ©e Ă©tait conforme Ă  la loi.

51.  Le requĂ©rant se vit infliger une autre sanction de vingt jours d’isolement cellulaire en raison d’un entretien avec ses avocats ayant eu lieu le 12 juillet 2006. Ses recours ayant Ă©tĂ© rejetĂ©s, il purgea cette peine du 18 aoĂ»t au 7 septembre 2006. Les avocats du requĂ©rant n’eurent connaissance de cette sanction que le 23 aoĂ»t 2006, lors du rejet d’une demande de visite au requĂ©rant.

c)  Les visites des membres de la famille

52.  Les visites des proches du requĂ©rant (frĂšres et sƓurs en l’occurrence) sont limitĂ©es Ă  une heure tous les quinze jours. Au dĂ©but, ces visites se dĂ©roulaient dans un parloir comportant un dispositif de sĂ©paration, les parloirs oĂč dĂ©tenu et visiteurs se mettent autour d’une table Ă©tant rĂ©servĂ©s aux parents du premier degrĂ© selon l’article 14 du rĂšglement sur les visites aux condamnĂ©s et aux dĂ©tenus. Le 2 dĂ©cembre 2009, le Conseil d’État annula cette disposition. Le conseil d’administration de la prison d’İmralı, sans attendre que cette dĂ©cision fĂ»t devenue dĂ©finitive, accorda au requĂ©rant le droit de voir ses frĂšres et sƓurs sans dispositif de sĂ©paration. C’est ainsi que, le 26 juillet 2010, le requĂ©rant a pu pour la premiĂšre fois accueillir son frĂšre « autour d’une table Â».

53.  En cas d’annulation d’une visite en raison des conditions mĂ©tĂ©orologiques, les autoritĂ©s ont la possibilitĂ© d’organiser, Ă  la demande des membres de la famille, une autre visite dans les jours suivants. En pratique, les visites non effectuĂ©es le mercredi ne sont pas remplacĂ©es en l’absence de demande de la part des visiteurs.

54.  Par ailleurs, les visites de membres de la famille n’ont pas Ă©tĂ© aussi frĂ©quentes que l’auraient souhaitĂ© le requĂ©rant ou ses proches, et ce en raison de l’insuffisance de moyens de transport face Ă  des conditions mĂ©tĂ©orologiques dĂ©favorables. PrĂšs de la moitiĂ© des visites demandĂ©es ont Ă©tĂ© refusĂ©es, au motif que la navette Ă©tait en panne ou que les conditions mĂ©tĂ©orologiques Ă©taient mauvaises.

3.  ProcĂ©dures engagĂ©es contre certains avocats du requĂ©rant

a)  Interdiction faite Ă  certains avocats de reprĂ©senter le requĂ©rant

55.  Le nouveau texte du code de procĂ©dure pĂ©nale, entrĂ© en vigueur le 1er juin 2005, prĂ©voit Ă  l’article 151/3-4 que les avocats ayant fait l’objet de poursuites pĂ©nales pour des crimes liĂ©s au terrorisme peuvent ĂȘtre frappĂ©s de l’interdiction de reprĂ©senter des personnes condamnĂ©es pour des activitĂ©s terroristes. Cette disposition vise Ă  empĂȘcher que les chefs d’organisations terroristes, une fois condamnĂ©s, continuent Ă  diriger leur organisation Ă  partir de leur lieu de dĂ©tention par le biais de leurs avocats.

56.  Par un acte du 6 juin 2005, le parquet d’Istanbul invita la cour d’assises d’Istanbul Ă  appliquer cette mesure Ă  certains avocats du requĂ©rant.

57.  Par une dĂ©cision du 7 juin 2005, la 9e cour d’assises dĂ©cida de priver douze avocats de leur qualitĂ© de conseil du requĂ©rant, et ce pour une pĂ©riode d’un an.

58.  Le 20 juin 2005, la 10e cour d’assises d’Istanbul rejeta le recours formĂ© par le requĂ©rant contre cette dĂ©cision.

b)  Poursuites pĂ©nales dĂ©clenchĂ©es contre certains avocats du requĂ©rant pour avoir servi de messagers entre celui-ci et son ex-organisation armĂ©e

59.  Le 23 novembre 2011, sur ordre du parquet d’Istanbul, les forces de l’ordre arrĂȘtĂšrent et placĂšrent en garde Ă  vue trente-six avocats reprĂ©sentant le requĂ©rant dans seize dĂ©partements de la Turquie (y compris six avocats reprĂ©sentant l’intĂ©ressĂ© devant la Cour), perquisitionnĂšrent leurs bureaux et saisirent tous les documents concernant le requĂ©rant. Le parquet soupçonnait les avocats en question d’avoir servi de messagers entre le requĂ©rant et les autres dirigeants du PKK.

4.  AllĂ©gation d’intoxication du requĂ©rant

60.  Par une lettre du 7 mars 2007, les reprĂ©sentants du requĂ©rant informĂšrent la Cour qu’ils avaient demandĂ© Ă  un laboratoire mĂ©dical de Strasbourg d’analyser six cheveux qu’ils considĂ©raient comme ayant appartenu Ă  l’intĂ©ressĂ©, et que les analyses effectuĂ©es le 5 fĂ©vrier 2007 montraient la prĂ©sence de doses anormales de chrome et de strontium.

61.  Des analyses Ă  partir d’échantillons prĂ©levĂ©s directement sur le requĂ©rant Ă  la prison ne rĂ©vĂ©lĂšrent en revanche aucune trace d’élĂ©ments toxiques ou nocifs pour la santĂ©.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

62.  L’article 125 de l’ancien code pĂ©nal issu de la loi no 765 disposait :

« Quiconque commet un acte tendant Ă  soumettre tout ou partie du territoire de l’État Ă  la domination d’un État Ă©tranger, Ă  amoindrir son indĂ©pendance, Ă  altĂ©rer son unitĂ© ou Ă  soustraire une partie du territoire Ă  l’administration de l’État, est passible de la peine capitale. Â»

63.  Le code pĂ©nal turc prohibe l’application rĂ©troactive du droit pĂ©nal lorsqu’elle s’opĂšre au dĂ©triment de l’accusĂ©, et garantit l’application rĂ©troactive de la loi pĂ©nale plus favorable au condamnĂ© ainsi qu’à l’accusĂ©.

64.  L’article 1/A de la loi no 4771 portant rĂ©forme de diverses lois, adoptĂ©e le 3 aoĂ»t 2002, prĂ©voit notamment la commutation de la peine de mort inscrite Ă  l’article 450 du code pĂ©nal en une peine de rĂ©clusion criminelle Ă  perpĂ©tuitĂ©.

65.  L’article 1/A de la loi no 5218 du 14 juillet 2004, publiĂ©e au Journal officiel le 21 juillet 2004, modifia notamment les articles 13 et 125 de la loi n765. Cet article dispose :

« (...) 3.  Le premier paragraphe et la premiĂšre phrase du second paragraphe de l’article 13 sont modifiĂ©s comme suit :

La peine de réclusion lourde est la réclusion aggravée, la réclusion ou la réclusion à temps (muvakkat).

La peine de rĂ©clusion lourde Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e et la peine de rĂ©clusion lourde Ă  perpĂ©tuitĂ© courent jusqu’au dĂ©cĂšs du condamnĂ©.

(...)

24.  L’expression « peine capitale Â» employĂ©e Ă  l’article 125 est remplacĂ©e par « peine de rĂ©clusion lourde Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e Â».

66.  La loi no 5237, adoptĂ©e le 26 septembre 2004 et publiĂ©e au Journal officiel le 12 octobre 2004, a refondu la lĂ©gislation pĂ©nale. Les dispositions du nouveau code pĂ©nal sont entrĂ©es en vigueur le 1er juin 2005. L’article 47 de cette loi dispose :

« La rĂ©clusion criminelle est l’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e, l’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© ou l’emprisonnement Ă  temps.

La peine d’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e court jusqu’au dĂ©cĂšs du condamnĂ©. Elle est exĂ©cutĂ©e en vertu du rĂ©gime de sĂ©curitĂ© prĂ©vu par les lois et les rĂšglements Â».

67.  L’article 25 de la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures prĂ©ventives du 13 dĂ©cembre 2004, publiĂ©e au Journal officiel le 29 dĂ©cembre 2004, est ainsi libellĂ© :

« Les principes du rĂ©gime d’application de la peine de rĂ©clusion criminelle Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e sont Ă©noncĂ©s ci-dessous :

a)  le condamnĂ© est dĂ©tenu dans une cellule individuelle ;

b)  le condamnĂ© bĂ©nĂ©ficie d’une heure de sortie en plein air et de sport [par jour] ;

c)  le condamnĂ© peut bĂ©nĂ©ficier d’un allongement du temps accordĂ© pour sortir en plein air et faire du sport et peut ĂȘtre autorisĂ© Ă  avoir des contacts limitĂ©s avec les condamnĂ©s sĂ©journant dans la mĂȘme unitĂ©, [s’il fait preuve] de bonne conduite eu Ă©gard aux impĂ©ratifs de sĂ©curitĂ© (...) et [s’il fait] des efforts dans le cadre de sa rĂ©habilitation et de sa formation ;

d)  le condamnĂ© peut se livrer Ă  une activitĂ© artistique ou professionnelle approuvĂ©e par le conseil d’administration, en fonction des possibilitĂ©s offertes par l’établissement oĂč il se trouve ;

e)  dans les cas que le conseil d’administration de l’établissement juge appropriĂ©s, le condamnĂ© peut tĂ©lĂ©phoner aux personnes visĂ©es Ă  l’alinĂ©a f) une fois tous les quinze jours, Ă  raison de dix minutes ;

f)  le condamnĂ© peut recevoir la visite de son conjoint, de ses ascendants, de ses descendants, de ses frĂšres et sƓurs et de son tuteur au jour, Ă  l’heure et aux conditions fixĂ©s, et ce tous les quinze jours pour une durĂ©e ne pouvant excĂ©der une heure ;

g)  le condamnĂ© ne peut en aucun cas travailler en dehors de l’établissement pĂ©nitentiaire ni bĂ©nĂ©ficier d’une autorisation de congĂ© ;

h)  le condamnĂ© ne peut participer Ă  aucune activitĂ© sportive ou de rĂ©habilitation autre que celles dĂ©finies dans le rĂšglement intĂ©rieur de l’établissement ;

i)  l’exĂ©cution de la peine ne peut en aucun cas ĂȘtre interrompue. Tous les traitements mĂ©dicaux que le condamnĂ© doit recevoir, sauf exigences mĂ©dicales (...), doivent ĂȘtre administrĂ©s dans un Ă©tablissement pĂ©nitentiaire ou, si cela s’avĂšre impossible, dans un hĂŽpital d’État ou un hĂŽpital universitaire pleinement habilitĂ©, dans une cellule individuelle ou dans une cellule de haute sĂ©curitĂ©.

(...) Â»

68.  L’article 107 de la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures de sĂ©curitĂ© prĂ©voit la possibilitĂ© de mise en libertĂ© conditionnelle, sous rĂ©serve de bonne conduite, des personnes condamnĂ©es Ă  la peine de rĂ©clusion [lourde] Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e aprĂšs une pĂ©riode minimale de dĂ©tention de trente ans, des condamnĂ©s Ă  la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© (ordinaire) aprĂšs une pĂ©riode minimale de dĂ©tention de vingt-quatre ans et des autres condamnĂ©s une fois purgĂ©e la pĂ©riode correspondant aux deux tiers de leur peine d’emprisonnement.

Cependant, toujours selon la mĂȘme disposition, les condamnĂ©s Ă  la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e pour des crimes contre la sĂ©curitĂ© de l’État, contre l’ordre constitutionnel et contre la dĂ©fense nationale (code pĂ©nal, 2Ăšme livre, 4Ăšme chapitre, sous chapitres 4, 5 et 6) commis en bande organisĂ©e Ă  l’étranger ne peuvent ĂȘtre admis au bĂ©nĂ©fice de la mise en libertĂ© conditionnelle.

69.  Selon l’article 68 du code pĂ©nal, les peines d’emprisonnement se prescrivent dans les dĂ©lais suivants, qui commencent Ă  courir Ă  partir de la date de la condamnation dĂ©finitive ou de la date de l’interruption de l’exĂ©cution de la peine (le restant de la peine entrant alors en ligne de compte) : quarante ans pour la peine perpĂ©tuelle aggravĂ©e ; trente ans pour la peine perpĂ©tuelle, vingt-quatre ans pour les peines d’emprisonnement de plus de vingt ans, vingt ans pour les peines d’emprisonnement de plus de cinq ans et dix ans pour les peines d’emprisonnement de moins de cinq ans ainsi que pour les amendes. Cependant, la prescription des peines ne s’appliquent pas Ă  la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e, Ă  la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© ordinaire et aux peines de plus de dix ans infligĂ©es pour des crimes contre l’État et la Nation commis en bande organisĂ©e Ă  l’étranger (code pĂ©nal, 2Ăšme livre, 4Ăšme chapitre).

70.  En cas de maladie ou de vieillesse d’un condamnĂ© Ă  perpĂ©tuitĂ©, le prĂ©sident de la RĂ©publique peut ordonner sa libĂ©ration immĂ©diate ou diffĂ©rĂ©e.

71.  Ă€ des intervalles plus ou moins rĂ©guliers, le lĂ©gislateur turc adopte une loi d’amnistie gĂ©nĂ©rale ou partielle (dans ce dernier cas, la libĂ©ration conditionnelle est accordĂ©e aprĂšs une pĂ©riode de sĂ»retĂ©) afin de faciliter la rĂ©solution des grands problĂšmes sociaux.

III.  SOURCES INTERNATIONALES

72.  Les rĂ©centes visites que le ComitĂ© europĂ©en pour la prĂ©vention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants (CPT) a effectuĂ©es Ă  la prison fermĂ©e de haute sĂ©curitĂ© de type F de l’üle d’İmralı afin d’examiner les conditions de dĂ©tention du requĂ©rant ont eu lieu du 20 au 22 mai 2007, les 26 et 27 janvier 2010 et du 21 au 28 juin 2012.

Le CPT a publiĂ© des rapports Ă  l’issue des visites de 2007 et de 2010 (CPT/Inf (2008) 13 pour la visite de mai 2007 et CPT/Inf (2010) 20 pour celle de janvier 2010) et le Gouvernement y a rĂ©pondu (CPT/Inf (2008) 14 pour la visite de mai 2007 et CPT/Inf (2010) 21 pour celle de janvier 2010).

73.  Les conclusions et recommandations du CPT formulĂ©es dans son rapport portant sur sa visite de mai 2007 se lisent comme suit :

« F. Conclusions and recommendations

31. Abdullah Öcalan est incarcĂ©rĂ©, seul et unique dĂ©tenu dans la prison fermĂ©e de haute sĂ©curitĂ© d’İmralı – une Ăźle difficile d’accĂšs – depuis prĂšs de huit ans et demi. Bien que la situation d’isolement caractĂ©risĂ© auquel l’intĂ©ressĂ© est astreint depuis le 16 fĂ©vrier 1999 ait eu, au cours des annĂ©es, des effets dĂ©lĂ©tĂšres, les visites prĂ©cĂ©dentes du CPT n’avaient pas mis en Ă©vidence, du moins jusqu’à prĂ©sent, des consĂ©quences nĂ©fastes significatives sur son Ă©tat physique et psychique[1]. Cette Ă©valuation doit maintenant ĂȘtre revue, Ă  la lumiĂšre de l’évolution de l’état physique et mental d’Abdullah Öcalan.

32. Les autoritĂ©s turques sont maintenant Ă  la croisĂ©e des chemins : ou elles ne modifient en rien la situation de l’intĂ©ressĂ© (c’est le choix qu’elles ont dĂ©libĂ©rĂ©ment suivi, en toute connaissance de cause, depuis 1999, avec les consĂ©quences susmentionnĂ©es), ou elles prennent la dĂ©cision de revoir la situation d’Abdullah Öcalan, en assurant notamment Ă  ce dernier la possibilitĂ© d’entretenir des liens socio-affectifs minimum. A cet Ă©gard, il convient de rappeler que dĂšs 2001, le CPT avait clairement indiquĂ© aux autoritĂ©s turques qu’Abdullah Öcalan « devrait, Ă  la premiĂšre occasion, ĂȘtre intĂ©grĂ© dans un cadre lui permettant d’avoir des contacts avec d’autres dĂ©tenus et un plus large Ă©ventail d’activitĂ©s. Si les autoritĂ©s turques (...) sont parvenues Ă  la conclusion que son transfert dans un autre Ă©tablissement pĂ©nitentiaire n’est pas possible pour l’instant, elles devraient prendre les mesures nĂ©cessaires pour crĂ©er Ă  la Prison fermĂ©e d’Imrali le cadre qui vient d’ĂȘtre Ă©voquĂ© Â».[2]

 La mĂȘme ligne de pensĂ©e transparaĂźt dans l’arrĂȘt de la Cour europĂ©enne des Droits de l’Homme du 12 mai 2005[3], lorsque celle-ci indique : « Tout en estimant, conformĂ©ment aux propositions du CPT, que les effets Ă  long terme de l’isolement social relatif imposĂ© au requĂ©rant devraient ĂȘtre attĂ©nuĂ©s par son accĂšs aux mĂȘmes commoditĂ©s que les autres dĂ©tenus dans les prisons de haute sĂ©curitĂ© en Turquie, notamment Ă  la tĂ©lĂ©vision et aux communications tĂ©lĂ©phoniques avec sa famille, la Grande Chambre, Ă  l’instar de la Chambre, estime que les conditions gĂ©nĂ©rales de la dĂ©tention du requĂ©rant Ă  la prison d’İmralı n’ont pas atteint, pour le moment, le seuil minimum de gravitĂ© requis pour constituer un traitement inhumain ou dĂ©gradant au sens de l’article 3 de la Convention Â».

33. Le CPT est fermement convaincu que maintenir un dĂ©tenu dans de telles conditions d’isolement, huit annĂ©es et demi durant, ne peut plus trouver aucune justification, quelles que soient les circonstances. Il en appelle aux autoritĂ©s turques afin qu’elles revoient complĂštement la situation du dĂ©tenu Abdullah Öcalan, en vue de l’intĂ©grer dans un environnement oĂč les contacts avec d’autres dĂ©tenus et une plus grande variĂ©tĂ© d’activitĂ©s sont possibles.

De plus, le CPT recommande que des mesures soient prises par les autoritĂ©s turques afin :

s’agissant du domaine mĂ©dical :

-  de soumettre immĂ©diatement le dĂ©tenu Ă  un examen ORL complet (en ce compris un    examen endoscopique spĂ©cialisĂ© et, si nĂ©cessaire, un scanner), et de pratiquer, le cas Ă©chĂ©ant, une intervention chirurgicale palliative/rĂ©paratrice ;

-  de faire procĂ©der immĂ©diatement Ă  un examen radiographique du thorax du dĂ©tenu ;

-  de faire bĂ©nĂ©ficier le dĂ©tenu des consultations psychiatriques que nĂ©cessite l’évolution de son Ă©tat mental ;

-  que les contrĂŽles mĂ©dicaux journaliers imposĂ©s au dĂ©tenu soient remplacĂ©s par des examens mĂ©dicaux moins frĂ©quents, effectuĂ©s par le mĂȘme mĂ©decin. Les interventions des mĂ©decins spĂ©cialistes devraient ĂȘtre coordonnĂ©es par ce mĂȘme mĂ©decin. La nature et les raisons motivant cette nouvelle approche devraient ĂȘtre expliquĂ©es en dĂ©tail au dĂ©tenu, Ă  l’avance, par le mĂ©decin qui sera chargĂ© de l’examiner ;

-  qu’au service mĂ©dical, le laryngoscope soit en Ă©tat de fonctionner et que les mĂ©decins de permanence disposent de la formation nĂ©cessaire pour utiliser tant le laryngoscope que le dĂ©fibrillateur ;

s’agissant des conditions matĂ©rielles et du rĂ©gime de dĂ©tention :

-  que l’intĂ©ressĂ© soit autorisĂ© Ă  circuler librement durant la journĂ©e entre sa cellule et le local attenant ;

-  qu’il bĂ©nĂ©ficie d’un accĂšs – mĂȘme occasionnel – Ă  une aire de promenade plus vaste et dotĂ©e d’un minimum d’équipement (protection contre les intempĂ©ries, banc, Ă©quipements sportifs,...) ;

-  qu’il puisse bĂ©nĂ©ficier d’un poste de tĂ©lĂ©vision (louĂ© ou achetĂ©) dans sa cellule, ainsi que d’un minimum d’activitĂ©s de nature variĂ©e ;

s’agissant des contacts avec le monde extĂ©rieur :

-  que l’intĂ©ressĂ© puisse bĂ©nĂ©ficier, une fois par mois, de « visites Ă  table Â» de membres de sa famille, en amendant, si nĂ©cessaire, les textes applicables, et qu’une certaine souplesse soit de mise concernant la possibilitĂ© d’accumuler des temps de visite inutilisĂ©s (en raison des difficultĂ©s particuliĂšres d’accĂšs Ă  l’üle d’İmralı) ;

-  que l’intĂ©ressĂ© puisse tĂ©lĂ©phoner aux membres de sa famille (les communications pouvant ĂȘtre soumises Ă  contrĂŽle et ĂȘtre interrompues, si nĂ©cessaire). Â»

74.  ParallĂšlement, en mars 2008, vu l’absence d’avancĂ©es rĂ©elles de la part du Gouvernement sur les points indiquĂ©s dans le rapport sur la visite de mai 2007, le CPT a lancĂ© la procĂ©dure visant Ă  la formulation d’une dĂ©claration publique, telle que prĂ©vue Ă  l’article 10 § 2 de la Convention europĂ©enne pour la prĂ©vention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants.

75.  Les conclusions du CPT formulĂ©es dans son rapport, adoptĂ© en mars 2010, portant principalement sur sa visite de janvier 2010, se lisent comme suit :

« E. Conclusions

36.  Sur la base des constats de la dĂ©lĂ©gation et des renseignements complĂ©mentaires donnĂ©s par les autoritĂ©s turques dans leur lettre du 24 fĂ©vrier 2010, le CPT a conclu que les conditions de dĂ©tention d’Abdullah Öcalan s’étaient nettement amĂ©liorĂ©es par rapport Ă  la situation observĂ©e lors de la visite de 2007. L’intĂ©gration d’un dĂ©tenu dans « un environnement oĂč les contacts avec d’autres dĂ©tenus et une plus grande variĂ©tĂ© d’activitĂ©s sont possibles Â» est maintenant en cours (voir paragraphe 3). De plus, le ComitĂ© a notĂ© que l’accĂšs Ă  l’üle pour les avocats d’Abdullah Öcalan et les membres de sa famille s’était nettement amĂ©liorĂ© au cours de l’annĂ©e Ă©coulĂ©e.

En consĂ©quence, le CPT a dĂ©cidĂ© de clore la procĂ©dure prĂ©vue Ă  l’article 10, paragraphe 2, de la Convention, qui avait Ă©tĂ© engagĂ©e en mars 2008. Il continuera toutefois Ă  suivre de prĂšs la situation d’Abdullah Öcalan (et des autres dĂ©tenus de la prison d’İmralı) et n’hĂ©sitera pas Ă  rouvrir cette procĂ©dure s’il s’avĂšre que les amĂ©liorations susmentionnĂ©es ne sont pas maintenues. Â»

76.  Le 11 juillet 2002, le ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe a adoptĂ© les lignes directrices sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, dont les extraits pertinents pour la prĂ©sente affaire figurent au paragraphe 84 de l’arrĂȘt Ramirez Sanchez c. France ([GC], n59450/00, CEDH 2006‑IX).

77.  Le 11 janvier 2006, le ComitĂ© des Ministres a adoptĂ© la Recommandation Rec(2006)2 aux États membres sur les rĂšgles pĂ©nitentiaires europĂ©ennes, dont les extraits pertinents pour la prĂ©sente affaire sont prĂ©sentĂ©s au paragraphe 85 de l’arrĂȘt Ramirez Sanchez prĂ©citĂ©.

78.  Dans le cadre des Nations Unies, le rapporteur spĂ©cial du Conseil des droits de l’homme sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants a estimĂ©, dans son rapport intĂ©rimaire prĂ©sentĂ© Ă  l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale le 5 aoĂ»t 2011, ce qui suit (pour l’accĂšs Ă  l’ensemble du rapport, voir :

http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N11/445/7 :

« Conclusions

79.  Le Rapporteur spĂ©cial souligne que l’isolement cellulaire est une mesure excessive qui peut avoir de graves consĂ©quences psychologiques et physiologiques pour les personnes, quelle que soit leur condition. Il estime que l’isolement cellulaire est contraire Ă  l’un des objectifs essentiels du systĂšme pĂ©nitentiaire qui est de rĂ©habiliter les dĂ©linquants et de faciliter leur rĂ©insertion dans la sociĂ©tĂ©. Le Rapporteur spĂ©cial considĂšre que tout isolement cellulaire d’une durĂ©e de plus de 15 jours est un isolement cellulaire prolongĂ©.

80.  En fonction du motif de son application, des conditions dans lesquelles il est appliquĂ©, de sa durĂ©e, de ses effets et d’autres circonstances, l’isolement cellulaire peut constituer une violation de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’un des actes dĂ©finis Ă  l’article premier ou Ă  l’article 16 de la Convention contre la torture. En outre, le placement en isolement cellulaire accroĂźt le risque de voir des actes de torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants passer inaperçus et demeurer impunis.

81.  Ă‰tant donnĂ© la douleur ou les souffrances psychiques et physiques graves que peut occasionner l’isolement cellulaire lorsqu’il est utilisĂ© comme punition ou durant la dĂ©tention provisoire, est appliquĂ© de maniĂšre prolongĂ©e ou indĂ©finie, est imposĂ© Ă  des mineurs ou Ă  des handicapĂ©s mentaux, l’isolement cellulaire peut constituer une torture ou une peine ou traitement cruel, inhumain ou dĂ©gradant. Le Rapporteur spĂ©cial estime que lorsque les conditions matĂ©rielles et le rĂ©gime de l’isolement cellulaire ne respectent pas la dignitĂ© inhĂ©rente Ă  la personne humaine et occasionnent une douleur ou des souffrances psychiques et physiques graves, l’isolement cellulaire constitue une peine ou traitement cruel, inhumain et dĂ©gradant. Â»

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION EN RAISON DES CONDITIONS DE DÉTENTION

79.  Le requĂ©rant affirme que ses conditions de dĂ©tention sur l’üle d’İmralı sont inhumaines et ont excĂ©dĂ© le seuil de gravitĂ© dĂ©coulant de l’article 3 de la Convention. Il allĂšgue Ă©galement la violation des articles 5, 6, 8, 13 et 14 de la Convention en se basant notamment sur l’isolement social qui lui serait imposĂ© pendant sa dĂ©tention Ă  la prison d’İmralı. La Cour examine ces griefs en premier lieu sous l’angle de l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© :

Article 3

« Nul ne peut ĂȘtre soumis Ă  la torture ni Ă  des peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants. Â»

A.  Sur la recevabilitĂ©

80.  La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondĂ©s au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant par ailleurs qu’ils ne se heurtent Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©, elle les dĂ©clare recevables.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

a.  Le requĂ©rant

81.  Le requĂ©rant fait observer qu’il a Ă©tĂ© le seul dĂ©tenu de la prison d’İmralı pendant dix ans et dix mois, jusqu’au 17 novembre 2009, date Ă  laquelle cinq autres dĂ©tenus y ont Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s. AprĂšs ce transfert, sa situation ne se serait pas beaucoup amĂ©liorĂ©e : le temps accordĂ© aux dĂ©tenus pour les activitĂ©s communes serait extrĂȘmement limitĂ©, notamment par comparaison avec le rĂ©gime normalement appliquĂ© dans les autres prisons de haute sĂ©curitĂ©. L’isolement social du requĂ©rant aurait Ă©tĂ© encore aggravĂ© par plusieurs interdictions qui ne seraient pas appliquĂ©es aux autres personnes condamnĂ©es en Turquie, Ă  savoir la privation de poste de tĂ©lĂ©vision et de toute communication tĂ©lĂ©phonique, une grande censure frappant sa correspondance avec l’extĂ©rieur, et les restrictions Ă  l’accĂšs aux sorties en plein air. Par ailleurs, l’absence d’amĂ©lioration des conditions de transport maritime constituerait un obstacle pratique aux visites de ses avocats et des membres de sa famille, ainsi qu’à son accĂšs Ă  la presse quotidienne ou aux livres.

82.  Le requĂ©rant estime en outre que son Ă©tat de santĂ© se dĂ©grade rapidement (difficultĂ©s respiratoires, gĂȘne permanente au niveau des voies respiratoires supĂ©rieures, allergie cutanĂ©e non identifiĂ©e, etc.) et affirme se sentir humiliĂ© et dĂ©gradĂ© par l’ensemble de ses conditions de dĂ©tention.

83.  Selon le requĂ©rant, le Gouvernement n’aurait pas accueilli favorablement la majoritĂ© des propositions que le CPT et la Commission des droits de l’homme de l’AssemblĂ©e nationale de Turquie avaient prĂ©sentĂ©es afin de rĂ©duire les effets nĂ©gatifs de son isolement social.

b.  Le Gouvernement

84.  Le Gouvernement s’oppose Ă  cette thĂšse. Il observe d’emblĂ©e que le requĂ©rant n’a formulĂ© aucune allĂ©gation de mauvais traitements de la part des membres du personnel de la prison.

85.  Le Gouvernement se rĂ©fĂšre aux conclusions prĂ©sentĂ©es par le CPT Ă  l’issue de sa visite de janvier 2010, Ă  savoir que les conditions matĂ©rielles propres Ă  la cellule et au bĂątiment oĂč sĂ©journe le requĂ©rant sont en conformitĂ© avec les normes internationales les plus Ă©levĂ©es en matiĂšre de dĂ©tention. Il prĂ©cise qu’aprĂšs les remarques du CPT sur la quantitĂ© de lumiĂšre naturelle que la cellule du requĂ©rant recevait, une Ă©quipe composĂ©e d’architectes et d’un ophtalmologue a visitĂ© les locaux et constatĂ© que la cellule Ă©tait suffisamment exposĂ©e Ă  la lumiĂšre du jour, si bien qu’il Ă©tait possible de lire ou de travailler sans aucune gĂȘne dans la journĂ©e sans recourir Ă  la lumiĂšre artificielle.

86.  Par ailleurs, le Gouvernement soutient que le requĂ©rant, lorsqu’il n’est pas sous le coup d’une sanction disciplinaire, bĂ©nĂ©ficie de plus de trente‑six heures et demie par semaine d’activitĂ©s Ă  l’extĂ©rieur de sa cellule, dont huit heures et demie en compagnie des autres dĂ©tenus. Lorsqu’il purge une sanction disciplinaire – qui consiste Ă  ĂȘtre confinĂ© dans la cellule – le requĂ©rant peut bĂ©nĂ©ficier de deux heures d’activitĂ©s par jour Ă  l’extĂ©rieur de sa cellule.

87.  Le Gouvernement fait Ă©galement observer que le suivi de la santĂ© du requĂ©rant a Ă©tĂ© complĂštement rĂ©organisĂ©, conformĂ©ment aux recommandations du CPT.

88.  Le Gouvernement affirme que le refus d’accorder au requĂ©rant la possibilitĂ© de disposer d’un poste de tĂ©lĂ©vision dans sa cellule et de passer des appels tĂ©lĂ©phoniques s’explique par les infractions disciplinaires rĂ©pĂ©titives qu’il a commises et les sanctions qui en ont dĂ©coulĂ©, ainsi que par sa dangerositĂ© ; il se rĂ©fĂšre Ă  cet Ă©gard Ă  l’article 4 de la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures prĂ©ventives.

89.  Le Gouvernement attire l’attention sur le fait que ni le requĂ©rant ni ses conseils n’ont formĂ© de recours contre les sanctions disciplinaires infligĂ©es. Il soutient que les autoritĂ©s nationales se sont montrĂ©es fort sensibles aux indications du CPT et ont fait tout le nĂ©cessaire afin d’appliquer les normes internationales de dĂ©tention les plus favorables au dĂ©tenu. Le transfert de cinq autres dĂ©tenus Ă  İmralı, la possibilitĂ© de mener des activitĂ©s communes, la mise en place des visites « autour d’une table Â», le remplacement des visites annulĂ©es pour mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques ou encore la possibilitĂ© de recevoir deux fois par semaine les journaux arrivĂ©s tout au long de la semaine en seraient des exemples.

90.  Le Gouvernement affirme que la loi permet aux autoritĂ©s pĂ©nitentiaires d’empĂȘcher les dĂ©tenus d’envoyer ou de recevoir du courrier mettant en pĂ©ril l’ordre et la sĂ©curitĂ© de la prison et facilitant la communication avec les autres membres d’une organisation terroriste.

91.  Le Gouvernement rappelle sur ce point que le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  une peine d’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© pour avoir dirigĂ© une organisation dont les attaques ont fait des milliers de morts et de blessĂ©s et ont portĂ© atteinte Ă  la paix et Ă  la sĂ©curitĂ© de la sociĂ©tĂ©. Il fait observer qu’aprĂšs l’incarcĂ©ration du requĂ©rant, le PKK a poursuivi ses attaques armĂ©es et ses activitĂ©s terroristes. Des Ă©lĂ©ments probants montreraient que le requĂ©rant transmettait des instructions aux membres de son organisation, qui le considĂ©reraient d’ailleurs toujours comme leur chef, par le biais des conseils qui lui rendaient visite chaque semaine pour les besoins de ses requĂȘtes auprĂšs de la Cour. Pour ces actes, le requĂ©rant aurait fait l’objet de poursuites disciplinaires, se serait vu infliger des sanctions disciplinaires qui l’auraient empĂȘchĂ© de disposer d’un poste de tĂ©lĂ©vision ou de passer des appels tĂ©lĂ©phoniques ; cependant, ces sanctions ne sembleraient pas avoir Ă©tĂ© dissuasives et l’intĂ©ressĂ© aurait persistĂ© dans ce comportement. Le Gouvernement affirme que lorsque certains avocats se sont vu interdire les visites au requĂ©rant parce qu’il y avait eu transmission de messages au PKK, certains des nouveaux avocats ayant remplacĂ© les anciens auraient continuĂ© Ă  servir de messagers entre l’intĂ©ressĂ© et son organisation armĂ©e. Le Gouvernement soutient que si le requĂ©rant se comportait conformĂ©ment aux rĂšgles de l’établissement, il n’y aurait plus de sanctions disciplinaires contre lui et il bĂ©nĂ©ficierait des facilitĂ©s de communication avec l’extĂ©rieur autorisĂ©es par la lĂ©gislation.

92.  Le Gouvernement affirme que depuis le 20 mars 2010 les communications tĂ©lĂ©phoniques sont techniquement possibles pour les dĂ©tenus d’İmralı et que le requĂ©rant peut bĂ©nĂ©ficier de dix minutes d’appel tous les quinze jours.

2.  ApprĂ©ciation de la Cour

a)  PĂ©riode de dĂ©tention Ă  prendre en considĂ©ration

93.  La Cour doit tout d’abord dĂ©terminer quelle est la pĂ©riode de dĂ©tention Ă  prendre en considĂ©ration pour apprĂ©cier la conformitĂ© des conditions de dĂ©tention aux exigences de l’article 3.

94.  Elle rappelle en premier lieu qu’à l’intĂ©rieur du cadre tracĂ© par la dĂ©cision de recevabilitĂ© de la requĂȘte, la Cour peut traiter toute question de fait ou de droit qui surgit pendant l’instance engagĂ©e devant elle (voir, parmi beaucoup d’autres, Guerra et autres c. Italie, 19 fĂ©vrier 1998, § 44, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1998-I, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil 1996-V, et Ahmed c. Autriche, 17 dĂ©cembre 1996, § 43, Recueil 1996-VI).

95.  La Cour rappelle en deuxiĂšme lieu qu’elle a examinĂ© la conformitĂ© Ă  l’article 3 des conditions de dĂ©tention du requĂ©rant du dĂ©but jusqu’à la date du 12 mai 2005, dans son arrĂȘt de la mĂȘme date (Öcalan, prĂ©citĂ©, §§ 192‑196). Elle y est parvenue Ă  la conclusion suivante :

« Tout en estimant, conformĂ©ment aux propositions du CPT, que les effets Ă  long terme de l’isolement social relatif imposĂ© au requĂ©rant devraient ĂȘtre attĂ©nuĂ©s par son accĂšs aux mĂȘmes commoditĂ©s que les autres dĂ©tenus dans les prisons de haute sĂ©curitĂ© en Turquie, notamment Ă  la tĂ©lĂ©vision et aux communications tĂ©lĂ©phoniques avec sa famille, la Grande Chambre, Ă  l’instar de la chambre, estime que les conditions gĂ©nĂ©rales de la dĂ©tention du requĂ©rant Ă  la prison d’İmralı n’ont pas atteint, pour le moment, le seuil minimum de gravitĂ© requis pour constituer un traitement inhumain ou dĂ©gradant au sens de l’article 3 de la Convention. En consĂ©quence, il n’y a pas eu violation de cette disposition de ce chef. Â»

96.  Dans le prĂ©sent arrĂȘt, la Cour ne peut connaĂźtre que des faits qui se sont produits postĂ©rieurement Ă  son arrĂȘt du 12 mai 2005 (requĂȘte no 46221/99) et jusqu’à la date du 8 mars 2012 (date des derniĂšres observations reçues). Elle tiendra compte cependant de la situation dans laquelle se trouvait le requĂ©rant Ă  la date du 12 mai 2005, notamment pour ce qui est des effets Ă  long terme de ses conditions de dĂ©tention spĂ©cifiques.

b)  Principes gĂ©nĂ©raux

97.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques. MĂȘme dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisĂ©, et quels que soient les agissements de la personne concernĂ©e, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants (El Masri c. « l’ex-RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine Â» [GC], no 39630/09, § 195, CEDH 2012, Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, § 115, et Chahal, prĂ©citĂ©, § 79).

98.  Les difficultĂ©s que rencontrent les États Ă  notre Ă©poque pour protĂ©ger leurs populations de la violence terroriste sont rĂ©elles. Cependant, l’article 3 ne prĂ©voit pas de restrictions, ce en quoi il contraste avec la majoritĂ© des clauses normatives de la Convention et, conformĂ©ment Ă  l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dĂ©rogation, mĂȘme en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 93, Recueil 1998-VIII). La nature de l’infraction reprochĂ©e au requĂ©rant est donc dĂ©pourvue de pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 (Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, § 116, et Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 30, 18 octobre 2001).

99.  Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravitĂ© dont l’apprĂ©ciation dĂ©pend de l’ensemble des donnĂ©es de la cause, notamment de la durĂ©e du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’ñge, de l’état de santĂ© de la victime, etc. (voir, par exemple, Irlande c. Royaume‑Uni, 18 janvier 1978, § 162, sĂ©rie A no 25). De plus, la Cour, afin d’apprĂ©cier la valeur des Ă©lĂ©ments de preuve devant elle dans l’établissement des traitements contraires Ă  l’article 3, se sert du critĂšre de la preuve « au-delĂ  de tout doute raisonnable Â». Une telle preuve peut cependant rĂ©sulter d’un faisceau d’indices, ou de prĂ©somptions non rĂ©futĂ©es, suffisamment graves, prĂ©cis et concordants. Le comportement des parties lors de la recherche des preuves entre en ligne de compte dans ce contexte (ibidem, § 161).

100.  La Cour a jugĂ© un traitement « inhumain Â» au motif notamment qu’il avait Ă©tĂ© appliquĂ© avec prĂ©mĂ©ditation durant des heures et qu’il avait causĂ© soit des lĂ©sions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales. Elle a par ailleurs considĂ©rĂ© qu’un traitement Ă©tait « dĂ©gradant Â» en ce qu’il Ă©tait de nature Ă  inspirer Ă  ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infĂ©rioritĂ© propres Ă  les humilier et Ă  les avilir (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000-XI). En recherchant si une forme particuliĂšre de traitement est « dĂ©gradante Â» au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but Ă©tait d’humilier et de rabaisser l’intĂ©ressĂ© et si, considĂ©rĂ©e dans ses effets, la mesure a, ou non, atteint la personnalitĂ© de celui-ci d’une maniĂšre incompatible avec l’article 3 (voir, par exemple, Raninen c. Finlande, 16 dĂ©cembre 1997, § 55, Recueil 1997‑VIII). Toutefois, l’absence d’un tel but ne saurait exclure de façon dĂ©finitive le constat de violation de l’article 3 (V. c. Royaume‑Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX, et Van der Ven c. Pays‑Bas, n50901/99, § 48, CEDH 2003‑II).

101.  Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains Â» ou « dĂ©gradants Â», la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delĂ  de celles que comporte inĂ©vitablement une forme donnĂ©e de traitement ou de peine lĂ©gitime (voir, par exemple, les arrĂȘts V. c. Royaume-Uni, prĂ©citĂ©, § 71, Indelicato, prĂ©citĂ©, § 32, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 428, CEDH 2004-VII, et LorsĂ© et autres c. Pays-Bas, no 52750/99, § 62, 4 fĂ©vrier 2003).

102.  Ă€ ce propos, il y a lieu d’observer que les mesures privatives de libertĂ© s’accompagnent ordinairement de pareilles souffrance et humiliation. NĂ©anmoins, l’article 3 impose Ă  l’État de s’assurer que tout prisonnier est dĂ©tenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignitĂ© humaine, que les modalitĂ©s d’exĂ©cution de la mesure ne soumettent pas l’intĂ©ressĂ© Ă  une dĂ©tresse ou Ă  une Ă©preuve d’une intensitĂ© qui excĂšde le niveau inĂ©vitable de souffrance inhĂ©rent Ă  la dĂ©tention et que, eu Ă©gard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santĂ© et le bien-ĂȘtre du prisonnier sont assurĂ©s de maniĂšre adĂ©quate (Kudła, prĂ©citĂ©, §§ 92-94, et Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 95, CEDH 2002-VI). La Cour ajoute que les mesures prises doivent en outre ĂȘtre nĂ©cessaires pour parvenir au but lĂ©gitime poursuivi (Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, § 119).

103.  Par ailleurs, lorsqu’on Ă©value les conditions de dĂ©tention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs ainsi que les allĂ©gations spĂ©cifiques du requĂ©rant (Dougoz c. GrĂšce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001‑II).

104.  La prolongation dans le temps de son isolement social relatif constitue l’un des Ă©lĂ©ments essentiels des allĂ©gations du requĂ©rant dans la prĂ©sente affaire. Sur ce point spĂ©cifique, la Cour rappelle que l’exclusion d’un dĂ©tenu de la collectivitĂ© carcĂ©rale ne constitue pas en elle-mĂȘme une forme de traitement inhumain. Dans de nombreux États parties Ă  la Convention existent des rĂ©gimes de plus grande sĂ©curitĂ© Ă  l’égard des dĂ©tenus dangereux. DestinĂ©s Ă  prĂ©venir les risques d’évasion, d’agression, de perturbation de la collectivitĂ© des dĂ©tenus ou de contact avec les milieux du crime organisĂ©, ces rĂ©gimes ont comme base la mise Ă  l’écart de la communautĂ© pĂ©nitentiaire accompagnĂ©e d’un renforcement des contrĂŽles (Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, § 138).

105.  Il demeure que les dĂ©cisions de prolongation d’un isolement qui dure devraient ĂȘtre motivĂ©es de maniĂšre substantielle afin d’éviter tout risque d’arbitraire. Les dĂ©cisions devraient ainsi permettre d’établir que les autoritĂ©s ont procĂ©dĂ© Ă  un examen Ă©volutif des circonstances, de la situation et de la conduite du dĂ©tenu. Cette motivation devrait ĂȘtre, au fil du temps, de plus en plus approfondie et convaincante.

106.  Il conviendrait par ailleurs de ne recourir Ă  cette mesure, qui reprĂ©sente une sorte d’« emprisonnement dans la prison Â», qu’exceptionnellement et avec beaucoup de prĂ©cautions, comme cela a Ă©tĂ© prĂ©cisĂ© au point 53.1 des rĂšgles pĂ©nitentiaires adoptĂ©es par le ComitĂ© des Ministres le 11 janvier 2006. Un contrĂŽle rĂ©gulier de l’état de santĂ© physique et psychique du dĂ©tenu, permettant de s’assurer de sa compatibilitĂ© avec le maintien Ă  l’isolement, devrait Ă©galement ĂȘtre instaurĂ© (Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, § 139).

107.  La Cour a dĂ©jĂ  Ă©tabli quelles Ă©taient les conditions dans lesquelles l’isolement d’un dĂ©tenu – fĂ»t-il considĂ©rĂ© comme dangereux – constituait un traitement inhumain ou dĂ©gradant (voire dans certaines circonstances une torture). Elle a ainsi rappelĂ© ce qui suit :

« L’isolement sensoriel complet combinĂ© Ă  un isolement social total peut dĂ©truire la personnalitĂ© et constitue une forme de traitement inhumain qui ne saurait se justifier par les exigences de la sĂ©curitĂ© ou toute autre raison. En revanche, l’interdiction de contacts avec d’autres dĂ©tenus pour des raisons de sĂ©curitĂ©, de discipline et de protection ne constitue pas en elle-mĂȘme une forme de peine ou traitement inhumains. Â»

(voir, entre autres, Messina c. Italie (no 2) (dĂ©c.), no 25498/94, CEDH 1999‑V, et Öcalan, prĂ©citĂ©, § 191, les deux affaires dans lesquelles la Cour a conclu Ă  l’absence de traitements contraires Ă  l’article 3).

De mĂȘme, la Cour a constatĂ© la violation de l’article 3 de la Convention dans les conditions de dĂ©tention suivantes :

« En ce qui concerne les conditions de dĂ©tention du requĂ©rant dans le couloir de la mort, la Cour note que M. Ilaşcu a Ă©tĂ© dĂ©tenu pendant huit ans, depuis 1993 et jusqu’à sa libĂ©ration en mai 2001, en rĂ©gime d’isolement sĂ©vĂšre : sans contact avec d’autres dĂ©tenus, sans aucune nouvelle de l’extĂ©rieur, puisqu’il n’avait pas la permission d’envoyer ou de recevoir du courrier, et privĂ© du droit de prendre contact avec son avocat ou de recevoir rĂ©guliĂšrement la visite de sa famille ; sa cellule non chauffĂ©e, mĂȘme dans les rudes conditions d’hiver, Ă©tait dĂ©pourvue d’éclairage naturel et d’aĂ©ration. Il ressort du dossier que M. Ilaşcu a aussi Ă©tĂ© privĂ© de nourriture en guise de punition et qu’en tout Ă©tat de cause, compte tenu des restrictions Ă  la rĂ©ception de colis, mĂȘme la nourriture qu’il recevait de l’extĂ©rieur Ă©tait souvent impropre Ă  la consommation. Le requĂ©rant ne pouvait prendre une douche que trĂšs rarement, parfois Ă  plusieurs mois d’intervalle. A ce sujet, la Cour renvoie aux conclusions figurant dans le rapport rĂ©digĂ© par le CPT Ă  la suite de sa visite en Transnistrie en 2000 (...), qualifiant d’indĂ©fendable un isolement prolongĂ© pendant de nombreuses annĂ©es.

Les conditions de dĂ©tention du requĂ©rant ont eu des effets prĂ©judiciables sur sa santĂ©, qui s’est dĂ©tĂ©riorĂ©e tout au long de ces nombreuses annĂ©es de dĂ©tention. Ainsi, le requĂ©rant n’a pas Ă©tĂ© correctement soignĂ©, en l’absence de visites et de traitements mĂ©dicaux rĂ©guliers (...) et de repas diĂ©tĂ©tiques. Par ailleurs, compte tenu des restrictions imposĂ©es Ă  la rĂ©ception de colis, il n’a pas pu recevoir des mĂ©dicaments et de la nourriture bĂ©nĂ©fiques pour sa santĂ©. Â»

(Ilaşcu et autres, prĂ©citĂ©, § 438 ; voir, pour une conclusion de non violation de l’article 3 pour des conditions de dĂ©tention diffĂ©rentes, Rohde c. Danemark, no 69332/01, § 97, 21 juillet 2005).

c)  Application de ces principes au cas d’espĂšce

i.  La spĂ©cificitĂ© de l’affaire

108.  Pour ce qui est de la prĂ©sente affaire, la Cour rappelle qu’elle a constatĂ©, dans son arrĂȘt du 12 mai 2005, que la dĂ©tention du requĂ©rant posait d’extraordinaires difficultĂ©s aux autoritĂ©s turques. Chef d’un mouvement armĂ© sĂ©paratiste de grande ampleur, l’intĂ©ressĂ© Ă©tait considĂ©rĂ© par une large part de la population en Turquie comme le terroriste le plus dangereux du pays. S’ajoutaient Ă  cela les divergences qui s’étaient faites jour au sein de sa propre organisation. Ces faits dĂ©montraient qu’il existait des risques rĂ©els pour sa vie. On pouvait aussi raisonnablement prĂ©voir que ses partisans ne manqueraient pas de tenter de le faire Ă©vader de son lieu de dĂ©tention.

109.  La Cour observe que ces conditions n’ont pas radicalement changĂ© depuis mai 2005 : le requĂ©rant est restĂ© actif dans sa participation au dĂ©bat politique en Turquie concernant le mouvement armĂ© sĂ©paratiste que reprĂ©sente le PKK, et ses instructions transmises par le biais de ses avocats (voir supra § 43) ont Ă©tĂ© suivies par le public et ont fait l’objet de diverses rĂ©actions, mĂȘme les plus extrĂȘmes (voir supra § 45). La Cour comprend donc que les autoritĂ©s turques aient estimĂ© nĂ©cessaire de prendre des mesures de sĂ©curitĂ© extraordinaires dans le cadre de la dĂ©tention du requĂ©rant.

ii.  Les conditions matĂ©rielles de dĂ©tention

110.  Les conditions matĂ©rielles de dĂ©tention du requĂ©rant doivent ĂȘtre prises en compte dans l’examen de la nature et de la durĂ©e de l’isolement.

111.  La Cour observe qu’avant le 17 novembre 2009 la cellule qu’occupait seul le requĂ©rant mesurait 13 mÂČ environ, disposait d’un lit, d’une table, d’un fauteuil et d’une bibliothĂšque. Elle Ă©tait climatisĂ©e et dotĂ©e d’un coin toilette. Elle possĂ©dait une fenĂȘtre qui donnait sur une cour intĂ©rieure et bĂ©nĂ©ficiait d’un Ă©clairage naturel et artificiel suffisant. En fĂ©vrier 2004, les murs avaient Ă©tĂ© renforcĂ©s par des panneaux en agglomĂ©rĂ© permettant de rĂ©duire l’humiditĂ©.

112.  La Cour observe aussi que, depuis le 17 novembre 2009, le requĂ©rant occupe seul une cellule dans le nouveau bĂątiment de la prison d’İmralı qui a Ă©tĂ© construit pour accueillir Ă©galement d’autres dĂ©tenus. Sa nouvelle cellule a une superficie de 9,8 mÂČ (espace de vie) auxquels s’ajoutent 2 mÂČ (salle d’eau et toilettes), et possĂšde un lit, une petite table, deux chaises, une armoire mĂ©tallique et un coin cuisine dotĂ© d’un lavabo. Le bĂątiment oĂč se trouvent les cellules est bien protĂ©gĂ© contre l’humiditĂ©. La cellule du requĂ©rant dispose d’une fenĂȘtre de 1 m x 0,5 m et d’une porte en partie vitrĂ©e, les deux donnant sur une cour intĂ©rieure. Selon le CPT, la cellule est privĂ©e d’un ensoleillement direct suffisant par le mur de 6 m de haut qui entoure cette cour. Le Gouvernement, sur la base d’une expertise indiquant que la cellule recevait assez de soleil, et par crainte pour la sĂ©curitĂ© du requĂ©rant, n’aurait pas acceptĂ© la proposition du CPT tendant Ă  l’abaissement du mur en question.

113.  Dans le nouveau bĂątiment ont Ă©tĂ© mises Ă  la disposition du requĂ©rant et des autres dĂ©tenus une salle de sport Ă©quipĂ©e d’une table de ping-pong et deux autres salles dotĂ©es de chaises et de tables, piĂšces recevant toutes une abondante lumiĂšre naturelle. Jusqu’à la fin de 2009 et au dĂ©but de 2010, le requĂ©rant bĂ©nĂ©ficiait, dans le nouveau bĂątiment, de deux heures d’activitĂ©s en plein air par jour, en restant seul dans la cour intĂ©rieure rĂ©servĂ©e Ă  sa cellule. En outre, il pouvait passer une heure par semaine, seul, dans la salle de loisirs (oĂč aucune activitĂ© spĂ©cifique n’était proposĂ©e) et deux heures par mois, seul, dans la bibliothĂšque de la prison (paragraphe 26 ci‑dessus).

114.  Donnant suite aux observations formulĂ©es par le CPT aprĂšs sa visite de janvier 2010, les autoritĂ©s responsables de la prison d’İmralı ont assoupli le rĂ©gime en question. Le requĂ©rant a ainsi Ă©tĂ© autorisĂ© Ă  mener, seul, des activitĂ©s Ă  l’extĂ©rieur de sa cellule Ă  raison de quatre heures par jour.

115.  La Cour constate que les conditions de dĂ©tention matĂ©rielles du requĂ©rant sont conformes aux rĂšgles pĂ©nitentiaires europĂ©ennes qui ont Ă©tĂ© adoptĂ©es le 11 janvier 2006 par le ComitĂ© des Ministres. Elles ont par ailleurs Ă©tĂ© considĂ©rĂ©es comme « globalement acceptables Â» par le CPT. DĂšs lors, aucune atteinte Ă  l’article 3 ne saurait ĂȘtre relevĂ©e de ce chef.

iii.  La nature de l’isolement du requĂ©rant

–  L’accĂšs Ă  l’information

116.  Avant le 17 novembre 2009, le requĂ©rant disposait dans sa cellule de livres et d’un poste de radio pouvant capter uniquement des Ă©missions Ă©tatiques. Il n’était pas autorisĂ© Ă  avoir un poste de tĂ©lĂ©vision dans sa cellule, au motif qu’il Ă©tait un dĂ©tenu dangereux et Ă©tait membre d’une organisation illĂ©gale. Pour les mĂȘmes raisons, il n’avait pas non plus accĂšs au tĂ©lĂ©phone. Ces restrictions contribuaient Ă  l’isolement social relatif de l’intĂ©ressĂ©.

117.  Pendant la mĂȘme pĂ©riode, le requĂ©rant Ă©tait soumis Ă  un accĂšs restreint Ă  la presse quotidienne et hebdomadaire. En fait, il recevait des journaux une fois par semaine, les numĂ©ros fournis par sa famille ou par ses avocats. En l’absence de visites de membres de sa famille et de ses avocats, il lui arrivait de rester des semaines sans accĂšs Ă  la presse. Les journaux remis Ă  l’intĂ©ressĂ© Ă©taient largement censurĂ©s.

118.  AprĂšs le 17 novembre 2009, ces conditions ont Ă©tĂ© marquĂ©es par quelques amĂ©liorations. A partir de 2010, le requĂ©rant, comme les autres dĂ©tenus de la prison d’İmralı, a pu recevoir des journaux deux fois par semaine au lieu d’une seule fois. Depuis mars 2010, il dispose aussi de dix minutes de conversation tĂ©lĂ©phonique avec l’extĂ©rieur tous les quinze jours.

119.  Dans l’ensemble, la Cour observe que le requĂ©rant a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un accĂšs modĂ©rĂ© Ă  l’information, ne disposant pas Ă  tout moment de tous les moyens de communication. La censure des quotidiens remis Ă  l’intĂ©ressĂ© semble compensĂ©e par un accĂšs non censurĂ© aux livres. L’accĂšs aux moyens audiovisuels (tĂ©lĂ©vision) restant un moyen de rĂ©duire les effets nĂ©fastes de l’isolement social, et les dĂ©tenus dans les autres prisons de haute sĂ©curitĂ© bĂ©nĂ©ficiant sans restrictions importantes de cette possibilitĂ©, la Cour estime que la limitation imposĂ©e jusqu’à rĂ©cemment au requĂ©rant sur ce point sans justification convaincante pouvait contribuer Ă  long terme Ă  son isolement social relatif.

–  La communication avec le personnel de la prison

120.  Ă€ la lumiĂšre des rapports que le CPT a prĂ©parĂ©s Ă  l’issue de ses visites de 2007 et de 2010 (voir les links au paragraphe 72 ci‑dessus, (CPT/Inf (2008)13 pour la visite de mai 2007, §§ 25-30, et CPT/Inf (2010) 20 pour celle de janvier 2010, §§ 30-35), la Cour observe que le requĂ©rant a reçu, pendant pratiquement les onze premiĂšres annĂ©es de sa dĂ©tention, la visite quotidienne de mĂ©decins gĂ©nĂ©ralistes. Ces mĂ©decins changeaient Ă  chaque fois, ce qui selon le CPT rendait impossible toute relation constructive entre le mĂ©decin et le patient.

121.  Ă€ partir de mai 2010, Ă  la suite des recommandations du CPT, le requĂ©rant a bĂ©nĂ©ficiĂ© de visites mĂ©dicales soit rĂ©guliĂšrement et mensuellement, soit Ă  sa demande ou en cas de nĂ©cessitĂ©. Un mĂ©decin spĂ©cifique a Ă©tĂ© chargĂ© de recueillir toutes les donnĂ©es mĂ©dicales sur la santĂ© de l’intĂ©ressĂ©, de les Ă©valuer et de leur appliquer le secret mĂ©dical.

122.  La Cour note Ă©galement qu’aucun des certificats mĂ©dicaux Ă©tablis par les mĂ©decins du ministĂšre de la SantĂ© ni aucun des rapports sur les visites du CPT n’ont indiquĂ© que l’isolement social relatif pourrait avoir des consĂ©quences nĂ©fastes permanentes et importantes pour la santĂ© du requĂ©rant. Il est vrai qu’à l’issue de leur visite de 2007 les dĂ©lĂ©guĂ©s du CPT ont signalĂ© une dĂ©tĂ©rioration de l’état psychique de l’intĂ©ressĂ© par rapport aux annĂ©es 2001 et 2003. Selon les dĂ©lĂ©guĂ©s du CPT, cette dĂ©gradation rĂ©sultait d’un Ă©tat de stress chronique et d’un isolement social et Ă©motionnel, combinĂ©s Ă  un sentiment d’abandon et de dĂ©ception, sans oublier un problĂšme ORL durable. A la suite de leur visite Ă  İmralı en 2010, aprĂšs la construction d’un nouveau bĂątiment et le transfert d’autres dĂ©tenus dans l’établissement, les dĂ©lĂ©guĂ©s du CPT ont pu constater que l’état psychique du requĂ©rant s’était nettement amĂ©liorĂ©, mĂȘme s’il restait une lĂ©gĂšre vulnĂ©rabilitĂ©, qui Ă©tait Ă  surveiller.

123.  La Cour observe en outre que les membres du personnel de la prison sont autorisĂ©s Ă  communiquer avec le requĂ©rant mais qu’ils doivent limiter leur conversation au strict minimum exigĂ© par leur travail. Un tel contact n’est pas susceptible en soi d’amoindrir l’isolement social d’un dĂ©tenu.

–  La communication avec les autres dĂ©tenus

124.  Avant le 17 novembre 2009, le requĂ©rant, qui Ă©tait le seul dĂ©tenu de l’établissement pĂ©nitentiaire d’İmralı, ne pouvait avoir de contacts qu’avec les membres du personnel qui y travaillaient, et ce dans les limites strictes de leurs fonctions.

125.  AprĂšs le 17 novembre 2009, date Ă  laquelle le requĂ©rant et cinq autres dĂ©tenus venus d’autres prisons et transfĂ©rĂ©s Ă  İmralı ont Ă©tĂ© installĂ©s dans le bĂątiment nouvellement construit, l’intĂ©ressĂ© a Ă©tĂ© autorisĂ© Ă  passer une heure par semaine avec les autres dĂ©tenus pour la conversation.

126.  En rĂ©ponse aux observations formulĂ©es par le CPT Ă  la suite de sa visite de janvier 2010, les autoritĂ©s responsables de la prison d’İmralı ont assoupli les possibilitĂ©s de communication entre le requĂ©rant et les autres dĂ©tenus. Depuis, l’intĂ©ressĂ© peut passer trois heures – et non plus une heure – par semaine avec les autres dĂ©tenus pour la conversation. Par ailleurs, comme tous les dĂ©tenus d’İmralı, il peut pratiquer, Ă  sa demande, les cinq activitĂ©s collectives suivantes, Ă  raison d’une heure par semaine pour chacune : peinture et arts plastiques, ping-pong, Ă©checs, volleyball et basketball. Au total, il peut ainsi disposer de cinq heures hebdomadaires d’activitĂ©s collectives. L’examen des registres de la prison montre qu’en pratique le requĂ©rant fait uniquement du volleyball et du basketball. En 2010, il Ă©tait envisagĂ© d’offrir au requĂ©rant et aux autres dĂ©tenus deux heures hebdomadaires supplĂ©mentaires par semaine pour pratiquer d’autres activitĂ©s collectives.

–  La communication avec les membres de la famille

127.  La Cour observe que le requĂ©rant a reçu la visite des membres de sa famille, notamment de ses sƓurs et de son frĂšre.

128.  MĂȘme si le rĂšglement de la prison autorise une heure de visite des proches (frĂšres et sƓurs dans le cas du requĂ©rant) tous les quinze jours, ces visites n’ont pu avoir lieu suivant la frĂ©quence souhaitĂ©e par le requĂ©rant et sa famille. Le fait que l’intĂ©ressĂ© soit dĂ©tenu dans une prison situĂ©e sur une Ăźle lointaine a inĂ©vitablement entraĂźnĂ© d’importantes difficultĂ©s d’accĂšs Ă  l’établissement pour les membres de la famille, par comparaison avec les centres pĂ©nitentiaires de haute sĂ©curitĂ© qui se trouvent sur le continent. Les raisons principalement invoquĂ©es par les autoritĂ©s gouvernementales pour justifier les frĂ©quentes interruptions des services de navettes entre la prison et la cĂŽte la plus proche en tĂ©moignent : les « mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques Â», l’« entretien des bateaux assurant la navette entre l’üle et le continent Â» et l’« impossibilitĂ© pour les bateaux navettes de faire face aux mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques Â».

129.  L’examen des dates et de la frĂ©quence des visites rendues par des proches et de celles refusĂ©es montre qu’en 2006 et dĂ©but 2007 il y a eu plus de visites refusĂ©es qu’effectuĂ©es. En revanche, fin 2007, ainsi qu’en 2008, en 2009 et en 2010, la frĂ©quence des visites s’est accrue. Par contre, en 2011 et en 2012, le requĂ©rant n’a pu recevoir que quelques visites des membres de sa famille. A cet Ă©gard, la Cour note avec prĂ©occupation qu’un grand nombre de visites ont Ă©tĂ© rendues impossibles en raison de mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques et de pannes techniques des bateaux nĂ©cessitant parfois des travaux de plusieurs semaines, malgrĂ© le fait que le Gouvernement avait plaidĂ© devant la Cour, dans le cadre de l’affaire Öcalan c. Turquie aboutissant Ă  l’arrĂȘt de la Grande Chambre du 12 mai 2005, que de telles difficultĂ©s allaient ĂȘtre supprimĂ©es avec la mise en service des moyens de transport plus appropriĂ©s (Öcalan prĂ©citĂ©, § 194).

130.  Quant aux conditions dans lesquelles se dĂ©roulent ces visites, la Cour observe qu’avant 2010, le requĂ©rant ne pouvait communiquer avec ses sƓurs ou son frĂšre que dans des parloirs dotĂ©s d’un dispositif de sĂ©paration (vitres et combinĂ©s tĂ©lĂ©phoniques), car le rĂšglement de la prison rĂ©servait les parloirs sans sĂ©paration aux visites des proches du premier degrĂ©. Cette partie du rĂšglement ayant Ă©tĂ© invalidĂ©e par les juridictions administratives en dĂ©cembre 2009, le requĂ©rant et les membres de sa famille qui lui rendent visite peuvent depuis 2010 s’installer autour d’une table.

–  La communication avec les avocats ou d’autres personnes

131.  La Cour observe que le requĂ©rant a reçu la visite de ses avocats, parfois Ă  intervalles rĂ©guliers, parfois de façon rare et occasionnelle. Alors que l’intĂ©ressĂ© avait le droit de voir ses avocats une fois par semaine (le mercredi Ă©tant le jour des visites), il s’est vu priver de la plupart de ces visites. Les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires ont motivĂ© le rejet des demandes de visite en invoquant les mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques ou une panne de bateau.

132.  La Cour note Ă  cet Ă©gard que les pĂ©riodes durant lesquelles les visites d’avocats ont Ă©tĂ© refusĂ©es au requĂ©rant ont prĂ©cĂ©dĂ© le dĂ©clenchement de procĂ©dures contre certains conseils de l’intĂ©ressĂ©, auxquels il Ă©tait reprochĂ© d’avoir servi de messagers entre lui et le PKK. Elle constate que les interruptions des visites ont davantage Ă©tĂ© dues au souci des autoritĂ©s nationales d’empĂȘcher la communication entre le requĂ©rant et son ex‑organisation armĂ©e qu’aux conditions mĂ©tĂ©orologiques ou aux pannes de bateau.

133.  La Cour observe en outre que le requĂ©rant avait le droit de correspondre avec l’extĂ©rieur, sous le contrĂŽle des autoritĂ©s pĂ©nitentiaires, et que le courrier reçu par lui Ă©tait contrĂŽlĂ© et censurĂ©.

134.  Elle note aussi que le requĂ©rant n’a pas Ă©tĂ© autorisĂ© Ă  avoir des entretiens confidentiels avec ses avocats. Les comptes rendus de ces entretiens Ă©taient en effet soumis au contrĂŽle du juge de l’exĂ©cution des peines.

135.  La Cour constate sur ces points que la communication entre le requĂ©rant et ses avocats et la correspondance de l’intĂ©ressĂ©, dĂ©tenu pour activitĂ©s terroristes, ont fait l’objet de restrictions plus importantes que celles touchant les dĂ©tenus d’autres prisons. NĂ©anmoins, alors que les personnes privĂ©es de leur libertĂ© pour activitĂ©s terroristes ne sauraient ĂȘtre soustraites au champ des dispositions de la Convention et qu’on ne peut porter atteinte Ă  la substance de leurs droits et libertĂ©s ainsi reconnus, les autoritĂ©s nationales peuvent leur imposer des « restrictions lĂ©gitimes » dans la mesure oĂč ces restrictions sont strictement nĂ©cessaires pour protĂ©ger la sociĂ©tĂ© contre la violence.

–  Conclusion quant Ă  la nature de l’isolement imposĂ© au requĂ©rant

136.  La Cour en conclut que, pour la pĂ©riode antĂ©rieure Ă  la date du 17 novembre 2009, on ne saurait estimer que le requĂ©rant a Ă©tĂ© dĂ©tenu dans un isolement sensoriel ou social total. Son isolement social Ă  cette Ă©poque Ă©tait partiel et relatif. Depuis cette date (pour le restant de la pĂ©riode examinĂ©e, voir supra § 96), l’intĂ©ressĂ© ne saurait pas non plus ĂȘtre considĂ©rĂ© comme ayant Ă©tĂ© maintenu dans un isolement social grave, en dĂ©pit des importantes restrictions de facto appliquĂ©es Ă  sa communication avec ses avocats.

iv.  La durĂ©e du maintien en isolement social du requĂ©rant

137.  La Cour constate que le requĂ©rant a Ă©tĂ© maintenu dans un isolement social relatif entre le 12 mai 2005 et le 17 novembre 2009, soit pendant quatre ans et six mois environ. Il est Ă  rappeler que le 12 mai 2005, date Ă  laquelle la Cour a rendu son arrĂȘt dans la prĂ©cĂ©dente requĂȘte introduite par le requĂ©rant, ce dernier, apprĂ©hendĂ© le 15 fĂ©vrier 1999, Ă©tait dĂ©jĂ  dĂ©tenu dans un isolement social relatif depuis six ans et trois mois environ. La durĂ©e totale de la dĂ©tention en isolĂ©ment social relatif s’est donc Ă©levĂ©e Ă  dix ans et neuf mois.

138.  La longueur de cette pĂ©riode appelle de la part de la Cour un examen rigoureux en ce qui concerne sa justification, la nĂ©cessitĂ© des mesures prises et leur proportionnalitĂ© par rapport aux autres restrictions possibles, les garanties offertes au requĂ©rant pour Ă©viter l’arbitraire et les mesures prises par les autoritĂ©s pour s’assurer que l’état physique et psychologique du requĂ©rant permettait son maintien Ă  l’isolement (Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, § 136).

139.  Pour la pĂ©riode antĂ©rieure au 17 novembre 2009, on peut comparer les restrictions subies par le requĂ©rant Ă  celles imposĂ©es Ă  Ramirez Sanchez, dont l’affaire a fait l’objet d’un arrĂȘt de la Grande Chambre ayant conclu Ă  la non-violation de l’article 3 de la Convention (Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, voir, notamment, §§ 125-150). Alors que Ramirez Sanchez fut placĂ© pour un certain temps dans un quartier de la prison dont les occupants n’avaient aucune possibilitĂ© de se croiser ou d’ĂȘtre regroupĂ©s en un mĂȘme lieu, le requĂ©rant Ă©tait l’unique dĂ©tenu de la prison et de ce fait il ne pouvait au quotidien cĂŽtoyer que les mĂ©decins et les membres du personnel. Il recevait les visites des membres de sa famille et de ses avocats lorsque les conditions de transport maritime le permettaient.

140.  La Cour admet que le placement et le maintien du requĂ©rant dans de telles conditions de dĂ©tention Ă©taient motivĂ©s par le risque d’évasion hors d’une prison normale, le souci de protĂ©ger la vie de l’intĂ©ressĂ© contre ceux qui le jugent responsable de la mort d’un grand nombre de personnes, et la volontĂ© de l’empĂȘcher de transmettre des instructions Ă  son organisation armĂ©e, le PKK, qui le considĂ©rait toujours comme son chef.

141.  Cependant, la Cour a dĂ©jĂ  estimĂ© dans l’arrĂȘt Ramirez Sanchez qu’il serait souhaitable que des solutions autres que la mise Ă  l’isolement soient recherchĂ©es pour les individus tenus pour dangereux et pour lesquels la dĂ©tention dans une prison ordinaire et dans des conditions normales est jugĂ©e inappropriĂ©e (Ramirez Sanchez, prĂ©citĂ©, § 146).

142.  La Cour observe que, dans son rapport sur sa visite effectuĂ©e du 19 au 22 mai 2007, le CPT a exprimĂ© des prĂ©occupations semblables sur les effets nĂ©fastes du prolongement de conditions se rĂ©sumant Ă  un isolement social relatif. Finalement, en mars 2008, en l’absence d’avancĂ©es rĂ©elles de la part du Gouvernement sur ce point, le CPT a mis en route la procĂ©dure visant Ă  la formulation d’une dĂ©claration publique, telle que prĂ©vue Ă  l’article 10 § 2 de la Convention europĂ©enne pour la prĂ©vention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants.

143.  La Cour relĂšve avec intĂ©rĂȘt la rĂ©action positive du Gouvernement. En effet, ce dernier a dĂ©cidĂ© en juin 2008 de construire un nouveau bĂątiment dans l’enceinte de la prison d’İmralı afin de se conformer aux normes exigĂ©es par le CPT relativement Ă  la dĂ©tention du requĂ©rant et a menĂ© en octobre 2008 des nĂ©gociations de haut niveau sur ce point avec les reprĂ©sentants du CPT. La construction a Ă©tĂ© achevĂ©e en Ă©tĂ© 2009 et, en novembre 2009, le requĂ©rant ainsi que d’autres dĂ©tenus transfĂ©rĂ©s d’autres Ă©tablissements pĂ©nitentiaires y ont Ă©tĂ© installĂ©s.

144.  La Cour constate que le rĂ©gime appliquĂ© au requĂ©rant Ă  partir de novembre 2009 s’est peu Ă  peu Ă©loignĂ© de l’isolement social. TrĂšs limitĂ©e au dĂ©but, sa communication avec les autres dĂ©tenus a progressĂ© dans la mesure oĂč le Gouvernement a accueilli favorablement la plupart des indications du CPT en la matiĂšre. Face Ă  ces dĂ©veloppements, le CPT a mis fin en mars 2010 Ă  la procĂ©dure qu’il avait dĂ©cidĂ© de lancer deux ans auparavant en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention pour la prĂ©vention de la torture.

145.  La Cour note les inquiĂ©tudes du CPT concernant les Ă©ventuels effets Ă  long terme de l’absence prolongĂ©e de tĂ©lĂ©viseur dans la cellule du requĂ©rant (jusqu’à la date du 12 janvier 2012) et des frĂ©quentes interruptions de sa communication avec ses avocats et les membres de sa famille. Tous ces moyens permettent d’éviter l’isolement social d’un dĂ©tenu, donc du requĂ©rant. Le manque Ă  long terme de ces moyens, combinĂ© avec le facteur « temps Â», soit plus de treize ans de dĂ©tention dans le cas du requĂ©rant si l’on part du dĂ©but de sa captivitĂ©, risque de provoquer chez lui un sentiment justifiĂ© d’isolement social.

En particulier, la Cour estime que mĂȘme si le choix d’une ile isolĂ©e comme lieu de dĂ©tention du requĂ©rant incombe au Gouvernement, il est de devoir de ce dernier de doter, dans ce cas, l’établissement pĂ©nitencier en question des moyens de transport appropriĂ©s afin de permettre le dĂ©roulement normal du rĂ©gime sur les visites des dĂ©tenues.

v.  Conclusions

-  Avant le 17 novembre 2009

146.  La Cour rappelle avoir pris note, dans son arrĂȘt du 12 mai 2005, des recommandations du CPT selon lesquelles l’isolement social relatif du requĂ©rant ne devait pas durer trop longtemps et les effets de cet isolement devaient ĂȘtre attĂ©nuĂ©s par l’accĂšs de l’intĂ©ressĂ© Ă  la tĂ©lĂ©vision et aux communications tĂ©lĂ©phoniques avec ses avocats et ses proches parents (Öcalan precitĂ©, § 195). Elle rappelle aussi avoir estimĂ© dans le mĂȘme arrĂȘt que les conditions gĂ©nĂ©rales de la dĂ©tention du requĂ©rant Ă  la prison d’İmralı n’avaient pas atteint le seuil minimum de gravitĂ© requis pour constituer un traitement inhumain ou dĂ©gradant au sens de l’article 3 de la Convention « pour le moment Â» (Öcalan precitĂ©, § 196). Or la Cour constate Ă  prĂ©sent que l’isolement social du requĂ©rant a continuĂ©, jusqu’au 17 novembre 2009, dans des conditions plus ou moins identiques Ă  celles observĂ©es dans son arrĂȘt du 12 mai 2005.

Dans son apprĂ©ciation quant Ă  la dĂ©tention du requĂ©rant antĂ©rieure au 17 novembre 2009, la Cour tient compte des conclusions formulĂ©es par le CPT dans son rapport sur sa visite de mai 2007 (voir supra § 72) ainsi que de ses propres constats, notamment du prolongement Ă  dix ans et neuf mois de la pĂ©riode pendant laquelle le requĂ©rant a Ă©tĂ© le seul dĂ©tenu de l’établissement pĂ©nitentiaire (voir supra § 137), de l’absence de moyens de communication permettant d’éviter l’isolement social du requĂ©rant (absence prolongĂ©e de tĂ©lĂ©viseur dans la cellule et d’appels tĂ©lĂ©phoniques, voir supra § 116 et § 119), des limitations excessives de l’accĂšs Ă  l’information (voir supra §§ 116, 117 et 119), de la persistance des importantes difficultĂ©s d’accĂšs Ă  l’établissement pĂ©nitentiaire pour les visiteurs (membres de la famille ou avocats) et de l’insuffisance des moyens de transport maritimes face aux conditions mĂ©tĂ©orologiques (voir supra § 129), de la limitation de la communication du personnel avec le requĂ©rant au strict minimum exigĂ© par le travail (voir supra § 123 et 124), de l’absence de relation constructive entre le mĂ©decin et le requĂ©rant patient (voir supra § 120), de la dĂ©tĂ©rioration de l’état psychique de l’intĂ©ressĂ© en 2007 rĂ©sultant d’un Ă©tat de stress chronique et d’un isolement social et Ă©motionnel, combinĂ©s Ă  un sentiment d’abandon et de dĂ©ception (voir supra § 122), ainsi que de l’absence de recherche de solutions autres que la mise Ă  l’isolĂ©ment du requĂ©rant, jusqu’en juin 2008, en dĂ©pit du fait que le CPT avait signalĂ© dans son rapport sur sa visite de mai 2007 les effets nĂ©fastes du prolongement de conditions se rĂ©sumant Ă  un isolement social (voir supra § 122). La Cour en conclut que les conditions de dĂ©tention imposĂ©es au requĂ©rant pendant cette pĂ©riode ont atteint le seuil minimum de gravitĂ© requis pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention.

147.  Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions de dĂ©tention du requĂ©rant qui se sont prolongĂ©es jusqu’à la date du 17 novembre 2009.

-  AprĂšs le 17 novembre 2009

148.  Dans son apprĂ©ciation quant Ă  la pĂ©riode postĂ©rieure au 17 novembre 2009, la Cour tient compte principalement des conditions matĂ©rielles de dĂ©tention du requĂ©rant, de la rĂ©action positive du Gouvernement face Ă  la procĂ©dure lancĂ©e par le CPT en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention pour la prĂ©vention de la torture et ayant abouti Ă  l’installation d’autres dĂ©tenus Ă  la prison d’Imrali (voir supra § 143), de l’amĂ©lioration de l’accĂšs du requĂ©rant Ă  l’information pendant cette pĂ©riode (voir supra § 118), de l’important renforcement de la communication et des activitĂ©s communes du requĂ©rant avec les autres dĂ©tenus en rĂ©ponse aux observations du CPT formulĂ©es Ă  la suite de sa visite de janvier 2010 (voir supra § 126), de l’augmentation des frĂ©quences des visites autorisĂ©es et de la qualitĂ© des entretiens du requĂ©rant avec sa famille sans dispositif de sĂ©paration (voir supra §§ 129 et 130) et de la mise Ă  disposition de moyens attĂ©nuant les effets de l’isolement social relatif (contacts tĂ©lĂ©phoniques depuis mars 2010, tĂ©lĂ©viseur dans sa cellule depuis janvier 2012). La Cour en conclut que les conditions de dĂ©tention imposĂ©es au requĂ©rant pendant cette pĂ©riode n’ont pas atteint le seuil minimum de gravitĂ© requis pour constituer un traitement inhumain au sens de l’article 3 de la Convention.

149.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en raison des conditions de dĂ©tention imposĂ©es au requĂ©rant pendant la pĂ©riode postĂ©rieure Ă  la date du 17 novembre 2009.

La Cour tient Ă  souligner que le constat de non-violation de l’article 3 de la Convention ne saurait s’interprĂ©ter comme une excuse pour les autoritĂ©s nationales pour ne pas fournir au requĂ©rant plus de facilitĂ©s de communication avec l’extĂ©rieur ou allĂ©ger ses conditions de dĂ©tention, puisqu’avec la prolongation de la durĂ©e passĂ©e par celui-ci en dĂ©tention, lui accorder de telles facilitĂ©s peut ĂȘtre nĂ©cessaire pour que ses conditions de dĂ©tention restent en conformitĂ© avec les exigences de l’article 3 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION S’AGISSANT DES RESTRICTIONS APPORTÉES AUX VISITES ET À LA COMMUNICATION AVEC LES MEMBRES DE LA FAMILLE

150.  Le requĂ©rant allĂšgue la violation de son droit au respect de sa vie familiale en se fondant sur une partie des faits qu’il prĂ©sente sous l’angle de l’article 3 de la Convention, Ă  savoir les restrictions imposĂ©es Ă  ses contacts avec les membres de sa famille, Ă  ses communications tĂ©lĂ©phoniques, Ă  sa correspondance et aux visites.

151.  L’article 8 de la Convention dispose :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privĂ©e et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingĂ©rence d’une autoritĂ© publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, est nĂ©cessaire Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  la sĂ»retĂ© publique, au bien-ĂȘtre Ă©conomique du pays, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention des infractions pĂ©nales, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, ou Ă  la protection des droits et libertĂ©s d’autrui. Â»

152.  Le Gouvernement conteste cette thĂšse et rĂ©itĂšre de maniĂšre gĂ©nĂ©rale les observations prĂ©sentĂ©es sur le terrain de l’article 3 de la Convention au sujet de la communication entre le requĂ©rant et les membres de sa famille. Il fait observer que l’intĂ©ressĂ© peut communiquer avec ses proches sous rĂ©serve des restrictions imposĂ©es par la lĂ©gislation concernant les prisons de haute sĂ©curitĂ© et l’exĂ©cution des peines (la rĂ©clusion criminelle Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e en l’espĂšce). Il ajoute que lorsque le requĂ©rant purge une sanction disciplinaire parce qu’il ne s’est pas conformĂ© Ă  l’interdiction d’adresser des messages Ă  son ex-organisation armĂ©e, cela a une incidence sur l’exercice du droit de recevoir des visites.

A.  Sur la recevabilitĂ©

153.  La Cour relĂšve que ce grief est liĂ© Ă  celui qu’elle a examinĂ© ci‑dessus et qu’il convient donc Ă©galement de le dĂ©clarer recevable.

B.  Sur le fond

154.  Elle rappelle que toute dĂ©tention rĂ©guliĂšre au regard de l’article 5 de la Convention entraĂźne par nature une restriction Ă  la vie privĂ©e et familiale de l’intĂ©ressĂ©. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pĂ©nitentiaire aide le dĂ©tenu Ă  maintenir un contact avec sa famille proche (Messina c. Italie (no 2), prĂ©citĂ©, § 61).

155.  En l’espĂšce, la Cour souligne que le requĂ©rant, condamnĂ© Ă  l’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© dans une prison de haute sĂ©curitĂ©, est soumis Ă  un rĂ©gime spĂ©cial de dĂ©tention, qui a impliquĂ© la limitation du nombre de visites de la famille (une fois par semaine, sur demande) et imposĂ© jusqu’en 2010 des mesures de surveillance de ces rencontres (le dĂ©tenu Ă©tait sĂ©parĂ© des visiteurs par une paroi vitrĂ©e).

156.  La Cour estime que ces restrictions constituent sans nul doute une ingĂ©rence dans l’exercice par le requĂ©rant de son droit au respect de sa vie familiale, garanti par l’article 8 § 1 de la Convention (X c. Royaume‑Uni, no 8065/77, dĂ©cision de la Commission du 3 mai 1978, DĂ©cisions et rapports 14, p. 246).

157.  Pareille ingĂ©rence n’enfreint pas la Convention si elle est « prĂ©vue par la loi Â», vise un ou des buts lĂ©gitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et peut passer pour une mesure nĂ©cessaire « dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique Â».

158.  La Cour note que les mesures de sĂ©curitĂ© ont Ă©tĂ© ordonnĂ©es Ă  l’encontre du requĂ©rant conformĂ©ment aux dispositions de la lĂ©gislation sur le rĂ©gime des dĂ©tenus considĂ©rĂ©s comme dangereux, notamment par la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures prĂ©ventives, et qu’elles Ă©taient dĂšs lors « prĂ©vues par la loi Â». Elle considĂšre en outre que les mesures en question poursuivaient des buts lĂ©gitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, Ă  savoir la dĂ©fense de l’ordre et de la sĂ»retĂ© publics, ainsi que la prĂ©vention des infractions pĂ©nales.

159.  Quant Ă  la nĂ©cessitĂ© de l’ingĂ©rence, la Cour rappelle que pour revĂȘtir un caractĂšre nĂ©cessaire « dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique Â», une ingĂ©rence doit se fonder sur un besoin social impĂ©rieux, et notamment demeurer proportionnĂ©e au but lĂ©gitime recherchĂ© (voir, entre autres, l’arrĂȘt McLeod c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 52, Recueil 1998-VII).

160.  Or, la Cour relĂšve que le rĂ©gime des contacts avec la famille prĂ©vu pour les condamnĂ©s Ă  perpĂ©tuitĂ© dĂ©tenus dans une prison de haute sĂ©curitĂ© tend Ă  limiter les liens existant entre les personnes concernĂ©es et leur milieu criminel d’origine, afin de minimiser le risque qu’elles ne maintiennent des contacts personnels avec les structures des organisations criminelles. En effet, la Cour rappelle que, dans son arrĂȘt du 12 mai 2005 (Öcalan, prĂ©citĂ©, § 192) ainsi qu’au paragraphe 132 ci-dessus, elle a considĂ©rĂ© comme Ă©tant fondĂ©es les prĂ©occupations du Gouvernement, qui craignait que le requĂ©rant puisse utiliser les communications avec l’extĂ©rieur pour reprendre contact avec des membres du mouvement armĂ© sĂ©paratiste dont il Ă©tait le chef. Elle ne saurait estimer que les circonstances de la dĂ©tention du requĂ©rant avaient radicalement changĂ© depuis 2005 jusqu’au moment de ces restrictions de communication.

161.  La Cour rappelle aussi que, dans de nombreux États parties Ă  la Convention, il existe des rĂ©gimes de sĂ©curitĂ© renforcĂ©e pour les dĂ©tenus dangereux. Ces rĂ©gimes se basent sur le renforcement des contrĂŽles de la communication avec l’extĂ©rieur pour les dĂ©tenus prĂ©sentant un risque particulier pour l’ordre dans la prison et l’ordre public.

162.  Ă€ la lumiĂšre de ces arguments, la Cour ne saurait douter de la nĂ©cessitĂ© d’appliquer au requĂ©rant un rĂ©gime spĂ©cial de dĂ©tention.

163.  Quant Ă  la mise en balance entre l’intĂ©rĂȘt individuel du requĂ©rant Ă  communiquer avec sa famille et l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral Ă  restreindre ses contacts avec l’extĂ©rieur, la Cour note que les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires ont cherchĂ© Ă  aider l’intĂ©ressĂ© Ă  maintenir, dans la mesure du possible, le contact avec sa famille proche : les visites Ă©taient autorisĂ©es une fois par semaine, sans limitation du nombre de visiteurs. Par ailleurs, Ă  partir de 2010, les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires, donnant suite aux recommandations du CPT, ont permis au requĂ©rant de recevoir ses visiteurs autour d’une table (voir, a contrario, Trosin c. Ukraine, no 39758/05, §§ 43-47, 23 fĂ©vrier 2012). Il ressort Ă©galement du dossier que les communications tĂ©lĂ©phoniques sont autorisĂ©es Ă  raison de dix minutes toutes les deux semaines. La correspondance entre l’intĂ©ressĂ© et les membres de sa famille, si l’on met de cĂŽtĂ© le contrĂŽle et la censure visant Ă  Ă©viter les Ă©changes portant sur les activitĂ©s du PKK, fonctionne normalement.

164.  Ă€ la lumiĂšre de ces considĂ©rations, la Cour estime que les restrictions au droit du requĂ©rant au respect de sa vie familiale n’ont pas excĂ©dĂ© ce qui, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, est nĂ©cessaire Ă  la dĂ©fense de l’ordre et de la sĂ»retĂ© publics et Ă  la prĂ©vention des infractions pĂ©nales, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention sur ce point.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

165.  Le requĂ©rant allĂšgue par ailleurs la violation de l’article 7 de la Convention, qui est ainsi libellĂ© :

« 1.  Nul ne peut ĂȘtre condamnĂ© pour une action ou une omission qui, au moment oĂč elle a Ă©tĂ© commise, ne constituait pas une infraction d’aprĂšs le droit national ou international. De mĂȘme il n’est infligĂ© aucune peine plus forte que celle qui Ă©tait applicable au moment oĂč l’infraction a Ă©tĂ© commise.

2.  Le prĂ©sent article ne portera pas atteinte au jugement et Ă  la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment oĂč elle a Ă©tĂ© commise, Ă©tait criminelle d’aprĂšs les principes gĂ©nĂ©raux de droit reconnus par les nations civilisĂ©es. Â»

A.  Les parties

166.  Le requĂ©rant soutient que la commutation de sa peine capitale en emprisonnement Ă  vie sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle enfreint l’article 7 de la Convention, cette commutation ayant fait suite Ă  une modification de la lĂ©gislation intervenue aprĂšs sa condamnation (loi no 4771, entrĂ©e en vigueur le 9 aoĂ»t 2002). Avant cette modification de la loi, les personnes condamnĂ©es Ă  la peine capitale dont l’exĂ©cution n’était pas approuvĂ©e par l’AssemblĂ©e nationale restaient en dĂ©tention pour une durĂ©e maximale de trente-six ans.

En particulier, le requĂ©rant semble en fait avancer deux thĂšses distinctes : premiĂšrement, il soutient que, Ă  l’époque oĂč il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  la peine capitale, celle-ci Ă©quivalait, dĂšs le dĂ©but, Ă  un emprisonnement d’une durĂ©e maximale de trente-six ans, puisqu’en 1984 la Turquie a dĂ©crĂ©tĂ© un moratoire sur l’exĂ©cution de la peine de mort ; deuxiĂšmement, le requĂ©rant semble affirmer que la peine de mort prononcĂ©e Ă  son encontre, suite Ă  l’abolition de cette peine, a Ă©tĂ© commuĂ©e, d’abord, en une rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© ordinaire (avec possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle Ă  l’issue d’une pĂ©riode de sĂ»retĂ©) et, bien plus tard, en une rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e (sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle jusqu’à la fin de la vie).

167.  Le requĂ©rant estime Ă©galement que l’isolement social qui lui a Ă©tĂ© imposĂ© n’était prĂ©vu par aucune disposition de la lĂ©gislation et constitue une atteinte Ă  ses droits protĂ©gĂ©s par les articles 6 et 7 de la Convention.

168.  Le Gouvernement conteste cette thĂšse. Il affirme d’emblĂ©e que, selon la lĂ©gislation telle qu’elle Ă©tait en vigueur avant la condamnation du requĂ©rant, les personnes condamnĂ©es Ă  la peine capitale, sous rĂ©serve que l’exĂ©cution de la peine eĂ»t Ă©tĂ© formellement refusĂ©e par le Parlement, pouvaient bĂ©nĂ©ficier d’une libĂ©ration conditionnelle au terme d’une pĂ©riode de trente-six ans. Or le Parlement n’aurait jamais pris de dĂ©cision rejetant l’exĂ©cution de la peine de mort prononcĂ©e contre le requĂ©rant. Le Parlement, par la loi no 4771 du 9 aoĂ»t 2002, aurait aboli la peine capitale et remplacĂ© celle-ci par la peine Ă  perpĂ©tuitĂ© renforcĂ©e, c’est-Ă -dire une peine perpĂ©tuelle pour le reste de la vie, sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle. Ce principe aurait Ă©tĂ© suivi par toutes les lois ensuite promulguĂ©es et Ă©tablissant les peines imposĂ©es pour les crimes de terrorisme (notamment la loi no 5218, qui a aboli la peine de mort et emportĂ© modification d’un certain nombre de lois, la nouvelle loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures prĂ©ventives ou la loi n5532 modifiant certaines dispositions de la loi antiterroriste). Selon le Gouvernement, il Ă©tait clair pour le requĂ©rant, Ă  tous les stades de la procĂ©dure, que sa condamnation fondĂ©e sur l’article 125 du code pĂ©nal impliquait au dĂ©but la peine capitale et, plus tard, aprĂšs l’abolition de ce chĂątiment, la peine perpĂ©tuelle sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle.

169.  Le Gouvernement fait observer que le rĂ©gime de dĂ©tention appliquĂ© au requĂ©rant Ă©tait prĂ©vu, en gĂ©nĂ©ral, par la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures prĂ©ventives (notamment par ses dispositions relatives aux dĂ©tenus tenus pour dangereux), par les rĂšglements promulguĂ©s par le Conseil des ministres et touchant Ă  divers aspects de la vie carcĂ©rale, ainsi que par la lĂ©gislation sur la formation d’une cellule de crise interministĂ©rielle en cas de risques exceptionnels pour la sĂ©curitĂ© publique.

B.  L’apprĂ©ciation de la Cour

1.  Sur la recevabilitĂ©

170.  La Cour relĂšve que ce grief ne se heurte Ă  aucun motif d’irrecevabilitĂ© et qu’il convient donc de le dĂ©clarer recevable.

2.  Sur le fond

a)  Principes gĂ©nĂ©raux

171.  La garantie que consacre l’article 7, Ă©lĂ©ment essentiel de la prĂ©Ă©minence du droit, occupe une place primordiale dans le systĂšme de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dĂ©rogation en temps de guerre ou d’autre danger public. Ainsi qu’il dĂ©coule de son objet et de son but, on doit l’interprĂ©ter et l’appliquer de maniĂšre Ă  assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires (Scoppola c. Italie (n2) [GC], no 10249/03, § 92, 17 septembre 2009, S.W. c. Royaume‑Uni, 22 novembre 1995, § 34, sĂ©rie A no 335‑B, et C.R. c. Royaume‑Uni, 22 novembre 1995, § 32, sĂ©rie A no 335‑C).

172.  L’article 7 § 1 de la Convention ne se borne pas Ă  prohiber l’application rĂ©troactive du droit pĂ©nal au dĂ©triment de l’accusĂ©. Il consacre aussi, de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, le principe de la lĂ©galitĂ© des dĂ©lits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege). S’il interdit, en particulier, d’étendre le champ d’application des infractions existantes Ă  des faits qui, antĂ©rieurement, ne constituaient pas des infractions, il commande en outre de ne pas appliquer la loi pĂ©nale de maniĂšre extensive au dĂ©triment de l’accusĂ©, par exemple par analogie (voir, parmi d’autres, Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 138, CEDH 2008, et CoĂ«me et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 145, CEDH 2000‑VII).

173.  Il s’ensuit que la loi doit dĂ©finir clairement les infractions et les peines qui les rĂ©priment. La tĂąche qui incombe Ă  la Cour est donc de s’assurer que, au moment oĂč un accusĂ© a commis l’acte qui a donnĂ© lieu aux poursuites et Ă  la condamnation, il existait une disposition lĂ©gale rendant l’acte punissable et que la peine imposĂ©e n’a pas excĂ©dĂ© les limites fixĂ©es par cette disposition (Scoppola (no 2), prĂ©citĂ©, § 95, CoĂ«me et autres, prĂ©citĂ©, § 145, et Achour c. France [GC], no 67335/01, § 43, CEDH 2006‑IV).

174.  La notion de « droit Â» (« law Â») au sens de l’article 7 implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilitĂ© et de prĂ©visibilitĂ© (Kafkaris, prĂ©citĂ©, § 140, et E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 51, 7 fĂ©vrier 2002). Ces conditions qualitatives doivent ĂȘtre remplies tant pour la dĂ©finition d’une infraction que pour la peine que celle-ci implique (Achour, prĂ©citĂ©, § 41). Le justiciable doit pouvoir savoir, Ă  partir du libellĂ© de la disposition pertinente et, au besoin, Ă  l’aide de son interprĂ©tation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilitĂ© pĂ©nale et quelle peine sera prononcĂ©e pour l’acte commis et/ou l’omission (voir, parmi d’autres, Scoppola (no 2), prĂ©citĂ©, § 94, Kokkinakis c. GrĂšce, 25 mai 1993, § 52, sĂ©rie A no 260-A, et Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil 1996‑V). De surcroĂźt, la prĂ©visibilitĂ© de la loi ne s’oppose pas Ă  ce que la personne concernĂ©e soit amenĂ©e Ă  recourir Ă  des conseils Ă©clairĂ©s pour Ă©valuer, Ă  un degrĂ© raisonnable dans les circonstances de la cause, les consĂ©quences pouvant rĂ©sulter d’un acte dĂ©terminĂ© (voir, notamment, Cantoni, prĂ©citĂ©, § 35, et Achour, prĂ©citĂ©, § 54).

175.  La Cour relĂšve que le principe de rĂ©troactivitĂ© de la loi pĂ©nale plus douce, considĂ©rĂ© par la Cour dans l’arrĂȘt Scoppola (no 2) comme Ă©tant garanti par l’article 7, se traduit par la rĂšgle voulant que, si la loi pĂ©nale en vigueur au moment de la commission de l’infraction et les lois pĂ©nales postĂ©rieures adoptĂ©es avant le prononcĂ© d’un jugement dĂ©finitif sont diffĂ©rentes, le juge doit appliquer celle dont les dispositions sont les plus favorables au prĂ©venu (Scoppola (no 2), prĂ©citĂ©, § 109).

176.  Dans sa dĂ©cision rendue dans l’affaire Hummatov c. AzerbaĂŻdjan ((dĂ©c.), nos 9852/03 et 13413/04, 18 mai 2006), la Cour a approuvĂ© l’avis commun aux parties selon lequel la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© n’était pas une peine plus lourde que la peine capitale.

b)  Application de ces principes en l’espĂšce

177.  La Cour relĂšve que les parties s’accordent Ă  dire qu’à la date de leur commission, les crimes reprochĂ©s au requĂ©rant Ă©taient passibles de la peine de mort en vertu de l’article 125 du code pĂ©nal, peine Ă  laquelle le requĂ©rant a d’ailleurs Ă©tĂ© condamnĂ©. La reconnaissance de la culpabilitĂ© de l’intĂ©ressĂ© et la peine infligĂ©e avaient donc pour base lĂ©gale le droit pĂ©nal applicable Ă  l’époque des faits, et la peine correspondait Ă  celle que prĂ©voyaient les dispositions pertinentes du code pĂ©nal (voir, dans le mĂȘme sens, Kafkaris, prĂ©citĂ©, § 143). La Cour constate Ă©galement qu’il n’y a pas de dĂ©saccord entre les parties sur le fait que la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© est une peine plus douce que la peine capitale (voir, dans le mĂȘme sens, Hummatov, dĂ©cision prĂ©citĂ©e).

178.  L’argumentation des parties porte pour l’essentiel d’une part, sur les modalitĂ©s de l’exĂ©cution de la peine capitale avant l’abolition de celle-ci, d’autre part, sur ce qui s’est passĂ© une fois la peine capitale du requĂ©rant commuĂ©e Ă  la « rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© Â» et sur le sens Ă  donner Ă  cette rĂ©clusion.

179.  La Cour examine en premier lieu la question de savoir si la peine capitale prononcĂ©e contre le requĂ©rant Ă©quivalait dĂšs le dĂ©but Ă  une peine privative de libertĂ© d’une durĂ©e maximale de trente-six ans, du fait du moratoire sur l’exĂ©cution de la peine de mort maintenu en Turquie depuis 1984.

180.  Elle rappelle Ă  cet Ă©gard avoir dĂ©jĂ  constatĂ© que, compte tenu du fait que le requĂ©rant avait Ă©tĂ© condamnĂ© pour les crimes les plus graves rĂ©primĂ©s par le code pĂ©nal turc, et vu la controverse politique gĂ©nĂ©rale en Turquie – ayant prĂ©cĂ©dĂ© la dĂ©cision d’abolir la peine de mort – sur la question de savoir s’il fallait l’exĂ©cuter, on ne pouvait exclure que le risque d’application de la sentence fĂ»t rĂ©el. En fait, le risque d’exĂ©cution a existĂ© jusqu’à l’arrĂȘt du 3 octobre 2002, rendu par la cour de sĂ»retĂ© de l’État d’Ankara, ayant commuĂ© la peine capitale prononcĂ©e contre l’intĂ©ressĂ© en rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© (Öcalan, prĂ©citĂ©, § 172).

181.  Par ailleurs, la Cour observe, Ă  l’instar du Gouvernement, que selon la lĂ©gislation en vigueur avant l’abolition de la peine capitale en Turquie, les personnes condamnĂ©es Ă  cette peine ne pouvaient bĂ©nĂ©ficier d’une libĂ©ration conditionnelle au terme d’une pĂ©riode de trente-six ans que si l’exĂ©cution de ladite peine avait Ă©tĂ© formellement refusĂ©e par le Parlement. Or, la condamnation Ă  la peine capitale prononcĂ©e contre le requĂ©rant n’a jamais Ă©tĂ© soumise pour approbation au Parlement et n’a jamais fait l’objet d’une dĂ©cision formelle de rejet de la part de celui-ci.

Il s’ensuit que la Cour ne peut retenir l’argument du requĂ©rant selon lequel la peine prononcĂ©e Ă  son encontre s’est rĂ©sumĂ©e dĂšs le dĂ©but Ă  une peine de trente-six ans d’emprisonnement.

182.  La Cour examine en deuxiĂšme lieu la thĂšse selon laquelle la peine capitale prononcĂ©e contre le requĂ©rant, a Ă©tĂ© commuĂ©e, suite Ă  l’abolition de cette peine, d’abord en rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© « ordinaire Â» et, bien plus tard et contrairement Ă  l’article 7 de la Convention, en rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© « aggravĂ©e Â» sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle.

183.  Sur ce point, elle relĂšve d’emblĂ©e que le code pĂ©nal turc prĂ©voit clairement l’interdiction de l’application rĂ©troactive d’une disposition prĂ©voyant une « peine plus forte Â», ainsi que le principe de rĂ©troactivitĂ© de la « peine plus douce Â».

184.  La Cour examine ensuite la question de savoir si les rĂ©formes successives dont a fait l’objet la lĂ©gislation pĂ©nale turque dans le processus d’abolition de la peine de mort ont ouvert la voie Ă  une possibilitĂ© de libĂ©ration du requĂ©rant Ă  l’issue d’une certaine pĂ©riode d’emprisonnement.

185.  Elle relĂšve, en particulier, que la loi no 4771 du 9 aoĂ»t 2002, qui a Ă©noncĂ© pour la premiĂšre fois l’abolition de la peine capitale et remplacĂ© celle-ci par la peine Ă  perpĂ©tuitĂ©, indique clairement que cette derniĂšre peine est exĂ©cutĂ©e en dĂ©tention effective pour le reste de la vie du condamnĂ©, sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle. La Cour note aussi que la loi no 5218 du 21 juillet 2004 sur l’abolition de la peine capitale confirme les dispositions de la loi no 4771, tout en prĂ©cisant que la possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle, prĂ©vue par la lĂ©gislation relative Ă  l’exĂ©cution des peines, ne s’applique notamment pas aux peines perpĂ©tuelles infligĂ©es aux personnes initialement condamnĂ©es Ă  la peine capitale pour actes de terrorisme, et que ces personnes purgent leur peine d’emprisonnement jusqu’à la fin de leur vie. Les lois modifiant le code pĂ©nal et la loi sur l’exĂ©cution des peines n’ont fait qu’entĂ©riner ce principe.

186.  Il s’ensuit qu’aucun texte lĂ©gislatif n’a ouvert au requĂ©rant, au moment de l’abolition de la peine capitale, la possibilitĂ© d’une libĂ©ration conditionnelle Ă  l’issue d’une pĂ©riode minimum de dĂ©tention. Le fait que des termes diffĂ©rents (rĂ©clusion lourde, rĂ©clusion aggravĂ©e) aient Ă©tĂ© utilisĂ©s dans les divers textes lĂ©gislatifs rĂ©gissant la matiĂšre ne change rien Ă  ce constat.

187.  La Cour examine en outre le grief du requĂ©rant relatif Ă  l’absence de lĂ©gislation prĂ©voyant l’isolement social qui lui a Ă©tĂ© imposĂ© jusqu’en 2009. Elle rappelle que l’isolement social en question ne dĂ©coulait pas d’une dĂ©cision des autoritĂ©s d’isoler l’intĂ©ressĂ© dans une cellule d’une prison ordinaire, mais rĂ©sultait d’une situation pratique, Ă  savoir le fait que le requĂ©rant Ă©tait le seul dĂ©tenu de la prison. Cette mesure hautement exceptionnelle, consistant Ă  rĂ©server une prison toute entiĂšre Ă  un seul dĂ©tenu, ne faisait pas partie d’un rĂ©gime carcĂ©ral visant Ă  punir plus sĂ©vĂšrement l’intĂ©ressĂ©. Elle Ă©tait motivĂ©e notamment par le souci de protĂ©ger la vie du requĂ©rant et par le risque d’une Ă©vasion liĂ© aux conditions d’une prison ordinaire, y compris d’un Ă©tablissement de haute sĂ©curitĂ©. Selon la Cour, il s’agit d’une mesure tellement extraordinaire que l’on ne saurait raisonnablement attendre d’un État que dans sa lĂ©gislation il prĂ©voie en dĂ©tail le rĂ©gime Ă  appliquer Ă  une telle mesure.

188.  Par ailleurs, le requĂ©rant, qui avait Ă©tĂ© recherchĂ© pour des actes graves passibles de la peine capitale, ne prĂ©tend pas devant la Cour qu’il ne pouvait prĂ©voir qu’il serait dĂ©tenu dans des conditions exceptionnelles en cas d’arrestation.

189.  En conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas eu en l’espĂšce violation de l’article 7 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION QUANT À LA CONDAMNATION DU REQUÉRANT À LA PEINE PERPÉTUELLE SANS POSSIBILITÉ DE LIBÉRATION CONDITIONNELLE

190.  Le requĂ©rant soutient que sa condamnation Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration, combinĂ©e avec l’isolement social qui lui est imposĂ©, constitue une violation de l’article 3 ou de l’article 8 de la Convention. Il estime aussi qu’une condamnation Ă  perpĂ©tuitĂ© qui ne prend pas en compte l’éventuelle bonne conduite ou la rĂ©habilitation d’un dĂ©tenu, associĂ©e Ă  un rĂ©gime de dĂ©tention strict, atteint le seuil de gravitĂ© exigĂ© par l’article 3 de la Convention pour constituer une peine inhumaine.

191.  Le Gouvernement conteste cette thĂšse. Il se rĂ©fĂšre Ă  la nature des crimes Ă  l’origine de la condamnation du requĂ©rant et souligne la responsabilitĂ© prĂ©pondĂ©rante de l’intĂ©ressĂ© dans la campagne de violence que son ex-organisation a menĂ©e et qui a coĂ»tĂ© la vie Ă  des milliers de personnes, dont de nombreuses victimes civiles innocentes. Il rappelle que le requĂ©rant a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  la peine capitale, que le lĂ©gislateur turc a par la suite commuĂ©e en rĂ©clusion criminelle Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle. Quant Ă  l’allĂ©gation portant sur l’isolement social, le Gouvernement affirme que l’intĂ©ressĂ© reçoit des visites et a des activitĂ©s communes avec les autres dĂ©tenus dans les limites permises par la lĂ©gislation applicable Ă  cette catĂ©gorie de dĂ©tenus (le fait qu’il ait Ă©tĂ© au dĂ©part le seul dĂ©tenu de la prison d’İmralı n’aurait pas rĂ©sultĂ© d’une dĂ©cision de l’isoler, mais aurait uniquement visĂ© Ă  protĂ©ger sa vie). D’aprĂšs le Gouvernement, le requĂ©rant purge ses condamnations disciplinaires – pour transmission de messages Ă  une organisation terroriste ou pour tout autre acte d’indiscipline – exactement de la mĂȘme maniĂšre que les autres dĂ©tenus.

A.  Sur la recevabilitĂ©

192.  La Cour relĂšve que ce grief ne se heurte Ă  aucun motif d’irrecevabilitĂ© et le dĂ©clare donc recevable. Elle l’examinera ci-aprĂšs sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

B.  Sur le fond

193.  La Cour rappelle que le prononcĂ© d’une peine d’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© Ă  l’encontre d’un dĂ©linquant adulte n’est pas en soi prohibĂ© par l’article 3 ou toute autre disposition de la Convention et ne se heurte pas Ă  celle‑ci (Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, § 106, CEDH 2013 (extraits), et Kafkaris, prĂ©citĂ©, § 97).

194.  ParallĂšlement, le fait d’infliger Ă  un adulte une peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© incompressible peut soulever une question sous l’angle de l’article 3 (Vinter et autres [GC] prĂ©citĂ©, § 107, Nivette c. France (dĂ©c.), n44190/98, CEDH 2001‑VII, Stanford c. Royaume-Uni (dĂ©c.), n73299/01, 12 dĂ©cembre 2002, et Wynne c. Royaume-Uni (dĂ©c.), n67385/01, 22 mai 2003).

195.  Cependant, le simple fait qu’une peine de rĂ©clusion Ă  vie puisse en pratique ĂȘtre purgĂ©e dans son intĂ©gralitĂ© ne la rend pas incompressible. Comme la Cour l’a soulignĂ© dans son arrĂȘt Vinter et autres (§ 108),

« (...) aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 3 si, par exemple, un condamnĂ© Ă  perpĂ©tuitĂ© qui, en vertu de la lĂ©gislation nationale, peut thĂ©oriquement obtenir un Ă©largissement demande Ă  ĂȘtre libĂ©rĂ©, mais se voit dĂ©boutĂ© au motif qu’il constitue toujours un danger pour la sociĂ©tĂ©. En effet, la Convention impose aux États contractants de prendre des mesures visant Ă  protĂ©ger le public des crimes violents et elle ne leur interdit pas d’infliger Ă  une personne convaincue d’une infraction grave une peine de durĂ©e indĂ©terminĂ©e permettant de la maintenir en dĂ©tention lorsque la protection du public l’exige (voir, mutatis mutandis, T. c. Royaume-Uni, § 97, et V. c. Royaume-Uni, § 98, prĂ©citĂ©s). D’ailleurs, empĂȘcher un dĂ©linquant de rĂ©cidiver est l’une des « fonctions essentielles Â» d’une peine d’emprisonnement (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 72, CEDH 2002‑VIII ; Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 108, 15 dĂ©cembre 2009, et, mutatis mutandis, Choreftakis et Choreftaki c. GrĂšce, no 46846/08, § 45, 17 janvier 2012). Il en est particuliĂšrement ainsi dans le cas des dĂ©tenus reconnus coupables de meurtre ou d’autres infractions graves contre la personne. Le simple fait qu’ils sont peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  restĂ©s longtemps en prison n’attĂ©nue en rien l’obligation positive de protĂ©ger le public qui incombe Ă  l’État : celui-ci peut s’en acquitter en maintenant en dĂ©tention les condamnĂ©s Ă  perpĂ©tuitĂ© aussi longtemps qu’ils demeurent dangereux (voir, par exemple, l’arrĂȘt prĂ©citĂ© Maiorano et autres). Â»

196.  En fait, pour dĂ©terminer si, dans un cas donnĂ©, une peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© peut passer pour incompressible, la Cour recherche si l’on peut considĂ©rer qu’un dĂ©tenu condamnĂ© Ă  perpĂ©tuitĂ© a des chances d’ĂȘtre libĂ©rĂ©. L’analyse de la jurisprudence de la Cour sur ce point rĂ©vĂšle que lĂ  oĂč le droit national offre la possibilitĂ© de revoir la peine perpĂ©tuelle dans le but de la commuer, de la suspendre ou d’y mettre fin ou encore de libĂ©rer le dĂ©tenu sous condition, il est satisfait aux exigences de l’article 3 (Vinter et autres [GC] prĂ©citĂ©, § 108 et 109).

197.  Dans son arrĂȘt de Grande Chambre en l’affaire Vinter et autres, la Cour a exposĂ© les principales raisons justifiant que, pour demeurer compatible avec l’article 3, une peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© doit offrir Ă  la fois une chance d’élargissement et une possibilitĂ© de rĂ©examen :

« ...111.  Il va de soi que nul ne peut ĂȘtre dĂ©tenu si aucun motif lĂ©gitime d’ordre pĂ©nologique ne le justifie. Comme l’ont dit la Cour d’appel dans son arrĂȘt Bieber et la chambre dans son arrĂȘt rendu en l’espĂšce, les impĂ©ratifs de chĂątiment, de dissuasion, de protection du public et de rĂ©insertion figurent au nombre des motifs propres Ă  justifier une dĂ©tention. En matiĂšre de perpĂ©tuitĂ©, un grand nombre d’entre eux seront rĂ©unis au moment oĂč la peine est prononcĂ©e. Cependant, l’équilibre entre eux n’est pas forcĂ©ment immuable, il pourra Ă©voluer au cours de l’exĂ©cution de la peine. Ce qui Ă©tait la justification premiĂšre de la dĂ©tention au dĂ©but de la peine ne le sera peut‑ĂȘtre plus une fois accomplie une bonne partie de celle-ci. C’est seulement par un rĂ©examen de la justification du maintien en dĂ©tention Ă  un stade appropriĂ© de l’exĂ©cution de la peine que ces facteurs ou Ă©volutions peuvent ĂȘtre correctement apprĂ©ciĂ©es.

112.  De plus, une personne mise en dĂ©tention Ă  vie sans aucune perspective d’élargissement ni possibilitĂ© de faire rĂ©examiner sa peine perpĂ©tuelle risque de ne jamais pouvoir se racheter : quoi qu’elle fasse en prison, aussi exceptionnels que puissent ĂȘtre ses progrĂšs sur la voie de l’amendement, son chĂątiment demeure immuable et insusceptible de contrĂŽle. Le chĂątiment, d’ailleurs, risque de s’alourdir encore davantage avec le temps : plus longtemps le dĂ©tenu vivra, plus longue sera sa peine. Ainsi, mĂȘme lorsque la perpĂ©tuitĂ© est un chĂątiment mĂ©ritĂ© Ă  la date de son imposition, avec l’écoulement du temps, elle ne garantit plus guĂšre une sanction juste et proportionnĂ©e, pour reprendre les termes utilisĂ©s par le Lord Justice Laws dans l’arrĂȘt Wellington (...).

113.  En outre, comme la Cour constitutionnelle fĂ©dĂ©rale allemande l’a reconnu dans l’affaire relative Ă  la prison Ă  vie (...), il serait incompatible avec la disposition de la Loi fondamentale consacrant la dignitĂ© humaine que, par la contrainte, l’État prive une personne de sa libertĂ© sans lui donner au moins une chance de recouvrer un jour celle-ci. C’est ce constat qui a conduit la haute juridiction Ă  conclure que les autoritĂ©s carcĂ©rales avaient le devoir d’Ɠuvrer Ă  la rĂ©insertion des condamnĂ©s Ă  perpĂ©tuitĂ© et que celle-ci Ă©tait un impĂ©ratif constitutionnel pour toute sociĂ©tĂ© faisant de la dignitĂ© humaine son pilier. Elle a d’ailleurs prĂ©cisĂ© ultĂ©rieurement, dans une affaire relative Ă  un criminel de guerre, que ce principe s’appliquait Ă  tous les condamnĂ©s Ă  perpĂ©tuitĂ©, quelle que soit la nature de leurs crimes, et que prĂ©voir la possibilitĂ© d’un Ă©largissement pour les seules personnes infirmes ou mourantes ne suffisait pas (...).

Des considĂ©rations similaires doivent s’appliquer dans le cadre du systĂšme de la Convention, dont l’essence mĂȘme, la Cour l’a souvent dit, est le respect de la dignitĂ© humaine (voir, entre autres, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 65, CEDH 2002‑III, et V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 105, CEDH 2011). Â»

198.  Dans le mĂȘme arrĂȘt Vinter et autres, la Cour, aprĂšs avoir examinĂ© les Ă©lĂ©ments de droit europĂ©en et de droit international confortant aujourd’hui le principe selon lequel tous les dĂ©tenus, y compris les condamnĂ©s Ă  vie, se voient offrir la possibilitĂ© de s’amender et la perspective d’ĂȘtre mis en libertĂ© s’ils y parviennent, a tirĂ© des conclusions spĂ©cifiques sous l’angle de l’article 3 quant aux peines perpĂ©tuelles :

« 119.  (...) la Cour considĂšre qu’en ce qui concerne les peines perpĂ©tuelles l’article 3 doit ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme exigeant qu’elles soient compressibles, c’est-Ă -dire soumises Ă  un rĂ©examen permettant aux autoritĂ©s nationales de rechercher si, au cours de l’exĂ©cution de sa peine, le dĂ©tenu a tellement Ă©voluĂ© et progressĂ© sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif lĂ©gitime d’ordre pĂ©nologique ne permet plus de justifier son maintien en dĂ©tention.

120.  La Cour tient toutefois Ă  souligner que, compte tenu de la marge d’apprĂ©ciation qu’il faut accorder aux États contractants en matiĂšre de justice criminelle et de dĂ©termination des peines (...), elle n’a pas pour tĂąche de dicter la forme (administrative ou judiciaire) que doit prendre un tel rĂ©examen. Pour la mĂȘme raison, elle n’a pas Ă  dire Ă  quel moment ce rĂ©examen doit intervenir. Cela Ă©tant, elle constate aussi qu’il se dĂ©gage des Ă©lĂ©ments de droit comparĂ© et de droit international produits devant elle une nette tendance en faveur de l’instauration d’un mĂ©canisme spĂ©cial garantissant un premier rĂ©examen dans un dĂ©lai de vingt-cinq ans au plus aprĂšs l’imposition de la peine perpĂ©tuelle, puis des rĂ©examens pĂ©riodiques par la suite (...).

121.  Il s’ensuit que, lĂ  oĂč le droit national ne prĂ©voit pas la possibilitĂ© d’un tel rĂ©examen, une peine de perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle mĂ©connaĂźt les exigences dĂ©coulant de l’article 3 de la Convention.

122.  MĂȘme si le rĂ©examen requis est un Ă©vĂ©nement qui par dĂ©finition ne peut avoir lieu que postĂ©rieurement au prononcĂ© de la peine, un dĂ©tenu condamnĂ© Ă  la perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle ne doit pas ĂȘtre obligĂ© d’attendre d’avoir passĂ© un nombre indĂ©terminĂ© d’annĂ©es en prison avant de pouvoir se plaindre d’un dĂ©faut de conformitĂ© des conditions lĂ©gales attachĂ©es Ă  sa peine avec les exigences de l’article 3 en la matiĂšre. Cela serait contraire non seulement au principe de la sĂ©curitĂ© juridique mais aussi aux principes gĂ©nĂ©raux relatifs Ă  la qualitĂ© de victime, au sens de ce terme tirĂ© de l’article 34 de la Convention. De plus, dans le cas oĂč la peine est incompressible en vertu du droit national Ă  la date de son prononcĂ©, il serait inconsĂ©quent d’attendre du dĂ©tenu qu’il Ɠuvre Ă  sa propre rĂ©insertion alors qu’il ne sait pas si, Ă  une date future inconnue, un mĂ©canisme permettant d’envisager son Ă©largissement eu Ă©gard Ă  ses efforts de rĂ©insertion sera ou non instaurĂ©. Un dĂ©tenu condamnĂ© Ă  la perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle a le droit de savoir, dĂšs le dĂ©but de sa peine, ce qu’il doit faire pour que sa libĂ©ration soit envisagĂ©e et ce que sont les conditions applicables. Il a le droit, notamment, de connaĂźtre le moment oĂč le rĂ©examen de sa peine aura lieu ou pourra ĂȘtre sollicitĂ©. DĂšs lors, dans le cas oĂč le droit national ne prĂ©voit aucun mĂ©canisme ni aucune possibilitĂ© de rĂ©examen des peines de perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle, l’incompatibilitĂ© avec l’article 3 en rĂ©sultant prend naissance dĂšs la date d’imposition de la peine perpĂ©tuelle et non Ă  un stade ultĂ©rieur de la dĂ©tention. Â»

199.  En l’espĂšce, la Cour rappelle en premier lieu son constat ci‑dessus selon lequel l’isolement social relatif du requĂ©rant – peu Ă  peu rĂ©duit grĂące aux amĂ©liorations apportĂ©es par le Gouvernement conformĂ©ment aux recommandations du CPT – n’atteint pas depuis le 17 novembre 2009 un seuil de gravitĂ© qui emporterait violation l’article 3 de la Convention.

200.  Il reste Ă  dĂ©terminer si, Ă  la lumiĂšre des Ă©lĂ©ments ci-dessus, la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle qui a Ă©tĂ© infligĂ©e au requĂ©rant pourrait ĂȘtre qualifiĂ©e d’incompressible aux fins de l’article 3 de la Convention.

201.  La Cour rappelle que le requĂ©rant a initialement Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  la peine capitale, et ce pour des crimes particuliĂšrement graves, Ă  savoir pour avoir organisĂ© et dirigĂ© une campagne armĂ©e illĂ©gale qui a causĂ© de nombreux dĂ©cĂšs. A la suite de la promulgation d’une loi ayant abrogĂ© la peine capitale et remplacĂ© les sentences de ce type dĂ©jĂ  prononcĂ©es par des peines de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e, la peine du requĂ©rant a Ă©tĂ© commuĂ©e, par dĂ©cision de la cour d’assises appliquant les nouvelles dispositions lĂ©gales, Ă  la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e. Pareille peine signifie que l’intĂ©ressĂ© restera en prison pour le reste de sa vie, indĂ©pendamment de toute considĂ©ration se rapportant Ă  sa dangerositĂ© et sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle mĂȘme aprĂšs une certaine pĂ©riode de dĂ©tention (voir ci-dessus, au paragraphe 182, les constats de la Cour quant aux griefs tirĂ©s de l’article 7 de la Convention).

202.  La Cour relĂšve Ă  cet Ă©gard que l’article 107 de la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures de sĂ©curitĂ© exclut clairement le cas du requĂ©rant du champ d’application de la libĂ©ration conditionnelle, le requĂ©rant ayant Ă©tĂ© condamnĂ© pour des crimes contre l’État en vertu d’une disposition du code pĂ©nal (2Ăšme livre, 4Ăšme chapitre, 4Ăšme sous-chapitre). Elle note Ă©galement que, selon l’article 68 du code pĂ©nal, la peine prononcĂ©e contre le requĂ©rant fait partie des exceptions qui ne peuvent ĂȘtre prescrites. Il en ressort que la lĂ©gislation en vigueur en Turquie interdit clairement au requĂ©rant, en raison de sa qualitĂ© de condamnĂ© Ă  la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e pour un crime contre la sĂ©curitĂ© de l’État, de demander, Ă  un moment donnĂ© au cours de l’accomplissement de sa peine, son Ă©largissement pour des motifs lĂ©gitimes d’ordre pĂ©nologique.

203.  Par ailleurs, il est vrai que, selon le droit turc, en cas de maladie ou de vieillesse d’un condamnĂ© Ă  perpĂ©tuitĂ©, le prĂ©sident de la RĂ©publique peut ordonner sa libĂ©ration immĂ©diate ou diffĂ©rĂ©e. Cependant, la Cour estime que la libĂ©ration pour motif humanitaire ne correspond pas Ă  la notion de « perspective d’élargissement Â» pour des motifs lĂ©gitimes d’ordre pĂ©nologique (voir, dans le mĂȘme sens, Vinter et autres, § 129).

204.  Il est Ă©galement vrai qu’à des intervalles plus ou moins rĂ©guliers, le lĂ©gislateur turc adopte une loi d’amnistie gĂ©nĂ©rale ou partielle (dans ce dernier cas, la libĂ©ration conditionnelle est accordĂ©e aprĂšs une pĂ©riode de sĂ»retĂ©) afin de faciliter la rĂ©solution des grands problĂšmes sociaux. Toutefois, il n’a pas Ă©tĂ© soutenu ni dĂ©montrĂ© devant la Cour qu’un tel projet gouvernemental Ă©tait en prĂ©paration et ouvrait au requĂ©rant une perspective d’élargissement. La Cour doit s’attacher Ă  la lĂ©gislation telle qu’elle est appliquĂ©e en pratique aux dĂ©tenus condamnĂ©s Ă  la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© aggravĂ©e. Cette lĂ©gislation se caractĂ©rise par l’absence de tout mĂ©canisme permettant de rĂ©examiner, aprĂšs une certaine pĂ©riode minimale de dĂ©tention, la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© infligĂ©e pour les crimes tels que ceux commis par le requĂ©rant dans la perspective de contrĂŽler si des motifs lĂ©gitimes justifient toujours son maintien en dĂ©tention.

205. Quant Ă  l’argument selon lequel le requĂ©rant s’est vu infliger une peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle en raison du fait qu’il Ă©tait l’auteur de crimes terroristes particuliĂšrement graves, la Cour rappelle que les dispositions de l’article 3 de la Convention ne souffrent nulle dĂ©rogation et prohibent en termes absolus les peines inhumaines ou dĂ©gradantes (paragraphes 97-98 ci-dessus).

206.  Ă€ la lumiĂšre de ces constats, la Cour considĂšre que la peine perpĂ©tuelle infligĂ©e au requĂ©rant ne peut ĂȘtre qualifiĂ©e de compressible aux fins de l’article 3 de la Convention. Elle conclut que les exigences de cette disposition en la matiĂšre n’ont pas Ă©tĂ© respectĂ©es Ă  l’égard du requĂ©rant.

207.  Partant, il y a eu, sur ce point, violation de l’article 3 de la Convention.

Cela Ă©tant, la Cour estime que ce constat de violation ne saurait ĂȘtre compris comme donnant au requĂ©rant une perspective d’élargissement imminent. Il incombe aux autoritĂ©s nationales de vĂ©rifier, dans le cadre d’une procĂ©dure Ă  Ă©tablir par l’adoption d’instruments lĂ©gislatifs et en conformitĂ© avec les principes exposĂ©s par la Cour dans les paragraphes 111‑113 de son arrĂȘt de Grande Chambre en l’affaire Vinter et autres (repris au paragraphe 194 du prĂ©sent arrĂȘt), si le maintien en dĂ©tention du requĂ©rant se justifiera toujours aprĂšs un dĂ©lai minimum de dĂ©tention, soit parce que les impĂ©ratifs de rĂ©pression et de dissuasion ne seront pas encore entiĂšrement satisfaits, soit parce que le maintien en dĂ©tention de l’intĂ©ressĂ© sera justifiĂ© par des raisons de dangerositĂ©.

V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION EN RAISON D’UNE TENTATIVE D’EMPOISONNEMENT

208.  Par une lettre du 7 mars 2007, les reprĂ©sentants du requĂ©rant ont allĂ©guĂ©, sur la base d’une analyse mĂ©dicale signalant la prĂ©sence de doses anormales de chrome et de strontium dans des cheveux qui auraient appartenu Ă  l’intĂ©ressĂ©, que ce dernier Ă©tait victime d’un empoisonnement progressif en prison. Ils invoquent Ă  cet Ă©gard les articles 2, 3 et 8 de la Convention.

209.  Le Gouvernement a fourni les rĂ©sultats d’analyses mĂ©dicales attestant l’absence totale de ces mĂ©taux ainsi que de tout autre mĂ©tal lourd dans le corps du requĂ©rant.

210.  Au vu de l’ensemble des Ă©lĂ©ments en sa possession, la Cour ne constate aucune apparence de violation des dispositions de la Convention.

211.  Il s’ensuit que ce volet de la requĂȘte doit ĂȘtre rejetĂ© pour dĂ©faut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5, 6, 13 ET 14 DE LA CONVENTION

212.  Sur la base des mĂȘmes faits, le requĂ©rant allĂšgue Ă©galement la violation des articles 5, 6, 13 et 14 de la Convention. Il se plaint notamment de l’isolement social qu’il aurait subi pendant sa dĂ©tention et de l’absence d’un contrĂŽle effectif de cette mesure, et se plaint d’une discrimination sur ces points.

213.  La Cour relĂšve que ces griefs sont liĂ©s Ă  ceux Ă©tudiĂ©s sur le terrain de l’article 3 et de l’article 8 de la Convention et qu’il convient donc Ă©galement de les dĂ©clarer recevables. Cependant elle estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sĂ©parĂ©ment sur le bien-fondĂ© de ceux-ci.

VII.  ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

214.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. Â»

A.  Dommage

215.  La Cour relĂšve que le requĂ©rant n’a prĂ©sentĂ© aucune demande concernant le dommage tant matĂ©riel que moral. Elle estime que tout prĂ©judice Ă©ventuellement subi par l’intĂ©ressĂ© se trouve suffisamment compensĂ© par son constat de violation de l’article 3 du fait de l’imposition d’une peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle.

B.  Frais et dĂ©pens

216.  Le requĂ©rant rĂ©clame une indemnitĂ© de 55 975 livres sterling pour les frais et dĂ©pens qu’il avait engagĂ©s pour ses sept avocats en dehors de la Turquie ainsi qu’une indemnitĂ© de 237 000 EUR pour ses sept avocats en Turquie. Ces sommes couvriraient les honoraires des avocats et de leurs assistants ainsi que des dĂ©penses diverses, telles que des frais de traduction et de voyage.

217.  Le Gouvernement juge ces prĂ©tentions manifestement excessives. Il relĂšve que les quatorze avocats reprĂ©sentent un seul requĂ©rant, mais qu’ils ont facturĂ© des honoraires comme s’il s’agissait de quatorze cas diffĂ©rents. Il fait observer que le dossier ne contient aucune note d’honoraires et trĂšs peu de justificatifs quant aux autres frais.

218.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dĂ©pens au titre de l’article 41 prĂ©suppose que se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©, leur nĂ©cessitĂ© et, de plus, le caractĂšre raisonnable de leur taux (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (article 50), arrĂȘt du 6 novembre 1980, sĂ©rie A no 38, p. 13, § 23). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure oĂč ils se rapportent Ă  la violation constatĂ©e (Beyeler c. Italie (satisfaction Ă©quitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).

219.  Dans la prĂ©sente affaire, la Cour doit tenir compte du fait que n’a Ă©tĂ© accueillie qu’une petite partie des griefs fondĂ©s par l’intĂ©ressĂ© sur la Convention. Elle considĂšre qu’il n’y a lieu de rembourser qu’en partie les frais exposĂ©s par le requĂ©rant devant elle. En l’espĂšce, compte tenu des piĂšces en sa possession et des critĂšres rappelĂ©s ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’allouer au requĂ©rant une somme de 25 000 EUR quant aux griefs prĂ©sentĂ©s par l’ensemble de ses avocats. Cette somme sera versĂ©e sur le compte bancaire dont les coordonnĂ©es seront indiquĂ©es par les reprĂ©sentants de l’intĂ©ressĂ© en Turquie et au Royaume-Uni respectivement.

C.  IntĂ©rĂȘts moratoires

220.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂȘt de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  DĂ©clare, Ă  l’unanimitĂ©, les requĂȘtes irrecevables quant au grief tirĂ© d’une tentative d’empoisonnement et recevables pour le surplus ;

 

2.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux griefs tirĂ©s des conditions de dĂ©tention se prolongeant jusqu’à la date du 17 novembre 2009 ;

 

3.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux griefs tirĂ©s des conditions de dĂ©tention postĂ©rieures Ă  la date du 17 novembre 2009 ;

 

4.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant aux griefs tirĂ©s des restrictions apportĂ©es aux visites des membres de la famille et Ă  la communication avec ceux-ci ;

 

5.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention ;

 

6.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux griefs tirĂ©s de l’imposition d’une peine perpĂ©tuelle sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle ;

 

7.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©, qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le bien-fondĂ© des griefs tirĂ©s des articles 5, 6, 13 et 14 de la Convention ;

 

8.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©,

a)  que l’État dĂ©fendeur doit verser au requĂ©rant, selon les modalitĂ©s dĂ©finies au paragraphe 219 du prĂ©sent arrĂȘt, dans les trois mois Ă  compter du jour oĂč l’arrĂȘt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă  l’article 44 § 2 de la Convention, pour frais et dĂ©pens, 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» par le requĂ©rant au titre de la taxe sur la valeur ajoutĂ©e ;

b)  que ce montant sera Ă  majorer d’un intĂ©rĂȘt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne augmentĂ© de trois points de pourcentage Ă  compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement ;

 

9.  Rejette, Ă  l’unanimitĂ©, la demande de satisfaction Ă©quitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 18 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du rĂšglement.

Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
        Greffier                                                                               Président

Au prĂ©sent arrĂȘt se trouve joint, conformĂ©ment aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du rĂšglement, l’exposĂ© des opinions sĂ©parĂ©es suivantes :

–  opinion en partie dissidente commune aux juges Raimondi, Karakaş et Lorenzen ;

–  opinion partiellement dissidente des juges SajĂł et Keller ;

–  opinion partiellement dissidente du juge Pinto de Albuquerque.

 

G.R.A.

S.H.N.

 


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, KARAKAŞ et LORENZEN

(Traduction)

Nous avons votĂ© avec la majoritĂ© sur tous les points mais nous ne pouvons souscrire Ă  la conclusion consistant Ă  dire que les conditions de dĂ©tention du requĂ©rant jusqu’au 17 novembre 2009 ont emportĂ© violation de l’article 3 de la Convention.

 

Dans l’arrĂȘt du 12 mai 2005, la Grande Chambre de la Cour a conclu – Ă  l’unanimitĂ© – que les conditions gĂ©nĂ©rales dans lesquelles le requĂ©rant Ă©tait dĂ©tenu n’avaient pas, au moment de l’arrĂȘt, atteint le seuil de gravitĂ© requis pour constituer un traitement inhumain ou dĂ©gradant au sens de l’article 3 de la Convention, et que par consĂ©quent il n’y avait pas violation de cette disposition. Elle a jugĂ© Ă©tabli que la dĂ©tention du requĂ©rant posait d’extraordinaires difficultĂ©s aux autoritĂ©s turques et qu’il Ă©tait comprĂ©hensible que celles-ci aient jugĂ© nĂ©cessaire de prendre des mesures de sĂ©curitĂ© extraordinaires Ă  cet Ă©gard. Elle a tenu compte par ailleurs de ce que la cellule du requĂ©rant Ă©tait sans conteste dotĂ©e d’équipements qui ne souffraient aucune critique et de ce que l’on ne pouvait pas considĂ©rer qu’il Ă©tait dĂ©tenu en isolement sensoriel ou en isolement cellulaire. Elle a certes estimĂ©, comme le CPT dans ses recommandations, qu’il fallait attĂ©nuer les effets Ă  long terme de l’isolement social relatif imposĂ© au requĂ©rant en lui donnant accĂšs aux mĂȘmes commoditĂ©s que celles dont disposaient les autres personnes dĂ©tenues dans les prisons de haute sĂ©curitĂ© en Turquie, notamment la tĂ©lĂ©vision et des communications tĂ©lĂ©phoniques avec sa famille, mais elle n’a pas dit qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de prendre ces mesures Ă  bref dĂ©lai pour ne pas violer l’article 3.

 

Jusqu’au 17 novembre 2009, les conditions dans lesquelles le requĂ©rant a vĂ©cu Ă  la prison sont demeurĂ©es les mĂȘmes, notamment quant Ă  l’accĂšs Ă  la tĂ©lĂ©vision et aux communications tĂ©lĂ©phoniques. Les recommandations du CPT n’ont Ă©tĂ© suivies que plus tard. Nous considĂ©rons toutefois que, dans les circonstances particuliĂšres de la prĂ©sente affaire, le fait que la dĂ©tention se soit prolongĂ©e dans les mĂȘmes conditions pendant environ quatre ans et demi ne peut justifier une apprĂ©ciation diffĂ©rente de celle faite par la Grande Chambre dans l’affaire prĂ©cĂ©dente. Nous observons que le Gouvernement a – certes avec un certain retard â€“ respectĂ© les recommandations du CPT et qu’à partir de juin 2008 le requĂ©rant devait savoir que les conditions de sa dĂ©tention allaient considĂ©rablement changer avec la construction d’un nouveau bĂątiment. Nous attachons aussi de l’importance au fait qu’il n’y a pas de preuve que les conditions de dĂ©tention du requĂ©rant aient gravement nui Ă  sa santĂ©.

 

Pour ces raisons, nous considĂ©rons que ces conditions n’ont pas emportĂ© violation de l’article 3 de la Convention.

 


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DES JUGES SAJÓ ET KELLER

1.  Avec tout le respect dĂ» Ă  nos collĂšgues, nous ne pouvons souscrire Ă  la position de la majoritĂ© selon laquelle il n’y a pas eu en l’espĂšce violation de l’article 8 de la Convention. À notre avis, les restrictions qui ont Ă©tĂ© apportĂ©es aux visites familiales ne sont pas conformes Ă  la loi.

2.  Alors que toute dĂ©tention rĂ©guliĂšre au regard de l’article 5 de la Convention entraĂźne par nature une restriction Ă  la vie privĂ©e et familiale de l’intĂ©ressĂ©, il est essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pĂ©nitentiaire aide le dĂ©tenu Ă  maintenir un contact avec sa famille proche (Messina c.  Italie (no 2), no 25498/94, § 61, CEDH 2000-X ; Ouinas c. France, no 13756/88, dĂ©cision de la Commission du 12 mars 1990, DĂ©cisions et rapports (DR) 65, p. 265). Cela vaut Ă©galement dans le contexte d’un dĂ©tenu dangereux soumis Ă  un rĂ©gime spĂ©cial de dĂ©tention, oĂč la Cour a relevĂ© Ă  plusieurs reprises que des limitations du nombre de visites familiales constituent une ingĂ©rence dans l’exercice par l’intĂ©ressĂ© du droit au respect de sa vie familiale et que pareille ingĂ©rence doit ĂȘtre « prĂ©vue par la loi », viser un ou des buts lĂ©gitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et passer pour une mesure « nĂ©cessaire, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique » (Messina c. Italie (no 2), prĂ©citĂ©, § 63 ; Schiavone c. Italie (dĂ©c.), no 65039/01, 13 novembre 2007 ; X c. Royaume-Uni, n8065/77, dĂ©cision de la Commission du 3 mai 1978, DR 14, p. 246).

3.  Selon l’article 25 de la loi no 5275 sur l’exĂ©cution des peines et des mesures prĂ©ventives du 13 dĂ©cembre 2004 (citĂ© au paragraphe 67 de l’arrĂȘt), le requĂ©rant peut recevoir des visites familiales tous les quinze jours pour une durĂ©e ne pouvant excĂ©der une heure. De cette base lĂ©gale dĂ©coule que le requĂ©rant a le droit de voir les membres de sa famille environ vingt‑cinq fois par an.

4.  Le nombre total des visites de proches s’est Ă©levĂ© Ă  quatorze en 2005, treize en 2006, sept en 2007 et enfin deux entre janvier et octobre 2011 (paragraphes 33 et 35 de l’arrĂȘt). Du 16 fĂ©vrier 1999 jusqu’à septembre 2007, le requĂ©rant avait droit Ă  environ 190 visites. Or le nombre de visites qui ont effectivement eu lieu est bien infĂ©rieur. Bien que le requĂ©rant ait reçu 126 visites familiales entre le 16 fĂ©vrier 1999 et le mois de septembre 2007, il y a eu de longues pĂ©riodes pendant lesquelles il n’a pu voir ses proches.

5.  Nous ne sommes pas convaincus que les raisons invoquĂ©es par le Gouvernement (les mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques, l’entretien des bateaux assurant la navette entre l’üle et le continent, et l’impossibilitĂ© pour les bateaux navettes de faire face aux mauvaises conditions mĂ©tĂ©orologiques – paragraphe 31 de l’arrĂȘt) puissent expliquer les nombreux refus d’autoriser les visites. En effet, prĂšs de la moitiĂ© des visites demandĂ©es ont Ă©tĂ© refusĂ©es, au motif que la navette Ă©tait en panne ou que les conditions mĂ©tĂ©orologiques Ă©taient mauvaises (paragraphe 54 de l’arrĂȘt).

6.  Ă€ notre avis, l’écart important entre le nombre de visites prĂ©vues par le droit national et le nombre de visites effectuĂ©es n’est pas justifiĂ©. C’est la raison pour laquelle nous estimons qu’il y a eu en l’espĂšce violation de l’article 8 de la Convention.

 


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1.  Dans l’affaire Öcalan, la Cour europĂ©enne des droits de l’homme (« la Cour Â») est Ă  nouveau confrontĂ©e Ă  la question de principe de la compatibilitĂ© avec la Convention europĂ©enne des droits de l’homme (« la Convention Â») d’une peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle infligĂ©e Ă  une personne saine d’esprit[4]. Il y a en l’espĂšce deux Ă©lĂ©ments nouveaux par rapport Ă  l’arrĂȘt Vinter[5]. Ici, la question se pose Ă  l’égard d’une peine infligĂ©e au chef condamnĂ© d’une organisation terroriste et le champ de l’affaire englobe aussi le rĂ©gime carcĂ©ral trĂšs strict appliquĂ© au requĂ©rant, en particulier les restrictions Ă  l’accĂšs aux membres de sa famille et Ă  ses conseils juridiques, ainsi que l’absence de soins mĂ©dicaux adĂ©quats. Les discussions sur le problĂšme fondamental de la peine de perpĂ©tuitĂ© bĂ©nĂ©ficient, en l’espĂšce, de ce que l’on sait des modalitĂ©s particuliĂšres du rĂ©gime carcĂ©ral appliquĂ© au requĂ©rant de juin 1999 Ă  mars 2012[6]. Ces deux raisons auraient suffi Ă  justifier mon opinion sĂ©parĂ©e. Mais il y a une troisiĂšme raison. Au vu des rĂ©actions Ă  l’arrĂȘt Vinter, la Cour aurait pu et dĂ» en profiter pour prĂ©ciser le sens de ses standards en la matiĂšre. Tel est aussi le but de cette opinion.

L’incompatibilitĂ© avec le droit international d’une peine Ă  perpĂ©tuitĂ©

2.  Le requĂ©rant fut reconnu coupable et condamnĂ© Ă  la peine de mort en 1999 Ă  l’issue d’un procĂšs inĂ©quitable, comme l’a dit la Grande Chambre dans son arrĂȘt de 2005[7]. Alors que cette derniĂšre avait clairement indiquĂ© que le requĂ©rant devait ĂȘtre rejugĂ© et que celui-ci en avait fait ultĂ©rieurement la demande, aucun nouveau procĂšs n’eut lieu. Ni le ComitĂ© des Ministres ni la Cour n’abordĂšrent la question de l’inexĂ©cution de l’arrĂȘt de 2005[8]. ConcrĂštement, les conclusions de la Grande Chambre constatant l’iniquitĂ© de la condamnation du requĂ©rant sont restĂ©es sans le moindre effet parce que la Cour comme le ComitĂ© des Ministres s’étaient abstenus d’exercer leurs pouvoirs[9]. La condamnation Ă  mort fut par la suite commuĂ©e en rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle.

3.  La sanction pĂ©nale des auteurs d’infractions sains d’esprit peut poursuivre l’une ou plusieurs des cinq finalitĂ©s suivantes : 1) prĂ©vention spĂ©ciale positive (rĂ©insertion sociale de l’auteur), c’est-Ă -dire prĂ©parer celui-ci Ă  mener une vie dans le respect de la loi au sein de la sociĂ©tĂ© une fois libĂ©rĂ© ; 2) prĂ©vention spĂ©ciale nĂ©gative (neutralisation de l’auteur), c’est-Ă -dire prĂ©venir les violations futures de la loi par la personne condamnĂ©e en la gardant Ă  l’écart de la sociĂ©tĂ© ; 3) prĂ©vention gĂ©nĂ©rale positive (renforcement de la rĂšgle violĂ©e), c’est-Ă -dire affermir l’acceptation et le respect par la sociĂ©tĂ© de la rĂšgle violĂ©e ; 4) prĂ©vention gĂ©nĂ©rale nĂ©gative (dissuader les auteurs d’infractions potentiels), c’est-Ă -dire prĂ©venir les violations futures de cette rĂšgle par les autres membres de la sociĂ©tĂ© ; et 5) chĂątiment, c’est-Ă -dire l’expiation de l’auteur pour le fait coupable commis par lui.

4.  Dans l’arrĂȘt Vinter, la Grande Chambre a jugĂ© que la perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle (« whole life order Â»), c’est-Ă -dire une peine Ă  vie incompressible, est irrĂ©mĂ©diablement contraire Ă  l’article 3 de la Convention parce qu’elle contrevient Ă  l’objectif de rĂ©insertion sociale[10]. Cette peine est d’ailleurs incompatible en elle-mĂȘme avec le droit international en ce qu’elle mĂ©connaĂźt l’interdiction claire formulĂ©e Ă  l’article 37 a) la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et Ă  l’article 9 de la Convention interamĂ©ricaine sur l’extradition, ainsi que l’obligation internationale de rĂ©insertion sociale des dĂ©linquants condamnĂ©s Ă  des peines d’emprisonnement, Ă©noncĂ©e Ă  l’article 10 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Ă  l’article 5 § 3 de la Convention amĂ©ricaine relative aux droits de l’homme et Ă  l’article 40 § 1 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant[11]. Comme l’a dit la Cour suprĂȘme des États-Unis, « [u]ne peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle ne saurait toutefois se justifier par l’objectif de rĂ©insertion sociale. Elle dĂ©savoue purement et simplement l’idĂ©al de rĂ©insertion sociale. En refusant Ă  l’accusĂ© le droit de rĂ©intĂ©grer la sociĂ©tĂ©, l’État prononce un jugement irrĂ©vocable sur la valeur et la place d’une personne au sein de la sociĂ©tĂ© Â»[12]. Dit plus simplement, la peine de rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© s’apparente Ă  un traitement inhumain en raison des effets dĂ©socialisants et donc dĂ©shumanisants de l’emprisonnement de longue durĂ©e. Il en va d’ailleurs de mĂȘme aussi pour toute sorte de peine indĂ©finie, Ă  durĂ©e indĂ©terminĂ©e ou Ă  durĂ©e dĂ©terminĂ©e mais excĂ©dant l’espĂ©rance de vie normale ou extrĂȘmement longue. De telles formes de chĂątiments sont incompatibles avec la dignitĂ© humaine. Un accĂšs restreint Ă  des mĂ©dicaments ou Ă  des programmes de formation ou d’enseignement, voire un refus de ceux-ci, ne fait qu’aggraver le caractĂšre intrinsĂšquement inhumain de la peine.

5.  La prĂ©vention gĂ©nĂ©rale des infractions pĂ©nales ne justifie pas la perpĂ©tuitĂ©. Quand bien mĂȘme il existerait une corrĂ©lation prouvĂ©e entre cette peine et une baisse du taux de dĂ©linquance, ou au moins du taux de meurtres et d’autres crimes violents, punir l’auteur de l’infraction afin de dissuader autrui d’adopter le mĂȘme comportement et de renforcer l’autoritĂ© sociale de la rĂšgle de droit reviendrait Ă  rĂ©duire cette personne Ă  un instrument de stratĂ©gie des pouvoirs publics. Or une telle corrĂ©lation n’existe pas. Au contraire, non seulement les pays qui connaissent depuis longtemps la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©, par exemple les États-Unis et la Russie, ont un taux de criminalitĂ© Ă©levĂ© – et surtout un taux Ă©levĂ© de meurtres et de crimes violents – mais aussi les pays qui ne connaissent pas cette peine ont bel et bien un faible taux de criminalitĂ©. Le meilleur exemple est le Portugal. Ce dernier avait tout d’abord aboli la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© Ă  l’occasion de la rĂ©forme carcĂ©rale de 1884[13]. Cette tradition de longue date a Ă©tĂ© consacrĂ©e Ă  l’article 30 de la Constitution portugaise elle-mĂȘme, qui interdit la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© ou toute autre forme de peine d’emprisonnement Ă  durĂ©e indĂ©terminĂ©e. Or le taux de meurtres et de crimes violents au Portugal est depuis longtemps parmi les plus bas au monde[14]. Le fait que d’autres pays europĂ©ens comme Andorre (articles 35 et 58 du code pĂ©nal), la Bosnie-HerzĂ©govine (article 42 du code pĂ©nal), la Croatie (articles 44 et 51 du nouveau code pĂ©nal), le MontĂ©nĂ©gro (article 33 du code pĂ©nal), Saint-Marin (article 81), la Serbie (article 45 du code pĂ©nal) et l’Espagne (articles 36 et 76 du code pĂ©nal)[15], et des pays non europĂ©ens comme l’Angola (article 66 de la Constitution), le BrĂ©sil (article 5, XVVII, de la Constitution), la Bolivie (article 27 du code pĂ©nal), le Cap-Vert (article 32 de la Constitution), la Chine (article 41 du code pĂ©nal de la rĂ©gion autonome de Macao), la Colombie (article 34 de la Constitution), le Costa Rica (article 51 du code pĂ©nal), la RĂ©publique dominicaine (article 7 du code pĂ©nal), le Timor-Oriental (article 32 de la Constitution), l’Équateur (article 51 et 53 du code pĂ©nal), El Salvador (article 45 du code pĂ©nal), le Guatemala (article 44 du code pĂ©nal), le Honduras (article 39 du code pĂ©nal), le Mexique (article 25 du code pĂ©nal fĂ©dĂ©ral), le Mozambique (article 61 de la Constitution), le Nicaragua (article 52 du code pĂ©nal), le Panama (article 52 du code pĂ©nal), le Paraguay (article 38 du code pĂ©nal), Sao TomĂ©‑et‑Principe (article 37 de la Constitution) et l’Uruguay (article 68 du code pĂ©nal), en ont fait de mĂȘme montre que des sociĂ©tĂ©s de continents et de cultures diffĂ©rents peuvent prospĂ©rer sans rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©. VoilĂ  des preuves claires, abondantes et incontestĂ©es qu’il existe en la matiĂšre une tendance internationale continue et qu’aucune sociĂ©tĂ© ne s’est jamais effondrĂ©e si elle ne connaĂźt pas cette peine[16].

6.  L’emprisonnement Ă  vie peut viser, et mĂȘme parvenir, Ă  la neutralisation Ă  long terme de l’auteur de l’infraction (prĂ©vention spĂ©ciale nĂ©gative), le postulat Ă©tant que la dangerositĂ© particuliĂšre de cette personne exige sa mise Ă  l’écart de la sociĂ©tĂ© le plus longtemps possible, c’est-Ă -dire pour le restant de ses jours. Or ce postulat repose sur la croyance en un barĂšme de prĂ©dictions Ă©minemment problĂ©matique qui tient davantage d’une forme d’anticipation divinatoire de l’avenir que d’une dĂ©marche scientifique, comme l’ont montrĂ© de nombreux « faux cas positifs Â». De plus, l’effet d’« Ă©largissement du filet Â» (net-widening effect) de la notion de dangerositĂ© de l’auteur de l’infraction, qui va jusqu’à inclure les « troubles de la personnalitĂ© Â» (personality disorder), les « anomalies mentales Â» (mental abnormality) ou la « personnalitĂ© instable Â» (unstable character), brouille la frontiĂšre entre dĂ©linquants sains d’esprit responsables et dĂ©linquants aliĂ©nĂ©s irresponsables, ce qui entraĂźne un sĂ©rieux risque de fausse classification des auteurs d’infractions[17]. Pire encore, ce postulat est Ă  la limite de l’arbitraire lorsqu’il s’agit de peines automatiques ou obligatoires, par exemple lorsqu’est automatiquement infligĂ©e la perpĂ©tuitĂ© pour certains types d’infractions, quelle que soit la situation particuliĂšre de leurs auteurs, ou pour certains types de rĂ©cidivistes, quelle que soit la gravitĂ© particuliĂšre des infractions commises. L’objectif consistant Ă  Ă©liminer tout arbitraire et toute discrimination dans l’application de la loi pĂ©nale ne pourra jamais ĂȘtre rĂ©alisĂ© sans garantir l’élĂ©ment fondamental de l’équitĂ© qu’est l’individualisation de la peine. Or une peine automatique ou obligatoire est Ă  l’opposĂ© d’une rĂ©ponse individualisĂ©e Ă  l’infraction.

7.  Si la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© va Ă  l’encontre de l’objectif de rĂ©insertion sociale de l’auteur de l’infraction et du principe fondamental de l’individualisation de la peine, la question qui se pose ensuite est celle de savoir si la neutralisation pure et simple de cette personne peut ĂȘtre tolĂ©rĂ©e dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique. Cette question ne relĂšve pas de la rhĂ©torique. La rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© peut servir, et a d’ailleurs servi par le passĂ©, d’instrument privilĂ©giĂ© d’atteinte aux libertĂ©s civiles. Montesquieu a fort justement dĂ©montrĂ© que la durĂ©e des peines d’emprisonnement est en corrĂ©lation directe avec le caractĂšre plus ou moins libĂ©ral de l’État : « [i]l serait aisĂ© de prouver que, dans tous ou presque tous les États d’Europe, les peines ont diminuĂ© ou augmentĂ© Ă  mesure qu’on s’est plus approchĂ© ou plus Ă©loignĂ© de la libertĂ© Â». Qualifier ses adversaires politiques d’« ennemis publics Â» et les condamner Ă  l’emprisonnement Ă  vie a Ă©tĂ© dans le passĂ©, et est encore aujourd’hui, une tentation indĂ©niable dans de nombreux pays. L’histoire rĂ©cente nous donne deux bons exemples. La « dĂ©tention de suretĂ© Â» (Sicherungsverwahrung), qui permet le prolongement d’une peine d’emprisonnement infligĂ©e Ă  l’auteur sain d’esprit d’une infraction en raison de sa dangerositĂ©, fut introduite en droit allemand par le rĂ©gime nazi et fit l’objet d’un usage abusif afin de cibler toutes les personnes opposĂ©es au rĂ©gime ou ne correspondant tout simplement pas au modĂšle nazi du bon citoyen. L’autre exemple mondialement connu est l’ancien prĂ©sident Nelson Mandela, reconnu coupable en 1962 de conspiration en vue de renverser le rĂ©gime et condamnĂ© Ă  la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© au cours du procĂšs de Rivonia. Mais les adversaires politiques ne sont pas les seules cibles de la politique pĂ©nale visant Ă  incarcĂ©rer durablement les personnes considĂ©rĂ©es comme « extrĂȘmement dangereuses pour la sociĂ©tĂ© Â». L’histoire nous a aussi appris que bien d’autres groupes sociaux, comme les membres de minoritĂ©s raciales, ethniques et religieuses, ont subi en particulier les consĂ©quences prĂ©judiciables de politiques rĂ©pressives axĂ©es sur l’emprisonnement Ă  vie. La surreprĂ©sentation de ces groupes parmi les dĂ©tenus condamnĂ©s Ă  la perpĂ©tuitĂ© est un signe clair d’une rĂ©action disproportionnĂ©e de l’État face Ă  la criminalitĂ©. Et cette tentation n’est pas l’apanage des rĂ©gimes totalitaires. Des dĂ©mocraties ont elles aussi Ă©tĂ© envoĂ»tĂ©es par le discours populiste faisant de la prison Ă  vie le seul moyen efficace de lutter contre « les pires des pires Â»[18].

8.  Enfin, le chĂątiment pur et simple est prĂ©sentĂ© comme la finalitĂ© ultime de l’emprisonnement Ă  vie. En supposant que le crime est si odieux que jamais son auteur ne pourra l’expier, le seul moyen de punir celui-ci est de le priver de sa libertĂ© pendant le restant de ses jours[19]. Le caractĂšre odieux du crime appelle un chĂątiment Ă  vie. La sociĂ©tĂ© cĂšde Ă  sa soif de vengeance en infligeant une peine comparable Ă  la mort elle-mĂȘme, voire pire que celle‑ci[20]. L’État se refuse Ă  reconnaĂźtre tout intĂ©rĂȘt dans la vie humaine autre que la seule survie physique du dĂ©tenu. ConsidĂ©rĂ© comme une « bĂȘte Â», un « prĂ©dateur Â» ou un « monstre Â» qui devrait « pourrir en prison Â», le dĂ©tenu est comparĂ©, inconsciemment et parfois explicitement, Ă  un animal, un ĂȘtre pour qui le rachat est impossible. L’éternitĂ© n’est pas une durĂ©e d’emprisonnement assez longue pour lui. L’impulsion qui conduit Ă  prononcer la peine de perpĂ©tuitĂ© se rapproche, en son punitivisme aveugle, Ă  celle qui conduit Ă  prononcer la peine de mort. Dit crĂ»ment, le dĂ©tenu Ă  perpĂ©tuitĂ© connaĂźt une « mort civile Â» (civil death)[21]. L’emprisonnement Ă  vie se justifie par la logique de la « peine de mort diffĂ©rĂ©e Â», rĂ©duisant le dĂ©tenu Ă  simple objet entre les mains du pouvoir exĂ©cutif[22].

9.  Pareil raisonnement n’est pas tolĂ©rable dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique. Ni la « dangerositĂ© exceptionnellement Ă©levĂ©e Â» du criminel ni le « caractĂšre odieux du crime Â» ne permet de justifier lĂ©gitimement l’emprisonnement Ă  vie. Toute ingĂ©rence de l’État dans la libertĂ© des citoyens doit ĂȘtre bornĂ©e par les principes de la proportionnalitĂ© et de la nĂ©cessitĂ©, dont le principe de l’ingĂ©rence la moins intrusive est l’un des corollaires[23]. La prison est prĂ©cisĂ©ment l’instrument de dernier ressort d’ingĂ©rence par l’État dans la libertĂ© des citoyens. Il ne faut recourir Ă  cette peine que lorsqu’il n’y a aucune autre mesure adĂ©quate pour l’État, en limitant autant que possible sa durĂ©e et sa sĂ©vĂ©ritĂ©, et en la proportionnant Ă  la gravitĂ© du fait commis et Ă  la culpabilitĂ© de l’auteur[24]. La gravitĂ© du comportement objectif de l’auteur de l’infraction et son degrĂ© de culpabilitĂ© personnelle sont les limites absolues d’une peine proportionnĂ©e, qui doit ĂȘtre bornĂ©e par celles-ci. Si cette forme modĂ©rĂ©e de punitivisme reste digne d’une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, tel n’est pas le cas de l’emprisonnement Ă  vie car il s’agit d’une rĂ©action sans retenue, inutile et disproportionnĂ©e de l’État Ă  la criminalitĂ©. La conclusion n’est pas diffĂ©rente pour une peine de perpĂ©tuitĂ© compressible dans la mesure oĂč celle-ci ne prend fin qu’au dĂ©cĂšs de l’intĂ©ressĂ© et oĂč celui-ci peut ĂȘtre rappelĂ© en prison de nombreuses dĂ©cennies aprĂšs sa libĂ©ration.

10.  Une interdiction catĂ©gorique de l’emprisonnement Ă  vie s’impose, comme en attestent le consensus qui se fait jour en la matiĂšre et la reconnaissance universelle du principe de la rĂ©insertion sociale des dĂ©linquants condamnĂ©s Ă  une peine d’emprisonnement. Non seulement elle permettrait d’éviter les consĂ©quences nĂ©fastes avĂ©rĂ©es de l’emprisonnement Ă  vie mais aussi elle contraindrait les États Ă  prendre au sĂ©rieux leur obligation internationale de donner aux dĂ©tenus la possibilitĂ© de purger leur peine d’emprisonnement de maniĂšre constructive, en vue d’une rĂ©insertion sociale, et donc de garantir les moyens financiers et humains nĂ©cessaires Ă  cette fin[25]. Une interdiction aussi catĂ©gorique, tout en reflĂ©tant la dignitĂ© intrinsĂšque Ă  tout ĂȘtre humain et les « standards de dĂ©cence jalonnant les progrĂšs d’une sociĂ©tĂ© qui mĂ»rit Â»[26], confirmerait la supĂ©rioritĂ© morale de la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique sur tous ceux et toutes celles qui ne respectent pas ses principes fondamentaux, prĂ©cisĂ©ment lĂ  oĂč le besoin d’une telle supĂ©rioritĂ© morale se fait le plus sentir, c’est-Ă -dire face aux actes les plus abjects dont l’homme est capable. Comme l’a dit le juge de la Cour suprĂȘme des États-Unis Stevens dans l’exposĂ© de son opinion concordante joint Ă  l’arrĂȘt Graham, « un chĂątiment qui ne paraĂźt pas cruel et inhabituel un jour peut, grĂące aux enseignements de la raison et de l’expĂ©rience, se rĂ©vĂ©ler l’ĂȘtre Ă  un moment ultĂ©rieur Â»[27]. Ce moment est venu pour la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©.

La reconnaissance en droit international du droit à la libération conditionnelle (parole)

11.  Ă€ la lumiĂšre de l’arrĂȘt Vinter, l’État doit mettre en place un mĂ©canisme de rĂ©examen des motifs justifiant le maintien en dĂ©tention Ă  l’aune des besoins d’ordre pĂ©nologique de tout dĂ©tenu condamnĂ© Ă  la « perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle Â». Si les personnes condamnĂ©es pour les crimes les plus odieux doivent bĂ©nĂ©ficier d’un systĂšme de libĂ©ration conditionnelle, il en va de mĂȘme a fortiori pour les autres dĂ©tenus. Autrement dit, la Convention garantit un droit Ă  la libĂ©ration conditionnelle, y compris pour ceux convaincus des crimes les plus graves[28]. Cela signifie non pas que tout dĂ©tenu doive forcĂ©ment se voir accorder de cette mesure mais qu’il jouit d’un droit acquis et opposable Ă  la libĂ©ration conditionnelle dans l’hypothĂšse oĂč les conditions lĂ©gales Ă  l’octroi de cette mesure seraient rĂ©unies. De plus, la libĂ©ration conditionnelle est non pas une forme de dispense de peine mais un changement dans les modalitĂ©s de l’ingĂ©rence de l’État dans la libertĂ© du condamnĂ©, par la surveillance opĂ©rĂ©e sur sa vie en sociĂ©tĂ©. Et cette surveillance peut s’exercer de maniĂšre trĂšs Ă©troite, en vertu de conditions rigoureuses, selon les besoins de chaque personne en libertĂ© conditionnelle.

12.  Si les États parties Ă  la Convention jouissent d’un certain pouvoir discrĂ©tionnaire lorsqu’ils rĂ©glementent le rĂ©gime de libĂ©ration conditionnelle, leur marge d’apprĂ©ciation demeure manifestement sous le contrĂŽle de la Cour. Sinon, un pouvoir totalement discrĂ©tionnaire leur permettrait concrĂštement d’anĂ©antir leur obligation internationale de garantir la possibilitĂ© d’une libĂ©ration conditionnelle. Il y a donc trois conditions fondamentales Ă  la protection effective du droit du dĂ©tenu Ă  la libĂ©ration conditionnelle sur le terrain de la Convention. PremiĂšrement, le mĂ©canisme de libĂ©ration conditionnelle doit se trouver sous l’autoritĂ© d’un tribunal ou au moins permettre un contrĂŽle judiciaire des Ă©lĂ©ments tant factuels que juridiques de la dĂ©cision. Un mĂ©canisme qui rĂ©serverait Ă  une autoritĂ© gouvernementale ou administrative le dernier mot dans le rĂ©examen d’une peine mettrait la libertĂ© du dĂ©tenu entre les mains de l’exĂ©cutif et soustrairait au pouvoir judiciaire sa responsabilitĂ© ultime, confĂ©rant ainsi des prĂ©rogatives judiciaires Ă  l’exĂ©cutif en violation du principe de la sĂ©paration des pouvoirs. Ce serait antinomique Ă  un systĂšme dĂ©mocratique oĂč la privation de la libertĂ© est la tĂąche la plus importante du juge, et non de l’exĂ©cutif. Par consĂ©quent, un rĂ©examen par un ministre ou par tout agent subordonnĂ© de l’administration ne serait pas suffisamment indĂ©pendant pour ĂȘtre conforme aux standards tant universels qu’europĂ©ens de protection des droits de l’homme[29]. De plus, une dĂ©cision ordonnant le maintien ou le rappel en prison d’un condamnĂ© doit ĂȘtre entourĂ©e de toutes les garanties procĂ©durales : elle ne peut pas par exemple ĂȘtre prise sans accorder Ă  l’intĂ©ressĂ© une audience et un accĂšs adĂ©quat Ă  son dossier[30].

13.  DeuxiĂšmement, la question de la libĂ©ration conditionnelle doit ĂȘtre examinĂ©e selon un Ă©chĂ©ancier raisonnable prĂ©dĂ©terminĂ©[31]. Le rĂ©gime lĂ©gal de compressibilitĂ© de la peine doit avoir Ă©tĂ© fixĂ© avant la date de l’imposition de la peine d’emprisonnement. Si la loi ne prĂ©voit aucune « pĂ©riode minimale de dĂ©tention Â» ou « pĂ©riode punitive Â» (tariff) qui devra ĂȘtre purgĂ©e avant que cette question puisse ĂȘtre examinĂ©e, la juridiction de jugement est tenue d’en fixer une, mais cette pĂ©riode ne doit pas ĂȘtre d’une durĂ©e qui reviendrait Ă  empĂȘcher de facto le rĂ©examen de la peine infligĂ©e au dĂ©tenu pendant le restant de ses jours. Ni la loi ni le juge ne peuvent Ă©tablir une pĂ©riode minimale de dĂ©tention Ă  purger qui ferait d’une peine compressible une forme dĂ©guisĂ©e de perpĂ©tuitĂ© incompressible, par exemple une pĂ©riode punitive Ă  perpĂ©tuitĂ© (whole life tariff). Au cas oĂč la question de la libĂ©ration conditionnelle ne serait pas tranchĂ©e au stade du rĂ©examen initial, la situation du dĂ©tenu devrait ĂȘtre rĂ©examinĂ©e Ă  des intervalles raisonnables, pas trop espacĂ©s dans le temps[32]. Pour la mĂȘme raison, les dĂ©tenus rappelĂ©s en prison devraient eux aussi bĂ©nĂ©ficier du mĂȘme rĂ©examen Ă  des intervalles rĂ©guliers[33].

14.  TroisiĂšmement, les critĂšres d’apprĂ©ciation de la libĂ©ration conditionnelle doivent ĂȘtre Ă©tablis par la loi de maniĂšre claire et prĂ©visible et ĂȘtre fondĂ©s principalement sur des considĂ©rations de prĂ©vention spĂ©ciales et subsidiairement sur des considĂ©rations de prĂ©vention gĂ©nĂ©rales[34]. Les considĂ©rations de prĂ©vention gĂ©nĂ©rales ne devraient pas Ă  elles seules justifier un refus de libĂ©ration conditionnelle ou un retour en prison. Les critĂšres ne devraient pas se limiter Ă  l’invaliditĂ© mentale ou physique du dĂ©tenu ni Ă  sa proximitĂ© de la mort. Pareils « motifs humanitaires Â» (compassionate grounds) sont Ă  l’évidence trop restrictifs[35]. Tel Ă©tait le cas des motifs prĂ©vus par l’article 30 de la loi britannique de 1997 sur les peines en matiĂšre criminelle (Crime (Sentences) Act 1997) et du manuel sur les personnes condamnĂ©es Ă  perpĂ©tuitĂ© (lifer manual). RĂ©cemment, la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles a jugĂ© que la Cour n’avait pas interdit l’imposition de la perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle pour des « crimes odieux Â» (heinous crimes) Ă©tant donnĂ© que la loi anglo-galloise prĂ©voyait bel et bien la compressibilitĂ© car, bien qu’« exceptionnelles Â», les conditions posĂ©es dans ce manuel ne sont pas trop restrictives et doivent d’ailleurs ĂȘtre entendues dans « un sens large qui peut ĂȘtre Ă©lucidĂ© au cas par cas, tout comme se dĂ©veloppe la common law Â». En d’autres termes, elle a dit que la Grande Chambre avait mal interprĂ©tĂ© l’article 30 de la loi de 1997 et le manuel[36]. Cette conclusion soulĂšve des questions assez graves d’ordre linguistique, logique et juridique : qu’est-ce que la « compassion Â» a Ă  voir avec l’« apprĂ©ciation des risques Â», les « perspectives de rĂ©insertion sociale de l’auteur de l’infraction Â» ou « l’absence de motifs d’ordre pĂ©nologique justifiant le maintien en dĂ©tention Â» ? Est-ce que le « sens large Â» (wide meaning) dans lequel il faut entendre la notion de « compassionate ground Â» serait large au point de ne plus avoir de rapport avec le sens ordinaire du mot « compassion Â» ? Qu’est-ce qui pourrait ĂȘtre plus imprĂ©visible que la conversion en obligation d’élargissement au « sens large Â» d’une disposition lĂ©gislative discrĂ©tionnaire permettant la libĂ©ration dans des circonstances exceptionnelles ? Qu’est-ce qui pourrait ĂȘtre plus imprĂ©cis que des « motifs exceptionnels Â» (exceptional grounds) Ă  entendre au « sens large Â» (wide meaning) ? Il est Ă©vident que, selon l’interprĂ©tation donnĂ©e par la Cour d’appel, le mĂ©canisme de rĂ©examen prĂ©vu par l’article 30 de la loi de 1997 et par le manuel sur les personnes condamnĂ©es Ă  perpĂ©tuitĂ© n’est pas un « rĂ©examen permettant aux autoritĂ©s nationales de rechercher si, au cours de l’exĂ©cution de sa peine, le dĂ©tenu a tellement Ă©voluĂ© et progressĂ© sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif lĂ©gitime d’ordre pĂ©nologique ne permet plus de justifier son maintien en dĂ©tention Â»[37]. L’existence d’un rĂ©gime lĂ©gal clair et prĂ©visible consacrant le droit Ă  la libĂ©ration conditionnelle pour tous les dĂ©tenus, y compris ceux ayant commis les pires « crimes odieux Â», est une obligation internationale pesant sur les États membres, et le respect des rĂšgles internationales en matiĂšre de protection des droits de l’homme ne dĂ©pend pas des circonstances factuelles plus ou moins choquantes de chaque cas d’espĂšce. C’est pourquoi la phrase de conclusion dans l’arrĂȘt de la Cour d’appel, selon laquelle « [n]otre dĂ©cision dans chaque cas repose sur les faits particuliers de l’espĂšce et il ne saurait en ĂȘtre tirĂ© le moindre enseignement dans toute affaire similaire Â», ne dispense pas l’État de son obligation internationale de respecter les arrĂȘts de la Cour. Penser le contraire aurait des rĂ©percussions sismiques. La Convention n’est pas un engagement Ă  la carte et le systĂšme europĂ©en de protection des droits de l’homme s’effondrerait si on commençait Ă  la considĂ©rer ainsi.

L’emprisonnement Ă  vie du requĂ©rant

15.  Le requĂ©rant a passĂ© dix annĂ©es dans le plus strict isolement, de fĂ©vrier 1999 Ă  novembre 2009[38]. Son rĂ©gime carcĂ©ral prĂ©voyait son isolement absolu de ses codĂ©tenus[39], l’absence d’activitĂ©s de travail, d’instruction ou de loisir prĂ©cises, une interdiction de correspondance, de conversations tĂ©lĂ©phoniques et de tĂ©lĂ©vision, une censure concernant les livres et journaux, une interdiction des journaux kurdes, une interdiction des visites autres que celles des membres de sa famille et de ses avocats et une interdiction d’employer la langue kurde au cours des visites. Lorsqu’il purgeait des sanctions disciplinaires successives d’isolement cellulaire, il n’avait pas droit aux visites[40]. Dans son rapport de 2008, aprĂšs avoir dĂ©crit les consĂ©quences dramatiques de ce traitement sur l’état psychologique du dĂ©tenu, le CPT a conclu que « garder en dĂ©tention une personne dans ces conditions pendant huit ans et demi n’a pas la moindre justification Â»[41]. Dans son rapport de 2010, il a reconnu que la situation Ă©tait meilleure mais que les nouvelles conditions Ă©taient un « pas trĂšs modeste dans la bonne direction Â», et critiquĂ© surtout l’interdiction de tout contact avec les codĂ©tenus au cours des promenades en plein air, l’interdiction de recevoir des visites « autour d’une table Â» de membres de sa famille, l’interdiction de cumuler des pĂ©riodes de visite inutilisĂ©es et l’interdiction de tout contact tĂ©lĂ©phonique avec ses proches[42]. Il a relevĂ© que le rĂ©gime carcĂ©ral du requĂ©rant Ă©tait bien plus sĂ©vĂšre que celui appliquĂ© aux autres dĂ©tenus de mĂȘme catĂ©gorie incarcĂ©rĂ©s dans les prisons de type F. Ce rĂ©gime discriminatoire Ă©tait aggravĂ© par le rejet de la plupart des visites demandĂ©es par les proches et les avocats de l’intĂ©ressĂ©.

16.  Sur la question prĂ©cise des soins mĂ©dicaux, le CPT a notĂ© que « diverses recommandations prĂ©cises formulĂ©es Ă  maintes reprises par le ComitĂ© [Ă©taient] restĂ©es sans suite Â»[43]. PremiĂšrement, le requĂ©rant faisait chaque jour l’objet d’un contrĂŽle mĂ©dical superficiel « non seulement inutile mais aussi potentiellement contre-productif Â». DeuxiĂšmement, la mise en place d’une relation mĂ©decin-patient digne de ce nom restait impossible parce que les mĂ©decins qui venaient ne cessaient de changer. En pratique, les gĂ©nĂ©ralistes changeaient chaque semaine et n’étaient jamais les mĂȘmes. De plus, pendant une pĂ©riode de neuf mois ayant prĂ©cĂ©dĂ© la visite du CPT, il y avait eu douze consultations psychiatriques par cinq diffĂ©rents psychiatres et onze visites par onze gĂ©nĂ©ralistes diffĂ©rents, ainsi que plusieurs visites supplĂ©mentaires par diffĂ©rents autres spĂ©cialistes. Ainsi, le requĂ©rant a peut-ĂȘtre vu prĂšs de 90 mĂ©decins diffĂ©rents en une annĂ©e. TroisiĂšmement, il Ă©tait particuliĂšrement prĂ©occupant que les mĂ©decins qui venaient ne communiquaient pas entre eux et qu’il n’y avait pas la moindre coordination entre les consultations mĂ©dicales. D’ordinaire, un mĂ©decin rĂ©digeait Ă  l’issue de chaque visite un compte rendu qui Ă©tait ensuite simplement communiquĂ© au directeur de la prison. Le CPT y a vu aussi une « violation de la confidentialitĂ© mĂ©dicale Â».

17.  L’État dĂ©fendeur a effectivement fait un effort pour attĂ©nuer certaines des critiques du CPT, surtout concernant les conditions matĂ©rielles dans la prison. Cela dit, il n’a pas encore Ă©tĂ© remĂ©diĂ© au mauvais accĂšs Ă  la lumiĂšre naturelle dans l’ensemble des cellules, dĂ©noncĂ© dans le rapport du CPT de 2010[44].

18.  Sur la base de ces constats de fait, je conclus que, pendant l’ensemble de la pĂ©riode considĂ©rĂ©e, le rĂ©gime carcĂ©ral d’isolement du requĂ©rant, ainsi que ses contacts extrĂȘmement limitĂ©s avec le monde extĂ©rieur – en particulier ses contacts trĂšs limitĂ©s avec ses proches – et ses soins mĂ©dicaux dĂ©ficients, ont atteint le degrĂ© de gravitĂ© permettant un constat de violation des articles 3 et 8[45].

L’accĂšs du requĂ©rant Ă  des avocats

19.  Toute personne en dĂ©tention provisoire ou purgeant une peine d’emprisonnement jouit dĂšs le dĂ©but de son incarcĂ©ration d’une trinitĂ© de droits fondamentaux : le droit d’accĂšs Ă  un avocat, le droit d’accĂšs Ă  un mĂ©decin et le droit d’informer de sa dĂ©tention un proche ou un autre tiers de son choix. Le droit d’accĂšs Ă  un avocat doit inclure le droit de s’entretenir avec lui en privĂ©, mĂȘme s’il ne fait pas obstacle au remplacement d’un avocat se comportant de maniĂšre dĂ©lictueuse, participant Ă  une infraction pĂ©nale ou empĂȘchant la bonne conduite de la procĂ©dure. De la mĂȘme maniĂšre, il doit s’appliquer quelle que soit la « gravitĂ© Â» de l’infraction dont le dĂ©tenu est soupçonnĂ©. En effet, les personnes soupçonnĂ©es d’infractions particuliĂšrement graves sont parmi celles les plus exposĂ©es Ă  des mauvais traitements et ont donc le plus besoin d’un avocat. Par consĂ©quent, la question de la justification d’une restriction au droit d’accĂšs Ă  un avocat s’apprĂ©cie au cas par cas et non selon la catĂ©gorie de l’infraction en cause[46]. Si les avocats sont essentiels au cours de l’enquĂȘte et du procĂšs, ils le sont encore davantage lors de l’exĂ©cution de la peine. L’accĂšs Ă  un avocat est crucial lorsqu’est purgĂ©e une peine d’emprisonnement car il peut offrir un contrĂŽle indĂ©pendant du rĂ©gime carcĂ©ral appliquĂ©, des sanctions disciplinaires imposĂ©es et des mesures spĂ©ciales de contrainte et de sĂ©curitĂ© adoptĂ©es ainsi que de toute la panoplie des interdictions, restrictions et obligations attachĂ©es Ă  la condition de dĂ©tenu, et prendre le cas Ă©chĂ©ant des mesures pour rĂ©tablir ce dernier dans ses droits fondamentaux. L’avocat est un garant indispensable du respect des droits de l’homme dans l’exĂ©cution d’une peine d’emprisonnement.

20.  Ă€ l’instar des demandes de visites par la famille, la majoritĂ© des demandes de visites par les avocats du requĂ©rant ont Ă©tĂ© rejetĂ©es : soit parce que le temps Ă©tait mauvais soit parce qu’aucun bateau ne desservait l’üle. Il y avait aussi un autre motif de refus des demandes de visite des avocats du requĂ©rant : des soupçons de complicitĂ© de terrorisme pesant sur eux[47]. Les visites des avocats ont souvent Ă©tĂ© interrompues et leurs conversations avec le requĂ©rant ont Ă©tĂ© enregistrĂ©es. Des documents ou d’autres piĂšces Ă©changĂ©s entre lui et ses avocats ont Ă©tĂ© contrĂŽlĂ©s et les notes de ces derniers confisquĂ©es. Des courriers entre l’accusĂ© et ses avocats ont Ă©tĂ© censurĂ©s. Ces derniers se sont vu refuser l’accĂšs aux procĂ©dures disciplinaires dirigĂ©es contre leur client et aux dossiers en la matiĂšre. Enfin, il leur a Ă©tĂ© interdit pendant longtemps de reprĂ©senter le requĂ©rant, certains ont mĂȘme Ă©tĂ© incarcĂ©rĂ©s et d’autres ont vu leurs bureaux perquisitionnĂ©s et leurs dossiers professionnels saisis[48].

21.  Aux termes de l’article 59 de la loi no 5275, en combinaison avec l’article 84 du dĂ©cret y relatif du 6 avril 2006, l’examen des documents, dossiers, notes ou archives des avocats se fait en vertu d’une dĂ©cision, susceptible de recours, d’un juge. Aucune disposition expresse ne permet l’enregistrement des conversations entre un avocat et le dĂ©tenu[49]. L’article 151 du code de procĂ©dure pĂ©nale, tel que modifiĂ© par la loi no 5353 de 2005, permet d’interdire de reprĂ©sentation un avocat pendant un an voire deux et son remplacement par un autre avocat dĂ©signĂ© par le barreau. Le libellĂ© approximatif et vague de cette disposition est problĂ©matique mais, mĂȘme s’il fallait l’accepter Ă  titre d’hypothĂšse, aucun document produit devant la Cour ne permet de prouver que les avocats du requĂ©rant eussent Ă©tĂ© impliquĂ©s dans une quelconque activitĂ© criminelle d’une nature qui aurait justifiĂ© pareille interdiction, et encore moins leur condamnation pour ce motif. Pour ce qui est des dossiers en matiĂšre disciplinaire et plus prĂ©cisĂ©ment des conclusions Ă©crites en dĂ©fense du dĂ©tenu pendant les procĂ©dures de recours, les autoritĂ©s judiciaires compĂ©tentes ont rejetĂ© les demandes d’accĂšs Ă  ces piĂšces en se fondant sur l’article 153 no 2 du code de procĂ©dure pĂ©nale, qui dispose que l’accĂšs au dossier et la possibilitĂ© d’en recevoir copie peuvent ĂȘtre restreints si l’accorder nuit Ă  l’enquĂȘte en cours. Cette rĂšgle de procĂ©dure pĂ©nale vise Ă  protĂ©ger les intĂ©rĂȘts d’une enquĂȘte pĂ©nale et son utilisation en matiĂšre disciplinaire est inacceptable.

22.  Enfin, en ce qui concerne les difficultĂ©s d’accĂšs Ă  l’üle, le Gouvernement a deux choix : s’il veut garder le requĂ©rant sur une Ăźle, il doit fournir les moyens de transport nĂ©cessaires, par exemple en prĂ©voyant plus de bateaux lorsque ceux existants ne sont pas disponibles ou un hĂ©licoptĂšre lorsque la mer est mauvaise[50]; s’il ne peut pas ou ne veut pas fournir ces moyens supplĂ©mentaires, il doit alors transfĂ©rer le requĂ©rant sur le continent. Ce qu’il ne peut pas faire, c’est le garder sur une Ăźle sans fournir les moyens d’y accĂ©der.

23.  Bref, la violation susmentionnĂ©e de l’article 3 est aggravĂ©e par l’interdiction faite aux avocats du requĂ©rant d’agir en son nom et de le contacter, par l’interdiction systĂ©matique des entretiens confidentiels avec eux, par l’enregistrement systĂ©matique de toutes les conversations entre le requĂ©rant et ses avocats en l’absence de base lĂ©gale claire, par l’interdiction systĂ©matique pour les avocats d’accĂ©der aux procĂ©dures et dossiers disciplinaires, et par la confiscation des notes rĂ©digĂ©es par les avocats du requĂ©rant retraçant leurs entretiens avec ce dernier[51].

Conclusion

24.  Les prisons ne devraient pas ĂȘtre comme les portes de l’enfer, oĂč se rĂ©aliseraient les mots de Dante : Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate (« vous qui entrez ici, laissez toute espĂ©rance Â»). La Convention exige, en matiĂšre de rĂ©insertion sociale et de libĂ©ration conditionnelle, une approche fondĂ©e sur les droits du dĂ©tenu, allant de pair avec l’obligation pour les États parties de viser la premiĂšre et de garantir la seconde. Le requĂ©rant purge une peine d’emprisonnement sans possibilitĂ© de libĂ©ration conditionnelle depuis 1999. Au cours de la pĂ©riode considĂ©rĂ©e dans le prĂ©sent arrĂȘt (de mai 2005 Ă  mars 2012), cette peine a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e avec une extrĂȘme sĂ©vĂ©ritĂ©, en violation des droits garantis au requĂ©rant par les articles 3 et 8. Pour remĂ©dier Ă  ces violations de la Convention, l’État dĂ©fendeur doit non seulement amĂ©liorer le rĂ©gime carcĂ©ral du requĂ©rant, faciliter l’accĂšs aux membres de sa famille et Ă  ses avocats et lui prodiguer des soins mĂ©dicaux adĂ©quats conformĂ©ment aux recommandations du CPT, mais aussi instaurer un mĂ©canisme lĂ©gal de libĂ©ration conditionnelle pour les dĂ©tenus dans la mĂȘme situation que lui, permettant un rĂ©examen rĂ©gulier par le juge de leur dĂ©tention en fonction de leurs besoins d’ordre pĂ©nologique. Mais la Turquie pourrait faire encore un pas en avant en se joignant aux pays qui depuis longtemps se sont passĂ©s de la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© pour les auteurs d’infractions sains d’esprit. Ainsi, elle donnerait un exemple fort Ă  toute l’humanitĂ©.

 



1.  Ă€ l’exception des premiĂšres semaines de dĂ©tention, oĂč le CPT avait manifestĂ© son inquiĂ©tude quant aux effets immĂ©diats de son incarcĂ©ration sur l’état psychologique de l’intĂ©ressĂ©, et les consĂ©quences malencontreuses qui pouvaient en rĂ©sulter (cf. CPT (2000) 17, paragraphe 39, 3e alinĂ©a).

2.  Cf. CPT/Inf (2002) 8, paragraphe 86.

3.  Cf. Affaire Abdullah Öcalan c. Turquie, requĂȘte n° 46221/99, paragraphe 196 (soulignement par le CPT).

1.  Ainsi, la prĂ©sente opinion n’aborde pas la question de l’internement Ă  perpĂ©tuitĂ© – sous quelque forme que ce soit – des auteurs d’infractions non responsables, c’est-Ă -dire des personnes « aliĂ©nĂ©es Â» ou ne jouissant pas de leur capacitĂ© mentale.

2.  Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, CEDH 2013 (extraits).

3.  Je regrette que les quatre requĂȘtes dont le requĂ©rant a saisi la Cour en 2003, 2004, 2006 et 2007 aient Ă©tĂ© jointes et qu’il ait fallu Ă  la Cour plus de dix ans pour les traiter. L’inaction de la Cour s’ajoutant Ă  sa dĂ©cision de joindre les requĂȘtes ont non seulement rendu extrĂȘmement difficile l’apprĂ©ciation de faits survenus il y a longtemps mais elles ont mĂȘme permis Ă  de graves violations continues de perdurer, alors qu’il aurait Ă©tĂ© possible de les faire cesser. ConsidĂ©rant que la majoritĂ© a estimĂ© que la pĂ©riode soumise Ă  l’analyse de la Cour avait commencĂ© Ă  la date du prononcĂ© de l’arrĂȘt concernant la requĂȘte n° 46221/99 et n’avait pris fin qu’avec les derniĂšres observations communiquĂ©es Ă  elle dans la prĂ©sente affaire jointe, la Cour s’est trouvĂ©e chargĂ©e de la tĂąche herculĂ©enne d’apprĂ©cier la maniĂšre dont les autoritĂ©s carcĂ©rales et les juridictions d’appel compĂ©tentes de l’État dĂ©fendeur se sont occupĂ©es du requĂ©rant pendant sept annĂ©es, de 2 mai 2005 Ă  mars 2012 (paragraphe 96 de l’arrĂȘt).

4.  Ă–calan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV.

5.  Dans sa dĂ©cision d’irrecevabilitĂ© du 6 juillet 2010 concernant la requĂȘte n° 5980/07, la Cour s’est estimĂ©e incompĂ©tente. Auparavant, le ComitĂ© des Ministres avait dĂ©jĂ  prononcĂ© la clĂŽture de son examen opĂ©rĂ© en vertu de l’article 46 § 2, bien qu’il ait dit qu’en en aucun cas sa dĂ©cision ne prĂ©jugeait l’examen par la Cour de nouvelles requĂȘtes (rĂ©solution CM/ResDH(2007)1).

6.  Sur la responsabilitĂ© partagĂ©e de la Cour et du ComitĂ© des Ministres quant au contrĂŽle de l’exĂ©cution des arrĂȘts de la Cour, voir l’exposĂ© de mon opinion sĂ©parĂ©e joint Ă  l’arrĂȘt Fabris c. France [GC], no 16574/08, CEDH 2013 (extraits).

7.  La Grande Chambre a expressĂ©ment fait sien le raisonnement de la Cour constitutionnelle fĂ©dĂ©rale allemande voyant dans la rĂ©insertion sociale une condition sine qua non Ă  l’emprisonnement, y compris lorsque la perpĂ©tuitĂ© est infligĂ©e (Vinter, prĂ©citĂ©, §§ 113‑118 ; voir l’arrĂȘt rendu par la Cour constitutionnelle fĂ©dĂ©rale le 21 juin 1977 et, dans le mĂȘme ordre d’idĂ©es, l’arrĂȘt rendu par la Cour constitutionnelle italienne le 27 septembre 1987 (n° 274) et la dĂ©cision n° 93-334 du 20 janvier 1994 du Conseil constitutionnel français.

8.  Par consĂ©quent, les États parties ont l’obligation positive, fondĂ©e sur l’article 3 de la Convention, de prĂ©voir un plan individuel d’exĂ©cution de la peine, comprenant une Ă©valuation globale et actualisĂ©e des risques et des besoins, pour les dĂ©tenus condamnĂ©s Ă  des peines de perpĂ©tuitĂ© ou de longue durĂ©e, c’est-Ă -dire une ou plusieurs peines d’emprisonnement d’au moins cinq ans au total (voir l’exposĂ© de mon opinion sĂ©parĂ©e jointe Ă  l’arrĂȘt Taukus c. Lituanie, n° 29474/09, 27 novembre 2012).

9.  Graham v. Florida, 560 U.S. 48 (2010). Bien qu’avancĂ© dans le cas de mineurs, l’argument a exactement la mĂȘme force juridique et morale appliquĂ© aux dĂ©linquants majeurs responsables.

10.  Sur l’histoire de la rĂ©forme carcĂ©rale au Portugal par rapport Ă  d’autres pays europĂ©ens, voir mon ouvrage intitulĂ© « Droit carcĂ©ral portugais et europĂ©en Â» (en langue portugaise), Coimbra, 2006, 434 pages, et en particulier les pages 82 Ă  90 consacrĂ©es Ă  la rĂ©forme de 1884. Le Portugal fut prĂ©sentĂ© au monde comme un modĂšle par le rĂ©formateur des prisons britanniques et secrĂ©taire de la Howard Association, William Tallack, dans son ouvrage visionnaire intitulĂ© « Penological and preventive principles Â», 1889, p. 162 et 163. Dans son commentaire sur la deuxiĂšme Ă©dition de cet ouvrage, l’American Journal of Sociology, volume I, 1895, page 791, a estimĂ© que « [l]’auteur [Ă©tait] le mieux placĂ© pour saisir le meilleur de la pensĂ©e de l’époque Â».

11.  Voir par exemple les statistiques en matiĂšre d’homicide de l’UNODC pour 2013.

12.  La NorvĂšge ne peut figurer parmi ces pays. La rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© en temps de paix y a Ă©tĂ© abolie en 1981 et remplacĂ©e par une peine d’emprisonnement d’une durĂ©e maximale de 21 ans. De plus, certains dĂ©linquants dangereux peuvent ĂȘtre sanctionnĂ©s par une pĂ©riode de sĂ»retĂ©, qui ne peut excĂ©der 21 ans (article 39 e) du code pĂ©nal civil). Toutefois, le juge peut prolonger cette peine par pĂ©riodes d’une durĂ©e pouvant aller jusqu’à cinq ans si le condamnĂ© est encore considĂ©rĂ© comme dangereux, ce qui veut dire qu’il peut y avoir dĂ©tention Ă  vie si une prolongation de cinq ans est prononcĂ©e encore et encore.

13.  Dans son arrĂȘt Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 85, CEDH 2002‑VI, la Cour a dit attacher «  moins d’importance Ă  l’absence d’élĂ©ments indiquant un consensus europĂ©en relativement Ă  la maniĂšre de rĂ©soudre les problĂšmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’élĂ©ments clairs et incontestĂ©s montrant une tendance internationale continue Â», citant l’état du droit dans des pays non europĂ©ens.

14.  Comme l’a dit un jour le juge de la Cour suprĂȘme des États-Unis H. Blackmun, il n’existe pas de juste systĂšme permettant de bien voir qui sont les pires des pires (Callins v. Collins, 510 US 1141 (1994). Ce qu’il a dit concernait les personnes mĂ©ritant la peine capitale mais on pourrait en dire de mĂȘme des personnes condamnĂ©es Ă  la perpĂ©tuitĂ©. En fait, cette remarquable opinion du juge Blackmun pourrait s’appliquer dans son intĂ©gralitĂ© Ă  la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©.

15.  Voir, une nouvelle fois, l’argumentation remarquable du juge Blackmun dans l’exposĂ© de son opinion dissidente joint Ă  l’arrĂȘt Callins v. Collins, 510 US 1141 (1994), oĂč il estime « entachĂ©e de prĂ©jugĂ©s raciaux Â» la politique disproportionnĂ©e en matiĂšre de peine capitale. Les juges Potter Stewart, Byron White et William O. Douglas avaient dĂ©jĂ  soulignĂ© ce mĂȘme point dans l’arrĂȘt Furman v. Georgia, 408 U.S. 238 (1972). Le juge Stewart avait mĂȘme parlĂ© de « systĂšmes de droit qui permettent Ă  cette peine unique d’ĂȘtre si arbitrairement et si anormalement infligĂ©e Â». Ces propos forts contre la peine de mort peuvent aussi ĂȘtre dirigĂ©s contre l’emprisonnement Ă  vie.

16.  C’est prĂ©cisĂ©ment le raisonnement suivi par la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles dans son arrĂȘt du 14 fĂ©vrier 2014 (§§ 49-50) : « [l]e juge ne doit imposer la perpĂ©tuitĂ© rĂ©elle que si la gravitĂ© du crime est exceptionnellement Ă©levĂ©e et si les impĂ©ratifs de juste chĂątiment et de rĂ©tribution font qu’il s’agit de la juste peine Â».

17.  Cette maniĂšre de raisonner est vieille comme le monde : « [c]elui qui a pitiĂ© des gens cruels finira par ĂȘtre cruel Ă  l'Ă©gard des gens misĂ©ricordieux Â». Solon a observĂ© qu’il n’y a pas de vĂ©ritable justice tant que ceux qui n’ont pas Ă©tĂ© victimes d’un crime ne se sentiront pas aussi indignĂ©s que ceux qui en ont Ă©tĂ© victimes. Cette maniĂšre de voir les choses mĂ©connaĂźt que la prison n’est pas un lieu oĂč les gens doivent ĂȘtre traitĂ©s de façon indigne et cruelle. Et, en ce qu’elle est axĂ©e sur le besoin de vengeance et de rĂ©volte, elle occulte l’obligation qu’à l’État d’offrir aux victimes de crimes les moyens adĂ©quats de se remettre de leur perte.

18.  En voici deux exemples : la loi new-yorkaise prĂ©voit que « [t]oute personne condamnĂ©e Ă  la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ© est civilement morte Â» (code de New York, § 79-a) et la loi de Rhode Island que « [t]oute personne emprisonnĂ©e Ă  vie dans un Ă©tablissement carcĂ©ral pour majeurs est rĂ©putĂ©e, Ă  l’égard de l’ensemble des droits de propriĂ©tĂ©, des liens conjugaux et des droits civils et des relations de quelque nature que ce soit, morte Ă  tout point de vue, comme si elle Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ©e de causes naturelles Ă  la date de sa condamnation Â» (lois gĂ©nĂ©rales de Rhode Island, § 13-6-1 (2002)).

19.  Comme Beccaria l’a autrefois dit, la perpĂ©tuitĂ© est une peine pire que la mort elle-mĂȘme : « [o]n dira peut-ĂȘtre que l’esclavage perpĂ©tuel est une peine aussi rigoureuse ; et par consĂ©quent aussi cruelle que la mort. Je rĂ©pondrai qu’en rassemblant en un point tous les moments malheureux de la vie d’un esclave, sa vie serait peut-ĂȘtre plus horrible que les supplices les plus affreux Â» (Des dĂ©lits et des peines, 1764). L’argument fut repris par John Stuart Mill, dans son malheureux discours en faveur de la peine capitale (21 avril 1868). Il faut ajouter que la pensĂ©e de Mill Ă©volua et qu’il rejeta finalement tant l’emprisonnement Ă  vie que la peine capitale.

20.  Voir, par exemple, l’article 153 (2) de la loi anglaise de 2003 sur la justice pĂ©nale.

21.  Â« Toute peine qui, par sa durĂ©e ou par sa sĂ©vĂ©ritĂ© excessive, est fortement disproportionnĂ©e aux infractions en question Â» est interdite (Weems v. United States, 217 U.S. 371, 349 (1909)). Ou, comme l’a prĂ©cisĂ© la Cour constitutionnelle sud-africaine dans son arrĂȘt S. v. Dodo, 2001 (3) SA 382 (CC) 303 (S. Afr.), « [l]orsque la durĂ©e de la peine, qui a Ă©tĂ© infligĂ©e en raison de son effet gĂ©nĂ©ralement dissuasif sur autrui, est sans rapport avec la gravitĂ© de l’infraction, l’auteur de celle-ci sert essentiellement de moyen visant Ă  une autre fin et il s’en trouve atteint dans sa dignitĂ©. Il en va de mĂȘme lorsque la finalitĂ© rĂ©formatrice de la peine prĂ©domine et que l’auteur d’une infraction est condamnĂ© Ă  une peine d’emprisonnement de longue durĂ©e principalement parce qu’il ne peut se racheter pendant une durĂ©e plus brĂšve, mais que cette durĂ©e n’a aucun rapport avec ce que mĂ©rite l’infraction commise Â».

22.  Dans son Observation gĂ©nĂ©rale n° 21 (1992), par. 10, le ComitĂ© des droits de l’homme a dit ceci : « [a]ucun systĂšme pĂ©nitentiaire ne saurait ĂȘtre uniquement distributif ; il devrait essentiellement viser le redressement et la rĂ©adaptation sociale du prisonnier Â» ; voir aussi les rĂšgles 57, 60, 61 et 65 de l’Ensemble de rĂšgles minima des Nations unies pour le traitement des dĂ©tenus (1957, modifiĂ© en 1977), le principe n° 10 des Principes fondamentaux relatifs au traitement des dĂ©tenus (1990) et le principe n° 6 de la recommandation Rec(2006)2 du ComitĂ© des Ministres. Ajoutons que, aujourd’hui, la rĂ©insertion sociale est entendue, Ă  l’instar de l’analogie mĂ©dicale classique, non pas comme un « traitement Â» ou un « remĂšde Â» pour le prisonnier en vue de son amendement mais comme une tĂąche qui, si elle est moins ambitieuse, n’en demeure pas moins plus rĂ©aliste : le prĂ©parer Ă  mener sa vie dans le respect de la loi aprĂšs la prison. Il y a trois raisons Ă  cela : premiĂšrement, il est problĂ©matique que l’État ait le pouvoir constitutionnel d’« amender Â» la personnalitĂ© d’une personne majeure ; deuxiĂšmement, il est douteux qu’un tel amendement soit rĂ©alisable ; et, troisiĂšmement, il est encore plus incertain que son existence puisse ĂȘtre Ă©tablie.

23.  Cette expression heureuse vient du prĂ©sident de la Cour suprĂȘme des États-Unis E. Warren dans l’arrĂȘt rĂ©digĂ© par lui au nom de la majoritĂ© en l’affaire Trop v. Dulles, 356 U.S. 86 (1958) et elle a notamment Ă©tĂ© reprise par le juge Thurgood Marshal dans l’arrĂȘt rĂ©digĂ© par lui au nom de la majoritĂ© de la Cour suprĂȘme en l’affaire Estelle v. Gamble, 429 U. S. 97, 102 (1976).

24.  Graham v. Florida, 560 U.S. 48 (2010). Voir, dans le mĂȘme ordre d’idĂ©es progressiste, l’exposĂ© de l’opinion du prĂ©sident Costa joint Ă  l’arrĂȘt LĂ©ger c. France, n° 19324/02, 11 avril 2006, celui de l’opinion du prĂ©sident Bratza joint Ă  l’arrĂȘt Kafkaris c. Chypre [GC], n° 21906/04, 12 fĂ©vrier 2008, et celui de l’opinion du prĂ©sident Spielmann joint Ă  l’arrĂȘt LĂ©ger c. France [GC], n° 19324/02, 30 mars 2009.

25.  C’est exactement le sens du principe 4.a de la recommandation Rec 2003(22) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 24 septembre 2003. Autrement dit, l’arrĂȘt Vinter a infirmĂ© la jurisprudence antĂ©rieure de la Cour selon laquelle la Convention ne confĂšre aucun droit Ă  la libĂ©ration conditionnelle (Szabo c. SuĂšde (dĂ©c.), n° 28578/03, CEDH 2006-VIII, et Macedo da Costa c. Luxembourg (dĂ©c.), n° 26619/07, § 22, 5 juin 2012.

26.  Au niveau europĂ©en, voir Weeks c. Royaume-Uni, n° 9787/82, §§ 58 et 69, 2 mars 1987, et T. c. Royaume-Uni, n° 24724/94, § 121, 16 dĂ©cembre 1999 ; le rapport du ComitĂ© pour la prĂ©vention de la torture (« le CPT Â») n° 55 de 2007, publiĂ© le 27 juin 2007 ; et l’arrĂȘt rendu par la Cour constitutionnelle italienne le 27 juin 1974 (n° 204/1974). Au niveau universel, voir l’article 110 §§ 4 et 5 du Statut de Rome et les articles 223 et 224 du RĂšglement de procĂ©dure de preuve de la Cour pĂ©nale internationale.

27.  Par. 32 de la recommandation Rec 2003(22) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 24 septembre 2003, et Osborn v Parole Board [2013] UKSC 61.

28.  Par. 9 de la rĂ©solution Res 76(2) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 17 fĂ©vrier 1976, et par. 5 de la recommandation Rec 2003(22) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 24 septembre 2003.

29.  Weeks, prĂ©citĂ©, § 58, rĂ©solution Res 76(2) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 17 fĂ©vrier 1976, par. 12 ; recommandation Rec 2003(22) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 24 septembre 2003, par. 21 ; rapport du CPT sur la Hongrie, fĂ©vrier 2007, par. 33 ; « Prison Ă  vie Â», rapport du Programme des Nations Unies en matiĂšre de prĂ©vention du crime et de justice pĂ©nale (1994), document ONU ST/CSDHA/24, par. 49, et Observation gĂ©nĂ©rale n° 10 du ComitĂ© sur les droits de l’enfant, par. 77.

30.  Rapport n° 55 du CPT (2007) 55, publiĂ© le 27 juin 2007.

31.  RĂ©solution Res 76(2) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 17 fĂ©vrier 1976, par. 10 ; recommandation Rec 2003(22) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 24 septembre 2003, par. 3, 4 et 20, et recommandation Rec 2003(23) du ComitĂ© des Ministres, adoptĂ©e le 9 octobre 2003, par. 34.

32.  Par. 129 de l’arrĂȘt de Grande Chambre Vinter.

33.  Par. 29 de l’arrĂȘt rendu par la Cour d’appel le 14 fĂ©vrier 2014. Dit plus clairement, la Cour d’appel a dit qu’elle avait raison dans son arrĂȘt Bieber et que la Cour avait tort dans l’arrĂȘt Vinter.

34.  Par. 119 de l’arrĂȘt de Grande Chambre Vinter. En fait la disposition pertinente s’intitule « Ă©largissement Ă  titre d’humanitĂ© pour des raisons mĂ©dicales Â» (compassionate release on medical grounds), ce qui montre clairement la finalitĂ© de l’article 30. Son interprĂ©tation par la Cour d’appel ne cadre tout simplement pas avec le sens de la notion de compassion dans la culture occidentale (voir la dĂ©finition que donne le dictionnaire Oxford du mot compassion : « le sentiment bienveillant de misĂ©ricorde et de sollicitude Ă  l’égard des souffrances ou malheurs d’autrui Â», le mot venant du latin compati, « partager la souffrance d’autrui Â»). D’ailleurs, la thĂšse dĂ©fendue par la Cour d’appel selon laquelle les motifs d’humanitĂ©, au « sens large Â», englobent les « motifs lĂ©gitimes d’ordre pĂ©nologique Â» avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© exposĂ©e devant la Cour par le Gouvernement et expressĂ©ment rejetĂ©e par la Grande Chambre au paragraphe 129 de son arrĂȘt Vinter.

35.  L’absence d’informations complĂštes et fiables sur le rĂ©gime carcĂ©ral appliquĂ© au requĂ©rant rend trĂšs compliquĂ© l’examen consciencieux par le juge de la rĂ©alitĂ© de la situation sur le terrain. D’ailleurs, le raisonnement de la majoritĂ© est truffĂ© de suppositions et de prĂ©somptions fondĂ©es sur de maigres preuves documentaires produites par le gouvernement dĂ©fendeur. Aucun exposĂ© clair et exact n’a Ă©tĂ© donnĂ© Ă  la Cour du nombre d’heures effectivement passĂ©es par le requĂ©rant avec ses codĂ©tenus, ni de ses activitĂ©s de loisirs et de sport, du nombre des visites de membres de sa famille, d’avocats et de mĂ©decins qui ont Ă©tĂ© demandĂ©es, effectuĂ©es et refusĂ©es, des modalitĂ©s de ces visites, du nombre de fois oĂč les conversations entre le requĂ©rant et ses avocats ont Ă©tĂ© interrompues et oĂč ceux-ci ont Ă©tĂ© empĂȘchĂ©s d’échanger des documents ou des notes avec leurs clients, du nombre d’avocats Ă  qui il a Ă©tĂ© interdit d’agir pour le compte du requĂ©rant et de contacter celui-ci et des motifs de cette interdiction, du nombre de conversations tĂ©lĂ©phoniques entre le requĂ©rant et les personnes extĂ©rieures Ă  la prison qui ont Ă©tĂ© demandĂ©es, effectuĂ©es et refusĂ©es, du nombre de fois oĂč la correspondance du requĂ©rant a Ă©tĂ© censurĂ©e voire interrompue, ou du nombre de sanctions disciplinaires et de mesures de sĂ©curitĂ© qui ont Ă©tĂ© imposĂ©es, attaquĂ©es, confirmĂ©es, annulĂ©es et appliquĂ©es. En tout Ă©tat de cause, la Cour disposait bel et bien de preuves fiables. Le requĂ©rant ayant Ă  maintes reprises contestĂ© les actes des autoritĂ©s carcĂ©rales, j’estime que les seuls Ă©lĂ©ments de preuve fiables versĂ©s au dossier sont ceux produits par le CPT et ceux produits par le Gouvernement lorsque les rapports du CPT les confirmaient.

36.  En fait, le requĂ©rant Ă©tait la seule personne sĂ©journant dans la prison d’Imrali jusqu’en novembre 2009, lorsque cinq autres dĂ©tenus y entrĂšrent. Le requĂ©rant pouvait discuter une heure par semaine avec ses codĂ©tenus. UltĂ©rieurement, ce laps de temps passa Ă  trois heures par semaine.

37.  Le Gouvernement admet qu’il n’y a aucune diffĂ©rence entre l’isolement cellulaire et l’isolement ordinaire, si ce n’est l’interdiction des visites par les proches.

38.  Rapport du CPT de 2008, par. 33.

39.  Rapport du CPT de 2010, par. 19, 21, 25 et 28. La plupart de ces faits avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s dans les rapports du CPT de 2008 et 2003.

40.  Rapport du CPT de 2010, par. 33. Dans son rapport de 2007 (par. 33), le CPT avait dĂ©jĂ  critiquĂ© les soins mĂ©dicaux dispensĂ©s au requĂ©rant.

41.  Rapport du CPT de 2010, par. 10. On peut trouver Ă  ce sujet d’autres remarques dans le rapport de 2006 du CPT, par. 48-51, et dans le rapport du CPT de 2008, par. 11-12.

42.  Le paragraphe 149 de la motivation de la majoritĂ© reconnaĂźt explicitement l’insuffisance du rĂ©gime carcĂ©ral et des contacts avec le monde extĂ©rieur aprĂšs le 17 novembre 2009 mais n’y voit aucune violation de l’article 3. Pire encore, le constat par la majoritĂ© de non-violation de l’article 8 et son raisonnement au paragraphe 163 contredisent sa conclusion au paragraphe 146, lorsqu’elle tient compte prĂ©cisĂ©ment des restrictions « importantes Â» Ă  l’accĂšs des proches du requĂ©rant comme motif de violation de l’article 3.

43.  Voir le 21Ăšme rapport gĂ©nĂ©ral (CPT/Inf (2011) 28, par. 18-25, et la recommandation Rec(2006)2 du ComitĂ© des Ministres, par. 23.4 et 23.5.

44.  La majoritĂ© n’a pas abordĂ© plusieurs questions dĂ©licates expressĂ©ment posĂ©es par le requĂ©rant et communiquĂ©es par la Cour au Gouvernement, par exemple l’interdiction, dont les avocats du requĂ©rant auraient Ă©tĂ© frappĂ©s, d’agir en son nom et de le contacter.

45.  Rapport du CPT de 2010 CPT, par. 26, et rapport du CPT de 2008, par. 24.

46.  La thĂšse du Gouvernement, qui estime que l’article 59, n° 4, de la loi n° 5275, tel que modifiĂ©e en 2005, le permet, n’est pas convaincante Ă  la lecture du libellĂ© clair de la loi.

47.  Il y a un hĂ©licoptĂšre pour accĂ©der Ă  l’üle mais il est rĂ©servĂ© aux agents de l’État, pas aux avocats.

48.  Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 630-649, 25 juillet 2013. Si l’on compare les restrictions imposĂ©es par l’État turc Ă  la relation entre le requĂ©rant Öcalan et ses avocats Ă  celles imposĂ©es par l’État russe Ă  la relation entre les requĂ©rants Khodorkovskiy et Lebedev et leurs avocats, force est de conclure que les premiĂšres sont bien plus lourdes que les secondes.