Corte
europea dei diritti dell’uomo
(Ex Quinta Sezione)
12
giugno 2014
AFFAIRE COUDERC ET HACHETTE
FILIPACCHI
ASSOCIÉS c. FRANCE
(Requête no
40454/07)
ARRÊT
STRASBOURG
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne cinquième section),
siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40454/07) dirigée
contre la République française et dont une
ressortissante française, Mme Anne-Marie Couderc, et une
société de droit français, Hachette Filipacchi associés (« les requérantes »),
ont saisi la Cour le 24 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les
requérantes ont été représentées par Me M.-C. de Percin,
avocate au barreau de Paris. Le gouvernement français (« le
Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E.
Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires
étrangères.
3. Les requérantes
allèguent qu’une atteinte injustifiée a été portée à leur liberté d’expression.
4. Le 9
mars 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérantes sont respectivement
la directrice de publication et la société éditrice de l’hebdomadaire Paris Match. Mme Anne-Marie
Couderc, ressortissante française, est née en 1950. La société Hachette
Filipacchi Associés, personne morale de droit français, a son siège à
Levallois-Perret.
A. La
publication litigieuse et la procédure devant les juridictions françaises
6. Le 3 mai 2005, parurent dans le
quotidien britannique Daily Mail des
révélations de Mme C. concernant son fils dont elle affirmait que le
père était Albert Grimaldi, Prince régnant de Monaco depuis la mort de son
père, le 6 avril 2005. L’article se référait à la publication à venir dans le
magazine Paris Match et en reprenait
les éléments essentiels ainsi que trois photographies, dont une montrant le
Prince tenant l’enfant dans ses bras.
7. Informé de l’imminence de la parution
d’un article dans Paris Match, le
Prince adressa aux requérantes, par acte d’huissier du 3 mai 2005, une
mise en demeure de ne pas publier l’article en cause.
8. Nonobstant la mise en demeure, l’hebdomadaire
Paris Match, dans son édition no
2920 datée du 5 mai 2005 et tirée à 1 010 000 exemplaires,
publia une interview de Mme C. présentant son fils A. comme né de
ses relations intimes avec le Prince, ayant succédé à son père le 6 avril
précédent. Annoncé en couverture du magazine sous le titre « Albert de
Monaco : A., l’enfant secret », l’article de dix pages intitulé
« A., c’est le fils d’Albert, dit sa mère » comportait plusieurs
photographies représentant le Prince aux côtés de Mme C. ou de l’enfant.
Celles du Prince avec l’enfant avaient été prises par Mme C.,
avec le consentement du Prince. Celle-ci, qui était seule investie de l’autorité
parentale sur l’enfant, les avait remises à Paris
Match en vue de leur publication.
9. Cet article, dans lequel Mme
C. répondait aux questions d’un journaliste, donnait des précisions sur les
circonstances dans lesquelles celle-ci avait fait la connaissance du Prince, leurs
rencontres, leur relation intime, leurs sentiments, la manière dont le Prince
avait réagi à l’annonce de la grossesse de Mme C. et celle dont il s’était
comporté lorsqu’il rencontrait l’enfant. Elle précisait que celui-ci était né
le 24 août 2003 et que le Prince l’avait reconnu chez un notaire le 15 décembre
2003, mais désirait que cette reconnaissance ne soit pas rendue publique avant
le décès de son propre père, le Prince Rainier III.
10. Le 19 mai 2005, le Prince assigna les
requérantes devant le tribunal de grande instance de Nanterre, sur le fondement
des articles 8 de la Convention, et 9 et 1382 du code civil, aux fins d’obtenir
réparation des atteintes qui avaient été portées à sa vie privée et à son image
par la publication de l’article précité le 5 mai 2005.
11. Le 29 juin 2005, le tribunal fit
droit à la demande, octroyant au Prince 50 000 euros de dommages-intérêts
et ordonnant la publication de la condamnation, sous astreinte et aux frais de
la société éditrice, sur l’intégralité de la page de couverture du magazine
sous le titre « Condamnation judiciaire de Paris Match à la demande du Prince Albert II de Monaco ». Ledit
jugement était assorti de l’exécution provisoire.
12. Pour
ce faire, le tribunal releva notamment que, dès sa première page, le magazine
révélait la paternité du Prince par le titre « Albert de Monaco : A.,
l’enfant secret », accompagné d’une photographie montrant l’enfant dans
ses bras.
Il ajouta que cet article traitait sur dix pages la question de la
filiation princière de cet enfant au moyen de questions conduisant la mère de l’enfant
à s’exprimer sur ses relations avec le Prince, les sentiments des
protagonistes, la vie privée et les réactions du Prince et sur la reconnaissance
de l’enfant chez un notaire. Il ajouta que de nombreuses photographies
manifestement réalisées dans le cadre de l’intimité de la vie privée des
intéressés avaient été choisies à dessein pour illustrer et accréditer la
révélation ; qu’elles étaient accompagnées de légendes propres au journal
se rapportant également à la vie sentimentale du Prince, analysant son
comportement, ses réactions face à la jeune femme et à l’enfant et supputant
ses sentiments à l’égard de cet enfant secret.
Le tribunal estima que l’article entier et ses illustrations relevaient de
la sphère la plus intime de la vie sentimentale et familiale et qu’ils ne se
prêtaient à aucun débat d’intérêt général.
Il ajouta que l’avènement du demandeur comme souverain de la principauté de
Monaco ne le privait pas du droit au respect de sa vie privée ni du droit dont
il disposait sur son image, face à de simples rumeurs sur l’état civil d’un
enfant qui ne pouvaient servir de prétexte légitime à l’information d’un public
indiscret et curieux de la vie des personnalités, de leurs sentiments et de
leurs comportements privés. En outre, selon le tribunal, un journal ne pouvait
sérieusement prétendre se substituer au prétoire où sont légalement défendus
les droits des enfants et ceux des femmes.
13. Le tribunal conclut que l’article en
cause, qui donnait à des rumeurs un traitement sensationnel, tant par son texte
que par ses illustrations dépourvues de toute pertinence, constituait une
violation caractérisée des droits essentiels de la personnalité du demandeur,
qui avait mis expressément la société éditrice en demeure de les respecter par
acte d’huissier du 3 mai 2005.
14. Les requérantes interjetèrent appel
de ce jugement et obtinrent la suspension de l’exécution provisoire.
15. Le 6 juillet 2005, le Prince reconnut
publiquement l’enfant par le biais d’un communiqué. L’acte notarié fut
transcrit à l’état civil à la même période.
16. Le 24 novembre 2005, la cour d’appel
de Versailles rendit son arrêt.
17. Elle constata que l’article incriminé
était consacré, au travers de l’interview de la mère de l’enfant, à la
révélation de la naissance de celui-ci, présenté comme né des relations intimes
qu’elle avait entretenues avec le Prince depuis 1997.
En outre, à la date de parution de l’article, sa naissance comme sa
filiation étaient inconnues du public.
18. La
cour d’appel souligna que la vie sentimentale, amoureuse ou familiale, la
paternité ou la maternité relèvent de la sphère de la vie privée et tombent
sous la protection de l’article 9 du code civil comme de l’article 8 de la
Convention, qui, selon elle, ne distinguent pas entre personnes anonymes et
personnes publiques, quelles que soient leurs fonctions civiles, politiques ou
religieuses.
Elle releva que la paternité du Prince « n’avait été l’objet d’aucune
reconnaissance publique », que la Constitution monégasque exclut qu’un
enfant né hors mariage puisse accéder au trône et que le Prince n’avait pas
consenti à la révélation de sa possible paternité à l’égard de l’enfant en
ayant le 3 mai 2005 fait signifier à la société requérante son opposition à la
publication de ces faits. Elle conclut dès lors que celle-ci avait violé
délibérément les dispositions de l’article 9 du code civil et celle de l’article 8
de la Convention. Elle estima qu’on ne pouvait justifier cette infraction par
les nécessités de l’actualité, la légitimité de l’information ou le droit à l’information
des lecteurs, dont ne relevait pas la paternité secrète du Prince, quand bien
même il serait devenu, depuis le décès de son père en avril 2005, Prince
régnant de la Principauté.
19. La
cour d’appel releva encore que l’article ne se contentait pas de la révélation
de l’existence d’un enfant « secret ». Il contenait aussi de
nombreuses digressions tirées des confessions de la mère de l’enfant quant aux
circonstances de leur rencontre, les sentiments du Prince, ses réactions les
plus intimes à l’annonce de la grossesse et son comportement envers l’enfant
lors des rencontres dans l’intimité. Elle estima que cela ne trouvait sa
justification ni dans la publication concomitante de ces faits par un magazine
allemand, ni dans l’impact médiatique causé par la teneur de l’article, ni par
le fait que d’autres publications avaient par la suite repris ces faits devenus
notoires par la faute de la société éditrice, ni dans la prétendue légitimité d’une
telle révélation. L’enfant n’avait aucun statut officiel qui aurait fait de sa
naissance et de la révélation de l’identité du père un sujet dont les médias
devaient, dans leur devoir d’information, assumer la divulgation auprès du
public.
Elle estima que si les photographies, qui accompagnaient l’article et
représentaient l’intimé avec l’enfant, avaient été prises par la mère de
celui-ci avec le consentement du Prince, ce dernier n’avait pas consenti à leur
publication, de telle sorte que celle-ci était fautive.
20. La cour d’appel conclut que la
publication incriminée avait causé au Prince un dommage irréversible en ce que
sa paternité, qu’il souhaitait rester secrète et qui l’était restée depuis la
naissance de l’enfant jusqu’à l’article litigieux, était devenue brusquement et
contre son gré de notoriété publique. Le préjudice moral ainsi causé justifiait
qu’à titre de réparation complémentaire, une mesure de publication judiciaire
soit ordonnée, laquelle n’était, par rapport à la nature de l’atteinte et à la
gravité de ses conséquences, nullement disproportionnée aux intérêts en
présence et constituait au contraire la réparation la plus adéquate en de
telles circonstances.
21. La cour d’appel de Versailles
confirma le jugement déféré, notamment le versement de 50 000 euros de
dommages-intérêts, modifiant uniquement les modalités de la publication
judiciaire, laquelle ne devait plus mentionner d’intitulé et devait porter sur
le tiers de la page de couverture. La cour ordonna ainsi la publication dans le
premier numéro à paraître dans les huit jours de la signification de l’arrêt,
sous peine d’une astreinte de 15 000 euros par numéro de retard, d’un
bandeau sur fond blanc couvrant le tiers inférieur de la page de couverture et
comportant le texte suivant :
« Par arrêt de la cour d’appel
de Versailles confirmant le jugement rendu par le tribunal de grande instance
de Nanterre, la société Hachette Filipacchi Associés a été condamnée pour avoir
porté atteinte à la vie privée et au droit à l’image d’Albert II de Monaco dans
le numéro 2920 daté du 5 mai 2005 du journal Paris Match dans un article intitulé ‘Albert de Monaco : A. L’enfant
secret.’ »
22. Ce communiqué fut publié sur la
couverture du numéro 2955 de l’hebdomadaire en date du 5 janvier 2006, sous ce
commentaire de la rédaction : « Albert de Monaco : La vérité
condamnée. Paris Match avait
révélé l’existence de son fils, A. La justice sanctionne la liberté d’informer.
La presse internationale réagit et nous soutient. »
23. Les requérantes formèrent un pourvoi
en cassation. Dans leur mémoire ampliatif, elles excipèrent notamment d’une
violation de l’article 10 de la Convention, dès lors que la révélation de
la paternité du Prince concernait la vie publique et était justifiée par les
nécessités de l’information en raison des fonctions de l’intéressé, souverain d’une
Principauté pratiquant la transmission héréditaire.
24. Par
un arrêt rendu le 27 février 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi aux
motifs notamment :
« (...) que toute personne,
quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou
à venir a droit au respect de sa vie privée ; que l’arrêt relève d’une
part que, à la date de la parution de l’article, l’existence et la filiation de
l’enfant étaient inconnues du public, que d’autre part, la constitution de la
principauté exclut que, né hors mariage, il puisse accéder au trône, situation
que, du reste, les conclusions de la société ne soutenaient ni être en débat
dans les sociétés française ou monégasque, ni être étudiée par la publication
litigieuse, et, enfin, que l’article comportait de nombreuses digressions sur
les circonstances de la rencontre et de la liaison de Mme C. et
du prince Albert, les réactions de celui-ci à l’annonce de la grossesse et son
comportement ultérieur à l’égard de l’enfant ; qu’au vu de ces
constatations et énonciations, la cour d’appel a exactement retenu l’absence de
tout fait d’actualité comme de tout débat d’intérêt général dont l’information
légitime du public aurait justifié qu’il fût rendu compte au moment de la
publication litigieuse ; que par ailleurs, la publication de photographies
représentant une personne pour illustrer des développements attentatoires à sa
vie privée porte nécessairement atteinte à son droit au respect de son
image. »
B. La publication
en Allemagne et la procédure devant les juridictions allemandes
25. L’interview avec Mme C. et
les photographies litigieuses furent également publiées dans l’hebdomadaire
allemand Bunte du 4 mai 2005.
26. Ayant assigné en référé cet
hebdomadaire afin d’interdire toute nouvelle publication, le Prince fut débouté
par jugement du 19 juillet 2005 du tribunal régional (Landgericht) de Fribourg,
confirmé le 18 novembre 2005 par la cour d’appel (Oberlandesgericht) de
Karlsruhe.
27. Les juridictions allemandes firent
prévaloir le droit du public à l’information sur les intérêts du Prince à la
protection de sa vie privée, eu égard à sa qualité de souverain d’une
principauté européenne. Elles le qualifièrent de « personnage absolu de l’histoire
contemporaine » et estimèrent que la question d’une descendance masculine
dans une monarchie héréditaire constitutionnelle avait une importance décisive,
dès lors qu’une modification de la règle interdisant à un enfant naturel de
prétendre au trône monégasque n’était pas à exclure à l’avenir.
28. Elles estimèrent qu’il appartenait à
la mère de l’enfant, et non au Prince qui
ne l’avait pas reconnu, de décider si la révélation de l’existence de l’enfant
tombait ou non dans la sphère privée protégée. La cour d’appel de Karlsruhe
interdit toutefois la publication d’une photographie représentant le Prince en
compagnie de Mme C.
II. LES TEXTES DE DROIT INTERNE ET EUROPEEN PERTINENTS
A. Le code
civil
29. Les dispositions pertinentes du code
civil se lisent comme suit :
Article 9
« Chacun a droit au respect de
sa vie privée.
Les juges peuvent, sans
préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles
que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une
atteinte à l’intimité de la vie privée: ces mesures peuvent, s’il y a urgence,
être ordonnées en référé. »
Article 1382
« Tout fait quelconque de l’homme,
qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à
le réparer. »
B. La résolution
1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au
respect de la vie privée
30. Les passages pertinents
en l’espèce de la résolution 1165 (1998), adoptée par l’Assemblée parlementaire
le 26 juin 1998, sont ainsi libellés :
« 1. L’Assemblée
rappelle le débat d’actualité qu’elle a consacré au droit au respect de la vie
privée au cours de sa session de septembre 1997, quelques semaines après l’accident
qui a coûté la vie à la princesse de Galles.
2. À
cette occasion, certaines voix se sont élevées pour demander un renforcement au
niveau européen de la protection de la vie privée, notamment des personnes
publiques, au moyen d’une convention, tandis que d’autres étaient d’avis que la
vie privée était suffisamment protégée par les législations nationales et la
Convention européenne des Droits de l’Homme, et qu’il ne fallait pas porter
atteinte à la liberté d’expression.
3. Pour
approfondir la réflexion sur ce sujet, la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme a organisé une audition à Paris le 16 décembre 1997
avec la participation tant de personnes publiques ou de leurs représentants que
des médias.
4. Le
droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention
européenne des Droits de l’Homme, a déjà été défini par l’Assemblée dans la
déclaration sur les moyens de communication de masse et les droits de l’homme
contenue dans la Résolution 428 (1970) comme « le droit de mener sa vie
comme on l’entend avec un minimum d’ingérence ».
5. Pour
tenir compte de l’apparition des nouvelles technologies de la communication
permettant de stocker et d’utiliser des données personnelles, il convient d’ajouter
à cette définition le droit de contrôler ses propres données.
6. L’Assemblée
est consciente que le droit au respect de la vie privée fait souvent l’objet d’atteintes,
même dans les pays dotés d’une législation spécifique qui la protège, car la
vie privée est devenue une marchandise très lucrative pour certains médias. Ce
sont essentiellement des personnes publiques qui sont les victimes de ces
atteintes, car les détails de leur vie privée représentent un argument de
vente. En même temps, les personnes publiques doivent se rendre compte que la
position particulière qu’elles prennent dans la société, et qui est souvent la
conséquence de leur propre choix, entraîne automatiquement une pression élevée
dans leur vie privée.
7. Les
personnes publiques sont celles qui exercent des fonctions publiques et/ou
utilisent des ressources publiques et, d’une manière plus générale, toutes
celles qui jouent un rôle dans la vie publique, qu’il soit politique,
économique, artistique, social, sportif ou autre.
8. C’est
au nom d’une interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression,
garanti par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, que
bien souvent les médias commettent des atteintes au droit au respect de la vie
privée, estimant que leurs lecteurs ont le droit de tout savoir sur les
personnes publiques.
9. Il
est vrai que certains faits relevant de la sphère de la vie privée des
personnes publiques, en particulier des politiciens, peuvent avoir un intérêt
pour les citoyens et qu’il est donc légitime de les porter à la connaissance
des lecteurs qui sont aussi des électeurs.
10. Il
est donc nécessaire de trouver la façon de permettre l’exercice équilibré de
deux droits fondamentaux, également garantis par la Convention européenne des
Droits de l’Homme : le droit au respect de la vie privée et le droit à la
liberté d’expression.
11. L’Assemblée
réaffirme l’importance du droit au respect de la vie privée de toute personne,
et du droit à la liberté d’expression, en tant que fondements d’une société
démocratique. Ces droits ne sont ni absolus ni hiérarchisés entre eux, étant d’égale
valeur.
12. L’Assemblée
rappelle toutefois que le droit au respect de la vie privée garanti par l’article
8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme doit protéger l’individu
non seulement contre l’ingérence des pouvoirs publics, mais aussi contre celle
des particuliers et des institutions privées, y compris les moyens de
communication de masse.
13. L’Assemblée
considère que, tous les Etats membres ayant désormais ratifié la Convention
européenne des Droits de l’Homme, et par ailleurs de nombreuses législations
nationales comportant des dispositions garantissant cette protection, par
conséquent, il n’est pas nécessaire de proposer l’adoption d’une nouvelle
convention pour garantir le droit au respect de la vie privée.
(...) »
EN
DROIT
I. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
31. Les
requérantes allèguent que la
condamnation prononcée à leur encontre constitue une ingérence injustifiée dans
l’exercice de leur liberté d’information et invoquent l’article 10 de la
Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute
personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion
et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans
qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de
frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les
entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces
libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à
certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi,
qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou
de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour
empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité
et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la
recevabilité
32. La Cour constate que la requête n’est pas
manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La
Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Argumentation
des parties
33. Les requérantes allèguent que la
presse internationale a relayé l’information et qu’elle était d’autant plus
légitime qu’elle interrogeait sur les conséquences éventuelles de la paternité
du Prince sur la succession, la Constitution monégasque, telle que modifiée en
avril 2002, n’autorisant la succession au trône que d’un enfant
« direct » et « légitime ». Elles soutiennent qu’une
nouvelle modification de la Constitution n’est pas à exclure, ce qui aurait des
conséquences directes sur le statut du jeune A. Elles ajoutent que compte tenu
de ses fonctions publiques et des enjeux de sa succession, la paternité du
Prince constituait un fait d’intérêt général et ne pouvait être considérée
comme un simple fait divers.
34. Ensuite, elles estiment que l’accord
de la mère de l’enfant était important, même si la condamnation n’avait pour
but que de protéger les droits du Prince. En effet, dans un communiqué
officiel, celui-ci a expliqué ne pas avoir rendu sa paternité publique dans le
but de protéger l’enfant de la médiatisation, mais les requérantes s’interrogent
sur la pertinence de ce motif, puisqu’il n’avait pas reconnu officiellement son
fils à la date de la publication de l’article et ne détenait pas l’autorité
parentale.
35. Elles ajoutent que la liberté de la
mère de l’enfant de faire valoir les droits de ce dernier rendait, selon elle, la
divulgation de la paternité nécessaire. Dès lors, comme les juridictions
allemandes l’ont admis, il appartenait à la mère, et non au Prince qui ne l’avait
pas reconnu, de décider si la mise en avant de cet enfant tombait ou non dans
la sphère privée protégée.
36. Enfin, les requérantes soulignent que
la communication officielle de la paternité, bien que postérieure, a été
organisée par le Prince qui admettait lui-même l’importance des faits, ce qui
légitime pleinement la communication par la presse des informations
incriminées. Elles ajoutent que l’information a d’ailleurs été relayée par l’ensemble
de la presse internationale, ce qui permet d’affirmer que les publications ont
contribué au débat d’intérêt général. Par ailleurs, le Prince, conscient de ses
devoirs envers l’opinion publique, a révélé quelques mois plus tard une
nouvelle paternité, laquelle a été largement évoquée dans la presse
internationale.
37. Le Gouvernement admet que la
condamnation des requérantes par les juridictions internes constitue une
ingérence dans l’exercice de leur liberté d’expression et d’information.
38. Il estime que cette ingérence était
prévue par la loi en vertu des articles 9 et 1382 du code civil et qu’elle
poursuivait un but légitime, la protection de la réputation et des droits d’autrui.
39. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence,
le Gouvernement souligne qu’en l’espèce, la publication litigieuse consistait
en une interview de Mme C. présentant son fils A. comme né de ses
relations intimes avec le Prince.
L’article de dix pages comportait plusieurs photographies représentant le
Prince aux côtés de Mme C. ou de l’enfant. Selon le Gouvernement, la
publication de cet article malgré l’opposition formelle du Prince constitue de
toute évidence une atteinte à sa vie privée et au droit au respect de son
image.
40. Le Gouvernement se réfère aux
motivations des décisions des juridictions internes et estime qu’il y avait une
nécessité impérieuse à protéger le Prince contre la publication litigieuse
puisque les révélations faites ne couvraient pas un sujet d’intérêt général étant
donné qu’elles n’affectaient nullement l’organisation de l’État monégasque et
étaient particulièrement intimes.
Il en conclut que les requérantes n’ont pas assumé leurs devoirs et
responsabilités en publiant un article qui constituait une atteinte grave,
manifeste et délibérée à la vie privée et au droit à l’image du Prince.
Il ajoute que le fait que le Prince ait donné son accord lorsque ces photos
ont été prises est inopérant, son consentement ne portant que sur un usage
privé. Il souligne que la publication de ces photos montrant le Prince avec son
fils est particulièrement attentatoire à sa vie privée, de même que les
digressions révélant des aspects de sa vie intime.
Le Gouvernement fait encore observer que la révélation officielle de la
paternité a été faite par un communiqué du prince postérieur à la publication
et que l’absence de condamnation devant les juridictions allemandes n’ôte pas à
l’État la large marge d’appréciation qui lui est laissée par la Cour.
41. Enfin, il considère la condamnation
comme proportionnée. En effet, les exigences sur la publication de la décision
de justice ont été réduites par la cour d’appel, et l’atteinte à la vie privée
et au droit à l’image était d’une gravité certaine.
2. Appréciation
de la Cour
a) Principes généraux
42. La
Cour a souligné à de nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse
dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines
limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui,
il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de
ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt
général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des
idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir.
S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de
« chien de garde » (Bladet
Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et
62, CEDH 1999‑III, Pedersen et
Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH
2004-XI, et Lindon,
Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et
36448/02, § 62, CEDH 2007‑IV).
43. Toutefois, l’article
10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression
comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour
les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces
devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque
l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée
et de nuire aux « droits d’autrui » (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 59 et 62, Pedersen et Baadsgaard, précité,
§ 71, et Lindon,
Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 62).
44. La Cour rappelle que
le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément
de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy
et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI, Polanco Torres
et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06 § 40,
21 septembre 2010, et Axel
Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83g, 7 février 2012). La notion de
« vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition
exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut
donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels l’identification
et l’orientation sexuelle, le nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image
(S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC],
nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend
des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles
ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75,
6 avril 2010, et Saaristo et autres
c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010).
45. Si l’article 8 a
essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences
arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat
de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter
des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou
familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de
la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23,
série A no 91, Armonienė
c. Lituanie, no 36919/02, § 36, 25 novembre 2008, Von Hannover c. Allemagne (no 2)
[GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 98, CEDH 2012, et Söderman c. Suède [GC], nos 5786/08,
§ 78, CEDH 2013). Cela vaut également pour la protection du droit à l’image
contre les abus de la part de tiers (Schüssel
c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002, Von Hannover c. Allemagne, no
59320/00, CEDH 2004-VI, § 57, Reklos et
Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 35, 15 janvier 2009, et Von Hannover
c. Allemagne (no 2), précité, § 98).
46. La Cour note que,
pour remplir son obligation positive de garantir les droits d’une personne tirés
de l’article 8, l’Etat peut être amené à s’ingérer dans les droits garantis par
l’article 10 à une autre partie. Lors de l’examen de la nécessité de l’ingérence
dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation
ou des droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si
les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de
deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit
dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression
telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la
vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France,
no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142,
18 janvier 2011, et Axel Springer AG, précité, § 84).
47. La Cour rappelle que sur le terrain
de l’article 10 de la Convention, les États contractants
disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de
l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette
disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98,
§ 60, CEDH 2001‑I, et Pedersen et
Baadsgaard, précité, § 68).
48. Toutefois, cette
marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur
les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction
indépendante (Karhuvaara et Iltalehti
c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004‑X, et Flinkkilä et autres, précité, § 70).
Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se
substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la
lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en
vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées
de la Convention (Axel Springer AG, précité, § 86,
Von Hannover c. Allemagne (no
2), précité, § 105, et Mouvement
raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 60, CEDH 2012 (extraits)).
49. Concernant plus particulièrement les
personnalités publiques, la Cour rappelle qu’alors qu’une personne privée
inconnue du public peut prétendre à une protection particulière de son droit à
la vie privée, il n’en va pas de même des personnes publiques (Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02,
14 juin 2005, Axel Springer AG,
précité, § 91, et Von Hannover c. Allemagne (no 2),
précité, § 110).
Un homme politique, par exemple, visé en cette qualité, s’expose
inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes
tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par
conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97,
§ 30, CEDH 2000-X, Vides
Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai
2004, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07,
§ 50, CEDH 2011, et Eon c. France,
no 26118/10, § 59, 14 mars 2013). Il a certes droit à voir protéger
sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de
cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre
discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression
appelant une interprétation étroite (voir, notamment, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 26, 26
juin 2007).
Pour cette raison, on ne saurait assimiler un reportage relatant des faits
susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, au sujet
de personnalités politiques, à raison de l’exercice de leurs fonctions
officielles par exemple, à un reportage sur les détails de la vie privée d’une
personne ne remplissant pas de telles fonctions (Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no
21277/05 § 47, 4 juin 2009, et Von
Hannover c. Allemagne (2004), précité, § 63).
50. Pour mettre en balance le droit à la
liberté d’expression et celui au respect de la vie privée, la Cour a élaboré
les critères suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la
notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement
antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et
leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et
les circonstances de la prise des photos ainsi que la gravité des sanctions
imposées (Axel Springer AG , précité,
§§ 90 à 95, Von Hannover c.
Allemagne (no 2), précité,
§§ 109 à 113, et Ruusunen c.
Finlande, no 73579/10, § 43,
14 janvier 2014). La Cour s’inspirera
de ces critères dans la présente affaire.
b) Application au cas
d’espèce
51. La Cour constate, et aucune des
parties ne le conteste, que la condamnation des requérantes pour atteinte à la
vie privée et au droit à l’image du Prince constitue une ingérence dans l’exercice
de leur droit à la liberté d’expression. Elle estime, en outre, que celle-ci
était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la
réputation ou des droits d’autrui.
52. Il reste à vérifier si ladite
ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre
ces buts.
53. Dans une affaire comme
celle-ci, l’issue de la requête ne saurait varier selon qu’elle a été portée
devant la Cour sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur qui
a publié l’interview litigieuse, ou sous l’angle de son article 8, par la
personne faisant l’objet de cette interview. En effet, ces droits méritent a
priori un égal respect (Hachette
Filipacchi Associés (« Ici Paris ») c. France, no 12268/03, §
41, 23 juillet 2009 ; Timciuc c. Roumanie
(déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011).
Dès lors, la marge d’appréciation devrait être en principe la même dans les
deux cas (Axel Springer AG, précité,
§ 87, et Von Hannover c. Allemagne
(no 2), précité, § 106).
54. En outre, dans
la présente affaire, la Cour doit prendre en considération le fait qu’il ne s’agissait
pas seulement d’un conflit entre la presse et une personnalité publique, mais
que les intérêts de Mme C. et de l’enfant A. entraient également en
jeu. Mme C. a fourni les informations à la presse et joué un rôle
central dans l’affaire comme mère de l’enfant né hors mariage ; le récit
publié faisait aussi bien partie de sa vie privée que de celle de son fils ou du
Prince. L’existence et les origines de l’enfant étaient le sujet principal du
reportage. La Cour ne doit pas perdre de vue le fait que Mme C. s’est
servie de la presse pour attirer l’attention du public sur la situation de son
enfant né hors mariage et qui n’avait pas été reconnu publiquement par son père
(voir paragraphe 9 ci-dessus).
i. Contribution à un
débat d’intérêt général
55. La Cour
note qu’en l’espèce les juridictions françaises ont estimé, contrairement à
leurs homologues allemandes, que la naissance du fils du Prince, fils qui n’a
aucun statut officiel, relevait de la sphère de la vie privée et non d’un débat
d’intérêt général (voir paragraphes 12, 18, 19 et 27 ci-dessus).
La Cour de cassation a retenu, dans son arrêt du 27 février 2007 « l’absence
de tout fait d’actualité comme de tout débat d’intérêt général dont l’information
légitime du public aurait justifié qu’il fût rendu compte » (voir
paragraphe 24 ci-dessus).
56. La Cour
constate d’emblée que, selon la Cour de cassation, il ressort de la
Constitution monégasque que, du fait de sa naissance hors mariage, il était
exclu que l’enfant puisse accéder au trône, question qui ne faisait l’objet d’aucun
débat et qui n’était d’ailleurs pas abordée non plus dans la publication litigieuse.
57. La Cour
rappelle qu’elle a reconnu l’existence d’un débat d’intérêt général lorsque la
publication portait sur des événements de l’histoire contemporaine, comme la
maladie de Rainier III, à l’époque Prince régnant de Monaco (voir Von Hannover c. Allemagne (no 2),
précité, §§ 38 et 117, et Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, §§ 49 et 52, 19 septembre 2013).
En revanche, les éventuels problèmes conjugaux d’un chef d’État ou les
difficultés financières d’un chanteur célèbre n’ont pas été considérés comme
relevant d’un débat d’intérêt général (Standard
Verlags GmbH c. Autriche (no 2), précité, § 52, et Hachette Filipacchi Associés (« Ici
Paris »), précité, § 43). De même, la Cour a considéré que, si la
relation entre un premier ministre et une jeune femme relevait d’un débat d’intérêt
général car elle pouvait donner des indications sur l’honnêteté et le jugement
de celui-ci, en revanche, la description de sa vie sexuelle et de moments
intimes du couple était constitutive d’une atteinte à la vie privée (Ruusunen, précité, §§ 50 à 52).
58. La Cour a également conclu que l’intérêt
d’un État de protéger la réputation de son propre chef d’État ou de celui d’un
État étranger ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une
protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à
son sujet. Penser autrement ne saurait se concilier avec la pratique et les
conceptions politiques d’aujourd’hui (voir, mutatis
mutandis, Colombani et autres c.
France, no 51279/99, § 68, CEDH 2002-V, Artun et Güvener, précité, § 31, et Otegi
Mondragon, précité, § 55). Ainsi, la
Cour a interprété la notion d’intérêt général d’une manière plutôt large en
tenant compte du contexte et de la réaction du public à une certaine
information.
59. Dans la
présente affaire, il convient de distinguer entre le message central de l’article
et les détails qui y sont contenus. L’article et les photos publiés traitaient
de la descendance d’un Prince régnant, en révélant l’existence de son fils
naturel, jusqu’alors inconnu du public. Même si, en l’état actuel de la Constitution
monégasque, cet enfant ne peut prétendre succéder à son père, son existence
même est de nature à intéresser le public et notamment les citoyens de Monaco.
En effet, le titre se transmettant de manière héréditaire, la naissance d’un
enfant revêt une importance toute particulière. En outre, l’attitude du Prince
pouvait être révélatrice de sa personnalité et de sa capacité à exercer ses
fonctions de manière adéquate (voir Ruusunen,
précité, § 14). En l’espèce, les impératifs de protection de la vie privée du
Prince et le débat sur l’avenir de la monarchie héréditaire étaient donc en
concurrence. Or, il s’agit d’une question d’importance politique. Il y avait
donc un intérêt légitime du public à connaître l’existence de cet enfant et à
pouvoir débattre de ses conséquences éventuelles sur la vie politique de la
Principauté de Monaco.
Toutefois, cette analyse ne saurait s’appliquer à tous les détails sur la
vie privée du Prince et de Mme C. qui sont mis en avant dans le
texte et notamment les circonstances de leur rencontre et de leur liaison,
le comportement du Prince à l’annonce de la grossesse et ultérieurement à l’égard
de l’enfant (voir l’arrêt de la Cour de cassation, cité paragraphe 24 ci-dessus).
60. Dans ces
conditions, la Cour estime que la publication contenait des éléments importants
pour un débat d’intérêt général, mais aussi des éléments qui ne relevaient que
de la vie privée, voire intime, du Prince et de Mme C.
ii. Fonction publique et
notoriété de la personne visée et objet du reportage
61. En ce qui
concerne la notoriété du Prince, il est évident qu’en tant que chef d’État il
était une personne publique au moment où l’interview fut publiée.
62. S’agissant
de l’objet du reportage et des photos, la Cour rappelle que l’élément
déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de
la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que les photos et
articles publiés apportent au débat d’intérêt général.
63. En l’espèce, le reportage
et les photos portaient sur la relation que le Prince avait eue avec la mère de
l’enfant, la naissance de celui-ci, les sentiments du Prince et sa réaction
face à la naissance de son fils, ainsi que ses relations avec celui-ci. Si en l’occurrence
le thème abordé relevait de la vie privée du Prince, la Cour rappelle qu’il ne
s’agissait pas uniquement de sa vie privée, mais également de celle de la mère
de son fils et de ce dernier. Or, il est difficile de concevoir comment la vie
privée d’une personne, en l’occurrence celle du Prince, pourrait faire obstacle
à la revendication d’une autre personne, en l’occurrence son fils, à affirmer
son existence et à faire reconnaître son identité. La Cour note à cet égard que
Mme C. avait donné son consentement à la publication pour elle-même,
aussi bien que pour son fils.
La Cour souligne que les informations rapportées faisaient partie de la vie
privée du Prince, mais dépassaient ce cadre, compte tenu de ses fonctions,
héréditaires, de chef d’État (voir paragraphe 59 ci-dessus).
iii. Le mode d’obtention
des informations et leur véracité
64. Pour ce qui
est du texte, la Cour note qu’il s’agissait d’un entretien avec la mère de l’enfant,
qui fournissait des informations sur sa relation avec le Prince et celle de ce
dernier avec son fils. Contrairement à d’autres affaires dont la Cour a eu à
traiter (voir parmi d’autres les affaires Von
Hannover, précitées, et Axel Springer
AG, précitée) c’était une des personnes directement concernées qui avait
pris l’initiative d’informer la presse d’un certain sujet et non pas la presse d’investigation
qui l’avait découvert.
65. S’agissant du
mode d’obtention des photos illustrant l’article, la Cour relève que,
contrairement à nombre d’affaires dans lesquelles elle a eu à statuer, les
photos n’avaient pas été prises à l’insu du Prince (voir Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, no 69939/10, § 52, 14
janvier 2014 et, a contrario, Von Hannover c. Allemagne (2004),
précité, § 68). Elles avaient au contraire été réalisées, notamment par la
mère de l’enfant, dans l’intimité d’un appartement. Même si un grand nombre de
photos d’un très jeune enfant se trouvait parmi les clichés publiés, elles ont été
remises au journal par la mère de celui-ci, qui figurait d’ailleurs elle-même sur
certaines de ces photos. Le Prince n’a jamais remis en cause la véracité de ces
clichés, mais seulement leur publication (voir Ojala et Etukeno Oy, précité, §
51). Ces photos n’avaient par ailleurs pas été prises dans des
circonstances défavorables au Prince ou à son fils (comparer Von Hannover c. Allemagne (no 2)),
précité, § 121).
66. La
Cour estime dès lors qu’en l’espèce le fait que l’interview ait été initiée par
la mère de l’enfant et que les photos aient été librement remises au journal par
elle est un élément important à prendre en compte dans la mise en balance de la
protection de la vie privée et de la liberté d’expression.
iv. La forme et les
répercussions des articles litigieux
67. En ce qui concerne la forme de la
publication, la Cour rappelle qu’elle se présentait comme un entretien de la
mère de l’enfant avec un journaliste et que l’article était accompagné de
différentes photos la représentant avec son fils ou le Prince ou montrant ce
dernier avec l’enfant. L’article, qui était très long, contenait, outre l’information
principale, beaucoup de détails personnels et intimes sur les relations entre
le Prince et Mme C.
68. Pour ce qui est des répercussions de
la publication, la Cour a déjà estimé que l’ampleur de la diffusion d’un reportage
et d’une photo peut, elle aussi, revêtir une importance, selon qu’il s’agit d’un
journal à tirage national ou local, important ou faible (Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, § 55, 17
octobre 2006, Axel Springer AG, précité,
§ 94, et Von Hannover c. Allemagne (no 2)),
précité, § 112).
69. En l’espèce, la Cour relève que le
numéro de l’hebdomadaire national Paris
Match dans lequel l’article et les photos en cause ont été publiés en mai
2005 a été tiré à plus d’un million d’exemplaires.
70. Elle
note toutefois qu’un compte rendu de l’entretien avec la mère et certaines des
photos avaient déjà été publiés le 3 mai 2005 dans le quotidien britannique Daily Mail. L’hebdomadaire allemand Bunte diffusa quant à lui, le 4 mai
2005, un article reprenant certains passages de l’entretien avec la mère de l’enfant
ainsi que plusieurs photographies. Dans ces conditions, compte tenu des moyens
de communication actuels, si l’article publié dans Paris Match le 5 mai 2005 a certainement eu des répercussions
importantes, les informations qu’il contenait n’étaient plus confidentielles.
En outre, la Cour note que l’article ne formulait aucune allégation relevant de
la diffamation et que le Prince ne contesta pas la véracité des révélations qui
y étaient faites (voir Ojala et Etukeno
Oy, précité, § 51).
v. La gravité de la
sanction imposée aux requérantes
71. Pour
ce qui est enfin de la réparation à laquelle les requérantes ont été condamnées,
la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont
aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la
proportionnalité de l’ingérence (Sürek c.
Turquie (no 1) [GC], no 26682/95,
§ 64, CEDH 1999-IV).
72. En
ce qui concerne les 50 000 euros alloués au titre des dommages et intérêts
(paragraphe 21 ci-dessus), la Cour observe qu’il s’agit d’une somme non
négligeable. En outre, les requérantes ont été condamnées à publier un
communiqué sur un tiers de la couverture du magazine.
vi. Les effets de la
publication pour les personnes concernées
73. La Cour
note qu’en faisant ces révélations, le but de la mère de l’enfant était
manifestement d’obtenir la reconnaissance publique du statut de son fils et de
la paternité du Prince, éléments primordiaux pour elle pour que son fils sorte
de la clandestinité. Pour ce faire, elle porta sur la place publique, outre les
éléments relatifs à cette paternité, des informations dont certaines n’étaient
pas nécessaires et relevaient de sa vie intime mais également de celle du
Prince.
vii. Conclusion
74. En
conclusion, la Cour retient que la condamnation des requérantes porte
indistinctement sur les informations relevant d’un débat d’intérêt général et
sur celles qui concernent exclusivement des détails de la vie privée du Prince.
En conséquence, malgré la marge d’appréciation dont disposent les États
contractants en la matière, la Cour estime qu’il n’existe pas de rapport
raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, les restrictions au droit
des requérantes à la liberté d’expression imposées par les juridictions
nationales et, d’autre part, le but légitime poursuivi.
75. Partant,
il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
76. Aux
termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il
y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne
de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
77. Les
requérantes n’ont présenté aucune demande au titre de l’article 41 de la
Convention.
78. Dès lors,
la Cour ne leur alloue aucune somme à ce titre.
PAR
CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare,
à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par quatre
voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la
Convention.
Fait en français,
puis communiqué par écrit le 12 juin 2014, en application de l’article 77
§§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Mark Villiger
Greffière Président
Au présent arrêt se
trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges M. Villiger, B. M. Zupančič et P. Lemmens.
M.V.
C.W.