Corte
europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera)
12
maggio 2014
AFFAIRE CHYPRE c. TURQUIE
(Requête no
25781/94)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
Cet arrêt est définitif. Il
peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Chypre c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande
Chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Françoise Tulkens,
Guido Raimondi,
Nina Vajić,
Mark Villiger,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
David Thór Björgvinsson,
George Nicolaou,
Andras Sajo,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Ann Power-Forde,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2012, les
10 avril et 27 juin 2013 et le 12 mars 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L’affaire a été déférée à la
Cour, conformément aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrée en
vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits
de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par le
gouvernement de la République de Chypre (« le gouvernement
requérant ») le 30 août 1999, et par la Commission européenne des Droits
de l’Homme (« la Commission ») le 11 septembre 1999 (article 5 § 4 du
Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2. Au cours de la procédure sur le
fond de l’affaire, le président de la Cour a rencontré le 27 octobre 1999
l’agent du gouvernement requérant et celui du gouvernement de la République de
Turquie (« le gouvernement défendeur ») pour débattre de certaines
questions préliminaires de procédure. Les agents ont admis que, si la Cour
devait conclure à la violation, il faudrait consacrer une procédure distincte à
l’examen des prétentions au titre de l’article 41 de la Convention.
3. Par une lettre du 29 novembre
1999, la Cour a donné les instructions suivantes aux deux parties :
« Le gouvernement requérant
n’est pas tenu de soumettre de demande de satisfaction équitable au titre de
l’article 41 de la Convention à ce stade de la procédure. Une autre procédure
sera consacrée à cette question en fonction de la conclusion à laquelle la Cour
parviendra sur le fond de l’affaire. »
4. Par un arrêt rendu le 10 mai
2001 (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94,
CEDH 2001‑IV – « l’arrêt au principal »), la Cour (Grande
Chambre) a conclu que la Turquie avait commis de nombreuses violations de la
Convention à raison des opérations militaires menées par ce pays dans le nord
de Chypre en juillet et août 1974, de la division continue du territoire de
Chypre et des activités de la « République turque de Chypre du Nord »
(la « RTCN »). Concernant la satisfaction équitable, la Cour a dit, à
l’unanimité, que la question de l’application éventuelle de l’article 41 de la
Convention n’était pas en état et en a ajourné l’examen.
5. La procédure d’exécution de
l’arrêt au principal est actuellement pendante devant le Comité des Ministres
du Conseil de l’Europe.
6. Le 31 août 2007, le gouvernement
requérant a informé la Cour qu’il avait l’intention de soumettre une
« demande à la Grande Chambre en vue de la reprise de l’examen de la
question de l’application éventuelle de l’article 41 de la Convention ».
Le 11 mars 2010, il a présenté à la Cour sa demande de satisfaction équitable
pour les personnes disparues à l’égard desquelles la Cour avait conclu à la
violation des articles 2, 3 et 5 de la Convention (voir le chapitre II, points
2, 4 et 7, du dispositif de l’arrêt au principal et les paragraphes
correspondants auxquels ils renvoient). Il a déclaré que la question de la
satisfaction équitable concernant les autres chefs de violation, notamment ceux
relatifs aux domiciles et aux biens des Chypriotes grecs, demeurait réservée,
et qu’il y reviendrait peut-être ultérieurement. Tant le gouvernement requérant
que le gouvernement défendeur ont par la suite soumis des observations.
7. Le 7 avril 2011, le président de
la Cour a fixé par tirage au sort la composition de la Grande Chambre appelée à
statuer sur l’application de l’article 41 de la Convention (articles 24 et 75 §
2 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le président de la
Cour a par la suite procédé à un autre tirage au sort pour compléter la
composition de la Grande Chambre (article 24 § 2 e) du règlement).
8. Le 25 novembre 2011, le
gouvernement requérant a adressé à la Cour un document intitulé « Demande
de satisfaction équitable (article 41) présentée au nom de la République de
Chypre », visant la procédure d’exécution de l’arrêt au principal par le
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et priant la Cour de prendre
certaines mesures afin de faciliter l’exécution de cet arrêt.
9. À la suite des délibérations du
14 mars 2012, la Cour, par une lettre du 21 mars 2012, a invité le gouvernement
requérant à répondre à des questions complémentaires et à soumettre la version
définitive de sa demande de satisfaction équitable. En réponse, le 18 juin
2012, le gouvernement requérant a présenté une version amendée de ses
prétentions initiales au titre de l’article 41 de la Convention concernant les
personnes disparues et soumis de nouvelles demandes se rapportant aux
violations des droits de l’homme (plus précisément des articles 3, 8, 9 , 10 et
13 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1) commises à
l’égard des Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas (voir le
chapitre IV, points 4, 6, 11, 12, 15 et 19, du dispositif de l’arrêt au
principal et les paragraphes correspondants auxquels ils se réfèrent). Le 26
octobre 2012, le gouvernement défendeur a présenté ses observations au sujet de
ces prétentions.
EN
DROIT
10. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu
violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la
Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu,
une satisfaction équitable. »
11. La partie pertinente de
l’article 46 de la Convention se lit ainsi :
« 1. Les Hautes
Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la
Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif
de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille
l’exécution. »
12. L’article 60 du règlement
dispose :
« 1. Tout requérant
qui souhaite que la Cour lui accorde une satisfaction équitable au titre de
l’article 41 de la Convention en cas de constat d’une violation de ses droits
découlant de celle-ci doit formuler une demande spécifique à cet effet.
2. Sauf décision contraire
du président de la chambre, le requérant doit soumettre ses prétentions,
chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs
pertinents, dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses
observations sur le fond.
3. Si le requérant ne
respecte pas les exigences décrites dans les paragraphes qui précèdent, la
chambre peut rejeter tout ou partie de ses prétentions.
4. Les prétentions du
requérant sont transmises à la Partie contractante défenderesse pour
observations. »
I. SUR LA DEMANDE DE SATISFACTION ÉQUITABLE FORMULÉE PAR LE GOUVERNEMENT
REQUÉRANT
A. Recevabilité
1. Sur la
question de savoir si la demande du gouvernement requérant est tardive
a) Les arguments des
parties
i. Le gouvernement
chypriote
13. Le gouvernement chypriote
reconnaît n’avoir soumis ses prétentions au titre de la satisfaction équitable
que le 11 mars 2010, soit près de neuf ans après le prononcé de l’arrêt au
principal. Toutefois, il considère que son inaction de 2001 à 2010 est
parfaitement justifiée. Il rappelle premièrement que, dans l’arrêt sur le fond,
la Cour a ajourné sine die la
question de l’application éventuelle de l’article 41 de la Convention, la
laissant ainsi ouverte. Avant comme après le prononcé de l’arrêt, il aurait
simplement attendu les instructions de la Cour, qui conformément à son propre
règlement devait fixer la procédure ultérieure. Deuxièmement, après le prononcé
de l’arrêt au principal, Chypre aurait espéré de bonne foi que celui-ci serait
exécuté correctement au travers du mécanisme habituel sous la responsabilité du
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Ce ne serait que plusieurs années
plus tard, une fois devenu manifeste que la Turquie n’était pas disposée à
résoudre l’affaire par des moyens politiques (c’est-à-dire par l’adoption de
mesures générales et spécifiques), que le gouvernement chypriote se serait
rendu compte qu’il n’avait pas d’autre solution que de s’adresser de nouveau à
la Cour pour obtenir la bonne exécution de l’arrêt au moyen de l’octroi d’une
satisfaction équitable. En particulier, les interprétations divergentes
auxquelles aurait donné lieu la décision Demopoulos
et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99,
3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH
2010) auraient conduit à une impasse. Le gouvernement chypriote pense en effet,
contrairement à la Turquie, que cette décision ne peut pas être interprétée de
manière à en déduire que la Turquie a satisfait à ses obligations résultant de
l’arrêt au principal. Selon lui, il ressort en outre des constats pertinents
opérés par le Comité des Ministres que les mesures d’enquête requises par
l’arrêt n’ont pas été prises.
14. Le gouvernement requérant
explique que, conscient qu’un certain nombre de requêtes individuelles
recoupant la présente affaire interétatique étaient pendantes devant la Cour,
il a estimé que ces demandes individuelles devaient être traitées en priorité.
Or, au vu de la « nouvelle formulation des limites temporelles »
posée dans l’arrêt Varnava et autres
c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90,
16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009), il se
serait trouvé dans l’obligation de formuler sa demande afin de ne pas perdre
ses droits au titre de l’article 41.
15. Quant au point de savoir si le
temps écoulé depuis l’adoption de l’arrêt au principal n’empêche pas la Cour
d’examiner les demandes de satisfaction équitable, le gouvernement chypriote
considère que les principes de droit international applicables en la matière
sont au nombre de six : prescription extinctive, renonciation et
consentement, forclusion, force de chose jugée, obligation de maintenir le statu quo et bonne foi. Or, selon lui,
aucun de ces principes ne justifie de rejeter l’affaire pour des motifs tenant
à l’écoulement du temps. Les principaux arguments invoqués par le gouvernement
requérant sous l’angle des six principes peuvent être résumés comme suit. Tout
d’abord, dans l’arrêt au principal, la Cour aurait clairement déclaré que la question
était simplement ajournée – elle aurait donc été laissée expressément ouverte
indéfiniment. De plus, la renonciation à un droit devrait être claire et non
équivoque, et elle ne pourrait en aucun cas se présumer ; or Chypre
n’aurait fait aucune déclaration, expresse ou tacite, et ne se serait pas non
plus comporté d’une manière tendant à montrer qu’il aurait renoncé à son droit
de réclamer une satisfaction équitable. Au contraire, en 2007, Chypre aurait
expressément annoncé à la Cour son intention d’exercer ce droit, et aucune
objection n’aurait été élevée par quiconque à cet égard. Le gouvernement
chypriote estime que c’est plutôt la Turquie qui est maintenant forclose à
invoquer la forclusion dès lors qu’elle ne l’a pas fait en 2007.
16. Le gouvernement chypriote
considère que l’écoulement du temps n’a causé au gouvernement turc aucun
désavantage sur le plan des preuves puisque, selon lui, les faits n’ont pas
évolué mais sont restés pour l’essentiel identiques à ce qu’ils étaient en
2001. Il estime en outre que la Turquie ne pouvait raisonnablement croire que
Chypre renoncerait à présenter une demande de satisfaction équitable. Il
rappelle enfin qu’en 2001 la Cour a décidé que les parties devaient attendre
qu’elle adopte une décision définitive sur la question de la satisfaction
équitable et que le principe de bonne foi les obligeait à maintenir autant que
faire se peut la situation en l’état, de manière à ne pas fausser la décision
définitive. Il conclut qu’il serait contraire au principe de l’effet utile que
la Turquie, en ne se conformant pas à l’arrêt, puisse contrecarrer l’adoption
d’une telle décision définitive.
17. Le gouvernement chypriote
invoque aussi les attentes légitimes des victimes individuelles. Il cite
l’article 55 de la Convention, par lequel les Parties contractantes
« renoncent (...) à se prévaloir des traités, conventions ou déclarations
existant entre elles, en vue de soumettre, par voie de requête, un différend né
de l’interprétation ou de l’application de la (...) Convention à un mode de
règlement autre que ceux prévus par [la] Convention ». Il serait selon lui
contraire au principe d’espérance légitime de refuser un recours adéquat dans
une affaire opposant deux États lorsque ces deux États ont spécifiquement
accepté de se soumettre à la juridiction de la Cour à l’exclusion de tout autre
mode de règlement.
ii. Le gouvernement
turc
18. Le gouvernement défendeur
considère que la demande de satisfaction équitable présentée par le
gouvernement requérant est tardive. Entre 2001 et 2010, en dehors de la lettre
envoyée à la Cour en août 2007, rien ou presque ne se serait passé. Même à
supposer que l’article 41 de la Convention s’applique dans les affaires interétatiques,
le gouvernement requérant demeurerait tenu à une diligence minimale en
application de l’article 60 du règlement de la Cour, qui exigerait que la
demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 soit soumise sans
délai excessif. En l’espèce, un retard inacceptable serait imputable au
gouvernement requérant.
19. Le gouvernement turc rappelle
que le gouvernement chypriote n’a soumis aucune demande de satisfaction
équitable au cours de la procédure sur le fond. Dans ses observations écrites
du 22 novembre 1994, le gouvernement requérant n’aurait pas réclamé de
satisfaction équitable, mais aurait au contraire déclaré que la requête
interétatique avait été introduite « sans préjudice des requêtes
individuelles dirigées contre la Turquie au titre de l’article 25 [article 34
actuel] de la Convention qui ont déjà introduites ou qui le seront à
l’avenir ». Chypre aurait ainsi choisi de donner la priorité à la fonction
de surveillance exercée par le Comité des Ministres et de ne pas demander de
satisfaction équitable à la Cour. Tel serait le choix que Chypre aurait fait à
l’époque, mais il aurait aussi pu en faire un autre. En effet, les articles 41
et 46 de la Convention ayant des buts différents, rien n’aurait empêché le
gouvernement chypriote de présenter en temps utile des demandes de satisfaction
équitable parallèlement à la procédure se déroulant sous la surveillance du
Comité des Ministres. Le gouvernement turc estime qu’en tout état de cause il
appartenait au gouvernement chypriote d’engager le processus peu après le
prononcé de l’arrêt au principal, sans attendre que la Cour fixe la procédure
d’office. Le gouvernement requérant n’ayant pas procédé ainsi, il n’aurait pas
fait tout ce qui était raisonnablement en son pouvoir pour faire connaître ses
prétentions. Dès lors, le comportement du gouvernement requérant devrait être
interprété comme un renoncement implicite à toute prétention formulée au titre
de l’article 41 en l’espèce.
20. Le gouvernement défendeur ajoute
que les demandes de satisfaction équitable n’ont été adressées à la Cour
qu’après l’adoption par celle-ci de son arrêt de Grande Chambre Varnava et autres (précité), qui
concernait une série de requêtes individuelles introduites au titre de
l’article 34, et que les sommes réclamées initialement par le gouvernement
chypriote en l’espèce se montaient à 12 000 EUR pour chaque cas, soit le
montant exact alloué à chaque requérant individuel dans l’affaire Varnava et autres. Pour le gouvernement
défendeur, cela signifie que l’arrêt Varnava
et autres, qui a selon lui limité les chances de succès pour les requérants
individuels, a agi comme une sonnette d’alarme pour le gouvernement requérant
et l’a incité à revenir devant la Cour. Or, tant le principe de bonne foi que
le respect de la règle de la force de chose jugée interdiraient au gouvernement
chypriote de relancer maintenant la question : les éventuelles demandes de
satisfaction équitable devraient être formulées dans le cadre de requêtes
individuelles (comme dans l’affaire Varnava
et autres) plutôt que dans celui de la présente affaire interétatique.
21. Le gouvernement turc considère
que, le Comité des Nations unies pour les personnes disparues ayant énormément
avancé dans ses travaux depuis le prononcé de l’arrêt au principal,
l’application de l’article 41 ne se justifie pas. Contrairement à ce
qu’alléguerait le gouvernement chypriote, des progrès considérables auraient
été réalisés concernant la localisation et l’identification des restes des
victimes, ce que la Cour aurait expressément reconnu (Charalambous et autres c. Turquie (déc.), nos 46744/07
et autres, 3 avril 2012). Dès
lors, la question des « personnes disparues » se muerait
graduellement en une question des « personnes décédées » ce qui,
d’après l’arrêt adopté par la Cour dans l’affaire Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27
novembre 2007), créerait par essence de nouvelles obligations procédurales
assorties de nouveaux délais. On aurait ainsi, d’une part, la procédure de
surveillance devant le Comité des Ministres, qui demeurerait effective et,
d’autre part, les familles des personnes disparues, qui devraient maintenant
attendre la renaissance de l’obligation procédurale, suivant la règle Brecknell, pour faire protéger leurs
intérêts légitimes.
22. Le gouvernement turc soutient
que les dispositions temporelles spécifiques de la Convention (telles
qu’interprétées dans l’arrêt Varnava et
autres) doivent l’emporter sur les principes généraux du droit
international. Plus précisément, il ne serait pas possible de soumettre dans
une affaire interétatique des prétentions qui, si elles avaient été présentées
dans le cadre d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34,
auraient été frappées de tardiveté. Pour le gouvernement défendeur, la Turquie
subirait un préjudice immense si des prétentions individuelles tardives
pouvaient quand même être soumises par le biais d’une demande de satisfaction
équitable présentée pratiquement neuf ans après le prononcé de l’arrêt sur le
fond.
b) Appréciation de la
Cour
23. La Cour rappelle que les
dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le
vide. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des
droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter
conformément aux normes et principes du droit international public, et
notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit
des traités (« la Convention de Vienne »). Au demeurant, la Cour n’a
jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de
référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au
contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout
principe de droit international applicables aux relations entre les Parties
contractantes (voir, parmi beaucoup d’autres, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI,
Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97,
§ 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava
Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no
45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI, Demir
et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008,
et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne).
24. La Cour admet que le droit
international général reconnaît en principe l’obligation pour le gouvernement
requérant, dans un différend interétatique, d’agir sans délai pour garantir la
sécurité juridique et ne pas causer de préjudice disproportionné aux intérêts
légitimes de l’État défendeur. Ainsi, dans l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions
préliminaires, C.I.J. Recueil 1992, p. 240), la Cour internationale
de Justice a dit :
« 32. La Cour
reconnaît que, même en l’absence de disposition conventionnelle applicable, le
retard d’un État demandeur peut rendre une requête irrecevable. Elle note
cependant que le droit international n’impose pas à cet égard une limite de
temps déterminée. La Cour doit par suite se demander à la lumière des
circonstances de chaque espèce si l’écoulement du temps rend une requête
irrecevable.
(...)
36. (...) La Cour
estime que, eu égard tant à la nature des relations existant entre l’Australie
et Nauru qu’aux démarches ainsi accomplies, l’écoulement du temps n’a pas rendu
la requête de Nauru irrecevable. Toutefois, il appartiendra à la Cour, le
moment venu, de veiller à ce que le retard mis par Nauru à la saisir ne porte
en rien préjudice à l’Australie en ce qui concerne tant l’établissement des
faits que la détermination du contenu du droit applicable. »
25. Avant toute chose, la Cour
rappelle que la présente requête a été introduite en 1994 devant l’ancienne
Commission européenne des droits de l’homme, conformément aux dispositions qui
s’appliquaient avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la
Convention (paragraphe 1 ci-dessus). En vertu du règlement intérieur de la
Commission alors en vigueur, ni le gouvernement requérant dans une affaire
interétatique ni les requérants individuels n’étaient tenus d’exposer en termes
généraux dans le formulaire de requête leur demande de satisfaction équitable.
La Cour rappelle de plus que dans la lettre du 29 novembre 1999 qu’elle a
adressée aux deux gouvernements, elle a expressément donné pour instruction au
gouvernement requérant de ne pas soumettre de demande de satisfaction équitable
au titre de l’article 41 de la Convention au stade de l’examen au fond
(paragraphe 3 ci-dessus). Il est donc compréhensible qu’il ne l’ait pas fait.
La Cour note aussi que, dans son arrêt du 10 mai 2001, elle a dit « que la
question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se
trouv[ait] pas en état et qu’elle en ajourn[ait] l’examen » (chapitre VIII
du dispositif). Aucun délai ne fut donné aux parties pour la présentation de
leurs demandes de satisfaction équitable (paragraphes 2-4 ci-dessus). La Cour
doit donc déterminer si, nonobstant l’absence de délai, le fait pour le
gouvernement chypriote de n’avoir soumis ses prétentions que le 11 mars
2010 ne rend pas sa demande irrecevable au regard des critères définis dans
l’affaire Nauru.
26. La Cour estime que tel n’est pas
le cas. Premièrement, contrairement au retard en cause dans l’affaire Nauru examinée par la Cour
internationale de justice, le retard litigieux en l’espèce ne n’est pas produit
avant l’introduction de la requête interétatique, mais entre l’arrêt rendu par
la Cour sur le fond de l’affaire et le contrôle de l’exécution de cet arrêt par
le Comité des Ministres. Dans cet intervalle, les deux gouvernements pouvaient
croire que la question de l’octroi éventuel d’une satisfaction équitable était
suspendue en attendant la suite des événements. En leur qualité de parties à la
procédure, les deux gouvernements avaient alors une marge de manœuvre
relativement limitée puisqu’ils devaient se conformer aux instructions émanant
de la Cour. En outre, la question de la satisfaction équitable a été mentionnée
à plusieurs reprises au cours de la procédure sur le fond de l’affaire
(paragraphes 2-3 ci-dessus). Dans l’arrêt au principal, la question de l’octroi
éventuel d’une satisfaction équitable a été ajournée, ce qui signifie de façon
parfaitement claire que la Cour n’avait pas exclu d’en reprendre l’examen le
moment venu. Ni l’une ni l’autre des parties ne pouvait donc raisonnablement
penser que cette question échapperait à tout examen ou que l’écoulement du
temps conduirait à son extinction ou la rendrait caduque. Enfin, ainsi qu’il le
fait remarquer à juste titre, le gouvernement chypriote n’a jamais formulé de
déclaration indiquant explicitement ou implicitement qu’il aurait renoncé à son
droit à réclamer une satisfaction équitable. Tout au contraire, sa lettre du 31
août 2007 doit être considérée comme une réaffirmation claire et non équivoque
de son intention d’exercer ce droit. Dans ces conditions, le gouvernement
défendeur n’est pas fondé à dire que la reprise de l’examen des prétentions du
gouvernement requérant porterait préjudice à ses intérêts légitimes, puisqu’il
devait raisonnablement s’attendre à ce que la question revienne devant la Cour
à un moment donné. À la lumière de l’arrêt Nauru
précité, la Cour considère que, dans ce contexte, le « préjudice » en
cause est avant tout lié aux intérêts procéduraux du gouvernement défendeur
(« l’établissement des faits [et] la détermination du contenu du droit
applicable ») et que c’est au gouvernement défendeur qu’il incombe de
démontrer de manière convaincante que pareil préjudice est imminent ou
probable. Or la Cour ne voit aucune preuve de cela en l’espèce.
27. Pour autant que le gouvernement
turc se réfère à la procédure de surveillance devant le Comité des Ministres,
la Cour rappelle que les constats de violation énoncés dans ses arrêts sont
essentiellement de nature déclaratoire et que, aux termes de l’article 46 de la
Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux
arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont
parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces
arrêts (Verein gegen Tierfabriken Schweiz
(VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 61, CEDH
2009). À cet égard, il ne faut pas confondre, d’une part, la procédure devant
la Cour, qui est compétente pour conclure à la violation de la Convention dans des
arrêts définitifs auxquels les Parties contractantes sont tenues de se
conformer (article 19 combiné avec l’article 46 § 1 de la Convention) et pour
allouer, le cas échéant, une satisfaction équitable (article 41 de la
Convention) et, d’autre part, le mécanisme de surveillance de l’exécution des
arrêts placé sous la responsabilité du Comité des Ministres (article 46
§ 2 de la Convention). En vertu de l’article 46, l’État partie est tenu
non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées par la Cour à titre
de satisfaction équitable, mais aussi de prendre dans son ordre juridique
interne des mesures individuelles et/ou, le cas échéant, des mesures générales
propres à mettre un terme à la violation constatée par la Cour et à en effacer
les conséquences, l’objectif étant de placer le requérant dans une situation
aussi proche que possible de celle dans laquelle il se trouverait s’il n’y
avait pas eu manquement aux exigences de la Convention (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, § 85). Bien
qu’elles soient liées l’une à l’autre, l’obligation de prendre des mesures
individuelles et/ou générales et celle de payer la somme allouée à titre de
satisfaction équitable constituent deux formes de redressement distinctes, la
première n’excluant en rien la seconde.
28. Quant aux évolutions survenues
entre 2001 et 2010 dans le cadre de la procédure de surveillance devant le
Comité des Ministres ou en rapport avec celle-ci, la Cour considère qu’elles
sont sans aucun doute pertinentes pour apprécier sur le fond la demande de
satisfaction équitable formulée par le gouvernement requérant. Néanmoins, elles
ne l’empêchent nullement d’examiner cette demande.
29. A la lumière de ce qui précède,
la Cour ne discerne aucune raison valable de considérer que la demande de
satisfaction équitable émise par le gouvernement chypriote est tardive et de la
déclarer irrecevable pour ce motif. Dès lors, elle rejette l’exception formulée
par le gouvernement turc à cet égard.
30. La Cour rappelle par ailleurs
que le 14 mars 2012 elle a invité le gouvernement requérant à soumettre la
version « définitive » de ses prétentions au titre de l’article 41,
et que les observations fournies en réponse par ledit gouvernement le 18 juin
2012 doivent effectivement être considérées comme définitives. Elle considère
dès lors que le présent arrêt met un terme à l’examen de la question.
2. Sur
l’applicabilité de l’article 41 de la Convention à la présente affaire
a) Les arguments des
parties
i. Le gouvernement
chypriote
31. Le gouvernement requérant plaide
que l’article 41 de la Convention est applicable aux affaires interétatiques en
général et à la présente espèce en particulier. Il explique d’abord que le
texte même de l’article 41 n’établit aucune distinction entre les affaires
individuelles et les affaires interétatiques et que ces dernières ne sont pas
expressément exclues du champ d’application de la règle relative à la
satisfaction équitable. Il invoque ensuite le principe de l’effectivité des
droits individuels protégés par la Convention. Il propose de considérer ce
principe en tenant compte de deux autres normes définies dans la jurisprudence
de la Cour : d’une part, le statut de la Convention en tant qu’instrument
de droit international public devant être interprété conformément aux règles et
principes codifiés dans la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des
traités et, d’autre part, le but et l’objet spécifiques de la Convention en
tant que traité international de protection des droits de l’homme. D’après le
gouvernement chypriote, ces principes sont particulièrement pertinents lorsque
l’on parle de la capacité de la Cour à octroyer une satisfaction équitable au
titre de l’article 41 de la Convention, qui à son sens constitue un moyen
effectif d’assurer la mise en œuvre de la Convention et d’inciter les Parties
contractantes à ne pas ignorer les arrêts et décisions de la Cour. En d’autres
termes, il faudrait voir dans l’article 41 un outil important dont la Cour
disposerait pour assurer le respect de ses propres arrêts, qu’ils concernent
des requêtes individuelles introduites en vertu de l’article 34 de la
Convention ou des requêtes interétatiques soumises en vertu de l’article 33.
32. Le gouvernement requérant
s’appuie également sur l’article 32 § 1 de la Convention, aux termes duquel
« [l]a compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant
l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui
seront soumises dans les conditions prévues par les articles 33, 34, 46
et 47 ». Selon lui, ces quatre articles, combinés avec l’article 32 §
1, doivent être considérés comme appartenant à un tout structuré : les
articles 33, 34, 46 et 47 établiraient différentes voies de saisine de la Cour
mais ils ne définiraient pas des sphères ou des types de compétence distincts
pour la Cour. Indépendamment de la manière dont elle serait saisie d’une
requête dirigée contre un État, la Cour conserverait des compétences
identiques, dont celle d’allouer une satisfaction équitable. Il n’y aurait
aucune bonne raison de penser autrement, car les droits fondamentaux en jeu
seraient les mêmes, voire plus sérieux, dans une affaire interétatique que dans
une affaire individuelle ; de plus, les auteurs de la Convention
n’auraient pas expressément restreint dans le texte de l’article 41 la
compétence de la Cour relativement aux requêtes interétatiques ; enfin,
rien n’indiquerait que la logique même de cette disposition (ou de l’article
33) entraîne implicitement une restriction. Dès lors, on ne pourrait dire que
la Cour dispose de moins de pouvoirs dans les affaires dont elle est saisie au
moyen d’une requête interétatique que dans celles qui trouvent leur origine
dans une requête individuelle.
33. Le gouvernement chypriote ajoute
que la Cour elle-même a toujours implicitement considéré l’article 41 comme
applicable dans les affaires interétatiques, ce qui se refléterait tant dans
son règlement que dans sa jurisprudence. À cet égard, il cite l’article 46 e)
du règlement de la Cour, aux termes duquel le gouvernement requérant, dans une
affaire interétatique, doit soumettre une requête donnant « les grandes
lignes de la ou des demandes de satisfaction équitable éventuellement formulées
au titre de l’article 41 de la Convention pour le compte de la ou des parties
censément lésées », ainsi que les articles 60 et 75 § 1 du règlement, qui
d’après lui n’établissent pas de distinction entre les requêtes individuelles
et les requêtes interétatiques.
34. Pour ce qui est de la
jurisprudence de la Cour, le gouvernement chypriote considère que la Cour
elle-même a reconnu, certes implicitement, mais tout à fait clairement, que la
règle de la satisfaction équitable s’applique aux affaires interétatiques.
Ainsi, dans l’affaire Irlande
c. Royaume-Uni (18 janvier 1978, §§ 244-246, série A no
25), la Cour n’aurait pas déclaré l’ancien article 50 inapplicable mais se
serait bornée à estimer « qu’il n’y a[vait] pas lieu [de
l’]appliquer ». De même, en l’espèce, elle n’aurait pas écarté la question
de la satisfaction équitable mais en aurait simplement ajourné l’examen.
35. Enfin, le gouvernement requérant
soutient que l’article 41 confère à la Cour un pouvoir discrétionnaire. Tant la
jurisprudence de la Cour que la doctrine auraient toujours souligné qu’en
matière de satisfaction équitable l’application de l’article 41 est entièrement
laissée à l’appréciation de la Cour pour toutes les affaires, y compris les
affaires interétatiques. En l’espèce, la demande de satisfaction équitable
émanant du gouvernement chypriote ne porterait pas sur un dommage matériel
causé directement à Chypre en tant qu’État mais viserait plutôt à l’octroi d’un
dédommagement à des individus lésés de ce pays pour des violations déjà
constatées par la Cour.
ii. Le gouvernement
turc
36. Le gouvernement turc considère
que d’une manière générale l’article 41 ne s’applique pas aux affaires
interétatiques. En premier lieu, le dispositif de l’arrêt au principal ne
pourrait être interprété comme une reconnaissance, même implicite, de
l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable aux affaires
interétatiques. Dans cet arrêt, la Cour ne parlerait que de
« l’éventuelle » application de l’article 41. Le gouvernement turc
soutient aussi que l’arrêt adopté par la Grande Chambre de la Cour dans
l’affaire Varnava et autres (précité,
§ 118) doit être compris comme reconnaissant que la Cour n’est pas compétente
pour accorder une satisfaction équitable dans une affaire interétatique. Il
propose par ailleurs d’examiner l’article 41 de la Convention dans le contexte
général du droit de la responsabilité internationale, du droit de la protection
diplomatique et des principes de la protection internationale des droits de
l’homme. Tandis que l’article 33 de la Convention correspondrait
fondamentalement à la logique classique de la protection diplomatique
(responsabilité directe d’État à État), l’article 34 constituerait une
dérogation à cette logique : les particuliers pourraient, par le biais de
requêtes individuelles, agir directement contre un État supposé avoir commis
des actes répréhensibles et réclamer une satisfaction équitable sans avoir à
solliciter la protection diplomatique de l’État dont ils sont les
ressortissants. Pour le gouvernement turc, cette description suffit pour
conclure que l’article 41 de la Convention ne s’applique pas aux procédures
interétatiques sauf, peut-être, dans les cas où la violation a causé un
préjudice direct à l’État partie requérant. En d’autres termes, la portée de
l’article 41 en tant que tel serait limitée en principe au mécanisme des
requêtes individuelles.
37. À l’appui de sa thèse selon
laquelle l’article 41 n’est pas applicable aux requêtes interétatiques, le
gouvernement défendeur soutient également que les requêtes de ce type ne sont
pas motivées par l’intérêt propre du requérant. Il invoque à cet égard la
jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme, dont il
ressortirait que l’État requérant dans une affaire interétatique ne fait pas
valoir ses propres droits ou ceux de ses ressortissants mais défend plutôt
l’ordre public européen (décision de la Commission sur la recevabilité de la
requête no 788/60, Autriche
c. Italie, 11 janvier 1961, Annuaire, vol. 4, pp. 167-169). De
fait, les requêtes interétatiques viseraient à dénoncer des pratiques
officielles donnant naissance à des violations continues de la Convention. Les
griefs soulevés dans une requête interétatique devraient par définition être
plus larges que ceux pouvant être énoncés dans une requête individuelle, et ils
devraient se rapporter à des manquements systémiques plutôt qu’à des violations
individuelles. Dans cette optique, le constat de violation répondrait en
lui-même à l’objectif visé par une affaire interétatique. Tout requérant
individuel aurait par ailleurs la possibilité d’introduire une requête auprès
de la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention et d’obtenir une
satisfaction équitable. Il serait donc erroné de confondre ces deux procédures
aux objectifs si différents.
38. Invoquant la jurisprudence de la
Cour, le gouvernement défendeur considère que la satisfaction équitable prévue
par l’article 41 de la Convention est conçue pour englober les traumatismes
physiques ou psychologiques, les douleurs et souffrances, la détresse,
l’angoisse, la frustration, les sentiments d’injustice ou d’humiliation, l’incertitude
prolongée, les bouleversements de la vie, etc. Or ces facteurs se
rapporteraient exclusivement à des préjudices pouvant être subis par des
requérants individuels, c’est-à-dire par des personnes physiques, et ils
n’auraient pas de sens dans une requête interétatique. Pour ce qui est du
règlement de la Cour, le gouvernement défendeur soutient que l’emploi à
l’article 60 § 1 de la version anglaise du texte des pronoms personnels
« his » et « her » (et non du pronom « its »)
montre que cette disposition ne concerne que les individus et non les États.
b) Appréciation de la
Cour
39. La Cour observe que jusqu’à
présent elle ne n’est penchée qu’une seule fois, dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (précitée),
sur la question de l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable
dans une affaire interétatique. Elle avait alors estimé qu’il n’y avait pas
lieu d’appliquer cette règle (l’ancien article 50 de la Convention), le
gouvernement requérant ayant expressément déclaré qu’il « ne pri[ait] pas
la Cour d’accorder (...) une satisfaction équitable, sous la forme de
dommages-intérêts, à telle personne victime d’une infraction à la
Convention » (Irlande
c. Royaume-Uni, précité, §§ 245-246).
40. La Cour rappelle par ailleurs
que la logique générale de la règle de la satisfaction équitable (énoncée à
l’article 41 et auparavant à l’article 50 de la Convention), voulue par ses
auteurs, découle directement des principes de droit international public
régissant la responsabilité de l’État et doit être interprétée dans ce
contexte. C’est ce que confirment les travaux préparatoires à la Convention,
aux termes desquels :
« [c]ette disposition est
conforme au droit international en vigueur en matière de violation d’une
obligation internationale par un Etat. La jurisprudence de la Cour européenne
n’apportera donc sur ce point aucun élément nouveau ou contraire au droit
international existant. (....) » (rapport du Comité d’experts au Comité
des Ministres du Conseil de l’Europe, 16 mars 1950 (doc. CP/WP 1(50) 15)).
41. Le principe de droit
international le plus important relativement à la violation par un État d’une
obligation découlant d’un traité veut que « la violation d’un engagement
entraîne l’obligation de réparer dans une forme adéquate » (voir l’arrêt
rendu par la Cour permanente de Justice internationale dans l’Affaire relative à l’usine de Chorzów
(compétence), arrêt no 8, 1927, série A no 9, p. 21).
En dépit du caractère spécifique de la Convention, la logique globale de
l’article 41 ne diffère pas fondamentalement de celle qui gouverne les
réparations en droit international public : « [i]l est une règle bien
établie du droit international, qu’un État lésé est en droit d’être indemnisé,
par l’État auteur d’un fait internationalement illicite, des dommages résultant
de celui-ci » (voir l’arrêt de la Cour internationale de Justice rendu
dans l’affaire Projet Gabčikovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie),
C.I.J. Recueil 1997, p. 81, § 152). Il est également bien établi
qu’une juridiction internationale qui a compétence pour connaître d’une
allégation mettant en cause la responsabilité d’un État a le pouvoir, en vertu
de cette compétence, d’octroyer une réparation pour le dommage subi (voir
l’arrêt rendu par la Cour internationale de Justice dans l’affaire Compétence en matière de pêcheries
(République fédérale d’Allemagne c. Islande), fond, C.I.J. Recueil 1974, pp. 203-205, §§ 71-76).
42. Dans ces conditions, gardant à
l’esprit la spécificité de l’article 41 en tant que lex specialis par rapport aux règles et principes généraux du droit
international, la Cour ne saurait
interpréter cette disposition dans un sens étroit et restrictif excluant les
requêtes interétatiques de son champ d’application. Au contraire, une
interprétation large englobant les différents types de requête est confirmée
par le libellé de l’article 41, qui dispose que « la Cour accorde à la
partie lésée (en anglais, « to the
injured party ») (...) une satisfaction équitable », le mot
« partie » (avec un p minuscule) devant être compris comme désignant
l’une des parties à la procédure devant la Cour. À cet égard, la référence au
libellé actuel de l’article 60 § 1 du règlement opérée par le gouvernement
défendeur (paragraphes 12 et 38 ci‑dessus) ne saurait passer pour
convaincante. En réalité, ce texte, qui possède une valeur normative inférieure
à celle de la Convention elle‑même, ne fait que refléter la réalité, qui
est qu’en pratique toutes les sommes allouées par la Cour au titre de la
satisfaction équitable l’ont jusqu’à présent été directement à des requérants
individuels.
43. Dès lors, la Cour estime que
l’article 41 de la Convention s’applique bien, en tant que tel, dans les
affaires interétatiques. Toutefois, la question de savoir s’il se justifie
d’accorder une satisfaction équitable à l’État requérant doit être examinée et
tranchée par la Cour au cas par cas, eu égard notamment au type de grief
formulé par le gouvernement requérant, à la possibilité d’identifier les
victimes des violations et à l’objectif principal de la procédure, dans la
mesure où il ressort de la requête initialement introduite devant la Cour. La
Cour admet qu’une requête introduite devant elle en vertu de l’article 33 de la
Convention peut renfermer différents types de griefs visant des buts
différents. En pareil cas, chaque grief doit être examiné séparément afin de
déterminer s’il y a lieu d’octroyer une satisfaction équitable.
44. Ainsi, une Partie contractante
requérante peut par exemple se plaindre de problèmes généraux (problèmes et
déficiences systémiques, pratique administrative, etc.) concernant une autre
Partie contractante. L’objectif principal du gouvernement requérant est alors
de défendre l’ordre public européen dans le cadre de la responsabilité
collective qui incombe aux États en vertu de la Convention. En pareil cas, il
peut ne pas être souhaitable d’accorder une satisfaction équitable au titre de
l’article 41 même si le gouvernement requérant formule une demande à cet effet.
45. Il existe aussi une autre
catégorie de griefs interétatiques, où l’État requérant reproche à une autre
Partie contractante de violer des droits fondamentaux de ses ressortissants (ou
d’autres personnes). En réalité, pareils griefs sont comparables en substance
non seulement à ceux soulevés dans une requête individuelle introduite en vertu
de l’article 34 de la Convention mais aussi à ceux qui peuvent être présentés
dans le cadre de la protection diplomatique, définie comme « l’invocation
par un État, par une action diplomatique ou d’autres moyens de règlement
pacifique, de la responsabilité d’un autre État pour un préjudice causé par un
fait internationalement illicite dudit État à une personne physique ou morale
ayant la nationalité du premier État en vue de la mise en œuvre de cette
responsabilité » (article premier du projet d’articles sur la protection
diplomatique adopté par la Commission du droit international en 2006 – voir
Assemblée générale, documents officiels, soixante et unième session, supplément
no 10 (A/61/10), ainsi que l’arrêt de la Cour internationale de
Justice dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République
démocratique du Congo), exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 2007,
p. 599, § 39). Si la Cour accueille des griefs de ce type et conclut à la
violation de la Convention, il peut être opportun d’allouer une satisfaction
équitable eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux critères
exposés au paragraphe 43 ci-dessus.
46. Cela étant, il ne faut jamais
oublier que, du fait de la nature même de la Convention, c’est l’individu et
non l’État qui est directement ou indirectement touché et principalement
« lésé » par la violation d’un ou de plusieurs des droits garantis
par la Convention. Dès lors, si une satisfaction équitable est accordée dans
une affaire interétatique, elle doit toujours l’être au profit de victimes
individuelles. À cet égard, la Cour note que l’article 19 du projet d’articles
sur la protection diplomatique précité recommande de « [t]ransférer à la
personne lésée toute indemnisation pour le préjudice obtenue de l’État
responsable, sous réserve de déductions raisonnables » (ibidem). De surcroît, dans l’affaire Diallo précitée, la Cour internationale
de Justice a expressément tenu à rappeler que « l’indemnité accordée à
[l’État requérant], dans l’exercice par [celui]‑ci de sa protection
diplomatique à l’égard de M. Diallo, [était] destinée à réparer le
préjudice subi par celui‑ci » (Ahmadou
Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo),
indemnisation, C.I.J. Recueil 2012, p. 324, § 57).
47. En l’espèce, la Cour constate
que le gouvernement chypriote a soumis des demandes de satisfaction équitable
en réparation de violations de la Convention commises à l’égard de deux groupes
de personnes suffisamment précis et objectivement identifiables, à savoir,
d’une part, 1 456 personnes disparues et, d’autre part, les Chypriotes
grecs enclavés dans la péninsule du Karpas. En d’autres termes, la réparation
demandée ne vise pas à indemniser l’État d’une violation de ses droits à lui,
mais à dédommager des victimes individuelles comme cela a été exposé au
paragraphe 45 ci-dessus. Dans ces conditions, et pour autant que les personnes
disparues et les habitants du Karpas sont concernés, la Cour considère que le
gouvernement requérant a le droit de présenter une demande au titre de
l’article 41 de la Convention et que l’octroi d’une satisfaction équitable
serait justifié en l’espèce.
B. Prétentions
du gouvernement chypriote au titre de la satisfaction équitable
1. Les
arguments des parties
a) Prétentions
concernant les personnes disparues
i. Le gouvernement
chypriote
48. Le gouvernement chypriote
déclare que, vu l’issue que les affaires Varnava
et autres (précitée) et Karefyllides
et autres c. Turquie ((déc.), no 45503/99, 1er
décembre 2009) ont connue, il « apparaît désormais qu’eu égard à la
jurisprudence récente de la Cour en matière de recevabilité, les individus
désireux d’obtenir une réparation pour des violations continues concernant la
disparition de membres de leur famille ne peuvent plus déposer de demandes
auprès de la Cour (sauf preuves ou informations nouvelles de nature à faire
naître dans le chef des autorités l’obligation de prendre de nouvelles mesures
d’enquête) ». Le gouvernement requérant reconnaît qu’il convient d’exclure
certaines des 1 485 personnes disparues mentionnées au paragraphe 119 de
l’arrêt au principal. Premièrement, le cas de neuf d’entre elles aurait déjà
été traité dans le cadre des requêtes individuelles ayant fait l’objet de
l’affaire Varnava et autres. Deuxièmement,
on aurait exhumé et identifié les restes de vingt-huit personnes, mais sans
pouvoir établir si elles avaient trouvé la mort à cause des actions de la
Turquie ; il ne serait donc pas possible de formuler de demande pour ces
personnes. En revanche, le gouvernement requérant insiste sur l’exactitude de
la liste des personnes disparues, la partie turque n’ayant au demeurant jamais
contesté la validité de cette liste. Il réclame donc une satisfaction équitable
pour 1 456 personnes.
49. Le gouvernement chypriote ajoute
que, dans ses observations initiales, il réclamait 12 000 EUR par personne
disparue, cette somme correspondant au montant alloué par la Cour pour chaque
cas individuel dans l’affaire Varnava et
autres, mais que dans la version définitive de ses observations il a
renoncé à cette demande, priant simplement la Cour d’octroyer une satisfaction
équitable « à un taux standard conforme au principe de l’équité ». À
cet égard, le gouvernement chypriote considère que la somme de 12 000 EUR
par personne allouée dans l’affaire Varnava
et autres ne correspond pas aux montants beaucoup plus élevés alloués plus
récemment dans des affaires comparables sur le plan juridique. Il estime par
ailleurs que c’est à lui que la Cour devrait verser les sommes allouées au
titre de la satisfaction équitable, à charge pour lui de les reverser aux
victimes individuelles, c’est-à-dire aux proches parents des personnes
disparues.
ii. Le gouvernement
turc
50. Le gouvernement turc plaide que
dans l’arrêt sur le fond la Cour n’a formulé aucun constat précis quant au
nombre de personnes disparues. Dès lors, le gouvernement requérant ne serait
pas fondé à formuler des demandes hypothétiques au nom de bénéficiaires non
identifiés. Conformément aux principes consacrés dans l’arrêt Brecknell (précité), les proches parents
des personnes disparues devraient désormais attendre que renaisse l’obligation
procédurale. Compte tenu de l’écoulement du temps, le nombre de bénéficiaires
potentiels pourrait avoir varié, l’intérêt juridique de certains pourrait avoir
disparu, etc. En outre, il serait difficile de procéder à un calcul précis des
dommages et intérêts. La situation aurait été aggravée par l’absence de toute
action pendant près de neuf ans depuis le prononcé de l’arrêt sur le fond, ce
qui ne serait pas imputable à la Turquie.
b) Prétentions
concernant les habitants de la péninsule du Karpas
i. Le gouvernement
chypriote
51. Dans ses observations du 18 juin
2012, le gouvernement chypriote réclame une satisfaction équitable non
seulement pour les personnes disparues, mais aussi pour les violations des
droits de l’homme que la Grande Chambre a jugé avoir été commises à l’égard des
Chypriotes grecs de la péninsule du Karpas. Il précise que ces nouvelles
prétentions concernent les violations des articles 3, 8, 9, 10 et 13 de la
Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 auxquelles la Cour a
conclu, et il souligne qu’elles ne se rapportent pas à la violation du droit de
propriété garanti par l’article 1 du Protocole no 1.
52. À cet égard, le gouvernement
chypriote demande ce qui suit :
« Etant donné que les
habitants du Karpas n’ont pas seulement été victimes de violations uniques et
isolées de leurs droits (comme dans les affaires précitées), mais qu’ils ont
subi pendant de nombreuses années des violations répétées, couvertes par l’État
et motivées par leur origine raciale, les critères rappelés ci-dessus semblent
suggérer une modeste indemnité pour préjudice moral d’au moins 50 000 GBP
par personne. Il convient à cet égard de rappeler que la Cour a conclu que les
actes de la Turquie ont bafoué la dignité des membres de la communauté du
Karpas et violé le principe même de respect de la dignité
humaine.
1) La Cour devrait
ordonner à la Turquie de verser à Chypre la somme de 50 000 GBP par
Chypriote grec ayant résidé dans la péninsule du Karpas entre juillet 1974 et
la date de l’arrêt rendu par la Grande Chambre en mai 2001 (Chypre reversera
ensuite les indemnités aux victimes ou à leurs héritiers (...)) ;
2) Le nombre des
habitants concernés devrait être déterminé d’un commun accord entre les parties
dans les six mois suivant la décision de la Cour et, en l’absence d’accord,
être arrêté par le président de la Cour sur le fondement des preuves et
observations écrites relatives au nombre et à la localisation des habitants et
de leurs héritiers. »
ii. Le gouvernement
turc
53. Le gouvernement turc souligne
d’emblée qu’il a fallu au gouvernement chypriote plus de onze ans après le
prononcé de l’arrêt au principal pour soumettre ces demandes. Il ajoute que le
gouvernement chypriote n’a fait aucun effort pour déterminer le nombre de
bénéficiaires potentiels. Enfin, il indique que les allégations du gouvernement
chypriote concernent des faits qui remontent à 1974, alors que l’ancienne
Commission avait déclaré dans son rapport qu’elle ne pouvait examiner que les
seules allégations relatives à des violations censées avoir été commises au
cours des six mois précédant la date d’introduction de la requête.
54. Le gouvernement turc explique en
outre que les conditions de vie dans le Karpas se sont améliorées et que la
« RTCN » possède un système judiciaire opérationnel et accessible aux
Chypriotes grecs vivant dans la partie nord de Chypre.
55. Le gouvernement turc plaide que
l’article 41 ne crée pas un droit à
une satisfaction équitable, et il ajoute que le texte même de cette disposition
prévoit une part de discrétion. Dans le contexte de la présente affaire, la
Cour devrait selon lui tenir compte du processus d’exécution en cours devant le
Comité des Ministres. Enfin, la Convention ne garantirait pas un droit à des
dommages et intérêts punitifs : la Cour aurait toujours rejeté
pareilles demandes. En l’espèce, la Cour devrait dire que le constat de
violation contenu dans l’arrêt sur le fond constitue une satisfaction
suffisante.
2. Appréciation
de la Cour
56. La Cour réitère la déclaration
générale qu’elle a formulée dans l’arrêt Varnava
et autres (précité) et qui est également pertinente pour l’octroi de
dommages et intérêts dans une affaire interétatique :
« 224. La Cour
observe qu’aucune disposition ne prévoit expressément le versement d’une
indemnité pour dommage moral. Dans son approche concernant l’octroi d’une
satisfaction équitable, qui varie d’une affaire à l’autre, la Cour établit une
distinction entre les situations où le requérant a subi un traumatisme évident,
physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de
l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une
incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de
chances (...) et les situations où la reconnaissance publique, dans un arrêt
contraignant pour l’État contractant, du préjudice souffert par le requérant
représente en soi une forme efficace de réparation. Dans de nombreuses affaires,
le constat par la Cour de la non‑conformité aux normes de la Convention
d’une loi, d’une procédure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la
situation (...). Toutefois, dans certaines situations, l’impact de la violation
peut être considéré comme étant d’une nature et d’un degré propres à avoir
porté au bien-être moral du requérant une atteinte telle que cette réparation
ne suffit pas. Ces éléments ne se prêtent pas à un calcul ou à une
quantification précise. La Cour n’a pas non plus pour rôle d’agir comme une
juridiction nationale appelée, en matière civile, à déterminer les
responsabilités et octroyer des dommages‑intérêts. Elle est guidée par le
principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un
examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de
l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la
situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation
a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour préjudice moral ont pour
objet de reconnaître le fait qu’une violation d’un droit fondamental a entraîné
un dommage moral et elles sont chiffrées de manière à refléter
approximativement la gravité de ce dommage. Elles ne visent pas et ne doivent
pas viser à fournir au requérant, à titre compassionnel, un confort financier
ou un enrichissement aux dépens de la Partie contractante concernée. »
La Cour a aussi souligné que « les requérants [dans cette affaire]
[étaient] restés pendant des décennies dans l’ignorance, ce qui [avait] dû
profondément les marquer » (Varnava
et autres, précité, § 225).
57. La Cour se bornera à ajouter à
cela qu’il ne fait aucun doute que les habitants du Karpas que l’arrêt au
principal a jugés victimes de violations de leurs droits garantis par les
articles 3, 8, 9, 10 et 13 de la Convention et par l’article 2 du Protocole no
1 ont éprouvé des sentiments d’impuissance, de détresse et d’angoisse pendant
de longues années.
58. Eu égard à l’ensemble des
circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour, statuant en équité, juge
raisonnable d’allouer au gouvernement chypriote les sommes globales de
30 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les parents survivants
des personnes disparues et de 60 000 000 EUR pour le dommage
moral subi par les habitants enclavés dans la péninsule du Karpas, plus tout
montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur ces sommes. Celles-ci
doivent être distribuées par le gouvernement requérant aux victimes
individuelles des violations de ces deux chefs constatées dans l’arrêt au
principal (voir, mutatis mutandis,
l’arrêt de la Cour internationale de Justice dans l’affaire Diallo (indemnisation), précité).
59. La
Cour rappelle de surcroît que, conformément à l’article 46 § 2 de la
Convention, il incombe au Comité des Ministres de surveiller l’exécution es
arrêts de la Cour. Dans les circonstances particulières de l’espèce, elle
estime qu’il appartient au gouvernement chypriote, sous la supervision du
Comité des Ministres, de mettre en place un mécanisme effectif pour la
distribution des sommes précitées aux victimes individuelles. Cette
distribution devra être effectuée par le gouvernement défendeur dans un délai
de dix-huit mois à compter de la date du versement ou dans tout autre délai que
le Comité des Ministres jugera approprié.
C. Intérêts
moratoires
60. La Cour juge approprié de
calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
II. LA DEMANDE DU GOUVERNEMENT CHYPRIOTE TENDANT AU PRONONCÉ
D’UN « ARRÊT DÉCLARATOIRE »
61. Dans sa demande du 25 novembre
2011, le gouvernement chypriote prie la Cour d’adopter un « arrêt
déclaratoire » indiquant :
« i) que la
Turquie doit, en vertu de l’article 46, se conformer à l’arrêt rendu dans
l’affaire Chypre c. Turquie en
s’abstenant d’autoriser ou de tolérer la vente et l’exploitation illégales des
logements et biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre, de
participer à ces pratiques ou de faire preuve, de quelque autre manière que ce
soit, de complicité à cet égard ;
ii) que ces
obligations découlant de l’article 46 ne sont pas éteintes du fait de la
décision d’irrecevabilité rendue par la Cour dans l’affaire Demopoulos. »
62. La Cour observe qu’en vertu de
l’article 46 et donc de ses obligations internationales l’État défendeur est
tenu de se conformer à l’arrêt au principal. Elle réaffirme le principe général
voulant que l’État défendeur demeure libre de choisir les moyens de s’acquitter
de son obligation juridique découlant de ladite disposition et que la
surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour relève de la responsabilité
du Comité des Ministres.
63. La Cour considère que dès lors
qu’il est clair que le gouvernement défendeur est en tout état de cause
formellement lié par les clauses pertinentes de l’arrêt au principal, il n’y a
pas lieu d’examiner la question de savoir si la Convention lui donne compétence
pour prononcer un « arrêt déclaratoire » ainsi que le demande le
gouvernement requérant. Elle rappelle à cet égard qu’elle a conclu à la
violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que les
Chypriotes grecs possédant des biens dans la partie nord de Chypre se sont vu
refuser l’accès à leurs biens, la maîtrise, l’usage et la jouissance de ceux-ci
ainsi que toute réparation de l’ingérence dans leur droit de propriété (partie
III, point 4. du dispositif de l’arrêt au principal). Partant, il incombe au
Comité des Ministres de veiller à ce que le gouvernement défendeur donne son
plein effet à cette conclusion, contraignante en vertu de la Convention et à
laquelle il ne s’est pas encore conformé. Pour la Cour, la mise en œuvre de
ladite conclusion est incompatible avec toute forme de permission, de
participation, d’acquiescement ou de complicité à l’égard d’actes illégaux de vente
ou d’exploitation de logements ou autres biens de Chypriotes grecs dans la
partie nord de Chypre. Par ailleurs, la décision Demopoulos et autres (précitée), dans laquelle la Cour a conclu que
les requêtes soumises par des individus pour se plaindre de la violation de
leur droit de propriété devaient être rejetées pour non-épuisement des voies de
recours internes, ne peut en elle-même être considérée comme réglant la
question du respect par la Turquie de la partie III du dispositif de l’arrêt au
principal adopté dans la présente affaire interétatique.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par seize voix contre une, que le
temps écoulé depuis le prononcé, le 10 mai 2001, de l’arrêt au principal n’a
pas rendu irrecevables les demandes formulées par le gouvernement requérant au
titre de l’article 41 de la Convention ;
2. Dit, par seize voix contre une, que
l’article 41 s’applique en l’espèce pour autant que les personnes disparues
sont concernées ;
3. Dit, par quinze voix contre deux, que
l’article 41 s’applique en l’espèce pour autant que les Chypriotes grecs
enclavés dans la péninsule du Karpas sont concernés ;
4. Dit, par quinze voix contre deux,
a) que
l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois,
30 000 000 EUR (trente millions d’euros), plus tout montant pouvant
être dû à titre d’impôt ou de taxe, pour le dommage moral subi par les familles
des personnes disparues ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à
majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
c) que ce
montant sera distribué par le gouvernement requérant aux victimes individuelles,
sous la surveillance du Comité des Ministres, dans un délai de dix-huit mois à
compter de la date de versement ou dans tout autre délai que le Comité des
Ministres jugera approprié ;
5. Dit, par quinze voix contre deux,
a) que
l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois,
60 000 000 EUR (soixante millions d’euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe, pour le dommage moral subi par les
Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à
majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
c) que ce
montant sera distribué par le gouvernement requérant aux victimes
individuelles, sous la surveillance du Comité des Ministres, dans un délai de
dix-huit mois à compter de la date de versement ou dans tout autre délai que le
Comité des Ministres jugera approprié.
Fait en français et
en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme,
à Strasbourg, le 12 mai 2014.
Michael O’Boyle Josep
Casadevall
Greffier
adjoint Président
Au présent arrêt se
trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion
concordante commune aux juges Zupančič, Gyulumyan, David Thór
Björgvinsson, Nicolaou, Sajó, Lazarova Trajkovska, Power-Forde, Vučinić
et Pinto de Albuquerque ;
– opinion
concordante du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie le juge
Vučinić ;
– opinion
en partie concordante des juges Tulkens, Vajić, Raimondi et Bianku, à
laquelle se rallie la juge Karakaş ;
– opinion
en partie concordante et en partie dissidente du juge Casadevall ;
– opinion
dissidente de la juge Karakaş.
J.C.M.
M.O’B.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES
ZUPANČIČ, GYULUMYAN, DAVID THÓR BJÖRGVINSSON, NICOLAOU, SAJÓ,
LAZAROVA TRAJKOVSKA, POWER-FORDE, VUČINIĆ ET PINTO DE ALBUQUERQUE
(Traduction)
Le présent arrêt
annonce le début d’une nouvelle ère dans le domaine de la mise en œuvre des
droits de l’homme défendus par la Cour, et il marque une étape importante
s’agissant du respect de l’état de droit en Europe. C’est la première fois dans
l’histoire de la Cour que celle-ci formule une déclaration spécifique au sujet
de la portée et de l’effet de l’un de ses arrêts dans le contexte de l’exécution.
La déclaration de la
Cour, exprimée en termes clairs et forts, porte sur un aspect particulier du
processus d’exécution toujours pendant devant le Comité des Ministres. Sa
signification a d’autant plus de puissance que la Cour indique que, dans les
circonstances de l’espèce, cette déclaration rend en elle-même inutile de
rechercher si, aux fins de l’article 46 de la Convention, il y a lieu d’adopter
un arrêt déclaratoire formel au titre de l’article 41. La Cour a parlé ;
il lui reste à être entendue.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE PINTO DE
ALBUQUERQUE, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE VUČINIĆ
(Traduction)
1. L’arrêt Chypre c. Turquie (satisfaction
équitable) constitue la contribution la plus importante à la paix en Europe
dans l’histoire de la Cour européenne des droits de l’homme (« la
Cour »). La Cour non seulement y reconnaît que l’article 41 de la
Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »)
s’applique aux requêtes interétatiques et y élabore des critères pour l’appréciation
du délai de présentation des demandes de satisfaction équitable dans ce cadre,
mais elle y octroie aussi des dommages et intérêts punitifs à l’État requérant[1]. Le message adressé aux
États membres du Conseil de l’Europe est clair : les États membres qui
font la guerre, envahissent d’autres États membres ou soutiennent une
intervention armée étrangère dans d’autres États membres doivent payer pour
leurs actes illégaux et les conséquences de ces actes, tandis que les victimes
et leurs familles, et les États dont ils sont ressortissants, ont un droit
acquis et exécutoire à être dûment et totalement dédommagés par l’État
belligérant responsable. On ne peut plus tolérer en Europe la guerre et ses
conséquences tragiques, et les États membres qui ne respectent pas ce principe
doivent répondre de leurs actes devant la justice, sans préjudice d’autres
conséquences sur le plan politique.
Eu égard à
l’importance historique de cet arrêt et à son raisonnement succinct et parfois
équivoque, j’estime qu’il est de mon devoir d’indiquer les raisons pour
lesquelles je souscris aux conclusions de la Cour. C’est pourquoi mon opinion
traitera des questions suivantes : le pouvoir de la Cour d’octroyer une
réparation dans les affaires interétatiques, le délai de présentation des
demandes de satisfaction équitable dans les affaires interétatiques, le
caractère punitif des dommages et intérêts octroyés au titre de la Convention
en général et dans le cas d’espèce en particulier, et le pouvoir de la Cour de
prononcer un arrêt déclaratoire sur la cessation de violations continues[2].
Le pouvoir de la Cour d’octroyer une satisfaction équitable dans les
affaires interétatiques
2. L’article 41 de la
Convention n’interdit pas d’octroyer une satisfaction équitable dans les
affaires interétatiques. De plus, l’article 46 du règlement de la Cour énonce
la possibilité de soumettre des demandes de satisfaction équitable dans le
cadre d’une requête étatique en termes tout à fait clairs. Le fait que
l’article 60 du règlement emploie dans la version anglaise les pronoms
personnels « his » et
« her » et non le pronom
« its » n’a rien de décisif
puisque cette disposition passe naturellement après l’article 46, qui expose le
contenu d’une requête étatique, et en tout état de cause après la Convention
elle-même.
3. Au cours
des phases précédentes de cette affaire, la Cour a explicitement admis cette
interprétation de la Convention en reconnaissant dans trois déclarations
formelles différentes que la question de la satisfaction équitable pouvait être
soulevée par l’État demandeur dans le cadre d’une procédure distincte
postérieure à l’arrêt sur le fond. Ces déclarations se trouvent a) dans la note
du président de la Cour du 10 novembre 1999, où il indique que
« [u]ne audience sera consacrée à la recevabilité et au fond de la requête
et débouchera sur un arrêt, et ce sans préjudice de la nécessité d’organiser
une procédure distincte pour examiner les demandes au titre de l’article 41
pour le cas où la Cour conclurait qu’il y a eu une (des) violation(s) sur le
fond »[3] ;
b) dans les instructions données par la Cour aux parties le 29 novembre 1999, à
savoir que « [l]e gouvernement requérant n’est pas tenu de soumettre de
demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention à
ce stade de la procédure. Une autre procédure sera consacrée à cette question
en fonction de la conclusion à laquelle la Cour parviendra sur le fond de
l’affaire » ; et c) dans l’arrêt de Grande Chambre du 10 mai 2001
lui-même, aux termes duquel la Cour « [d]it, à l’unanimité, que la
question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se
trouve pas en état et qu’elle en ajourne l’examen »[4]. S’agissant du dommage
moral particulier subi par les habitants du Karpas, c’est la Grande Chambre qui
a invité le gouvernement requérant à présenter la « version
définitive » de ses prétentions. Rien n’empêchait l’État requérant de
mentionner de nouvelles demandes civiles en réponse à l’invitation de la Cour
du moment qu’elles se rapportaient à des violations constatées dans l’arrêt de
Grande Chambre de 2001. La demande soumise au sujet des habitants du Karpas se
rapportant aux violations constatées dans l’arrêt de Grande Chambre, elle entre
donc dans la compétence de la Cour.
4. Le
principal argument avancé par l’État défendeur contre la recevabilité de la
présente demande a été que le système de la Convention, par principe, ne permet
pas de greffer des demandes individuelles au titre de l’article 41 sur une
requête interétatique. Ce point de vue est erroné. La déclaration de principe
de la Cour quant à la possibilité d’accorder une réparation dans les affaires
interétatiques est conforme au sens traditionnel de l’ancien article 50 de la
Convention, en tant que norme ne créant que des obligations interétatiques[5], et au droit à la
protection diplomatique, d’après lequel tout État peut jouer le rôle de
demandeur s’agissant d’un préjudice subi par ses ressortissants[6]. Le fait que de nos jours
des individus puissent, par le biais de requêtes individuelles, engager une
action contre l’État auteur d’actes répréhensibles sans avoir à solliciter la
protection diplomatique de l’État dont ils sont les ressortissants ne signifie
pas que la protection diplomatique n’a plus cours, ni même qu’elle a perdu de
son importance. Une voie de droit n’exclut pas l’autre. Les requêtes
introduites au titre de l’article 33 n’ont pas toutes exclusivement pour but de
défendre l’ordre public européen ; elles peuvent aussi en même temps
chercher à faire protéger et servir les intérêts d’un ou de plus d’un des
ressortissants de l’État requérant[7]. En fait, les droits en
jeu dans une demande au titre de l’article 41 sont les mêmes que ceux en jeu
dans une demande au titre de l’article 33, et la décision de recourir à ce
dernier article ne fait que refléter la plus grande échelle des violations
alléguées, ce qui à son tour justifie que la Cour use de pouvoirs non pas moins
grands, mais plus grands.
5. Enfin,
la Cour serait privée d’un instrument crucial pour accomplir sa mission de protection
des droits de l’homme si elle n’avait pas le pouvoir d’allouer des dommages et
intérêts dans les affaires interétatiques. Ainsi, l’octroi de dommages et
intérêts dans ce type d’affaire peut passer, sinon pour un pouvoir explicite,
du moins pour un pouvoir implicite de la Cour[8]. En bref, l’interprétation
téléologique de la Convention renforce la conclusion déjà imposée par la
construction systémique, historique et textuelle tant de la Convention que du
règlement de la Cour, la pratique de la Cour et les principes pertinents du
droit international public établis dans la Convention de Vienne sur le droit
des traités et complétés dans les projets d’articles sur la protection
diplomatique et sur la responsabilité
de l’État pour fait internationalement illicite, et dans la jurisprudence
internationale.
Le délai de présentation des demandes de satisfaction équitable dans
les affaires interétatiques
6. D’une manière générale, un État peut perdre le droit
d’invoquer la responsabilité d’un autre État dans deux cas de figure :
renonciation ou prescription. Tout comme un État peut explicitement renoncer à
ce droit, il peut aussi, par son comportement, entraîner la prescription de sa
demande. Un tel comportement peut par exemple être d’avoir laissé passer un délai
déraisonnable entre le moment où les événements à l’origine de la demande sont
survenus, ou celui où l’État en a eu connaissance, et la présentation de la
demande.
7. A l’époque où l’affaire a été initialement introduite
devant l’ancienne Commission, en 1994, ni la Convention ni le règlement de la
Cour ne prévoyaient l’obligation de soumettre une demande de satisfaction
équitable. En outre, le droit international en général ne prévoyait alors pas
de délai particulier pour présenter une telle demande, et il n’en prévoit
toujours pas. Le précédent pertinent en droit international est l’affaire Nauru c. Australie, où la CIJ est
parvenue à deux conclusions : premièrement que l’écoulement du temps a
bien une incidence sur la question de la recevabilité de demandes de
satisfaction équitable dans une affaire interétatique et, deuxièmement, qu’un
délai de vingt et un ans entre le moment où le requérant est en mesure de
présenter une demande d’indemnisation et le moment de cette présentation ne
rend pas la demande irrecevable[9].
Il est cependant douteux que le précédent Nauru
s’applique à un délai dans une procédure judiciaire pendante[10].
On peut aussi légitimement faire valoir que ce précédent ne s’applique pas
lorsque les demandes se rapportent à des situations de violations continues
telles que des disparitions forcées et les violations continues des droits des
habitants du Karpas garantis par la Convention[11].
Même si ce précédent s’appliquait dans le cas d’espèce, la demande en question
serait recevable. Dans l’affaire Nauru,
la période à considérer était de vingt et un ans, alors qu’elle est beaucoup
plus courte dans l’affaire Chypre c.
Turquie. Dans Nauru, vingt et un
ans s’étaient écoulés entre le moment où le requérant était en mesure de
présenter la demande de réparation (1968) et la date à laquelle il a soumis
formellement sa demande (1989)[12].
Dans l’affaire Chypre c. Turquie,
neuf ans ont séparé le prononcé de l’arrêt au principal (2001) et la
présentation de la demande de satisfaction équitable concernant les personnes
disparues (2010) et six ans seulement la date de l’arrêt (2001) et celle à
laquelle le gouvernement requérant a fait part de son intention de soumettre
une telle demande (2007)[13].
S’agissant des habitants du Karpas, le délai qui s’est écoulé entre l’arrêt au
principal (2001) et la présentation de la demande (le 21 juin 2012) est de onze
ans, mais la situation avait déjà été portée à l’attention de la Cour deux ans
auparavant[14],
ce qui donne un délai de neuf ans[15].
8. De surcroît, une raison plausible explique le temps qu’il a
fallu au gouvernement chypriote pour présenter la demande de réparation à
l’étude ; pour le dire sans ambages, il s’agit de la réticence du
gouvernement turc à réagir aux efforts déployés par le Comité des Ministres
pour résoudre la question. L’impasse dans laquelle se trouve la procédure
devant le Comité des Ministres est manifeste eu égard à la position adoptée par
l’État défendeur au cours des dernières années, notamment mais pas
exclusivement après l’adoption de la décision Demopoulos[16].
L’État requérant a attendu six ans que le Comité des Ministres s’acquitte de sa
tâche, ce qu’il n’a pas réussi à faire. Se rendant compte de la situation,
l’État requérant s’est tourné vers la Cour. Il ne saurait être critiqué pour
avoir compté sur le mécanisme de mise en œuvre de la Convention, qui n’a pas
fonctionné comme il l’aurait dû.
9. Le gouvernement défendeur a soutenu qu’il était excessif
d’attendre neuf ans avant de soumettre une demande de satisfaction équitable,
tout en arguant que les nouvelles exhumations demandent que les proches parents
des personnes déclarées décédées soumettent de nouvelles requêtes. La question
des personnes disparues devrait selon lui se muer en question des personnes
décédées, avec l’ouverture de nouvelles enquêtes sur les circonstances des
décès[17].
Ce raisonnement est contradictoire. En effet, d’une part, le gouvernement turc
taxe la demande de tardiveté mais, d’autre part, il déclare qu’il faudra
présenter à l’avenir de nouvelles demandes sur la base de ces mêmes faits. Allegans
contraria non est audiendus[18]. Ce n’est pas l’État requérant qui a tardé à
demander une réparation et la cessation des violations continues des droits
l’homme ; c’est l’État défendeur qui tarde à se conformer pleinement à
l’arrêt de Grande Chambre de 2001 et à réparer les violations des droits de
l’homme qui y sont constatées. La Turquie fait fi de l’arrêt de Grande Chambre
depuis treize ans, et un tel comportement n’est pas excusable. Si la Cour
devait lui trouver ses excuses, il n’y aurait pas d’état de droit en Europe, et
l’autorité de la Cour serait vidée de toute signification concrète, en
l’occurrence pour les familles des personnes disparues et pour les Chypriotes
grecs de la région du Karpas dont les droits garantis par les articles 3, 8, 9,
10 et 13 ont été violés. Le processus de surveillance de l’exécution de l’arrêt
de Grande Chambre par le Comité des Ministres a été contrecarré par différents
moyens et s’est montré inefficace. La Cour ne peut ajouter un déni de justice à
l’impuissance du Comité des Ministres.
10. L’État
défendeur a aussi fait valoir, sans grande conviction, que l’État requérant
avait renoncé au droit à obtenir réparation, sinon explicitement du moins
tacitement, vu l’inertie dont lui et les victimes ont fait preuve[19]. Cette argumentation ne
mène toutefois nulle part. L’État requérant s’efforce sans relâche année après
année – sans succès jusqu’à présent – d’obtenir le redressement des violations
des droits de l’homme résultant de l’invasion de Chypre devant divers organes
internationaux, dont le Comité des Ministres, et n’a jamais exprimé l’intention
d’abandonner cette quête. De plus, le gouvernement chypriote ne peut renoncer
aux droits des victimes individuelles qu’il représente sans le consentement de celles-ci.
Or jamais les victimes elles-mêmes ou leurs familles ne se sont résignées à
l’échec de leurs efforts pour obtenir le redressement des violations des droits
de l’homme qu’elles subissent depuis si longtemps.
11. Enfin,
il n’existe pas d’autres recours internes pour les demandes en cause dans cette
affaire. Le précédent Demopoulos ne
s’applique pas car cette affaire ne porte que sur les demandes de réparation au
titre de l’article 1 du Protocole no 1 dans les affaires
individuelles[20],
alors que la présente espèce n’a pas trait à de telles demandes. En outre, il
faut répéter que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne
s’applique aucunement aux demandes de satisfaction équitable[21].
Le caractère punitif de la satisfaction équitable sur le terrain de la
Convention
12. D’après
l’État requérant, une satisfaction équitable doit être fournie aux ayants droit
des 1 456 personnes disparues[22] et à tous les Chypriotes
grecs ayant vécu dans la région du Karpas entre 1974 et mai 2001, date de l’arrêt
de Grande Chambre sur le fond[23]. L’État défendeur
conteste ces chiffres : il les considère comme purement
« hypothétiques », soutenant que le nombre de personnes disparues
peut avoir varié avec le temps, que certaines peuvent ne pas avoir d’ayants
droit, et qu’il est tout simplement impossible d’identifier toutes les
personnes ayant habité dans le Karpas depuis 1974. La Grande Chambre a jugé
qu’il n’était pas nécessaire d’établir le nombre exact d’individus victimes de
violations des droits de l’homme, et a fixé deux sommes forfaitaires destinées
à chacun de ces groupes de personnes, à charge pour l’État requérant de
distribuer les sommes aux victimes ou à leurs ayants droit. En fait, le nombre
de personnes disparues a diminué en raison des exhumations effectuées ces
dernières années, et les victimes dans la région du Karpas ne sont ni
identifiées ni identifiables sur la seule base des éléments de preuve figurant
au dossier. La Cour n’a même pas exigé que, comme l’État requérant l’avait
proposé, le nombre d’habitants du Karpas soit fixé d’un commun accord par les
parties ou, faute d’accord, par le président de la Cour « sur la base
d’éléments de preuve et d’arguments écrits portant sur le nombre et l’adresse
des habitants et de leurs ayants droit ». De surcroît, la Cour n’a défini
aucun critère, disposition pratique ou barème pour régir la répartition de
l’indemnité entre les victimes ou leurs ayants droit en fonction de la
situation propre à chacun (par exemple épouses, mères, enfants) et surtout elle
n’impose aucune condition quant au devenir de l’indemnité pour le cas où les
victimes et leurs ayants droit ne seraient pas retrouvés. Dans cette
éventualité, l’État demandeur sera le bénéficiaire en dernier ressort des
sommes versées par l’État défendeur.
13. Le
caractère punitif de cette réparation est flagrant[24]. En dépit du fait que
l’identité des victimes des actions et omissions de l’État défendeur et des
violations graves et massives des droits de l’homme commises par la suite dans
l’enclave du Karpas n’a pu être établie, que les prétentions des personnes
disparues seraient prescrites si elles avaient été soumises à titre individuel
par leur famille[25]
et qu’il ne peut y avoir de certitude que les indemnités obtenues iront aux
individus concernés, la Cour punit l’État défendeur pour ses actions et
omissions illégales et leurs conséquences néfastes. Il n’y a rien de nouveau
dans cette façon de faire. En réalité, la pratique de la Cour montre que des
dommages et intérêts punitifs ont été appliqués dans sept types d’affaires[26]. Premièrement, la Cour a
ordonné une indemnisation sans que le requérant ait soumis la moindre demande
de satisfaction équitable. Sur la base du « caractère absolu » du
droit violé[27],
du « caractère particulièrement grave des violations »[28], de la « gravité des
violations »[29] ou de « l’importance
fondamentale de ce droit »[30], la Cour est prête à
ordonner une réparation pour des violations des articles 3 et 5 sans qu’une
demande d’indemnisation précise ait été formulée. Dans d’autres affaires, le requérant
prie la Cour de l’indemniser mais n’indique pas de montant, et la Cour alloue
la somme qui lui semble équitable eu égard aux circonstances[31]. Il existe aussi des
affaires où le requérant formule une demande de satisfaction équitable
indiquant un montant particulier pour dommage moral, mais où la Cour octroie un
montant supérieur[32]. Lorsque la Cour alloue
une indemnité d’un montant supérieur au dommage allégué, voire indépendamment
de toute allégation de dommage, la satisfaction équitable n’est plus compensatoire
mais acquiert un caractère punitif. Le but inhérent à cette réparation n’est
pas de placer la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée si la
violation constatée n’avait pas eu lieu, puisque la partie lésée ne prétend
même pas avoir subi un dommage ou alors allègue avoir subi un dommage moins
élevé. Le but fondamental de cette réparation est donc de punir l’État auteur
de l’acte répréhensible et d’empêcher la répétition du même schéma d’actions ou
omissions répréhensibles par l’État défendeur et d’autres Parties contractantes
à la Convention. Deuxièmement, la Cour a fixé dans certains cas une indemnité
« symbolique » ou « de pure forme »[33] dans le but évident de
montrer du doigt l’État défendeur, et faisant ainsi de cette punition un
exemple pour les autres États. Troisièmement, la Cour a aussi accordé une
satisfaction équitable dans des affaires où le requérant se plaignait de la
législation interne sans indiquer de préjudice personnel particulier autre que
l’angoisse provoquée par l’existence de la loi en cause[34]. Il est clair que la
somme allouée au titre de la satisfaction équitable constitue alors une
punition exemplaire frappant l’État défendeur pour avoir adopté une législation
incompatible avec la Convention. Quatrièmement, la Cour a ordonné une
satisfaction équitable pour une « violation potentielle » de la
Convention[35].
Là encore le but de la satisfaction équitable est de censurer et punir le
comportement de l’État défendeur plutôt que d’indemniser un dommage qui ne
s’est pas encore produit. Cinquièmement, la Cour n’a pas même exclu la
possibilité que le requérant ait subi, du fait des « effets potentiels de
la violation constatée », une perte de chances dont il faut tenir compte,
« encore que la perspective de les réaliser eût été douteuse »[36]. Dans ces affaires, la
satisfaction équitable ne répare même pas un préjudice virtuel pour le
requérant puisqu’il est douteux que celui-ci se réalise. C’est le comportement
fautif de l’État défendeur que la Cour veut punir. Sixièmement, la Cour octroie
même parfois une indemnisation en dépit du manque de documentation à l’appui et
des contradictions présentes dans les déclarations formulées par les requérants
au sujet du préjudice allégué[37]. Lorsqu’aucune preuve du
dommage allégué n’est produite, l’octroi d’une indemnisation est laissé à
l’entière discrétion de la Cour. Dans de telles conditions d’absence totale de
preuve et d’octroi discrétionnaire de dommages et intérêts, l’élément punitif
est inhérent à la satisfaction équitable puisqu’elle ne remédie pas à un
dommage prouvé, le dommage demeurant spéculatif, mais punit le comportement
répréhensible de l’État défendeur. Septièmement, dans les affaires d’intérêt
général, la Cour fixe la satisfaction équitable en tenant compte de son effet d’exemple[38].
14. Ainsi,
l’existence de dommages et intérêts punitifs ou exemplaires dans le cadre de la
Convention est un fait dans la pratique de la Cour. Étant donné qu’une
satisfaction équitable ne doit être accordée que lorsque l’ordre juridique
interne n’a pas permis de fournir une pleine réparation, l’article 41 exclut
que l’indemnisation dépasse la pleine réparation, sachant qu’une
« pleine » réparation ne peut être obtenue que s’il est répondu au
besoin de la prévention et de la punition en fonction des circonstances
spécifiques de l’affaire. Ce n’est qu’à cette condition que la satisfaction
peut être « équitable ». L’indemnisation de pertes quantifiables peut
ne pas suffire et l’obligation d’accorder une pleine réparation peut englober
des dommages et intérêts punitifs allant au-delà de la réparation du dommage
matériel et moral causé à des personnes identifiées.
15. Les
dommages et intérêts punitifs sont également reconnus dans le droit et la
pratique internationaux, par exemple dans la pratique diplomatique[39], les procédures arbitrales[40], la pratique du droit
international du travail[41], et en particulier dans
le droit international privé, le droit de l’Union européenne et le droit
international des droits de l’homme. Dans le domaine du droit international
privé, ni la Convention de New York
pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères du 10
juin 1958, avec 149 parties contractantes, ni la Convention de La Haye sur la
reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile et
commerciale du 1er février 1971, avec seulement cinq parties
contractantes, ne mentionnent les dommages et intérêts punitifs comme un motif
de refuser la reconnaissance et l’exécution d’une sentence arbitrale ou d’un
jugement étranger. En revanche, l’article 29 de la Convention de Montréal pour
l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international
du 28 mai 1999, avec 105 parties contractantes, dispose qu’il n’est pas
possible d’obtenir de dommages-intérêts punitifs. L’article 11 § 1 de la
Convention de La Haye du 30 juin 2005
sur les accords d’élection de for dispose que la reconnaissance ou l’exécution
d’un jugement peut être refusée si, et dans la mesure où, le jugement accorde
des dommages et intérêts punitifs, mais cette Convention n’a été signée que par
l’Union européenne, les États-Unis et le Mexique, et n’est pas encore entrée en
vigueur. En outre, cet article n’est pas lié à la clause d’ordre public faisant
l’objet de l’article 9 e), ce qui interdit d’utiliser cette clause pour refuser
la reconnaissance de jugements octroyant des dommages et intérêts punitifs.
L’article 74 de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente
internationale de marchandises du 11 avril 1980, avec quatre-vingt parties contractantes,
dispose aussi que les dommages-intérêts pour une contravention au contrat
commise par une partie ne peuvent être supérieurs à la perte subie et au gain
manqué que la partie en défaut avait prévus ou aurait dû prévoir au moment de
la conclusion du contrat, en considérant les faits dont elle avait connaissance
ou aurait dû avoir connaissance, comme étant des conséquences possibles de la
contravention au contrat[42].
16. Au sein de l’Union européenne, il y a eu une
reconnaissance des buts extra-indemnitaires de la responsabilité civile et donc
de la légitimité des dommages et intérêts punitifs lorsqu’ils ne sont pas
excessifs. Le règlement (CE) no 864/2007 du Parlement européen et du
Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles
(«Rome II») déclare que « l’application d’une disposition de la loi
désignée par le présent règlement qui conduirait à l’octroi de dommages et
intérêts exemplaires ou punitifs non compensatoires excessifs peut être
considérée comme contraire à l’ordre public du for, compte tenu des
circonstances de l’espèce et de l’ordre juridique de l’État membre de la
juridiction saisie ». Il est toutefois pertinent de noter que la
disposition de l’article 24 de la proposition pour le règlement Rome II (COM (2003)
427) déclare « contraire à l’ordre public communautaire l’application
d’une disposition de la loi désignée par le présent règlement qui conduirait à
l’allocation de dommages et intérêts non compensatoires, tels que les dommages
et intérêts exemplaires ou punitifs ». Avec le nouveau libellé, des
dommages et intérêts punitifs proportionnés ont été introduits dans le droit de
l’Union européenne[43].
En outre, ni le règlement (CE) no
44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire,
la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et
commerciale, ni le règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil du 27
novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des
décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale ne
mentionnent les dommages et intérêts punitifs comme un motif de refuser la
reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger.
17. Au Conseil de l’Europe, le Comité des Ministres a noté que
« la mise en place de recours purement indemnitaires et/ou accélérant la
procédure ne suffira peut-être pas à garantir rapidement le respect intégral
des obligations découlant de la Convention et que d’autres pistes devront être
éventuellement explorées, par exemple la combinaison de plusieurs recours
internes à des fins incitatives (dommages-intérêts à titre de sanction,
intérêts moratoires, possibilité effective de saisir les biens publics, etc.)
pourvu que leur accessibilité, leur quantité et leur efficacité en pratique soient
établies de manière convaincante »[44]. Cette prise de
position claire en faveur des dommages et intérêts punitifs émanant de la plus
haute instance politique du Conseil de l’Europe n’est pas un cas isolé[45].
Dans le système interaméricain de protection des droits de l’homme, les avis
sont encore partagés. Tandis que la Commission interaméricaine s’est déclarée
favorable aux dommages et intérêts punitifs ou au moins au fait de donner un
but punitif à la réparation, la Cour interaméricaine a adopté au départ une
position plus réservée[46].
Plus récemment, dans l’affaire Myrna Mack
Chang, la Cour interaméricaine est parvenue à une position proche de celle
de la Commission en ordonnant le paiement de dommages et intérêts aggravés en
se fondant sur la gravité extrême du comportement des agents de l’État
défendeur[47].
18. Pour résumer, la Cour a été la pionnière d’une tendance
internationale consistant à utiliser la satisfaction équitable pour prévenir
les violations futures des droits de l’homme et punir les gouvernements auteurs
d’actes répréhensibles. L’octroi de dommages et intérêts punitifs ou
exemplaires au titre de la Convention est fondamental dans trois cas au
moins : 1) les violations graves des droits de l’homme protégés par la
Convention ou les protocoles additionnels, notamment lorsqu’il y a de multiples
violations simultanées, des violations répétées sur une longue durée ou une
violation continue unique pendant une longue durée[48] ;
2) la non-exécution délibérée et prolongée d’un arrêt de la Cour rendu à
l’égard de la Partie contractante récalcitrante[49] ;
et 3) une grave limitation des droits de l’homme dans le chef du requérant
dans le but de supprimer, entraver ou restreindre son accès à la Cour ainsi que
l’accès de la Cour au requérant, ou une menace d’une telle limitation[50].
Dans ces trois cas, la prémisse sous‑tendant les dommages et intérêts
punitifs est non seulement le lien de causalité entre le comportement
répréhensible et le dommage mais aussi l’intention ou la grave négligence de la
part de l’État auteur de l’acte répréhensible, c’est-à-dire de la part de ses
organes et agents. Dès lors, l’autorité juridique et morale de la Cour ainsi
que la crédibilité du système européen de protection des droits de l’homme tout
entier sont particulièrement en jeu ici. La gravité de pareilles violations
engage les intérêts de toutes les Parties contractantes à la Convention, du
Conseil de l’Europe en tant qu’institution et de l’Europe dans son ensemble. Le
principe de souveraineté de l’État ne peut, à la lumière de l’article 26 de la
Convention de Vienne sur le droit des traités, être invoqué pour justifier des
agissements aussi répréhensibles[51].
Alors qu’entre nations souveraines la question du pouvoir d’infliger des sanctions
est de nature politique plutôt que juridique, la conclusion est différente
s’agissant de nations liées par un traité de protection des droits de l’homme,
telle la Convention, qui confère des droits à des personnes physiques et
morales et impose aux Parties contractantes des obligations positives et
négatives dont une juridiction internationale assure le respect par le biais
d’arrêts contraignants. Dans ce cadre, la satisfaction équitable sous la forme
de dommages et intérêts punitifs n’entraîne pas une sanction d’un État envers
un autre, mais au contraire correspond à une réponse indispensable et faisant
autorité apportée par une juridiction internationale à l’État auteur de l’acte
répréhensible. La Cour s’exprime alors au nom de toutes les Parties contractantes,
et agit comme le défenseur ultime d’une Europe ancrée dans l’état de droit et
fidèle aux droits de l’homme. Négliger la nécessité d’une telle réponse aurait
pour effet d’encourager les États, notamment les plus puissants, à croire que
les violations des droits de l’homme peuvent facilement être compensées par une
simple indemnisation pécuniaire. De plus, lorsqu’elle fixe les dommages et
intérêts punitifs, la Cour agit à l’intérieur des limites que pose le principe
de proportionnalité et en tenant pleinement compte de facteurs tels que la
gravité objective du comportement répréhensible, le caractère plus ou moins
grave de l’intention ou de la négligence de l’auteur de l’acte répréhensible,
la portée du préjudice causé au requérant et aux tiers, les bénéfices obtenus
en conséquence par l’auteur de l’acte répréhensible et les tiers, et la
probabilité que le droit violé ne soit pas respecté.
19. Dès lors, les dommages et intérêts punitifs constituent
un instrument approprié et nécessaire pour que la Cour accomplisse sa mission
consistant à protéger les droits de l’homme en Europe et à assurer le respect
des engagements résultant pour les Parties contractantes de la Convention et de
ses protocoles (article 19 de la Convention). Cette conclusion s’applique avec
encore plus de force dans l’affaire à l’étude, où l’État défendeur a non
seulement commis une multitude de violations graves des droits de l’homme
pendant une durée importante dans le nord de Chypre et n’a pas mené des
enquêtes adéquates sur les plus importantes de ces violations dans un délai
raisonnable, mais a aussi délibérément négligé, année après année, de se
conformer à l’arrêt sur le fond rendu il y a longtemps par la Grande Chambre au
sujet de ces violations particulières.
Le pouvoir de la Cour de prononcer un arrêt déclaratoire sur la
cessation des violations continues
20. L’État demandeur, dans des observations du 25 novembre
2011, a prié la Cour d’adopter un arrêt déclaratoire sur la cessation (il
utilise les termes « en
s’abstenant ») des violations continues des droits de l’homme après
l’arrêt de Grande Chambre rendu en 2001, et sur le fait que la décision Demopoulos est sans rapport avec le
respect des obligations découlant de l’article 46[52]. La demande de l’État
requérant a ainsi une double signification : tandis que la cessation de
l’acte répréhensible se rapporte à l’accomplissement futur d’une obligation
internationale découlant de l’arrêt sur le fond adopté dans l’affaire Chypre c. Turquie, l’interprétation de
la décision Demopoulos se rapporte à
l’exécution de cette même obligation juridique dans le passé. La Cour a jugé
qu’elle avait compétence pour
examiner et accueillir cette demande, mais elle n’a pas jugé nécessaire
d’indiquer pour quelle raison elle était compétente. Or des motifs tout à fait
impérieux justifient cette compétence, tant en principe que dans les
circonstances particulière de l’espèce[53].
21. Par
principe, tout État habilité à invoquer la responsabilité peut demander que
l’État responsable cesse l’acte internationalement illicite[54]. Ainsi, l’État
demandeur peut exiger, sous l’angle de l’article 41 de la Convention,
l’adoption d’un arrêt déclaratoire indiquant qu’il doit être mis fin à une
violation continue, spécialement mais pas exclusivement lorsque la violation continue
des droits de l’homme va à l’encontre d’arrêts de la Cour déjà revêtus de
l’autorité de la chose jugée. La satisfaction équitable est alors fournie sous
la forme d’un redressement déclaratoire destiné à préciser les effets des
arrêts de la Cour eu égard à la pratique illégale continue.
L’interprétation téléologique de l’article 41 de la Convention impose de tels
pouvoirs. Le pouvoir de déclarer la cessation d’une violation continue des
droits de l’homme découle logiquement du pouvoir d’établir l’existence de la
violation elle-même et d’ordonner une réparation à cet égard. L’octroi d’une
indemnisation à titre de réparation d’une violation des droits de l’homme se
distingue du devoir des États de ne pas commettre de violations de la
Convention et de mettre fin à celles qu’ils ont commises. Si ce n’était pas le
cas, le système européen de protection des droits de l’homme serait vicié, car
les États pourraient commettre des violations en toute impunité du moment
qu’ils offrent une indemnisation aux victimes des violations après avoir commis
des actes illégaux. Ainsi que la Commission l’a déclaré dans un certain nombre
d’affaires, « l’État ne peut se soustraire à ses obligations simplement en
versant une indemnisation »[55]. Pareille interprétation
priverait frauduleusement la Convention de son effet utile.
22. En
outre, un arrêt déclaratoire est tout à fait nécessaire dans les circonstances
particulières de la présente affaire. La demande porte sur la méconnaissance
continue de l’arrêt de Grande Chambre de 2001 jusqu’en novembre 2011 au moins,
et relève donc de la compétence de la Grande Chambre statuant en l’espèce. La
demande de l’État requérant se fonde sur des faits que nul ne conteste. Il
n’est pas contesté que le Conseil des ministres de la « RTCN » a cédé
des terrains et des biens appartenant à des Chypriotes grecs jusqu’en novembre
2011 au moins[56].
En fait, ces violations continues n’ont pas pris fin avec l’adoption de la loi
67/2005[57] de la « RTCN »,
étant donné que la vente et l’exploitation illégales de biens et de domiciles
de Chypriotes grecs dans la partie occupée de Chypre, avec le soutien actif de
la Turquie, se sont poursuivies après l’entrée en vigueur de cette loi, ce qui
a créé une situation qui sera encore plus difficile, voire impossible, à redresser
a posteriori. En outre, ni la
Commission des biens immobiliers ni les tribunaux de la « RTCN »
n’ont le pouvoir de faire cesser cette pratique illégale continue[58]. Face à cette grave
situation, le Comité des Ministres n’a jusqu’à présent pas réussi à parvenir à
une position commune. De fait, il n’a même pas pu obtenir les informations
qu’il a demandées à plusieurs reprises sur la conduite répréhensible continue
de la Turquie dans le nord de Chypre. Circonstance aggravante, le Comité des
Ministres a été paralysé par un blocage au sujet de la signification et de
l’effet de la décision Demopoulos sur
la question des biens des Chypriotes grecs déplacés dans le nord de Chypre et
autres demandes additionnelles. La Direction générale des droits de l’homme et
des affaires juridiques a déclaré en septembre 2010 ce qui suit :
« Il ressort des constats de la Grande Chambre dans sa décision Demopoulos qu’aucune mesure
additionnelle ne s’impose aux fins de l’exécution des affaires sous examen, en
ce qui concerne d’une part la question du domicile et des autres biens des
Chypriotes grecs déplacés et, d’autre part, celle de l’existence d’un recours
effectif à cet égard »[59].
Cette position n’a pas été suivie par le Comité des Ministres puisque la mise
en œuvre de l’arrêt de 2001 sur le fond était loin d’être achevée à cet égard,
et l’est toujours. Pire encore, la Turquie a arrêté toute coopération au
processus de surveillance par le Comité des Ministres de l’arrêt de Grande
Chambre de 2001 « concernant toutes les affaires en rapport avec
Chypre », jusqu’à ce que le Comité cesse de surveiller l’exécution des
conclusions de la Cour relatives à des violations de biens et de domiciles[60]. Ainsi, le gouvernement
turc utilise la décision Demopoulos
pour bloquer la totalité de l’exécution de l’arrêt Chypre c. Turquie de 2001, y compris s’agissant de demandes
sans rapport avec des violations de biens et de domiciles.
23. La Cour
devait intervenir dans l’intérêt de la sécurité juridique et pour défendre sa
propre autorité. La Cour, et la Cour seule, a le dernier mot quant à
l’interprétation de sa décision Demopoulos,
pour régler ce différend de manière à réduire le risque de conflits futurs
entre les parties tout en faisant respecter l’état de droit et en assurant la
pleine exécution de l’arrêt Chypre c.
Turquie sur le fond. La réponse de la Cour à la demande de l’État requérant
est on ne peut plus claire : la Cour n’a pas dit dans la décision Demopoulos que la Turquie s’était
acquittée de l’obligation découlant pour elle de l’article 46 d’exécuter
l’arrêt de Grande Chambre de 2001, et elle n’a pas dit non plus que les
violations continues constatée par la Grande Chambre dans l’arrêt sur le fond
avaient pris fin de par l’adoption de la loi 67/2005, et ce pour la simple mais
évidente raison que l’affaire Demopoulos
ne portait que sur les recours internes applicables pour des violations de
l’article 1 du Protocole no 1 dans des affaires individuelles. Pour
le dire sans ambiguïté, la décision Demopoulos
n’interfère en rien avec le droit de l’État requérant d’obtenir la pleine mise
en œuvre de l’arrêt de Grande Chambre de 2001, y compris la cessation immédiate
de l’aliénation illégale continue (vente, location, usage ou tout autre mode
d’exploitation) des terres et biens des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre
par les autorités de la « RTCN » avec la complicité de l’État turc.
Il ne s’agit pas d’une simple déclaration sur l’interprétation d’un arrêt
antérieur de la Cour. L’intention de la Cour va beaucoup plus loin. Il s’agit
aussi de la reconnaissance de l’existence d’une situation de non-exécution de
l’arrêt de Grande Chambre de 2001, et donc d’une violation par l’État défendeur
des obligations découlant pour lui de l’article 46 de la Convention à laquelle
la Cour cherche à mettre fin[61].
Conclusion
24. En fin
de compte, il y a une punition pour la guerre injuste et ses conséquences
tragiques en Europe. Cette punition peut être appliquée dans les affaires
interétatiques devant la Cour, laquelle est compétente pour fixer des dommages
et intérêts punitifs en cas de violations particulièrement graves des droits de
l’homme, ce qui était le cas en l’espèce. L’État défendeur est responsable de
la prolongation de la recherche des personnes disparues et de la prolongation
des souffrances et de l’humiliation subies par les Chypriotes grecs depuis
l’invasion de la partie nord de Chypre, et il a été sourd aux appels répétés du
Comité des Ministres à une pleine mise en œuvre de l’arrêt rendu par la Cour au
sujet de ces violations. Ainsi que l’a dit Blacksone jadis, c’est lorsque les
auteurs de graves nuisances ne mettent pas fin à celles-ci après le prononcé du
verdict initial contre eux que l’on a le plus besoin de dommages et intérêts
punitifs[62].
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DES JUGES
TULKENS, VAJIĆ, RAIMONDI ET BIANKU, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE
KARAKAŞ
1. Nous
avons voté avec la majorité et nous sommes donc d’accord sur tous les points du
dispositif de cet arrêt important[63].
2. Si nous
nous sentons obligés d’exprimer une opinion séparée c’est uniquement à cause
d’un aspect particulier, à savoir les remarques – que nous ne saurions
approuver – contenues dans la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrêt. Ce
paragraphe concerne la demande du gouvernement chypriote, présentée en cours de
procédure le 25 novembre 2011, intitulée « Demande de satisfaction
équitable (article 41) », mais en réalité visant la procédure d’exécution
de l’arrêt au principal par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et
priant la Cour de prendre certaines mesures afin de faciliter l’exécution de
cet arrêt (paragraphe 8 de l’arrêt).
3. Au
paragraphe 63 de l’arrêt, la Cour évoque des principes en matière d’exécution
de ses arrêts auxquels nous souscrivons entièrement. Elle dit en particulier
que « (...) le gouvernement
défendeur est en tout état de cause formellement lié par les clauses
pertinentes de l’arrêt au principal » et donc qu’« il n’y a pas lieu
d’examiner la question de savoir si la Convention donne [à la Cour] compétence
pour prononcer un « arrêt déclaratoire » ainsi que le demande le
gouvernement requérant ». Elle « rappelle à cet égard qu’elle a
conclu à la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 au
motif que les Chypriotes grecs possédant des biens dans la partie nord de
Chypre se sont vu refuser l’accès à leurs biens, la maîtrise, l’usage et la
jouissance de ceux-ci ainsi que toute réparation de l’ingérence dans leur droit
de propriété (partie III, point 4. du dispositif de l’arrêt au principal) ».
La Cour conclut dès lors qu’« il incombe au Comité des Ministres de
veiller à ce que le gouvernement défendeur donne son plein effet à cette
conclusion, contraignante en vertu de la Convention et à laquelle il ne s’est
pas encore conformé ».
4. L’affirmation ultérieure de la Cour, d’après laquelle
« la mise en œuvre de ladite conclusion est incompatible avec toute forme
de permission, de participation, d’acquiescement ou de complicité à l’égard
d’actes illégaux de vente ou d’exploitation de logements ou autres biens de
Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre », qui au fond ne fait que
réitérer le dictum du jugement au
principal sur le point en question, ne soulève pas de difficultés
particulières, même si on pourrait
dire que cette répétition est tout à fait superflue au vu de l’objet de l’arrêt
sur l’article 41.
5. La phrase qui nous pose problème est la suivante :
« [p]ar ailleurs, la décision Demopoulos
et autres (...), dans laquelle la Cour a conclu que les requêtes soumises
par des individus pour se plaindre de la violation de leur droit de propriété
devaient être rejetées pour non-épuisement des voies de recours internes, ne
peut en elle-même être considérée comme réglant la question du respect par la
Turquie de la partie III du dispositif de l’arrêt au principal adopté dans la
présente affaire interétatique. »
6. Nous estimons qu’une telle affirmation – même si elle ne
figure pas dans le dispositif – tend à élargir la compétence de la Cour et va à
l’encontre de l’article 46 § 2 de la Convention car elle empiète sur celle du
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, auquel la Convention a confié la
surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour.
7. La Cour n’a pas compétence pour examiner si une Partie
contractante s’est conformée aux obligations que lui impose un de ses arrêts (Oberschlick c. Autriche, nos
19255/92 et 21655/93, décision de la Commission du 16 mai 1995, Décisions et
rapports 81-B, p. 5 , et Mehemi
c. France (no 2), no
53470/99, § 43, CEDH 2003‑IV).
8. Il est vrai que la version actuelle de l’article 46 de la
Convention, tel qu’amendé par le Protocole no 14 à la Convention,
prévoit désormais la possibilité pour le Comité des Ministres de saisir la Cour
dans deux hypothèses : d’une part, lorsque la surveillance de l’exécution
d’un arrêt définitif est entravée par une difficulté d’interprétation de cet
arrêt, afin qu’elle se prononce sur cette question d’interprétation (§ 3) et,
d’autre part, lorsque le Comité des Ministres est confronté à un refus d’une
Haute Partie contractante de se conformer à un arrêt définitif dans un litige
auquel elle est partie (§ 4). Cependant, il faut dans les deux cas que le
Comité des Ministres ait pris la décision de saisir la Cour à la majorité
qualifiée des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger.
9. Il n’est pas loisible à une Haute Partie contractante de
saisir directement la Cour d’une question relevant des paragraphes 3 et 4 de
l’article 46 de la Convention sans passer par la procédure prévue par ces
dispositions. Si on admet une telle possibilité, comme le jugement semble le
faire, on prend le risque de perturber l’équilibre de la répartition des
compétences entre les deux organes voulue par les auteurs de la Convention.
10. Certes, comme la Cour l’a dit par exemple dans l’arrêt Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c.
Suisse (no 2) ([GC], no 32772/02 , § 67,
CEDH 2009), il ne saurait y
avoir empiètement sur les compétences que le Comité des Ministres tire de
l’article 46 là où la Cour connaît de faits nouveaux dans le cadre d’une
nouvelle requête, spécialement si le Comité des Ministres a clôturé par une
résolution finale sa surveillance de l’exécution de l’arrêt pertinent.
11. Toutefois,
il est évident que nous nous ne trouvons pas en l’espèce dans ce cas de figure,
ce qui explique que nous ne pouvons pas souscrire à la dernière phrase du
paragraphe 63 de l’arrêt.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN
PARTIE DISSIDENTE DU JUGE CASADEVALL
1. En « (...) gardant à l’esprit la
spécificité de l’article 41 en tant que lex specialis par rapport aux règles et principes (...) du droit
international » comme le dit la majorité (paragraphe 42 de l’arrêt),
je suis d’avis qu’en principe la
règle de la satisfaction équitable ne devrait pas s’appliquer aux affaires
interétatiques. On peut aussi soutenir le contraire et dire qu’en principe elle s’applique et ensuite,
en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire, notamment
l’identification de la partie lésée (l’individu
et non l’État), décider au cas par cas de la pertinence de la satisfaction
équitable. Jusqu’à présent, à ma connaissance, la Cour n’a jamais expressément
déclaré que la règle de la satisfaction équitable s’appliquait aux affaires
interétatiques. Il est vrai qu’elle n’a pas non plus déclaré qu’elle ne s’appliquait
pas.
2. Bien
qu’avec beaucoup d’hésitations, compte tenu des divers facteurs intervenus dans
cette affaire entre le 10 mai 2001 (date du prononcé de l’arrêt sur le fond) et
le 18 juin 2012 (date des dernières observations soumises par le gouvernement
requérant), et sans entrer dans les détails de la procédure, j’ai voté avec la
majorité pour l’applicabilité de l’article 41 en ce qui concerne les personnes
disparues nommément désignées. Par contre, j’ai voté pour la non-applicabilité
de ce même article s’agissant des personnes non identifiées enclavées dans la
péninsule du Karpas. Dans les affaires interétatiques, il importe de distinguer
deux situations absolument différentes, qui se retrouvent toutes deux dans la
présente affaire.
3. La première
situation est celle où l’État requérant se plaint de la violation de certains
droits fondamentaux d’un ou de plusieurs de ses ressortissants – personnes
nommées et identifiées – par une autre partie contractante (affaires Autriche c. Italie et Danemark c. Turquie). En l’espèce, il
s’agit des 1 456 personnes disparues et nommément désignées par le gouvernement
requérant dès le tout début de l’affaire. Dans ce cas, on est très proche de la
logique traditionnelle et il paraît raisonnable de dire que le but premier est
de défendre les droits individuels et les intérêts légitimes des personnes
concernées. Dès lors, on peut conclure à l’applicabilité de la règle de la
satisfaction équitable tout en gardant à l’esprit que les sommes alloués
doivent l’être aux individus directement ou indirectement touchés et
principalement lésés par la violation de leurs droits (les victimes), et non
pas à l’État qui les représente (paragraphe 46 de l’arrêt).
4. La
deuxième situation (voir le paragraphe 44 de l’arrêt) est celle ou l’État
requérant se plaint, pour l’essentiel et d’une manière générale, de problèmes
et défaillances systémiques ou de pratiques administratives au sein d’une autre
partie contractante et où le premier but visé est la défense de l’ordre public
européen, même si ce gouvernement peut également viser certains intérêts
politiques évidents qui lui sont propres (Affaire
grecque, Commission, 1989). Il s’agit en l’espèce des personnes enclavées
dans la péninsule du Karpas et définies de manière abstraite par le
gouvernement requérant, individus à dénombrer et identifier a posteriori, onze ans après le prononcé
de l’arrêt au fond. Au paragraphe 43 de l’arrêt, référence est faite « (...) à la possibilité d’identifier
les victimes des violations et à l’objectif principal de la procédure, dans la
mesure où il ressort de la requête initialement introduite devant la
Cour ». Dans cette deuxième situation, à mon avis, on devrait conclure
que l’article 41 ne s’applique pas.
5. Ayant
voté pour l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable s’agissant
des 1 456 personnes disparues, au-delà des difficultés pratiques
d’indentification précise des bénéficiaires (enfants, parents, ayants droit),
tâche qui revient au gouvernement requérant, j’estime qu’il aurait fallu
allouer une somme individuelle – per
capita – (dans la ligne de l’affaire Varnava
et autres c. Turquie) à chaque victime et non pas un montant
forfaitaire à l’État Chypriote sans aucune indication des critères de
distribution. Jusqu’à présent, la réalité est qu’en pratique toutes les sommes
allouées par la Cour au titre de la satisfaction équitable l’ont été
directement à des requérants individuels (paragraphe 42 de l’arrêt in fine).
6. Ayant
voté contre l’applicabilité de l’article 41 pour ce qui est des personnes
enclavées dans la péninsule du Karpas, j’ai aussi voté contre le montant
forfaitaire alloué par la majorité. Si de nombreuses difficultés sont à prévoir
pour indemniser (dans un délai de dix-huit mois) les ayants droit des 1 456
personnes disparues, ne parlons pas des complications qui vont sûrement
apparaître pour dénombrer et identifier les milliers de personnes déplacées. La
surveillance de l’exécution de cet arrêt ne sera pas une tâche facile.
7. Pour
conclure, je tiens à préciser que je partage le point de vue exprimé par mes
collègues dans leur opinion concordante, jointe aussi au présent arrêt, en ce
qui concerne la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrêt.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE
KARAKAŞ
Je ne peux suivre la
majorité concernant :
a) la
constatation que le temps écoulé depuis le prononcé, le 10 mai 2001, de l’arrêt
au principal n’a pas rendu irrecevables les demandes du gouvernement chypriote
au titre de la satisfaction équitable,
b) l’applicabilité
en l’espèce de l’article 41 dans le
chef des personnes disparues,
c) l’applicabilité
en l’espèce de l’article 41 pour ce
qui est des Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas, et
d) les
montants alloués au titre de la satisfaction équitable.
A. Le facteur
temps
L’arrêt de Grande
Chambre sur le fond de l’affaire Chypre
c. Turquie ([GC], no 25781/94, CEDH 2001‑IV) a été prononcé le 10 mai
2001. Dans le dispositif dudit arrêt la Cour énonce, à l’unanimité, que
« la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention
ne se trouve pas en l’état et qu’elle en ajourne l’examen ». Cette
question n’est soulevée que dans le dispositif ; aucune référence y
afférente n’existe dans le corps de l’arrêt, contrairement à l’affaire Irlande c. Royaume Uni (no 5310/71,
18 janvier 1978, série A no 25), où la Cour explique clairement
la raison pour laquelle elle n’a pas appliqué l’article 50 (en l’occurrence, le
gouvernement irlandais ne cherchait pas à obtenir une indemnité en faveur d’un
particulier quelconque).
Dans toutes les
affaires devant elle, la Cour peut réserver/ajourner la question de la
satisfaction équitable si, et seulement si, il existe une demande faite à ce
titre par les parties, formulée dans les délais impartis.
En l’espèce, le gouvernement
chypriote n’a jamais déposé de demande de satisfaction équitable dans les
délais fixés par l’article 60 § 1 du règlement de la Cour, dans sa version de
1998 en vigueur à l’époque :
« Toute demande
de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention doit, sauf
instruction contraire du président de la chambre, être exposée par la Partie
contractante requérante ou le requérant dans les observations écrites sur le fond
ou, à
défaut de pareilles observations, dans un document spécial déposé au
plus tard deux mois après la décision déclarant la requête recevable ».
D’après ce libellé,
tout requérant, que ce soit un État ou une personne physique ou morale, devait
normalement soumettre ses prétentions chiffrées dans le délai imparti pour la
présentation de ses observations sur le fond. Il est donc bien clair que, sauf
décision contraire du président, ces délais étaient impératifs, ce qui
est d’ailleurs le cas dans toutes les versions successives du règlement de la
Cour. Il s’ensuit qu’en l’espèce, à défaut de les présenter au moment des
observations sur le fond, le gouvernement chypriote avait seulement la
possibilité de soumettre ses prétentions au plus tard deux mois après la
décision déclarant la requête recevable.
Dans sa lettre du 29
novembre 1999, la Cour n’avait pas demandé au gouvernement requérant de
présenter des demandes de satisfaction équitable « à ce stade de la procédure ».
Tout au long de cette procédure, le gouvernement chypriote n’a d’ailleurs
déposé une telle demande ni dans son mémoire introductif ni pendant l’audience
du 20 septembre 2000.
Rien, ou quasiment
rien, ne s’est produit entre 2001 et 2010, à l’exception de la lettre
d’intention adressée à la Cour le 31 août 2007.
À cette date, soit
sept ans plus tard, le gouvernement chypriote a adressé subitement une lettre
faisant part de son intention d’introduire une requête séparée aux fins de
l’application de l’article 41. Quelle réponse la Cour devait-elle donner à
cette lettre ? Quoi qu’il en soit, le gouvernement requérant a décidé de
soumettre des demandes de satisfaction équitable le 11 mars 2010, soit à peu
près trois ans après cette lettre, et ce concernant uniquement les personnes
portées disparues. Par la suite, le 18 juin 2012, en vertu de l’invitation de
la Cour, le gouvernement chypriote a élargi ses prétentions aux Chypriotes
grecs enclavés dans la péninsule du Karpas. Ainsi cette nouvelle version de la
demande est devenue « définitive » (voir dans ce sens
le paragraphe 30 de l’arrêt).
En l’espèce, au mépris
de l’article 60 du règlement qui exigeait que les demandes de satisfaction
équitable au titre de l’article 41 soient présentées sans retard excessif, le
silence et l’inaction du gouvernement requérant ont duré près de dix ans.
À cet égard, il faut
savoir qu’en vertu de l’article 46 du règlement, les demandes de satisfaction
équitable au titre de l’article 41 relèvent de la responsabilité de l’État
requérant et que la Cour n’aurait assurément pas pu agir ex officio pour pallier les manquements à ce sujet. L’obligation de
respecter un délai raisonnable s’impose tant aux requérants individuels qu’aux
États requérants, et quiconque la méconnaît doit se heurter à la règle de la
forclusion.
Dans l’affaire Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90,
16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et
16073/90, ECHR 2009), la Cour a formulé le principe suivant concernant
l’application du délai de six mois aux situations continues, notamment dans les
affaires de disparition :
« 165. Néanmoins,
la Cour estime que des requêtes peuvent être rejetées pour tardiveté dans des
affaires de disparition lorsque les requérants ont trop attendu, ou attendu
sans raison apparente, pour la saisir, après s’être rendu compte, ou avoir dû
se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête ou de l’enlisement ou
de la perte d’effectivité de l’enquête menée, ainsi que de l’absence dans
l’immédiat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance réaliste de
voir une enquête effective être menée à l’avenir. Lorsque des initiatives sont
prises relativement à une disparition, les proches peuvent raisonnablement
s’attendre à obtenir des éléments nouveaux de nature à résoudre des questions
de fait ou de droit cruciales. Dans ces conditions, tant qu’il existe un
contact véritable entre les familles et les autorités au sujet des plaintes et
des demandes d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les
mesures d’enquête progressent, la question d’un éventuel délai excessif ne se pose
généralement pas. En revanche, après un laps de temps considérable, lorsque
l’activité d’investigation est marquée par d’importantes lenteurs et
interruptions, vient un moment où les proches doivent se rendre compte qu’il
n’est et ne sera pas mené une enquête effective. Le point de savoir quand ce
stade est atteint tient forcément aux circonstances de l’affaire. »
De même, la
jurisprudence de la Cour internationale de justice (« la CIJ »)
reconnaît généralement l’obligation pour un État requérant d’agir dans un délai
raisonnable. L’arrêt de principe sur cette question est l’arrêt du 26 juin
1992 rendu dans l’affaire Certaines
terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie).[64]
Dans cette affaire, le
gouvernement de Nauru avait déposé en 1989 une requête introductive d’instance
contre l’Australie concernant un différend relatif à la remise en état de
certaines terres à phosphates (mines et carrières), exploitées à l’époque du
mandat australien, avant l’indépendance de Nauru. Dans sa requête, Nauru
alléguait que l’Australie avait manqué aux obligations liées à la tutelle qui
étaient les siennes en vertu de l’article 76 de la Charte des Nations Unies et
de l’accord de tutelle pour Nauru du 1er novembre 1947.
L’Australie avait présenté une série d’exceptions préliminaires, dont l’une
consistait à dire que la requête avait été introduire tardivement. Selon le
gouvernement australien, Nauru était devenue indépendante le 3l janvier 1968
et, concernant la remise en état des terres, cet État n’avait formellement « fait
connaître sa position à l’Australie et aux autres anciennes puissances
administrantes » qu’en décembre 1988. L’Australie soutenait qu’en
conséquence le retard lui avait été d’autant plus préjudiciable que la plupart
de la documentation relative au mandat et à la tutelle avait pu dans
l’intervalle être dispersée ou perdue et que l’évolution du droit depuis lors
avait rendu plus difficile la détermination des obligations juridiques qui
étaient celles de l’État défendeur à l’époque des manquements allégués à ces
obligations. L’Australie soutenait donc que la requête de Nauru était
irrecevable, au motif qu’elle n’avait pas été présentée dans des délais
raisonnables. La CIJ avait rejeté cette exception préliminaire, mais avait
néanmoins considéré que :
« 32. La
Cour reconnaît que, même en l’absence de disposition conventionnelle
applicable, le retard d’un État demandeur peut rendre une requête irrecevable.
Elle note cependant que le droit international n’impose pas à cet égard une
limite de temps déterminée. La Cour doit par suite se demander à la lumière des
circonstances de chaque espèce si l’écoulement du temps rend une requête
irrecevable.
33. Au
cas particulier, nul n’ignorait au moment de l’indépendance de Nauru que la
question de la remise en état des terres à phosphates n’avait pas été résolue.
(...)
36. La
Cour constate dans ces conditions que Nauru a été officiellement informée, au
plus tard par lettre du 4 février 1969, de la position de l’Australie au sujet
de la remise en état des terres à phosphates exploitées avant le 1er
juillet 1967. Nauru n’a contesté cette position par écrit que le 6 octobre
1983. Dans l’intervalle cependant la question avait, selon les dires de Nauru,
non contredits par l’Australie, été soulevée à deux reprises par le président
de Nauru auprès des autorités australiennes compétentes. La Cour estime que, eu
égard tant à la nature des relations existant entre l’Australie et Nauru qu’aux
démarches ainsi accomplies, l’écoulement du temps n’a pas rendu la requête de
Nauru irrecevable. Toutefois, il appartiendra à la Cour, le moment venu, de
veiller à ce que le retard mis par Nauru à la saisir ne porte en rien préjudice
à l’Australie en ce qui concerne tant l’établissement des faits que la
détermination du contenu du droit applicable. »
L’affaire Nauru s’est finalement soldée par un
règlement amiable. L’intérêt de cette affaire tient toutefois au fait que la
CIJ y a clairement reconnu une obligation pour l’État requérant de respecter un
délai raisonnable. En d’autres termes, bien qu’il n’existe pas de limites
temporelles spécifiques en droit international général, la juridiction
internationale concernée doit apprécier les circonstances pertinentes pour déterminer
si l’écoulement du temps a rendu la requête irrecevable, et ce en tenant compte
de tous les facteurs pertinents (y compris les droits et intérêts légitimes de
l’État défendeur, en particulier lorsque ceux-ci risquent d’être lésés).
Dans l’esprit de
l’arrêt Nauru, et contrairement à
l’avis de la majorité, le gouvernement chypriote n’a en aucune manière justifié
de façon convaincante cette longue période d’inaction entre le prononcé de
l’arrêt sur le fond (2001) et la demande de satisfaction équitable (2010).
Il en découle par
ailleurs que la condition de délai raisonnable, telle qu’appliquée par la
Cour dans l’affaire Varnava et autres, était conforme à la règle générale de droit
international public consacrée par la CIJ dans l’arrêt Nauru, et devait donc en principe s’appliquer aussi s’agissant
d’une requête séparée introduite au titre de l’article 41 dans le cadre
d’une affaire interétatique, telle l’espèce.
Dans ces conditions,
je considère que le facteur temps décrit ci-dessus rend la requête du
gouvernement chypriote irrecevable.
B. L’applicabilité
en l’espèce de l’article 41 dans le chef des personnes disparues
L’article 33 de la
Convention dispose que « [t]oute Haute Partie contractante peut saisir la
Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles
qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie
contractante », étant entendu que par « tout manquement » on
entend les allégations portant sur les dispositions tant matérielles que
procédurales. Cela étant, il faut souligner d’ores et déjà que lorsqu’un État a
l’intention d’introduire une requête interétatique, les exigences de
recevabilité ne sont pas les mêmes que celles prévues pour les requêtes
individuelles. En effet, aux termes de l’article 35 de la Convention, les
affaires interétatiques ne doivent pas répondre à la règle de l’épuisement des
voies de recours internes ni à celle des six mois. Cela nous amène à dire
qu’aucune confusion ne doit être autorisée entre la procédure propre aux
affaires interétatiques et celle propre aux requêtes individuelles, faute de
quoi l’article 33 de la Convention pourrait être facilement contourné par les
États pour faire valoir des revendications de nature individuelle au sens de
l’article 34, en se soustrayant aux exigences explicites de l’article 35 §§ 2
à 4.
Cela étant, je
voudrais rappeler que les affaires interétatiques dont la Cour a eu à connaître
se classent en trois catégories.
1. Il y a
d’abord les cas où les Parties contractantes agissent purement en tant que
gardiens de l’ordre public européen. Il s’agit par exemple de l’affaire Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c.
Grèce (« l’Affaire grecque » – requêtes nos
3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, Résolution du Comité des Ministres du 15
avril 1970). On peut également citer l’affaire France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie (requêtes nos
9940-9944/82, décision de la Commission du 6 décembre 1983). Cette
catégorie n’est pas pertinente pour comprendre le contexte en cause en
l’espèce.
2. En
revanche, la seconde catégorie l’est pour procéder à une comparaison. Il s’agit
des affaires où un État contractant cherche explicitement à obtenir la
réparation des violations commises sur la personne de ses ressortissants. Cette
catégorie est illustrée par l’affaire Danemark
c. Turquie (requête no 34382/97, CEDH 2000-IV), relative aux traitements
prohibés par l’article 3 qu’un citoyen danois, M. Koç, avait subis de la part
de policiers turcs. Dans cette affaire, l’objet du litige était les traitements
infligés à M. Koç, en tant que techniques d’interrogatoire. Je pense que c’est
le seul exemple où la doctrine de la « protection diplomatique », telle que reconnue en droit
international, a été mise en œuvre concernant un individu identifiable dès
l’introduction de la requête. Certes, dans cette affaire, la Turquie avait
versé au gouvernement danois une somme d’argent, mais ce, au titre d’un
règlement amiable et non pas sur le terrain de l’article 41 de la Convention.
Ces deux points sont à retenir pour mieux comprendre l’affaire qui nous occupe,
laquelle relève, en réalité, de la troisième catégorie, où aucune victime
n’était identifiable lors de l’introduction de la requête.
3. Cette
troisième catégorie implique en effet les intérêts spécifiques qu’un État
contractant fait valoir, en ce sens qu’il représente ou est étroitement lié à
des individus prétendument victimes de faits survenus dans le contexte d’un
différend politique entre deux pays. Dans cette catégorie, sans compter les
deux affaires interétatiques Grèce c.
Royaume-Uni de 1956 (requête no 176/56, Résolution du Comité des
Ministres du 20 avril 1959) et de 1957 (requête no 299/57,
Résolution du Comité des Ministres du 14 décembre 1959), et l’affaire Autriche c. Italie (requête no 788/60,
décision de la Commission du 11 janvier 1961), on pourrait d’abord citer
l’affaire Irlande c. Royaume‑Uni
concernant les cinq techniques d’interrogatoire utilisées par les forces de
l’ordre contre des détenus, membres de l’IRA, mais qui n’étaient pas
identifiés : on y parlait de « personnes », des
« intéressés », désignés par les abréviations T1, T2, T3, etc. Dans
cette affaire, la Cour a constaté, entre autres, une violation de l’article 3
de la Convention. Cependant, le gouvernement irlandais ayant déclaré ne pas
chercher « à obtenir une indemnité
en faveur d’un particulier quelconque », l’article 50 ancien de la
Convention (nouvel article 41) n’avait pas trouvé à s’appliquer.
D’après les travaux
préparatoires de la Convention et les principes généraux de droit international
public en matière de protection diplomatique et de réparation, il convient de conclure
que la règle de la satisfaction équitable inscrite à l’article 41 s’applique,
par principe, dans les requêtes interétatiques introduites en vertu de
l’article 33 de la Convention. À cet égard, je souscris à l’avis de la majorité
(paragraphe 43 de l’arrêt).
La logique de
l’article 33 s’inspire de la protection diplomatique (voir par exemple l’arrêt
de la CIJ dans l’affaire Ahmadou Sadio
Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) du 19
juin 2012[65])
telle que reconnue en droit international public. La Cour pourrait donc
accorder une satisfaction équitable dans des affaires interétatiques qui de par
leur nature se rapprochent davantage des affaires de protection diplomatique
typiques de droit international public, en d’autres termes lorsque la requête a
été introduite à la place et pour le compte de certains individus identifiables
(voir, par exemple, Danemark c. Turquie).
D’après ces principes,
de mon point de vue, il n’est pas possible d’appliquer l’article 41 dans la
présente affaire et d’accorder une satisfaction quelconque à ce titre.
Ainsi qu’il est
souligné dans l’arrêt Chypre c. Turquie
du 10 mai 2001, ce n’est qu’à l’audience sur la recevabilité du
20 septembre 2000 que le gouvernement chypriote a invoqué le fait que le
nombre de Chypriotes grecs disparus était de 1 485 (paragraphe 119 de l’arrêt
sur le fond). A ce stade aucune victime n’était identifiable. Cependant la Cour
a accepté de présumer que ces disparus étaient toujours en vie et a conclu
qu’il y avait eu violation continue de l’article 2, faute pour la Turquie
d’avoir mené une enquête effective visant à faire la lumière sur le
sort des Chypriotes grecs disparus.
J’attire l’attention
sur la portée générale de cette conclusion, qui ne vise pas tel ou tel citoyen
chypriote grec, mais qui sanctionne une situation continue. Les violations en
question n’ont pas été constatées dans le chef de telle ou telle victime, mais
par rapport à une situation de fait et de droit.
Il faut souligner que
l’article 41 ne profite qu’à « la partie lésée » et
dans la présente affaire le terme « partie » désigne sans
conteste « la Partie contractante » qui a introduit la
requête, à savoir Chypre. Toute tentative de se prévaloir de la solution
adoptée dans l’affaire Diallo –
laquelle représente un bon exemple de l’exercice de la protection diplomatique
par l’État – pour justifier l’octroi d’une satisfaction équitable serait donc
dénuée de fondement, voire en contradiction avec les réalités juridiques et
factuelles de l’espèce.
À mon sens,
contrairement à l’avis de la majorité, dans
le cas d’espèce, « la doctrine de la protection
diplomatique » n’est guère en jeu. Cette affaire ne porte que sur
la situation présumée d’un groupe de personnes qui n’était pas identifiable au
moment où la Cour a constaté les violations de la Convention.
Donc, à supposer même
que la requête n’ait pas été tardive, le gouvernement chypriote pouvait
seulement demander une satisfaction s’agissant de la violation constatée au
point II. 2 du dispositif de l’arrêt au principal[66].
D’après
les principes de droit international public sur la réparation du dommage moral,
en dehors des cas de protection diplomatique, la violation constatée par
l’arrêt sur le fond devrait constituer une satisfaction équitable suffisante,
sans qu’il faille octroyer de sommes forfaitaires, sinon spéculatives, telles
celles réclamées par le gouvernement chypriote pour « dommage moral »
au nom d’un nombre imprécis et non identifiable de personnes supposées être
encore vivantes.
Or,
à mon sens, ce type de groupe de personnes ne saurait passer pour une « partie
lésée » au sens de l’article 41 dans une affaire interétatique. En
l’espèce, la partie lésée est bien l’État requérant et d’après la logique de la Convention le
préjudice moral doit per se être
individuel.
Il
faudrait donc écarter toute prétention pécuniaire pour dommage moral étant
donné qu’en vertu du droit international une réparation à ce titre pourrait, à
condition qu’il y ait atteinte aux seuls intérêts moraux ou politiques de
l’État, prendre la forme d’une reconnaissance par la juridiction de la
violation d’un droit par un État à l’encontre d’un autre. Telle est la
situation qui s’est présentée dans l’Affaire
du détroit de Corfou. La CIJ a affirmé que « par les actions de sa marine de guerre dans les eaux albanaises
au cours de l’opération des 12‑13 novembre 1946, le Royaume-Uni
a violé la souveraineté de la République populaire d’Albanie, cette
constatation par la Cour constituant en elle-même une satisfaction appropriée »[67].
Il
en est allé de même dans l’arbitrage du 30 avril 1990 qui a opposé la
Nouvelle-Zélande à la France dans l’affaire du Rainbow Warrior. Le tribunal ayant publiquement fait « quatre
déclarations de violation substantielle par la France de ses
obligations », il a considéré que cela constituait « dans
les circonstances, une satisfaction appropriée pour les dommages légaux et
moraux causés à la Nouvelle-Zélande »[68].
Plus
récemment, dans l’affaire du Mandat
d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), la
CIJ a considéré que « les conclusions auxquelles elle est (...)
parvenue constituent une forme de satisfaction permettant de réparer le dommage
moral dont se plaint le Congo »[69].
En
droit international la constatation juridictionnelle d’une violation est donc
une forme de satisfaction suffisante. Cette constatation vaut aussi dans le
cadre du contentieux de la légalité dans des affaires interétatiques soumis à
notre Cour.
Dans
le cadre du système de la Convention, pour accorder une satisfaction au titre
de l’article 41, la partie « lésée » doit toujours être l’individu
(paragraphe 46 de l’arrêt). Donc, même dans une affaire interétatique,
l’indemnité accordée à l’État requérant devrait être destinée à réparer le
préjudice subi par une/des personnes bien déterminées.
En
l’espèce, allouer à l’État requérant une somme forfaitaire pour qu’il la
distribue, comme bon lui semble, à des individus dont l’existence et le nombre
n’ont été allégués qu’à l’audience, contreviendrait à l’esprit même de
l’article 41.
Dans les circonstances
telles que celles ayant fait l’objet de l’arrêt au principal, toute approche
qui cadrerait mal avec la raison d’être des articles 33, 34, 35 et 41 de la
Convention posera de sérieux problèmes quant à l’efficacité, non seulement de
la mise en œuvre de la voie de satisfaction équitable par un arrêt sur
l’article 41, mais aussi de l’exécution par les États et la surveillance par le
Comité des Ministres d’un tel arrêt.
La majorité de la
Grande Chambre a décidé d’allouer une somme à des Chypriotes grecs, disparus
mais présumés vivants, du fait des souffrances que l’État requérant exprime,
maintenant, en leur nom. Suivant cette ligne de raisonnement, à titre
d’hypothèse de travail, je me permets alors de considérer ces personnes comme
les auteurs de requêtes individuelles, étant entendu que celles-ci ne sauraient
bénéficier de considérations plus favorables qu’un requérant ayant vécu des
évènements comparables.
Cette
hypothèse démontre que la majorité a, en réalité, indirectement admis certains
individus au bénéfice d’indemnisations pécuniaires, indemnisations que ceux-ci
n’auraient guère pu obtenir par le biais de requêtes individuelles (dans ce
sens, voir Varnava et autres §§
151-172), dont les exigences de recevabilité et de bien-fondé ne sont
assurément pas les mêmes.
C. L’applicabilité
en l’espèce de l’article 41 dans le chef des habitants de la péninsule du
Karpas
Il faut noter encore
qu’à partir de cette affaire la Cour est censée accepter désormais
l’applicabilité de l’article 41 dans les affaires interétatiques, en se
référant à la protection diplomatique et en misant sur la possibilité
d’identifier les victimes de violations sur la base des éléments qui ressortent
de la requête originelle. À cette fin la Cour déclare qu’elle examinera
séparément chaque grief afin de déterminer s’il y a lieu ou non d’octroyer une
satisfaction équitable (§ 43 de l’arrêt).
Pourtant l’arrêt
n’explique nulle part sur quelle base factuelle la majorité a alloué des sommes
aux Chypriotes grecs enclavés dans la
péninsule du Karpas, lesquels forment un groupe défini de manière
abstraite.
Dans ce contexte le
gouvernement chypriote avait précisé que « le nombre des résidents concernés
devrait être déterminé d’un commun accord entre les parties dans les six mois
suivant la décision de la Cour et, en l’absence d’accord, être arrêté par le
président de la Cour ». Ici on constate clairement la différence
fondamentale entre les griefs relatifs aux personnes disparues et ceux
concernant les habitants du Karpas. Pour ce qui est de ce dernier grief, le
gouvernement chypriote a souhaité tenter un dénombrement et une identification,
a posteriori, onze ans après le
prononcé de l’arrêt au fond ! On se demande comment il se fait que cela
n’ait pas posé le moindre problème pour la majorité lorsqu’elle passe sous
silence ladite demande et alloue une somme forfaitaire grandiose sans avoir
aucune idée du nombre des personnes concernées.
Il ne m’est donc pas
possible de comprendre la logique juridique qui sous-tend l’avis de la majorité
exposé aux paragraphes 43 à 46 de l’arrêt, où elle décide d’appliquer l’article
41 même aux griefs interétatiques à caractère abstrait et général.
Dans pareil contexte,
toute référence à l’arrêt Diallo demeure
dénuée de pertinence et mal fondée, voire trompeuse.
D. Certaines
incertitudes de fait
À ce titre je me
contenterai de rappeler quelques éléments de fait et d’aborder certaines
questions d’ordre factuel.
1) Quid
du nombre réel des personnes disparues (compte tenu de tous les faits
dénoncés jusqu’à ce jour et réexaminés par la Grande Chambre) ?
Dans
la requête no 8007/77, il était fait mention d’environ 2 000
Chypriotes grecs disparus. Dans la requête originelle du 22 novembre 1994
concernant la présente affaire, le gouvernement requérant invoquait 1 619
personnes. Six ans plus tard, à l’audience du 20 septembre 2000, ce nombre a
été abaissé à 1 485. Aujourd’hui le chiffre définitif du gouvernement est
de 1 456. D’après les statistiques de février 2014 du Comité des Nations
unies pour les personnes disparues, 358 corps – présumés appartenir à des
Chypriotes grecs portés disparus – avaient été découverts entre-temps[70]. On
pouvait donc escompter que le nombre des victimes n’était plus 1 456. Or
la première liste officielle (telle que publiée au Journal officiel chypriote)
accompagnant la demande de satisfaction équitable déposée en 2010, fait état de
1 493 personnes.
Au
vu de ce qui précède, la majorité peut-elle prétendre connaître le nombre réel
des personnes disparues? La majorité est-elle persuadée que les personnes
disparues ayant fait l’objet d’environ 80 requêtes déjà examinées par la Cour
ne sont pas recomptées une seconde fois dans les chiffres fournis en
l’espèce ? Dans la négative, comment la majorité entend-elle établir la
somme à allouer au titre du dommage moral ?
Une
actualisation de cette liste était capitale pour distinguer les personnes qui
demeurent disparues et celles dont les corps ont été découverts, sachant que
les prétentions concernant ces derniers devront assurément être écartées « comme
étant prématurées » en application de la décision Despina Charalambous et 28 autres c. Turquie
(no 46744/07, 3 avril 2012) ; voir également les décisions
de la Cour Papayianni c. Turquie (no 479/07,
2 avril 2013), Ioannou Iacovou et autres
c. Turquie (no 24506/08,
5 octobre 2010) ou Efthymiou et 3 autres c. Turquie (no 40997/02,
7 mai 2013).
Or
en choisissant d’omettre ce point la majorité a décidé d’allouer une somme de
30 millions d’euros, dite forfaitaire, calculée en multipliant 20 000
euros par 1 456. Encore faut-il rappeler que cette appréciation est axée
sur l’application erronée de la théorie de la protection diplomatique ainsi que
sur l’ignorance du nombre réel des personnes disparues.
2) Quant aux 60 millions d’euros alloués par
la majorité aux Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule
du Karpas, cette décision ne peut nullement s’expliquer par la théorie de
la protection diplomatique.
Pour
cette partie de la demande la Cour ne connaît ni le nombre ni l’identité de ces
personnes, aussi le montant accordé reste-t-il complètement arbitraire.
3) Quid
des modalités d’exécution d’un arrêt octroyant une somme à distribuer par les
soins du gouvernement chypriote?
Plusieurs
questions se posent quant à l’exécution d’un tel dispositif, non seulement à
l’égard des Parties contractantes, mais aussi à l’égard du Comité des
Ministres.
En
l’espèce, le gouvernement chypriote affirme qu’il lui appartiendra de
distribuer aux intéressés la somme forfaitaire allouée en l’espèce sur la base
des personnes énumérées dans la liste susmentionnée.
Cette
affirmation a été acceptée par la majorité.
a) On
peut alors déduire de la demande du gouvernement chypriote qu’en fait il
dispose déjà des preuves authentiques établissant que chaque intéressé est bien
l’ayant droit ou un proche éligible d’une personne disparue,
b) Si
ce n’est pas le cas, le gouvernement requérant sera naturellement tenu de
demander à chaque intéressé qui se manifeste de prouver qu’il est bien l’ayant
droit ou un proche éligible de la victime. Sachant que chaque victime aura
assurément plus d’un ayant droit ou d’un proche, combien de semaines, de mois,
voire d’années pareilles démarches prendront-elles ? Pourtant il existe un
délai dans le dispositif, à savoir dix-huit mois ou autre délai jugé approprié
par le Comité des Ministres. Dans l’attente de l’aboutissement de chaque démarche,
qu’adviendra-t-il de la somme colossale déjà versée que le gouvernement
requérant gardera librement à sa disposition ?
c) Dans
le même contexte, quelles mesures le gouvernement requérant estime-t-il pouvoir
prendre pour parer aux demandes abusives ou frauduleuses de la part d’individus
n’ayant aucun lien réel avec l’une ou l’autre des victimes ?
d) À
supposer qu’au fil du temps une partie des personnes actuellement présumées en
vie décèdent, le gouvernement requérant restituera-t-il la somme correspondante
déjà versée par la Turquie, étant entendu que pareil cas tomberait alors sous
le coup de la décision Despina
Charalambous et 28 autres c. Turquie?
e) La
distribution de l’indemnité pour dommage moral aux Chypriotes grecs enclavés
dans la péninsule du Karpas en leur qualité de « victimes individuelles », sous la surveillance du
Comité des Ministres, est encore plus sujette à caution. Car à cet égard le
gouvernement chypriote n’a même pas pu soumettre une liste ni indiquer un
nombre quelconque pour ces personnes ; toute tentative d’évaluation et
toute mesure d’exécution sont d’ores et déjà vaines.
Voilà
autant de questions qui vont entraver l’exécution de cet arrêt.
Enfin,
pour ce qui est du paragraphe 63 de l’arrêt, je me rallie à l’opinion en partie
concordante des juges Tulkens, Vajić, Raimondi et Bianku.
[1]. « Dommages et intérêts
punitifs » est l’expression employée de préférence aux États‑Unis,
au Canada et en Europe continentale, tandis que l’expression « dommages et
intérêts exemplaires » est utilisée dans les autres pays du Commonwealth.
Ces deux expressions désignent toutefois la même notion. Il est entendu que les
dommages et intérêts punitifs ou exemplaires sont établis dans le but de
racheter les actions de l’auteur de l’acte illicite et d’empêcher la répétition
de l’acte illicite par son auteur ou des tiers de s’en inspirer ; il ne s’agit pas d’une simple réparation du
préjudice matériel et moral causé au demandeur, y compris d’un manque à gagner.
[2]. Selon moi, la question du
pouvoir de la Cour d’accorder une indemnisation dans les affaires
interétatiques aurait dû être examinée avant celle du délai de la demande
civile. La Cour devait d’abord décider si elle avait le pouvoir d’examiner la
demande et, dans ce cas seulement, statuer sur la question de savoir si la
demande était tardive. Il convient d’établir la compétence ratione materiae avant la compétence ratione temporae. C’est une simple question de logique.
[3]. En fait, l’agent de la
Turquie a admis, lors d’une réunion organisée le 27 octobre 1999 avec l’agent
du gouvernement chypriote et le président de la Cour que « si la Cour
devait conclure à la violation, il faudrait consacrer une procédure distincte à
l’examen des prétentions au titre de l’article 41 de la Convention. »
[4]. Cette déclaration s’inscrit
dans le droit fil de la position adoptée par la Cour dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni au sujet de la
satisfaction équitable, où elle a estimé « qu’il n’y a[vait] pas lieu [de
l’]appliquer ». Dans cette affaire, le gouvernement irlandais n’avait
demandé d’indemnisation pour aucun individu (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 245, série A no
25).
[5]. Voir le rapport du comité
d’experts présenté au Comité des Ministres le 16 mars 1950, dans les Travaux préparatoires
de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. IV, 1979, p. 44.
[6]. Article 19 c) du projet d’articles sur la protection diplomatique (2006)
et article 48 § 2 b) du projet d’articles sur la responsabilité de
l’État pour fait internationalement illicite (2001), qui englobent le principe
déjà exposé dans l’affaire des Concessions
Mavrommatis en Palestine (CPJI, série A n° 2, p. 12), et récemment confirmé
dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République
démocratique du Congo), indemnisation, C.I.J. Recueil 2012, § 57).
[7]. Danemark c. Turquie (déc.), n° 34382/97, 8 juin 1999.
[8]. Voir, sur les pouvoirs
implicites des juridictions internationales, mon opinion séparée jointe à
l’arrêt Fabris c. France [GC], no
16574/08, CEDH 2013.
[9]. Certaines terres à phosphates à Nauru
(Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 1992, §§ 32 et 36.
[10]. Pour la même raison, le
précédent Varnava et autres
c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90,
16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009), ne
s’applique pas à l’espèce. Varnava ne
s’applique pas au délai mis pour présenter une demande de satisfaction
équitable après que l’examen au fond a eu lieu. De plus, en l’espèce, l’État
requérant n’a présenté aucune demande s’agissant des neuf requérants qui ont
obtenu une indemnisation du dommage moral dans Varnava.
[11]. En outre, les Nations unies
ont défini une norme internationale selon laquelle les demandes civiles portant
sur des disparitions forcées ne peuvent être prescrites (Observation générale
sur l’article 19 de la déclaration de l’ONU sur la protection de toutes les
personnes contre les disparitions forcées).
[12]. La demande a été soulevée,
mais non réglée, avant l’accession de Nauru à l’indépendance en 1968. Il est
également pertinent de mentionner que, en 1983, le président de Nauru a écrit
au Premier ministre australien pour demander un réexamen de la question, qu’il
avait auparavant déjà soulevée à deux reprises auprès des autorités
australiennes compétentes.
[13]. Voir la lettre du
gouvernement chypriote à la Cour du 31 août 2007. Cette lettre a interrompu
l’écoulement du délai à l’initiative du plaignant, à l’instar des déclarations
du président de Nauru.
[14]. Voir la lettre du gouvernement
chypriote du 25 février 2010.
[15]. Nauru n’est pas le seul précédent à invoquer. Dans l’affaire LaGrand, les agents consulaires
allemands ont eu connaissance de la situation en 1992, mais le gouvernement allemand
a attendu six ans et demi pour exprimer des préoccupations ou protester auprès
des autorités des États-Unis. Ceux-ci ont objecté que pareille action tardive
n’était pas recevable. Cependant, la Cour internationale de Justice a déclaré
la requête recevable (LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt,
C.I.J. Recueil 2001, §§ 53 et 57).
Dans l’affaire d’arbitrage Tagliaferro, l’arbitre Ralston déclara que,
en dépit du délai de trente et un ans écoulé, la demande était recevable car
elle avait été transmise dès la survenue du préjudice (Recueil des sentences
arbitrales, vol. X, p. 592). Voir également la décision similaire prise par
l’arbitre Plumley dans l’affaire Stevenson (Recueil des sentences
arbitrales, vol. IX, p. 385). Si la CIJ a jugé les affaires Nauru et LaGrand
recevables, alors l’affaire Chypre c. Turquie l’est a fortiori.
Les sentences arbitrales mentionnées viennent renforcer cette conclusion.
[16]. Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99,
3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH
2010. Les résolutions du Comité des Ministres du 7 juin 2005 et du 4 avril 2007
n’ont abouti à aucun résultat positif. Cette question est traitée plus en
détail plus loin dans la présente opinion.
[17]. L’État défendeur invoque
l’arrêt Brecknell c. Royaume-Uni
(no 32457/04, 27 novembre 2007). Ce précédent ne peut être
appliqué à la situation très particulière des habitants du Karpas. De plus, la
durée extraordinaire de la procédure proposée par l’État défendeur peut
difficilement se concilier avec une protection effective des droits de l’homme
dans le chef des familles des disparus. Une telle exigence conduirait à une
situation incompatible avec le but même de la Convention.
[18]. On ne peut affirmer une chose
et son contraire. Il s’agit d’un principe de bonne foi (article 26 de la
Convention de Vienne sur le droit des traités).
[19]. Article 45 du projet
d’articles sur la responsabilité de
l’État pour fait internationalement illicite.
[20]. Demopoulos, déc. précitée, § 127.
[21]. De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, §
16, série A no 14. Ainsi, l’argument de l’État défendeur selon
lequel l’exercice de la protection diplomatique par l’État requérant exige que l’individu
ait épuisé les voies de recours internes ne s’applique pas aux demandes de
satisfaction équitable.
[22]. Ce chiffre est obtenu à
partir de la liste de 1 493 noms publiée au Journal officiel chypriote le
10 juillet 2000, dont sont retranchées les 28 personnes identifiées après 2000
comme étant des Chypriotes grecs exhumés dans le territoire placé sous le
contrôle du gouvernement chypriote ainsi que les 9 personnes disparues dont le
cas a été examiné dans l’affaires Varnava
et autres (précitée). Ce chiffre a déjà été soumis à la Commission le
7 juillet 1998 et à la Cour le 30 mars 2000. Le Comité tripartite pour les
personnes disparues (composé d’un Chypriote grec, d’un Chypriote turc et d’un
membre du CICR désigné par le Secrétaire général de l’ONU) a également adopté
la liste des 1 493 personnes disparues. La Grande Chambre n’a pas expressément
accepté ce chiffre, qui n’est pas mentionné au paragraphe 58 de l’arrêt
(raisonnement de la Cour) ni dans le dispositif de l’arrêt. Au paragraphe 47 de
l’arrêt, situé dans la partie sur la recevabilité, sont simplement mentionnés
les arguments de l’État requérant, sans que la Cour y souscrive.
[23]. À cette fin, l’État
défendeur se réfère au rapport du Secrétaire général de l’ONU sur le nombre de
Chypriotes grecs et maronites enclavés dans les zones occupées, qui a été
présenté pour la première fois à la Commission le 1er juin 1998.Ce
rapport indique qu’en août 1974, 20 000 Chypriotes grecs vivaient dans la
région enclavée. La Cour ne souscrit pas à ce chiffre, pas plus qu’à aucun
autre.
[24]. Le gouvernement défendeur
était parfaitement conscient de ce résultat possible, qu’il a jugé
« spéculatif » (voir le paragraphe 84 de ses observations du 26
octobre 2012).
[25]. Varnava et autres, précité, § 170, et Costas & Thomas Orphanou c. Turquie (déc.), n° 43422/04, 1er décembre 2009. D’après l’arrêt Varnava, il ne serait pas possible
d’introduire des griefs individuels après la fin de l’année 1990 concernant
l’obligation découlant du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Le
gouvernement chypriote a expressément reconnu que, à la lumière de la
« nouvelle formulation des limites temporelles » posée dans l’arrêt Varnava, il devait formuler sa demande
dans le cadre de la requête interétatique afin de ne pas perdre ses droits au
titre de l’article 41. Étant donné que la demande d’indemnisation interétatique
découle d’une affaire déjà tranchée sur le fond, la règle des six mois ne
trouve pas à s’appliquer (note 10 plus haut).
[26]. Voir mon opinion jointe à
l’arrêt Trévalec c. Belgique
(satisfaction équitable), no 30812/07, 25 juin 2013. Comme je
l’y signale, le paragraphe 9 de l’instruction pratique de la Cour du 28 mars
2007 n’est plus à jour.
[27]. Tchember c. Russie, no 7188/03, § 77, CEDH 2008
(10 000 euros) ; X c. Croatie, no 11223/04,
§ 63, 17 juillet 2008 (8 000 euros) ; Igor Ivanov c. Russie, no 34000/02, § 50, 7 juin 2007
(5 000 euros) ; Mayzit c.
Russie, no 63378/00, §§ 87-88, 20 janvier 2005
(3 000 euros) ; et Nazarenko
c. Ukraine, no
39483/98, § 172, 29 avril 2003 (2 000 euros).
[28]. Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 124, 12 octobre 2004
(10 000 euros).
[29]. Gorodnitchev c. Russie, no 52058/99, § 143, 24 mai 2007
(10 000 euros).
[30]. Rusu c. Autriche, no 34082/02, § 62, 2 octobre 2008
(3 000 euros) ; Crabtree
c. République tchèque, no 41116/04, § 60, 25 février 2010 (2 000 euros) ; et Khoudiakova c. Russie, no
13476/04, § 107, 8 janvier 2009 (5 000 euros).
[31]. Par exemple, Çelik et Yıldız c. Turquie, no
51479/99, §§ 30-31, 10 novembre 2005, et Davtian
c. Géorgie, no 73241/01, § 70, 27 juillet 2006.
[32]. Par exemple, Stradovnik c. Slovénie, no
24784/02, §§ 23-25, 13 avril 2006, où la Cour a alloué 6 400 euros pour la
durée excessive de la procédure, alors que le requérant avait réclamé
5 000 euros.
[33]. Par exemple Engel et autres c. Pays-Bas (article
50), 23 novembre 1976, § 10, série A no 22 (100 florins
néerlandais), et Vaney c. France, no
53946/00, § 57, 30 novembre 2004 (un euro).
[34]. Par exemple, dans S.L. c. Autriche, no
45330/99, § 52, CEDH 2003‑I, la Cour a accordé une somme pour dommage
moral alors même que la disposition litigieuse du code pénal autrichien avait
déjà été abrogée et que le requérant avait dès lors « atteint en partie
l’objectif visé par sa requête ».
[35]. Par exemple Mokrani c. France, no 52206/99, § 43, 15 juillet 2003, et Gürbüz c. Turquie, no
26050/04, § 75, 10 novembre 2005 (voir l’opinion critique des juges Caflisch et
Türmen).
[36]. Sporrong et Lönnroth c. Suède (article 50), 18 décembre 1984, § 25,
série A no 88 ; Bönisch
c. Autriche (article 50), 2 juin 1986, § 11, série A no
103 ; et Sara Lind Eggertsdóttir c.
Islande, no 31930/04, § 59, 5 juillet 2007.
[37]. Par exemple Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne
(article 50), 13 juin 1994, §§ 18-20, série A no 285‑C,
alors que les décisions des tribunaux espagnols postérieures à l’arrêt au
principal avaient déjà accordé aux requérants une réparation du dommage moral.
[38]. Par exemple Xenides-Arestis c. Turquie (satisfaction
équitable), no 46347/99, 7 décembre 2006, et Ananyev et autres c. Russie, nos
42525/07 et 60800/08, 10 janvier 2012.
[39]. Voir les références dans le
second rapport sur la responsabilité de l’État émanant de M. Gaetano
Arangio-Ruiz, rapporteur spécial, A/CN.4/425 & Corr.1 et Add.1 &
Corr.1, pp. 35-40, avec une référence spéciale à l’affaire du Rainbow Warrior et à la décision du
6 juillet 1986 du Secrétaire général (Recueil des sentences arbitrales,
vol. XIX, pp. 197 et suiv.).
[40]. Voir Laura M. B. Janes et
al. (USA) v. United Mexican States, 16 novembre 1925, Recueil des sentences
arbitrales, vol. IV, 82-98, affaire Naulilaa (Portugal c. Allemagne), 31 juillet 1928 et 30 juin 1930,
Recueil des sentences arbitrales, vol. II, 1011-1077, affaire S.S. “I’m
alone” (Canada c. États-Unis), 30 juin 1933 et 5 janvier 1935, Recueil des
sentences arbitrales, vol. III, 1609-1618, et l’Affaire franco-hellénique des phares, 24‑27 juillet
1956, Recueil des sentences arbitrales, vol. XII, 161-269. Ainsi, il n’est pas
décisif que le projet d’articles sur la responsabilité de l’État indique que le
but et la portée de la réparation sont limités à des mesures de réparation, à
l’exclusion de dommages et intérêts punitifs (commentaire relatif aux articles
36 et 37). Ce point de vue continue à suivre l’opinion conservatrice exprimée
dans les affaires Lusitania,
dépassées, d’après laquelle : « La réparation doit être proportionnée
au préjudice de façon que la partie lésée retrouve son intégrité »
(opinion relative aux affaires Lusitania,
1er novembre 1923, Recueil des sentences arbitrales, vol. VII, 32-44).
Certains modèles modernes de traités bilatéraux d’investissement rejettent
expressément les dommages et intérêts punitifs (voir l’article 34 (3) du modèle
américain 2012 et l’article 44 (3) du modèle canadien 2004), ce qui, par
implication, montre qu’on y aurait eu recours s’ils n’avaient pas été exclus.
C’est le cas dans la plupart de ces traités.
[41]. Dans l’arrêt Bluske c. OMPI du 13 juillet 1994, le
tribunal administratif de l’OIT ordonna à l’organisation défenderesse de verser
au plaignant la somme de 10 000 francs suisses « à titre de pénalité
pour chaque mois de retard supplémentaire » mis pour s’acquitter de ses
obligations.
[42]. Néanmoins, le précis de jurisprudence de la CNUDCI
concernant la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale
de marchandises, éd. 2012, p. 346, affirme que « le droit interne peut
aussi s’appliquer à des questions tels que les dommages et intérêts punitifs.
Dans une affaire, un tribunal a apparemment reconnu la validité d’une demande
de dommages et intérêts punitifs dans le contexte de cette convention, mais
sans se prononcer sur le montant des dommages ».
[43]. Dans certains domaines
juridiques de l’Union tels que la réglementation des marchés agricoles et des
valeurs mobilières, il y a eu une politique d’actions civiles manifestement
punitives, comme à l’article 18 du règlement n° 1768/95 (sur les « Actions
particulières de droit civil ») ou à l’article 28 de la directive
2004/109/CE (qui fait état de « sanctions civiles et/ou administratives »).
Cette tendance a été confirmée par la Cour de justice dans les affaires Von
Colson et Kamann c. Land Nordrhein-Westfalen, affaire C-14/83, et Harz c. Deutsche Tradax GmbH,
affaire C-79/83, où la Cour de justice a jugé que l’indemnisation devait être
suffisante pour avoir un effet dissuasif en matière de discrimination fondée
sur le sexe lors de l’accès à l’emploi. Dans Manfredi e.a. c. Lloyd
Adriatico e.a., affaires jointes
C‑295/04 à C-298/04, la Cour de justice est allée encore plus loin en
établissant que, conformément au principe d’équivalence, les juridictions
nationales pouvaient allouer des dommages et intérêts punitifs en cas de
violation de la législation de l’UE sur la concurrence si de tels dommages et
intérêts étaient aussi prévus en cas de violation du droit interne. La
Commission a exprimé un avis favorable sur cette jurisprudence, par exemple
dans son Papier blanc sur les actions en dommages et intérêts pour violation
des règles anti-trust de l’UE, 2008, § 2.5.
[44]. Résolution intérimaire CM/ResDH(2008)1 du 6 mars 2008.
[45]. Par exemple, le rapport
explicatif relatif à la Convention civile sur la corruption (STE n° 174, § 36),
note que les États Parties dont le droit interne connaît les dommages-intérêts
punitifs ne sont pas tenus d’exclure leur application en complément de la
réparation intégrale. Dans le domaine des droits sociaux, le Comité européen
des droits sociaux surveille la condition voulant que les dommages et intérêts
alloués en pratique soient suffisamment dissuasifs pour prévenir d’autres
infractions (deuxième rapport soumis par le gouvernement hongrois couvrant la
période allant du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2010, p. 83).
[46]. Velasquez Rodriguez c. Honduras (réparation et frais), arrêt du 21
juillet 1989, paragraphe 38 ; Godinez
Cruz c. Honduras (réparation et frais), arrêt du 21 juillet 1989,
paragraphe 36 ; et Garrido et
Baigorria c. Argentine (réparation et frais), arrêt du 27 août 1998,
paragraphes 43-44.
[47]. Myrna Mack Chang c. Guatemala (fond, réparation et frais), arrêt du
25 novembre 2003, paragraphes 246-286, et notamment l’opinion séparée du juge
Cançado Trindade.
[48]. Par exemple, le meurtre d’un
opposant politique ou la fermeture d’une chaîne de télévision critique peuvent
justifier de tels dommages et intérêts punitifs.
[49]. Par exemple, l’indifférence
prolongée d’un État partie à un arrêt de la Cour qui a conclu qu’il avait
commis une violation de la Convention, en dépit des efforts répétés du Comité
des Ministres et de la partie lésée pour obtenir l’exécution de l’arrêt. Des
dommages et intérêts punitifs peuvent être octroyés à l’occasion des procédures
engagées par le Comité des Ministres lui-même en vertu des nouveaux pouvoirs
que lui confère l’article 46 de la Convention ou à l’occasion d’une procédure
pour inexécution ouverte par la partie lésée (voir mon opinion jointe à l’arrêt
Fabris, précité).
[50]. La gravité de certains moyens
utilisés pour réduire le requérant au silence, comme le fait de menacer directement
ou indirectement sa vie ou celle de sa famille ou d’ouvrir une procédure pénale
arbitraire contre lui, peut exiger des dommages et intérêts punitifs. Ce
principe a été établi dans l’arrêt Oferta
Plus SRL c. Moldova (satisfaction équitable), no 14385/04,
§ 76, 12 février 2008.
[51]. H. Lauterpacht, « Règles
générales du droit de la paix », in
Recueil des cours, 1937-IV, vol. 62, p. 350 : « (…) la violation du
droit international peut être telle qu’elle nécessite, dans l’intérêt de la
justice, une expression de désapprobation dépassant la réparation matérielle.
Limiter la responsabilité à l’intérieur de l’État à la restitutio in integrum serait abolir le droit criminel et une
partie importante de la loi en matière de « tort ». Abolir ces aspects de la responsabilité entre les
États serait adopter, du fait de leur souveraineté, un principe qui répugne à
la justice et qui porte en lui-même un encouragement à l’illégalité. »
[52]. Cette question a déjà été
soulevée dans la lettre du 31 août 2007 adressée par le gouvernement chypriote
à la Cour, où il déclare qu’il deviendra nécessaire d’appliquer l’article 41 si
le processus de surveillance de l’exécution de l’arrêt de Grande Chambre de
2001 par le Comité des Ministres n’aboutit pas. Ce message a été répété dans la
lettre du 25 février 2010 de ce même gouvernement à la Cour. Dans ses
observations du 25 novembre 2011, l’État requérant a expliqué qu’il
demandait que « en réponse au constat fait par la Cour d’une politique et
d’une pratique d’État continue en l’espèce », la Turquie soit amenée à se
conformer pleinement à l’arrêt sur le fond et à mettre un terme au comportement
jugé contraire à la Convention et à en éviter la répétition.
[53]. Le pouvoir qu’a la Cour
d’interpréter ses propres arrêts et décisions est incontestable, fût-ce à la
demande de la partie lésée (voir mon opinion séparée jointe à l’arrêt Fabris, précité). Dans la présente
affaire interétatique, la Cour va un cran plus loin en reconnaissant qu’elle
est compétente pour interpréter sa décision Demopoulos
à la demande de l’État dont les victimes ont la nationalité.
[54]. Article 48 § 2 b) du projet d’articles sur la responsabilité de
l’État pour fait internationalement illicite (2001).
[55]. Par exemple, Andersen c. Danemark, n° 12860/87, et Frederiksen et autres c. Danemark,
n° 12719/87, décisions de la Commission du 3 mai 1988.
[56]. Voir les documents officiels
des autorités de la « RTCN » à l’annexe C de la demande de Chypre du
25 novembre 2011, et les extraits de la presse chypriote turque et turque à
l’annexe D, ainsi que les rapports sur les extensions et constructions
illégales dans la partie occupée de Chypre aux annexes A et B.
[57]. Loi sur l’indemnisation,
l’échange et la restitution de biens immeubles qui relèvent de l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 159 de la Constitution, telle qu’amendée par les lois
nos 59/2006 et 85/2007 (ci-après « la loi 67/2005 »).
[58]. D’après l’article 8 de la loi
n° 67/2005 de la « RTCN », la Commission peut restituer les biens
immeubles aux Chypriotes grecs si la possession ou l’usage de ces biens n’a pas
été transférée à une personne physique ou morale autre que l’État. Pareille
restitution est cependant subordonnée à la condition qu’elle ne mette pas en
danger « la sécurité nationale et l’ordre public », qu’elle soit
effectuée pour des « raisons d’intérêt public » et qu’elle ne
concerne pas des zones militaires ou installations militaires. D’autres biens
immeubles peuvent faire l’objet d’une restitution à condition qu’ils n’aient
pas été attribués « à des fins d’intérêt public ou de justice
sociale ». Il est évident qu’avec un mandat a posteriori aussi limité, la Commission n’est pas elle-même en
mesure de prévenir la vente de biens ou leur exploitation, sans même parler de
faire cesser une violation continue.
[59]. CM/inf/DH (2010)36. Comme
expliqué dans le texte, cette position se fonde sur des erreurs juridiques et
factuelles. La confusion entre la règle de l’épuisement des recours internes
prévue à l’article 35 de la Convention et l’obligation pour les États de se
conformer aux arrêts en vertu de l’article 46 affaiblit cette déclaration. En
outre, les faits sur le terrain montrent que des violations graves du droit de
propriété des Chypriotes grecs continuent d’avoir lieu dans la zone occupée.
[60]. « Dès lors, dans
l’attente de ces décisions de clôture, la délégation turque ne participera à
aucune discussion, que ce soit sur la procédure ou le fond, portant sur les
affaires en rapport avec Chypre ». Cette déclaration figure dans une
lettre du 12 septembre 2011 adressée par le gouvernement turc au Comité des
Ministres, à laquelle le gouvernement chypriote a réagi par sa lettre du 2
décembre 2011 adressée au président des délégués des Ministres.
[61]. Selon moi, la déclaration de
la Cour aurait dû figurer dans le dispositif de l’arrêt, et ce dans l’intérêt
de la sécurité juridique et de la clarté de l’arrêt. En tout état de cause, la
force juridique de l’arrêt déclaratoire de la Cour n’est pas en jeu. Le présent
arrêt ne peut être légitimement interprété de manière à fausser l’intention
manifeste de la Cour de prononcer une déclaration faisant autorité sur les
effets de la décision Demopoulos,
ainsi que l’a demandé l’État requérant. Dans ses arrêts « quasi
pilotes », le raisonnement comporte des directives qui ne sont pas
mentionnée dans le dispositif. Néanmoins, ces directives sont contraignantes.
C’est cette méthode qui a été suivie dans le présent arrêt.
[62]. Commentaries on the Laws of England, 1768, livre 3, chapitre 13.
[63]. À l’exception de la juge
Karakaş, qui s’est ralliée à notre opinion.
[64]. Exceptions préliminaires, CIJ Rec.
1992, p. 240.
[65]. Indemnisation, CIJ Rec. 2012,
p. 324.
[66]. (...) qu’il y a eu violation
continue de l’article 2 de la Convention en ce que les autorités de l’État
défendeur n’ont pas mené d’enquête effective sur le sort des Chypriotes grecs
qui ont disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger, et sur le
lieu où ils se trouvaient (§ 136).
[67]. Rec. 1949, p. 36
[68]. Point 8 du dispositif de la
sentence arbitrale du 30 avril 1990, RGDIP,
1990, p. 878.
[69]. 14 février 2002, § 75. Voir
aussi l’arrêt LaGrand (Allemagne c.
États-Unis d’Amérique) de la CIJ du 27 juin 2001, § 116.
[70]. Voir le site officiel du Comité pour les personnes disparues (Comittee on
Missing Persons in Cyprus) http://www.cmp-cyprus.org/