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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

 

12 maggio 2014

 

 

 

 

AFFAIRE CHYPRE c. TURQUIE

 

(RequĂŞte no 25781/94)

 

 

 

 

 

 

ARRĂŠT

(Satisfaction Ă©quitable)

 

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 

 


En l’affaire Chypre c. Turquie,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme, siĂ©geant en une Grande Chambre composĂ©e de :

          Josep Casadevall, président,
          Françoise Tulkens,
          Guido Raimondi,
          Nina Vajić,
          Mark Villiger,
          Corneliu Bîrsan,

          Boštjan M. Zupančič,
          Alvina Gyulumyan,
          David Thór Björgvinsson,
          George Nicolaou,

          Andras Sajo,
          Mirjana Lazarova Trajkovska,
          Ledi Bianku,
          Ann Power-Forde,
          Işıl Karakaş,
          Nebojša Vučinić,
          Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir dĂ©libĂ©rĂ© en chambre du conseil le 14 mars 2012, les 10 avril et 27 juin 2013 et le 12 mars 2014,

Rend l’arrĂŞt que voici, adoptĂ© Ă  cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  L’affaire a Ă©tĂ© dĂ©fĂ©rĂ©e Ă  la Cour, conformĂ©ment aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrĂ©e en vigueur du Protocole no 11 Ă  la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des LibertĂ©s fondamentales (« la Convention Â»), par le gouvernement de la RĂ©publique de Chypre (« le gouvernement requĂ©rant Â») le 30 aoĂ»t 1999, et par la Commission europĂ©enne des Droits de l’Homme (« la Commission Â») le 11 septembre 1999 (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).

2.  Au cours de la procĂ©dure sur le fond de l’affaire, le prĂ©sident de la Cour a rencontrĂ© le 27 octobre 1999 l’agent du gouvernement requĂ©rant et celui du gouvernement de la RĂ©publique de Turquie (« le gouvernement dĂ©fendeur Â») pour dĂ©battre de certaines questions prĂ©liminaires de procĂ©dure. Les agents ont admis que, si la Cour devait conclure Ă  la violation, il faudrait consacrer une procĂ©dure distincte Ă  l’examen des prĂ©tentions au titre de l’article 41 de la Convention.

3.  Par une lettre du 29 novembre 1999, la Cour a donnĂ© les instructions suivantes aux deux parties :

« Le gouvernement requĂ©rant n’est pas tenu de soumettre de demande de satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 de la Convention Ă  ce stade de la procĂ©dure. Une autre procĂ©dure sera consacrĂ©e Ă  cette question en fonction de la conclusion Ă  laquelle la Cour parviendra sur le fond de l’affaire. Â»

4.  Par un arrĂŞt rendu le 10 mai 2001 (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, CEDH 2001‑IV – « l’arrĂŞt au principal Â»), la Cour (Grande Chambre) a conclu que la Turquie avait commis de nombreuses violations de la Convention Ă  raison des opĂ©rations militaires menĂ©es par ce pays dans le nord de Chypre en juillet et aoĂ»t 1974, de la division continue du territoire de Chypre et des activitĂ©s de la « RĂ©publique turque de Chypre du Nord Â» (la « RTCN Â»). Concernant la satisfaction Ă©quitable, la Cour a dit, Ă  l’unanimitĂ©, que la question de l’application Ă©ventuelle de l’article 41 de la Convention n’était pas en Ă©tat et en a ajournĂ© l’examen.

5.  La procĂ©dure d’exĂ©cution de l’arrĂŞt au principal est actuellement pendante devant le ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe.

6.  Le 31 aoĂ»t 2007, le gouvernement requĂ©rant a informĂ© la Cour qu’il avait l’intention de soumettre une « demande Ă  la Grande Chambre en vue de la reprise de l’examen de la question de l’application Ă©ventuelle de l’article 41 de la Convention Â». Le 11 mars 2010, il a prĂ©sentĂ© Ă  la Cour sa demande de satisfaction Ă©quitable pour les personnes disparues Ă  l’égard desquelles la Cour avait conclu Ă  la violation des articles 2, 3 et 5 de la Convention (voir le chapitre II, points 2, 4 et 7, du dispositif de l’arrĂŞt au principal et les paragraphes correspondants auxquels ils renvoient). Il a dĂ©clarĂ© que la question de la satisfaction Ă©quitable concernant les autres chefs de violation, notamment ceux relatifs aux domiciles et aux biens des Chypriotes grecs, demeurait rĂ©servĂ©e, et qu’il y reviendrait peut-ĂŞtre ultĂ©rieurement. Tant le gouvernement requĂ©rant que le gouvernement dĂ©fendeur ont par la suite soumis des observations.

7.  Le 7 avril 2011, le prĂ©sident de la Cour a fixĂ© par tirage au sort la composition de la Grande Chambre appelĂ©e Ă  statuer sur l’application de l’article 41 de la Convention (articles 24 et 75 § 2 du règlement de la Cour – « le règlement Â»). Le prĂ©sident de la Cour a par la suite procĂ©dĂ© Ă  un autre tirage au sort pour complĂ©ter la composition de la Grande Chambre (article 24 § 2 e) du règlement).

8.  Le 25 novembre 2011, le gouvernement requĂ©rant a adressĂ© Ă  la Cour un document intitulĂ© « Demande de satisfaction Ă©quitable (article 41) prĂ©sentĂ©e au nom de la RĂ©publique de Chypre Â», visant la procĂ©dure d’exĂ©cution de l’arrĂŞt au principal par le ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe et priant la Cour de prendre certaines mesures afin de faciliter l’exĂ©cution de cet arrĂŞt.

9.  Ă€ la suite des dĂ©libĂ©rations du 14 mars 2012, la Cour, par une lettre du 21 mars 2012, a invitĂ© le gouvernement requĂ©rant Ă  rĂ©pondre Ă  des questions complĂ©mentaires et Ă  soumettre la version dĂ©finitive de sa demande de satisfaction Ă©quitable. En rĂ©ponse, le 18 juin 2012, le gouvernement requĂ©rant a prĂ©sentĂ© une version amendĂ©e de ses prĂ©tentions initiales au titre de l’article 41 de la Convention concernant les personnes disparues et soumis de nouvelles demandes se rapportant aux violations des droits de l’homme (plus prĂ©cisĂ©ment des articles 3, 8, 9 , 10 et 13 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1) commises Ă  l’égard des Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas (voir le chapitre IV, points 4, 6, 11, 12, 15 et 19, du dispositif de l’arrĂŞt au principal et les paragraphes correspondants auxquels ils se rĂ©fèrent). Le 26 octobre 2012, le gouvernement dĂ©fendeur a prĂ©sentĂ© ses observations au sujet de ces prĂ©tentions.

EN DROIT

10.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. Â»

11.  La partie pertinente de l’article 46 de la Convention se lit ainsi :

« 1.  Les Hautes Parties contractantes s’engagent Ă  se conformer aux arrĂŞts dĂ©finitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2.  L’arrĂŞt dĂ©finitif de la Cour est transmis au ComitĂ© des Ministres qui en surveille l’exĂ©cution. Â»

12.  L’article 60 du règlement dispose :

« 1. Tout requĂ©rant qui souhaite que la Cour lui accorde une satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 de la Convention en cas de constat d’une violation de ses droits dĂ©coulant de celle-ci doit formuler une demande spĂ©cifique Ă  cet effet.

2. Sauf dĂ©cision contraire du prĂ©sident de la chambre, le requĂ©rant doit soumettre ses prĂ©tentions, chiffrĂ©es et ventilĂ©es par rubrique et accompagnĂ©es des justificatifs pertinents, dans le dĂ©lai qui lui a Ă©tĂ© imparti pour la prĂ©sentation de ses observations sur le fond.

3. Si le requĂ©rant ne respecte pas les exigences dĂ©crites dans les paragraphes qui prĂ©cèdent, la chambre peut rejeter tout ou partie de ses prĂ©tentions.

4. Les prĂ©tentions du requĂ©rant sont transmises Ă  la Partie contractante dĂ©fenderesse pour observations. Â»

I.  SUR LA DEMANDE DE SATISFACTION ÉQUITABLE FORMULÉE PAR LE GOUVERNEMENT REQUÉRANT

A.  RecevabilitĂ©

1.  Sur la question de savoir si la demande du gouvernement requĂ©rant est tardive

a)  Les arguments des parties

i.  Le gouvernement chypriote

13.  Le gouvernement chypriote reconnaĂ®t n’avoir soumis ses prĂ©tentions au titre de la satisfaction Ă©quitable que le 11 mars 2010, soit près de neuf ans après le prononcĂ© de l’arrĂŞt au principal. Toutefois, il considère que son inaction de 2001 Ă  2010 est parfaitement justifiĂ©e. Il rappelle premièrement que, dans l’arrĂŞt sur le fond, la Cour a ajournĂ© sine die la question de l’application Ă©ventuelle de l’article 41 de la Convention, la laissant ainsi ouverte. Avant comme après le prononcĂ© de l’arrĂŞt, il aurait simplement attendu les instructions de la Cour, qui conformĂ©ment Ă  son propre règlement devait fixer la procĂ©dure ultĂ©rieure. Deuxièmement, après le prononcĂ© de l’arrĂŞt au principal, Chypre aurait espĂ©rĂ© de bonne foi que celui-ci serait exĂ©cutĂ© correctement au travers du mĂ©canisme habituel sous la responsabilitĂ© du ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe. Ce ne serait que plusieurs annĂ©es plus tard, une fois devenu manifeste que la Turquie n’était pas disposĂ©e Ă  rĂ©soudre l’affaire par des moyens politiques (c’est-Ă -dire par l’adoption de mesures gĂ©nĂ©rales et spĂ©cifiques), que le gouvernement chypriote se serait rendu compte qu’il n’avait pas d’autre solution que de s’adresser de nouveau Ă  la Cour pour obtenir la bonne exĂ©cution de l’arrĂŞt au moyen de l’octroi d’une satisfaction Ă©quitable. En particulier, les interprĂ©tations divergentes auxquelles aurait donnĂ© lieu la dĂ©cision Demopoulos et autres c. Turquie (dĂ©c.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH 2010) auraient conduit Ă  une impasse. Le gouvernement chypriote pense en effet, contrairement Ă  la Turquie, que cette dĂ©cision ne peut pas ĂŞtre interprĂ©tĂ©e de manière Ă  en dĂ©duire que la Turquie a satisfait Ă  ses obligations rĂ©sultant de l’arrĂŞt au principal. Selon lui, il ressort en outre des constats pertinents opĂ©rĂ©s par le ComitĂ© des Ministres que les mesures d’enquĂŞte requises par l’arrĂŞt n’ont pas Ă©tĂ© prises.

14.  Le gouvernement requĂ©rant explique que, conscient qu’un certain nombre de requĂŞtes individuelles recoupant la prĂ©sente affaire interĂ©tatique Ă©taient pendantes devant la Cour, il a estimĂ© que ces demandes individuelles devaient ĂŞtre traitĂ©es en prioritĂ©. Or, au vu de la « nouvelle formulation des limites temporelles Â» posĂ©e dans l’arrĂŞt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009), il se serait trouvĂ© dans l’obligation de formuler sa demande afin de ne pas perdre ses droits au titre de l’article 41.

15.  Quant au point de savoir si le temps Ă©coulĂ© depuis l’adoption de l’arrĂŞt au principal n’empĂŞche pas la Cour d’examiner les demandes de satisfaction Ă©quitable, le gouvernement chypriote considère que les principes de droit international applicables en la matière sont au nombre de six : prescription extinctive, renonciation et consentement, forclusion, force de chose jugĂ©e, obligation de maintenir le statu quo et bonne foi. Or, selon lui, aucun de ces principes ne justifie de rejeter l’affaire pour des motifs tenant Ă  l’écoulement du temps. Les principaux arguments invoquĂ©s par le gouvernement requĂ©rant sous l’angle des six principes peuvent ĂŞtre rĂ©sumĂ©s comme suit. Tout d’abord, dans l’arrĂŞt au principal, la Cour aurait clairement dĂ©clarĂ© que la question Ă©tait simplement ajournĂ©e – elle aurait donc Ă©tĂ© laissĂ©e expressĂ©ment ouverte indĂ©finiment. De plus, la renonciation Ă  un droit devrait ĂŞtre claire et non Ă©quivoque, et elle ne pourrait en aucun cas se prĂ©sumer ; or Chypre n’aurait fait aucune dĂ©claration, expresse ou tacite, et ne se serait pas non plus comportĂ© d’une manière tendant Ă  montrer qu’il aurait renoncĂ© Ă  son droit de rĂ©clamer une satisfaction Ă©quitable. Au contraire, en 2007, Chypre aurait expressĂ©ment annoncĂ© Ă  la Cour son intention d’exercer ce droit, et aucune objection n’aurait Ă©tĂ© Ă©levĂ©e par quiconque Ă  cet Ă©gard. Le gouvernement chypriote estime que c’est plutĂ´t la Turquie qui est maintenant forclose Ă  invoquer la forclusion dès lors qu’elle ne l’a pas fait en 2007.

16.  Le gouvernement chypriote considère que l’écoulement du temps n’a causĂ© au gouvernement turc aucun dĂ©savantage sur le plan des preuves puisque, selon lui, les faits n’ont pas Ă©voluĂ© mais sont restĂ©s pour l’essentiel identiques Ă  ce qu’ils Ă©taient en 2001. Il estime en outre que la Turquie ne pouvait raisonnablement croire que Chypre renoncerait Ă  prĂ©senter une demande de satisfaction Ă©quitable. Il rappelle enfin qu’en 2001 la Cour a dĂ©cidĂ© que les parties devaient attendre qu’elle adopte une dĂ©cision dĂ©finitive sur la question de la satisfaction Ă©quitable et que le principe de bonne foi les obligeait Ă  maintenir autant que faire se peut la situation en l’état, de manière Ă  ne pas fausser la dĂ©cision dĂ©finitive. Il conclut qu’il serait contraire au principe de l’effet utile que la Turquie, en ne se conformant pas Ă  l’arrĂŞt, puisse contrecarrer l’adoption d’une telle dĂ©cision dĂ©finitive.

17.  Le gouvernement chypriote invoque aussi les attentes lĂ©gitimes des victimes individuelles. Il cite l’article 55 de la Convention, par lequel les Parties contractantes « renoncent (...) Ă  se prĂ©valoir des traitĂ©s, conventions ou dĂ©clarations existant entre elles, en vue de soumettre, par voie de requĂŞte, un diffĂ©rend nĂ© de l’interprĂ©tation ou de l’application de la (...) Convention Ă  un mode de règlement autre que ceux prĂ©vus par [la] Convention Â». Il serait selon lui contraire au principe d’espĂ©rance lĂ©gitime de refuser un recours adĂ©quat dans une affaire opposant deux États lorsque ces deux États ont spĂ©cifiquement acceptĂ© de se soumettre Ă  la juridiction de la Cour Ă  l’exclusion de tout autre mode de règlement.

ii.  Le gouvernement turc

18.  Le gouvernement dĂ©fendeur considère que la demande de satisfaction Ă©quitable prĂ©sentĂ©e par le gouvernement requĂ©rant est tardive. Entre 2001 et 2010, en dehors de la lettre envoyĂ©e Ă  la Cour en aoĂ»t 2007, rien ou presque ne se serait passĂ©. MĂŞme Ă  supposer que l’article 41 de la Convention s’applique dans les affaires interĂ©tatiques, le gouvernement requĂ©rant demeurerait tenu Ă  une diligence minimale en application de l’article 60 du règlement de la Cour, qui exigerait que la demande de satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 soit soumise sans dĂ©lai excessif. En l’espèce, un retard inacceptable serait imputable au gouvernement requĂ©rant.

19.  Le gouvernement turc rappelle que le gouvernement chypriote n’a soumis aucune demande de satisfaction Ă©quitable au cours de la procĂ©dure sur le fond. Dans ses observations Ă©crites du 22 novembre 1994, le gouvernement requĂ©rant n’aurait pas rĂ©clamĂ© de satisfaction Ă©quitable, mais aurait au contraire dĂ©clarĂ© que la requĂŞte interĂ©tatique avait Ă©tĂ© introduite « sans prĂ©judice des requĂŞtes individuelles dirigĂ©es contre la Turquie au titre de l’article 25 [article 34 actuel] de la Convention qui ont dĂ©jĂ  introduites ou qui le seront Ă  l’avenir Â». Chypre aurait ainsi choisi de donner la prioritĂ© Ă  la fonction de surveillance exercĂ©e par le ComitĂ© des Ministres et de ne pas demander de satisfaction Ă©quitable Ă  la Cour. Tel serait le choix que Chypre aurait fait Ă  l’époque, mais il aurait aussi pu en faire un autre. En effet, les articles 41 et 46 de la Convention ayant des buts diffĂ©rents, rien n’aurait empĂŞchĂ© le gouvernement chypriote de prĂ©senter en temps utile des demandes de satisfaction Ă©quitable parallèlement Ă  la procĂ©dure se dĂ©roulant sous la surveillance du ComitĂ© des Ministres. Le gouvernement turc estime qu’en tout Ă©tat de cause il appartenait au gouvernement chypriote d’engager le processus peu après le prononcĂ© de l’arrĂŞt au principal, sans attendre que la Cour fixe la procĂ©dure d’office. Le gouvernement requĂ©rant n’ayant pas procĂ©dĂ© ainsi, il n’aurait pas fait tout ce qui Ă©tait raisonnablement en son pouvoir pour faire connaĂ®tre ses prĂ©tentions. Dès lors, le comportement du gouvernement requĂ©rant devrait ĂŞtre interprĂ©tĂ© comme un renoncement implicite Ă  toute prĂ©tention formulĂ©e au titre de l’article 41 en l’espèce.

20.  Le gouvernement dĂ©fendeur ajoute que les demandes de satisfaction Ă©quitable n’ont Ă©tĂ© adressĂ©es Ă  la Cour qu’après l’adoption par celle-ci de son arrĂŞt de Grande Chambre Varnava et autres (prĂ©citĂ©), qui concernait une sĂ©rie de requĂŞtes individuelles introduites au titre de l’article 34, et que les sommes rĂ©clamĂ©es initialement par le gouvernement chypriote en l’espèce se montaient Ă  12 000 EUR pour chaque cas, soit le montant exact allouĂ© Ă  chaque requĂ©rant individuel dans l’affaire Varnava et autres. Pour le gouvernement dĂ©fendeur, cela signifie que l’arrĂŞt Varnava et autres, qui a selon lui limitĂ© les chances de succès pour les requĂ©rants individuels, a agi comme une sonnette d’alarme pour le gouvernement requĂ©rant et l’a incitĂ© Ă  revenir devant la Cour. Or, tant le principe de bonne foi que le respect de la règle de la force de chose jugĂ©e interdiraient au gouvernement chypriote de relancer maintenant la question : les Ă©ventuelles demandes de satisfaction Ă©quitable devraient ĂŞtre formulĂ©es dans le cadre de requĂŞtes individuelles (comme dans l’affaire Varnava et autres) plutĂ´t que dans celui de la prĂ©sente affaire interĂ©tatique.

21.  Le gouvernement turc considère que, le ComitĂ© des Nations unies pour les personnes disparues ayant Ă©normĂ©ment avancĂ© dans ses travaux depuis le prononcĂ© de l’arrĂŞt au principal, l’application de l’article 41 ne se justifie pas. Contrairement Ă  ce qu’allĂ©guerait le gouvernement chypriote, des progrès considĂ©rables auraient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s concernant la localisation et l’identification des restes des victimes, ce que la Cour aurait expressĂ©ment reconnu (Charalambous et autres c. Turquie (dĂ©c.), nos 46744/07 et autres, 3 avril 2012). Dès lors, la question des « personnes disparues Â» se muerait graduellement en une question des « personnes dĂ©cĂ©dĂ©es Â» ce qui, d’après l’arrĂŞt adoptĂ© par la Cour dans l’affaire Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27 novembre 2007), crĂ©erait par essence de nouvelles obligations procĂ©durales assorties de nouveaux dĂ©lais. On aurait ainsi, d’une part, la procĂ©dure de surveillance devant le ComitĂ© des Ministres, qui demeurerait effective et, d’autre part, les familles des personnes disparues, qui devraient maintenant attendre la renaissance de l’obligation procĂ©durale, suivant la règle Brecknell, pour faire protĂ©ger leurs intĂ©rĂŞts lĂ©gitimes.

22.  Le gouvernement turc soutient que les dispositions temporelles spĂ©cifiques de la Convention (telles qu’interprĂ©tĂ©es dans l’arrĂŞt Varnava et autres) doivent l’emporter sur les principes gĂ©nĂ©raux du droit international. Plus prĂ©cisĂ©ment, il ne serait pas possible de soumettre dans une affaire interĂ©tatique des prĂ©tentions qui, si elles avaient Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es dans le cadre d’une requĂŞte individuelle introduite en vertu de l’article 34, auraient Ă©tĂ© frappĂ©es de tardivetĂ©. Pour le gouvernement dĂ©fendeur, la Turquie subirait un prĂ©judice immense si des prĂ©tentions individuelles tardives pouvaient quand mĂŞme ĂŞtre soumises par le biais d’une demande de satisfaction Ă©quitable prĂ©sentĂ©e pratiquement neuf ans après le prononcĂ© de l’arrĂŞt sur le fond.

b)  ApprĂ©ciation de la Cour

23.  La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interprĂ©ter et s’appliquer dans le vide. En dĂ©pit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traitĂ© international Ă  interprĂ©ter conformĂ©ment aux normes et principes du droit international public, et notamment Ă  la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traitĂ©s (« la Convention de Vienne Â»). Au demeurant, la Cour n’a jamais considĂ©rĂ© les dispositions de la Convention comme le seul cadre de rĂ©fĂ©rence pour l’interprĂ©tation des droits et libertĂ©s qu’elle contient. Au contraire, elle doit Ă©galement prendre en considĂ©ration toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (voir, parmi beaucoup d’autres, Loizidou c. Turquie (fond), 18 dĂ©cembre 1996, § 43, Recueil des arrĂŞts et dĂ©cisions 1996‑VI, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne).

24.  La Cour admet que le droit international gĂ©nĂ©ral reconnaĂ®t en principe l’obligation pour le gouvernement requĂ©rant, dans un diffĂ©rend interĂ©tatique, d’agir sans dĂ©lai pour garantir la sĂ©curitĂ© juridique et ne pas causer de prĂ©judice disproportionnĂ© aux intĂ©rĂŞts lĂ©gitimes de l’État dĂ©fendeur. Ainsi, dans l’affaire de Certaines terres Ă  phosphates Ă  Nauru (Nauru c. Australie), exceptions prĂ©liminaires, C.I.J. Recueil 1992, p. 240), la Cour internationale de Justice a dit :

« 32.  La Cour reconnaĂ®t que, mĂŞme en l’absence de disposition conventionnelle applicable, le retard d’un État demandeur peut rendre une requĂŞte irrecevable. Elle note cependant que le droit international n’impose pas Ă  cet Ă©gard une limite de temps dĂ©terminĂ©e. La Cour doit par suite se demander Ă  la lumière des circonstances de chaque espèce si l’écoulement du temps rend une requĂŞte irrecevable.

(...)

36.  (...) La Cour estime que, eu Ă©gard tant Ă  la nature des relations existant entre l’Australie et Nauru qu’aux dĂ©marches ainsi accomplies, l’écoulement du temps n’a pas rendu la requĂŞte de Nauru irrecevable. Toutefois, il appartiendra Ă  la Cour, le moment venu, de veiller Ă  ce que le retard mis par Nauru Ă  la saisir ne porte en rien prĂ©judice Ă  l’Australie en ce qui concerne tant l’établissement des faits que la dĂ©termination du contenu du droit applicable. Â»

25.  Avant toute chose, la Cour rappelle que la prĂ©sente requĂŞte a Ă©tĂ© introduite en 1994 devant l’ancienne Commission europĂ©enne des droits de l’homme, conformĂ©ment aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrĂ©e en vigueur du Protocole no 11 Ă  la Convention (paragraphe 1 ci-dessus). En vertu du règlement intĂ©rieur de la Commission alors en vigueur, ni le gouvernement requĂ©rant dans une affaire interĂ©tatique ni les requĂ©rants individuels n’étaient tenus d’exposer en termes gĂ©nĂ©raux dans le formulaire de requĂŞte leur demande de satisfaction Ă©quitable. La Cour rappelle de plus que dans la lettre du 29 novembre 1999 qu’elle a adressĂ©e aux deux gouvernements, elle a expressĂ©ment donnĂ© pour instruction au gouvernement requĂ©rant de ne pas soumettre de demande de satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 de la Convention au stade de l’examen au fond (paragraphe 3 ci-dessus). Il est donc comprĂ©hensible qu’il ne l’ait pas fait. La Cour note aussi que, dans son arrĂŞt du 10 mai 2001, elle a dit « que la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se trouv[ait] pas en Ă©tat et qu’elle en ajourn[ait] l’examen Â» (chapitre VIII du dispositif). Aucun dĂ©lai ne fut donnĂ© aux parties pour la prĂ©sentation de leurs demandes de satisfaction Ă©quitable (paragraphes 2-4 ci-dessus). La Cour doit donc dĂ©terminer si, nonobstant l’absence de dĂ©lai, le fait pour le gouvernement chypriote de n’avoir soumis ses prĂ©tentions que le 11 mars 2010 ne rend pas sa demande irrecevable au regard des critères dĂ©finis dans l’affaire Nauru.

26.  La Cour estime que tel n’est pas le cas. Premièrement, contrairement au retard en cause dans l’affaire Nauru examinĂ©e par la Cour internationale de justice, le retard litigieux en l’espèce ne n’est pas produit avant l’introduction de la requĂŞte interĂ©tatique, mais entre l’arrĂŞt rendu par la Cour sur le fond de l’affaire et le contrĂ´le de l’exĂ©cution de cet arrĂŞt par le ComitĂ© des Ministres. Dans cet intervalle, les deux gouvernements pouvaient croire que la question de l’octroi Ă©ventuel d’une satisfaction Ă©quitable Ă©tait suspendue en attendant la suite des Ă©vĂ©nements. En leur qualitĂ© de parties Ă  la procĂ©dure, les deux gouvernements avaient alors une marge de manĹ“uvre relativement limitĂ©e puisqu’ils devaient se conformer aux instructions Ă©manant de la Cour. En outre, la question de la satisfaction Ă©quitable a Ă©tĂ© mentionnĂ©e Ă  plusieurs reprises au cours de la procĂ©dure sur le fond de l’affaire (paragraphes 2-3 ci-dessus). Dans l’arrĂŞt au principal, la question de l’octroi Ă©ventuel d’une satisfaction Ă©quitable a Ă©tĂ© ajournĂ©e, ce qui signifie de façon parfaitement claire que la Cour n’avait pas exclu d’en reprendre l’examen le moment venu. Ni l’une ni l’autre des parties ne pouvait donc raisonnablement penser que cette question Ă©chapperait Ă  tout examen ou que l’écoulement du temps conduirait Ă  son extinction ou la rendrait caduque. Enfin, ainsi qu’il le fait remarquer Ă  juste titre, le gouvernement chypriote n’a jamais formulĂ© de dĂ©claration indiquant explicitement ou implicitement qu’il aurait renoncĂ© Ă  son droit Ă  rĂ©clamer une satisfaction Ă©quitable. Tout au contraire, sa lettre du 31 aoĂ»t 2007 doit ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme une rĂ©affirmation claire et non Ă©quivoque de son intention d’exercer ce droit. Dans ces conditions, le gouvernement dĂ©fendeur n’est pas fondĂ© Ă  dire que la reprise de l’examen des prĂ©tentions du gouvernement requĂ©rant porterait prĂ©judice Ă  ses intĂ©rĂŞts lĂ©gitimes, puisqu’il devait raisonnablement s’attendre Ă  ce que la question revienne devant la Cour Ă  un moment donnĂ©. Ă€ la lumière de l’arrĂŞt Nauru prĂ©citĂ©, la Cour considère que, dans ce contexte, le « prĂ©judice Â» en cause est avant tout liĂ© aux intĂ©rĂŞts procĂ©duraux du gouvernement dĂ©fendeur (« l’établissement des faits [et] la dĂ©termination du contenu du droit applicable Â») et que c’est au gouvernement dĂ©fendeur qu’il incombe de dĂ©montrer de manière convaincante que pareil prĂ©judice est imminent ou probable. Or la Cour ne voit aucune preuve de cela en l’espèce.

27.  Pour autant que le gouvernement turc se rĂ©fère Ă  la procĂ©dure de surveillance devant le ComitĂ© des Ministres, la Cour rappelle que les constats de violation Ă©noncĂ©s dans ses arrĂŞts sont essentiellement de nature dĂ©claratoire et que, aux termes de l’article 46 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent Ă  se conformer aux arrĂŞts dĂ©finitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le ComitĂ© des Ministres Ă©tant chargĂ© de surveiller l’exĂ©cution de ces arrĂŞts (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 61, CEDH 2009). Ă€ cet Ă©gard, il ne faut pas confondre, d’une part, la procĂ©dure devant la Cour, qui est compĂ©tente pour conclure Ă  la violation de la Convention dans des arrĂŞts dĂ©finitifs auxquels les Parties contractantes sont tenues de se conformer (article 19 combinĂ© avec l’article 46 § 1 de la Convention) et pour allouer, le cas Ă©chĂ©ant, une satisfaction Ă©quitable (article 41 de la Convention) et, d’autre part, le mĂ©canisme de surveillance de l’exĂ©cution des arrĂŞts placĂ© sous la responsabilitĂ© du ComitĂ© des Ministres (article 46 § 2 de la Convention). En vertu de l’article 46, l’État partie est tenu non seulement de verser aux intĂ©ressĂ©s les sommes allouĂ©es par la Cour Ă  titre de satisfaction Ă©quitable, mais aussi de prendre dans son ordre juridique interne des mesures individuelles et/ou, le cas Ă©chĂ©ant, des mesures gĂ©nĂ©rales propres Ă  mettre un terme Ă  la violation constatĂ©e par la Cour et Ă  en effacer les consĂ©quences, l’objectif Ă©tant de placer le requĂ©rant dans une situation aussi proche que possible de celle dans laquelle il se trouverait s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de la Convention (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), prĂ©citĂ©, § 85). Bien qu’elles soient liĂ©es l’une Ă  l’autre, l’obligation de prendre des mesures individuelles et/ou gĂ©nĂ©rales et celle de payer la somme allouĂ©e Ă  titre de satisfaction Ă©quitable constituent deux formes de redressement distinctes, la première n’excluant en rien la seconde.

28.  Quant aux Ă©volutions survenues entre 2001 et 2010 dans le cadre de la procĂ©dure de surveillance devant le ComitĂ© des Ministres ou en rapport avec celle-ci, la Cour considère qu’elles sont sans aucun doute pertinentes pour apprĂ©cier sur le fond la demande de satisfaction Ă©quitable formulĂ©e par le gouvernement requĂ©rant. NĂ©anmoins, elles ne l’empĂŞchent nullement d’examiner cette demande.

29.  A la lumière de ce qui prĂ©cède, la Cour ne discerne aucune raison valable de considĂ©rer que la demande de satisfaction Ă©quitable Ă©mise par le gouvernement chypriote est tardive et de la dĂ©clarer irrecevable pour ce motif. Dès lors, elle rejette l’exception formulĂ©e par le gouvernement turc Ă  cet Ă©gard.

30.  La Cour rappelle par ailleurs que le 14 mars 2012 elle a invitĂ© le gouvernement requĂ©rant Ă  soumettre la version « dĂ©finitive Â» de ses prĂ©tentions au titre de l’article 41, et que les observations fournies en rĂ©ponse par ledit gouvernement le 18 juin 2012 doivent effectivement ĂŞtre considĂ©rĂ©es comme dĂ©finitives. Elle considère dès lors que le prĂ©sent arrĂŞt met un terme Ă  l’examen de la question.

2.  Sur l’applicabilitĂ© de l’article 41 de la Convention Ă  la prĂ©sente affaire

a)  Les arguments des parties

i.  Le gouvernement chypriote

31.  Le gouvernement requĂ©rant plaide que l’article 41 de la Convention est applicable aux affaires interĂ©tatiques en gĂ©nĂ©ral et Ă  la prĂ©sente espèce en particulier. Il explique d’abord que le texte mĂŞme de l’article 41 n’établit aucune distinction entre les affaires individuelles et les affaires interĂ©tatiques et que ces dernières ne sont pas expressĂ©ment exclues du champ d’application de la règle relative Ă  la satisfaction Ă©quitable. Il invoque ensuite le principe de l’effectivitĂ© des droits individuels protĂ©gĂ©s par la Convention. Il propose de considĂ©rer ce principe en tenant compte de deux autres normes dĂ©finies dans la jurisprudence de la Cour : d’une part, le statut de la Convention en tant qu’instrument de droit international public devant ĂŞtre interprĂ©tĂ© conformĂ©ment aux règles et principes codifiĂ©s dans la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traitĂ©s et, d’autre part, le but et l’objet spĂ©cifiques de la Convention en tant que traitĂ© international de protection des droits de l’homme. D’après le gouvernement chypriote, ces principes sont particulièrement pertinents lorsque l’on parle de la capacitĂ© de la Cour Ă  octroyer une satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 de la Convention, qui Ă  son sens constitue un moyen effectif d’assurer la mise en Ĺ“uvre de la Convention et d’inciter les Parties contractantes Ă  ne pas ignorer les arrĂŞts et dĂ©cisions de la Cour. En d’autres termes, il faudrait voir dans l’article 41 un outil important dont la Cour disposerait pour assurer le respect de ses propres arrĂŞts, qu’ils concernent des requĂŞtes individuelles introduites en vertu de l’article 34 de la Convention ou des requĂŞtes interĂ©tatiques soumises en vertu de l’article 33.

32.  Le gouvernement requĂ©rant s’appuie Ă©galement sur l’article 32 § 1 de la Convention, aux termes duquel « [l]a compĂ©tence de la Cour s’étend Ă  toutes les questions concernant l’interprĂ©tation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises dans les conditions prĂ©vues par les articles 33, 34, 46 et 47 Â». Selon lui, ces quatre articles, combinĂ©s avec l’article 32 § 1, doivent ĂŞtre considĂ©rĂ©s comme appartenant Ă  un tout structurĂ© : les articles 33, 34, 46 et 47 Ă©tabliraient diffĂ©rentes voies de saisine de la Cour mais ils ne dĂ©finiraient pas des sphères ou des types de compĂ©tence distincts pour la Cour. IndĂ©pendamment de la manière dont elle serait saisie d’une requĂŞte dirigĂ©e contre un État, la Cour conserverait des compĂ©tences identiques, dont celle d’allouer une satisfaction Ă©quitable. Il n’y aurait aucune bonne raison de penser autrement, car les droits fondamentaux en jeu seraient les mĂŞmes, voire plus sĂ©rieux, dans une affaire interĂ©tatique que dans une affaire individuelle ; de plus, les auteurs de la Convention n’auraient pas expressĂ©ment restreint dans le texte de l’article 41 la compĂ©tence de la Cour relativement aux requĂŞtes interĂ©tatiques ; enfin, rien n’indiquerait que la logique mĂŞme de cette disposition (ou de l’article 33) entraĂ®ne implicitement une restriction. Dès lors, on ne pourrait dire que la Cour dispose de moins de pouvoirs dans les affaires dont elle est saisie au moyen d’une requĂŞte interĂ©tatique que dans celles qui trouvent leur origine dans une requĂŞte individuelle.

33.  Le gouvernement chypriote ajoute que la Cour elle-mĂŞme a toujours implicitement considĂ©rĂ© l’article 41 comme applicable dans les affaires interĂ©tatiques, ce qui se reflĂ©terait tant dans son règlement que dans sa jurisprudence. Ă€ cet Ă©gard, il cite l’article 46 e) du règlement de la Cour, aux termes duquel le gouvernement requĂ©rant, dans une affaire interĂ©tatique, doit soumettre une requĂŞte donnant « les grandes lignes de la ou des demandes de satisfaction Ă©quitable Ă©ventuellement formulĂ©es au titre de l’article 41 de la Convention pour le compte de la ou des parties censĂ©ment lĂ©sĂ©es Â», ainsi que les articles 60 et 75 § 1 du règlement, qui d’après lui n’établissent pas de distinction entre les requĂŞtes individuelles et les requĂŞtes interĂ©tatiques.

34.  Pour ce qui est de la jurisprudence de la Cour, le gouvernement chypriote considère que la Cour elle-mĂŞme a reconnu, certes implicitement, mais tout Ă  fait clairement, que la règle de la satisfaction Ă©quitable s’applique aux affaires interĂ©tatiques. Ainsi, dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (18 janvier 1978, §§ 244-246, sĂ©rie A no 25), la Cour n’aurait pas dĂ©clarĂ© l’ancien article 50 inapplicable mais se serait bornĂ©e Ă  estimer « qu’il n’y a[vait] pas lieu [de l’]appliquer Â». De mĂŞme, en l’espèce, elle n’aurait pas Ă©cartĂ© la question de la satisfaction Ă©quitable mais en aurait simplement ajournĂ© l’examen.

35.  Enfin, le gouvernement requĂ©rant soutient que l’article 41 confère Ă  la Cour un pouvoir discrĂ©tionnaire. Tant la jurisprudence de la Cour que la doctrine auraient toujours soulignĂ© qu’en matière de satisfaction Ă©quitable l’application de l’article 41 est entièrement laissĂ©e Ă  l’apprĂ©ciation de la Cour pour toutes les affaires, y compris les affaires interĂ©tatiques. En l’espèce, la demande de satisfaction Ă©quitable Ă©manant du gouvernement chypriote ne porterait pas sur un dommage matĂ©riel causĂ© directement Ă  Chypre en tant qu’État mais viserait plutĂ´t Ă  l’octroi d’un dĂ©dommagement Ă  des individus lĂ©sĂ©s de ce pays pour des violations dĂ©jĂ  constatĂ©es par la Cour.

ii.  Le gouvernement turc

36.  Le gouvernement turc considère que d’une manière gĂ©nĂ©rale l’article 41 ne s’applique pas aux affaires interĂ©tatiques. En premier lieu, le dispositif de l’arrĂŞt au principal ne pourrait ĂŞtre interprĂ©tĂ© comme une reconnaissance, mĂŞme implicite, de l’applicabilitĂ© de la règle de la satisfaction Ă©quitable aux affaires interĂ©tatiques. Dans cet arrĂŞt, la Cour ne parlerait que de « l’éventuelle Â» application de l’article 41. Le gouvernement turc soutient aussi que l’arrĂŞt adoptĂ© par la Grande Chambre de la Cour dans l’affaire Varnava et autres (prĂ©citĂ©, § 118) doit ĂŞtre compris comme reconnaissant que la Cour n’est pas compĂ©tente pour accorder une satisfaction Ă©quitable dans une affaire interĂ©tatique. Il propose par ailleurs d’examiner l’article 41 de la Convention dans le contexte gĂ©nĂ©ral du droit de la responsabilitĂ© internationale, du droit de la protection diplomatique et des principes de la protection internationale des droits de l’homme. Tandis que l’article 33 de la Convention correspondrait fondamentalement Ă  la logique classique de la protection diplomatique (responsabilitĂ© directe d’État Ă  État), l’article 34 constituerait une dĂ©rogation Ă  cette logique : les particuliers pourraient, par le biais de requĂŞtes individuelles, agir directement contre un État supposĂ© avoir commis des actes rĂ©prĂ©hensibles et rĂ©clamer une satisfaction Ă©quitable sans avoir Ă  solliciter la protection diplomatique de l’État dont ils sont les ressortissants. Pour le gouvernement turc, cette description suffit pour conclure que l’article 41 de la Convention ne s’applique pas aux procĂ©dures interĂ©tatiques sauf, peut-ĂŞtre, dans les cas oĂą la violation a causĂ© un prĂ©judice direct Ă  l’État partie requĂ©rant. En d’autres termes, la portĂ©e de l’article 41 en tant que tel serait limitĂ©e en principe au mĂ©canisme des requĂŞtes individuelles.

37.  Ă€ l’appui de sa thèse selon laquelle l’article 41 n’est pas applicable aux requĂŞtes interĂ©tatiques, le gouvernement dĂ©fendeur soutient Ă©galement que les requĂŞtes de ce type ne sont pas motivĂ©es par l’intĂ©rĂŞt propre du requĂ©rant. Il invoque Ă  cet Ă©gard la jurisprudence de la Commission europĂ©enne des droits de l’homme, dont il ressortirait que l’État requĂ©rant dans une affaire interĂ©tatique ne fait pas valoir ses propres droits ou ceux de ses ressortissants mais dĂ©fend plutĂ´t l’ordre public europĂ©en (dĂ©cision de la Commission sur la recevabilitĂ© de la requĂŞte no 788/60, Autriche c. Italie, 11 janvier 1961, Annuaire, vol. 4, pp. 167-169). De fait, les requĂŞtes interĂ©tatiques viseraient Ă  dĂ©noncer des pratiques officielles donnant naissance Ă  des violations continues de la Convention. Les griefs soulevĂ©s dans une requĂŞte interĂ©tatique devraient par dĂ©finition ĂŞtre plus larges que ceux pouvant ĂŞtre Ă©noncĂ©s dans une requĂŞte individuelle, et ils devraient se rapporter Ă  des manquements systĂ©miques plutĂ´t qu’à des violations individuelles. Dans cette optique, le constat de violation rĂ©pondrait en lui-mĂŞme Ă  l’objectif visĂ© par une affaire interĂ©tatique. Tout requĂ©rant individuel aurait par ailleurs la possibilitĂ© d’introduire une requĂŞte auprès de la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention et d’obtenir une satisfaction Ă©quitable. Il serait donc erronĂ© de confondre ces deux procĂ©dures aux objectifs si diffĂ©rents.

38.  Invoquant la jurisprudence de la Cour, le gouvernement dĂ©fendeur considère que la satisfaction Ă©quitable prĂ©vue par l’article 41 de la Convention est conçue pour englober les traumatismes physiques ou psychologiques, les douleurs et souffrances, la dĂ©tresse, l’angoisse, la frustration, les sentiments d’injustice ou d’humiliation, l’incertitude prolongĂ©e, les bouleversements de la vie, etc. Or ces facteurs se rapporteraient exclusivement Ă  des prĂ©judices pouvant ĂŞtre subis par des requĂ©rants individuels, c’est-Ă -dire par des personnes physiques, et ils n’auraient pas de sens dans une requĂŞte interĂ©tatique. Pour ce qui est du règlement de la Cour, le gouvernement dĂ©fendeur soutient que l’emploi Ă  l’article 60 § 1 de la version anglaise du texte des pronoms personnels « his Â» et « her Â» (et non du pronom « its Â») montre que cette disposition ne concerne que les individus et non les États.

b)  ApprĂ©ciation de la Cour

39.  La Cour observe que jusqu’à prĂ©sent elle ne n’est penchĂ©e qu’une seule fois, dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (prĂ©citĂ©e), sur la question de l’applicabilitĂ© de la règle de la satisfaction Ă©quitable dans une affaire interĂ©tatique. Elle avait alors estimĂ© qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer cette règle (l’ancien article 50 de la Convention), le gouvernement requĂ©rant ayant expressĂ©ment dĂ©clarĂ© qu’il « ne pri[ait] pas la Cour d’accorder (...) une satisfaction Ă©quitable, sous la forme de dommages-intĂ©rĂŞts, Ă  telle personne victime d’une infraction Ă  la Convention Â» (Irlande c. Royaume-Uni, prĂ©citĂ©, §§ 245-246).

40.  La Cour rappelle par ailleurs que la logique gĂ©nĂ©rale de la règle de la satisfaction Ă©quitable (Ă©noncĂ©e Ă  l’article 41 et auparavant Ă  l’article 50 de la Convention), voulue par ses auteurs, dĂ©coule directement des principes de droit international public rĂ©gissant la responsabilitĂ© de l’État et doit ĂŞtre interprĂ©tĂ©e dans ce contexte. C’est ce que confirment les travaux prĂ©paratoires Ă  la Convention, aux termes desquels :

« [c]ette disposition est conforme au droit international en vigueur en matière de violation d’une obligation internationale par un Etat. La jurisprudence de la Cour europĂ©enne n’apportera donc sur ce point aucun Ă©lĂ©ment nouveau ou contraire au droit international existant. (....) Â» (rapport du ComitĂ© d’experts au ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe, 16 mars 1950 (doc. CP/WP 1(50) 15)).

41.  Le principe de droit international le plus important relativement Ă  la violation par un État d’une obligation dĂ©coulant d’un traitĂ© veut que « la violation d’un engagement entraĂ®ne l’obligation de rĂ©parer dans une forme adĂ©quate Â» (voir l’arrĂŞt rendu par la Cour permanente de Justice internationale dans l’Affaire relative Ă  l’usine de ChorzĂłw (compĂ©tence), arrĂŞt no 8, 1927, sĂ©rie A no 9, p. 21). En dĂ©pit du caractère spĂ©cifique de la Convention, la logique globale de l’article 41 ne diffère pas fondamentalement de celle qui gouverne les rĂ©parations en droit international public : « [i]l est une règle bien Ă©tablie du droit international, qu’un État lĂ©sĂ© est en droit d’être indemnisĂ©, par l’État auteur d’un fait internationalement illicite, des dommages rĂ©sultant de celui-ci Â» (voir l’arrĂŞt de la Cour internationale de Justice rendu dans l’affaire Projet Gabčikovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), C.I.J. Recueil 1997, p. 81, § 152). Il est Ă©galement bien Ă©tabli qu’une juridiction internationale qui a compĂ©tence pour connaĂ®tre d’une allĂ©gation mettant en cause la responsabilitĂ© d’un État a le pouvoir, en vertu de cette compĂ©tence, d’octroyer une rĂ©paration pour le dommage subi (voir l’arrĂŞt rendu par la Cour internationale de Justice dans l’affaire CompĂ©tence en matière de pĂŞcheries (RĂ©publique fĂ©dĂ©rale d’Allemagne c. Islande), fond, C.I.J. Recueil 1974, pp. 203-205, §§ 71-76).

42.  Dans ces conditions, gardant Ă  l’esprit la spĂ©cificitĂ© de l’article 41 en tant que lex specialis par rapport aux règles et principes gĂ©nĂ©raux du droit international, la Cour ne saurait interprĂ©ter cette disposition dans un sens Ă©troit et restrictif excluant les requĂŞtes interĂ©tatiques de son champ d’application. Au contraire, une interprĂ©tation large englobant les diffĂ©rents types de requĂŞte est confirmĂ©e par le libellĂ© de l’article 41, qui dispose que « la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e (en anglais, « to the injured party Â») (...) une satisfaction Ă©quitable Â», le mot « partie Â» (avec un p minuscule) devant ĂŞtre compris comme dĂ©signant l’une des parties Ă  la procĂ©dure devant la Cour. Ă€ cet Ă©gard, la rĂ©fĂ©rence au libellĂ© actuel de l’article 60 § 1 du règlement opĂ©rĂ©e par le gouvernement dĂ©fendeur (paragraphes 12 et 38 ci‑dessus) ne saurait passer pour convaincante. En rĂ©alitĂ©, ce texte, qui possède une valeur normative infĂ©rieure Ă  celle de la Convention elle‑mĂŞme, ne fait que reflĂ©ter la rĂ©alitĂ©, qui est qu’en pratique toutes les sommes allouĂ©es par la Cour au titre de la satisfaction Ă©quitable l’ont jusqu’à prĂ©sent Ă©tĂ© directement Ă  des requĂ©rants individuels.

43.  Dès lors, la Cour estime que l’article 41 de la Convention s’applique bien, en tant que tel, dans les affaires interĂ©tatiques. Toutefois, la question de savoir s’il se justifie d’accorder une satisfaction Ă©quitable Ă  l’État requĂ©rant doit ĂŞtre examinĂ©e et tranchĂ©e par la Cour au cas par cas, eu Ă©gard notamment au type de grief formulĂ© par le gouvernement requĂ©rant, Ă  la possibilitĂ© d’identifier les victimes des violations et Ă  l’objectif principal de la procĂ©dure, dans la mesure oĂą il ressort de la requĂŞte initialement introduite devant la Cour. La Cour admet qu’une requĂŞte introduite devant elle en vertu de l’article 33 de la Convention peut renfermer diffĂ©rents types de griefs visant des buts diffĂ©rents. En pareil cas, chaque grief doit ĂŞtre examinĂ© sĂ©parĂ©ment afin de dĂ©terminer s’il y a lieu d’octroyer une satisfaction Ă©quitable.

44.  Ainsi, une Partie contractante requĂ©rante peut par exemple se plaindre de problèmes gĂ©nĂ©raux (problèmes et dĂ©ficiences systĂ©miques, pratique administrative, etc.) concernant une autre Partie contractante. L’objectif principal du gouvernement requĂ©rant est alors de dĂ©fendre l’ordre public europĂ©en dans le cadre de la responsabilitĂ© collective qui incombe aux États en vertu de la Convention. En pareil cas, il peut ne pas ĂŞtre souhaitable d’accorder une satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 mĂŞme si le gouvernement requĂ©rant formule une demande Ă  cet effet.

45.  Il existe aussi une autre catĂ©gorie de griefs interĂ©tatiques, oĂą l’État requĂ©rant reproche Ă  une autre Partie contractante de violer des droits fondamentaux de ses ressortissants (ou d’autres personnes). En rĂ©alitĂ©, pareils griefs sont comparables en substance non seulement Ă  ceux soulevĂ©s dans une requĂŞte individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention mais aussi Ă  ceux qui peuvent ĂŞtre prĂ©sentĂ©s dans le cadre de la protection diplomatique, dĂ©finie comme « l’invocation par un État, par une action diplomatique ou d’autres moyens de règlement pacifique, de la responsabilitĂ© d’un autre État pour un prĂ©judice causĂ© par un fait internationalement illicite dudit État Ă  une personne physique ou morale ayant la nationalitĂ© du premier État en vue de la mise en Ĺ“uvre de cette responsabilitĂ© Â» (article premier du projet d’articles sur la protection diplomatique adoptĂ© par la Commission du droit international en 2006 – voir AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale, documents officiels, soixante et unième session, supplĂ©ment no 10 (A/61/10), ainsi que l’arrĂŞt de la Cour internationale de Justice dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (RĂ©publique de GuinĂ©e c. RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo), exceptions prĂ©liminaires, C.I.J. Recueil 2007, p. 599, § 39). Si la Cour accueille des griefs de ce type et conclut Ă  la violation de la Convention, il peut ĂŞtre opportun d’allouer une satisfaction Ă©quitable eu Ă©gard aux circonstances particulières de l’affaire et aux critères exposĂ©s au paragraphe 43 ci-dessus.

46.  Cela Ă©tant, il ne faut jamais oublier que, du fait de la nature mĂŞme de la Convention, c’est l’individu et non l’État qui est directement ou indirectement touchĂ© et principalement « lĂ©sĂ© Â» par la violation d’un ou de plusieurs des droits garantis par la Convention. Dès lors, si une satisfaction Ă©quitable est accordĂ©e dans une affaire interĂ©tatique, elle doit toujours l’être au profit de victimes individuelles. Ă€ cet Ă©gard, la Cour note que l’article 19 du projet d’articles sur la protection diplomatique prĂ©citĂ© recommande de « [t]ransfĂ©rer Ă  la personne lĂ©sĂ©e toute indemnisation pour le prĂ©judice obtenue de l’État responsable, sous rĂ©serve de dĂ©ductions raisonnables Â» (ibidem). De surcroĂ®t, dans l’affaire Diallo prĂ©citĂ©e, la Cour internationale de Justice a expressĂ©ment tenu Ă  rappeler que « l’indemnitĂ© accordĂ©e Ă  [l’État requĂ©rant], dans l’exercice par [celui]ci de sa protection diplomatique Ă  l’égard de M. Diallo, [Ă©tait] destinĂ©e Ă  rĂ©parer le prĂ©judice subi par celuici Â» (Ahmadou Sadio Diallo (RĂ©publique de GuinĂ©e c. RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo), indemnisation, C.I.J. Recueil 2012, p. 324, § 57).

47.  En l’espèce, la Cour constate que le gouvernement chypriote a soumis des demandes de satisfaction Ă©quitable en rĂ©paration de violations de la Convention commises Ă  l’égard de deux groupes de personnes suffisamment prĂ©cis et objectivement identifiables, Ă  savoir, d’une part, 1 456 personnes disparues et, d’autre part, les Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas. En d’autres termes, la rĂ©paration demandĂ©e ne vise pas Ă  indemniser l’État d’une violation de ses droits Ă  lui, mais Ă  dĂ©dommager des victimes individuelles comme cela a Ă©tĂ© exposĂ© au paragraphe 45 ci-dessus. Dans ces conditions, et pour autant que les personnes disparues et les habitants du Karpas sont concernĂ©s, la Cour considère que le gouvernement requĂ©rant a le droit de prĂ©senter une demande au titre de l’article 41 de la Convention et que l’octroi d’une satisfaction Ă©quitable serait justifiĂ© en l’espèce.

B.  PrĂ©tentions du gouvernement chypriote au titre de la satisfaction Ă©quitable

1.  Les arguments des parties

a)  PrĂ©tentions concernant les personnes disparues

i.  Le gouvernement chypriote

48.  Le gouvernement chypriote dĂ©clare que, vu l’issue que les affaires Varnava et autres (prĂ©citĂ©e) et Karefyllides et autres c. Turquie ((dĂ©c.), no 45503/99, 1er dĂ©cembre 2009) ont connue, il « apparaĂ®t dĂ©sormais qu’eu Ă©gard Ă  la jurisprudence rĂ©cente de la Cour en matière de recevabilitĂ©, les individus dĂ©sireux d’obtenir une rĂ©paration pour des violations continues concernant la disparition de membres de leur famille ne peuvent plus dĂ©poser de demandes auprès de la Cour (sauf preuves ou informations nouvelles de nature Ă  faire naĂ®tre dans le chef des autoritĂ©s l’obligation de prendre de nouvelles mesures d’enquĂŞte) Â». Le gouvernement requĂ©rant reconnaĂ®t qu’il convient d’exclure certaines des 1 485 personnes disparues mentionnĂ©es au paragraphe 119 de l’arrĂŞt au principal. Premièrement, le cas de neuf d’entre elles aurait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traitĂ© dans le cadre des requĂŞtes individuelles ayant fait l’objet de l’affaire Varnava et autres. Deuxièmement, on aurait exhumĂ© et identifiĂ© les restes de vingt-huit personnes, mais sans pouvoir Ă©tablir si elles avaient trouvĂ© la mort Ă  cause des actions de la Turquie ; il ne serait donc pas possible de formuler de demande pour ces personnes. En revanche, le gouvernement requĂ©rant insiste sur l’exactitude de la liste des personnes disparues, la partie turque n’ayant au demeurant jamais contestĂ© la validitĂ© de cette liste. Il rĂ©clame donc une satisfaction Ă©quitable pour 1 456 personnes.

49.  Le gouvernement chypriote ajoute que, dans ses observations initiales, il rĂ©clamait 12 000 EUR par personne disparue, cette somme correspondant au montant allouĂ© par la Cour pour chaque cas individuel dans l’affaire Varnava et autres, mais que dans la version dĂ©finitive de ses observations il a renoncĂ© Ă  cette demande, priant simplement la Cour d’octroyer une satisfaction Ă©quitable « Ă  un taux standard conforme au principe de l’équitĂ© Â». Ă€ cet Ă©gard, le gouvernement chypriote considère que la somme de 12 000 EUR par personne allouĂ©e dans l’affaire Varnava et autres ne correspond pas aux montants beaucoup plus Ă©levĂ©s allouĂ©s plus rĂ©cemment dans des affaires comparables sur le plan juridique. Il estime par ailleurs que c’est Ă  lui que la Cour devrait verser les sommes allouĂ©es au titre de la satisfaction Ă©quitable, Ă  charge pour lui de les reverser aux victimes individuelles, c’est-Ă -dire aux proches parents des personnes disparues.

ii.  Le gouvernement turc

50.  Le gouvernement turc plaide que dans l’arrĂŞt sur le fond la Cour n’a formulĂ© aucun constat prĂ©cis quant au nombre de personnes disparues. Dès lors, le gouvernement requĂ©rant ne serait pas fondĂ© Ă  formuler des demandes hypothĂ©tiques au nom de bĂ©nĂ©ficiaires non identifiĂ©s. ConformĂ©ment aux principes consacrĂ©s dans l’arrĂŞt Brecknell (prĂ©citĂ©), les proches parents des personnes disparues devraient dĂ©sormais attendre que renaisse l’obligation procĂ©durale. Compte tenu de l’écoulement du temps, le nombre de bĂ©nĂ©ficiaires potentiels pourrait avoir variĂ©, l’intĂ©rĂŞt juridique de certains pourrait avoir disparu, etc. En outre, il serait difficile de procĂ©der Ă  un calcul prĂ©cis des dommages et intĂ©rĂŞts. La situation aurait Ă©tĂ© aggravĂ©e par l’absence de toute action pendant près de neuf ans depuis le prononcĂ© de l’arrĂŞt sur le fond, ce qui ne serait pas imputable Ă  la Turquie.

b)  PrĂ©tentions concernant les habitants de la pĂ©ninsule du Karpas

i.  Le gouvernement chypriote

51.  Dans ses observations du 18 juin 2012, le gouvernement chypriote rĂ©clame une satisfaction Ă©quitable non seulement pour les personnes disparues, mais aussi pour les violations des droits de l’homme que la Grande Chambre a jugĂ© avoir Ă©tĂ© commises Ă  l’égard des Chypriotes grecs de la pĂ©ninsule du Karpas. Il prĂ©cise que ces nouvelles prĂ©tentions concernent les violations des articles 3, 8, 9, 10 et 13 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 auxquelles la Cour a conclu, et il souligne qu’elles ne se rapportent pas Ă  la violation du droit de propriĂ©tĂ© garanti par l’article 1 du Protocole no 1.

52.  Ă€ cet Ă©gard, le gouvernement chypriote demande ce qui suit :

« Etant donnĂ© que les habitants du Karpas n’ont pas seulement Ă©tĂ© victimes de violations uniques et isolĂ©es de leurs droits (comme dans les affaires prĂ©citĂ©es), mais qu’ils ont subi pendant de nombreuses annĂ©es des violations rĂ©pĂ©tĂ©es, couvertes par l’État et motivĂ©es par leur origine raciale, les critères rappelĂ©s ci-dessus semblent suggĂ©rer une modeste indemnitĂ© pour prĂ©judice moral d’au moins 50 000 GBP par personne. Il convient Ă  cet Ă©gard de rappeler que la Cour a conclu que les actes de la Turquie ont bafouĂ© la dignitĂ© des membres de la communautĂ© du Karpas et violĂ© le principe mĂŞme de respect de la dignitĂ© humaine.

1)  La Cour devrait ordonner Ă  la Turquie de verser Ă  Chypre la somme de 50 000 GBP par Chypriote grec ayant rĂ©sidĂ© dans la pĂ©ninsule du Karpas entre juillet 1974 et la date de l’arrĂŞt rendu par la Grande Chambre en mai 2001 (Chypre reversera ensuite les indemnitĂ©s aux victimes ou Ă  leurs hĂ©ritiers (...)) ;

2)  Le nombre des habitants concernĂ©s devrait ĂŞtre dĂ©terminĂ© d’un commun accord entre les parties dans les six mois suivant la dĂ©cision de la Cour et, en l’absence d’accord, ĂŞtre arrĂŞtĂ© par le prĂ©sident de la Cour sur le fondement des preuves et observations Ă©crites relatives au nombre et Ă  la localisation des habitants et de leurs hĂ©ritiers. Â»

ii.  Le gouvernement turc

53.  Le gouvernement turc souligne d’emblĂ©e qu’il a fallu au gouvernement chypriote plus de onze ans après le prononcĂ© de l’arrĂŞt au principal pour soumettre ces demandes. Il ajoute que le gouvernement chypriote n’a fait aucun effort pour dĂ©terminer le nombre de bĂ©nĂ©ficiaires potentiels. Enfin, il indique que les allĂ©gations du gouvernement chypriote concernent des faits qui remontent Ă  1974, alors que l’ancienne Commission avait dĂ©clarĂ© dans son rapport qu’elle ne pouvait examiner que les seules allĂ©gations relatives Ă  des violations censĂ©es avoir Ă©tĂ© commises au cours des six mois prĂ©cĂ©dant la date d’introduction de la requĂŞte.

54.  Le gouvernement turc explique en outre que les conditions de vie dans le Karpas se sont amĂ©liorĂ©es et que la « RTCN Â» possède un système judiciaire opĂ©rationnel et accessible aux Chypriotes grecs vivant dans la partie nord de Chypre.

55.  Le gouvernement turc plaide que l’article 41 ne crĂ©e pas un droit Ă  une satisfaction Ă©quitable, et il ajoute que le texte mĂŞme de cette disposition prĂ©voit une part de discrĂ©tion. Dans le contexte de la prĂ©sente affaire, la Cour devrait selon lui tenir compte du processus d’exĂ©cution en cours devant le ComitĂ© des Ministres. Enfin, la Convention ne garantirait pas un droit Ă  des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs : la Cour aurait toujours rejetĂ© pareilles demandes. En l’espèce, la Cour devrait dire que le constat de violation contenu dans l’arrĂŞt sur le fond constitue une satisfaction suffisante.

2.  ApprĂ©ciation de la Cour

56.  La Cour rĂ©itère la dĂ©claration gĂ©nĂ©rale qu’elle a formulĂ©e dans l’arrĂŞt Varnava et autres (prĂ©citĂ©) et qui est Ă©galement pertinente pour l’octroi de dommages et intĂ©rĂŞts dans une affaire interĂ©tatique :

« 224.  La Cour observe qu’aucune disposition ne prĂ©voit expressĂ©ment le versement d’une indemnitĂ© pour dommage moral. Dans son approche concernant l’octroi d’une satisfaction Ă©quitable, qui varie d’une affaire Ă  l’autre, la Cour Ă©tablit une distinction entre les situations oĂą le requĂ©rant a subi un traumatisme Ă©vident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la dĂ©tresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongĂ©e, une perturbation dans sa vie ou une vĂ©ritable perte de chances (...) et les situations oĂą la reconnaissance publique, dans un arrĂŞt contraignant pour l’État contractant, du prĂ©judice souffert par le requĂ©rant reprĂ©sente en soi une forme efficace de rĂ©paration. Dans de nombreuses affaires, le constat par la Cour de la non‑conformitĂ© aux normes de la Convention d’une loi, d’une procĂ©dure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la situation (...). Toutefois, dans certaines situations, l’impact de la violation peut ĂŞtre considĂ©rĂ© comme Ă©tant d’une nature et d’un degrĂ© propres Ă  avoir portĂ© au bien-ĂŞtre moral du requĂ©rant une atteinte telle que cette rĂ©paration ne suffit pas. Ces Ă©lĂ©ments ne se prĂŞtent pas Ă  un calcul ou Ă  une quantification prĂ©cise. La Cour n’a pas non plus pour rĂ´le d’agir comme une juridiction nationale appelĂ©e, en matière civile, Ă  dĂ©terminer les responsabilitĂ©s et octroyer des dommages‑intĂ©rĂŞts. Elle est guidĂ©e par le principe de l’équitĂ©, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, Ă©quitable et raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-Ă -dire non seulement de la situation du requĂ©rant, mais aussi du contexte gĂ©nĂ©ral dans lequel la violation a Ă©tĂ© commise. Les indemnitĂ©s qu’elle alloue pour prĂ©judice moral ont pour objet de reconnaĂ®tre le fait qu’une violation d’un droit fondamental a entraĂ®nĂ© un dommage moral et elles sont chiffrĂ©es de manière Ă  reflĂ©ter approximativement la gravitĂ© de ce dommage. Elles ne visent pas et ne doivent pas viser Ă  fournir au requĂ©rant, Ă  titre compassionnel, un confort financier ou un enrichissement aux dĂ©pens de la Partie contractante concernĂ©e. Â»

La Cour a aussi soulignĂ© que « les requĂ©rants [dans cette affaire] [Ă©taient] restĂ©s pendant des dĂ©cennies dans l’ignorance, ce qui [avait] dĂ» profondĂ©ment les marquer Â» (Varnava et autres, prĂ©citĂ©, § 225).

57.  La Cour se bornera Ă  ajouter Ă  cela qu’il ne fait aucun doute que les habitants du Karpas que l’arrĂŞt au principal a jugĂ©s victimes de violations de leurs droits garantis par les articles 3, 8, 9, 10 et 13 de la Convention et par l’article 2 du Protocole no 1 ont Ă©prouvĂ© des sentiments d’impuissance, de dĂ©tresse et d’angoisse pendant de longues annĂ©es.

58.  Eu Ă©gard Ă  l’ensemble des circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour, statuant en Ă©quitĂ©, juge raisonnable d’allouer au gouvernement chypriote les sommes globales de 30 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les parents survivants des personnes disparues et de 60 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les habitants enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas, plus tout montant pouvant ĂŞtre dĂ» Ă  titre d’impĂ´t ou de taxe sur ces sommes. Celles-ci doivent ĂŞtre distribuĂ©es par le gouvernement requĂ©rant aux victimes individuelles des violations de ces deux chefs constatĂ©es dans l’arrĂŞt au principal (voir, mutatis mutandis, l’arrĂŞt de la Cour internationale de Justice dans l’affaire Diallo (indemnisation), prĂ©citĂ©).

59.  La Cour rappelle de surcroĂ®t que, conformĂ©ment Ă  l’article 46 § 2 de la Convention, il incombe au ComitĂ© des Ministres de surveiller l’exĂ©cution es arrĂŞts de la Cour. Dans les circonstances particulières de l’espèce, elle estime qu’il appartient au gouvernement chypriote, sous la supervision du ComitĂ© des Ministres, de mettre en place un mĂ©canisme effectif pour la distribution des sommes prĂ©citĂ©es aux victimes individuelles. Cette distribution devra ĂŞtre effectuĂ©e par le gouvernement dĂ©fendeur dans un dĂ©lai de dix-huit mois Ă  compter de la date du versement ou dans tout autre dĂ©lai que le ComitĂ© des Ministres jugera appropriĂ©.

C.  IntĂ©rĂŞts moratoires

60.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂŞts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂŞt de la facilitĂ© de prĂŞt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

 

II.  LA DEMANDE DU GOUVERNEMENT CHYPRIOTE TENDANT AU PRONONCÉ D’UN « ARRĂŠT DÉCLARATOIRE Â»

 

61.  Dans sa demande du 25 novembre 2011, le gouvernement chypriote prie la Cour d’adopter un « arrĂŞt dĂ©claratoire Â» indiquant :

« i)  que la Turquie doit, en vertu de l’article 46, se conformer Ă  l’arrĂŞt rendu dans l’affaire Chypre c. Turquie en s’abstenant d’autoriser ou de tolĂ©rer la vente et l’exploitation illĂ©gales des logements et biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre, de participer Ă  ces pratiques ou de faire preuve, de quelque autre manière que ce soit, de complicitĂ© Ă  cet Ă©gard ;

ii)  que ces obligations dĂ©coulant de l’article 46 ne sont pas Ă©teintes du fait de la dĂ©cision d’irrecevabilitĂ© rendue par la Cour dans l’affaire Demopoulos. Â»

62.  La Cour observe qu’en vertu de l’article 46 et donc de ses obligations internationales l’État dĂ©fendeur est tenu de se conformer Ă  l’arrĂŞt au principal. Elle rĂ©affirme le principe gĂ©nĂ©ral voulant que l’État dĂ©fendeur demeure libre de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique dĂ©coulant de ladite disposition et que la surveillance de l’exĂ©cution des arrĂŞts de la Cour relève de la responsabilitĂ© du ComitĂ© des Ministres.

63.  La Cour considère que dès lors qu’il est clair que le gouvernement dĂ©fendeur est en tout Ă©tat de cause formellement liĂ© par les clauses pertinentes de l’arrĂŞt au principal, il n’y a pas lieu d’examiner la question de savoir si la Convention lui donne compĂ©tence pour prononcer un « arrĂŞt dĂ©claratoire Â» ainsi que le demande le gouvernement requĂ©rant. Elle rappelle Ă  cet Ă©gard qu’elle a conclu Ă  la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que les Chypriotes grecs possĂ©dant des biens dans la partie nord de Chypre se sont vu refuser l’accès Ă  leurs biens, la maĂ®trise, l’usage et la jouissance de ceux-ci ainsi que toute rĂ©paration de l’ingĂ©rence dans leur droit de propriĂ©tĂ© (partie III, point 4. du dispositif de l’arrĂŞt au principal). Partant, il incombe au ComitĂ© des Ministres de veiller Ă  ce que le gouvernement dĂ©fendeur donne son plein effet Ă  cette conclusion, contraignante en vertu de la Convention et Ă  laquelle il ne s’est pas encore conformĂ©. Pour la Cour, la mise en Ĺ“uvre de ladite conclusion est incompatible avec toute forme de permission, de participation, d’acquiescement ou de complicitĂ© Ă  l’égard d’actes illĂ©gaux de vente ou d’exploitation de logements ou autres biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre. Par ailleurs, la dĂ©cision Demopoulos et autres (prĂ©citĂ©e), dans laquelle la Cour a conclu que les requĂŞtes soumises par des individus pour se plaindre de la violation de leur droit de propriĂ©tĂ© devaient ĂŞtre rejetĂ©es pour non-Ă©puisement des voies de recours internes, ne peut en elle-mĂŞme ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme rĂ©glant la question du respect par la Turquie de la partie III du dispositif de l’arrĂŞt au principal adoptĂ© dans la prĂ©sente affaire interĂ©tatique.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Dit, par seize voix contre une, que le temps Ă©coulĂ© depuis le prononcĂ©, le 10 mai 2001, de l’arrĂŞt au principal n’a pas rendu irrecevables les demandes formulĂ©es par le gouvernement requĂ©rant au titre de l’article 41 de la Convention ;

 

2.  Dit, par seize voix contre une, que l’article 41 s’applique en l’espèce pour autant que les personnes disparues sont concernĂ©es ;

 

3.  Dit, par quinze voix contre deux, que l’article 41 s’applique en l’espèce pour autant que les Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas sont concernĂ©s ;

 

4.  Dit, par quinze voix contre deux,

a)  que l’État dĂ©fendeur doit verser au gouvernement requĂ©rant, dans les trois mois, 30 000 000 EUR (trente millions d’euros), plus tout montant pouvant ĂŞtre dĂ» Ă  titre d’impĂ´t ou de taxe, pour le dommage moral subi par les familles des personnes disparues ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ce montant sera Ă  majorer d’un intĂ©rĂŞt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂŞt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

c)  que ce montant sera distribuĂ© par le gouvernement requĂ©rant aux victimes individuelles, sous la surveillance du ComitĂ© des Ministres, dans un dĂ©lai de dix-huit mois Ă  compter de la date de versement ou dans tout autre dĂ©lai que le ComitĂ© des Ministres jugera appropriĂ© ;

 

5.  Dit, par quinze voix contre deux,

a)  que l’État dĂ©fendeur doit verser au gouvernement requĂ©rant, dans les trois mois, 60 000 000 EUR (soixante millions d’euros), plus tout montant pouvant ĂŞtre dĂ» Ă  titre d’impĂ´t ou de taxe, pour le dommage moral subi par les Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ce montant sera Ă  majorer d’un intĂ©rĂŞt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂŞt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

c)  que ce montant sera distribuĂ© par le gouvernement requĂ©rant aux victimes individuelles, sous la surveillance du ComitĂ© des Ministres, dans un dĂ©lai de dix-huit mois Ă  compter de la date de versement ou dans tout autre dĂ©lai que le ComitĂ© des Ministres jugera appropriĂ©.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 mai 2014.

Michael O’Boyle                                                                   Josep Casadevall
   Greffier adjoint                                                                          Président

Au prĂ©sent arrĂŞt se trouve joint, conformĂ©ment aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposĂ© des opinions sĂ©parĂ©es suivantes :

–  opinion concordante commune aux juges Zupančič, Gyulumyan, David ThĂłr Björgvinsson, Nicolaou, SajĂł, Lazarova Trajkovska, Power-Forde, Vučinić et Pinto de Albuquerque ;

–  opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, Ă  laquelle se rallie le juge Vučinić ;

–  opinion en partie concordante des juges Tulkens, Vajić, Raimondi et Bianku, Ă  laquelle se rallie la juge Karakaş ;

–  opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Casadevall ;

–  opinion dissidente de la juge Karakaş.

J.C.M.
M.O’B.


OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES ZUPANČIČ, GYULUMYAN, DAVID THĂ“R BJĂ–RGVINSSON, NICOLAOU, SAJĂ“, LAZAROVA TRAJKOVSKA, POWER-FORDE, VUČINIĆ ET PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

 

Le présent arrêt annonce le début d’une nouvelle ère dans le domaine de la mise en œuvre des droits de l’homme défendus par la Cour, et il marque une étape importante s’agissant du respect de l’état de droit en Europe. C’est la première fois dans l’histoire de la Cour que celle-ci formule une déclaration spécifique au sujet de la portée et de l’effet de l’un de ses arrêts dans le contexte de l’exécution.

La dĂ©claration de la Cour, exprimĂ©e en termes clairs et forts, porte sur un aspect particulier du processus d’exĂ©cution toujours pendant devant le ComitĂ© des Ministres. Sa signification a d’autant plus de puissance que la Cour indique que, dans les circonstances de l’espèce, cette dĂ©claration rend en elle-mĂŞme inutile de rechercher si, aux fins de l’article 46 de la Convention, il y a lieu d’adopter un arrĂŞt dĂ©claratoire formel au titre de l’article 41. La Cour a parlĂ© ; il lui reste Ă  ĂŞtre entendue.


 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE, Ă€ LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE VUČINIĆ

(Traduction)

 

1.  L’arrĂŞt Chypre c. Turquie (satisfaction Ă©quitable) constitue la contribution la plus importante Ă  la paix en Europe dans l’histoire de la Cour europĂ©enne des droits de l’homme (« la Cour Â»). La Cour non seulement y reconnaĂ®t que l’article 41 de la Convention europĂ©enne des droits de l’homme (« la Convention Â») s’applique aux requĂŞtes interĂ©tatiques et y Ă©labore des critères pour l’apprĂ©ciation du dĂ©lai de prĂ©sentation des demandes de satisfaction Ă©quitable dans ce cadre, mais elle y octroie aussi des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs Ă  l’État requĂ©rant[1]. Le message adressĂ© aux États membres du Conseil de l’Europe est clair : les États membres qui font la guerre, envahissent d’autres États membres ou soutiennent une intervention armĂ©e Ă©trangère dans d’autres États membres doivent payer pour leurs actes illĂ©gaux et les consĂ©quences de ces actes, tandis que les victimes et leurs familles, et les États dont ils sont ressortissants, ont un droit acquis et exĂ©cutoire Ă  ĂŞtre dĂ»ment et totalement dĂ©dommagĂ©s par l’État belligĂ©rant responsable. On ne peut plus tolĂ©rer en Europe la guerre et ses consĂ©quences tragiques, et les États membres qui ne respectent pas ce principe doivent rĂ©pondre de leurs actes devant la justice, sans prĂ©judice d’autres consĂ©quences sur le plan politique.

Eu Ă©gard Ă  l’importance historique de cet arrĂŞt et Ă  son raisonnement succinct et parfois Ă©quivoque, j’estime qu’il est de mon devoir d’indiquer les raisons pour lesquelles je souscris aux conclusions de la Cour. C’est pourquoi mon opinion traitera des questions suivantes : le pouvoir de la Cour d’octroyer une rĂ©paration dans les affaires interĂ©tatiques, le dĂ©lai de prĂ©sentation des demandes de satisfaction Ă©quitable dans les affaires interĂ©tatiques, le caractère punitif des dommages et intĂ©rĂŞts octroyĂ©s au titre de la Convention en gĂ©nĂ©ral et dans le cas d’espèce en particulier, et le pouvoir de la Cour de prononcer un arrĂŞt dĂ©claratoire sur la cessation de violations continues[2].

Le pouvoir de la Cour d’octroyer une satisfaction équitable dans les affaires interétatiques

2.  L’article 41 de la Convention n’interdit pas d’octroyer une satisfaction Ă©quitable dans les affaires interĂ©tatiques. De plus, l’article 46 du règlement de la Cour Ă©nonce la possibilitĂ© de soumettre des demandes de satisfaction Ă©quitable dans le cadre d’une requĂŞte Ă©tatique en termes tout Ă  fait clairs. Le fait que l’article 60 du règlement emploie dans la version anglaise les pronoms personnels « his Â» et « her Â» et non le pronom « its Â» n’a rien de dĂ©cisif puisque cette disposition passe naturellement après l’article 46, qui expose le contenu d’une requĂŞte Ă©tatique, et en tout Ă©tat de cause après la Convention elle-mĂŞme.

3.  Au cours des phases prĂ©cĂ©dentes de cette affaire, la Cour a explicitement admis cette interprĂ©tation de la Convention en reconnaissant dans trois dĂ©clarations formelles diffĂ©rentes que la question de la satisfaction Ă©quitable pouvait ĂŞtre soulevĂ©e par l’État demandeur dans le cadre d’une procĂ©dure distincte postĂ©rieure Ă  l’arrĂŞt sur le fond. Ces dĂ©clarations se trouvent a) dans la note du prĂ©sident de la Cour du 10 novembre 1999, oĂą il indique que « [u]ne audience sera consacrĂ©e Ă  la recevabilitĂ© et au fond de la requĂŞte et dĂ©bouchera sur un arrĂŞt, et ce sans prĂ©judice de la nĂ©cessitĂ© d’organiser une procĂ©dure distincte pour examiner les demandes au titre de l’article 41 pour le cas oĂą la Cour conclurait qu’il y a eu une (des) violation(s) sur le fond Â»[3] ; b) dans les instructions donnĂ©es par la Cour aux parties le 29 novembre 1999, Ă  savoir que « [l]e gouvernement requĂ©rant n’est pas tenu de soumettre de demande de satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 de la Convention Ă  ce stade de la procĂ©dure. Une autre procĂ©dure sera consacrĂ©e Ă  cette question en fonction de la conclusion Ă  laquelle la Cour parviendra sur le fond de l’affaire Â» ; et c) dans l’arrĂŞt de Grande Chambre du 10 mai 2001 lui-mĂŞme, aux termes duquel la Cour « [d]it, Ă  l’unanimitĂ©, que la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en Ă©tat et qu’elle en ajourne l’examen Â»[4]. S’agissant du dommage moral particulier subi par les habitants du Karpas, c’est la Grande Chambre qui a invitĂ© le gouvernement requĂ©rant Ă  prĂ©senter la « version dĂ©finitive Â» de ses prĂ©tentions. Rien n’empĂŞchait l’État requĂ©rant de mentionner de nouvelles demandes civiles en rĂ©ponse Ă  l’invitation de la Cour du moment qu’elles se rapportaient Ă  des violations constatĂ©es dans l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001. La demande soumise au sujet des habitants du Karpas se rapportant aux violations constatĂ©es dans l’arrĂŞt de Grande Chambre, elle entre donc dans la compĂ©tence de la Cour.

4.  Le principal argument avancĂ© par l’État dĂ©fendeur contre la recevabilitĂ© de la prĂ©sente demande a Ă©tĂ© que le système de la Convention, par principe, ne permet pas de greffer des demandes individuelles au titre de l’article 41 sur une requĂŞte interĂ©tatique. Ce point de vue est erronĂ©. La dĂ©claration de principe de la Cour quant Ă  la possibilitĂ© d’accorder une rĂ©paration dans les affaires interĂ©tatiques est conforme au sens traditionnel de l’ancien article 50 de la Convention, en tant que norme ne crĂ©ant que des obligations interĂ©tatiques[5], et au droit Ă  la protection diplomatique, d’après lequel tout État peut jouer le rĂ´le de demandeur s’agissant d’un prĂ©judice subi par ses ressortissants[6]. Le fait que de nos jours des individus puissent, par le biais de requĂŞtes individuelles, engager une action contre l’État auteur d’actes rĂ©prĂ©hensibles sans avoir Ă  solliciter la protection diplomatique de l’État dont ils sont les ressortissants ne signifie pas que la protection diplomatique n’a plus cours, ni mĂŞme qu’elle a perdu de son importance. Une voie de droit n’exclut pas l’autre. Les requĂŞtes introduites au titre de l’article 33 n’ont pas toutes exclusivement pour but de dĂ©fendre l’ordre public europĂ©en ; elles peuvent aussi en mĂŞme temps chercher Ă  faire protĂ©ger et servir les intĂ©rĂŞts d’un ou de plus d’un des ressortissants de l’État requĂ©rant[7]. En fait, les droits en jeu dans une demande au titre de l’article 41 sont les mĂŞmes que ceux en jeu dans une demande au titre de l’article 33, et la dĂ©cision de recourir Ă  ce dernier article ne fait que reflĂ©ter la plus grande Ă©chelle des violations allĂ©guĂ©es, ce qui Ă  son tour justifie que la Cour use de pouvoirs non pas moins grands, mais plus grands.

5.  Enfin, la Cour serait privĂ©e d’un instrument crucial pour accomplir sa mission de protection des droits de l’homme si elle n’avait pas le pouvoir d’allouer des dommages et intĂ©rĂŞts dans les affaires interĂ©tatiques. Ainsi, l’octroi de dommages et intĂ©rĂŞts dans ce type d’affaire peut passer, sinon pour un pouvoir explicite, du moins pour un pouvoir implicite de la Cour[8]. En bref, l’interprĂ©tation tĂ©lĂ©ologique de la Convention renforce la conclusion dĂ©jĂ  imposĂ©e par la construction systĂ©mique, historique et textuelle tant de la Convention que du règlement de la Cour, la pratique de la Cour et les principes pertinents du droit international public Ă©tablis dans la Convention de Vienne sur le droit des traitĂ©s et complĂ©tĂ©s dans les projets d’articles sur la protection diplomatique et sur la responsabilitĂ© de l’État pour fait internationalement illicite, et dans la jurisprudence internationale.

Le délai de présentation des demandes de satisfaction équitable dans les affaires interétatiques

6.  D’une manière gĂ©nĂ©rale, un État peut perdre le droit d’invoquer la responsabilitĂ© d’un autre État dans deux cas de figure : renonciation ou prescription. Tout comme un État peut explicitement renoncer Ă  ce droit, il peut aussi, par son comportement, entraĂ®ner la prescription de sa demande. Un tel comportement peut par exemple ĂŞtre d’avoir laissĂ© passer un dĂ©lai dĂ©raisonnable entre le moment oĂą les Ă©vĂ©nements Ă  l’origine de la demande sont survenus, ou celui oĂą l’État en a eu connaissance, et la prĂ©sentation de la demande.

7.  A l’époque oĂą l’affaire a Ă©tĂ© initialement introduite devant l’ancienne Commission, en 1994, ni la Convention ni le règlement de la Cour ne prĂ©voyaient l’obligation de soumettre une demande de satisfaction Ă©quitable. En outre, le droit international en gĂ©nĂ©ral ne prĂ©voyait alors pas de dĂ©lai particulier pour prĂ©senter une telle demande, et il n’en prĂ©voit toujours pas. Le prĂ©cĂ©dent pertinent en droit international est l’affaire Nauru c. Australie, oĂą la CIJ est parvenue Ă  deux conclusions : premièrement que l’écoulement du temps a bien une incidence sur la question de la recevabilitĂ© de demandes de satisfaction Ă©quitable dans une affaire interĂ©tatique et, deuxièmement, qu’un dĂ©lai de vingt et un ans entre le moment oĂą le requĂ©rant est en mesure de prĂ©senter une demande d’indemnisation et le moment de cette prĂ©sentation ne rend pas la demande irrecevable[9]. Il est cependant douteux que le prĂ©cĂ©dent Nauru s’applique Ă  un dĂ©lai dans une procĂ©dure judiciaire pendante[10]. On peut aussi lĂ©gitimement faire valoir que ce prĂ©cĂ©dent ne s’applique pas lorsque les demandes se rapportent Ă  des situations de violations continues telles que des disparitions forcĂ©es et les violations continues des droits des habitants du Karpas garantis par la Convention[11]. MĂŞme si ce prĂ©cĂ©dent s’appliquait dans le cas d’espèce, la demande en question serait recevable. Dans l’affaire Nauru, la pĂ©riode Ă  considĂ©rer Ă©tait de vingt et un ans, alors qu’elle est beaucoup plus courte dans l’affaire Chypre c. Turquie. Dans Nauru, vingt et un ans s’étaient Ă©coulĂ©s entre le moment oĂą le requĂ©rant Ă©tait en mesure de prĂ©senter la demande de rĂ©paration (1968) et la date Ă  laquelle il a soumis formellement sa demande (1989)[12]. Dans l’affaire Chypre c. Turquie, neuf ans ont sĂ©parĂ© le prononcĂ© de l’arrĂŞt au principal (2001) et la prĂ©sentation de la demande de satisfaction Ă©quitable concernant les personnes disparues (2010) et six ans seulement la date de l’arrĂŞt (2001) et celle Ă  laquelle le gouvernement requĂ©rant a fait part de son intention de soumettre une telle demande (2007)[13]. S’agissant des habitants du Karpas, le dĂ©lai qui s’est Ă©coulĂ© entre l’arrĂŞt au principal (2001) et la prĂ©sentation de la demande (le 21 juin 2012) est de onze ans, mais la situation avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© portĂ©e Ă  l’attention de la Cour deux ans auparavant[14], ce qui donne un dĂ©lai de neuf ans[15].

8.  De surcroĂ®t, une raison plausible explique le temps qu’il a fallu au gouvernement chypriote pour prĂ©senter la demande de rĂ©paration Ă  l’étude ; pour le dire sans ambages, il s’agit de la rĂ©ticence du gouvernement turc Ă  rĂ©agir aux efforts dĂ©ployĂ©s par le ComitĂ© des Ministres pour rĂ©soudre la question. L’impasse dans laquelle se trouve la procĂ©dure devant le ComitĂ© des Ministres est manifeste eu Ă©gard Ă  la position adoptĂ©e par l’État dĂ©fendeur au cours des dernières annĂ©es, notamment mais pas exclusivement après l’adoption de la dĂ©cision Demopoulos[16]. L’État requĂ©rant a attendu six ans que le ComitĂ© des Ministres s’acquitte de sa tâche, ce qu’il n’a pas rĂ©ussi Ă  faire. Se rendant compte de la situation, l’État requĂ©rant s’est tournĂ© vers la Cour. Il ne saurait ĂŞtre critiquĂ© pour avoir comptĂ© sur le mĂ©canisme de mise en Ĺ“uvre de la Convention, qui n’a pas fonctionnĂ© comme il l’aurait dĂ».

9.  Le gouvernement dĂ©fendeur a soutenu qu’il Ă©tait excessif d’attendre neuf ans avant de soumettre une demande de satisfaction Ă©quitable, tout en arguant que les nouvelles exhumations demandent que les proches parents des personnes dĂ©clarĂ©es dĂ©cĂ©dĂ©es soumettent de nouvelles requĂŞtes. La question des personnes disparues devrait selon lui se muer en question des personnes dĂ©cĂ©dĂ©es, avec l’ouverture de nouvelles enquĂŞtes sur les circonstances des dĂ©cès[17]. Ce raisonnement est contradictoire. En effet, d’une part, le gouvernement turc taxe la demande de tardivetĂ© mais, d’autre part, il dĂ©clare qu’il faudra prĂ©senter Ă  l’avenir de nouvelles demandes sur la base de ces mĂŞmes faits. Allegans contraria non est audiendus[18]. Ce n’est pas l’État requĂ©rant qui a tardĂ© Ă  demander une rĂ©paration et la cessation des violations continues des droits l’homme ; c’est l’État dĂ©fendeur qui tarde Ă  se conformer pleinement Ă  l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001 et Ă  rĂ©parer les violations des droits de l’homme qui y sont constatĂ©es. La Turquie fait fi de l’arrĂŞt de Grande Chambre depuis treize ans, et un tel comportement n’est pas excusable. Si la Cour devait lui trouver ses excuses, il n’y aurait pas d’état de droit en Europe, et l’autoritĂ© de la Cour serait vidĂ©e de toute signification concrète, en l’occurrence pour les familles des personnes disparues et pour les Chypriotes grecs de la rĂ©gion du Karpas dont les droits garantis par les articles 3, 8, 9, 10 et 13 ont Ă©tĂ© violĂ©s. Le processus de surveillance de l’exĂ©cution de l’arrĂŞt de Grande Chambre par le ComitĂ© des Ministres a Ă©tĂ© contrecarrĂ© par diffĂ©rents moyens et s’est montrĂ© inefficace. La Cour ne peut ajouter un dĂ©ni de justice Ă  l’impuissance du ComitĂ© des Ministres.

10.  L’État dĂ©fendeur a aussi fait valoir, sans grande conviction, que l’État requĂ©rant avait renoncĂ© au droit Ă  obtenir rĂ©paration, sinon explicitement du moins tacitement, vu l’inertie dont lui et les victimes ont fait preuve[19]. Cette argumentation ne mène toutefois nulle part. L’État requĂ©rant s’efforce sans relâche annĂ©e après annĂ©e – sans succès jusqu’à prĂ©sent – d’obtenir le redressement des violations des droits de l’homme rĂ©sultant de l’invasion de Chypre devant divers organes internationaux, dont le ComitĂ© des Ministres, et n’a jamais exprimĂ© l’intention d’abandonner cette quĂŞte. De plus, le gouvernement chypriote ne peut renoncer aux droits des victimes individuelles qu’il reprĂ©sente sans le consentement de celles-ci. Or jamais les victimes elles-mĂŞmes ou leurs familles ne se sont rĂ©signĂ©es Ă  l’échec de leurs efforts pour obtenir le redressement des violations des droits de l’homme qu’elles subissent depuis si longtemps.

11.  Enfin, il n’existe pas d’autres recours internes pour les demandes en cause dans cette affaire. Le prĂ©cĂ©dent Demopoulos ne s’applique pas car cette affaire ne porte que sur les demandes de rĂ©paration au titre de l’article 1 du Protocole no 1 dans les affaires individuelles[20], alors que la prĂ©sente espèce n’a pas trait Ă  de telles demandes. En outre, il faut rĂ©pĂ©ter que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique aucunement aux demandes de satisfaction Ă©quitable[21].

Le caractère punitif de la satisfaction équitable sur le terrain de la Convention

12.  D’après l’État requĂ©rant, une satisfaction Ă©quitable doit ĂŞtre fournie aux ayants droit des 1 456 personnes disparues[22] et Ă  tous les Chypriotes grecs ayant vĂ©cu dans la rĂ©gion du Karpas entre 1974 et mai 2001, date de l’arrĂŞt de Grande Chambre sur le fond[23]. L’État dĂ©fendeur conteste ces chiffres : il les considère comme purement « hypothĂ©tiques Â», soutenant que le nombre de personnes disparues peut avoir variĂ© avec le temps, que certaines peuvent ne pas avoir d’ayants droit, et qu’il est tout simplement impossible d’identifier toutes les personnes ayant habitĂ© dans le Karpas depuis 1974. La Grande Chambre a jugĂ© qu’il n’était pas nĂ©cessaire d’établir le nombre exact d’individus victimes de violations des droits de l’homme, et a fixĂ© deux sommes forfaitaires destinĂ©es Ă  chacun de ces groupes de personnes, Ă  charge pour l’État requĂ©rant de distribuer les sommes aux victimes ou Ă  leurs ayants droit. En fait, le nombre de personnes disparues a diminuĂ© en raison des exhumations effectuĂ©es ces dernières annĂ©es, et les victimes dans la rĂ©gion du Karpas ne sont ni identifiĂ©es ni identifiables sur la seule base des Ă©lĂ©ments de preuve figurant au dossier. La Cour n’a mĂŞme pas exigĂ© que, comme l’État requĂ©rant l’avait proposĂ©, le nombre d’habitants du Karpas soit fixĂ© d’un commun accord par les parties ou, faute d’accord, par le prĂ©sident de la Cour « sur la base d’élĂ©ments de preuve et d’arguments Ă©crits portant sur le nombre et l’adresse des habitants et de leurs ayants droit Â». De surcroĂ®t, la Cour n’a dĂ©fini aucun critère, disposition pratique ou barème pour rĂ©gir la rĂ©partition de l’indemnitĂ© entre les victimes ou leurs ayants droit en fonction de la situation propre Ă  chacun (par exemple Ă©pouses, mères, enfants) et surtout elle n’impose aucune condition quant au devenir de l’indemnitĂ© pour le cas oĂą les victimes et leurs ayants droit ne seraient pas retrouvĂ©s. Dans cette Ă©ventualitĂ©, l’État demandeur sera le bĂ©nĂ©ficiaire en dernier ressort des sommes versĂ©es par l’État dĂ©fendeur.

13.  Le caractère punitif de cette rĂ©paration est flagrant[24]. En dĂ©pit du fait que l’identitĂ© des victimes des actions et omissions de l’État dĂ©fendeur et des violations graves et massives des droits de l’homme commises par la suite dans l’enclave du Karpas n’a pu ĂŞtre Ă©tablie, que les prĂ©tentions des personnes disparues seraient prescrites si elles avaient Ă©tĂ© soumises Ă  titre individuel par leur famille[25] et qu’il ne peut y avoir de certitude que les indemnitĂ©s obtenues iront aux individus concernĂ©s, la Cour punit l’État dĂ©fendeur pour ses actions et omissions illĂ©gales et leurs consĂ©quences nĂ©fastes. Il n’y a rien de nouveau dans cette façon de faire. En rĂ©alitĂ©, la pratique de la Cour montre que des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs ont Ă©tĂ© appliquĂ©s dans sept types d’affaires[26]. Premièrement, la Cour a ordonnĂ© une indemnisation sans que le requĂ©rant ait soumis la moindre demande de satisfaction Ă©quitable. Sur la base du « caractère absolu Â» du droit violĂ©[27], du « caractère particulièrement grave des violations Â»[28], de la « gravitĂ© des violations Â»[29] ou de « l’importance fondamentale de ce droit Â»[30], la Cour est prĂŞte Ă  ordonner une rĂ©paration pour des violations des articles 3 et 5 sans qu’une demande d’indemnisation prĂ©cise ait Ă©tĂ© formulĂ©e. Dans d’autres affaires, le requĂ©rant prie la Cour de l’indemniser mais n’indique pas de montant, et la Cour alloue la somme qui lui semble Ă©quitable eu Ă©gard aux circonstances[31]. Il existe aussi des affaires oĂą le requĂ©rant formule une demande de satisfaction Ă©quitable indiquant un montant particulier pour dommage moral, mais oĂą la Cour octroie un montant supĂ©rieur[32]. Lorsque la Cour alloue une indemnitĂ© d’un montant supĂ©rieur au dommage allĂ©guĂ©, voire indĂ©pendamment de toute allĂ©gation de dommage, la satisfaction Ă©quitable n’est plus compensatoire mais acquiert un caractère punitif. Le but inhĂ©rent Ă  cette rĂ©paration n’est pas de placer la partie lĂ©sĂ©e dans la situation oĂą elle se serait trouvĂ©e si la violation constatĂ©e n’avait pas eu lieu, puisque la partie lĂ©sĂ©e ne prĂ©tend mĂŞme pas avoir subi un dommage ou alors allègue avoir subi un dommage moins Ă©levĂ©. Le but fondamental de cette rĂ©paration est donc de punir l’État auteur de l’acte rĂ©prĂ©hensible et d’empĂŞcher la rĂ©pĂ©tition du mĂŞme schĂ©ma d’actions ou omissions rĂ©prĂ©hensibles par l’État dĂ©fendeur et d’autres Parties contractantes Ă  la Convention. Deuxièmement, la Cour a fixĂ© dans certains cas une indemnitĂ© « symbolique Â» ou « de pure forme Â»[33] dans le but Ă©vident de montrer du doigt l’État dĂ©fendeur, et faisant ainsi de cette punition un exemple pour les autres États. Troisièmement, la Cour a aussi accordĂ© une satisfaction Ă©quitable dans des affaires oĂą le requĂ©rant se plaignait de la lĂ©gislation interne sans indiquer de prĂ©judice personnel particulier autre que l’angoisse provoquĂ©e par l’existence de la loi en cause[34]. Il est clair que la somme allouĂ©e au titre de la satisfaction Ă©quitable constitue alors une punition exemplaire frappant l’État dĂ©fendeur pour avoir adoptĂ© une lĂ©gislation incompatible avec la Convention. Quatrièmement, la Cour a ordonnĂ© une satisfaction Ă©quitable pour une « violation potentielle Â» de la Convention[35]. LĂ  encore le but de la satisfaction Ă©quitable est de censurer et punir le comportement de l’État dĂ©fendeur plutĂ´t que d’indemniser un dommage qui ne s’est pas encore produit. Cinquièmement, la Cour n’a pas mĂŞme exclu la possibilitĂ© que le requĂ©rant ait subi, du fait des « effets potentiels de la violation constatĂ©e Â», une perte de chances dont il faut tenir compte, « encore que la perspective de les rĂ©aliser eĂ»t Ă©tĂ© douteuse Â»[36]. Dans ces affaires, la satisfaction Ă©quitable ne rĂ©pare mĂŞme pas un prĂ©judice virtuel pour le requĂ©rant puisqu’il est douteux que celui-ci se rĂ©alise. C’est le comportement fautif de l’État dĂ©fendeur que la Cour veut punir. Sixièmement, la Cour octroie mĂŞme parfois une indemnisation en dĂ©pit du manque de documentation Ă  l’appui et des contradictions prĂ©sentes dans les dĂ©clarations formulĂ©es par les requĂ©rants au sujet du prĂ©judice allĂ©guĂ©[37]. Lorsqu’aucune preuve du dommage allĂ©guĂ© n’est produite, l’octroi d’une indemnisation est laissĂ© Ă  l’entière discrĂ©tion de la Cour. Dans de telles conditions d’absence totale de preuve et d’octroi discrĂ©tionnaire de dommages et intĂ©rĂŞts, l’élĂ©ment punitif est inhĂ©rent Ă  la satisfaction Ă©quitable puisqu’elle ne remĂ©die pas Ă  un dommage prouvĂ©, le dommage demeurant spĂ©culatif, mais punit le comportement rĂ©prĂ©hensible de l’État dĂ©fendeur. Septièmement, dans les affaires d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral, la Cour fixe la satisfaction Ă©quitable en tenant compte de son effet d’exemple[38].

14.  Ainsi, l’existence de dommages et intĂ©rĂŞts punitifs ou exemplaires dans le cadre de la Convention est un fait dans la pratique de la Cour. Étant donnĂ© qu’une satisfaction Ă©quitable ne doit ĂŞtre accordĂ©e que lorsque l’ordre juridique interne n’a pas permis de fournir une pleine rĂ©paration, l’article 41 exclut que l’indemnisation dĂ©passe la pleine rĂ©paration, sachant qu’une « pleine Â» rĂ©paration ne peut ĂŞtre obtenue que s’il est rĂ©pondu au besoin de la prĂ©vention et de la punition en fonction des circonstances spĂ©cifiques de l’affaire. Ce n’est qu’à cette condition que la satisfaction peut ĂŞtre « Ă©quitable Â». L’indemnisation de pertes quantifiables peut ne pas suffire et l’obligation d’accorder une pleine rĂ©paration peut englober des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs allant au-delĂ  de la rĂ©paration du dommage matĂ©riel et moral causĂ© Ă  des personnes identifiĂ©es.

15.  Les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs sont Ă©galement reconnus dans le droit et la pratique internationaux, par exemple dans la pratique diplomatique[39], les procĂ©dures arbitrales[40], la pratique du droit international du travail[41], et en particulier dans le droit international privĂ©, le droit de l’Union europĂ©enne et le droit international des droits de l’homme. Dans le domaine du droit international privĂ©, ni la Convention de New York pour la reconnaissance et l’exĂ©cution des sentences arbitrales Ă©trangères du 10 juin 1958, avec 149 parties contractantes, ni la Convention de La Haye sur la reconnaissance et l’exĂ©cution des jugements Ă©trangers en matière civile et commerciale du 1er fĂ©vrier 1971, avec seulement cinq parties contractantes, ne mentionnent les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs comme un motif de refuser la reconnaissance et l’exĂ©cution d’une sentence arbitrale ou d’un jugement Ă©tranger. En revanche, l’article 29 de la Convention de MontrĂ©al pour l’unification de certaines règles relatives au transport aĂ©rien international du 28 mai 1999, avec 105 parties contractantes, dispose qu’il n’est pas possible d’obtenir de dommages-intĂ©rĂŞts punitifs. L’article 11 § 1 de la Convention de La Haye du 30 juin 2005 sur les accords d’élection de for dispose que la reconnaissance ou l’exĂ©cution d’un jugement peut ĂŞtre refusĂ©e si, et dans la mesure oĂą, le jugement accorde des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs, mais cette Convention n’a Ă©tĂ© signĂ©e que par l’Union europĂ©enne, les États-Unis et le Mexique, et n’est pas encore entrĂ©e en vigueur. En outre, cet article n’est pas liĂ© Ă  la clause d’ordre public faisant l’objet de l’article 9 e), ce qui interdit d’utiliser cette clause pour refuser la reconnaissance de jugements octroyant des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs. L’article 74 de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980, avec quatre-vingt parties contractantes, dispose aussi que les dommages-intĂ©rĂŞts pour une contravention au contrat commise par une partie ne peuvent ĂŞtre supĂ©rieurs Ă  la perte subie et au gain manquĂ© que la partie en dĂ©faut avait prĂ©vus ou aurait dĂ» prĂ©voir au moment de la conclusion du contrat, en considĂ©rant les faits dont elle avait connaissance ou aurait dĂ» avoir connaissance, comme Ă©tant des consĂ©quences possibles de la contravention au contrat[42].

16.  Au sein de l’Union europĂ©enne, il y a eu une reconnaissance des buts extra-indemnitaires de la responsabilitĂ© civile et donc de la lĂ©gitimitĂ© des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs lorsqu’ils ne sont pas excessifs. Le règlement (CE) no 864/2007 du Parlement europĂ©en et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles («Rome II») dĂ©clare que « l’application d’une disposition de la loi dĂ©signĂ©e par le prĂ©sent règlement qui conduirait Ă  l’octroi de dommages et intĂ©rĂŞts exemplaires ou punitifs non compensatoires excessifs peut ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme contraire Ă  l’ordre public du for, compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’ordre juridique de l’État membre de la juridiction saisie Â». Il est toutefois pertinent de noter que la disposition de l’article 24 de la proposition pour le règlement Rome II (COM (2003) 427) dĂ©clare « contraire Ă  l’ordre public communautaire l’application d’une disposition de la loi dĂ©signĂ©e par le prĂ©sent règlement qui conduirait Ă  l’allocation de dommages et intĂ©rĂŞts non compensatoires, tels que les dommages et intĂ©rĂŞts exemplaires ou punitifs Â». Avec le nouveau libellĂ©, des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs proportionnĂ©s ont Ă©tĂ© introduits dans le droit de l’Union europĂ©enne[43]. En outre, ni le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 dĂ©cembre 2000 concernant la compĂ©tence judiciaire, la reconnaissance et l’exĂ©cution des dĂ©cisions en matière civile et commerciale, ni le règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif Ă  la compĂ©tence, la reconnaissance et l’exĂ©cution des dĂ©cisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilitĂ© parentale ne mentionnent les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs comme un motif de refuser la reconnaissance et l’exĂ©cution d’un jugement Ă©tranger.

17.  Au Conseil de l’Europe, le ComitĂ© des Ministres a notĂ© que « la mise en place de recours purement indemnitaires et/ou accĂ©lĂ©rant la procĂ©dure ne suffira peut-ĂŞtre pas Ă  garantir rapidement le respect intĂ©gral des obligations dĂ©coulant de la Convention et que d’autres pistes devront ĂŞtre Ă©ventuellement explorĂ©es, par exemple la combinaison de plusieurs recours internes Ă  des fins incitatives (dommages-intĂ©rĂŞts Ă  titre de sanction, intĂ©rĂŞts moratoires, possibilitĂ© effective de saisir les biens publics, etc.) pourvu que leur accessibilitĂ©, leur quantitĂ© et leur efficacitĂ© en pratique soient Ă©tablies de manière convaincante Â»[44]. Cette prise de position claire en faveur des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs Ă©manant de la plus haute instance politique du Conseil de l’Europe n’est pas un cas isolĂ©[45]. Dans le système interamĂ©ricain de protection des droits de l’homme, les avis sont encore partagĂ©s. Tandis que la Commission interamĂ©ricaine s’est dĂ©clarĂ©e favorable aux dommages et intĂ©rĂŞts punitifs ou au moins au fait de donner un but punitif Ă  la rĂ©paration, la Cour interamĂ©ricaine a adoptĂ© au dĂ©part une position plus rĂ©servĂ©e[46]. Plus rĂ©cemment, dans l’affaire Myrna Mack Chang, la Cour interamĂ©ricaine est parvenue Ă  une position proche de celle de la Commission en ordonnant le paiement de dommages et intĂ©rĂŞts aggravĂ©s en se fondant sur la gravitĂ© extrĂŞme du comportement des agents de l’État dĂ©fendeur[47].

18.  Pour rĂ©sumer, la Cour a Ă©tĂ© la pionnière d’une tendance internationale consistant Ă  utiliser la satisfaction Ă©quitable pour prĂ©venir les violations futures des droits de l’homme et punir les gouvernements auteurs d’actes rĂ©prĂ©hensibles. L’octroi de dommages et intĂ©rĂŞts punitifs ou exemplaires au titre de la Convention est fondamental dans trois cas au moins : 1) les violations graves des droits de l’homme protĂ©gĂ©s par la Convention ou les protocoles additionnels, notamment lorsqu’il y a de multiples violations simultanĂ©es, des violations rĂ©pĂ©tĂ©es sur une longue durĂ©e ou une violation continue unique pendant une longue durĂ©e[48] ; 2) la non-exĂ©cution dĂ©libĂ©rĂ©e et prolongĂ©e d’un arrĂŞt de la Cour rendu Ă  l’égard de la Partie contractante rĂ©calcitrante[49] ; et 3) une grave limitation des droits de l’homme dans le chef du requĂ©rant dans le but de supprimer, entraver ou restreindre son accès Ă  la Cour ainsi que l’accès de la Cour au requĂ©rant, ou une menace d’une telle limitation[50]. Dans ces trois cas, la prĂ©misse sous‑tendant les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs est non seulement le lien de causalitĂ© entre le comportement rĂ©prĂ©hensible et le dommage mais aussi l’intention ou la grave nĂ©gligence de la part de l’État auteur de l’acte rĂ©prĂ©hensible, c’est-Ă -dire de la part de ses organes et agents. Dès lors, l’autoritĂ© juridique et morale de la Cour ainsi que la crĂ©dibilitĂ© du système europĂ©en de protection des droits de l’homme tout entier sont particulièrement en jeu ici. La gravitĂ© de pareilles violations engage les intĂ©rĂŞts de toutes les Parties contractantes Ă  la Convention, du Conseil de l’Europe en tant qu’institution et de l’Europe dans son ensemble. Le principe de souverainetĂ© de l’État ne peut, Ă  la lumière de l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traitĂ©s, ĂŞtre invoquĂ© pour justifier des agissements aussi rĂ©prĂ©hensibles[51]. Alors qu’entre nations souveraines la question du pouvoir d’infliger des sanctions est de nature politique plutĂ´t que juridique, la conclusion est diffĂ©rente s’agissant de nations liĂ©es par un traitĂ© de protection des droits de l’homme, telle la Convention, qui confère des droits Ă  des personnes physiques et morales et impose aux Parties contractantes des obligations positives et nĂ©gatives dont une juridiction internationale assure le respect par le biais d’arrĂŞts contraignants. Dans ce cadre, la satisfaction Ă©quitable sous la forme de dommages et intĂ©rĂŞts punitifs n’entraĂ®ne pas une sanction d’un État envers un autre, mais au contraire correspond Ă  une rĂ©ponse indispensable et faisant autoritĂ© apportĂ©e par une juridiction internationale Ă  l’État auteur de l’acte rĂ©prĂ©hensible. La Cour s’exprime alors au nom de toutes les Parties contractantes, et agit comme le dĂ©fenseur ultime d’une Europe ancrĂ©e dans l’état de droit et fidèle aux droits de l’homme. NĂ©gliger la nĂ©cessitĂ© d’une telle rĂ©ponse aurait pour effet d’encourager les États, notamment les plus puissants, Ă  croire que les violations des droits de l’homme peuvent facilement ĂŞtre compensĂ©es par une simple indemnisation pĂ©cuniaire. De plus, lorsqu’elle fixe les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs, la Cour agit Ă  l’intĂ©rieur des limites que pose le principe de proportionnalitĂ© et en tenant pleinement compte de facteurs tels que la gravitĂ© objective du comportement rĂ©prĂ©hensible, le caractère plus ou moins grave de l’intention ou de la nĂ©gligence de l’auteur de l’acte rĂ©prĂ©hensible, la portĂ©e du prĂ©judice causĂ© au requĂ©rant et aux tiers, les bĂ©nĂ©fices obtenus en consĂ©quence par l’auteur de l’acte rĂ©prĂ©hensible et les tiers, et la probabilitĂ© que le droit violĂ© ne soit pas respectĂ©.

19.  Dès lors, les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs constituent un instrument appropriĂ© et nĂ©cessaire pour que la Cour accomplisse sa mission consistant Ă  protĂ©ger les droits de l’homme en Europe et Ă  assurer le respect des engagements rĂ©sultant pour les Parties contractantes de la Convention et de ses protocoles (article 19 de la Convention). Cette conclusion s’applique avec encore plus de force dans l’affaire Ă  l’étude, oĂą l’État dĂ©fendeur a non seulement commis une multitude de violations graves des droits de l’homme pendant une durĂ©e importante dans le nord de Chypre et n’a pas menĂ© des enquĂŞtes adĂ©quates sur les plus importantes de ces violations dans un dĂ©lai raisonnable, mais a aussi dĂ©libĂ©rĂ©ment nĂ©gligĂ©, annĂ©e après annĂ©e, de se conformer Ă  l’arrĂŞt sur le fond rendu il y a longtemps par la Grande Chambre au sujet de ces violations particulières.

Le pouvoir de la Cour de prononcer un arrêt déclaratoire sur la cessation des violations continues

20.  L’État demandeur, dans des observations du 25 novembre 2011, a priĂ© la Cour d’adopter un arrĂŞt dĂ©claratoire sur la cessation (il utilise les termes « en s’abstenant Â») des violations continues des droits de l’homme après l’arrĂŞt de Grande Chambre rendu en 2001, et sur le fait que la dĂ©cision Demopoulos est sans rapport avec le respect des obligations dĂ©coulant de l’article 46[52]. La demande de l’État requĂ©rant a ainsi une double signification : tandis que la cessation de l’acte rĂ©prĂ©hensible se rapporte Ă  l’accomplissement futur d’une obligation internationale dĂ©coulant de l’arrĂŞt sur le fond adoptĂ© dans l’affaire Chypre c. Turquie, l’interprĂ©tation de la dĂ©cision Demopoulos se rapporte Ă  l’exĂ©cution de cette mĂŞme obligation juridique dans le passĂ©. La Cour a jugĂ© qu’elle avait compĂ©tence pour examiner et accueillir cette demande, mais elle n’a pas jugĂ© nĂ©cessaire d’indiquer pour quelle raison elle Ă©tait compĂ©tente. Or des motifs tout Ă  fait impĂ©rieux justifient cette compĂ©tence, tant en principe que dans les circonstances particulière de l’espèce[53].

21.  Par principe, tout État habilitĂ© Ă  invoquer la responsabilitĂ© peut demander que l’État responsable cesse l’acte internationalement illicite[54]. Ainsi, l’État demandeur peut exiger, sous l’angle de l’article 41 de la Convention, l’adoption d’un arrĂŞt dĂ©claratoire indiquant qu’il doit ĂŞtre mis fin Ă  une violation continue, spĂ©cialement mais pas exclusivement lorsque la violation continue des droits de l’homme va Ă  l’encontre d’arrĂŞts de la Cour dĂ©jĂ  revĂŞtus de l’autoritĂ© de la chose jugĂ©e. La satisfaction Ă©quitable est alors fournie sous la forme d’un redressement dĂ©claratoire destinĂ© Ă  prĂ©ciser les effets des arrĂŞts de la Cour eu Ă©gard Ă  la pratique illĂ©gale continue. L’interprĂ©tation tĂ©lĂ©ologique de l’article 41 de la Convention impose de tels pouvoirs. Le pouvoir de dĂ©clarer la cessation d’une violation continue des droits de l’homme dĂ©coule logiquement du pouvoir d’établir l’existence de la violation elle-mĂŞme et d’ordonner une rĂ©paration Ă  cet Ă©gard. L’octroi d’une indemnisation Ă  titre de rĂ©paration d’une violation des droits de l’homme se distingue du devoir des États de ne pas commettre de violations de la Convention et de mettre fin Ă  celles qu’ils ont commises. Si ce n’était pas le cas, le système europĂ©en de protection des droits de l’homme serait viciĂ©, car les États pourraient commettre des violations en toute impunitĂ© du moment qu’ils offrent une indemnisation aux victimes des violations après avoir commis des actes illĂ©gaux. Ainsi que la Commission l’a dĂ©clarĂ© dans un certain nombre d’affaires, « l’État ne peut se soustraire Ă  ses obligations simplement en versant une indemnisation Â»[55]. Pareille interprĂ©tation priverait frauduleusement la Convention de son effet utile.

22.  En outre, un arrĂŞt dĂ©claratoire est tout Ă  fait nĂ©cessaire dans les circonstances particulières de la prĂ©sente affaire. La demande porte sur la mĂ©connaissance continue de l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001 jusqu’en novembre 2011 au moins, et relève donc de la compĂ©tence de la Grande Chambre statuant en l’espèce. La demande de l’État requĂ©rant se fonde sur des faits que nul ne conteste. Il n’est pas contestĂ© que le Conseil des ministres de la « RTCN Â» a cĂ©dĂ© des terrains et des biens appartenant Ă  des Chypriotes grecs jusqu’en novembre 2011 au moins[56]. En fait, ces violations continues n’ont pas pris fin avec l’adoption de la loi 67/2005[57] de la « RTCN Â», Ă©tant donnĂ© que la vente et l’exploitation illĂ©gales de biens et de domiciles de Chypriotes grecs dans la partie occupĂ©e de Chypre, avec le soutien actif de la Turquie, se sont poursuivies après l’entrĂ©e en vigueur de cette loi, ce qui a crĂ©Ă© une situation qui sera encore plus difficile, voire impossible, Ă  redresser a posteriori. En outre, ni la Commission des biens immobiliers ni les tribunaux de la « RTCN Â» n’ont le pouvoir de faire cesser cette pratique illĂ©gale continue[58]. Face Ă  cette grave situation, le ComitĂ© des Ministres n’a jusqu’à prĂ©sent pas rĂ©ussi Ă  parvenir Ă  une position commune. De fait, il n’a mĂŞme pas pu obtenir les informations qu’il a demandĂ©es Ă  plusieurs reprises sur la conduite rĂ©prĂ©hensible continue de la Turquie dans le nord de Chypre. Circonstance aggravante, le ComitĂ© des Ministres a Ă©tĂ© paralysĂ© par un blocage au sujet de la signification et de l’effet de la dĂ©cision Demopoulos sur la question des biens des Chypriotes grecs dĂ©placĂ©s dans le nord de Chypre et autres demandes additionnelles. La Direction gĂ©nĂ©rale des droits de l’homme et des affaires juridiques a dĂ©clarĂ© en septembre 2010 ce qui suit : « Il ressort des constats de la Grande Chambre dans sa dĂ©cision Demopoulos qu’aucune mesure additionnelle ne s’impose aux fins de l’exĂ©cution des affaires sous examen, en ce qui concerne d’une part la question du domicile et des autres biens des Chypriotes grecs dĂ©placĂ©s et, d’autre part, celle de l’existence d’un recours effectif Ă  cet Ă©gard Â»[59]. Cette position n’a pas Ă©tĂ© suivie par le ComitĂ© des Ministres puisque la mise en Ĺ“uvre de l’arrĂŞt de 2001 sur le fond Ă©tait loin d’être achevĂ©e Ă  cet Ă©gard, et l’est toujours. Pire encore, la Turquie a arrĂŞtĂ© toute coopĂ©ration au processus de surveillance par le ComitĂ© des Ministres de l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001 « concernant toutes les affaires en rapport avec Chypre Â», jusqu’à ce que le ComitĂ© cesse de surveiller l’exĂ©cution des conclusions de la Cour relatives Ă  des violations de biens et de domiciles[60]. Ainsi, le gouvernement turc utilise la dĂ©cision Demopoulos pour bloquer la totalitĂ© de l’exĂ©cution de l’arrĂŞt Chypre c. Turquie de 2001, y compris s’agissant de demandes sans rapport avec des violations de biens et de domiciles.

23.  La Cour devait intervenir dans l’intĂ©rĂŞt de la sĂ©curitĂ© juridique et pour dĂ©fendre sa propre autoritĂ©. La Cour, et la Cour seule, a le dernier mot quant Ă  l’interprĂ©tation de sa dĂ©cision Demopoulos, pour rĂ©gler ce diffĂ©rend de manière Ă  rĂ©duire le risque de conflits futurs entre les parties tout en faisant respecter l’état de droit et en assurant la pleine exĂ©cution de l’arrĂŞt Chypre c. Turquie sur le fond. La rĂ©ponse de la Cour Ă  la demande de l’État requĂ©rant est on ne peut plus claire : la Cour n’a pas dit dans la dĂ©cision Demopoulos que la Turquie s’était acquittĂ©e de l’obligation dĂ©coulant pour elle de l’article 46 d’exĂ©cuter l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001, et elle n’a pas dit non plus que les violations continues constatĂ©e par la Grande Chambre dans l’arrĂŞt sur le fond avaient pris fin de par l’adoption de la loi 67/2005, et ce pour la simple mais Ă©vidente raison que l’affaire Demopoulos ne portait que sur les recours internes applicables pour des violations de l’article 1 du Protocole no 1 dans des affaires individuelles. Pour le dire sans ambiguĂŻtĂ©, la dĂ©cision Demopoulos n’interfère en rien avec le droit de l’État requĂ©rant d’obtenir la pleine mise en Ĺ“uvre de l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001, y compris la cessation immĂ©diate de l’aliĂ©nation illĂ©gale continue (vente, location, usage ou tout autre mode d’exploitation) des terres et biens des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre par les autoritĂ©s de la « RTCN Â» avec la complicitĂ© de l’État turc. Il ne s’agit pas d’une simple dĂ©claration sur l’interprĂ©tation d’un arrĂŞt antĂ©rieur de la Cour. L’intention de la Cour va beaucoup plus loin. Il s’agit aussi de la reconnaissance de l’existence d’une situation de non-exĂ©cution de l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001, et donc d’une violation par l’État dĂ©fendeur des obligations dĂ©coulant pour lui de l’article 46 de la Convention Ă  laquelle la Cour cherche Ă  mettre fin[61].

Conclusion

24.  En fin de compte, il y a une punition pour la guerre injuste et ses consĂ©quences tragiques en Europe. Cette punition peut ĂŞtre appliquĂ©e dans les affaires interĂ©tatiques devant la Cour, laquelle est compĂ©tente pour fixer des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs en cas de violations particulièrement graves des droits de l’homme, ce qui Ă©tait le cas en l’espèce. L’État dĂ©fendeur est responsable de la prolongation de la recherche des personnes disparues et de la prolongation des souffrances et de l’humiliation subies par les Chypriotes grecs depuis l’invasion de la partie nord de Chypre, et il a Ă©tĂ© sourd aux appels rĂ©pĂ©tĂ©s du ComitĂ© des Ministres Ă  une pleine mise en Ĺ“uvre de l’arrĂŞt rendu par la Cour au sujet de ces violations. Ainsi que l’a dit Blacksone jadis, c’est lorsque les auteurs de graves nuisances ne mettent pas fin Ă  celles-ci après le prononcĂ© du verdict initial contre eux que l’on a le plus besoin de dommages et intĂ©rĂŞts punitifs[62].


 

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DES JUGES TULKENS, VAJIĆ, RAIMONDI ET BIANKU, Ă€ LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KARAKAŞ

1.  Nous avons votĂ© avec la majoritĂ© et nous sommes donc d’accord sur tous les points du dispositif de cet arrĂŞt important[63].

2.  Si nous nous sentons obligĂ©s d’exprimer une opinion sĂ©parĂ©e c’est uniquement Ă  cause d’un aspect particulier, Ă  savoir les remarques – que nous ne saurions approuver – contenues dans la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrĂŞt. Ce paragraphe concerne la demande du gouvernement chypriote, prĂ©sentĂ©e en cours de procĂ©dure le 25 novembre 2011, intitulĂ©e « Demande de satisfaction Ă©quitable (article 41) Â», mais en rĂ©alitĂ© visant la procĂ©dure d’exĂ©cution de l’arrĂŞt au principal par le ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe et priant la Cour de prendre certaines mesures afin de faciliter l’exĂ©cution de cet arrĂŞt (paragraphe 8 de l’arrĂŞt).

3.  Au paragraphe 63 de l’arrĂŞt, la Cour Ă©voque des principes en matière d’exĂ©cution de ses arrĂŞts auxquels nous souscrivons entièrement. Elle dit en particulier que « (...) le gouvernement dĂ©fendeur est en tout Ă©tat de cause formellement liĂ© par les clauses pertinentes de l’arrĂŞt au principal Â» et donc qu’« il n’y a pas lieu d’examiner la question de savoir si la Convention donne [Ă  la Cour] compĂ©tence pour prononcer un « arrĂŞt dĂ©claratoire Â» ainsi que le demande le gouvernement requĂ©rant Â». Elle « rappelle Ă  cet Ă©gard qu’elle a conclu Ă  la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que les Chypriotes grecs possĂ©dant des biens dans la partie nord de Chypre se sont vu refuser l’accès Ă  leurs biens, la maĂ®trise, l’usage et la jouissance de ceux-ci ainsi que toute rĂ©paration de l’ingĂ©rence dans leur droit de propriĂ©tĂ© (partie III, point 4. du dispositif de l’arrĂŞt au principal) Â». La Cour conclut dès lors qu’« il incombe au ComitĂ© des Ministres de veiller Ă  ce que le gouvernement dĂ©fendeur donne son plein effet Ă  cette conclusion, contraignante en vertu de la Convention et Ă  laquelle il ne s’est pas encore conformĂ© Â».

4.  L’affirmation ultĂ©rieure de la Cour, d’après laquelle « la mise en Ĺ“uvre de ladite conclusion est incompatible avec toute forme de permission, de participation, d’acquiescement ou de complicitĂ© Ă  l’égard d’actes illĂ©gaux de vente ou d’exploitation de logements ou autres biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre Â», qui au fond ne fait que rĂ©itĂ©rer le dictum du jugement au principal sur le point en question, ne soulève pas de difficultĂ©s particulières, mĂŞme si on pourrait dire que cette rĂ©pĂ©tition est tout Ă  fait superflue au vu de l’objet de l’arrĂŞt sur l’article 41.

5.  La phrase qui nous pose problème est la suivante : « [p]ar ailleurs, la dĂ©cision Demopoulos et autres (...), dans laquelle la Cour a conclu que les requĂŞtes soumises par des individus pour se plaindre de la violation de leur droit de propriĂ©tĂ© devaient ĂŞtre rejetĂ©es pour non-Ă©puisement des voies de recours internes, ne peut en elle-mĂŞme ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme rĂ©glant la question du respect par la Turquie de la partie III du dispositif de l’arrĂŞt au principal adoptĂ© dans la prĂ©sente affaire interĂ©tatique. Â»

6.  Nous estimons qu’une telle affirmation – mĂŞme si elle ne figure pas dans le dispositif – tend Ă  Ă©largir la compĂ©tence de la Cour et va Ă  l’encontre de l’article 46 § 2 de la Convention car elle empiète sur celle du ComitĂ© des Ministres du Conseil de l’Europe, auquel la Convention a confiĂ© la surveillance de l’exĂ©cution des arrĂŞts de la Cour.

7.  La Cour n’a pas compĂ©tence pour examiner si une Partie contractante s’est conformĂ©e aux obligations que lui impose un de ses arrĂŞts (Oberschlick c. Autriche, nos 19255/92 et 21655/93, dĂ©cision de la Commission du 16 mai 1995, DĂ©cisions et rapports 81-B, p. 5 , et Mehemi c. France (no 2), no 53470/99, § 43, CEDH 2003‑IV).

8.  Il est vrai que la version actuelle de l’article 46 de la Convention, tel qu’amendĂ© par le Protocole no 14 Ă  la Convention, prĂ©voit dĂ©sormais la possibilitĂ© pour le ComitĂ© des Ministres de saisir la Cour dans deux hypothèses : d’une part, lorsque la surveillance de l’exĂ©cution d’un arrĂŞt dĂ©finitif est entravĂ©e par une difficultĂ© d’interprĂ©tation de cet arrĂŞt, afin qu’elle se prononce sur cette question d’interprĂ©tation (§ 3) et, d’autre part, lorsque le ComitĂ© des Ministres est confrontĂ© Ă  un refus d’une Haute Partie contractante de se conformer Ă  un arrĂŞt dĂ©finitif dans un litige auquel elle est partie (§ 4). Cependant, il faut dans les deux cas que le ComitĂ© des Ministres ait pris la dĂ©cision de saisir la Cour Ă  la majoritĂ© qualifiĂ©e des deux tiers des reprĂ©sentants ayant le droit de siĂ©ger.

9.  Il n’est pas loisible Ă  une Haute Partie contractante de saisir directement la Cour d’une question relevant des paragraphes 3 et 4 de l’article 46 de la Convention sans passer par la procĂ©dure prĂ©vue par ces dispositions. Si on admet une telle possibilitĂ©, comme le jugement semble le faire, on prend le risque de perturber l’équilibre de la rĂ©partition des compĂ©tences entre les deux organes voulue par les auteurs de la Convention.

10.  Certes, comme la Cour l’a dit par exemple dans l’arrĂŞt Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) ([GC], no 32772/02 , § 67, CEDH 2009), il ne saurait y avoir empiètement sur les compĂ©tences que le ComitĂ© des Ministres tire de l’article 46 lĂ  oĂą la Cour connaĂ®t de faits nouveaux dans le cadre d’une nouvelle requĂŞte, spĂ©cialement si le ComitĂ© des Ministres a clĂ´turĂ© par une rĂ©solution finale sa surveillance de l’exĂ©cution de l’arrĂŞt pertinent.

11.  Toutefois, il est Ă©vident que nous nous ne trouvons pas en l’espèce dans ce cas de figure, ce qui explique que nous ne pouvons pas souscrire Ă  la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrĂŞt.


 

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE CASADEVALL

 

1.  En « (...) gardant Ă  l’esprit la spĂ©cificitĂ© de l’article 41 en tant que lex specialis par rapport aux règles et principes (...) du droit international Â» comme le dit la majoritĂ© (paragraphe 42 de l’arrĂŞt), je suis d’avis qu’en principe la règle de la satisfaction Ă©quitable ne devrait pas s’appliquer aux affaires interĂ©tatiques. On peut aussi soutenir le contraire et dire qu’en principe elle s’applique et ensuite, en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire, notamment l’identification de la partie lĂ©sĂ©e (l’individu et non l’État), dĂ©cider au cas par cas de la pertinence de la satisfaction Ă©quitable. Jusqu’à prĂ©sent, Ă  ma connaissance, la Cour n’a jamais expressĂ©ment dĂ©clarĂ© que la règle de la satisfaction Ă©quitable s’appliquait aux affaires interĂ©tatiques. Il est vrai qu’elle n’a pas non plus dĂ©clarĂ© qu’elle ne s’appliquait pas.

 

2.  Bien qu’avec beaucoup d’hĂ©sitations, compte tenu des divers facteurs intervenus dans cette affaire entre le 10 mai 2001 (date du prononcĂ© de l’arrĂŞt sur le fond) et le 18 juin 2012 (date des dernières observations soumises par le gouvernement requĂ©rant), et sans entrer dans les dĂ©tails de la procĂ©dure, j’ai votĂ© avec la majoritĂ© pour l’applicabilitĂ© de l’article 41 en ce qui concerne les personnes disparues nommĂ©ment dĂ©signĂ©es. Par contre, j’ai votĂ© pour la non-applicabilitĂ© de ce mĂŞme article s’agissant des personnes non identifiĂ©es enclavĂ©es dans la pĂ©ninsule du Karpas. Dans les affaires interĂ©tatiques, il importe de distinguer deux situations absolument diffĂ©rentes, qui se retrouvent toutes deux dans la prĂ©sente affaire.

 

3.  La première situation est celle oĂą l’État requĂ©rant se plaint de la violation de certains droits fondamentaux d’un ou de plusieurs de ses ressortissants – personnes nommĂ©es et identifiĂ©es – par une autre partie contractante (affaires Autriche c. Italie et Danemark c. Turquie). En l’espèce, il s’agit des 1 456 personnes disparues et nommĂ©ment dĂ©signĂ©es par le gouvernement requĂ©rant dès le tout dĂ©but de l’affaire. Dans ce cas, on est très proche de la logique traditionnelle et il paraĂ®t raisonnable de dire que le but premier est de dĂ©fendre les droits individuels et les intĂ©rĂŞts lĂ©gitimes des personnes concernĂ©es. Dès lors, on peut conclure Ă  l’applicabilitĂ© de la règle de la satisfaction Ă©quitable tout en gardant Ă  l’esprit que les sommes allouĂ©s doivent l’être aux individus directement ou indirectement touchĂ©s et principalement lĂ©sĂ©s par la violation de leurs droits (les victimes), et non pas Ă  l’État qui les reprĂ©sente (paragraphe 46 de l’arrĂŞt).

 

4.  La deuxième situation (voir le paragraphe 44 de l’arrĂŞt) est celle ou l’État requĂ©rant se plaint, pour l’essentiel et d’une manière gĂ©nĂ©rale, de problèmes et dĂ©faillances systĂ©miques ou de pratiques administratives au sein d’une autre partie contractante et oĂą le premier but visĂ© est la dĂ©fense de l’ordre public europĂ©en, mĂŞme si ce gouvernement peut Ă©galement viser certains intĂ©rĂŞts politiques Ă©vidents qui lui sont propres (Affaire grecque, Commission, 1989). Il s’agit en l’espèce des personnes enclavĂ©es dans la pĂ©ninsule du Karpas et dĂ©finies de manière abstraite par le gouvernement requĂ©rant, individus Ă  dĂ©nombrer et identifier a posteriori, onze ans après le prononcĂ© de l’arrĂŞt au fond. Au paragraphe 43 de l’arrĂŞt, rĂ©fĂ©rence est faite « (...) Ă  la possibilitĂ© d’identifier les victimes des violations et Ă  l’objectif principal de la procĂ©dure, dans la mesure oĂą il ressort de la requĂŞte initialement introduite devant la Cour Â». Dans cette deuxième situation, Ă  mon avis, on devrait conclure que l’article 41 ne s’applique pas.

 

5.  Ayant votĂ© pour l’applicabilitĂ© de la règle de la satisfaction Ă©quitable s’agissant des 1 456 personnes disparues, au-delĂ  des difficultĂ©s pratiques d’indentification prĂ©cise des bĂ©nĂ©ficiaires (enfants, parents, ayants droit), tâche qui revient au gouvernement requĂ©rant, j’estime qu’il aurait fallu allouer une somme individuelle – per capita – (dans la ligne de l’affaire Varnava et autres c. Turquie) Ă  chaque victime et non pas un montant forfaitaire Ă  l’État Chypriote sans aucune indication des critères de distribution. Jusqu’à prĂ©sent, la rĂ©alitĂ© est qu’en pratique toutes les sommes allouĂ©es par la Cour au titre de la satisfaction Ă©quitable l’ont Ă©tĂ© directement Ă  des requĂ©rants individuels (paragraphe 42 de l’arrĂŞt in fine).

 

6.  Ayant votĂ© contre l’applicabilitĂ© de l’article 41 pour ce qui est des personnes enclavĂ©es dans la pĂ©ninsule du Karpas, j’ai aussi votĂ© contre le montant forfaitaire allouĂ© par la majoritĂ©. Si de nombreuses difficultĂ©s sont Ă  prĂ©voir pour indemniser (dans un dĂ©lai de dix-huit mois) les ayants droit des 1 456 personnes disparues, ne parlons pas des complications qui vont sĂ»rement apparaĂ®tre pour dĂ©nombrer et identifier les milliers de personnes dĂ©placĂ©es. La surveillance de l’exĂ©cution de cet arrĂŞt ne sera pas une tâche facile.

 

7.  Pour conclure, je tiens Ă  prĂ©ciser que je partage le point de vue exprimĂ© par mes collègues dans leur opinion concordante, jointe aussi au prĂ©sent arrĂŞt, en ce qui concerne la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrĂŞt.

 


OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KARAKAŞ

 

Je ne peux suivre la majoritĂ© concernant :

a)  la constatation que le temps Ă©coulĂ© depuis le prononcĂ©, le 10 mai 2001, de l’arrĂŞt au principal n’a pas rendu irrecevables les demandes du gouvernement chypriote au titre de la satisfaction Ă©quitable,

b)  l’applicabilitĂ© en l’espèce de l’article 41 dans le chef des personnes disparues,

c)  l’applicabilitĂ© en l’espèce de l’article 41 pour ce qui est des Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas, et

d)  les montants allouĂ©s au titre de la satisfaction Ă©quitable.

A.  Le facteur temps

L’arrĂŞt de Grande Chambre sur le fond de l’affaire Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, CEDH 2001‑IV) a Ă©tĂ© prononcĂ© le 10 mai 2001. Dans le dispositif dudit arrĂŞt la Cour Ă©nonce, Ă  l’unanimitĂ©, que « la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en l’état et qu’elle en ajourne l’examen Â». Cette question n’est soulevĂ©e que dans le dispositif ; aucune rĂ©fĂ©rence y affĂ©rente n’existe dans le corps de l’arrĂŞt, contrairement Ă  l’affaire Irlande c. Royaume Uni (no 5310/71, 18 janvier 1978, sĂ©rie A no 25), oĂą la Cour explique clairement la raison pour laquelle elle n’a pas appliquĂ© l’article 50 (en l’occurrence, le gouvernement irlandais ne cherchait pas Ă  obtenir une indemnitĂ© en faveur d’un particulier quelconque).

Dans toutes les affaires devant elle, la Cour peut réserver/ajourner la question de la satisfaction équitable si, et seulement si, il existe une demande faite à ce titre par les parties, formulée dans les délais impartis.

En l’espèce, le gouvernement chypriote n’a jamais dĂ©posĂ© de demande de satisfaction Ă©quitable dans les dĂ©lais fixĂ©s par l’article 60 § 1 du règlement de la Cour, dans sa version de 1998 en vigueur Ă  l’époque :

« Toute demande de satisfaction Ă©quitable au titre de l’article 41 de la Convention doit, sauf instruction contraire du prĂ©sident de la chambre, ĂŞtre exposĂ©e par la Partie contractante requĂ©rante ou le requĂ©rant dans les observations Ă©crites sur le fond ou, Ă  dĂ©faut de pareilles observations, dans un document spĂ©cial dĂ©posĂ© au plus tard deux mois après la dĂ©cision dĂ©clarant la requĂŞte recevable Â».

D’après ce libellé, tout requérant, que ce soit un État ou une personne physique ou morale, devait normalement soumettre ses prétentions chiffrées dans le délai imparti pour la présentation de ses observations sur le fond. Il est donc bien clair que, sauf décision contraire du président, ces délais étaient impératifs, ce qui est d’ailleurs le cas dans toutes les versions successives du règlement de la Cour. Il s’ensuit qu’en l’espèce, à défaut de les présenter au moment des observations sur le fond, le gouvernement chypriote avait seulement la possibilité de soumettre ses prétentions au plus tard deux mois après la décision déclarant la requête recevable.

Dans sa lettre du 29 novembre 1999, la Cour n’avait pas demandĂ© au gouvernement requĂ©rant de prĂ©senter des demandes de satisfaction Ă©quitable « Ă  ce stade de la procĂ©dure Â». Tout au long de cette procĂ©dure, le gouvernement chypriote n’a d’ailleurs dĂ©posĂ© une telle demande ni dans son mĂ©moire introductif ni pendant l’audience du 20 septembre 2000.

Rien, ou quasiment rien, ne s’est produit entre 2001 et 2010, à l’exception de la lettre d’intention adressée à la Cour le 31 août 2007.

Ă€ cette date, soit sept ans plus tard, le gouvernement chypriote a adressĂ© subitement une lettre faisant part de son intention d’introduire une requĂŞte sĂ©parĂ©e aux fins de l’application de l’article 41. Quelle rĂ©ponse la Cour devait-elle donner Ă  cette lettre ? Quoi qu’il en soit, le gouvernement requĂ©rant a dĂ©cidĂ© de soumettre des demandes de satisfaction Ă©quitable le 11 mars 2010, soit Ă  peu près trois ans après cette lettre, et ce concernant uniquement les personnes portĂ©es disparues. Par la suite, le 18 juin 2012, en vertu de l’invitation de la Cour, le gouvernement chypriote a Ă©largi ses prĂ©tentions aux Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas. Ainsi cette nouvelle version de la demande est devenue « dĂ©finitive Â» (voir dans ce sens le paragraphe 30 de l’arrĂŞt).

En l’espèce, au mépris de l’article 60 du règlement qui exigeait que les demandes de satisfaction équitable au titre de l’article 41 soient présentées sans retard excessif, le silence et l’inaction du gouvernement requérant ont duré près de dix ans.

À cet égard, il faut savoir qu’en vertu de l’article 46 du règlement, les demandes de satisfaction équitable au titre de l’article 41 relèvent de la responsabilité de l’État requérant et que la Cour n’aurait assurément pas pu agir ex officio pour pallier les manquements à ce sujet. L’obligation de respecter un délai raisonnable s’impose tant aux requérants individuels qu’aux États requérants, et quiconque la méconnaît doit se heurter à la règle de la forclusion.

Dans l’affaire Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, ECHR 2009), la Cour a formulĂ© le principe suivant concernant l’application du dĂ©lai de six mois aux situations continues, notamment dans les affaires de disparition :

« 165.  NĂ©anmoins, la Cour estime que des requĂŞtes peuvent ĂŞtre rejetĂ©es pour tardivetĂ© dans des affaires de disparition lorsque les requĂ©rants ont trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir, après s’être rendu compte, ou avoir dĂ» se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquĂŞte ou de l’enlisement ou de la perte d’effectivitĂ© de l’enquĂŞte menĂ©e, ainsi que de l’absence dans l’immĂ©diat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance rĂ©aliste de voir une enquĂŞte effective ĂŞtre menĂ©e Ă  l’avenir. Lorsque des initiatives sont prises relativement Ă  une disparition, les proches peuvent raisonnablement s’attendre Ă  obtenir des Ă©lĂ©ments nouveaux de nature Ă  rĂ©soudre des questions de fait ou de droit cruciales. Dans ces conditions, tant qu’il existe un contact vĂ©ritable entre les familles et les autoritĂ©s au sujet des plaintes et des demandes d’information, ou un indice ou une possibilitĂ© rĂ©aliste que les mesures d’enquĂŞte progressent, la question d’un Ă©ventuel dĂ©lai excessif ne se pose gĂ©nĂ©ralement pas. En revanche, après un laps de temps considĂ©rable, lorsque l’activitĂ© d’investigation est marquĂ©e par d’importantes lenteurs et interruptions, vient un moment oĂą les proches doivent se rendre compte qu’il n’est et ne sera pas menĂ© une enquĂŞte effective. Le point de savoir quand ce stade est atteint tient forcĂ©ment aux circonstances de l’affaire. Â»

De mĂŞme, la jurisprudence de la Cour internationale de justice (« la CIJ Â») reconnaĂ®t gĂ©nĂ©ralement l’obligation pour un État requĂ©rant d’agir dans un dĂ©lai raisonnable. L’arrĂŞt de principe sur cette question est l’arrĂŞt du 26 juin 1992 rendu dans l’affaire Certaines terres Ă  phosphates Ă  Nauru (Nauru c. Australie).[64]

Dans cette affaire, le gouvernement de Nauru avait dĂ©posĂ© en 1989 une requĂŞte introductive d’instance contre l’Australie concernant un diffĂ©rend relatif Ă  la remise en Ă©tat de certaines terres Ă  phosphates (mines et carrières), exploitĂ©es Ă  l’époque du mandat australien, avant l’indĂ©pendance de Nauru. Dans sa requĂŞte, Nauru allĂ©guait que l’Australie avait manquĂ© aux obligations liĂ©es Ă  la tutelle qui Ă©taient les siennes en vertu de l’article 76 de la Charte des Nations Unies et de l’accord de tutelle pour Nauru du 1er novembre 1947. L’Australie avait prĂ©sentĂ© une sĂ©rie d’exceptions prĂ©liminaires, dont l’une consistait Ă  dire que la requĂŞte avait Ă©tĂ© introduire tardivement. Selon le gouvernement australien, Nauru Ă©tait devenue indĂ©pendante le 3l janvier 1968 et, concernant la remise en Ă©tat des terres, cet État n’avait formellement « fait connaĂ®tre sa position Ă  l’Australie et aux autres anciennes puissances administrantes Â» qu’en dĂ©cembre 1988. L’Australie soutenait qu’en consĂ©quence le retard lui avait Ă©tĂ© d’autant plus prĂ©judiciable que la plupart de la documentation relative au mandat et Ă  la tutelle avait pu dans l’intervalle ĂŞtre dispersĂ©e ou perdue et que l’évolution du droit depuis lors avait rendu plus difficile la dĂ©termination des obligations juridiques qui Ă©taient celles de l’État dĂ©fendeur Ă  l’époque des manquements allĂ©guĂ©s Ă  ces obligations. L’Australie soutenait donc que la requĂŞte de Nauru Ă©tait irrecevable, au motif qu’elle n’avait pas Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e dans des dĂ©lais raisonnables. La CIJ avait rejetĂ© cette exception prĂ©liminaire, mais avait nĂ©anmoins considĂ©rĂ© que :

« 32.  La Cour reconnaĂ®t que, mĂŞme en l’absence de disposition conventionnelle applicable, le retard d’un État demandeur peut rendre une requĂŞte irrecevable. Elle note cependant que le droit international n’impose pas Ă  cet Ă©gard une limite de temps dĂ©terminĂ©e. La Cour doit par suite se demander Ă  la lumière des circonstances de chaque espèce si l’écoulement du temps rend une requĂŞte irrecevable.

33.  Au cas particulier, nul n’ignorait au moment de l’indĂ©pendance de Nauru que la question de la remise en Ă©tat des terres Ă  phosphates n’avait pas Ă©tĂ© rĂ©solue. (...)

36.  La Cour constate dans ces conditions que Nauru a Ă©tĂ© officiellement informĂ©e, au plus tard par lettre du 4 fĂ©vrier 1969, de la position de l’Australie au sujet de la remise en Ă©tat des terres Ă  phosphates exploitĂ©es avant le 1er juillet 1967. Nauru n’a contestĂ© cette position par Ă©crit que le 6 octobre 1983. Dans l’intervalle cependant la question avait, selon les dires de Nauru, non contredits par l’Australie, Ă©tĂ© soulevĂ©e Ă  deux reprises par le prĂ©sident de Nauru auprès des autoritĂ©s australiennes compĂ©tentes. La Cour estime que, eu Ă©gard tant Ă  la nature des relations existant entre l’Australie et Nauru qu’aux dĂ©marches ainsi accomplies, l’écoulement du temps n’a pas rendu la requĂŞte de Nauru irrecevable. Toutefois, il appartiendra Ă  la Cour, le moment venu, de veiller Ă  ce que le retard mis par Nauru Ă  la saisir ne porte en rien prĂ©judice Ă  l’Australie en ce qui concerne tant l’établissement des faits que la dĂ©termination du contenu du droit applicable. Â»

L’affaire Nauru s’est finalement soldée par un règlement amiable. L’intérêt de cette affaire tient toutefois au fait que la CIJ y a clairement reconnu une obligation pour l’État requérant de respecter un délai raisonnable. En d’autres termes, bien qu’il n’existe pas de limites temporelles spécifiques en droit international général, la juridiction internationale concernée doit apprécier les circonstances pertinentes pour déterminer si l’écoulement du temps a rendu la requête irrecevable, et ce en tenant compte de tous les facteurs pertinents (y compris les droits et intérêts légitimes de l’État défendeur, en particulier lorsque ceux-ci risquent d’être lésés).

Dans l’esprit de l’arrêt Nauru, et contrairement à l’avis de la majorité, le gouvernement chypriote n’a en aucune manière justifié de façon convaincante cette longue période d’inaction entre le prononcé de l’arrêt sur le fond (2001) et la demande de satisfaction équitable (2010).

Il en dĂ©coule par ailleurs que la condition de dĂ©lai raisonnable, telle qu’appliquĂ©e par la Cour dans l’affaire Varnava et autres, Ă©tait conforme Ă  la règle gĂ©nĂ©rale de droit international public consacrĂ©e par la CIJ dans l’arrĂŞt Nauru, et devait donc en principe s’appliquer aussi s’agissant d’une requĂŞte sĂ©parĂ©e introduite au titre de l’article 41 dans le cadre d’une affaire interĂ©tatique, telle l’espèce.

Dans ces conditions, je considère que le facteur temps décrit ci-dessus rend la requête du gouvernement chypriote irrecevable.

B.  L’applicabilitĂ© en l’espèce de l’article 41 dans le chef des personnes disparues

L’article 33 de la Convention dispose que « [t]oute Haute Partie contractante peut saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles qu’elle croira pouvoir ĂŞtre imputĂ© Ă  une autre Haute Partie contractante Â», Ă©tant entendu que par « tout manquement Â» on entend les allĂ©gations portant sur les dispositions tant matĂ©rielles que procĂ©durales. Cela Ă©tant, il faut souligner d’ores et dĂ©jĂ  que lorsqu’un État a l’intention d’introduire une requĂŞte interĂ©tatique, les exigences de recevabilitĂ© ne sont pas les mĂŞmes que celles prĂ©vues pour les requĂŞtes individuelles. En effet, aux termes de l’article 35 de la Convention, les affaires interĂ©tatiques ne doivent pas rĂ©pondre Ă  la règle de l’épuisement des voies de recours internes ni Ă  celle des six mois. Cela nous amène Ă  dire qu’aucune confusion ne doit ĂŞtre autorisĂ©e entre la procĂ©dure propre aux affaires interĂ©tatiques et celle propre aux requĂŞtes individuelles, faute de quoi l’article 33 de la Convention pourrait ĂŞtre facilement contournĂ© par les États pour faire valoir des revendications de nature individuelle au sens de l’article 34, en se soustrayant aux exigences explicites de l’article 35 §§ 2 Ă  4.

Cela étant, je voudrais rappeler que les affaires interétatiques dont la Cour a eu à connaître se classent en trois catégories.

1.  Il y a d’abord les cas oĂą les Parties contractantes agissent purement en tant que gardiens de l’ordre public europĂ©en. Il s’agit par exemple de l’affaire Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c. Grèce (« l’Affaire grecque Â» – requĂŞtes nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, RĂ©solution du ComitĂ© des Ministres du 15 avril 1970). On peut Ă©galement citer l’affaire France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie (requĂŞtes nos 9940-9944/82, dĂ©cision de la Commission du 6 dĂ©cembre 1983). Cette catĂ©gorie n’est pas pertinente pour comprendre le contexte en cause en l’espèce.

2.  En revanche, la seconde catĂ©gorie l’est pour procĂ©der Ă  une comparaison. Il s’agit des affaires oĂą un État contractant cherche explicitement Ă  obtenir la rĂ©paration des violations commises sur la personne de ses ressortissants. Cette catĂ©gorie est illustrĂ©e par l’affaire Danemark c. Turquie (requĂŞte no 34382/97, CEDH 2000-IV), relative aux traitements prohibĂ©s par l’article 3 qu’un citoyen danois, M. Koç, avait subis de la part de policiers turcs. Dans cette affaire, l’objet du litige Ă©tait les traitements infligĂ©s Ă  M. Koç, en tant que techniques d’interrogatoire. Je pense que c’est le seul exemple oĂą la doctrine de la « protection diplomatique Â», telle que reconnue en droit international, a Ă©tĂ© mise en Ĺ“uvre concernant un individu identifiable dès l’introduction de la requĂŞte. Certes, dans cette affaire, la Turquie avait versĂ© au gouvernement danois une somme d’argent, mais ce, au titre d’un règlement amiable et non pas sur le terrain de l’article 41 de la Convention. Ces deux points sont Ă  retenir pour mieux comprendre l’affaire qui nous occupe, laquelle relève, en rĂ©alitĂ©, de la troisième catĂ©gorie, oĂą aucune victime n’était identifiable lors de l’introduction de la requĂŞte.

3.  Cette troisième catĂ©gorie implique en effet les intĂ©rĂŞts spĂ©cifiques qu’un État contractant fait valoir, en ce sens qu’il reprĂ©sente ou est Ă©troitement liĂ© Ă  des individus prĂ©tendument victimes de faits survenus dans le contexte d’un diffĂ©rend politique entre deux pays. Dans cette catĂ©gorie, sans compter les deux affaires interĂ©tatiques Grèce c. Royaume-Uni de 1956 (requĂŞte no 176/56, RĂ©solution du ComitĂ© des Ministres du 20 avril 1959) et de 1957 (requĂŞte no 299/57, RĂ©solution du ComitĂ© des Ministres du 14 dĂ©cembre 1959), et l’affaire Autriche c. Italie (requĂŞte no 788/60, dĂ©cision de la Commission du 11 janvier 1961), on pourrait d’abord citer l’affaire Irlande c. Royaume‑Uni concernant les cinq techniques d’interrogatoire utilisĂ©es par les forces de l’ordre contre des dĂ©tenus, membres de l’IRA, mais qui n’étaient pas identifiĂ©s : on y parlait de « personnes Â», des « intĂ©ressĂ©s Â», dĂ©signĂ©s par les abrĂ©viations T1, T2, T3, etc. Dans cette affaire, la Cour a constatĂ©, entre autres, une violation de l’article 3 de la Convention. Cependant, le gouvernement irlandais ayant dĂ©clarĂ© ne pas chercher « Ă  obtenir une indemnitĂ© en faveur d’un particulier quelconque Â», l’article 50 ancien de la Convention (nouvel article 41) n’avait pas trouvĂ© Ă  s’appliquer.

D’après les travaux préparatoires de la Convention et les principes généraux de droit international public en matière de protection diplomatique et de réparation, il convient de conclure que la règle de la satisfaction équitable inscrite à l’article 41 s’applique, par principe, dans les requêtes interétatiques introduites en vertu de l’article 33 de la Convention. À cet égard, je souscris à l’avis de la majorité (paragraphe 43 de l’arrêt).

La logique de l’article 33 s’inspire de la protection diplomatique (voir par exemple l’arrêt de la CIJ dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) du 19 juin 2012[65]) telle que reconnue en droit international public. La Cour pourrait donc accorder une satisfaction équitable dans des affaires interétatiques qui de par leur nature se rapprochent davantage des affaires de protection diplomatique typiques de droit international public, en d’autres termes lorsque la requête a été introduite à la place et pour le compte de certains individus identifiables (voir, par exemple, Danemark c. Turquie).

D’après ces principes, de mon point de vue, il n’est pas possible d’appliquer l’article 41 dans la présente affaire et d’accorder une satisfaction quelconque à ce titre.

Ainsi qu’il est soulignĂ© dans l’arrĂŞt Chypre c. Turquie du 10 mai 2001, ce n’est qu’à l’audience sur la recevabilitĂ© du 20 septembre 2000 que le gouvernement chypriote a invoquĂ© le fait que le nombre de Chypriotes grecs disparus Ă©tait de 1 485 (paragraphe 119 de l’arrĂŞt sur le fond). A ce stade aucune victime n’était identifiable. Cependant la Cour a acceptĂ© de prĂ©sumer que ces disparus Ă©taient toujours en vie et a conclu qu’il y avait eu violation continue de l’article 2, faute pour la Turquie d’avoir menĂ© une enquĂŞte effective visant Ă  faire la lumière sur le sort des Chypriotes grecs disparus.

J’attire l’attention sur la portée générale de cette conclusion, qui ne vise pas tel ou tel citoyen chypriote grec, mais qui sanctionne une situation continue. Les violations en question n’ont pas été constatées dans le chef de telle ou telle victime, mais par rapport à une situation de fait et de droit.

Il faut souligner que l’article 41 ne profite qu’à « la partie lĂ©sĂ©e Â» et dans la prĂ©sente affaire le terme « partie Â» dĂ©signe sans conteste « la Partie contractante Â» qui a introduit la requĂŞte, Ă  savoir Chypre. Toute tentative de se prĂ©valoir de la solution adoptĂ©e dans l’affaire Diallo – laquelle reprĂ©sente un bon exemple de l’exercice de la protection diplomatique par l’État – pour justifier l’octroi d’une satisfaction Ă©quitable serait donc dĂ©nuĂ©e de fondement, voire en contradiction avec les rĂ©alitĂ©s juridiques et factuelles de l’espèce.

Ă€ mon sens, contrairement Ă  l’avis de la majoritĂ©, dans le cas d’espèce, « la doctrine de la protection diplomatique Â» n’est guère en jeu. Cette affaire ne porte que sur la situation prĂ©sumĂ©e d’un groupe de personnes qui n’était pas identifiable au moment oĂą la Cour a constatĂ© les violations de la Convention.

Donc, à supposer même que la requête n’ait pas été tardive, le gouvernement chypriote pouvait seulement demander une satisfaction s’agissant de la violation constatée au point II. 2 du dispositif de l’arrêt au principal[66].

D’après les principes de droit international public sur la rĂ©paration du dommage moral, en dehors des cas de protection diplomatique, la violation constatĂ©e par l’arrĂŞt sur le fond devrait constituer une satisfaction Ă©quitable suffisante, sans qu’il faille octroyer de sommes forfaitaires, sinon spĂ©culatives, telles celles rĂ©clamĂ©es par le gouvernement chypriote pour « dommage moral Â» au nom d’un nombre imprĂ©cis et non identifiable de personnes supposĂ©es ĂŞtre encore vivantes.

Or, Ă  mon sens, ce type de groupe de personnes ne saurait passer pour une « partie lĂ©sĂ©e Â» au sens de l’article 41 dans une affaire interĂ©tatique. En l’espèce, la partie lĂ©sĂ©e est bien l’État requĂ©rant et d’après la logique de la Convention le prĂ©judice moral doit per se ĂŞtre individuel.

Il faudrait donc Ă©carter toute prĂ©tention pĂ©cuniaire pour dommage moral Ă©tant donnĂ© qu’en vertu du droit international une rĂ©paration Ă  ce titre pourrait, Ă  condition qu’il y ait atteinte aux seuls intĂ©rĂŞts moraux ou politiques de l’État, prendre la forme d’une reconnaissance par la juridiction de la violation d’un droit par un État Ă  l’encontre d’un autre. Telle est la situation qui s’est prĂ©sentĂ©e dans l’Affaire du dĂ©troit de Corfou. La CIJ a affirmĂ© que « par les actions de sa marine de guerre dans les eaux albanaises au cours de l’opĂ©ration des 12‑13 novembre 1946, le Royaume-Uni a violĂ© la souverainetĂ© de la RĂ©publique populaire d’Albanie, cette constatation par la Cour constituant en elle-mĂŞme une satisfaction appropriĂ©e Â»[67].

Il en est allĂ© de mĂŞme dans l’arbitrage du 30 avril 1990 qui a opposĂ© la Nouvelle-ZĂ©lande Ă  la France dans l’affaire du Rainbow Warrior. Le tribunal ayant publiquement fait « quatre dĂ©clarations de violation substantielle par la France de ses obligations Â», il a considĂ©rĂ© que cela constituait  « dans les circonstances, une satisfaction appropriĂ©e pour les dommages lĂ©gaux et moraux causĂ©s Ă  la Nouvelle-ZĂ©lande Â»[68].

Plus rĂ©cemment, dans l’affaire du Mandat d’arrĂŞt du 11 avril 2000 (RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo c. Belgique), la CIJ a considĂ©rĂ© que « les conclusions auxquelles elle est (...) parvenue constituent une forme de satisfaction permettant de rĂ©parer le dommage moral dont se plaint le Congo Â»[69].

En droit international la constatation juridictionnelle d’une violation est donc une forme de satisfaction suffisante. Cette constatation vaut aussi dans le cadre du contentieux de la légalité dans des affaires interétatiques soumis à notre Cour.

Dans le cadre du système de la Convention, pour accorder une satisfaction au titre de l’article 41, la partie « lĂ©sĂ©e Â» doit toujours ĂŞtre l’individu (paragraphe 46 de l’arrĂŞt). Donc, mĂŞme dans une affaire interĂ©tatique, l’indemnitĂ© accordĂ©e Ă  l’État requĂ©rant devrait ĂŞtre destinĂ©e Ă  rĂ©parer le prĂ©judice subi par une/des personnes bien dĂ©terminĂ©es.

En l’espèce, allouer Ă  l’État requĂ©rant une somme forfaitaire pour qu’il la distribue, comme bon lui semble, Ă  des individus dont l’existence et le nombre n’ont Ă©tĂ© allĂ©guĂ©s qu’à l’audience, contreviendrait Ă  l’esprit mĂŞme de l’article 41.

Dans les circonstances telles que celles ayant fait l’objet de l’arrêt au principal, toute approche qui cadrerait mal avec la raison d’être des articles 33, 34, 35 et 41 de la Convention posera de sérieux problèmes quant à l’efficacité, non seulement de la mise en œuvre de la voie de satisfaction équitable par un arrêt sur l’article 41, mais aussi de l’exécution par les États et la surveillance par le Comité des Ministres d’un tel arrêt.

La majorité de la Grande Chambre a décidé d’allouer une somme à des Chypriotes grecs, disparus mais présumés vivants, du fait des souffrances que l’État requérant exprime, maintenant, en leur nom. Suivant cette ligne de raisonnement, à titre d’hypothèse de travail, je me permets alors de considérer ces personnes comme les auteurs de requêtes individuelles, étant entendu que celles-ci ne sauraient bénéficier de considérations plus favorables qu’un requérant ayant vécu des évènements comparables.

Cette hypothèse démontre que la majorité a, en réalité, indirectement admis certains individus au bénéfice d’indemnisations pécuniaires, indemnisations que ceux-ci n’auraient guère pu obtenir par le biais de requêtes individuelles (dans ce sens, voir Varnava et autres §§ 151-172), dont les exigences de recevabilité et de bien-fondé ne sont assurément pas les mêmes.

C.  L’applicabilitĂ© en l’espèce de l’article 41 dans le chef des habitants de la pĂ©ninsule du Karpas

Il faut noter encore qu’à partir de cette affaire la Cour est censée accepter désormais l’applicabilité de l’article 41 dans les affaires interétatiques, en se référant à la protection diplomatique et en misant sur la possibilité d’identifier les victimes de violations sur la base des éléments qui ressortent de la requête originelle. À cette fin la Cour déclare qu’elle examinera séparément chaque grief afin de déterminer s’il y a lieu ou non d’octroyer une satisfaction équitable (§ 43 de l’arrêt).

Pourtant l’arrêt n’explique nulle part sur quelle base factuelle la majorité a alloué des sommes aux Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas, lesquels forment un groupe défini de manière abstraite.

Dans ce contexte le gouvernement chypriote avait prĂ©cisĂ© que « le nombre des rĂ©sidents concernĂ©s devrait ĂŞtre dĂ©terminĂ© d’un commun accord entre les parties dans les six mois suivant la dĂ©cision de la Cour et, en l’absence d’accord, ĂŞtre arrĂŞtĂ© par le prĂ©sident de la Cour Â». Ici on constate clairement la diffĂ©rence fondamentale entre les griefs relatifs aux personnes disparues et ceux concernant les habitants du Karpas. Pour ce qui est de ce dernier grief, le gouvernement chypriote a souhaitĂ© tenter un dĂ©nombrement et une identification, a posteriori, onze ans après le prononcĂ© de l’arrĂŞt au fond ! On se demande comment il se fait que cela n’ait pas posĂ© le moindre problème pour la majoritĂ© lorsqu’elle passe sous silence ladite demande et alloue une somme forfaitaire grandiose sans avoir aucune idĂ©e du nombre des personnes concernĂ©es.

Il ne m’est donc pas possible de comprendre la logique juridique qui sous-tend l’avis de la majorité exposé aux paragraphes 43 à 46 de l’arrêt, où elle décide d’appliquer l’article 41 même aux griefs interétatiques à caractère abstrait et général.

Dans pareil contexte, toute référence à l’arrêt Diallo demeure dénuée de pertinence et mal fondée, voire trompeuse.

D.  Certaines incertitudes de fait

À ce titre je me contenterai de rappeler quelques éléments de fait et d’aborder certaines questions d’ordre factuel.

1)  Quid du nombre rĂ©el des personnes disparues (compte tenu de tous les faits dĂ©noncĂ©s jusqu’à ce jour et rĂ©examinĂ©s par la Grande Chambre) ?

Dans la requĂŞte no 8007/77, il Ă©tait fait mention d’environ 2 000 Chypriotes grecs disparus. Dans la requĂŞte originelle du 22 novembre 1994 concernant la prĂ©sente affaire, le gouvernement requĂ©rant invoquait 1 619 personnes. Six ans plus tard, Ă  l’audience du 20 septembre 2000, ce nombre a Ă©tĂ© abaissĂ© Ă  1 485. Aujourd’hui le chiffre dĂ©finitif du gouvernement est de 1 456. D’après les statistiques de fĂ©vrier 2014 du ComitĂ© des Nations unies pour les personnes disparues, 358 corps – prĂ©sumĂ©s appartenir Ă  des Chypriotes grecs portĂ©s disparus – avaient Ă©tĂ© dĂ©couverts entre-temps[70]. On pouvait donc escompter que le nombre des victimes n’était plus 1 456. Or la première liste officielle (telle que publiĂ©e au Journal officiel chypriote) accompagnant la demande de satisfaction Ă©quitable dĂ©posĂ©e en 2010, fait Ă©tat de 1 493 personnes.

Au vu de ce qui prĂ©cède, la majoritĂ© peut-elle prĂ©tendre connaĂ®tre le nombre rĂ©el des personnes disparues? La majoritĂ© est-elle persuadĂ©e que les personnes disparues ayant fait l’objet d’environ 80 requĂŞtes dĂ©jĂ  examinĂ©es par la Cour ne sont pas recomptĂ©es une seconde fois dans les chiffres fournis en l’espèce ? Dans la nĂ©gative, comment la majoritĂ© entend-elle Ă©tablir la somme Ă  allouer au titre du dommage moral ? 

Une actualisation de cette liste Ă©tait capitale pour distinguer les personnes qui demeurent disparues et celles dont les corps ont Ă©tĂ© dĂ©couverts, sachant que les prĂ©tentions concernant ces derniers devront assurĂ©ment ĂŞtre Ă©cartĂ©es « comme Ă©tant prĂ©maturĂ©es Â» en application de la dĂ©cision Despina Charalambous et 28 autres c. Turquie (no 46744/07, 3 avril 2012) ; voir Ă©galement les dĂ©cisions de la Cour Papayianni c. Turquie (no 479/07, 2 avril 2013), Ioannou Iacovou et autres c. Turquie (no 24506/08, 5 octobre 2010) ou Efthymiou et 3 autres c. Turquie (no 40997/02, 7 mai 2013).

Or en choisissant d’omettre ce point la majoritĂ© a dĂ©cidĂ© d’allouer une somme de 30 millions d’euros, dite forfaitaire, calculĂ©e en multipliant 20 000 euros par 1 456. Encore faut-il rappeler que cette apprĂ©ciation est axĂ©e sur l’application erronĂ©e de la thĂ©orie de la protection diplomatique ainsi que sur l’ignorance du nombre rĂ©el des personnes disparues.

2)  Quant aux 60 millions d’euros allouĂ©s par la majoritĂ© aux Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas, cette dĂ©cision ne peut nullement s’expliquer par la thĂ©orie de la protection diplomatique.

Pour cette partie de la demande la Cour ne connaît ni le nombre ni l’identité de ces personnes, aussi le montant accordé reste-t-il complètement arbitraire.

3)  Quid des modalitĂ©s d’exĂ©cution d’un arrĂŞt octroyant une somme Ă  distribuer par les soins du gouvernement chypriote?

Plusieurs questions se posent quant à l’exécution d’un tel dispositif, non seulement à l’égard des Parties contractantes, mais aussi à l’égard du Comité des Ministres.

En l’espèce, le gouvernement chypriote affirme qu’il lui appartiendra de distribuer aux intéressés la somme forfaitaire allouée en l’espèce sur la base des personnes énumérées dans la liste susmentionnée.

Cette affirmation a été acceptée par la majorité.

a)  On peut alors dĂ©duire de la demande du gouvernement chypriote qu’en fait il dispose dĂ©jĂ  des preuves authentiques Ă©tablissant que chaque intĂ©ressĂ© est bien l’ayant droit ou un proche Ă©ligible d’une personne disparue,

b)  Si ce n’est pas le cas, le gouvernement requĂ©rant sera naturellement tenu de demander Ă  chaque intĂ©ressĂ© qui se manifeste de prouver qu’il est bien l’ayant droit ou un proche Ă©ligible de la victime. Sachant que chaque victime aura assurĂ©ment plus d’un ayant droit ou d’un proche, combien de semaines, de mois, voire d’annĂ©es pareilles dĂ©marches prendront-elles ? Pourtant il existe un dĂ©lai dans le dispositif, Ă  savoir dix-huit mois ou autre dĂ©lai jugĂ© appropriĂ© par le ComitĂ© des Ministres. Dans l’attente de l’aboutissement de chaque dĂ©marche, qu’adviendra-t-il de la somme colossale dĂ©jĂ  versĂ©e que le gouvernement requĂ©rant gardera librement Ă  sa disposition ?

c)  Dans le mĂŞme contexte, quelles mesures le gouvernement requĂ©rant estime-t-il pouvoir prendre pour parer aux demandes abusives ou frauduleuses de la part d’individus n’ayant aucun lien rĂ©el avec l’une ou l’autre des victimes ?

d)  Ă€ supposer qu’au fil du temps une partie des personnes actuellement prĂ©sumĂ©es en vie dĂ©cèdent, le gouvernement requĂ©rant restituera-t-il la somme correspondante dĂ©jĂ  versĂ©e par la Turquie, Ă©tant entendu que pareil cas tomberait alors sous le coup de la dĂ©cision Despina Charalambous et 28 autres c. Turquie?

e)  La distribution de l’indemnitĂ© pour dommage moral aux Chypriotes grecs enclavĂ©s dans la pĂ©ninsule du Karpas en leur qualitĂ© de « victimes individuelles Â», sous la surveillance du ComitĂ© des Ministres, est encore plus sujette Ă  caution. Car Ă  cet Ă©gard le gouvernement chypriote n’a mĂŞme pas pu soumettre une liste ni indiquer un nombre quelconque pour ces personnes ; toute tentative d’évaluation et toute mesure d’exĂ©cution sont d’ores et dĂ©jĂ  vaines.

Voilà autant de questions qui vont entraver l’exécution de cet arrêt.

Enfin, pour ce qui est du paragraphe 63 de l’arrĂŞt, je me rallie Ă  l’opinion en partie concordante des juges Tulkens, Vajić, Raimondi et Bianku.

 



[1].  Â« Dommages et intĂ©rĂŞts punitifs Â» est l’expression employĂ©e de prĂ©fĂ©rence aux États‑Unis, au Canada et en Europe continentale, tandis que l’expression « dommages et intĂ©rĂŞts exemplaires Â» est utilisĂ©e dans les autres pays du Commonwealth. Ces deux expressions dĂ©signent toutefois la mĂŞme notion. Il est entendu que les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs ou exemplaires sont Ă©tablis dans le but de racheter les actions de l’auteur de l’acte illicite et d’empĂŞcher la rĂ©pĂ©tition de l’acte illicite par son auteur ou des tiers de s’en inspirer ;  il ne s’agit pas d’une simple rĂ©paration du prĂ©judice matĂ©riel et moral causĂ© au demandeur, y compris d’un manque Ă  gagner.

[2].  Selon moi, la question du pouvoir de la Cour d’accorder une indemnisation dans les affaires interĂ©tatiques aurait dĂ» ĂŞtre examinĂ©e avant celle du dĂ©lai de la demande civile. La Cour devait d’abord dĂ©cider si elle avait le pouvoir d’examiner la demande et, dans ce cas seulement, statuer sur la question de savoir si la demande Ă©tait tardive. Il convient d’établir la compĂ©tence ratione materiae avant la compĂ©tence ratione temporae. C’est une simple question de logique.

[3].  En fait, l’agent de la Turquie a admis, lors d’une rĂ©union organisĂ©e le 27 octobre 1999 avec l’agent du gouvernement chypriote et le prĂ©sident de la Cour que « si la Cour devait conclure Ă  la violation, il faudrait consacrer une procĂ©dure distincte Ă  l’examen des prĂ©tentions au titre de l’article 41 de la Convention. Â»

[4].  Cette dĂ©claration s’inscrit dans le droit fil de la position adoptĂ©e par la Cour dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni au sujet de la satisfaction Ă©quitable, oĂą elle a estimĂ© « qu’il n’y a[vait] pas lieu [de l’]appliquer Â». Dans cette affaire, le gouvernement irlandais n’avait demandĂ© d’indemnisation pour aucun individu (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 245, sĂ©rie A no 25).

[5].  Voir le rapport du comitĂ© d’experts prĂ©sentĂ© au ComitĂ© des Ministres le 16 mars 1950, dans les Travaux prĂ©paratoires de la Convention europĂ©enne des droits de l’homme, vol. IV, 1979, p. 44.

[6].  Article 19 c) du projet d’articles sur la protection diplomatique (2006) et article 48 § 2 b) du projet d’articles sur la responsabilitĂ© de l’État pour fait internationalement illicite (2001), qui englobent le principe dĂ©jĂ  exposĂ© dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine (CPJI, sĂ©rie A n° 2, p. 12), et rĂ©cemment confirmĂ© dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (RĂ©publique de GuinĂ©e c. RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo), indemnisation, C.I.J. Recueil 2012, § 57).

[7].  Danemark c. Turquie (dĂ©c.), n° 34382/97, 8 juin 1999.

[8].  Voir, sur les pouvoirs implicites des juridictions internationales, mon opinion sĂ©parĂ©e jointe Ă  l’arrĂŞt Fabris c. France [GC], no 16574/08, CEDH 2013.

[9].  Certaines terres Ă  phosphates Ă  Nauru (Nauru c. Australie), exceptions prĂ©liminaires, C.I.J. Recueil 1992, §§ 32 et 36.

[10].  Pour la mĂŞme raison, le prĂ©cĂ©dent Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009), ne s’applique pas Ă  l’espèce. Varnava ne s’applique pas au dĂ©lai mis pour prĂ©senter une demande de satisfaction Ă©quitable après que l’examen au fond a eu lieu. De plus, en l’espèce, l’État requĂ©rant n’a prĂ©sentĂ© aucune demande s’agissant des neuf requĂ©rants qui ont obtenu une indemnisation du dommage moral dans Varnava.

[11].  En outre, les Nations unies ont dĂ©fini une norme internationale selon laquelle les demandes civiles portant sur des disparitions forcĂ©es ne peuvent ĂŞtre prescrites (Observation gĂ©nĂ©rale sur l’article 19 de la dĂ©claration de l’ONU sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcĂ©es).

[12].  La demande a Ă©tĂ© soulevĂ©e, mais non rĂ©glĂ©e, avant l’accession de Nauru Ă  l’indĂ©pendance en 1968. Il est Ă©galement pertinent de mentionner que, en 1983, le prĂ©sident de Nauru a Ă©crit au Premier ministre australien pour demander un rĂ©examen de la question, qu’il avait auparavant dĂ©jĂ  soulevĂ©e Ă  deux reprises auprès des autoritĂ©s australiennes compĂ©tentes.

[13].  Voir la lettre du gouvernement chypriote Ă  la Cour du 31 aoĂ»t 2007. Cette lettre a interrompu l’écoulement du dĂ©lai Ă  l’initiative du plaignant, Ă  l’instar des dĂ©clarations du prĂ©sident de Nauru.

[14].  Voir la lettre du gouvernement chypriote du 25 fĂ©vrier 2010.

[15].  Nauru n’est pas le seul prĂ©cĂ©dent Ă  invoquer. Dans l’affaire LaGrand, les agents consulaires allemands ont eu connaissance de la situation en 1992, mais le gouvernement allemand a attendu six ans et demi pour exprimer des prĂ©occupations ou protester auprès des autoritĂ©s des États-Unis. Ceux-ci ont objectĂ© que pareille action tardive n’était pas recevable. Cependant, la Cour internationale de Justice a dĂ©clarĂ© la requĂŞte recevable (LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’AmĂ©rique), arrĂŞt, C.I.J. Recueil 2001, §§ 53 et 57). Dans l’affaire d’arbitrage Tagliaferro, l’arbitre Ralston dĂ©clara que, en dĂ©pit du dĂ©lai de trente et un ans Ă©coulĂ©, la demande Ă©tait recevable car elle avait Ă©tĂ© transmise dès la survenue du prĂ©judice (Recueil des sentences arbitrales, vol. X, p. 592). Voir Ă©galement la dĂ©cision similaire prise par l’arbitre Plumley dans l’affaire Stevenson (Recueil des sentences arbitrales, vol. IX, p. 385). Si la CIJ a jugĂ© les affaires Nauru et LaGrand recevables, alors l’affaire Chypre c. Turquie l’est a fortiori. Les sentences arbitrales mentionnĂ©es viennent renforcer cette conclusion.

[16].  Demopoulos et autres c. Turquie (dĂ©c.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH 2010. Les rĂ©solutions du ComitĂ© des Ministres du 7 juin 2005 et du 4 avril 2007 n’ont abouti Ă  aucun rĂ©sultat positif. Cette question est traitĂ©e plus en dĂ©tail plus loin dans la prĂ©sente opinion.

[17].  L’État dĂ©fendeur invoque l’arrĂŞt Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27 novembre 2007). Ce prĂ©cĂ©dent ne peut ĂŞtre appliquĂ© Ă  la situation très particulière des habitants du Karpas. De plus, la durĂ©e extraordinaire de la procĂ©dure proposĂ©e par l’État dĂ©fendeur peut difficilement se concilier avec une protection effective des droits de l’homme dans le chef des familles des disparus. Une telle exigence conduirait Ă  une situation incompatible avec le but mĂŞme de la Convention.

[18].  On ne peut affirmer une chose et son contraire. Il s’agit d’un principe de bonne foi (article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traitĂ©s).

[19].  Article 45 du projet d’articles sur la responsabilitĂ© de l’État pour fait internationalement illicite.

[20].  Demopoulos, dĂ©c. prĂ©citĂ©e, § 127.

[21].  De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, § 16, sĂ©rie A no 14. Ainsi, l’argument de l’État dĂ©fendeur selon lequel l’exercice de la protection diplomatique par l’État requĂ©rant exige que l’individu ait Ă©puisĂ© les voies de recours internes ne s’applique pas aux demandes de satisfaction Ă©quitable.

[22].  Ce chiffre est obtenu Ă  partir de la liste de 1 493 noms publiĂ©e au Journal officiel chypriote le 10 juillet 2000, dont sont retranchĂ©es les 28 personnes identifiĂ©es après 2000 comme Ă©tant des Chypriotes grecs exhumĂ©s dans le territoire placĂ© sous le contrĂ´le du gouvernement chypriote ainsi que les 9 personnes disparues dont le cas a Ă©tĂ© examinĂ© dans l’affaires Varnava et autres (prĂ©citĂ©e). Ce chiffre a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© soumis Ă  la Commission le 7 juillet 1998 et Ă  la Cour le 30 mars 2000. Le ComitĂ© tripartite pour les personnes disparues (composĂ© d’un Chypriote grec, d’un Chypriote turc et d’un membre du CICR dĂ©signĂ© par le SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’ONU) a Ă©galement adoptĂ© la liste des 1 493 personnes disparues. La Grande Chambre n’a pas expressĂ©ment acceptĂ© ce chiffre, qui n’est pas mentionnĂ© au paragraphe 58 de l’arrĂŞt (raisonnement de la Cour) ni dans le dispositif de l’arrĂŞt. Au paragraphe 47 de l’arrĂŞt, situĂ© dans la partie sur la recevabilitĂ©, sont simplement mentionnĂ©s les arguments de l’État requĂ©rant, sans que la Cour y souscrive.

[23].  Ă€ cette fin, l’État dĂ©fendeur se rĂ©fère au rapport du SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’ONU sur le nombre de Chypriotes grecs et maronites enclavĂ©s dans les zones occupĂ©es, qui a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© pour la première fois Ă  la Commission le 1er juin 1998.Ce rapport indique qu’en aoĂ»t 1974, 20 000 Chypriotes grecs vivaient dans la rĂ©gion enclavĂ©e. La Cour ne souscrit pas Ă  ce chiffre, pas plus qu’à aucun autre.

[24].  Le gouvernement dĂ©fendeur Ă©tait parfaitement conscient de ce rĂ©sultat possible, qu’il a jugĂ© « spĂ©culatif Â» (voir le paragraphe 84 de ses observations du 26 octobre 2012).

[25].  Varnava et autres, prĂ©citĂ©, § 170, et Costas & Thomas Orphanou c. Turquie (dĂ©c.), n° 43422/04, 1er dĂ©cembre 2009. D’après l’arrĂŞt Varnava, il ne serait pas possible d’introduire des griefs individuels après la fin de l’annĂ©e 1990 concernant l’obligation dĂ©coulant du volet procĂ©dural de l’article 2 de la Convention. Le gouvernement chypriote a expressĂ©ment reconnu que, Ă  la lumière de la « nouvelle formulation des limites temporelles Â» posĂ©e dans l’arrĂŞt Varnava, il devait formuler sa demande dans le cadre de la requĂŞte interĂ©tatique afin de ne pas perdre ses droits au titre de l’article 41. Étant donnĂ© que la demande d’indemnisation interĂ©tatique dĂ©coule d’une affaire dĂ©jĂ  tranchĂ©e sur le fond, la règle des six mois ne trouve pas Ă  s’appliquer (note 10 plus haut).

[26].  Voir mon opinion jointe Ă  l’arrĂŞt TrĂ©valec c. Belgique (satisfaction Ă©quitable), no 30812/07, 25 juin 2013. Comme je l’y signale, le paragraphe 9 de l’instruction pratique de la Cour du 28 mars 2007 n’est plus Ă  jour.

[27].  Tchember c. Russie, no 7188/03, § 77, CEDH 2008 (10 000 euros) ; X c. Croatie, no 11223/04, § 63, 17 juillet 2008 (8 000 euros) ; Igor Ivanov c. Russie, no 34000/02, § 50, 7 juin 2007 (5 000 euros) ; Mayzit c. Russie, no 63378/00, §§ 87-88, 20 janvier 2005 (3 000 euros) ; et Nazarenko c. Ukraine, no 39483/98, § 172, 29 avril 2003 (2 000 euros).

[28].  Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 124, 12 octobre 2004 (10 000 euros).

[29].  Gorodnitchev c. Russie, no 52058/99, § 143, 24 mai 2007 (10 000 euros).

[30].  Rusu c. Autriche, no 34082/02, § 62, 2 octobre 2008 (3 000 euros) ; Crabtree c. RĂ©publique tchèque, no 41116/04, § 60, 25 fĂ©vrier 2010 (2 000 euros) ; et Khoudiakova c. Russie, no 13476/04, § 107, 8 janvier 2009 (5 000 euros).

[31].  Par exemple, Çelik et Yıldız c. Turquie, no 51479/99, §§ 30-31, 10 novembre 2005, et Davtian c. GĂ©orgie, no 73241/01, § 70, 27 juillet 2006.

[32].  Par exemple, Stradovnik c. SlovĂ©nie, no 24784/02, §§ 23-25, 13 avril 2006, oĂą la Cour a allouĂ© 6 400 euros pour la durĂ©e excessive de la procĂ©dure, alors que le requĂ©rant avait rĂ©clamĂ© 5 000 euros.

[33].  Par exemple Engel et autres c. Pays-Bas (article 50), 23 novembre 1976, § 10, sĂ©rie A no 22 (100 florins nĂ©erlandais), et Vaney c. France, no 53946/00, § 57, 30 novembre 2004 (un euro).

[34].  Par exemple, dans S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 52, CEDH 2003‑I, la Cour a accordĂ© une somme pour dommage moral alors mĂŞme que la disposition litigieuse du code pĂ©nal autrichien avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© abrogĂ©e et que le requĂ©rant avait dès lors « atteint en partie l’objectif visĂ© par sa requĂŞte Â».

[35].  Par exemple Mokrani c. France, no 52206/99, § 43, 15 juillet 2003, et GĂĽrbĂĽz c. Turquie, no 26050/04, § 75, 10 novembre 2005 (voir l’opinion critique des juges Caflisch et TĂĽrmen).

[36].  Sporrong et Lönnroth c. Suède (article 50), 18 dĂ©cembre 1984, § 25, sĂ©rie A no 88 ; Bönisch c. Autriche (article 50), 2 juin 1986, § 11, sĂ©rie A no 103 ; et Sara Lind EggertsdĂłttir c. Islande, no 31930/04, § 59, 5 juillet 2007.

[37].  Par exemple BarberĂ , MesseguĂ© et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, §§ 18-20, sĂ©rie A no 285‑C, alors que les dĂ©cisions des tribunaux espagnols postĂ©rieures Ă  l’arrĂŞt au principal avaient dĂ©jĂ  accordĂ© aux requĂ©rants une rĂ©paration du dommage moral.

[38].  Par exemple Xenides-Arestis c. Turquie (satisfaction Ă©quitable), no 46347/99, 7 dĂ©cembre 2006, et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, 10 janvier 2012.

[39].  Voir les rĂ©fĂ©rences dans le second rapport sur la responsabilitĂ© de l’État Ă©manant de M. Gaetano Arangio-Ruiz, rapporteur spĂ©cial, A/CN.4/425 & Corr.1 et Add.1 & Corr.1, pp. 35-40, avec une rĂ©fĂ©rence spĂ©ciale Ă  l’affaire du Rainbow Warrior et Ă  la dĂ©cision du 6 juillet 1986 du SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral (Recueil des sentences arbitrales, vol. XIX, pp. 197 et suiv.).

[40].  Voir Laura M. B. Janes et al. (USA) v. United Mexican States, 16 novembre 1925, Recueil des sentences arbitrales, vol. IV,  82-98, affaire Naulilaa (Portugal c. Allemagne), 31 juillet 1928 et 30 juin 1930, Recueil des sentences arbitrales, vol. II, 1011-1077, affaire S.S. “I’m alone” (Canada c. États-Unis), 30 juin 1933 et 5 janvier 1935, Recueil des sentences arbitrales, vol. III, 1609-1618, et l’Affaire franco-hellĂ©nique des phares, 24‑27 juillet 1956, Recueil des sentences arbitrales, vol. XII, 161-269. Ainsi, il n’est pas dĂ©cisif que le projet d’articles sur la responsabilitĂ© de l’État indique que le but et la portĂ©e de la rĂ©paration sont limitĂ©s Ă  des mesures de rĂ©paration, Ă  l’exclusion de dommages et intĂ©rĂŞts punitifs (commentaire relatif aux articles 36 et 37). Ce point de vue continue Ă  suivre l’opinion conservatrice exprimĂ©e dans les affaires Lusitania, dĂ©passĂ©es, d’après laquelle : « La rĂ©paration doit ĂŞtre proportionnĂ©e au prĂ©judice de façon que la partie lĂ©sĂ©e retrouve son intĂ©gritĂ© Â» (opinion relative aux affaires Lusitania, 1er novembre 1923, Recueil des sentences arbitrales, vol. VII, 32-44). Certains modèles modernes de traitĂ©s bilatĂ©raux d’investissement rejettent expressĂ©ment les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs (voir l’article 34 (3) du modèle amĂ©ricain 2012 et l’article 44 (3) du modèle canadien 2004), ce qui, par implication, montre qu’on y aurait eu recours s’ils n’avaient pas Ă©tĂ© exclus. C’est le cas dans la plupart de ces traitĂ©s.

[41].  Dans l’arrĂŞt Bluske c. OMPI du 13 juillet 1994, le tribunal administratif de l’OIT ordonna Ă  l’organisation dĂ©fenderesse de verser au plaignant la somme de 10 000 francs suisses « Ă  titre de pĂ©nalitĂ© pour chaque mois de retard supplĂ©mentaire Â» mis pour s’acquitter de ses obligations.

[42].  NĂ©anmoins, le prĂ©cis de jurisprudence de la CNUDCI concernant la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, Ă©d. 2012, p. 346, affirme que « le droit interne peut aussi s’appliquer Ă  des questions tels que les dommages et intĂ©rĂŞts punitifs. Dans une affaire, un tribunal a apparemment reconnu la validitĂ© d’une demande de dommages et intĂ©rĂŞts punitifs dans le contexte de cette convention, mais sans se prononcer sur le montant des dommages Â».

[43].  Dans certains domaines juridiques de l’Union tels que la rĂ©glementation des marchĂ©s agricoles et des valeurs mobilières, il y a eu une politique d’actions civiles manifestement punitives, comme Ă  l’article 18 du règlement n° 1768/95 (sur les « Actions particulières de droit civil Â») ou Ă  l’article 28 de la directive 2004/109/CE (qui fait Ă©tat de « sanctions civiles et/ou administratives Â»). Cette tendance a Ă©tĂ© confirmĂ©e par la Cour de justice dans les affaires Von Colson et Kamann c. Land Nordrhein-Westfalen, affaire C-14/83, et Harz c. Deutsche Tradax GmbH, affaire C-79/83, oĂą la Cour de justice a jugĂ© que l’indemnisation devait ĂŞtre suffisante pour avoir un effet dissuasif en matière de discrimination fondĂ©e sur le sexe lors de l’accès Ă  l’emploi. Dans Manfredi e.a. c. Lloyd Adriatico e.a., affaires jointes C‑295/04 Ă  C-298/04, la Cour de justice est allĂ©e encore plus loin en Ă©tablissant que, conformĂ©ment au principe d’équivalence, les juridictions nationales pouvaient allouer des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs en cas de violation de la lĂ©gislation de l’UE sur la concurrence si de tels dommages et intĂ©rĂŞts Ă©taient aussi prĂ©vus en cas de violation du droit interne. La Commission a exprimĂ© un avis favorable sur cette jurisprudence, par exemple dans son Papier blanc sur les actions en dommages et intĂ©rĂŞts pour violation des règles anti-trust de l’UE, 2008, § 2.5.

[44].  RĂ©solution intĂ©rimaire CM/ResDH(2008)1 du 6 mars 2008.

[45].  Par exemple, le rapport explicatif relatif Ă  la Convention civile sur la corruption (STE n° 174, § 36), note que les États Parties dont le droit interne connaĂ®t les dommages-intĂ©rĂŞts punitifs ne sont pas tenus d’exclure leur application en complĂ©ment de la rĂ©paration intĂ©grale. Dans le domaine des droits sociaux, le ComitĂ© europĂ©en des droits sociaux surveille la condition voulant que les dommages et intĂ©rĂŞts allouĂ©s en pratique soient suffisamment dissuasifs pour prĂ©venir d’autres infractions (deuxième rapport soumis par le gouvernement hongrois couvrant la pĂ©riode allant du 1er janvier 2007 au 31 dĂ©cembre 2010, p. 83).

[46].  Velasquez Rodriguez c. Honduras (rĂ©paration et frais), arrĂŞt du 21 juillet 1989, paragraphe 38 ; Godinez Cruz c. Honduras (rĂ©paration et frais), arrĂŞt du 21 juillet 1989, paragraphe 36 ; et Garrido et Baigorria c. Argentine (rĂ©paration et frais), arrĂŞt du 27 aoĂ»t 1998, paragraphes 43-44.

[47].  Myrna Mack Chang c. Guatemala (fond, rĂ©paration et frais), arrĂŞt du 25 novembre 2003, paragraphes 246-286, et notamment l’opinion sĂ©parĂ©e du juge Cançado Trindade.

[48].  Par exemple, le meurtre d’un opposant politique ou la fermeture d’une chaĂ®ne de tĂ©lĂ©vision critique peuvent justifier de tels dommages et intĂ©rĂŞts punitifs.

[49].  Par exemple, l’indiffĂ©rence prolongĂ©e d’un État partie Ă  un arrĂŞt de la Cour qui a conclu qu’il avait commis une violation de la Convention, en dĂ©pit des efforts rĂ©pĂ©tĂ©s du ComitĂ© des Ministres et de la partie lĂ©sĂ©e pour obtenir l’exĂ©cution de l’arrĂŞt. Des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs peuvent ĂŞtre octroyĂ©s Ă  l’occasion des procĂ©dures engagĂ©es par le ComitĂ© des Ministres lui-mĂŞme en vertu des nouveaux pouvoirs que lui confère l’article 46 de la Convention ou Ă  l’occasion d’une procĂ©dure pour inexĂ©cution ouverte par la partie lĂ©sĂ©e (voir mon opinion jointe Ă  l’arrĂŞt Fabris, prĂ©citĂ©).

[50].  La gravitĂ© de certains moyens utilisĂ©s pour rĂ©duire le requĂ©rant au silence, comme le fait de menacer directement ou indirectement sa vie ou celle de sa famille ou d’ouvrir une procĂ©dure pĂ©nale arbitraire contre lui, peut exiger des dommages et intĂ©rĂŞts punitifs. Ce principe a Ă©tĂ© Ă©tabli dans l’arrĂŞt Oferta Plus SRL c. Moldova (satisfaction Ă©quitable), no 14385/04, § 76, 12 fĂ©vrier 2008.

[51].  H. Lauterpacht, « Règles gĂ©nĂ©rales du droit de la paix Â», in Recueil des cours, 1937-IV, vol. 62, p. 350 : « (…) la violation du droit international peut ĂŞtre telle qu’elle nĂ©cessite, dans l’intĂ©rĂŞt de la justice, une expression de dĂ©sapprobation dĂ©passant la rĂ©paration matĂ©rielle. Limiter la responsabilitĂ© Ă  l’intĂ©rieur de l’État Ă  la restitutio in integrum serait abolir le droit criminel et une partie importante de la loi en matière de « tort Â». Abolir ces aspects de la responsabilitĂ© entre les États serait adopter, du fait de leur souverainetĂ©, un principe qui rĂ©pugne Ă  la justice et qui porte en lui-mĂŞme un encouragement Ă  l’illĂ©galitĂ©. Â»

[52].  Cette question a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© soulevĂ©e dans la lettre du 31 aoĂ»t 2007 adressĂ©e par le gouvernement chypriote Ă  la Cour, oĂą il dĂ©clare qu’il deviendra nĂ©cessaire d’appliquer l’article 41 si le processus de surveillance de l’exĂ©cution de l’arrĂŞt de Grande Chambre de 2001 par le ComitĂ© des Ministres n’aboutit pas. Ce message a Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ© dans la lettre du 25 fĂ©vrier 2010 de ce mĂŞme gouvernement Ă  la Cour. Dans ses observations du 25 novembre 2011, l’État requĂ©rant a expliquĂ© qu’il demandait que « en rĂ©ponse au constat fait par la Cour d’une politique et d’une pratique d’État continue en l’espèce Â», la Turquie soit amenĂ©e Ă  se conformer pleinement Ă  l’arrĂŞt sur le fond et Ă  mettre un terme au comportement jugĂ© contraire Ă  la Convention et Ă  en Ă©viter la rĂ©pĂ©tition.

[53].  Le pouvoir qu’a la Cour d’interprĂ©ter ses propres arrĂŞts et dĂ©cisions est incontestable, fĂ»t-ce Ă  la demande de la partie lĂ©sĂ©e (voir mon opinion sĂ©parĂ©e jointe Ă  l’arrĂŞt Fabris, prĂ©citĂ©). Dans la prĂ©sente affaire interĂ©tatique, la Cour va un cran plus loin en reconnaissant qu’elle est compĂ©tente pour interprĂ©ter sa dĂ©cision Demopoulos Ă  la demande de l’État dont les victimes ont la nationalitĂ©.

[54].  Article 48 § 2 b) du projet d’articles sur la responsabilitĂ© de l’État pour fait internationalement illicite (2001).

[55].  Par exemple, Andersen c. Danemark, n° 12860/87, et Frederiksen et autres c. Danemark, n° 12719/87, dĂ©cisions de la Commission du 3 mai 1988.

[56].  Voir les documents officiels des autoritĂ©s de la « RTCN Â» Ă  l’annexe C de la demande de Chypre du 25 novembre 2011, et les extraits de la presse chypriote turque et turque Ă  l’annexe D, ainsi que les rapports sur les extensions et constructions illĂ©gales dans la partie occupĂ©e de Chypre aux annexes A et B.

[57].  Loi sur l’indemnisation, l’échange et la restitution de biens immeubles qui relèvent de l’alinĂ©a b) du paragraphe 1 de l’article 159 de la Constitution, telle qu’amendĂ©e par les lois nos 59/2006 et 85/2007 (ci-après « la loi 67/2005 Â»).

[58].  D’après l’article 8 de la loi n° 67/2005 de la « RTCN Â», la Commission peut restituer les biens immeubles aux Chypriotes grecs si la possession ou l’usage de ces biens n’a pas Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e Ă  une personne physique ou morale autre que l’État. Pareille restitution est cependant subordonnĂ©e Ă  la condition qu’elle ne mette pas en danger « la sĂ©curitĂ© nationale et l’ordre public Â», qu’elle soit effectuĂ©e pour des « raisons d’intĂ©rĂŞt public Â» et qu’elle ne concerne pas des zones militaires ou installations militaires. D’autres biens immeubles peuvent faire l’objet d’une restitution Ă  condition qu’ils n’aient pas Ă©tĂ© attribuĂ©s « Ă  des fins d’intĂ©rĂŞt public ou de justice sociale Â». Il est Ă©vident qu’avec un mandat a posteriori aussi limitĂ©, la Commission n’est pas elle-mĂŞme en mesure de prĂ©venir la vente de biens ou leur exploitation, sans mĂŞme parler de faire cesser une violation continue.

[59].  CM/inf/DH (2010)36. Comme expliquĂ© dans le texte, cette position se fonde sur des erreurs juridiques et factuelles. La confusion entre la règle de l’épuisement des recours internes prĂ©vue Ă  l’article 35 de la Convention et l’obligation pour les États de se conformer aux arrĂŞts en vertu de l’article 46 affaiblit cette dĂ©claration. En outre, les faits sur le terrain montrent que des violations graves du droit de propriĂ©tĂ© des Chypriotes grecs continuent d’avoir lieu dans la zone occupĂ©e.

[60].  Â« Dès lors, dans l’attente de ces dĂ©cisions de clĂ´ture, la dĂ©lĂ©gation turque ne participera Ă  aucune discussion, que ce soit sur la procĂ©dure ou le fond, portant sur les affaires en rapport avec Chypre Â». Cette dĂ©claration figure dans une lettre du 12 septembre 2011 adressĂ©e par le gouvernement turc au ComitĂ© des Ministres, Ă  laquelle le gouvernement chypriote a rĂ©agi par sa lettre du 2 dĂ©cembre 2011 adressĂ©e au prĂ©sident des dĂ©lĂ©guĂ©s des Ministres.

[61].  Selon moi, la dĂ©claration de la Cour aurait dĂ» figurer dans le dispositif de l’arrĂŞt, et ce dans l’intĂ©rĂŞt de la sĂ©curitĂ© juridique et de la clartĂ© de l’arrĂŞt. En tout Ă©tat de cause, la force juridique de l’arrĂŞt dĂ©claratoire de la Cour n’est pas en jeu. Le prĂ©sent arrĂŞt ne peut ĂŞtre lĂ©gitimement interprĂ©tĂ© de manière Ă  fausser l’intention manifeste de la Cour de prononcer une dĂ©claration faisant autoritĂ© sur les effets de la dĂ©cision Demopoulos, ainsi que l’a demandĂ© l’État requĂ©rant. Dans ses arrĂŞts « quasi pilotes Â», le raisonnement comporte des directives qui ne sont pas mentionnĂ©e dans le dispositif. NĂ©anmoins, ces directives sont contraignantes. C’est cette mĂ©thode qui a Ă©tĂ© suivie dans le prĂ©sent arrĂŞt.

[62].  Commentaries on the Laws of England, 1768, livre 3, chapitre 13.

[63].  Ă€ l’exception de la juge Karakaş, qui s’est ralliĂ©e Ă  notre opinion.

[64].  Exceptions prĂ©liminaires, CIJ Rec. 1992, p. 240.

[65].  Indemnisation, CIJ Rec. 2012, p. 324.

[66].  (...) qu’il y a eu violation continue de l’article 2 de la Convention en ce que les autoritĂ©s de l’État dĂ©fendeur n’ont pas menĂ© d’enquĂŞte effective sur le sort des Chypriotes grecs qui ont disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger, et sur le lieu oĂą ils se trouvaient (§ 136).

[67].  Rec. 1949, p. 36

[68].  Point 8 du dispositif de la sentence arbitrale du 30 avril 1990, RGDIP, 1990, p. 878.

[69].  14 fĂ©vrier 2002, § 75. Voir aussi l’arrĂŞt LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’AmĂ©rique) de la CIJ du 27 juin 2001, § 116.

[70].  Voir le site officiel du ComitĂ© pour les personnes disparues (Comittee on Missing Persons in Cyprus)  http://www.cmp-cyprus.org/