Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera), 11 luglio 2002
(requête n.
28957/95)
AFFAIRE CHRISTINE GOODWIN c. ROYAUME-UNI
En l'affaire Christine Goodwin c.
Royaume-Uni ,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant
en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,
J.-P. Costa,
Sir Nicolas Bratza,
Mme E. Palm,
MM. L. Caflisch,
R. Türmen,
Mme F. Tulkens,
MM. K. Jungwiert,
M. Fischbach,
V. Butkevych,
Mme N. Vajić,
M. J. Hedigan,
Mme H.S. Greve,
MM. A.B. Baka,
K. Traja,
M. Ugrekhelidze,
Mme A. Mularoni,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20
mars et 3 juillet 2002,
Rend
l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A
l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 28957/95) dirigée
contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont une
ressortissante de cet Etat, Mme Christine Goodwin (« la
requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la
Commission ») le 5 juin 1995 en vertu de l'ancien article 25 de la
Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales
(« la Convention »).
2. La
requérante, qui avait été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, était
représentée par Bindman & Partners, un cabinet de solicitors de
Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») était
représenté par son agent.
3. La
requérante alléguait la violation des articles 8, 12, 13 et 14 de la Convention
à raison de la situation juridique des transsexuels au Royaume-Uni et, en
particulier, la manière dont ils sont traités dans les domaines de l'emploi, de
la sécurité sociale, des pensions et du mariage.
4. La
Commission a déclaré la requête recevable le 1er décembre 1997 puis,
faute d'avoir pu en terminer l'examen avant le 1er novembre 1999,
l'a déférée à la Cour à cette date, conformément à l'article 5 § 3, seconde
phrase, du Protocole no 11 à la Convention.
5. La
requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1
du règlement).
6. Tant
la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le
fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Le
11 septembre 2001, la chambre constituée au sein de ladite section pour examiner
l'affaire et composée de M. J.-P. Costa, M. W. Fuhrmann, M. P. Kūris,
Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Sir Nicolas Bratza et
M. K. Traja, juges, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière
de section, s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties
ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
8. La
composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 § 2
de la Convention et 24 du règlement. Le président de la Cour a décidé que, dans
l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'affaire devait être
attribuée à la Grande Chambre ayant été constituée pour examiner l'affaire I.
c. Royaume-Uni (no 25680/94, 11 juillet 2002) (articles 24,
43 § 2 et 71 du règlement).
9. Tant
la requérante que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur le fond de
l'affaire. Des observations ont également été reçues de l'organisation Liberty,
que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite en
qualité d'amicus curiae (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du
règlement).
10. Une
audience consacrée à cette affaire et à l'affaire I. c. Royaume-Uni
précitée s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à
Strasbourg, le 20 mars 2002 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. D. Walton, ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, Londres, agent,
Rabinder Singh,
J. Strachan, conseils,
C. Lloyd,
Mmes A. Powick,
S. Eisa, conseillers ;
– pour la requérante
Mme L. Cox qc,
M. T. Eicke, conseils,
Mme J. Sohrab, solicitor.
La requérante était également
présente.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme
Cox et M. Rabinder Singh.
11. Le 3 juillet 2002, Mme
M. Tsatsa-Nikolovska et M. V. Zagrebelsky, empêchés, ont été remplacés par Mme
A. Mularoni et M. L. Caflisch.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
12. Ressortissante
britannique née en 1937, la requérante est une transsexuelle opérée passée du
sexe masculin au sexe féminin.
13. Dès
sa petite enfance, elle a eu tendance à s'habiller en fille et, en 1963-1964,
elle subit une thérapie d'aversion. Vers le
milieu des années 60, les médecins conclurent qu'elle était transsexuelle. Cela
ne l'empêcha pas d'épouser une femme et d'avoir avec elle quatre enfants, mais
elle avait la conviction que son « sexe cérébral » ne correspondait
pas à son physique. A partir de cette époque et jusqu'en 1984, elle s'habilla
en homme dans sa vie professionnelle mais en femme durant ses loisirs. En
janvier 1985, elle entama réellement un traitement, se rendant une fois tous
les trois mois pour des consultations dans un service de Charing Cross Hospital
spécialisé dans les problèmes d'identité sexuelle, où elle eut régulièrement
des entretiens avec un psychiatre et, parfois, avec un psychologue. On lui
prescrivit un traitement hormonal et elle commença à suivre des cours dans le
but de travailler son apparence et sa voix. Depuis lors, elle vit totalement
comme une femme. En octobre 1986, elle subit une intervention chirurgicale de
raccourcissement des cordes vocales. En août 1987, elle fut admise sur une
liste d'attente en vue d'une opération de conversion sexuelle. En octobre 1990, elle subit cette opération dans un
hôpital du service national de santé (National Health Service). Son
traitement et l'intervention chirurgicale furent assurés et payés par le
service national de santé.
14. La requérante divorça d'avec celle
qui avait été son épouse à une date non précisée, mais ses enfants continuèrent
à lui témoigner amour et soutien.
15. La requérante prétend avoir été
victime de harcèlement sexuel de la part de collègues de travail entre 1990 et
1992. Désireuse d'engager une action pour harcèlement sexuel devant le tribunal
du travail (Industrial Tribunal), elle ne put le faire au motif, selon
elle, qu'elle était considérée comme un homme sur le plan juridique. Elle ne
contesta pas cette décision devant la Cour du travail (Employment Appeal
Tribunal). Licenciée ultérieurement pour raisons de santé, elle affirme que
le véritable motif de sa mise à pied réside dans sa transsexualité.
16. En 1996, elle commença à travailler
pour un nouvel employeur et fut invitée à fournir son numéro d'assurance
nationale. Craignant que l'employeur ne fût en mesure de retrouver les données
la concernant (une fois en possession du numéro, celui-ci aurait en effet pu
découvrir ses employeurs antérieurs et leur demander des renseignements), elle
sollicita, mais en vain, l'attribution d'un nouveau numéro d'assurance
nationale auprès du ministère des Affaires sociales (Department of Social
Security – le « DSS »). Elle communiqua finalement à son nouvel
employeur celui qu'elle possédait. Elle affirme que son employeur connaît
désormais son identité, car elle a commencé à avoir des problèmes au travail. Ses collègues ont
cessé de lui adresser la parole et on lui a rapporté que tout le monde parle
d'elle en catimini.
17. Le
service des cotisations du DSS informa la requérante qu'elle ne pourrait pas
bénéficier d'une pension de retraite de l'Etat à soixante ans, âge d'ouverture
des droits à pension pour les femmes au Royaume-Uni. En avril 1997, ce même
service l'avisa qu'elle devait continuer à cotiser jusqu'à la date anniversaire
de ses soixante-cinq ans, âge d'admission à la retraite des hommes,
c'est-à-dire jusqu'en avril 2002. Le 23 avril
1997, elle s'engagea donc auprès du DSS à payer directement ses cotisations
sociales, qui normalement auraient été déduites par son employeur, comme pour
tous les employés de sexe masculin. En foi de quoi, le 2 mai 1997, le service
des cotisations du DSS lui délivra une attestation de dérogation d'âge
(formulaire CF384 – voir « Le droit et la pratique internes
pertinents » ci-dessous).
18. Les dossiers de la requérante au
DSS furent classés « confidentiels » de façon à ce que seuls les
employés d'un certain grade y aient accès. Concrètement, cela signifiait que la
requérante devait toujours prendre rendez-vous, même pour les questions les
plus insignifiantes, et ne pouvait s'adresser directement au bureau local ou
régler des questions par téléphone. Dans son dossier, il est toujours précisé
qu'elle est de sexe masculin et, malgré les « procédures spéciales »,
elle a reçu des lettres du DSS portant le prénom masculin qui lui avait été
donné à la naissance.
19. La requérante affirme qu'à
plusieurs reprises elle a dû choisir entre divulguer son acte de naissance et
renoncer à certains avantages subordonnés à la présentation de ce document. En
particulier, elle a préféré ne pas contracter un emprunt pour lequel elle
devait souscrire une assurance décès, s'est abstenue de donner suite à une
offre de prêt hypothécaire complémentaire et a renoncé à bénéficier pendant
l'hiver d'une allocation de chauffage du DSS à laquelle elle pouvait prétendre.
De même, elle continue de devoir payer les primes d'assurance automobile – plus
élevées – applicables aux hommes. Enfin, elle s'est sentie incapable de
signaler à la police un vol de deux cents livres sterling, craignant que
l'enquête ne l'obligeât à révéler son identité.
II. LE
DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les nom et prénoms
20. En droit anglais, toute personne
peut adopter les nom et prénoms de son choix. Ceux-ci sont valables aux fins
d'identification et peuvent être utilisés dans les passeports, permis de
conduire, cartes de sécurité sociale, cartes d'assurance, etc. Les nouveaux nom
et prénoms sont également inscrits sur les listes électorales.
B. Le mariage et la définition du sexe
en droit interne
21. En droit anglais, le mariage se
définit comme l'union volontaire d'un homme et d'une femme. Dans l'affaire Corbett
v. Corbett (Law Reports: Probate, 1971, p. 83), le juge
Ormrod déclara qu'à cet effet le sexe doit se déterminer au moyen des critères
chromosomique, gonadique et génital lorsque ceux-ci concordent entre eux, une
intervention chirurgicale n'entrant pas en ligne de compte. Cette utilisation
des critères biologiques pour déterminer le sexe fut approuvée par la Cour
d'appel (Court of Appeal) dans l'affaire R. v. Tan (Law
Reports: Queen's Bench Division, 1983, p. 1053), où elle se vit conférer
une application plus générale, ladite juridiction ayant estimé qu'une personne
née de sexe masculin avait à bon droit été condamnée sur le fondement d'une loi
punissant les hommes vivant du produit de la prostitution, nonobstant le fait
que l'accusée avait suivi une thérapie de conversion sexuelle.
22. L'article 11 b) de la loi de 1973
sur les affaires matrimoniales (Matrimonial Causes Act 1973) répute nul
tout mariage où les parties ne sont pas respectivement de sexe masculin et de
sexe féminin. Le critère appliqué pour la détermination du sexe des partenaires
à un mariage est celui qui fut fixé dans la décision Corbett v. Corbett
précitée. D'après celle-ci, un mariage entre une personne passée du sexe masculin au
sexe féminin et un homme pourrait également être annulé pour cause d'incapacité
de la personne transsexuelle de consommer le mariage dans le cadre de rapports
sexuels normaux et complets (obiter du juge Ormrod).
Cette
décision se trouve étayée par l'article 12 a) de la loi de 1973 sur les affaires
matrimoniales qui permet d'annuler un mariage non consommé en raison de
l'incapacité de l'une ou l'autre partie. L'article 13 § 1 de la loi énonce que
le tribunal ne doit pas rendre un jugement de nullité lorsqu'il est convaincu
que la partie demanderesse savait que le mariage pouvait être annulé mais a
amené la partie défenderesse à croire qu'elle ne demanderait pas un jugement de
nullité, et qu'il serait injuste de rendre pareil jugement.
C. Les actes de naissance
23. L'enregistrement des naissances
obéit à la loi de 1953 sur l'enregistrement des naissances et des décès (Births
and Deaths Registration Act 1953 – « la loi de 1953 »). L'article
1 § 1 de celle-ci requiert l'enregistrement de toute naissance par l'officier
compétent de l'état civil de la circonscription où l'enfant a vu le jour. Une
inscription dans le registre est considérée comme relatant des événements
contemporains de la naissance. Ainsi, l'acte de naissance n'atteste pas
l'identité au moment présent, mais des faits historiques.
24. Le
sexe de l'enfant doit être précisé dans l'acte de naissance. La loi n'énonce
pas les critères devant servir à le déterminer. La pratique du conservateur des
actes de l'état civil consiste à n'utiliser que les critères biologiques
(chromosomique, gonadique et génital) dégagés par le juge Ormrod dans l'affaire
Corbett v. Corbett.
25. La
loi de 1953 autorise le conservateur à corriger les erreurs de plume ainsi que
les erreurs matérielles. En principe, une rectification ne peut être faite que
si l'erreur a eu lieu lors de l'inscription de la naissance. Que le « sexe
psychologique » de quelqu'un apparaisse plus tard en contraste avec les
critères biologiques précités ne passe pas pour révéler une erreur matérielle
dans la mention initiale. Seules une mauvaise
identification du sexe apparent et génital de l'enfant ou la non-concordance
des critères biologiques entre eux peuvent amener à changer ladite
mention ; encore doit-on produire des preuves médicales qui en montrent
l'inexactitude. L'erreur ne se trouve pas constituée si l'intéressé subit
un traitement médical et chirurgical pour pouvoir assumer le rôle du sexe
opposé.
26. Le
Gouvernement fait observer que l'utilisation de l'acte de naissance à des fins
d'identification est découragée par le conservateur en chef et que, depuis un
certain nombre d'années, ce document comporte une mention aux termes de
laquelle il ne vaut pas preuve de l'identité de la personne qui le présente. Toutefois, les individus sont libres de suivre ou non
cette recommandation.
D. La
sécurité sociale, l'emploi et les pensions
27. En
matière de sécurité sociale et d'emploi, les transsexuels continuent d'être
considérés comme des personnes du sexe sous lequel on les a enregistrés à la
naissance.
1. L'assurance
nationale
28. Le
DSS enregistre tout citoyen britannique aux fins de l'assurance nationale
d'après les informations figurant sur l'acte de naissance de l'intéressé. Les
étrangers souhaitant s'inscrire à l'assurance nationale au Royaume-Uni peuvent,
à défaut d'un extrait de l'acte de naissance, présenter leur passeport ou carte
d'identité comme preuve de leur identité.
29. Le
DSS attribue à chaque personne affiliée à l'assurance nationale un numéro
unique d'assurance nationale. Ce numéro revêt un
format standard : deux lettres suivies de trois paires de chiffres puis
d'une autre lettre. En soi, il ne renferme aucune indication du sexe de son
titulaire ni de quelque autre donnée personnelle que ce soit. Il sert à
identifier chaque personne titulaire d'un compte d'assurance nationale
(actuellement, on dénombre environ 60 millions de comptes individuels). Le DSS
est donc en mesure de retracer l'ensemble des cotisations à l'assurance
nationale versées sur un compte pendant la vie de son titulaire et de contrôler
les obligations, cotisations et droits à prestations de chacun. Un nouveau numéro peut être attribué dans des cas
exceptionnels, par exemple dans le cadre des programmes de protection de
témoins ou pour préserver l'anonymat de mineurs délinquants.
30. Conformément à l'article 44 du
règlement de 1979 sur les cotisations de sécurité sociale (Social Security
(Contributions) Regulations 1979), pris en vertu des pouvoirs conférés par
le paragraphe 8, alinéa 1 p), de l'annexe 1 à la loi de 1992 sur les
cotisations et prestations de sécurité sociale (Social Security
Contributions and Benefits Act 1992), certaines personnes expressément
désignées sont tenues de demander un numéro d'assurance nationale, à moins
qu'elles ne s'en soient déjà vu attribuer un.
31. D'après l'article 45 du règlement
de 1979, un employé est tenu de fournir son numéro d'assurance nationale
lorsque son employeur le lui demande.
32. L'article
112 § 1 de la loi de 1992 sur l'administration de la sécurité sociale (Social
Security Administration Act 1992) dispose :
« 1) Se
rend coupable d'une infraction quiconque, aux fins d'obtenir une prestation ou
un autre paiement prévu par la loi (...) [tel que défini à l'article 110 de la
loi] (...), que ce soit pour lui-même ou pour autrui, ou à toute autre fin en
rapport avec la loi –
a) formule des déclarations ou observations qu'il sait être
fausses ; ou
b) produit ou fournit, ou bien provoque ou autorise
délibérément la production ou la fourniture de tout document ou renseignement
qu'il sait être faux sur un point essentiel. »
33. Par
conséquent, se rend coupable d'une infraction en vertu de cette disposition
quiconque fait une fausse déclaration en vue d'obtenir un numéro d'assurance
nationale.
34. Chacun peut adopter les prénoms,
nom et titre (par exemple monsieur, madame ou mademoiselle) de son choix aux
fins de son immatriculation par l'assurance nationale. Le DSS consigne toute
modification à cet égard dans les fichiers informatiques et manuscrits
concernant l'intéressé ainsi que sur sa carte d'assurance nationale. En revanche, le
DSS a pour politique de ne délivrer qu'un seul numéro d'assurance nationale à
une même personne, y compris lorsqu'il y a eu un changement d'identité sexuelle
à la suite d'une opération de conversion sexuelle par exemple. La Cour d'appel
débouta de sa demande dans l'affaire R. v. Secretary of State for Social
Services, ex parte Hooker (1993, non publiée) une transsexuelle qui, après
avoir essuyé un premier refus, cherchait une nouvelle fois à obtenir
l'autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel de la légalité de cette
politique. En rendant l'arrêt de la Cour, le juge McCowan déclara (page 3 du
procès-verbal) :
« (...)
puisqu'il n'en résultera pas la moindre différence du point de vue pratique,
j'estime que la décision du ministre, loin d'être irrationnelle, était
parfaitement rationnelle. Je rejette par ailleurs l'affirmation selon laquelle
l'appelante pouvait légitimement s'attendre à se voir attribuer un nouveau
numéro pour des motifs psychologiques, puisque les effets de pareille décision
seraient nuls en pratique. »
35. Les renseignements figurant dans
les fichiers de l'assurance nationale tenus par le DSS sont confidentiels et ne
sont normalement pas divulgués à des tiers sans le consentement de la personne
concernée. Des exceptions sont possibles lorsque l'intérêt public se trouve en
jeu ou lorsque la divulgation s'impose pour protéger les fonds publics. En
vertu de l'article 123 de la loi de 1992 sur l'administration de la
sécurité sociale, se rend coupable d'une infraction tout employé des services
de sécurité sociale qui divulgue sans autorisation légale des informations
acquises dans l'exercice de ses fonctions.
36. Le DSS a pour pratique de traiter
comme confidentiels au niveau national les dossiers des personnes connues pour
être transsexuelles. L'accès à ces dossiers est contrôlé par la direction du
DSS. Toute impression de ces fichiers informatiques est normalement soumise à
un service spécial du ministère, qui s'assure que les données relatives à
l'identité sont conformes aux demandes de la personne concernée.
37. Les cotisations à l'assurance
nationale sont déduites par l'employeur du salaire de l'employé, puis versées à
l'administration fiscale (pour transmission au DSS). Actuellement, les
employeurs procèdent à ces déductions jusqu'à l'âge de la retraite de
l'employé, c'est-à-dire jusqu'à soixante ans pour les femmes et soixante-cinq
ans pour les hommes. En ce qui concerne les transsexuelles, le DSS applique une
politique leur permettant de s'engager à lui payer directement les cotisations
dues après l'âge de soixante ans, qui ne sont plus déduites par l'employeur,
puisque celui-ci pense que l'employée est une femme. Quant aux personnes
passées du sexe féminin au sexe masculin, elles peuvent demander directement au
DSS le remboursement des déductions effectuées par leur employeur après
qu'elles ont atteint l'âge de soixante ans.
38. Dans certains cas, les employeurs
exigent qu'une employée apparemment de sexe féminin prouve qu'elle a atteint ou
est sur le point d'atteindre l'âge de soixante ans et est ainsi en droit de ne
plus voir les cotisations à l'assurance nationale déduites de son salaire.
Pareille preuve peut être fournie au moyen d'une attestation de dérogation
d'âge (formulaire CA4180 ou CF384). Le DSS peut délivrer une telle attestation
à une transsexuelle lorsque celle-ci s'engage à lui payer directement ses
cotisations.
2. Les pensions de l'Etat
39. Une personne passée du sexe
masculin au sexe féminin bénéficie actuellement d'une pension de l'Etat à l'âge
de soixante-cinq ans, et non à celui de soixante ans applicable aux femmes. La
pension à taux plein n'est versée que si l'intéressée a cotisé pendant
quarante-quatre ans, alors que trente-neuf ans de cotisation sont requis pour
les femmes.
40. Aux
fins de l'âge d'admission à la retraite, le sexe d'une personne est déterminé
selon son sexe biologique à la naissance. Cette démarche a été approuvée par le
commissaire à la sécurité sociale (Social Security Commissioner – un
magistrat spécialisé en droit de la sécurité sociale) dans un certain nombre
d'affaires.
Dans
l'affaire R(P) 2/80, une transsexuelle revendiquait le droit à une
pension de retraite à soixante ans. Le commissaire rejeta le recours de
l'intéressée, déclarant au paragraphe 9 de sa décision :
« a) A
mon sens, le mot « femme » figurant à l'article 27 de la loi vise une
personne biologiquement de sexe féminin. Les nombreuses références à la « femme » que renferment les
articles 28 et 29 sont exprimées en des termes indiquant que ce mot désigne une
personne capable de contracter valablement mariage avec un homme. Il ne peut s'agir
que d'une personne biologiquement de sexe féminin.
b) Je doute qu'en adoptant les textes
pertinents les législateurs aient songé à la distinction entre une personne biologiquement
de sexe féminin et une personne socialement de sexe féminin. Quoi qu'il en
soit, il est certain que le Parlement n'a jamais conféré à quiconque le droit
ou le privilège de modifier le fondement de ses droits à l'assurance nationale
pour substituer aux droits ouverts aux hommes ceux réservés aux femmes. A mon
sens, un tel droit ou privilège fondamental ne peut être octroyé que de façon
explicite. (...)
d) Je suis pleinement conscient des
fâcheuses difficultés que connaît l'intéressée, mais tout ne plaide pas en sa
faveur. Elle a vécu comme un homme depuis sa naissance jusqu'en 1975 et, durant
la partie de cette période où elle était adulte, ses droits à l'assurance
étaient ceux d'un homme. Ces droits sont à certains égards plus larges que ceux
d'une femme. En conséquence, autoriser le versement d'une pension à l'intéressée à
l'âge d'admission des femmes à la retraite impliquerait de tolérer un certain
manque d'équité à l'égard de la société. »
41. Le
gouvernement a lancé un programme visant à supprimer la différence entre hommes
et femmes quant à l'âge d'ouverture des droits à pension. L'égalisation de
l'âge de la retraite doit débuter en 2010 et devrait être achevée en 2020. Le
gouvernement a également annoncé une réforme visant à uniformiser l'âge,
actuellement différent pour les hommes et pour les femmes (soixante-cinq et
soixante ans respectivement), à partir duquel on peut bénéficier d'un
abonnement d'autobus gratuit à Londres.
3. L'emploi
42. En
vertu de l'article 16 § 1 de la loi de 1968 sur le vol, constitue une
infraction passible d'une peine d'emprisonnement le fait de se procurer un
avantage pécuniaire par la fraude. Selon
l'article 16 § 2 c), les avantages pécuniaires incluent la rémunération d'un
emploi. Si une personne transsexuelle ayant subi une opération est invitée par
un employeur éventuel à révéler tous ses prénoms antérieurs mais omet de les
divulguer tous avant de conclure un contrat de travail, elle risque de se
rendre coupable d'une infraction. En outre, elle court le risque d'être
licenciée ou poursuivie en dommages-intérêts si l'employeur découvre qu'elle ne
lui a pas communiqué tous les renseignements demandés.
43. Dans l'arrêt rendu par elle le 30
avril 1996 dans l'affaire P. v. S. and Cornwall County Council, la Cour
de justice des Communautés européennes (CJCE) a considéré qu'une discrimination
fondée sur le changement de sexe équivalait à une discrimination fondée sur le
sexe et a conclu, en conséquence, que l'article 5 § 1 de la directive
76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du
principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne
l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les
conditions de travail s'opposait au licenciement d'un transsexuel pour un motif
lié à sa conversion sexuelle. Rejetant l'argument du gouvernement britannique
selon lequel l'employeur aurait également licencié P. si cette dernière avait
été antérieurement une femme et avait subi une opération pour devenir un homme,
la CJCE a estimé :
« (...) Lorsqu'une personne est licenciée au
motif qu'elle a l'intention de subir ou qu'elle a subi une conversion sexuelle,
elle fait l'objet d'un traitement défavorable par rapport aux personnes du sexe
auquel elle était réputée appartenir avant cette opération.
Tolérer une telle
discrimination reviendrait à méconnaître, à l'égard d'une telle personne, le
respect de la dignité et de la liberté auquel elle a droit et que la Cour doit
protéger. » (paragraphes 21-22)
44. La décision de la CJCE a été
appliquée par la Cour du travail (Employment Appeal Tribunal) dans une
décision du 27 juin 1997 (Chessington World of Adventures Ltd v. Reed, Industrial
Law Reports, 1997, vol. 1).
45. Le règlement de 1999 sur la
discrimination sexuelle en cas de conversion sexuelle a été pris à la suite de
l'arrêt rendu par la CJCE dans l'affaire P. v. S. and Cornwall County
Council précitée. Il énonce de manière générale qu'une personne transsexuelle
ne doit pas faire l'objet d'un traitement moins favorable dans le domaine de
l'emploi à raison de sa transsexualité (que ce soit avant ou après une
opération de conversion sexuelle).
E. Le viol
46. En matière de viol, une personne
passée du sexe masculin au sexe féminin était, avant 1994, considérée comme un
homme. En vertu de l'article 142 de la loi de 1994 sur la justice pénale et
l'ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994), il
doit y avoir « pénétration vaginale ou anale d'une personne » pour
que le viol soit établi. Dans une décision du 28 octobre 1996, la Crown
Court de Reading a estimé que la pénétration d'un pénis dans le vagin
artificiel d'une transsexuelle s'analysait en un viol (R. v. Matthews –
non publiée).
F. L'emprisonnement
47. Le règlement pénitentiaire (Prison
Rules) de 1999 prévoit que les hommes et les femmes doivent normalement
être incarcérés séparément et qu'aucun détenu ne doit être dévêtu et fouillé en
présence d'une personne du sexe opposé (articles 12 § 1 et 41 § 3
respectivement).
48. Selon le rapport élaboré par le
groupe de travail sur les transsexuels (ministère de l'Intérieur, avril 2000,
paragraphes 49-50 ci-dessous), qui s'est livré à un examen du droit et de la
pratique en vigueur, les transsexuels opérés sont détenus, dans la mesure du
possible, dans un établissement pour les prisonniers de leur nouveau sexe. Des
directives détaillées sur la fouille des détenus transsexuels sont à
l'étude ; elles prévoient de traiter les transsexuelles opérées comme des
femmes pour ce qui concerne les fouilles, qui ne devront dans ce cas être
effectuées que par des femmes
(§§ 2.75-2.76 du rapport).
G. L'évolution actuelle
1. Examen de la situation des
transsexuels au Royaume-Uni
49. Le
14 avril 1999, le ministre de l'Intérieur annonça la création d'un groupe de
travail interministériel sur les transsexuels, dont le mandat était le
suivant :
« examiner, notamment en ce qui concerne les
actes de naissance, la nécessité de prendre des mesures juridiques appropriées
pour résoudre les problèmes que connaissent les transsexuels, en tenant dûment
compte de l'évolution de la science et de la société, ainsi que des mesures
mises en œuvre dans d'autres pays en la matière. »
50. En avril 2000, le groupe de travail
produisit un rapport dans lequel il examinait la situation actuelle des
transsexuels au Royaume-Uni, en particulier leur statut en droit interne et les
changements qui pourraient y être apportés. Il concluait :
« 5.1. Les transsexuels font face à
leur condition de différentes façons. Certains vivent dans la peau du sexe
opposé sans suivre de traitement pour en acquérir les attributs physiques. Il
en est qui prennent des hormones pour développer certaines des caractéristiques
secondaires du sexe choisi. D'autres, moins nombreux, subissent une
intervention chirurgicale pour faire correspondre autant que possible leur
corps à celui du sexe acquis. L'ampleur du traitement tient au choix de
l'individu ou à d'autres facteurs, tels que la santé ou les ressources
financières. De nombreuses personnes reviennent à leur sexe biologique après
avoir vécu pendant un temps dans la peau du sexe opposé, et certaines alternent
entre les deux sexes tout au long de leur vie. Lorsque l'on cherche à
déterminer la voie à suivre, il faut donc prendre en compte les besoins de ces
personnes à ces différents stades de leur transformation.
5.2. Des mesures ont déjà été prises dans
un certain nombre de domaines pour aider les transsexuels. A titre d'exemple,
la discrimination en matière d'emploi à l'égard d'une personne pour un motif
lié à sa transsexualité est interdite par le règlement de 1999 sur la
discrimination sexuelle en cas de conversion sexuelle, lequel, sous réserve de
quelques exceptions, énonce qu'une personne transsexuelle (que ce soit avant ou
après une opération) ne doit pas faire l'objet d'un traitement moins favorable
à raison de sa transsexualité. Le système de la justice pénale (police,
établissements pénitentiaires, tribunaux, etc.) tente dans la mesure du
possible, eu égard aux contraintes pratiques, de tenir compte des besoins des
transsexuels. Un délinquant transsexuel est généralement inculpé sous son
nouveau sexe et un détenu ayant subi une opération de conversion sexuelle est
normalement incarcéré dans un établissement adapté à sa nouvelle condition. Les
victimes et témoins transsexuels sont eux aussi dans la plupart des cas traités
selon leur nouveau sexe.
5.3. En outre, les documents officiels sont
souvent émis en tenant compte du sexe acquis lorsqu'ils visent à identifier
l'individu et non son statut juridique. Ainsi, une personne transsexuelle peut se
voir délivrer un passeport, un permis de conduire ou une carte médicale
indiquant son nouveau sexe. Il semble que de
nombreux organismes non gouvernementaux, tels que les instances chargées des
diplômes, délivrent souvent de nouvelles attestations de diplôme, etc. (ou
fournissent une autre preuve des titres) indiquant le sexe revendiqué par
l'intéressé. Nous avons également identifié au moins une compagnie d'assurances
qui propose aux personnes transsexuelles des polices d'assurance tenant compte
du sexe acquis.
5.4. Nonobstant ces dispositions, les
transsexuels connaissent des problèmes auxquels la majorité de la population
n'a pas à faire face. Les observations adressées au groupe de travail indiquent
que la communauté transsexuelle revendique des changements principalement en ce
qui concerne les actes de naissance, le droit de se marier et la pleine
reconnaissance de la nouvelle identité sexuelle à toutes fins juridiques.
5.5. Nous avons défini trois options pour
l'avenir :
– maintenir la situation
actuelle en l'état ;
– délivrer des extraits
de l'acte de naissance indiquant le nouveau prénom et, éventuellement, le
nouveau sexe ;
– reconnaître pleinement
la nouvelle identité sexuelle sur le plan juridique, sous réserve de certains
critères et procédures.
Avant de prendre
position, le gouvernement pourrait souhaiter soumettre ces questions à un débat
public. »
51. Le
rapport fut présenté au Parlement en juillet 2000. Des exemplaires en furent déposés dans les bibliothèques des deux
chambres du Parlement, d'autres en étant adressés à 280 destinataires (membres
du groupe de travail, fonctionnaires, députés, particuliers et organisations
diverses). Le document fut porté à la connaissance du public par la voie d'un
communiqué de presse du ministère de l'Intérieur et chacun pouvait se le
procurer en le demandant au ministère de l'Intérieur par courrier postal ou
électronique, par téléphone ou sur le site internet du ministère.
2. La jurisprudence interne récente
52. Dans l'affaire Bellinger v.
Bellinger (Court of Appeal, Civil Division (England and
Wales) 2001, p. 1140, Family Court Reporter, vol. 3, p. 1),
l'appelante, qui avait été enregistrée à la naissance comme étant de sexe
masculin, avait subi une opération de conversion sexuelle puis, en 1981, avait
contracté mariage avec un homme qui était au courant de ses antécédents. Elle
demanda une déclaration de validité du mariage en vertu de la loi de 1986 sur
le droit de la famille (Family Law Act 1986). La Cour d'appel
estima, à la majorité, que le mariage de l'appelante n'était pas valable dès
lors que les parties n'étaient pas un homme et une femme respectivement, ces
termes devant se déterminer au moyen des critères biologiques dégagés dans
l'affaire Corbett v. Corbett (1971). Elle nota que si l'on accordait une
importance grandissante à l'influence des facteurs psychologiques sur le sexe,
le moment auquel ces facteurs pouvaient passer pour avoir entraîné un
changement de sexe ne pouvait être déterminé avec précision. Elle considéra
qu'une personne correctement déclarée de sexe masculin à la naissance et qui
avait subi une opération de conversion sexuelle et menait désormais une vie de
femme était biologiquement un homme et ne pouvait être définie comme étant de
sexe féminin aux fins du mariage. D'après elle, c'était au Parlement, et non
aux tribunaux, qu'il appartenait de décider à quel moment il convenait de
reconnaître que quelqu'un avait changé de sexe aux fins du mariage. Dame
Elizabeth Butler-Sloss, présidente de la Family Division, releva les
avertissements de la Cour européenne des Droits de l'Homme quant à l'absence
persistante de mesures destinées à prendre en compte la situation des
transsexuels et fit observer que c'étaient en grande partie ces critiques qui
avaient motivé la création du groupe de travail interministériel, lequel avait
publié en avril 2000 un rapport renfermant un examen approfondi et exhaustif
des données médicales, de la pratique actuelle dans d'autres pays et de l'état
du droit anglais concernant les aspects pertinents de la vie des personnes
transsexuelles :
« [95.] (...) Nous nous sommes
informés auprès de M. Moylan, qui s'exprimait au nom de l'Attorney-General,
des mesures prises par les ministères pour donner suite aux recommandations du
rapport ou pour rédiger un document de consultation en vue d'un débat public.
[96.] A notre grande consternation, nous
avons appris qu'absolument aucune mesure n'avait été prise ni, à la
connaissance de M. Moylan, envisagée pour faire avancer la question. Il
apparaît donc que la commande et l'élaboration du rapport représentent la
totalité de ce qui a été fait au sujet des problèmes qui ont été cernés, tant
par le ministre de l'Intérieur dans son mandat que par le groupe de travail
dans ses conclusions. Il s'agit là, nous semble-t-il, d'un manque de prise de
conscience des préoccupations grandissantes et de l'évolution des mentalités en
Europe occidentale qui ont été si clairement et fortement mises en évidence
dans les arrêts de la Cour européenne de Strasbourg et dont, à notre avis, le
Royaume-Uni doit tenir compte (...)
[109.] Nous tenons toutefois à ajouter, en
gardant à l'esprit les critiques de la Cour européenne des Droits de l'Homme,
qu'il ne fait aucun doute que le caractère profondément insatisfaisant de la
situation actuelle et les difficultés des transsexuels doivent être examinés
avec soin. La proposition du groupe de travail interministériel tendant à une
consultation du public appelle des mesures de la part des ministères concernés.
Les problèmes ne disparaîtront pas, ils resurgiront vraisemblablement devant la
Cour européenne à bref délai. »
53. Auteur d'une opinion dissidente
dans laquelle il affirmait qu'une démarche fondée uniquement sur les critères
biologiques n'était plus acceptable eu égard à l'évolution de la science, de la
médecine et de la société, Lord Justice Thorpe estima que les fondements
de la décision Corbett v. Corbett n'étaient plus indiscutables.
« [155.] Tenir le facteur chromosomique
pour déterminant, voire seulement dominant, me semble particulièrement
contestable dans le cadre du mariage. En effet, il s'agit d'un aspect invisible
de l'individu, qui ne peut être perçu ou déterminé que par des tests
scientifiques. Il ne contribue en rien à l'individualité physiologique ou
psychologique. En fait, dans le contexte actuel de l'institution du mariage, il
me semble juste, sur le plan des principes, et logique de donner la prééminence
aux facteurs psychologiques, tout comme il me paraît préférable de procéder à
la détermination indispensable du sexe au moment du mariage ou peu avant,
plutôt qu'à la naissance (...)
[160.] La
présente demande se situe de toute évidence dans la sphère du droit de la
famille. Celui-ci se doit d'être toujours suffisamment flexible pour
accompagner l'évolution de la société. Il doit également être humain et prompt
à reconnaître à chacun le droit à la dignité humaine et à la liberté de choix
dans sa vie privée. La réforme législative dans ce domaine doit notamment
tendre à ce que la loi tienne compte de l'évolution de la société et la
reflète. C'est aussi un objectif que les
juges doivent avoir en vue lorsqu'ils interprètent les dispositions
législatives en vigueur dans ce domaine. Je suis fermement convaincu qu'il
n'existe pas de raisons suffisamment impérieuses, eu égard aux intérêts des
autres personnes concernées ou, plus pertinemment, à ceux de la société dans
son ensemble, justifiant de ne pas reconnaître juridiquement le mariage de
l'appelante. J'aurais accueilli ce recours. »
Lord Justice Thorpe constata par ailleurs le peu de progrès accomplis dans les
réformes internes :
« [151.] (...) Si le rapport
[interministériel] a bien été publié, M. Moylan a déclaré qu'il n'y avait pas
eu de consultation du public depuis lors. En outre, à la question de savoir si
le gouvernement entendait engager un débat public ou tout autre processus en
vue de l'élaboration d'une proposition de loi, M. Moylan a répondu qu'il
n'avait reçu aucune instruction. Il n'a pas davantage pu dire si le
gouvernement envisageait le dépôt d'un projet de loi. Au cours de ces dix
dernières années, j'ai pu constater combien il est difficile pour un ministère
quel qu'il soit d'arriver à faire inscrire dans le programme de travail du
Parlement l'examen d'un projet de réforme du droit de la famille. Cet état de choses renforce mon point de vue selon
lequel notre juridiction a non seulement la faculté mais le devoir
d'interpréter l'article 11 c) soit de façon étroite, soit de façon libérale
lorsque, comme en l'espèce, les éléments de preuve et arguments produits le
justifient. »
3. Propositions de réforme du système
d'enregistrement des naissances, mariages et décès
54. En janvier 2002, le gouvernement a
présenté au Parlement le document intitulé « Etat civil : changement
fondamental dans l'enregistrement des naissances, mariages et décès au XXIe
siècle ». Ce document expose les projets de création d'une base de données
centrale renfermant les registres de l'état civil, le but étant d'abandonner le
système traditionnel d'enregistrement figé des événements de la vie au profit
d'un registre vivant ou registre unique ayant vocation à être mis à jour tout
au long de la vie :
« Par la suite, la mise à jour des informations
contenues dans un registre de naissance permettra de consigner les changements
de prénoms et, éventuellement, de sexe d'une personne. » (paragraphe 5.1)
« 5.5 Amendements
L'assouplissement des règles régissant les
rectifications des inscriptions aux registres recueille une forte adhésion.
Actuellement, une fois une inscription créée, les seules corrections possibles
sont celles pour lesquelles il peut être démontré, preuves à l'appui, qu'une
erreur a été commise au moment de l'enregistrement. Une rectification, même de
la plus simple faute d'orthographe, exige l'accomplissement de formalités et la
production d'éléments de preuve appropriés. L'inscription finale renferme le texte
original intégral et l'information corrigée, qui apparaîtra sur les extraits
délivrés ultérieurement. Le gouvernement
reconnaît que cela peut constituer un obstacle. A l'avenir, les modifications
(reflétant des changements survenus après l'inscription initiale) seront
apportées et officiellement enregistrées. Les documents délivrés à partir des
inscriptions aux registres ne feront état que des informations telles
qu'amendées, mais l'ensemble des données seront conservées. (...) »
H. Tierce intervention de
l'organisation Liberty
55. Liberty a mis à jour les
observations écrites concernant la reconnaissance juridique des transsexuels en
droit comparé qu'elle avait soumises dans l'affaire Sheffield et Horsham c.
Royaume-Uni (arrêt du 30 juillet 1998, Recueil des arrêts et
décisions 1998-V, p. 2021, § 35). Dans son étude de 1998, Liberty affirmait
qu'au cours de la dernière décennie on avait pu constater, dans les Etats
membres du Conseil de l'Europe, une tendance parfaitement claire vers la pleine
reconnaissance juridique des changements de sexe. Elle notait en
particulier que des trente-sept pays étudiés, quatre seulement (parmi lesquels
le Royaume-Uni) n'autorisaient pas la modification de l'acte de naissance d'une
manière ou d'une autre afin qu'il reflète le nouveau sexe de la personne
concernée. Dans les pays où la conversion sexuelle était légale et prise en charge
par la sécurité sociale, seuls le Royaume-Uni et l'Irlande ne reconnaissaient
pas pleinement sur le plan juridique la nouvelle identité sexuelle.
56. Dans
l'étude mise à jour qu'elle a présentée le 17 janvier 2002, Liberty relève que
si le nombre d'Etats européens reconnaissant pleinement la conversion sexuelle
sur le plan juridique n'a statistiquement pas augmenté, des informations
provenant de pays extra-européens indiquent une évolution vers la pleine
reconnaissance juridique. A titre d'exemple, Singapour a consacré
législativement la conversion sexuelle, et il existe une tendance analogue au
Canada, en Afrique du Sud, en Israël, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans
tous les Etats des Etats-Unis d'Amérique sauf deux. Liberty cite en particulier les affaires Attorney-General v. Otahuhu
Family Court, New Zealand Law Reports, 1995, vol. 1, p. 60 et Re
Kevin, Family Court of Australia, 2001, p. 1074, dans lesquelles la
nouvelle identité sexuelle de transsexuels a été reconnue en Nouvelle-Zélande et
en Australie respectivement, aux fins de validation de leur mariage. Dans la seconde
affaire, le juge Chisholm s'est ainsi exprimé :
« Je ne vois
aucune raison tenant à une règle de droit ou à un principe justifiant que le
droit australien suive la décision Corbett. Si tel était le cas, il en
résulterait, à mon sens, des discordances indéfendables entre la législation
australienne relative au mariage et d'autres législations australiennes. Le
droit se verrait imprimer une orientation généralement contraire à l'évolution
dans d'autres pays. Cela perpétuerait un point de vue que démentent les
connaissances et la pratique médicales actuelles. Surtout, il en résulterait des souffrances indéfendables pour des
personnes qui ont déjà eu leur lot de difficultés, sans aucun avantage pour la
société (...)
(...) Les termes « homme » et
« femme » possédant leur sens contemporain ordinaire, il n'existe pas
de solution stéréotypée pour déterminer le sexe d'un individu au regard du
droit du mariage. Cela signifie qu'on ne peut dire en droit que la question
dans une affaire donnée sera tranchée par l'application d'un seul critère, ou
d'une liste restreinte de critères. Il est donc erroné d'affirmer que le sexe
d'une personne dépend d'un facteur unique, tel que le sexe chromosomique ou le
sexe génital, ou d'un nombre limité de facteurs, tels que l'état des gonades,
chromosomes ou organes génitaux d'une personne (que ce soit à la naissance ou à
un autre moment). De même, il serait juridiquement erroné de prétendre qu'il
est possible de résoudre la question en tenant uniquement compte de l'état
psychologique de la personne, ou en identifiant son « sexe
cérébral ».
Pour déterminer le sexe d'une personne au regard du
droit du mariage, il faut considérer l'ensemble des aspects pertinents. Sans
chercher à énoncer une liste exhaustive ou à insinuer que certains facteurs
sont forcément plus importants que d'autres, je dirai qu'à mon sens les
éléments à prendre en compte incluent les caractéristiques biologiques et
physiques de la personne à la naissance (y compris les gonades, organes
génitaux et chromosomes), son vécu, notamment le sexe dans lequel elle a été
élevée et son attitude par rapport à son sexe, la perception qu'elle a
elle-même de son appartenance à un sexe, le rôle – masculin ou féminin – adopté
par elle dans la société, tout traitement de conversion sexuelle (hormonal,
chirurgical ou médical) subi par elle et les conséquences d'un tel traitement,
ainsi que les caractéristiques biologiques, psychologiques et physiques qui sont
les siennes au moment du mariage (...)
Aux fins
d'établissement de la validité d'un mariage en droit australien, c'est à la
date du mariage qu'il faut se placer pour trancher la question de savoir si une
personne est un homme ou une femme (...) »
57. Quant
au droit pour les transsexuels opérés d'épouser une personne du sexe opposé à
leur nouveau sexe, l'étude de Liberty indique que 54 % des Etats contractants
autorisent un tel mariage (l'annexe 6 en fournit l'énumération :
l'Autriche, la Belgique, le Danemark, l'Estonie, la Finlande, la France,
l'Allemagne, la Grèce, l'Islande, l'Italie, la Lettonie, le Luxembourg, les
Pays-Bas, la Norvège, la Slovaquie, l'Espagne, la Suède, la Suisse, la Turquie
et l'Ukraine), contre 14 % qui ne le permettent pas (l'Irlande et le
Royaume-Uni n'autorisent pas le mariage, et il n'existe aucune législation en
Moldova, Pologne, Roumanie et Russie). La situation juridique dans les 32 % d'Etats restants n'est pas claire.
III. TEXTES
INTERNATIONAUX
58. L'article
9 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, signée le 7
décembre 2000, énonce :
« Le droit de
se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois
nationales qui en régissent l'exercice. »
EN DROIT
I. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
59. La
requérante allègue la violation de l'article 8 de la Convention, dont le
passage pertinent est ainsi libellé :
« 1. Toute
personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2. Il
ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit
que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue
une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense
de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la
santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés
d'autrui. »
A. Arguments des parties
1. La requérante
60. La requérante soutient que, malgré
les avertissements de la Cour quant à l'importance de se livrer à un examen
constant de la nécessité d'une réforme juridique, le Gouvernement n'a toujours
pas pris de mesures constructives pour remédier aux souffrances et à la
détresse qu'elle-même et d'autres transsexuels opérés éprouvent. La
non-reconnaissance de sa nouvelle identité sexuelle sur le plan juridique est
source de nombreuses situations discriminatoires et humiliantes dans sa vie
quotidienne. Par le passé, en particulier de 1990 à 1992, elle a été harcelée à
son travail et n'a pas été protégée comme il convenait contre des actes
discriminatoires. Elle voit dans toutes les
démarches spéciales qu'elle doit accomplir concernant ses cotisations à l'assurance
nationale et sa pension de retraite de l'Etat une différence de traitement
injustifiée, puisque ces démarches ne s'imposeraient pas si son sexe féminin
était reconnu sur le plan juridique. En particulier, le fait même que le
ministère des Affaires sociales (Department of Social Security – le
« DSS ») ait pour politique de classer « confidentiels »
les dossiers des transsexuels constitue selon elle une différence de
traitement. Du fait de cette politique, il lui est par exemple impossible de se
présenter au DSS sans prendre rendez-vous au préalable.
61. La
requérante affirme en outre qu'il existe un risque réel que son employeur
découvre son identité passée. Il est en effet possible à celui-ci de retracer
sa carrière à partir de son numéro d'assurance nationale, et elle croit que
cela s'est en fait produit. Elle est du reste persuadée que si elle n'a pas
obtenu de promotion récemment c'est parce que son employeur s'est rendu compte
de sa situation.
62. Quant
à l'âge de la retraite, la requérante, qui dit travailler depuis
quarante-quatre ans, considère que le refus de l'admettre au bénéfice d'une
pension de retraite de l'Etat à l'âge de soixante ans sur la base d'un critère
purement biologique de détermination du sexe est contraire à l'article 8 de la
Convention. De même, elle n'a pas pu demander la gratuité des abonnements
d'autobus à Londres à l'âge de soixante ans, à l'instar des autres femmes, mais
a dû attendre l'âge de soixante-cinq ans. Par ailleurs, invitée à déclarer son
sexe à la naissance ou à présenter un extrait de son acte de naissance au
moment de souscrire une assurance-vie, des prêts hypothécaires, une pension
privée et une assurance automobile, elle a renoncé à profiter de ces
possibilités.
63. La
requérante fait valoir que la compréhension scientifique du transsexualisme et
l'attitude de la société à l'égard de ce phénomène connaissent une évolution
rapide, non seulement en Europe mais aussi ailleurs. Elle renvoie notamment à
l'article 29 du code civil néerlandais, à l'article 6 de la loi italienne no
164 du 14 avril 1982 et à l'article 29 du code civil turc, tel qu'amendé par la
loi no 3444 du 4 mai 1988, qui autorisent les modifications de
l'état civil. Elle signale en outre qu'en Nouvelle-Zélande, en vertu d'une loi
de 1995 (partie V, article 28), les tribunaux peuvent, après examen des preuves
médicales et autres, ordonner la reconnaissance juridique de la nouvelle
identité sexuelle d'une personne transsexuelle. La requérante ne voit aucune
raison convaincante de ne pas adopter une démarche analogue au Royaume-Uni.
Elle affirme que la société accepte plus facilement les transsexuels et se
préoccupe davantage de leur situation. Elle en veut pour preuve la place
accordée à ces questions dans la presse, à la radio et à la télévision, ainsi
que la présentation sous un jour favorable de personnages transsexuels dans des
programmes grand public.
2. Le
Gouvernement
64. Renvoyant
à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement affirme que le transsexualisme
ne fait pas l'objet d'une approche uniforme dans les Etats contractants et que,
compte tenu de la marge d'appréciation dont jouissent les Etats au regard de la
Convention, l'absence de reconnaissance juridique au Royaume-Uni de la nouvelle
identité sexuelle de la requérante n'emporte pas violation de l'article 8 de la
Convention. Il conteste l'affirmation de l'intéressée selon laquelle les
recherches scientifiques et « une évolution majeure de la société »
ont abouti à une large acceptation du transsexualisme ou à un consensus en la
matière.
65. Le
Gouvernement admet qu'il peut y avoir des cas particuliers où le refus de
reconnaître juridiquement la nouvelle identité sexuelle d'une personne
transsexuelle peut s'analyser en une violation de l'article 8, en particulier
lorsqu'il en résulte concrètement et réellement un préjudice et une humiliation
pour l'intéressée au quotidien (arrêt B. c. France du 25 mars 1992,
série A no 232-C, pp. 52-54, §§ 59-63). Il conteste toutefois que la
requérante subisse réellement de tels inconvénients puisqu'elle a notamment pu
obtenir d'importantes pièces d'identité (passeport et permis de conduire, par
exemple) portant les prénoms et l'identité sexuelle qu'elle a choisis.
66. Quant
aux difficultés particulières invoquées par la requérante, le Gouvernement
soutient qu'un employeur ne peut établir le sexe de l'intéressée à partir du
numéro d'assurance nationale puisque celui-ci ne renferme aucune référence
codée à cette donnée. La requérante s'est vu délivrer une nouvelle carte
d'assurance nationale indiquant ses nouveaux prénoms et titre. En outre, le DSS
met en œuvre une politique de confidentialité des données personnelles du
titulaire d'un numéro d'assurance nationale et, en particulier, des mesures et
une procédure de protection spéciale des transsexuels. Par conséquent, un
employeur n'a aucun moyen d'obtenir légalement du DSS des informations sur
l'identité sexuelle antérieure d'un employé. Selon le Gouvernement, il est
également très peu probable que l'employeur de la requérante découvre la
conversion sexuelle de celle-ci par un quelconque autre moyen grâce à son
numéro d'assurance nationale. Quant au refus de délivrer un nouveau numéro
d'assurance nationale, il se justifierait par le fait que son unicité revêt une
importance capitale pour l'administration du système d'assurance nationale et
la prévention de l'usage frauduleux d'anciens numéros.
67. Le
Gouvernement juge totalement infondées les craintes de la requérante quant à la
divulgation de son ancienne identité sexuelle à l'âge de soixante ans lorsque
son employeur ne sera plus tenu de déduire ses cotisations d'assurance
nationale de son salaire, puisqu'elle s'est déjà vu délivrer l'attestation
appropriée de dérogation d'âge (formulaire CF384).
68. Pour
ce qui est de l'impossibilité pour la requérante de bénéficier d'une pension de
retraite de l'Etat à l'âge de soixante ans, le Gouvernement fait valoir que la
distinction entre hommes et femmes quant à l'âge de la retraite a été jugée
compatible avec le droit communautaire (article 7 § 1 a) de la directive 79/7/CEE ;
Cour de justice des Communautés européennes, R. v. Secretary of State for
Social Security, ex parte Equal Opportunities Commission, affaire C-9/91,
Recueil 1992, p. I-4927). En outre, dans la mesure où il n'est pas en soi
contraire à l'article 8 de la Convention de continuer à considérer la
requérante comme un homme sur le plan juridique, autoriser celle-ci à
bénéficier d'une pension à l'âge de soixante ans constituerait un traitement
privilégié, injuste pour le reste de la population.
69. En ce qui concerne enfin les
allégations de l'intéressée relatives aux actes d'agression et de harcèlement
dont elle aurait été victime à son travail, le Gouvernement soutient qu'elle
aurait pu engager des poursuites pour harcèlement et agression en vertu du droit
pénal. Les actes de harcèlement sur le lieu de travail peuvent également donner
lieu, lorsqu'ils sont liés au transsexualisme de la victime, à une plainte au
titre de la loi de 1975 sur la discrimination sexuelle si l'employeur a
connaissance des agissements en cause et ne prend aucune mesure pour les
prévenir. Le droit interne offrait donc une protection adéquate.
70. Le Gouvernement soutient qu'au
total un juste équilibre a été ménagé entre les droits de l'individu et
l'intérêt général de la communauté. Quant à l'existence de situations où une
personne transsexuelle peut avoir à révéler son changement d'identité sexuelle
à un nombre restreint de personnes, ces situations sont inévitables et
nécessaires, par exemple dans le domaine des contrats d'assurance où les
antécédents médicaux et le sexe ont une incidence sur le calcul des primes.
B. Appréciation de la Cour
1. Considérations liminaires
71. La
présente affaire soulève la question de savoir si l'Etat défendeur a ou non
méconnu son obligation positive de garantir à la requérante, transsexuelle
opérée, le droit au respect de sa vie privée, notamment en ne reconnaissant pas
la conversion sexuelle de l'intéressée sur le plan juridique.
72. La
Cour réaffirme que la notion de « respect », au sens de l'article 8,
manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives
inhérentes à cette notion ; ses exigences varient beaucoup d'un cas à
l'autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans
les Etats contractants, et la marge d'appréciation laissée aux autorités peut
être plus large en cette matière que pour d'autres questions relevant de la
Convention. Afin de déterminer s'il existe une obligation positive, il faut
prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste
équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu
(arrêt Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, série A no
184, p. 15, § 37).
73. La
Cour rappelle qu'elle a déjà eu à examiner des griefs relatifs à la situation
des transsexuels au Royaume-Uni (arrêts Rees c. Royaume-Uni du 17
octobre 1986, série A no 106, Cossey précité, X, Y et Z c.
Royaume-Uni du 22 avril 1997, Recueil 1997-II, et Sheffield et
Horsham précité, p. 2011). Dans ces affaires,
elle avait conclu que le refus du gouvernement britannique de modifier le
registre des naissances, ou d'en fournir des extraits qui ont une substance et
une nature différentes de celles des mentions originales concernant le sexe
déclaré de l'individu, ne pouvait passer pour une ingérence dans l'exercice du
droit au respect de la vie privée (arrêts Rees, p. 14, § 35, et Cossey,
p. 15, § 36, précités). Elle avait également estimé que l'Etat défendeur
n'avait aucune obligation positive de remanier son système d'enregistrement des
naissances en créant un nouveau système ou type de documents aptes à fournir la
preuve de l'état civil actuel. Elle avait de même considéré que l'Etat n'était
pas astreint à autoriser des annotations dans le registre des naissances ni
tenu d'empêcher de divulguer une telle annotation à des tiers (arrêts Rees,
p. 17, § 42, et Cossey, p. 15, §§ 38-39, précités). Dans ces
affaires, la Cour avait constaté que les autorités avaient pris des mesures
pour minimiser les risques pour les transsexuels de se voir poser des questions
embarrassantes (par exemple en leur permettant d'obtenir des permis de
conduire, des passeports et d'autres types de documents établis sous leurs
nouveaux prénoms et sexe). En outre, elle avait estimé que le parcours personnel
des requérants dans ces affaires ne démontrait pas que la non-reconnaissance
générale sur le plan juridique de leur conversion sexuelle leur causât des
inconvénients d'une gravité suffisante pour que l'on pût considérer qu'il y
avait dépassement de la marge d'appréciation de l'Etat en la matière (arrêt Sheffield
et Horsham précité, pp. 2028-2029, § 59).
74. Sans que la Cour soit formellement
tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l'intérêt de la sécurité
juridique, de la prévisibilité et de l'égalité devant la loi qu'elle ne
s'écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (voir, par exemple, Chapman
c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001-I).
Cependant, la Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits
de l'homme, la Cour doit tenir compte de l'évolution de la situation dans
l'Etat défendeur et dans les Etats contractants en général et réagir, par
exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre
(voir, parmi d'autres, les arrêts Cossey précité, p. 14, § 35, et Stafford
c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, §§ 67-68, CEDH-2002-IV). Il est d'une
importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d'une manière
qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et
illusoires. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et
évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou
amélioration (Stafford précité, § 68). Dans le contexte en cause, la
Cour, depuis 1986, s'est déclarée à maintes reprises consciente de la gravité
des problèmes que rencontraient les transsexuels et a souligné l'importance
d'examiner de manière permanente la nécessité de mesures juridiques appropriées
en la matière (arrêts Rees, pp. 18-19, § 47, Cossey, p. 17, § 42,
et Sheffield et Horsham, p. 2029, § 60, précités).
75. La
Cour se propose donc d'examiner la situation dans l'Etat contractant concerné
et en dehors de celui-ci pour évaluer, « à la lumière des conditions
d'aujourd'hui », quelles sont l'interprétation et l'application de la
Convention qui s'imposent à l'heure actuelle (voir l'arrêt Tyrer c.
Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31, et
la jurisprudence ultérieure).
2. La
situation de la requérante en tant que transsexuelle
76. La
Cour constate que la requérante, déclarée de sexe masculin à la naissance, a
subi une opération de conversion sexuelle et mène désormais une vie sociale de
femme. Nonobstant, l'intéressée demeure un homme sur le plan juridique. Cette
situation a eu et continue d'avoir des répercussions sur sa vie lorsque le sexe
revêt une pertinence juridique et que des distinctions sont opérées entre
hommes et femmes, par exemple pour les pensions et l'âge d'admission à la
retraite. Ainsi, du fait qu'on la considère juridiquement comme un homme, elle
doit continuer de payer ses cotisations à l'assurance nationale jusqu'à l'âge
de soixante-cinq ans. Toutefois, étant donné qu'elle est employée sous son
identité sexuelle féminine, elle a pu obtenir une attestation de dérogation
d'âge qui lui permet de se substituer à son employeur pour ce qui est du
versement des cotisations. Si le Gouvernement fait valoir que cette mesure
tient dûment compte de la situation difficile de la requérante, la Cour
constate que celle-ci doit néanmoins accomplir une démarche spéciale qui, en
soi, peut attirer l'attention sur sa condition.
77. Il
faut également reconnaître qu'il peut y avoir une atteinte grave à la vie
privée lorsque le droit interne est incompatible avec un aspect important de
l'identité personnelle (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Dudgeon
c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, pp.
18-19, § 41). Le stress et l'aliénation qu'engendre la discordance entre le
rôle adopté dans la société par une personne transsexuelle opérée et la
condition imposée par le droit qui refuse de consacrer la conversion sexuelle
ne sauraient, de l'avis de la Cour, être considérés comme un inconvénient
mineur découlant d'une formalité. On a affaire à un conflit entre la réalité
sociale et le droit qui place la personne transsexuelle dans une situation
anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d'humiliation et
d'anxiété.
78. Dans
le cas d'espèce, comme dans beaucoup d'autres, la conversion sexuelle de la
requérante a été prise en charge par le service national de santé, qui
reconnaît l'état de dysphorie sexuelle et, entre autres choses, assure la
conversion par intervention chirurgicale en vue de parvenir à l'un de ses buts
essentiels, à savoir que la personne transsexuelle se rapproche autant que
possible du sexe auquel elle a le sentiment d'appartenir réellement. La Cour
est frappée par le fait que la conversion sexuelle, qui est opérée en toute légalité,
ne débouche pourtant pas sur une pleine consécration en droit, qui pourrait
être considérée comme l'étape ultime et l'aboutissement du processus de
transformation long et difficile subi par l'intéressée. Pour l'appréciation à
effectuer sous l'angle de l'article 8 de la Convention, il y a lieu d'attacher
de l'importance à la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans
l'ordre interne. Lorsqu'un Etat autorise le traitement et l'intervention
chirurgicale permettant de soulager la situation d'une personne transsexuelle,
finance tout ou partie des opérations et va jusqu'à consentir à l'insémination
artificielle d'une femme qui vit avec un transsexuel (ainsi que le montre
l'affaire X, Y et Z c. Royaume-Uni précitée), il paraît illogique qu'il
refuse de reconnaître les implications juridiques du résultat auquel le
traitement conduit.
79. La
Cour note que le caractère insatisfaisant de la situation et des difficultés
actuelles des transsexuels au Royaume-Uni a été reconnu par les tribunaux internes
(voir l'affaire Bellinger v. Bellinger citée au paragraphe 52
ci-dessus) et par le groupe de travail interministériel qui a examiné la
situation au Royaume-Uni et conclu que, nonobstant les dispositions prises dans
la pratique, les transsexuels connaissent des problèmes auxquels la majorité de
la population n'a pas à faire face (paragraphe 50 ci-dessus).
80. Cela étant, la Cour a examiné les
arguments contraires tenant à l'intérêt général qui ont été invoqués pour
justifier le maintien de la situation actuelle. Elle constate que dans les
affaires britanniques antérieures elle a attaché de l'importance aux aspects
médicaux et scientifiques du problème, au point de savoir dans quelle mesure on
pouvait parler d'une communauté de vues aux niveaux européen et international,
et aux conséquences que pourraient avoir des modifications apportées au système
des registres des naissances.
3. Aspects médicaux et scientifiques
81. Il demeure vrai qu'aucune
découverte concluante n'est intervenue concernant les causes du transsexualisme
(en particulier le point de savoir si les origines en sont entièrement
psychologiques ou liées à une différenciation physique dans le cerveau). Dans
l'affaire Bellinger v. Bellinger, les expertises ont été
interprétées comme indiquant une tendance croissante à admettre l'existence
d'une différenciation des cerveaux masculin et féminin dès avant la naissance,
bien que les preuves scientifiques à l'appui de cette théorie fussent loin
d'être exhaustives. La Cour juge toutefois plus significatif le fait qu'il est
largement reconnu au niveau international que le transsexualisme constitue un
état médical justifiant un traitement destiné à aider les personnes concernées
(par exemple, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux,
quatrième édition (DMS-IV) a remplacé le diagnostic de transsexualisme par
celui de « trouble de l'identité sexuelle » ; voir également la Classification
internationale des maladies, dixième révision (CIM-10)). Les services de
santé du Royaume-Uni, tout comme ceux de la plupart des autres Etats
contractants, reconnaissent l'existence de cet état médical et assurent ou
permettent des traitements, y compris des interventions chirurgicales
irréversibles. Les actes médicaux et chirurgicaux qui ont rendu possible la
conversion sexuelle de la requérante en l'espèce ont en fait été effectués sous
le contrôle des autorités sanitaires nationales. En outre, étant
donné les nombreuses et pénibles interventions qu'entraîne une telle chirurgie
et le degré de détermination et de conviction requis pour changer de rôle
sexuel dans la société, on ne saurait croire qu'il y ait quoi que ce soit
d'arbitraire ou d'irréfléchi dans la décision d'une personne de subir une
conversion sexuelle. Aussi le fait que les causes exactes du transsexualisme
soient toujours débattues par la communauté scientifique et médicale ne
revêt-il plus une aussi grande importance.
82. S'il demeure vrai également qu'une
personne transsexuelle ne peut pas acquérir toutes les caractéristiques
biologiques du nouveau sexe (arrêt Sheffield et Horsham précité, p.
2028, § 56), la Cour constate qu'avec la sophistication croissante des
interventions chirurgicales et des types de traitements hormonaux, le principal
aspect biologique de l'identité sexuelle qui reste inchangé est l'élément
chromosomique. Or on sait que des anomalies chromosomiques peuvent survenir
naturellement (par exemple dans les cas d'intersexualité, où les critères
biologiques à la naissance ne concordent pas entre eux) et que certaines
personnes qui en sont atteintes doivent subir une conversion à l'un ou à
l'autre sexe, selon le cas. Pour la Cour, il n'est pas évident que l'élément
chromosomique doive inévitablement constituer – à l'exclusion de tout autre –
le critère déterminant aux fins de l'attribution juridique d'une identité
sexuelle aux transsexuels (voir l'opinion dissidente de Lord Justice
Thorpe dans l'affaire Bellinger v. Bellinger citée au paragraphe 52
ci-dessus, et la décision du juge Chisholm dans l'affaire australienne Re
Kevin citée au paragraphe 56 ci-dessus).
83. Dès lors, la Cour n'est pas
convaincue que l'état des connaissances médicales ou scientifiques fournisse un
argument déterminant quant à la reconnaissance juridique des transsexuels.
4. Mesure dans laquelle on peut parler
d'une communauté de vues aux niveaux européen et international
84. Déjà à l'époque de l'affaire Sheffield
et Horsham, un consensus était en train de se dessiner au sein des Etats
contractants du Conseil de l'Europe quant à la reconnaissance juridique de la
conversion sexuelle (arrêt Sheffield et Horsham précité, p. 2021, § 35).
La
dernière étude soumise par Liberty en l'espèce montre que cette tendance se
confirme au niveau international (paragraphes 55-56 ci-dessus). Ainsi, en
Australie et en Nouvelle-Zélande, il apparaît que les tribunaux abandonnent le
critère du sexe biologique à la naissance (tel qu'énoncé dans l'affaire
britannique Corbett v. Corbett) pour considérer que, dans le contexte du
mariage d'une personne transsexuelle, le sexe doit dépendre d'une multitude de
facteurs à prendre en compte au moment du mariage.
85. La
Cour constate que dans l'affaire Rees, en 1986, elle avait relevé qu'il
n'existait guère de communauté de vues entre les Etats, certains autorisant la
conversion sexuelle et d'autres non, et que, dans l'ensemble, le droit
paraissait traverser une phase de transition (arrêt Rees précité, p. 15,
§ 37). Dans l'affaire Sheffield et Horsham tranchée par elle
ultérieurement, elle mit l'accent sur l'absence d'une démarche européenne
commune quant à la manière de traiter les répercussions que la reconnaissance
juridique des changements de sexe pouvait avoir dans d'autres domaines du droit
tels que le mariage, la filiation ou la protection de la vie privée ou des
données. Si cela semble demeurer le cas, l'absence de pareille démarche commune
entre les quarante-trois Etats contractants n'est guère surprenante, eu égard à
la diversité des systèmes et traditions juridiques. Conformément au principe de subsidiarité, il appartient en effet avant
tout aux Etats contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la
reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant
de leur juridiction et, pour résoudre dans leurs ordres juridiques internes les
problèmes concrets posés par la reconnaissance juridique de la condition
sexuelle des transsexuels opérés, les Etats contractants doivent jouir d'une
ample marge d'appréciation. Aussi la Cour attache-t-elle moins d'importance à
l'absence d'éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière
de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu'à l'existence d'éléments
clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non
seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers
la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels
opérés.
5. Incidences sur le système
d'enregistrement des naissances
86. Dans l'affaire Rees, la Cour
avait admis que le Gouvernement pouvait accorder une grande importance à la
nature historique du système d'enregistrement des naissances. L'argument selon
lequel le fait d'autoriser des exceptions nuirait à la finalité du système
avait fortement pesé dans son appréciation.
87. On peut constater toutefois que le
caractère historique du système d'enregistrement des naissances connaît déjà
plusieurs exceptions : ainsi, en cas de légitimation ou d'adoption, il est
possible de délivrer des extraits reflétant le changement d'état intervenu. Pour
la Cour, faire une autre exception dans le cas des transsexuels (dont le nombre
se situe entre 2 000 et 5 000 au Royaume-Uni d'après le rapport du
groupe de travail interministériel (p. 26)) ne mettrait pas en péril tout le
système. Le gouvernement britannique a certes invoqué par le passé
l'inconvénient que cela représenterait pour les tiers, qui risqueraient de se
voir privés d'un accès aux inscriptions initiales, ainsi que les complications
qui en résulteraient dans le domaine du droit de la famille et des successions
(arrêt Rees précité, p. 18, § 43). Il s'agissait là toutefois
d'assertions formulées de manière générale et, au vu des éléments dont elle
dispose à l'heure actuelle, la Cour constate qu'aucun risque réel de préjudice
susceptible de résulter de modifications du système actuel n'a été identifié.
88. Elle note par ailleurs que le
gouvernement a récemment formulé des propositions de réforme tendant à rendre
possible en permanence la modification des données relatives à l'état civil
(paragraphe 54 ci-dessus). Elle n'est donc pas convaincue que la nécessité de
maintenir inébranlablement l'intégrité de la dimension historique du système
d'enregistrement des naissances revête aujourd'hui la même importance qu'en
1986.
6. Recherche
d'un équilibre en l'espèce
89. La
Cour a relevé ci-dessus (paragraphes 76-79) les difficultés et anomalies de la
situation de la requérante en tant que transsexuelle opérée. Elle reconnaît que
le niveau d'ingérence quotidienne que subissait la requérante dans l'affaire B.
c. France précitée n'est pas atteint en l'occurrence et que, sur certains
points, les pratiques adoptées par les autorités permettent d'éviter ou de
minimiser le risque de difficultés et d'embarras auquel la requérante en
l'espèce se trouve exposée.
90. Cela
dit, la dignité et la liberté de l'homme sont l'essence même de la Convention.
Sur le terrain de l'article 8 de la Convention en particulier, où la notion
d'autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend
l'interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de
chaque individu est protégée, y compris le droit pour chacun d'établir les
détails de son identité d'être humain (voir, notamment, Pretty c.
Royaume-Uni, no 2346/02, § 62, CEDH 2002-III, et Mikulić
c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Au XXIe
siècle, la faculté pour les transsexuels de jouir pleinement, à l'instar de
leurs concitoyens, du droit au développement personnel et à l'intégrité
physique et morale ne saurait être considérée comme une question controversée
exigeant du temps pour que l'on parvienne à appréhender plus clairement les
problèmes en jeu. En résumé, la situation insatisfaisante des transsexuels
opérés, qui vivent entre deux mondes parce qu'ils n'appartiennent pas vraiment
à un sexe ni à l'autre, ne peut plus durer. Cette appréciation trouve
confirmation au niveau national dans le rapport du groupe de travail
interministériel et dans l'arrêt rendu par la Cour d'appel en l'affaire Bellinger
v. Bellinger (paragraphes 50 et 52-53 ci-dessus).
91. La
Cour ne sous-estime pas les difficultés que pose un changement fondamental du
système ni les importantes répercussions qu'une telle mesure aura
inévitablement, non seulement pour l'enregistrement des naissances, mais aussi
dans des domaines tels que l'accès aux registres, le droit de la famille, la
filiation, la succession, la justice pénale, l'emploi, la sécurité sociale et
les assurances. Toutefois, il ressort
clairement du rapport du groupe de travail interministériel que ces problèmes
sont loin d'être insurmontables, ledit groupe de travail ayant estimé pouvoir
proposer comme l'une des options la pleine reconnaissance juridique de la
nouvelle identité sexuelle, sous réserve de certains critères et procédures.
Ainsi que Lord Justice Thorpe l'a fait observer dans l'affaire Bellinger,
toutes les difficultés corollaires qui pourraient en surgir, en particulier
dans le domaine du droit de la famille, sont à la fois gérables et acceptables
si l'on se limite aux transsexuels opérés ayant pleinement réalisé leur
conversion. La Cour n'est pas non plus convaincue par la thèse du Gouvernement
consistant à dire que le fait de tolérer l'application à la requérante des
dispositions spécifiques aux femmes, ce qui changerait également la date à
laquelle celle-ci pourrait bénéficier de sa pension d'Etat, serait source
d'injustice pour les autres personnes affiliées à l'assurance nationale et au
régime de pensions de l'Etat. En fait, il n'a pas été démontré qu'une
modification de la condition des transsexuels risquerait d'entraîner des
difficultés concrètes ou notables ou une atteinte à l'intérêt public. Quant aux
autres conséquences éventuelles, la Cour considère qu'on peut raisonnablement
exiger de la société qu'elle accepte certains inconvénients afin de permettre à
des personnes de vivre dans la dignité et le respect, conformément à l'identité
sexuelle choisie par elles au prix de grandes souffrances.
92. Dans les affaires britanniques dont
elle a eu à connaître depuis 1986, la Cour a toujours souligné l'importance
d'examiner de manière permanente la nécessité de mesures juridiques
appropriées, eu égard à l'évolution de la science et de la société (voir les
références au paragraphe 73 ci-dessus). Dans la dernière d'entre elles,
l'affaire Sheffield et Horsham, tranchée en 1998, elle observa que
l'Etat défendeur n'avait adopté aucune mesure, malgré une meilleure acceptation
sociale du transsexualisme et une reconnaissance croissante des problèmes
auxquels ont à faire face les transsexuels opérés (arrêt Sheffield et
Horsham précité, p. 2029, § 60). Tout en ne constatant aucune violation
dans ladite affaire, elle réaffirma explicitement que la question devait donner
lieu à un examen permanent. Depuis lors, le groupe de travail interministériel
a publié en avril 2000 un rapport dans lequel il examine la situation actuelle
des transsexuels, notamment dans les domaines du droit pénal, de la famille et
de l'emploi, et dégage diverses options en vue d'une réforme. Rien n'a
réellement été fait pour mettre en œuvre ces propositions et, en juillet 2001,
la Cour d'appel a constaté qu'il n'y avait aucun projet en ce sens (paragraphes
52-53 ci-dessus). On peut constater que la seule réforme législative notable à
avoir vu le jour, et qui applique certaines dispositions non discriminatoires
aux transsexuels, fut entreprise à la suite d'une décision de la Cour de
justice des Communautés européennes du 30 avril 1996 qui assimilait une
discrimination fondée sur le changement de sexe à une discrimination fondée sur
le sexe (paragraphes 43-45 ci-dessus).
93. Eu égard à ce qui précède, la Cour
estime que l'Etat défendeur ne peut plus invoquer sa marge d'appréciation en la
matière, sauf pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre afin d'assurer la
reconnaissance du droit protégé par la Convention. Aucun facteur
important d'intérêt public n'entrant en concurrence avec l'intérêt de la
requérante en l'espèce à obtenir la reconnaissance juridique de sa conversion
sexuelle, la Cour conclut que la notion de juste équilibre inhérente à la Convention
fait désormais résolument pencher la balance en faveur de la requérante. Dès
lors, il y a eu manquement au respect du droit de l'intéressée à sa vie privée,
en violation de l'article 8 de la Convention.
II. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 12 DE LA CONVENTION
94. La
requérante allègue également la violation de l'article 12 de la Convention,
ainsi libellé :
« A partir de
l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une
famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit. »
A. Arguments des parties
1. La requérante
95. La
requérante se plaint de l'incapacité dans laquelle elle se trouve, du fait que
la loi la considère comme un homme, d'épouser son compagnon avec lequel elle
entretient pourtant une relation physique normale. Elle soutient que la récente
affaire Bellinger v. Bellinger a montré que la définition du sexe d'une
personne aux fins du mariage donnée dans l'affaire Corbett v. Corbett
n'est plus satisfaisante et que, même s'il continue d'être acceptable de
s'appuyer sur les critères biologiques, il est contraire à l'article 12 de n'en
utiliser que certains pour déterminer le sexe et exclure les personnes qui n'y
répondent pas.
2. Le
Gouvernement
96. Renvoyant
à la jurisprudence de la Cour (arrêts Rees, Cossey, et Sheffield
et Horsham précités), le Gouvernement affirme que ni l'article 12 ni
l'article 8 de la Convention n'obligent un Etat à autoriser une personne
transsexuelle à se marier avec une personne de son sexe d'origine. Il fait
également observer que la démarche adoptée en droit interne a été examinée et
confirmée récemment par la Cour d'appel dans l'affaire Bellinger
v. Bellinger, désormais pendante devant la Chambre des lords. Il
considère que toute réforme dans ce domaine important et délicat doit émaner
des propres juridictions du Royaume-Uni agissant dans le cadre de la marge
d'appréciation que la Cour a toujours accordée. Il soutient en outre que tout changement risque d'entraîner des
conséquences indésirables, faisant valoir qu'une reconnaissance juridique
pourrait soit invalider des mariages déjà contractés, soit aboutir, pour les
transsexuels et leurs partenaires, à des mariages entre personnes du même sexe.
Il souligne l'importance d'une évaluation minutieuse et approfondie des conséquences
que pourrait avoir un changement dans ce domaine et la nécessité de prendre des
dispositions transitoires.
B. Appréciation de la Cour
97. La Cour rappelle que dans les
affaires Rees, Cossey, et Sheffield et Horsham,
l'impossibilité pour les requérants transsexuels d'épouser une personne du sexe
opposé à leur nouveau sexe fut jugée non contraire à l'article 12 de la
Convention. Cette conclusion procédait, suivant l'affaire, du raisonnement
selon lequel le droit de se marier visait le mariage traditionnel entre deux
personnes de sexe biologique différent (arrêt Rees précité, p. 19, §
49), de l'idée que l'attachement aux critères biologiques pour déterminer le
sexe d'une personne aux fins du mariage relevait du pouvoir reconnu aux Etats
contractants de réglementer par des lois l'exercice du droit de se marier et du
constat que les lois de l'Etat défendeur en la matière ne pouvaient être
considérées comme restreignant ou réduisant le droit pour une personne
transsexuelle de se marier d'une manière ou à un degré qui l'eussent atteint
dans sa substance même (arrêts Cossey, pp. 17-18, §§ 44-46, et Sheffield
et Horsham, p. 2030, §§ 66-67, précités). La Cour se fonda également sur le
libellé de l'article 12, interprété par elle comme protégeant le mariage en
tant que fondement de la famille (arrêt Rees, loc. cit.).
98. Réexaminant
la situation en 2002, la Cour observe que par l'article 12 se trouve
garanti le droit fondamental, pour un homme et une femme, de se marier et de
fonder une famille. Toutefois, le second aspect n'est pas une condition du
premier, et l'incapacité pour un couple de concevoir ou d'élever un enfant ne
saurait en soi passer pour le priver du droit visé par la première branche de
la disposition en cause.
99. L'exercice
du droit de se marier emporte des conséquences sociales, personnelles et
juridiques. Il obéit aux lois nationales des Etats contractants, mais les
limitations en résultant ne doivent pas le restreindre ou réduire d'une manière
ou à un degré qui l'atteindraient dans sa substance même (arrêts Rees
précité, p. 19, § 50, et F. c. Suisse du 18 décembre 1987, série A
no 128, p. 16, § 32).
100. Certes,
la première partie de la phrase vise expressément le droit pour un homme et une
femme de se marier. La Cour n'est pas convaincue que l'on puisse aujourd'hui
continuer d'admettre que ces termes impliquent que le sexe doive être déterminé
selon des critères purement biologiques (ainsi que l'avait déclaré le juge
Ormrod dans l'affaire Corbett v. Corbett, paragraphe 21 ci-dessus).
Depuis l'adoption de la Convention, l'institution du mariage a été profondément
bouleversée par l'évolution de la société, et les progrès de la médecine et de
la science ont entraîné des changements radicaux dans le domaine de la
transsexualité. La Cour a constaté ci-dessus, sur le terrain de l'article 8 de
la Convention, que la non-concordance des facteurs biologiques chez un
transsexuel opéré ne pouvait plus constituer un motif suffisant pour justifier
le refus de reconnaître juridiquement le changement de sexe de l'intéressé.
D'autres facteurs doivent être pris en compte : la reconnaissance par la
communauté médicale et les autorités sanitaires dans les Etats contractants de
l'état médical de trouble de l'identité sexuelle, l'offre de traitements, y
compris des interventions chirurgicales, censés permettre à la personne
concernée de se rapprocher autant que possible du sexe auquel elle a le
sentiment d'appartenir, et l'adoption par celle-ci du rôle social de son
nouveau sexe. La Cour note également que le libellé de l'article 9 de la Charte
des droits fondamentaux de l'Union européenne adoptée récemment s'écarte – et
cela ne peut être que délibéré – de celui de l'article 12 de la Convention en
ce qu'il exclut la référence à l'homme et à la femme (paragraphe 58 ci-dessus).
101. Le
droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 n'englobe toutefois
pas l'ensemble des questions se posant sur le terrain de l'article 12, lequel
mentionne expressément les conditions imposées par les lois nationales. La Cour
a donc examiné si le fait que le droit national retienne aux fins du mariage le
sexe enregistré à la naissance constitue en l'espèce une limitation portant
atteinte à la substance même du droit de se marier. A cet égard, elle juge
artificiel d'affirmer que les personnes ayant subi une opération de conversion
sexuelle ne sont pas privées du droit de se marier puisque, conformément à la
loi, il leur demeure possible d'épouser une personne du sexe opposé à leur
ancien sexe. En l'espèce, la requérante mène une vie de femme, entretient une
relation avec un homme et souhaite épouser uniquement un homme. Or elle n'en a
pas la possibilité. Pour la Cour, l'intéressée peut donc se plaindre d'une
atteinte à la substance même de son droit de se marier.
102. La
Cour n'aperçoit aucune autre raison qui l'empêcherait d'aboutir à cette
conclusion. Le Gouvernement soutient que dans
ce domaine sensible le contrôle du respect des conditions requises par le droit
national pour se marier doit rester l'apanage des juridictions internes, dans
le cadre de la marge d'appréciation de l'Etat ; et d'évoquer à cet égard
les répercussions possibles sur les mariages déjà contractés dans lesquels l'un
des partenaires est transsexuel. Il ressort toutefois des opinions exprimées
par la majorité de la Cour d'appel dans l'arrêt Bellinger v. Bellinger
que les tribunaux internes tendent à penser qu'il serait préférable que la
question soit traitée par le pouvoir législatif ; or le gouvernement n'a à
présent aucune intention de légiférer (paragraphes 52-53 ci-dessus).
103. Les éléments soumis par Liberty
permettent de constater que si le mariage des transsexuels recueille une grande
adhésion, le nombre des pays qui autorisent le mariage des transsexuels sous
leur nouvelle identité sexuelle est inférieur à celui des Etats qui
reconnaissent la conversion sexuelle elle-même. La Cour n'est toutefois pas
convaincue que cela soit de nature à conforter la thèse selon laquelle les
Etats contractants doivent pouvoir entièrement régler la question dans le cadre
de leur marge d'appréciation. En effet, cela reviendrait à conclure que
l'éventail des options ouvertes à un Etat contractant peut aller jusqu'à
interdire en pratique l'exercice du droit de se marier. La marge d'appréciation
ne saurait être aussi large. S'il appartient à l'Etat contractant de
déterminer, notamment, les conditions que doit remplir une personne
transsexuelle qui revendique la reconnaissance juridique de sa nouvelle
identité sexuelle pour établir que sa conversion sexuelle a bien été opérée et
celles dans lesquelles un mariage antérieur cesse d'être valable, ou encore les
formalités applicables à un futur mariage (par exemple les informations à
fournir aux futurs époux), la Cour ne voit aucune raison justifiant que les
transsexuels soient privés en toutes circonstances du droit de se marier.
104. Elle
conclut donc qu'il y a eu violation de l'article 12 de la Convention en
l'espèce.
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
105. La
requérante allègue aussi la violation de l'article 14 de la Convention, ainsi
libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus
dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les
opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale,
l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute
autre situation. »
106. Elle
affirme que la non-reconnaissance juridique de sa nouvelle identité sexuelle
est source de toute une série de situations discriminatoires et de préjudices.
Elle invoque en particulier le fait qu'elle ne peut ni prétendre à une pension
de l'Etat avant l'âge de soixante-cinq ans ni bénéficier de la gratuité des
abonnements d'autobus à Londres, privilège réservé aux femmes ayant atteint
l'âge de soixante ans et aux hommes ayant atteint celui de soixante-cinq ans.
107. Le
Gouvernement soutient qu'aucune question distincte ne se pose par rapport aux
points examinés sous l'angle de l'article 8 de la Convention et que les griefs
ne révèlent aucun traitement discriminatoire contraire à la disposition
précitée.
108. La
Cour estime qu'au cœur des griefs énoncés par la requérante sur le terrain de
l'article 14 de la Convention se trouve la non-reconnaissance juridique de la
conversion sexuelle d'une personne transsexuelle opérée. Ces questions ont été examinées sous l'angle de
l'article 8, dont la violation a été constatée. Dans ces conditions, la Cour estime
qu'aucune question distincte ne se pose au regard de l'article 14 de la
Convention et ne formule aucune conclusion séparée sur ce grief.
IV. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
109. La
requérante dénonce une violation de l'article 13 de la Convention, ainsi
libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un
recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation
aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs
fonctions officielles. »
110. Elle estime en effet n'avoir
disposé d'aucun recours effectif quant aux griefs ci-dessus.
111. Le Gouvernement soutient qu'aucune
allégation défendable de violation d'un droit reconnu par la Convention n'a été
formulée en l'espèce qui permettrait la mise en jeu du droit à un recours
garanti par l'article 13. Quoi qu'il en soit, depuis le 2 octobre 2000, date à
laquelle la loi de 1998 sur les droits de l'homme (Human Rights Act 1998)
est entrée en vigueur, il est possible d'invoquer les droits protégés par la
Convention devant les juridictions nationales, et la requérante peut désormais
faire redresser par un tribunal interne toute violation d'un droit reconnu par
la Convention.
112. La Cour réitère que l'article 13
garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir
des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver
consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours
interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu d'un
« grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le
redressement approprié (voir, parmi d'autres, l'arrêt Aksoy c. Turquie
du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2286, § 95).
113. La Cour ayant conclu ci-dessus à
la violation des articles 8 et 12 de la Convention, il ne fait aucun doute que
les griefs tirés de ces dispositions sont défendables aux fins de l'article 13
de la Convention. Toutefois, selon la jurisprudence des organes de la
Convention, l'article 13 ne saurait être interprété comme exigeant un recours
contre l'état du droit interne car sinon la Cour imposerait aux Etats
contractants d'incorporer la Convention (arrêt James et autres c.
Royaume-Uni du 21 février 1986, série A no 98, p. 48,
§ 86). Par conséquent, les griefs de la requérante se heurtent à ce
principe pour autant qu'elle se plaint de l'absence de tout recours avant le 2
octobre 2000, date d'entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de
l'homme. Après cette date, elle aurait pu saisir les tribunaux internes, qui
disposaient d'un éventail de possibilités pour redresser la situation.
114. Partant,
la Cour ne constate aucune violation de l'article 13 de la Convention en
l'espèce.
V. SUR
L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
115. Aux
termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour
déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la
partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
116. La
requérante demande au total 38 200 livres sterling (GBP) pour dommage
matériel, soit 31 200 GBP pour la pension qu'elle n'a pu revendiquer à
l'âge de soixante ans et 7 000 GBP, montant estimé équivalant à
l'abonnement d'autobus pour retraités dont elle n'a pas pu bénéficier. Elle
réclame également 40 000 GBP au titre du préjudice moral pour la détresse,
l'anxiété et l'humiliation subies.
117. Le
Gouvernement soutient qu'au cas où la Cour conclurait à une violation de la
Convention, ce constat constituerait en soi une satisfaction équitable
suffisante aux fins de l'article 41 de la Convention.
118. La
Cour rappelle qu'il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le
préjudice moral allégué et la violation de la Convention et que la satisfaction
équitable peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de
revenus professionnels ou d'autres sources de revenus (voir, parmi d'autres,
les arrêts Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50) du 13
juin 1994, série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20, et Çakıcı
c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999-IV).
119. La
Cour relève que la requérante n'a pas pu prendre sa retraite et bénéficier
d'une pension de l'Etat à l'âge de soixante ans comme les autres employés de
sexe féminin, ni demander la gratuité des abonnements d'autobus. On ne peut
toutefois déterminer avec précision l'étendue du préjudice financier ayant pu
en résulter pour elle puisqu'elle a continué de travailler – quoique peut-être
pas par choix – et de percevoir un salaire. La
Cour a par ailleurs souligné ci-dessus les difficultés et le stress qu'engendre
pour la requérante sa condition de transsexuelle opérée. Elle constate
néanmoins que jusqu'en 1998 des questions analogues ont été jugées relever de
la marge d'appréciation du Royaume-Uni et ne révéler aucune violation.
120. La
Cour considère aujourd'hui que la situation, telle qu'elle a évolué, ne relève
plus de la marge d'appréciation du Royaume-Uni. Il appartiendra à l'Etat
britannique de mettre en œuvre, en temps utile, les mesures qu'il juge
appropriées pour satisfaire, en conformité avec le présent arrêt, aux
obligations qui lui incombent d'assurer à la requérante et aux autres personnes
transsexuelles le droit au respect de leur vie privée et le droit de se marier.
Certes, la requérante a sans aucun doute éprouvé de la détresse et de l'anxiété
par le passé, mais c'est la non-reconnaissance juridique de la conversion
sexuelle des transsexuels opérés qui se trouve au cœur des griefs formulés dans
la présente affaire – la dernière en date d'une série de requêtes soulevant les
mêmes questions. La Cour n'estime donc pas opportun d'allouer une indemnité à
la requérante en l'espèce. Les constats de
violation, avec les conséquences qui en découlent pour l'avenir, peuvent, dans
les circonstances, passer pour constituer une satisfaction équitable.
B. Frais et dépens
121. Au titre des frais et dépens, la
requérante sollicite 17 000 GBP pour les honoraires de ses solicitors
et 24 550 GBP pour ceux d'un avocat principal (senior counsel) et
d'un avocat en second (junior counsel). Elle demande également
2 822 GBP pour les frais de voyage, de séjour et autres liés à l'audience
devant la Cour. Le montant total réclamé de ce chef s'élève donc à 44 372
GBP.
122. Le Gouvernement trouve cette somme
excessive par rapport à celles accordées dans d'autres affaires dirigées contre
le Royaume-Uni. Il vise en particulier le montant de 39 000 GBP censé
correspondre à la période relativement récente durant laquelle s'est exercé le
mandat des solicitors actuels de la requérante et qui ne couvrirait que
les observations complémentaires et l'audience devant la Cour.
123. Eu égard au degré de complexité de
l'affaire et aux procédures adoptées en l'espèce, la Cour juge élevées les
sommes réclamées par la requérante au titre des frais et dépens, d'autant
qu'aucune précision n'a été fournie quant au nombre d'heures de travail ou aux
tarifs appliqués. Compte tenu des sommes allouées dans d'autres affaires
britanniques et des montants versés par le Conseil de l'Europe dans le cadre de
l'assistance judiciaire, la Cour octroie de ce chef 39 000 euros, plus
tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.
L'indemnité est
libellée en euros, à convertir en livres sterling à la date du règlement, la
Cour jugeant approprié d'adopter dorénavant, en principe, l'euro comme monnaie
de référence pour toutes les indemnités allouées à titre de satisfaction
équitable en vertu de l'article 41 de la Convention.
C. Intérêts moratoires
124. L'indemnité étant libellée en
euros, à convertir dans la monnaie nationale à la date du règlement, la Cour
considère que le taux des intérêts moratoires doit refléter le choix qu'elle a
fait d'adopter l'euro comme monnaie de référence. Elle juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l'unanimité,
qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
2. Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu
violation de l'article 12 de la Convention ;
3. Dit, à l'unanimité, qu'aucune question
distincte ne se pose sous l'angle de l'article 14 de la Convention ;
4. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu
violation de l'article 13 de la Convention ;
5. Dit, à l'unanimité, que les constats
de violation constituent en soi une satisfaction équitable suffisante pour le
préjudice moral subi par la requérante ;
6. Dit, à l'unanimité, que l'Etat
défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 39 000 EUR
(trente-neuf mille euros) pour frais et dépens, plus toute somme pouvant être
due au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, à convertir en livres sterling à
la date du règlement ;
7. Dit, par quinze voix contre deux, que
ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois
points de pourcentage à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au
versement ;
8. Rejette,
à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en
anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à
Strasbourg, le 11 juillet 2002.
Luzius Wildhaber
Président
Paul Mahoney
Greffier
Au présent arrêt se trouve
joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion
concordante de M. Fischbach ;
– opinion
en partie dissidente de M. Türmen ;
– opinion
en partie dissidente de Mme Greve.
L.W.
P.J.M.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE FISCHBACH
(Traduction)
Bien
qu'ayant voté avec la majorité de la Cour concernant le point 7 du dispositif
de l'arrêt, j'aurais préféré que la Cour fixe un taux déterminé pour les
intérêts moratoires.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE M. LE JUGE TÜRMEN
(Traduction)
En ce
qui concerne les intérêts moratoires, j'aurais préféré que la Cour fixe, au
point 7 du dispositif de son arrêt, un taux déterminé.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE Mme LA JUGE GREVE
(Traduction)
En l'espèce, je ne partage pas le point de vue de
la majorité de mes collègues concernant les intérêts moratoires.
Les juges s'accordent à reconnaître que l'euro est
une monnaie de référence appropriée pour toutes les indemnités allouées
au titre de l'article 41. La Cour souhaite que pareilles indemnités
soient payées rapidement, et les intérêts moratoires sont censés être une
incitation à cette fin, mais ils ne doivent pas revêtir un caractère punitif.
Jusque-là,
je n'émets aucune réserve.
En vertu
de la nouvelle politique de la Cour, les indemnités sont libellées en euros à
convertir dans la monnaie nationale à la date du règlement. Dans la présente
affaire, il en résulte que l'indemnité accordée à la requérante perdra de sa
valeur si la monnaie de son pays, la livre sterling, continue de se renforcer
par rapport à l'euro. La conversion dans la monnaie nationale à la date du
règlement, par opposition à une conversion à la date de l'arrêt, favorisera les
requérants de la zone euro et ceux de pays dont la monnaie est en parité avec
l'euro ou plus faible. Tous les autres
requérants subiront une perte du fait de la nouvelle politique. A mon sens,
cette démarche est contraire aux dispositions de l'article 14 combiné avec
l'article 41. De surcroît, elle va à l'encontre du souhait de la Cour
d'octroyer des indemnités aussi équitables que possible, c'est-à-dire de les
maintenir autant que faire se peut à une valeur constante.
Ce deuxième objectif a également inspiré la
modification de la pratique antérieure de la Cour qui consistait à prendre pour
base de sa décision, dans chaque affaire, le taux des intérêts moratoires
applicable dans l'Etat membre concerné.
La majorité tente de garantir l'équité des
indemnités en appliquant le taux d'intérêt variable tout au long de la période
de retard de paiement. La Cour adopte désormais le taux d'intérêt de la
facilité de prêt marginal que pratique la Banque centrale européenne (BCE)
lorsqu'elle accorde des liquidités au jour le jour à des banques commerciales,
majoré de trois points. Dans de nombreux cas, comme en l'espèce, le requérant
bénéficiera d'un taux inférieur à celui que la Cour a utilisé jusqu'ici,
c'est-à-dire le taux d'intérêt légal applicable dans le pays concerné.
Le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal
est appliqué aux intérêts payés par les banques à la BCE sur des prêts
d'urgence. En d'autres termes, il s'agit d'un taux qui constitue un plafond
pour le marché monétaire ; or ce taux ne présente guère, voire pas
d'intérêt en pratique pour la plupart des requérants devant la Cour. En
revanche, le taux des intérêts moratoires applicable dans chacun des Etats
parties à la Convention reflète la situation sur le marché monétaire national
concernant les intérêts à payer par les requérants, qui peuvent avoir à
emprunter de l'argent en attendant le paiement des indemnités qui leur sont
allouées à la suite d'un arrêt de la Cour. Aussi le taux des intérêts
moratoires applicable au niveau national offre-t-il aux requérants une
compensation que ne garantit pas le nouveau taux choisi par la majorité de la
Cour.
Par ailleurs, j'estime qu'un requérant qui se voit
allouer une indemnité doit pouvoir s'informer par lui-même du taux des intérêts
moratoires applicable. Tous les requérants en Europe ne peuvent pas aisément se
tenir au courant du taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal que pratique
la BCE lorsqu'elle accorde aux banques des liquidités au jour le jour. Ce taux
est stable depuis quelque temps mais, si besoin est, il peut être réactualisé
toutes les semaines, voire tous les jours. Certes, il incombe à l'Etat de
prouver qu'il a effectivement payé le requérant conformément à l'arrêt de la
Cour, et au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe de vérifier que le
paiement a été correctement effectué, mais il s'agit là, à mon sens, d'une
procédure bureaucratique supplémentaire qui rend les choses encore plus
difficiles pour les requérants. Quoi qu'il en soit, la base sur laquelle la
majorité de la Cour se fonde pour fixer le nouveau taux des intérêts moratoires
est sans rapport avec le taux réel applicable à un emprunt que devra peut-être
contracter un requérant dans l'attente du paiement des indemnités allouées dans
un arrêt. Le nouveau taux d'intérêt variable n'offre aucune compensation, et le
souci d'équité relativement abstrait qui inspire ce choix ne mérite pas, à mon
avis, d'appliquer une nouvelle procédure qui risque d'être bureaucratique.