Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Sezione)
10 novembre 2005
AFFAIRE LEYLA ŞAHİN c. TURQUIE
(Requête
no 44774/98)
En l’affaire Leyla Şahin c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme,
siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
MM. B. Zupančič,
R. Türmen,
Mme F. Tulkens,
MM. C. Bîrsan,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme N.
Vajić,
M. M. Ugrekhelidze,
Mme A.
Mularoni,
M. J. Borrego Borrego,
Mmes E.
Fura-Sandström,
A. Gyulumyan,
MM. E.
Myjer,
S.E. Jebens, juges,
et de M. T.L. Early, greffier
adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil
les 18 mai et 5 octobre 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière
date :
PROCÉDURE
1. A
l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44774/98) dirigée contre
la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle Leyla Şahin (« la
requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme
(« la Commission ») le 21 juillet 1998 en vertu de l’ancien article
25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés
fondamentales (« la Convention »).
2. La
requérante est représentée par Me X. Magnée, avocat à Bruxelles, et
Me K. Berzeg, avocat à Ankara. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par M. M. Özmen, coagent.
3. La
requérante alléguait que la réglementation concernant le port du foulard
islamique dans les établissements de l’enseignement supérieur a constitué une
violation des droits et libertés énoncés aux articles 8, 9, 10 et 14 de la
Convention, ainsi qu’à l’article 2 du Protocole no 1.
4. La
requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date
d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 §
2 dudit Protocole).
5. La
requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1
du règlement).
6. Par
une décision du 2 juillet 2002, la requête a été déclarée recevable par une chambre
de ladite section, composée de Sir Nicolas Bratza,
président, M. M. Pellonpää, Mme E. Palm,
M. R. Türmen, M. M. Fischbach,
M. J. Casadevall et M. S. Pavlovschi, juges, et de M. M. O’Boyle,
greffier de section.
7. Une
audience portant sur les questions de fond (article 54 § 3 du règlement) s’est
déroulée en public le 19 novembre 2002 au Palais des Droits de l’Homme, à
Strasbourg.
8. Dans
son arrêt du 29 juin 2004 (« l’arrêt de la chambre »), la chambre a
dit, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 9 de la
Convention du fait de l’interdiction incriminée, et que nulle question
distincte ne se posait sous l’angle des articles 8 et 10, de l’article 14
combiné avec l’article 9 de la Convention, et de l’article 2 du Protocole no
1.
9. Le
27 septembre 2004, la requérante a demandé le renvoi de l’affaire devant la
Grande Chambre (article 43 de la Convention).
10. Le
10 novembre 2004, un collège de la Grande Chambre a décidé d’accueillir la
demande de renvoi (article 73 du règlement).
11. La
composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§
2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
12. Tant
la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le
fond de l’affaire.
13. Une
audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg,
le 18 mai 2005 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour
le Gouvernement
MM. M. Özmen, coagent,
E. İşcan, conseil,
Mmes A. Emüler,
G. Akyüz,
D.
Kilislioğlu, conseillères ;
– pour
la requérante
Mes X. magnÉe,
K. berzeg, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me
Berzeg et M. Özmen, puis Me Magnée.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
14. La
requérante est née en 1973 et vit à Vienne (Autriche) depuis 1999, année où
elle a quitté Istanbul pour poursuivre ses études de
médecine à la faculté de médecine de l’université de cette ville. Elle
est issue d’une famille traditionnelle pratiquant la religion musulmane et
porte le foulard islamique afin de respecter un précepte religieux.
A. La circulaire du 23 février 1998
15. Le
26 août 1997, la requérante, alors étudiante en cinquième année à la faculté de
médecine de l’université de Bursa, s’inscrivit à la faculté de médecine de Cerrahpaşa de l’université d’Istanbul. Elle affirme
avoir porté le foulard islamique pendant ses quatre années d’études de médecine
à l’université de Bursa ainsi que pendant la période qui s’ensuivit et jusqu’en
février 1998.
16. Le
23 février 1998, le recteur de l’université d’Istanbul adopta une circulaire.
La partie pertinente de celle-ci est libellée comme suit :
« En vertu de la Constitution, de la loi, des
règlements, et conformément à la jurisprudence du Conseil d’Etat, de la
Commission européenne des droits de l’homme et aux décisions adoptées par les
comités administratifs des universités, les étudiantes ayant la « tête
couverte » (portant le foulard islamique) et les étudiants portant la
barbe (y compris les étudiants étrangers) ne doivent pas être acceptés aux
cours, stages et travaux pratiques. En conséquence, le nom et le numéro des
étudiantes revêtues du foulard islamique ou des étudiants barbus ne doivent pas
être portés sur les listes de recensement des étudiants. Toutefois, si des étudiants
dont le nom et le numéro ne figurent pas sur ces listes insistent pour assister
aux travaux pratiques et entrer dans les salles de cours, il faut les avertir
de la situation et, s’ils ne veulent pas sortir, il faut relever leurs noms et
numéros et les informer qu’ils ne peuvent assister aux cours. S’ils persistent
à ne pas vouloir sortir de la salle de cours, l’enseignant dresse un
procès-verbal constatant la situation et son impossibilité de faire cours et il
porte aussi d’urgence la situation à la connaissance des autorités de
l’université pour sanction. »
17. Conformément
à la circulaire précitée, le 12 mars 1998, l’accès aux épreuves écrites du cours
d’oncologie fut refusé à la requérante par les surveillants au motif qu’elle
portait le foulard islamique. Par ailleurs, le 20 mars 1998, Mlle
Şahin s’adressa au secrétariat de la chaire de
traumatologie orthopédique pour son inscription administrative, qui lui fut
refusée pour cause de port du foulard. De même, les 16 avril et 10 juin 1998,
toujours pour la même raison, elle ne fut pas admise au cours de neurologie et
aux épreuves écrites du cours de santé populaire.
B. Le recours en annulation introduit par
la requérante contre la circulaire du 23 février 1998
18. Le
29 juillet 1998, la requérante introduisit un recours en annulation contre la
circulaire du 23 février 1998. Dans son mémoire, elle soutenait que la
circulaire en question et son application constituaient une atteinte à ses
droits garantis par les articles 8, 9 et 14 de la Convention ainsi que par
l’article 2 du Protocole no 1 dans la mesure où, d’une part, la
circulaire n’avait pas de base légale et, d’autre part, le rectorat ne
disposait pas de pouvoir de réglementation en la matière.
19. Par
un jugement rendu le 19 mars 1999, le tribunal administratif d’Istanbul débouta
la requérante, considérant qu’en vertu de l’article 13 b) de la loi no
2547 relative à l’enseignement supérieur (« la loi no 2547 »)
(paragraphe 52 ci-dessous), le recteur d’une université, en tant qu’organe
exécutif d’un tel établissement, disposait d’un pouvoir réglementaire en
matière de tenue vestimentaire des étudiants en vue d’assurer le maintien de
l’ordre. Ce pouvoir réglementaire devait être exercé conformément à la
législation pertinente ainsi qu’aux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle
et le Conseil d’Etat. Se référant à la jurisprudence constante de ces derniers,
le tribunal administratif conclut que ni la réglementation litigieuse ni les
mesures individuelles ne pouvaient être considérées comme illégales.
20. Le
19 avril 2001, le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi de la requérante.
C. Les sanctions disciplinaires infligées à
la requérante
21. En
mai 1998, une procédure disciplinaire fut engagée contre la requérante au titre
de l’article 6 a) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants
(paragraphe 50 ci-dessous) en raison de l’inobservation par celle-ci des règles
portant sur la tenue vestimentaire.
22. Le
26 mai 1998, eu égard au fait que Mlle Şahin
manifestait par son comportement la volonté de continuer à participer aux cours
et/ou aux travaux pratiques en portant le foulard, le doyen de la faculté
déclara que l’attitude de la requérante et le non-respect par celle-ci des
règles portant sur la tenue vestimentaire ne seyaient pas à la dignité que
nécessite la qualité d’étudiant. Il décida en conséquence de lui infliger un
avertissement.
23. Le
15 février 1999, un rassemblement non autorisé tendant à protester contre les
règles portant sur la tenue vestimentaire eut lieu devant le décanat de la faculté
de médecine de Cerrahpaşa.
24. Le
26 février 1999, le doyen de la faculté entama une procédure disciplinaire
dirigée entre autres contre la requérante à cause de sa participation au
rassemblement en question. Le 13 avril 1999, après l’avoir entendue, le doyen
de la faculté lui infligea une exclusion d’un semestre, en application de
l’article 9 j) du règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants
(paragraphe 50 ci-dessous).
25. Le
10 juin 1999, la requérante introduisit un recours en annulation contre cette
sanction disciplinaire devant le tribunal administratif d’Istanbul. Le 30
novembre 1999, ce dernier rejeta le recours au motif que la mesure litigieuse
ne pouvait être considérée comme illégale, compte tenu des pièces du dossier et
de la jurisprudence établie en la matière.
26. A
la suite de l’entrée en vigueur le 28 juin 2000 de la loi no 4584
prévoyant l’amnistie des sanctions disciplinaires prononcées contre les étudiants
et l’annulation des conséquences y relatives, toutes les sanctions infligées à
la requérante furent amnistiées et toutes les conséquences y relatives
effacées.
27. Le
28 septembre 2000, se fondant sur la loi no 4584, le Conseil d’Etat
décida qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le fond du pourvoi de la requérante
contre l’arrêt du 30 novembre 1999.
28. Entre-temps,
le 16 septembre 1999, la requérante abandonna ses études en Turquie et
s’inscrivit à l’université de Vienne pour y poursuivre ses études supérieures.
II. LE
DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. La Constitution
29. Les
dispositions pertinentes de la Constitution sont libellées en ces termes :
Article 2
« La République de Turquie est un Etat de
droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un
esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au
nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans
le préambule. »
Article 4
« Les dispositions de l’article premier de la
Constitution stipulant que la forme de l’Etat est celle d’une république, ainsi
que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la
République et celles de l’article 3 ne peuvent être modifiées et leur
modification ne peut être proposée. »
Article 10
« Tous les individus sont égaux devant la loi
sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe,
l’opinion politique, la croyance philosophique, la religion, l’appartenance à
un courant religieux ou d’autres motifs similaires.
Les femmes et les hommes ont des droits égaux.
L’Etat est tenu d’assurer la mise en pratique de cette égalité.
On ne peut accorder de privilèges à un individu,
une famille, un groupe ou une catégorie quelconques.
Les organes de l’Etat et les autorités
administratives sont tenus d’agir conformément au principe de l’égalité devant
la loi en toute circonstance. »
Article 13
« Les droits et libertés fondamentaux ne
peuvent être limités que pour des motifs prévus par des dispositions
particulières de la Constitution et en vertu de la loi, et pour autant que ces
limitations ne portent pas atteinte à l’essence même des droits et libertés.
Les limitations dont les droits et libertés fondamentaux font l’objet ne
peuvent être en contradiction ni avec la lettre et l’esprit de la Constitution,
ni avec les exigences d’un ordre social démocratique et laïque, et elles
doivent respecter le principe de proportionnalité. »
Article 14
« Les droits et libertés mentionnés dans la
Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à
l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité de la nation, de supprimer la
République démocratique et laïque fondée sur les droits de l’homme.
Aucune disposition de la Constitution ne peut être
interprétée en ce sens qu’elle accorderait à l’Etat ou à des individus le droit
de mener des activités destinées à anéantir les droits et libertés fondamentaux
inscrits dans la Constitution ou à limiter ces droits et libertés dans une
mesure dépassant celle qui est stipulée par la Constitution.
La loi fixe les sanctions applicables à ceux qui
mènent des activités contraires à ces dispositions. »
Article 24
« Chacun
a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse.
Les prières, les rites et
les cérémonies religieux sont libres à condition de ne pas violer les
dispositions de l’article 14.
Nul ne peut être contraint
de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de
divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être
blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses.
L’éducation et l’enseignement religieux et éthique
sont dispensés sous la surveillance et le contrôle de l’Etat. L’enseignement de
la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires
dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. En
dehors de ces cas, l’éducation et l’enseignement religieux sont subordonnés à
la volonté propre de chacun et, en ce qui concerne les mineurs, à celle de
leurs représentants légaux.
Nul ne peut, de quelque manière que ce soit,
exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme
sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même
partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur
des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan
politique ou personnel. »
Article 42
« Nul ne peut être privé de son droit à
l’éducation et à l’instruction.
Le contenu du droit à l’instruction est défini et
réglementé par la loi.
L’éducation et l’enseignement sont assurés sous la
surveillance et le contrôle de l’Etat, conformément aux principes et réformes
d’Atatürk et selon les règles de la science et de la pédagogie contemporaines.
Il ne peut être créé d’établissement d’éducation ou d’enseignement en
opposition avec ces principes.
La liberté d’éducation et d’enseignement ne dispense
pas du devoir de loyauté envers la Constitution.
L’enseignement primaire est obligatoire pour tous
les citoyens des deux sexes et il est gratuit dans les écoles de l’Etat.
Les règles auxquelles doivent se conformer les
écoles privées des degrés primaire et secondaire sont déterminées par la loi
d’une manière propre à garantir le niveau fixé pour les écoles de l’Etat.
L’Etat accorde aux bons élèves qui sont dépourvus
de moyens financiers l’aide nécessaire pour leur permettre de poursuivre leurs
études, sous forme de bourses ou par d’autres voies. Il prend les mesures
appropriées en vue de rendre les personnes dont l’état nécessite une éducation
spéciale utiles à la société.
On ne peut poursuivre dans les établissements
d’éducation et d’enseignement que des activités se rapportant à l’éducation, à
l’enseignement, à la recherche et à l’étude. Aucune entrave ne peut être
apportée à ces activités de quelque manière que ce soit (...) »
Article 153
« Les arrêts de la Cour constitutionnelle sont
définitifs. Les arrêts d’annulation ne peuvent être rendus publics avant
d’avoir été motivés par écrit.
Lorsque la Cour constitutionnelle annule l’ensemble
ou un article d’une loi ou d’un décret-loi, elle ne peut pas se substituer au
législateur en établissant une disposition susceptible d’entraîner une
application nouvelle.
(...)
Les arrêts de la Cour constitutionnelle sont
immédiatement publiés au Journal officiel et lient les organes du législatif,
de l’exécutif et du judiciaire ainsi que les autorités administratives et les
personnes physiques et morales. »
B. Historique et contexte
1. Le principe de laïcité et le port de
tenues religieuses
30. La
République turque s’est construite autour de la laïcité. Avant et après la
proclamation de la République le 29 octobre 1923, la séparation des sphères
publique et religieuse fut obtenue par plusieurs réformes
révolutionnaires : le 3 mars 1923, le califat fut aboli ; le 10 avril
1928, la disposition constitutionnelle selon laquelle l’islam était la religion
d’Etat fut supprimée ; enfin, par une révision constitutionnelle
intervenue le 5 février 1937, le principe de laïcité acquit valeur
constitutionnelle (article 2 de la Constitution de 1924 et article 2 des
Constitutions de 1961 et 1982, repris au paragraphe 29 ci-dessus).
31. Le
principe de laïcité s’inspirait de l’évolution de la société ottomane au cours
de la période qui se situe entre le XIXe
siècle et la proclamation de la République. L’idée de créer un espace
public moderne où l’égalité était assurée à tous les citoyens sans distinction
de religion, de confession et de sexe avait déjà trouvé un écho dans les débats
ottomans du XIXe siècle. Les droits des femmes ont connu un grand
progrès durant cette période (l’égalité de traitement dans l’enseignement,
l’interdiction de la polygamie en 1914,
le transfert de la compétence juridique en matière d’affaires familiales aux
tribunaux séculiers instaurés au XIXe siècle).
32. L’idéal
républicain était défini à travers la visibilité publique de la femme et sa
participation active à la société. Par conséquent, à l’origine, l’émancipation
de la femme à l’égard des contraintes religieuses et la modernisation de la
société ont été pensées ensemble. Ainsi, le 17 février 1926, fut adopté le code
civil, qui prévoit l’égalité des sexes dans la jouissance des droits civiques,
notamment dans le domaine du divorce et de la succession. Ensuite, par la
révision constitutionnelle du 5 décembre 1934 (article 10 de la Constitution de
1924), les droits politiques des femmes furent reconnus au même titre que ceux
des hommes.
33. Pour
ce qui est de la tenue vestimentaire, la première disposition adoptée fut la
loi no 671 du 28 novembre 1925 relative au port du chapeau, qui
envisageait la tenue comme une question ayant trait à la modernité. De même, le
port d’un habit religieux, quelle que soit la religion ou la croyance
concernée, fut interdit en dehors des lieux de culte et des cérémonies
religieuses par la loi no 2596 du 3 décembre 1934 sur la
réglementation du port de certains vêtements.
34. Par
ailleurs, en vertu de la loi no 430, adoptée le 3 mars 1924, sur la fusion
des services d’éducation, les écoles religieuses furent fermées et toutes les
écoles furent rattachées au ministère de l’Education. Cette loi fait partie des
lois ayant valeur constitutionnelle, protégées par l’article 174 de la
Constitution turque.
35. En
Turquie, le port du foulard islamique à l’école et à l’université est un
phénomène récent, qui s’est manifesté notamment à partir des années 1980. Le
sujet est largement débattu et continue à être l’objet de vives discussions
dans la société turque. Pour les partisans du foulard islamique, il s’agit
d’une obligation et/ou d’une manifestation liée(s) à l’identité religieuse. En
revanche, les tenants de la laïcité, qui font une différence entre le başörtüsü
(foulard traditionnel anatolien, porté lâche) et le türban (foulard noué serré qui
cache les cheveux et la gorge), considèrent le foulard islamique comme
un symbole de l’islam politique. Notamment, l’arrivée au pouvoir le 28 juin
1996 d’un gouvernement de coalition constitué par le Refah
Partisi, de tendance islamiste, et le Doğru Yol Partisi, de tendance centre-droite, a donné un aspect
particulièrement politique à ce débat. L’ambiguïté de l’attachement aux valeurs
démocratiques qui ressort des prises de position des dirigeants du Refah Partisi, y compris de celle
du premier ministre de l’époque issu de ce parti, et des discours de ces
dirigeants prônant un système multijuridique
fonctionnant selon des règles religieuses différentes pour chaque communauté
religieuse, fut perçue dans la société comme une menace réelle pour les valeurs
républicaines et la paix civile (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC],
nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II).
2. La réglementation de la tenue vestimentaire
dans les établissements de l’enseignement supérieur et la jurisprudence
constitutionnelle
36. Le
premier texte en la matière fut le règlement du 22 juillet 1981 adopté par le
Conseil des ministres, lequel imposait une tenue vestimentaire simple, sans
excès et contemporaine au personnel travaillant dans les organismes et
institutions publiques ainsi qu’aux agents et étudiants des établissements
rattachés aux ministères. De même, selon ce règlement, les femmes, lors de l’exercice
de leur fonction, et les étudiantes devaient être non voilées dans les
établissements d’enseignement.
37. Le
20 décembre 1982, une circulaire relative au port du foulard dans les
établissements de l’enseignement supérieur fut adoptée par le Conseil de
l’enseignement supérieur. Ce texte interdisait le port du foulard islamique
dans les salles de cours. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 13 décembre
1984, confirma la légalité de cette réglementation et considéra que :
« Au-delà d’une simple habitude innocente, le
foulard est en train de devenir le symbole d’une vision contraire aux libertés
des femmes et aux principes fondamentaux de la République. »
38. Le
10 décembre 1988 entra en vigueur l’article 16 provisoire de la loi no
2547. La disposition en question était ainsi libellée :
« Une tenue ou une apparence contemporaine est
obligatoire dans les locaux et couloirs des établissements de l’enseignement
supérieur, écoles préparatoires, laboratoires, cliniques et polycliniques. Le
port d’un voile ou d’un foulard couvrant le cou et les cheveux pour des raisons
de conviction religieuse est libre. »
39. Par
un arrêt du 7 mars 1989 publié au Journal officiel le 5 juillet 1989, la Cour
constitutionnelle déclara la disposition précitée contraire aux articles 2
(laïcité), 10 (égalité devant la loi) et 24 (liberté de religion) de la
Constitution. De même, elle considéra que cette disposition ne saurait non plus
se concilier avec le principe d’égalité des sexes qui se dégageait, entre
autres, des valeurs républicaines et révolutionnaires (préambule et
article 174 de la Constitution).
Dans leur arrêt, les juges constitutionnels
expliquèrent tout d’abord que la laïcité avait acquis valeur constitutionnelle
en raison de l’expérience historique du pays et des particularités de la
religion musulmane par rapport aux autres religions, et qu’elle constituait
l’une des conditions indispensables de la démocratie et le garant de la liberté
de religion et du principe d’égalité devant la loi. La laïcité interdisait
aussi à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance et, en
conséquence, un Etat laïque ne pouvait pas invoquer la conviction religieuse
dans sa fonction législative. Ils considérèrent notamment :
« La laïcité est l’organisatrice civique de la
vie politique, sociale et culturelle, qui se fonde sur la souveraineté
nationale, la démocratie, la liberté et la science. La laïcité est le principe
qui offre à l’individu la possibilité d’affirmer sa personnalité propre grâce à
la liberté de pensée et qui, en réalisant la distinction entre la politique et
les croyances religieuses, rend effectives les libertés de conscience et de
religion. Dans les sociétés fondées sur la religion, qui fonctionnent avec la
pensée et les règlements religieux, l’organisation politique a un caractère
religieux. Dans le régime laïque, la religion est préservée d’une politisation.
Elle n’est plus un outil de l’administration et se maintient à sa place respectable,
qui est à évaluer par la conscience de tout un chacun (...) »
Soulignant le caractère inviolable de la liberté
de religion, de conscience et de culte, les juges constitutionnels observèrent
que cette liberté, qui ne pouvait pas être assimilée au port d’un habit
religieux spécifique, garantissait avant tout la liberté d’adhérer ou non à une
religion. Ils relevèrent que, en dehors du cadre intime réservé à l’individu,
la liberté de manifester la religion pouvait être restreinte pour des raisons d’ordre
public dans le but de préserver le principe de laïcité.
Selon les juges constitutionnels, chacun peut
s’habiller comme il le veut. Il convient aussi de respecter les valeurs et
traditions sociales et religieuses de la société. Toutefois, lorsqu’une forme
de tenue est imposée aux individus par référence à une religion, celle-ci est
perçue et présentée comme un ensemble de valeurs incompatible avec les valeurs
contemporaines. Au surplus, en Turquie, où la majorité de la population est de
confession musulmane, le fait de présenter le port du foulard islamique comme
une obligation religieuse contraignante entraînerait une discrimination entre
les pratiquants, les croyants non pratiquants et les non-croyants en fonction
de leur tenue, et signifierait indubitablement que les personnes qui ne portent
pas le foulard sont contre la religion ou sans religion.
Les juges constitutionnels soulignèrent aussi
que les étudiants doivent pouvoir travailler et se former ensemble dans un
climat de sérénité, de tolérance et d’entraide sans que le port de signes
d’appartenance à une religion les en empêche. Ils estimèrent que,
indépendamment de la question de savoir si le foulard islamique était un
précepte de la religion musulmane, la reconnaissance juridique d’un tel symbole
religieux dans les établissements de l’enseignement supérieur n’était pas non
plus compatible avec la neutralité de l’enseignement public, dans la mesure où
une telle reconnaissance était de nature à générer des conflits entre les
étudiants en fonction de leurs idées ou croyances religieuses.
40. Le
25 octobre 1990 entra en vigueur l’article 17 provisoire de la loi no 2547,
ainsi libellé :
« A condition de ne pas être contraire aux
lois en vigueur, la tenue est libre dans les établissements de l’enseignement
supérieur. »
41. Dans
son arrêt du 9 avril 1991, publié au Journal officiel le 31 juillet 1991, la
Cour constitutionnelle déclara la disposition précitée conforme à la
Constitution, considérant qu’à la lumière des principes qui se dégagent de son
arrêt du 7 mars 1989, cette disposition n’autorisait pas le port du foulard
pour des motifs religieux dans les établissements de l’enseignement supérieur.
Elle indiqua notamment :
« (...) l’expression « lois en vigueur »
vise avant toute chose la Constitution (...) Dans les établissements de
l’enseignement supérieur, se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un
foulard pour des raisons de conviction religieuse est contraire aux principes
de laïcité et d’égalité. Dans cette situation, la liberté vestimentaire dans
les établissements de l’enseignement supérieur reconnue dans la disposition
litigieuse « ne concerne pas les vêtements de caractère religieux ni le
fait de se couvrir le cou et les cheveux avec un voile et un foulard »
(...) La liberté reconnue par cet article [article 17 provisoire] est
subordonnée à la condition de ne pas être contraire « aux lois en
vigueur ». Or l’arrêt de la Cour constitutionnelle [du 7 mars 1989]
établit que le fait de se couvrir le cou et les cheveux avec un foulard est
avant tout contraire à la Constitution. Par conséquent, la condition énoncée à
l’article précité de ne pas être contraire aux lois en vigueur place en dehors
du champ d’application de la liberté vestimentaire le fait de « se couvrir
le cou et les cheveux avec un foulard » (...) »
3. Application à l’université d’Istanbul
42. Créée
au XVe siècle, l’université d’Istanbul forme un des principaux pôles
d’enseignement supérieur public en Turquie. Elle est composée de dix-sept
facultés dont deux de médecine, à savoir la faculté de médecine de Cerrahpaşa et celle de Çapa,
et de douze écoles supérieures. Elle accueille environ 50 000 étudiants.
43. En
1994, à la suite d’une campagne de pétitions lancée par les étudiantes
inscrites au programme de formation des sages-femmes de l’Ecole supérieure des
métiers de la santé de l’université, le recteur diffusa une note d’information
par laquelle il exposait le contexte dans lequel se situe la question du
foulard islamique et le fondement juridique de la réglementation en la matière.
Il déclara notamment :
« L’interdiction du port du foulard par les
étudiantes inscrites au programme de formation des sages-femmes pendant les
cours pratiques n’a pas pour objet de porter atteinte à leur liberté de
conscience et de religion, mais d’agir conformément aux lois et règlements en
vigueur. Lorsqu’elle exerce sa profession, une sage-femme ou une infirmière est
en uniforme. Cet uniforme est décrit et identifié par les règlements adoptés
par le ministère de la Santé (...) Les étudiantes qui souhaitent intégrer cette
profession le savent. Imaginez une étudiante sage-femme avec un manteau à
manches longues qui veut retirer un bébé d’une couveuse ou l’y installer ou qui
assiste un médecin dans une salle d’opération ou dans une salle
d’accouchement. »
44. Considérant
que la manifestation visant à obtenir l’autorisation de porter le foulard islamique
dans tous les espaces de l’université tendait à prendre une tournure
susceptible de porter atteinte à l’ordre et à la paix de l’université, de la
faculté et de l’hôpital de Cerrahpaşa ainsi que
de l’Ecole supérieure des métiers de la santé, et, invoquant notamment les
droits des malades, le recteur pria les étudiants de respecter les règles
relatives à la tenue vestimentaire.
45. La
décision concernant la tenue vestimentaire des étudiants et agents publics
adoptée le 1er juin 1994 par la direction de l’université est
rédigée comme suit :
« Dans les universités, la tenue vestimentaire
est définie par les lois et règlements. La Cour constitutionnelle a rendu un
arrêt empêchant le port d’une tenue religieuse dans les universités.
Cet arrêt vaut pour tous les étudiants de notre
université ainsi que pour le personnel académique, administratif et autre, à
tous les niveaux. En particulier, les infirmières, sages-femmes, médecins et
vétérinaires sont tenus de respecter, au cours des travaux pratiques de santé
et de science appliquée (travaux d’infirmerie, de laboratoire, de salle
d’opération, de microbiologie), la réglementation portant sur la tenue
vestimentaire telle que définie par les exigences scientifiques et la
législation. Ceux qui ne se conforment pas à cette tenue vestimentaire ne
seront pas acceptés aux travaux pratiques. »
46. Le
23 février 1998 fut diffusée une circulaire régissant l’entrée des étudiants
barbus et des étudiantes portant le foulard islamique, signée par le recteur de
l’université d’Istanbul (voir le texte de cette circulaire au
paragraphe 16 ci-dessus).
47. La
décision no 11 du 9 juillet 1998 adoptée par l’université d’Istanbul
est rédigée en ces termes :
« 1. Les étudiants de l’université
d’Istanbul doivent respecter les principes juridiques et les règles relatives à
la tenue vestimentaire définies dans les décisions de la Cour constitutionnelle
et des hauts organes judiciaires.
2. Les étudiants de l’université
d’Istanbul ne peuvent porter aucune tenue vestimentaire symbolisant ou
manifestant une quelconque religion, confession, race, inclination politique ou
idéologique dans aucun établissement et département de l’université d’Istanbul
et dans aucun espace appartenant à cette université.
3. Les étudiants de l’université
d’Istanbul sont tenus de se conformer, dans les établissements et départements
auxquels ils sont inscrits, aux règles qui prescrivent des tenues
vestimentaires particulières pour des raisons liées à la profession.
4. Les photographies remises par les
étudiants de l’université d’Istanbul à leur établissement ou département
[doivent être prises] de « face », « la tête et le cou
découverts », doivent dater de moins de six mois et permettre d’identifier
facilement l’étudiant.
5. Ceux qui ont une attitude contraire
aux points énoncés ci-dessus ou qui encouragent par leurs paroles, leurs écrits
ou leurs activités une telle attitude feront l’objet d’une procédure en vertu
des dispositions du règlement sur la procédure disciplinaire des
étudiants. »
4. Le règlement sur la procédure
disciplinaire des étudiants
48. Le
règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants, publié au Journal officiel
le 13 janvier 1985, prévoit cinq sanctions disciplinaires, à savoir
l’avertissement, le blâme, l’exclusion temporaire d’une semaine à un mois,
l’exclusion temporaire d’un à deux semestres et l’exclusion définitive.
49. Le
simple fait de porter le foulard islamique dans l’enceinte des universités
n’est pas constitutif d’une infraction disciplinaire.
50. En
vertu de l’article 6 a) du règlement « le fait d’avoir un comportement et
une attitude qui ne siéent pas à la dignité que nécessite la qualité
d’élève » constitue un acte ou comportement appelant un avertissement. Un
blâme sera infligé entre autres lorsqu’un étudiant a une attitude de nature à
ébranler le sentiment d’estime et de confiance que nécessite la qualité
d’étudiant ou lorsqu’il dérange l’ordre des cours, séminaires, travaux
pratiques, en laboratoire ou en atelier (article 7 a) et e)). Un étudiant qui
restreint directement ou indirectement la liberté d’apprendre et d’enseigner et
qui a une attitude de nature à rompre le calme, la tranquillité et l’atmosphère
de travail des établissements de l’enseignement supérieur ou qui se livre à des
activités politiques dans un tel établissement est sanctionné par une exclusion
temporaire allant d’une semaine à un mois (article 8 a) et c)). En vertu de
l’article 9 j), le fait d’organiser
ou de participer à des réunions non autorisées dans l’enceinte universitaire
est puni d’une exclusion d’un à deux semestres.
51. La
procédure d’enquête disciplinaire est régie par les articles 13 à 34 du
règlement en question. Selon les articles 16 et 33, les droits de la défense
des étudiants doivent être respectés et le conseil disciplinaire doit prendre
en considération la raison qui a conduit l’étudiant à se livrer à une activité
contraire au règlement. Par ailleurs, toutes les sanctions disciplinaires
peuvent être soumises au contrôle des tribunaux administratifs.
5. Le pouvoir réglementaire des organes de
direction des universités
52. Les
universités étant des personnes morales de droit public en vertu de l’article
130 de la Constitution, elles sont dotées d’une autonomie, sous le contrôle de
l’Etat, qui se traduit par la présence à leur tête d’organes de direction, tel
le recteur, disposant des pouvoirs dévolus par les lois.
L’article 13 de la loi no 2547, dans
ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« (...)
b) Pouvoirs, compétences et
responsabilités du recteur :
1. Présider les conseils de
l’université, exécuter les décisions de ces derniers, examiner les propositions
des conseils universitaires et prendre les décisions nécessaires, et assurer le
fonctionnement coordonné des établissements rattachés à l’université ;
(...)
5. Assurer la surveillance et le contrôle
des unités de l’université et de son personnel de tous niveaux.
C’est le recteur qui est principalement compétent
et responsable pour prendre, le cas échéant, des mesures de sécurité ;
pour assurer la surveillance et le contrôle administratifs et scientifiques
dans le fonctionnement de l’enseignement (...) »
53. Le
pouvoir de contrôle et de surveillance accordé au recteur par l’article 13 de
la loi no 2547 est soumis au principe de légalité et au contrôle du
juge administratif.
C. La force contraignante de la motivation
des arrêts de la Cour constitutionnelle
54. Dans
son arrêt du 27 mai 1999 (E. 1998/58, K. 1999/19), publié au Journal officiel
le 4 mars 2000, la Cour constitutionnelle déclara notamment :
« Le législatif et l’exécutif sont liés tant
par le dispositif des arrêts que par leur motivation dans son ensemble. Les
arrêts, avec leur motivation, contiennent les critères d’appréciation des
activités législatives et en définissent les lignes directrices. »
D. Droit comparé
55. Depuis
plus d’une vingtaine d’années, la place du voile islamique dans l’enseignement
public suscite en Europe la controverse. Dans la majorité des pays européens,
le débat concerne principalement les établissements
d’enseignement du primaire et du secondaire. En revanche, en Turquie, en
Azerbaïdjan et en Albanie, ce débat tourne non seulement autour de la liberté
personnelle mais également de la signification politique du voile islamique. En
effet, dans ces trois seuls pays, le port de celui-ci est réglementé dans l’espace universitaire.
56. En
France, où la laïcité est considérée comme un des fondements des valeurs
républicaines, a été adoptée la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application
du principe de laïcité, le port de signes ou tenues manifestant une
appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Cette loi
insère dans le code de l’éducation un article L. 141-5-1 ainsi rédigé :
« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes
ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance
religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre
d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »
La loi s’applique à l’ensemble des écoles et
établissements scolaires publics, y compris aux formations postbaccalauréat
(classes préparatoires aux grandes écoles, sections de technicien supérieur).
Elle n’est pas applicable aux universités publiques. En outre, elle ne
concerne, comme l’indique la circulaire du 18 mai 2004, que « les signes
(...) dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son
appartenance religieuse, tels que le voile islamique, quel que soit le nom
qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement
excessive. »
57. En
Belgique, il n’existe pas de norme générale d’interdiction du port de signes religieux
dans les écoles. Dans la communauté française, le décret du 13 mars 1994
définit la neutralité de l’enseignement. Les élèves sont en principe autorisés
à arborer un signe religieux. D’une part, cette liberté s’exerce à la seule
condition que soient sauvegardés les droits de l’homme, la réputation d’autrui,
la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publique, et que
soit respecté le règlement d’ordre intérieur. D’autre part, l’enseignant doit
veiller à ce que, sous son autorité, ne se développent ni le prosélytisme
religieux ou philosophique ni le militantisme politique organisés par ou pour
les élèves. Ce décret mentionne comme motif de restriction admissible le
règlement d’ordre intérieur de l’établissement. En outre, le 19 mai 2004, la
communauté française a adopté un décret relatif à la mise en œuvre de l’égalité
de traitement. En ce qui concerne la communauté flamande, la situation des
établissements n’est pas uniforme quant à la question de l’acceptation du port
de signes religieux. Certains établissements l’interdisent, d’autres
l’autorisent. Dans ce dernier cas, des restrictions sont admises sur la base de
critères d’hygiène et de sécurité.
58. Dans
d’autres pays, parfois après un long débat juridique, l’enseignement public
accepte en principe les jeunes filles musulmanes qui portent le foulard
islamique (Allemagne, Autriche, Espagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède et
Suisse).
59. En
Allemagne, où le débat s’était concentré sur le port du foulard islamique par
les enseignantes, la Cour constitutionnelle a indiqué le 24 septembre 2003
dans une affaire opposant l’une d’elles au Land
de Bade-Wurtemberg que l’absence d’interdiction législative explicite
permettait le port du foulard par les enseignantes. Par conséquent, elle a
imposé aux Länder l’obligation de
réglementer la tenue vestimentaire des enseignants quand ils veulent leur
interdire le port du foulard islamique dans les écoles publiques.
60. En
Autriche, il n’y a pas de législation spécifique sur le port du foulard, du
turban et de la kippa. Il est en général considéré que l’interdiction du port
du voile est uniquement justifiée lorsque la santé ou la sécurité des élèves
est en cause.
61. Au
Royaume-Uni, une attitude tolérante prévaut à l’égard du port de signes
religieux par les élèves. Des difficultés en relation avec le port du voile
islamique ne surviennent que rarement. La question a également été débattue
dans le cadre du principe d’élimination de la discrimination raciale à l’école
en vue de protéger le caractère multiculturel des établissements d’enseignement
(voir notamment l’affaire Mandla v. Dowell, The Law
Reports 1983, pp. 548-570). La Commission pour l’égalité raciale, dont les
avis ne constituent que des recommandations, s’est également prononcée sur la
question du foulard islamique en 1988 à l’occasion de l’affaire de la grammar school d’Altrincham qui a abouti à un compromis entre l’école et la
famille de deux sœurs souhaitant porter le foulard islamique dans une école
privée. L’école a accepté le port du voile islamique, à condition que celui-ci
soit dépourvu de toute décoration et soit de couleur bleu marine, comme
l’uniforme de l’école, et maintenu serré au niveau du cou.
Dans l’affaire R. (On the application of Begum) v. Headteacher and Governors of
Denbigh High School ([2004] EWHC 1389 (Admin)), la High
Court of Justice de Londres a été appelée à trancher une affaire opposant
une élève musulmane souhaitant porter le jilbab (ample toge couvrant tout
le corps) à l’école. Cette dernière imposait aux élèves un uniforme, dont une
des options correspondait au port du voile et d’une longue tenue traditionnelle
du sous-continent indien (shalwar kameez). En juin 2004, le tribunal a débouté l’élève et
n’a discerné aucune violation de la liberté de religion. Toutefois, ce jugement
a été infirmé en appel en mars 2005 par la Court
of Appeal, qui a accepté l’existence d’une
ingérence dans la liberté de religion de l’élève, étant donné qu’une minorité
des musulmans au Royaume-Uni estimait qu’il y avait une obligation religieuse
de porter le jilbab
à partir de l’âge de la puberté et que l’élève s’y ralliait sincèrement. Cette
ingérence n’avait pas été justifiée par les autorités scolaires parce que la
procédure de décision n’était pas compatible avec la liberté de religion.
62. En
Espagne, la législation n’interdit pas d’une façon expresse le port de
couvre-chefs religieux par les élèves dans l’enseignement public. Deux décrets
royaux du 26 janvier 1996, applicables par défaut dans l’enseignement primaire
et secondaire en l’absence de mesures prises par les communautés autonomes,
compétentes en la matière, accordent aux conseils d’établissement la compétence
pour adopter le règlement intérieur, qui peut notamment comporter des
dispositions sur la tenue vestimentaire. Dans l’ensemble, le port du foulard
est accepté par les établissements scolaires publics.
63. En
Finlande et en Suède, le foulard islamique a été admis à l’école. Toutefois,
une distinction est faite entre la bourca (voile intégral couvrant l’ensemble du corps et du
visage) et le niqab
(voile recouvrant tout le haut du corps à l’exception des yeux). Notamment en
Suède, des directives contraignantes ont été adoptées en 2003 par l’agence
nationale de l’éducation. Elles autorisent une école à interdire la bourca et le niqab, mais à
condition que pareille mesure soit prise dans un esprit de dialogue sur les
valeurs communes d’égalité des sexes et de respect du principe démocratique sur
lequel se base le système éducatif.
64. Aux
Pays-Bas, où la question du foulard islamique est appréhendée non pas sous
l’angle de la liberté de religion mais sous celui de la discrimination, le
foulard islamique est généralement toléré. En 2003, une directive non
contraignante a été élaborée. Les écoles peuvent imposer des uniformes aux
élèves à condition que les exigences ainsi prévues ne soient pas
discriminatoires, qu’elles figurent dans le guide de l’école et que leur
méconnaissance ne soit pas sanctionnée de manière disproportionnée. Par
ailleurs, il est considéré que l’interdiction de la bourca est justifiée pour
permettre d’identifier les élèves ou d’assurer la communication avec elles. En
outre, la commission pour l’égalité de traitement a estimé, en 1997,
qu’interdire le port du voile durant des cours de gymnastique pour des motifs
de sécurité n’était pas discriminatoire.
65. Il
apparaît que, dans plusieurs autres pays, le foulard islamique n’a encore
jamais été l’objet d’une discussion juridique approfondie, et il est admis à
l’école (Russie, Roumanie, Hongrie, Grèce, République tchèque, Slovaquie,
Pologne).
E. Les textes pertinents du Conseil de
l’Europe relatifs à l’enseignement supérieur
66. Concernant
les divers textes adoptés par le Conseil de l’Europe dans le domaine de
l’enseignement supérieur, il y a lieu tout d’abord de citer, parmi les travaux
de l’Assemblée parlementaire, la Recommandation 1353 (1998) portant sur l’accès des minorités à l’enseignement
supérieur, adoptée le 27 janvier 1998, ainsi que, parmi les travaux du
Comité des Ministres, la Recommandation no R (98) 3 sur l’accès à
l’enseignement supérieur, adoptée le 17 mars 1998.
En la matière, il convient également de
mentionner une convention conjointe du
Conseil de l’Europe et de l’UNESCO, à savoir la Convention sur la reconnaissance
des qualifications relatives à l’enseignement supérieur dans la région
européenne, qui a été signée à Lisbonne le 11 avril 1997 et est entrée en
vigueur le 1er février 1999.
67. Dans
son préambule, la Convention sur la reconnaissance des qualifications relatives
à l’enseignement supérieur dans la région européenne énonce :
« Conscientes du fait que le droit à
l’éducation est un droit de l’homme et que l’enseignement supérieur, qui joue
un rôle éminent dans l’acquisition et dans le progrès de la connaissance,
constitue une exceptionnelle richesse culturelle et scientifique, tant pour les
individus que pour la société (...) »
68. Le
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté le 17 mars 1998 la
Recommandation no R (98) 3 sur l’accès à l’enseignement supérieur.
En vertu du préambule de ce texte :
« l’enseignement supérieur a un rôle essentiel
à jouer dans la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
et dans le renforcement de la démocratie pluraliste et de la tolérance [et]
(...) l’élargissement des possibilités de participation à l’enseignement
supérieur aux membres de tous les groupes de la société peut contribuer à
garantir la démocratie et à instaurer la confiance dans des situations de
tension sociale (...) »
69. De
même, l’article 2 de la Recommandation 1353 (1998) portant sur l’accès des minorités à l’enseignement
supérieur, adoptée le 27 janvier 1998 par l’Assemblée parlementaire du
Conseil de l’Europe, est ainsi libellé :
« L’éducation est un droit fondamental de la
personne et, par conséquent, l’accès à tous les niveaux d’enseignement, y
compris supérieur, devrait être ouvert dans les mêmes conditions à tous les
résidents permanents des Etats signataires de la Convention culturelle
européenne. »
EN
DROIT
I. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
70. La
requérante soutient que l’interdiction de porter le foulard islamique dans les
établissements de l’enseignement supérieur constitue une atteinte injustifiée à
son droit à la liberté de religion, en particulier à son droit de manifester sa
religion.
Elle invoque l’article 9 de la Convention, ainsi
libellé :
« 1. Toute personne a droit à la
liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la
liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en
public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et
l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion
ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui,
prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société
démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé
ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés
d’autrui. »
A. Arrêt de la chambre
71. La
chambre a constaté que la réglementation de l’université d’Istanbul, qui soumet
le port du foulard islamique à des restrictions, et les mesures d’application y
afférentes ont constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du
droit de manifester sa religion. Elle a conclu que cette ingérence était prévue
par la loi, poursuivait l’un des buts légitimes énoncés dans le deuxième
paragraphe de l’article 9 et était justifiée dans son principe et proportionnée
aux buts poursuivis, et pouvait donc être considérée comme « nécessaire
dans une société démocratique » (paragraphes 66-116 de l’arrêt de la
chambre).
B. Thèses des parties devant la Grande
Chambre
72. Dans
sa demande de renvoi à la Grande Chambre du 27 septembre 2004 et dans sa
plaidoirie à l’audience, la requérante a contesté les considérations qui ont
conduit la chambre à conclure à l’absence de violation de l’article 9 de la
Convention.
73. En
revanche, dans ses observations présentées à la Grande Chambre le 27 janvier
2005, la requérante a combattu l’idée d’obtenir la reconnaissance juridique du
port du foulard islamique en tout lieu pour toutes les femmes, et a notamment
dit ceci : « L’arrêt de section implique l’idée que le port du
foulard n’est pas toujours protégé par la liberté de religion. [Je] ne conteste
pas cette approche. »
74. Le
Gouvernement demande à la Grande Chambre d’entériner le constat de la chambre
selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 9.
C. Appréciation de la Cour
75. La
Cour doit rechercher s’il y a eu ingérence dans le droit de la requérante
garanti par l’article 9 et, dans l’affirmative, si cette ingérence était
« prévue par la loi », poursuivait un but légitime et était
« nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 9 §
2 de la Convention.
1. Sur l’existence d’une ingérence
76. La
requérante déclare que son habillement doit être traité comme l’observance
d’une règle religieuse, qu’elle considère comme une « pratique
reconnue ». Elle soutient que la restriction litigieuse, à savoir la
réglementation du port du foulard islamique dans l’enceinte universitaire,
constitue une ingérence manifeste dans son droit à la liberté de manifester sa
religion.
77. Le
Gouvernement ne s’est pas prononcé sur cette question devant la Grande Chambre.
78. En
ce qui concerne l’existence d’une ingérence, la Grande Chambre souscrit aux
constats suivants de la chambre (paragraphe 71 de son arrêt) :
« Selon la requérante, en revêtant un foulard,
elle obéit à un précepte religieux et, par ce biais, manifeste sa volonté de se
conformer strictement aux obligations de la religion musulmane. Dès lors, l’on
peut considérer qu’il s’agit d’un acte motivé ou inspiré par une religion ou
une conviction et, sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte,
dans tous les cas, constitue l’accomplissement d’un devoir religieux, la Cour
partira du principe que la réglementation litigieuse, qui soumet le port du
foulard islamique à des restrictions de lieu et de forme dans les universités,
a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de
manifester sa religion. »
2. « Prévue par la loi »
a) Thèses des parties devant la Grande
Chambre
79. La
requérante fait valoir l’absence de règle de « droit écrit »
interdisant à une femme vêtue d’un foulard islamique de poursuivre ses études à
l’université, au moment de son inscription à l’université en 1993 et dans la
période qui s’en est suivie. Elle explique notamment qu’en vertu du règlement
sur la procédure disciplinaire des étudiants le simple fait de porter le
foulard islamique n’est pas constitutif d’une infraction (paragraphes 49 et 50
ci-dessus). En effet, le premier acte réglementaire restrictif applicable à son
égard sera, quatre ans et demi plus tard, la circulaire du rectorat du 23
février 1998.
80. Selon
la requérante, l’on ne peut pas prétendre que la source légale de la
réglementation litigieuse était la jurisprudence des tribunaux turcs, étant
donné que ces derniers, seuls habilités à appliquer la loi, n’ont pas
compétence pour élaborer de nouvelles règles de droit. Dans ses arrêts des 7 mars
1989 et 9 avril 1991 (paragraphes 39 et 41 ci-dessus), la Cour
constitutionnelle n’a certes pas excédé ses pouvoirs en posant une interdiction
à l’égard des particuliers. Toutefois, le législateur n’a pas déduit du premier
arrêt de la Cour constitutionnelle une injonction d’interdire le port du
foulard islamique. Or aucune disposition des lois en vigueur n’interdit aux
étudiantes de porter un foulard dans l’enceinte des établissements de
l’enseignement supérieur, et la motivation développée par la Cour constitutionnelle
pour appuyer sa conclusion n’a pas de valeur juridique.
81. Selon
la requérante, il ne fait aucun doute que les autorités universitaires, y compris
les rectorats et décanats, peuvent exercer les compétences qui leur sont
attribuées par le droit. Par ailleurs, l’étendue, les limites, les procédures
d’exercice ainsi que les mesures destinées à éviter un exercice abusif de ces
compétences sont également définies par le droit. Or, en l’espèce, ni les lois
en vigueur ni le règlement sur la procédure disciplinaire des étudiants
n’attribuent au rectorat la compétence et le pouvoir de refuser aux étudiantes
« portant le foulard » l’accès aux locaux de l’établissement ou aux
salles d’examen. Au demeurant, selon elle, le pouvoir législatif n’a jamais
adopté une position générale interdisant le port de signes religieux dans les
écoles et les universités et, à aucun moment, ne s’est constituée au Parlement une
telle volonté, nonobstant le fait que le port du foulard islamique était
l’objet d’une très vive controverse. Par ailleurs, dans aucun règlement d’ordre général les autorités administratives n’ont
adopté de dispositions prévoyant l’application de sanctions disciplinaires aux
étudiantes portant un foulard dans un établissement de l’enseignement
supérieur, ce qui signifie l’absence d’une telle interdiction.
82. Aux
yeux de la requérante, l’ingérence dans son droit n’avait pas de caractère
prévisible et ne reposait pas sur une « loi » au sens de la
Convention.
83. Le
Gouvernement s’est borné à demander à la Grande Chambre d’entériner le constat
de la chambre sur ce point.
b) Appréciation de la Cour
84. La
Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression
« prévue par la loi » veut d’abord que la mesure incriminée ait une
base en droit interne, mais a trait aussi à la qualité de la loi en
question : cette expression exige l’accessibilité de la loi aux personnes
concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en
s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré
raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant
résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98,
§ 64, CEDH 2004-I).
85. La
Cour observe que les arguments de la requérante relatifs à l’imprévisibilité alléguée
du droit turc ne concernent pas la circulaire du 23 février 1998 sur
laquelle était fondée l’interdiction d’accès aux cours, stages et travaux
pratiques aux étudiantes voilées. En effet, ce texte émanait du recteur de
l’université d’Istanbul, qui a agi en tant que personne principalement
compétente et responsable, chargée d’assurer la surveillance et le contrôle
administratifs et scientifiques dans le fonctionnement de l’université ;
il a adopté la circulaire en question dans le cadre légal défini par l’article
13 de la loi no 2547 (paragraphe 52 ci-dessus) et conformément aux
textes réglementaires adoptés antérieurement.
86. Selon
la requérante, toutefois, ce texte n’est pas compatible avec l’article 17
provisoire de la loi no 2547 dans la mesure où ledit article
n’interdisait pas le port du foulard islamique, et il n’existe aucune règle
législative susceptible de constituer la source légale d’une disposition
réglementaire.
87. La
Cour doit donc rechercher si l’article 17 provisoire de la loi no 2547
peut représenter le fondement légal de la circulaire en question. Elle rappelle
à cet égard qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et
singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit
interne (Kruslin c. France, arrêt du 24 avril 1990,
série A no 176-A, pp. 21‑22, § 29). Or les tribunaux
administratifs, pour écarter le moyen tiré de l’illégalité du texte litigieux,
se sont appuyés sur la jurisprudence constante du Conseil d’Etat et de la Cour
constitutionnelle (paragraphe 19 ci-dessus).
88. Par
ailleurs, en ce qui concerne l’expression « prévue par la loi »
figurant aux articles 8 à 11 de la Convention, la Cour rappelle avoir toujours
entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle »
et non « formelle » ; elle y a inclus à la fois du « droit
écrit », comprenant aussi bien des textes de rang infralégislatif
(De Wilde, Ooms
et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin
1971, série A no 12, pp. 45-46, § 93) que des actes réglementaires
pris par un ordre professionnel, par délégation du législateur, dans le cadre
de son pouvoir normatif autonome (Barthold
c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, pp.
21-22, § 46) et le « droit non écrit ». La « loi » doit se
comprendre comme englobant le texte écrit et le « droit élaboré » par
les juges (voir, entre autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1),
arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 47, Kruslin, précité,
pp. 21-22, § 29 in fine, et Casado Coca c. Espagne, arrêt du 24
février 1994, série A no 285-A, p. 18, § 43). En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel
que les juridictions compétentes l’ont interprété.
89. Il
convient dès lors d’examiner la question sur la base, non seulement du libellé
de l’article 17 provisoire de la loi no 2547, mais aussi de la
jurisprudence pertinente des tribunaux internes.
A cet égard, à la lecture dudit article, comme
la Cour constitutionnelle l’a souligné dans son arrêt du 9 avril 1991
(paragraphe 41 ci-dessus), la liberté vestimentaire dans les établissements de
l’enseignement supérieur n’est pas absolue. Aux termes dudit article, la tenue
des étudiants est libre « à condition de ne pas être contraire aux lois en
vigueur ».
90. Le
différend concerne alors la signification des mots « lois en
vigueur » figurant dans la disposition précitée.
91. La
Cour rappelle que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large
mesure du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et
de la qualité de ses destinataires. Il faut en plus avoir à l’esprit qu’aussi
clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, il existe
immanquablement un élément d’interprétation judiciaire, car il faudra toujours
élucider les points obscurs et s’adapter aux circonstances particulières. A lui
seul, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à rendre
l’application d’une disposition légale imprévisible. En outre, une telle
disposition ne se heurte pas à l’exigence de prévisibilité aux fins de la
Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La
fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les
doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, en tenant
compte des évolutions de la pratique quotidienne (Gorzelik et autres, précité, § 65).
92. La
Cour note à cet égard que, dans son arrêt précité, la Cour constitutionnelle a
considéré que les termes « lois en vigueur » englobent nécessairement
la Constitution. Il ressort par ailleurs de cet arrêt que le fait d’autoriser
les étudiantes à « se couvrir le cou et les cheveux avec un voile ou un
foulard pour des raisons de conviction religieuse » dans les universités
était contraire à la Constitution (paragraphe 41 ci-dessus).
93. Cette
jurisprudence de la Cour constitutionnelle, ayant force contraignante
(paragraphes 29 et 54 ci-dessus) et étant accessible puisqu’elle avait été
publiée au Journal officiel le 31 juillet 1991, complétait la lettre de
l’article 17 provisoire et s’alignait sur la jurisprudence constitutionnelle
antérieure (paragraphe 39 ci-dessus). Au surplus, depuis de longues années déjà,
le Conseil d’Etat considérait que le port du foulard islamique par les
étudiantes n’était pas compatible avec les principes fondamentaux de la
République, dès lors que celui-ci était en passe de devenir le symbole d’une
vision contraire aux libertés de la femme et aux principes fondamentaux
(paragraphe 37 ci-dessus).
94. Pour
ce qui est de l’argument de la requérante selon lequel le pouvoir législatif
n’a jamais adopté une telle interdiction, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient
pas de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le
législateur d’un Etat défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son
rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles
entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres, précité, § 67).
95. En
outre, la Cour estime que, si l’université d’Istanbul ou d’autres universités
ont appliqué plus ou moins strictement une règle existante, tel
l’article 17 provisoire de la loi no 2547, lu à la lumière de
la jurisprudence pertinente, en fonction du contexte et des particularités des
formations proposées, une telle pratique, à elle seule, ne rend pas cette règle
imprévisible. En effet, dans le système constitutionnel turc, les organes
directeurs des universités ne peuvent en aucun cas apporter une restriction aux
droits fondamentaux sans une base légale (voir l’article 13 de la Constitution,
paragraphe 29 ci-dessus). Leur rôle se limite à adopter les règles internes d’un
établissement d’enseignement dans le respect du principe de légalité et sous le
contrôle des juges administratifs.
96. Par
ailleurs, la Cour peut admettre que, dans un domaine tel que les règles
internes d’une université, il peut se révéler difficile d’élaborer des lois
d’une très grande précision, voire inopportun de formuler des règles rigides
(voir, mutatis mutandis, Gorzelik et autres, précité, § 67).
97. De
même, il est hors de doute que le port du foulard islamique à l’université
d’Istanbul était réglementé au moins depuis 1994, soit bien avant que la
requérante ne s’y inscrive (paragraphes 43 et 45 ci-dessus).
98. Dans
ces conditions, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse avait une base
légale en droit turc, à savoir l’article 17 provisoire de la loi no 2547,
lu à la lumière de la jurisprudence pertinente des tribunaux internes. La loi
était aussi accessible et peut passer pour être libellée avec suffisamment de
précision pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité. En effet, la
requérante pouvait prévoir, dès son entrée à l’université d’Istanbul, que le
port du foulard islamique par les étudiantes était réglementé dans l’espace
universitaire et, à partir du 23 février 1998, qu’elle risquait de se voir
refuser l’accès aux cours et aux épreuves si elle persistait à le porter.
3. But légitime
99. Eu
égard aux circonstances de la cause et aux termes des décisions des juridictions
internes, la Cour peut accepter que l’ingérence incriminée poursuivait pour
l’essentiel les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés
d’autrui et la protection de l’ordre, ce qui ne prête pas à controverse entre
les parties.
4. « Nécessaire dans une société
démocratique »
a) Thèses des parties devant la Grande
Chambre
i. La requérante
100. La
requérante conteste les considérations de la chambre. Dans ses observations du 27
septembre 2004 et dans sa plaidoirie à l’audience, elle a souligné notamment
que les notions de « démocratie » et de « république » ne
sont pas similaires. Alors que beaucoup de régimes totalitaires se réclament de
« la République », seule une véritable démocratie peut être fondée
sur les principes de pluralisme et d’esprit d’ouverture. Selon elle, en
Turquie, l’organisation des systèmes judiciaire et universitaire a été façonnée
au gré des coups d’Etat militaires de 1960, 1971 et 1980. En outre, se référant
à la jurisprudence de la Cour et à la pratique adoptée dans plusieurs pays
européens, la requérante soutient que les Etats contractants ne doivent pas
disposer d’une large marge d’appréciation en matière de tenue vestimentaire des
étudiants. Elle explique notamment que dans aucun pays européen il n’est
interdit aux étudiantes de porter le foulard islamique dans les universités.
Par ailleurs, elle fait valoir qu’aucune tension n’est survenue dans les
établissements de l’enseignement supérieur pour justifier une telle mesure
radicale.
101. Toujours
dans ses observations précitées, la requérante explique que les étudiantes sont
des adultes disposant d’une faculté d’appréciation, de leur pleine capacité
juridique et de celle de décider librement de la conduite à tenir. Est par
conséquent dénuée de tout fondement l’allégation selon laquelle, en revêtant le
foulard islamique, elle se montrerait irrespectueuse envers les convictions
d’autrui ou chercherait à influencer les autres et à porter atteinte aux droits
et libertés d’autrui. Elle n’a créé aucune entrave externe à une quelconque
liberté avec le soutien ou l’autorité de l’Etat. Il s’agit en effet d’un choix
fondé sur sa conviction religieuse, laquelle constitue le droit fondamental le
plus important que lui accorde la démocratie pluraliste et libérale. Il est à
ses yeux incontestable qu’une personne est libre de s’imposer des restrictions
si elle les juge appropriées. Par ailleurs, il est injuste de considérer que le
port du foulard islamique par elle-même est contraire au principe d’égalité des
hommes et des femmes, étant donné que toutes les religions imposent de telles
restrictions vestimentaires et que les individus sont libres de s’y conformer
ou non.
102. En
revanche, dans ses observations du 27 janvier 2005, la requérante a dit pouvoir
accepter l’idée que le port du foulard islamique n’est pas toujours protégé par
la liberté de religion (paragraphe 73 ci-dessus).
ii. Le Gouvernement
103. Le
Gouvernement souscrit à la conclusion de la chambre (paragraphe 71
ci-dessus).
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
104. La
Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience
et de religion représente l’une des assises d’une « société
démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa
dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des
croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux
pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va
du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être
dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle
d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la
pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce,
arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 17, § 31, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94,
§ 34, CEDH 1999-I).
105. Si
la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également
celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière
collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi.
L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une
religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques
et l’accomplissement des rites (voir, mutatis
mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95,
§ 73, CEDH 2000-VII).
L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe
quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (voir, parmi
plusieurs autres, Kalaç c. Turquie, arrêt du 1er
juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions
1997-IV, p. 1209, § 27, Arrowsmith c.
Royaume-Uni, no 7050/75, rapport de la Commission du 12 octobre
1978, Décisions et rapports (DR) 19, p. 5, C. c. Royaume-Uni,
no 10358/83, décision de la Commission du 15 décembre 1983, DR
37, p. 142, et Tepeli et autres c. Turquie (déc.), no 31876/96,
11 septembre 2001).
106. Dans
une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même
population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester
sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts
des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, p. 18, § 33). Cela découle à la
fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent
à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute
personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la
Convention.
107. La
Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur
neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances,
et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse
et la tolérance dans une société démocratique. Elle estime aussi que le devoir
de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque
pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des
croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci (Manoussakis et autres c. Grèce, arrêt du 26
septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1365, § 47, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no
30985/96, § 78, CEDH 2000-XI, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC],
nos 41340/98, 41342/98,41343/98 et 41344/98, § 91, CEDH 2003-II), et
considère que ce devoir impose à l’Etat de s’assurer que des groupes opposés se
tolèrent (Parti communiste unifié de
Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I, p. 27, § 57). Dès lors,
le rôle des autorités dans ce cas n’est pas de supprimer la cause des tensions
en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à
l’autre se tolèrent (Serif c. Grèce, no
38178/97, § 53, CEDH 1999-IX).
108. Pluralisme,
tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société
démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts
d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la
suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre
qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout
abus d’une position dominante (voir, mutatis
mutandis, Young, James et Webster c.
Royaume-Uni, arrêt du 13 août 1981, série A no 44, p. 25, §
63, et Chassagnou et autres c. France [GC], nos
25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 112, CEDH 1999-III). Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue
et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des
individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde
et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres,
précité, pp. 21-22, § 45, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, §
99). Si les « droits et
libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la
Convention ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger
puisse conduire les Etats à restreindre d’autres droits ou libertés également
consacrés par la Convention : c’est précisément cette constante recherche
d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le
fondement d’une « société démocratique » (Chassagnou et autres, précité, § 113).
109. Lorsque
se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’Etat et les
religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement
exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance
particulière au rôle du décideur national (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, §
84, et Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25
novembre 1996, Recueil 1996-V,
pp. 1957‑1958, § 58). Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de
la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements
d’enseignement, d’autant plus, comme le démontre l’aperçu de droit comparé
(paragraphes 55-65 ci-dessus), au vu de la diversité des approches nationales
quant à cette question. En effet, il n’est pas possible de discerner à
travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion
dans la société (Otto-Preminger-Institut
c. Autriche, arrêt du 20 septembre 1994, série A no 295-A, p.
19, § 50) et le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression
publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques
et les contextes (voir, par exemple, Dahlab
c. Suisse (déc.) no
42393/98, CEDH 2001-V). La réglementation en la matière peut varier par
conséquent d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des
exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le
maintien de l’ordre public (voir, mutatis
mutandis, Wingrove,
précité, p. 1957, § 57). Dès lors, le choix quant à l’étendue et aux modalités
d’une telle réglementation doit, par la force des choses, être dans une
certaine mesure laissé à l’Etat concerné, puisqu’il dépend du contexte national
considéré (voir, mutatis mutandis, Gorzelik et autres, précité, § 67, et Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 73, CEDH 2003-IX).
110. Cette
marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur
la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à
rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur
principe et sont proportionnées (Manoussakis
et autres, précité, p. 1364, § 44). Pour délimiter l’ampleur de cette marge
d’appréciation en l’espèce, la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la
protection des droits et libertés d’autrui, les impératifs de l’ordre public,
la nécessité de maintenir la paix civile et un véritable pluralisme religieux,
indispensable pour la survie d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis, précité, p. 17, § 31,
Manoussakis et autres, précité, p. 1364, § 44,
et Casado Coca, précité, p. 21, §
55).
111. La
Cour rappelle également que, dans les décisions Karaduman
c. Turquie (no
16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93) et Dahlab, précitée,
les organes de la Convention ont considéré que, dans une société démocratique,
l’Etat peut limiter le port du foulard islamique si cela nuit à l’objectif visé
de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité
publique. Dans l’affaire Karaduman
précitée, des mesures prises dans les universités en vue d’empêcher certains
mouvements fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants
qui ne pratiquent pas la religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre
religion n’ont pas été considérées comme une ingérence au regard de l’article 9
de la Convention. Par conséquent, il a été établi que des établissements de
l’enseignement supérieur peuvent réglementer la manifestation des rites et des
symboles d’une religion en fixant des restrictions de lieu et de forme, dans le
but d’assurer la mixité d’étudiants de croyances diverses et de protéger ainsi
l’ordre public et les croyances d’autrui (voir, également, Refah
Partisi (Parti de la prospérité) et autres,
précité, § 95). Dans le cadre de l’affaire Dahlab précitée, qui concernait
une enseignante chargée d’une classe de jeunes enfants, la Cour a notamment mis
l’accent sur le « signe extérieur fort » que représentait le port du
foulard par celle-ci et s’est interrogée sur l’effet de prosélytisme que peut
avoir le port d’un tel symbole dès lors qu’il semblait être imposé aux femmes
par un précepte religieux difficilement conciliable avec le principe d’égalité
des sexes. Elle a également noté la difficulté de concilier le port du foulard
islamique par une enseignante avec le message de tolérance, de respect d’autrui
et surtout d’égalité et de non-discrimination que, dans une démocratie, tout enseignant
doit transmettre à ses élèves.
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
112. L’ingérence
litigieuse que constitue la réglementation du 23 février 1998, qui soumet le
port du foulard islamique par les étudiantes, telle Mlle Şahin, à des restrictions de lieu et de forme dans
l’enceinte universitaire, était fondée, selon les juridictions turques
(paragraphes 37, 39 et 41 ci-dessus), notamment sur les deux principes de
laïcité et d’égalité.
113. Dans
leur arrêt du 7 mars 1989, les juges constitutionnels ont estimé que la laïcité, qui constitue le garant
des valeurs démocratiques, est au
confluent de la liberté et de l’égalité. Ce principe interdit à l’Etat de
témoigner une préférence pour une religion ou croyance précise, guidant ainsi
ce dernier dans son rôle d’arbitre impartial, et implique nécessairement la
liberté de religion et de conscience. Il vise également à prémunir
l’individu non seulement contre des ingérences arbitraires de l’Etat mais aussi
contre des pressions extérieures émanant des mouvements extrémistes. Selon ces juges, par ailleurs, la
liberté de manifester la religion peut être restreinte dans le but de préserver
ces valeurs et principes (paragraphe 39 ci-dessus).
114. Comme
la chambre l’a souligné à juste titre (paragraphe 106 de son arrêt), la Cour
trouve une telle conception de la laïcité respectueuse des valeurs
sous-jacentes à la Convention. Elle constate que la sauvegarde de ce principe,
assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la
prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie,
peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique
en Turquie. Une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas
nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester la
religion et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la
Convention (Refah Partisi (Parti de
la prospérité) et autres, précité, § 93).
115. Après
avoir examiné les arguments des parties, la Grande Chambre ne voit aucune
raison pertinente de s’écarter des considérations suivantes de la chambre
(paragraphes 107-109 de son arrêt) :
« (...) La Cour note que le système
constitutionnel turc met l’accent sur la protection des droits des femmes.
L’égalité entre les sexes, reconnue par la Cour européenne comme l’un des
principes essentiels sous-jacents à la Convention et un objectif des Etats
membres du Conseil de l’Europe (voir, par exemple, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni,
arrêt du 28 mai 1985, série A no 94, pp. 37-38, § 78, Schuler-Zgraggen c. Suisse, arrêt du 24
juin 1993, série A no 263, pp. 21-22, § 67, Burghartz c. Suisse, arrêt du 22 février 1994, série A no 280-B,
p. 27, § 27, Van Raalte
c. Pays-Bas, arrêt du 21 février 1997, Recueil 1997-I, p. 186, § 39 in
fine, et Petrovic c. Autriche,
arrêt du 27 mars 1998, Recueil 1998-II,
p. 587, § 37), a également été considérée par la Cour constitutionnelle turque
comme un principe implicitement contenu dans les valeurs inspirant la
Constitution (...)
(...) En outre, à l’instar des juges
constitutionnels (...), la Cour estime que, lorsque l’on aborde la question du
foulard islamique dans le contexte turc, on ne saurait faire abstraction de
l’impact que peut avoir le port de ce symbole, présenté ou perçu comme une
obligation religieuse contraignante, sur ceux qui ne l’arborent pas. Entrent en
jeu notamment, comme elle l’a déjà souligné (Karaduman, décision précitée, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 95), la protection des
« droits et libertés d’autrui » et le « maintien de l’ordre
public » dans un pays où la majorité de la population, manifestant un
attachement profond aux droits des femmes et à un mode de vie laïque, adhère à
la religion musulmane. Une limitation en la matière peut donc passer pour
répondre à un « besoin social impérieux » tendant à atteindre ces
deux buts légitimes, d’autant plus que, comme l’indiquent les juridictions
turques (...), ce symbole religieux avait acquis au cours des dernières années
en Turquie une portée politique.
(...) La Cour ne perd pas de vue qu’il existe en
Turquie des mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la
société tout entière leurs symboles religieux et leur conception de la société,
fondée sur des règles religieuses (...) Elle rappelle avoir déjà dit que chaque
Etat contractant peut, en conformité avec les dispositions de la Convention, prendre
position contre de tels mouvements politiques en fonction de son expérience
historique (Refah Partisi (Parti de
la prospérité) et autres, précité, § 124). La réglementation
litigieuse se situe donc dans un tel contexte et elle constitue une mesure destinée
à atteindre les buts légitimes énoncés ci-dessus et à protéger ainsi le
pluralisme dans un établissement universitaire. »
116. Vu
le contexte décrit ci-dessus, c’est le principe de laïcité tel qu’interprété
par la Cour constitutionnelle (paragraphe 39 ci-dessus) qui est la
considération primordiale ayant motivé l’interdiction du port de symboles
religieux dans les universités. Dans un tel contexte, où les valeurs de
pluralisme, de respect des droits d’autrui et, en particulier, d’égalité des
hommes et des femmes devant la loi, sont enseignées et appliquées dans la
pratique, l’on peut comprendre que les autorités compétentes aient voulu
préserver le caractère laïque de leur établissement et ainsi estimé comme
contraire à ces valeurs d’accepter le port de tenues religieuses, y compris,
comme en l’espèce, celui du foulard islamique.
117. Il
reste à déterminer si, en l’occurrence, il existait un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les objectifs
légitimes poursuivis par l’ingérence contestée.
118. D’emblée,
à l’instar de la chambre (paragraphe 111 de son arrêt), il convient de
constater que les parties admettent que, dans les universités turques, les étudiants
musulmans pratiquants, dans les limites apportées par les exigences de
l’organisation de l’enseignement, peuvent s’acquitter des formes habituelles
par lesquelles un musulman manifeste sa religion. Il ressort par ailleurs de la
décision du 9 juillet 1998 adoptée par l’université d’Istanbul que toutes
sortes de tenues religieuses sont également interdites dans l’enceinte
universitaire (paragraphe 47 ci-dessus).
119. Il
importe aussi d’observer que, lorsque la question du port du foulard islamique
par les étudiantes s’est posée en 1994 à l’université d’Istanbul dans le cadre
des formations de santé, le recteur de l’université a rappelé aux étudiants la
raison d’être des règles régissant la tenue vestimentaire. Soulignant le dévoiement
de la revendication visant à obtenir l’autorisation de porter le foulard
islamique dans tous les espaces de l’université et faisant valoir les exigences
liées au maintien de l’ordre public imposées par les formations de santé, il a
demandé aux étudiants de respecter ces règles, qui étaient en conformité avec
la législation et la jurisprudence des hautes juridictions (paragraphes 43-44
ci-dessus).
120. Par
ailleurs, le processus de mise en application de la réglementation en question
ayant débouché sur la décision du 9 juillet 1998 s’est déroulé sur plusieurs
années et a été marqué par un large débat au sein de la société turque et du
monde éducatif (paragraphe 35 ci-dessus). Les deux hautes juridictions, le
Conseil d’Etat et la Cour constitutionnelle, ont pu élaborer une jurisprudence
constante en la matière (paragraphes 37, 39 et 41 ci-dessus). Force est de
constater que, tout au long de ce processus décisionnel, les autorités
universitaires ont cherché à adapter leur attitude à l’évolution du contexte
pour ne pas fermer leurs portes aux étudiantes voilées, en continuant à
dialoguer avec celles-ci tout en veillant au maintien de l’ordre public et, en
particulier, des exigences imposées par la formation dont il s’agit.
121. A
cet égard, la Cour ne souscrit pas à l’argument de la requérante selon lequel
le fait que le non-respect du code vestimentaire n’était pas passible de
sanction disciplinaire équivaut à l’absence de règle (paragraphe 81
ci-dessus). S’agissant des moyens à employer pour assurer le respect des règles
internes, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre vision à celle
des autorités universitaires. Ces dernières, étant en prise directe et
permanente avec la communauté éducative, sont en principe mieux placées qu’une
juridiction internationale pour évaluer les besoins et le contexte locaux ou
les exigences d’une formation donnée (voir, mutatis
mutandis, Valsamis c. Grèce, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2325, § 32). Du
reste, ayant constaté la légitimité du but de la réglementation, la Cour ne
saurait appliquer le critère de proportionnalité de façon à rendre la notion de
« norme interne » d’un établissement vide de sens. L’article 9 ne
garantit pas toujours le droit de se comporter d’une manière dictée par une
conviction religieuse (Pichon et Sajous
c. France (déc.), no 49853/99, CEDH 2001-X) et il ne confère pas
aux individus agissant de la sorte le droit de se soustraire à des règles qui
se sont révélées justifiées (arrêt Valsamis, précité, avis de la Commission, p. 2337, § 51).
122. A
la lumière de ce qui précède et compte tenu de la marge d’appréciation des
Etats contractants en la matière, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse
était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé.
123. Partant,
il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.
II. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1
A. Sur la nécessité d’un examen séparé du
présent grief
1. Position des parties
124. La
Cour constate que si, devant la chambre, la requérante a invoqué certains
articles de la Convention (articles 8, 10 et 14 de la Convention ainsi que 2 du
Protocole no 1), l’intéressée a plaidé pour l’essentiel la violation
de l’article 9 de la Convention. Dans sa demande de renvoi, Mlle Şahin a prié la Grande Chambre de conclure à la
violation des articles 8, 9, 10 et 14 de la Convention ainsi que de l’article 2
du Protocole no 1, en ne présentant aucun argument juridique quant à
l’article 10.
125. Dans
son mémoire du 27 janvier 2005, la requérante semble toutefois placer son
argumentation concernant la réglementation du 23 février 1998 sous un
éclairage différent de celui qu’elle avait adopté notamment devant la chambre.
Dans son mémoire précité, elle a « [allégué] au principal une violation de
l’article 2 du premier Protocole et demand[é] à la
Grande Chambre de trancher en ce sens ». Elle a notamment prié la Cour de
« constater que la décision litigieuse d’interdire l’accès de l’université
à la requérante portant, le cas échéant, le voile islamique, constitue en l’espèce une violation du droit à
l’instruction, tel que garanti par l’article 2 du premier Protocole lu à la
lumière des articles 8, 9 et 10 de la Convention ».
126. Quant
au Gouvernement, il soutient qu’il n’y a pas eu violation de la première phrase
de l’article 2 du Protocole no 1.
2. Arrêt de la chambre
127. La
chambre a conclu que nulle question distincte ne se posait sous l’angle des
articles 8, 10 et 14 de la Convention ainsi que de l’article 2 du Protocole no
1, invoqués par la requérante, les circonstances pertinentes étant les mêmes
que pour l’article 9, au sujet duquel elle a conclu à l’absence de violation.
3. Appréciation de la Cour
128. La
Cour rappelle que, selon sa jurisprudence désormais bien établie,
l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe
nécessairement tous les aspects de la requête que la chambre a examinés
précédemment dans son arrêt, aucun fondement ne permettant un renvoi simplement
partiel de l’affaire (voir, en dernier lieu, Cumpănă et Mazăre
c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 66, CEDH 2004-XI, et K. et T. c. Finlande
[GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII).
L’« affaire » dont est saisie la Grande Chambre est la requête telle
qu’elle a été déclarée recevable.
129. La
Cour estime que le grief tiré de la première phrase de l’article 2 du Protocole
no 1 peut être considéré comme distinct de celui tiré de
l’article 9 de la Convention, compte tenu des circonstances propres à
l’affaire et de la nature fondamentale du droit à l’instruction ainsi que de la
position des parties, nonobstant le fait que ce grief équivaut en substance à
une critique de la réglementation du 23 février 1998 comme cela était le cas au
regard de l’article 9.
130. En
conclusion, la Cour examinera ce grief séparément (voir, mutatis mutandis, Göç c. Turquie
[GC], no 36590/97, § 46, CEDH 2002-V).
B. Sur l’applicabilité
131. La
requérante allègue la violation de la première phrase de l’article 2 du
Protocole no 1, ainsi libellée :
« Nul ne peut se voir refuser le droit à
l’instruction. (...) »
Champ
d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no
1
a) Thèses des parties devant la Grande
Chambre
132. La
requérante ne doute pas que le droit à l’instruction, tel que prévu par la
première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, s’applique à
l’enseignement supérieur, étant donné que cette disposition concerne l’ensemble
des établissements existant à un moment donné.
133. Le
Gouvernement ne s’est pas prononcé sur cette question.
b) Appréciation de la Cour
134. Aux
termes de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, nul
ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. Bien que ce texte ne fasse aucune mention de l’enseignement
supérieur, rien ne tend non plus à indiquer qu’il n’est pas applicable à
tous les niveaux d’enseignement, y compris le supérieur.
135. En
ce qui concerne le contenu du droit à l’instruction et l’étendue de
l’obligation qui en découle, la Cour rappelle avoir dit dans l’Affaire « relative à certains aspects
du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » « affaire linguistique belge » ((fond), arrêt du 23 juillet 1968, série
A no 6, pp. 30-31, § 3) que « [l]a formulation négative
signifie, et les travaux préparatoires le confirment, que les Parties
contractantes ne reconnaissent pas un droit à l’instruction qui les
obligerait à organiser à leurs frais, ou à subventionner, un
enseignement d’une forme ou à un échelon déterminés. L’on ne saurait
pourtant en déduire que l’Etat n’ait aucune obligation positive d’assurer le
respect de ce droit, tel que le protège la première phrase de l’article 2 du Protocole
no 1. Puisque « droit » il y a, celui-ci est garanti, en
vertu de l’article 1 de la Convention, à toute personne relevant de la
juridiction d’un Etat contractant. »
136. La
Cour ne perd pas de vue que le développement du droit à l’instruction, dont le
contenu varierait dans le temps et dans l’espace en fonction des circonstances
économiques et sociales, dépend principalement des besoins et des ressources de
la communauté. Cependant, il est d’une importance cruciale que la Convention
soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties
concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires. En outre, elle est
un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979,
série A no 31, p. 19, § 41, Airey c. Irlande,
arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14-15, § 26, et, en
dernier lieu, Mamatkoulov et Askarov
c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH
2005-I). Or, si la première phrase de l’article 2 énonce pour l’essentiel
l’accès aux établissements de l’enseignement du primaire et du secondaire,
nulle cloison étanche ne sépare l’enseignement supérieur du domaine de
l’instruction. En effet, dans plusieurs textes adoptés récemment, le Conseil de
l’Europe a souligné le rôle essentiel et l’importance du droit à l’accès à
l’enseignement supérieur dans la promotion des droits de l’homme et des
libertés fondamentales et le renforcement de la démocratie (voir notamment la Recommandation no
R (98) 3 et la Recommandation 1353 (1998), paragraphes 68 et 69 ci-dessus).
Comme l’indique la Convention sur la reconnaissance des qualifications
relatives à l’enseignement supérieur dans la région européenne (paragraphe 67
ci-dessus), l’enseignement supérieur « joue un rôle éminent dans
l’acquisition et dans le progrès de la connaissance » et « constitue
une exceptionnelle richesse culturelle et scientifique, tant pour les individus
que pour la société ».
137. Partant,
on concevrait mal que les établissements de l’enseignement supérieur existant à
un moment donné échappent à l’empire de la première phrase de l’article 2
du Protocole no 1. Ledit article n’astreint certes pas les Etats
contractants à créer des établissements d’enseignement supérieur.
Néanmoins, un Etat qui a créé de tels établissements a l’obligation de veiller
à ce que les personnes jouissent d’un droit d’accès effectif à ceux-ci.
Dans une société démocratique, le droit à l’instruction, indispensable à
la réalisation des droits de l’homme, occupe une place si fondamentale qu’une
interprétation restrictive de la première phrase de l’article 2 ne
correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition (voir, mutatis mutandis, affaire linguistique belge,
arrêt précité, pp. 33-34, § 9, et Delcourt
c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, pp.
13-15, § 25).
138. Cette
approche est conforme à la position retenue dans l’affaire linguistique belge
(p. 22) par la Commission qui, dès
1965, déclarait que, bien que le champ d’application du droit protégé par
l’article 2 du Protocole no 1 ne soit pas défini ou précisé par la
Convention, celui-ci comprenait, « aux fins de l’examen de la présente
affaire », « l’accès à l’enseignement gardien, primaire,
secondaire et supérieur ».
139. Plus
tard, dans plusieurs décisions, la Commission a relevé que « le droit à
l’instruction, au sens de l’article 2, vise au premier chef l’instruction
élémentaire et pas nécessairement des études supérieures comme celles de
technologie » (X c. Royaume-Uni,
no 5962/72, décision de la Commission du 13 mars 1975, DR 2, p. 50,
et Kramelius c. Suède, no 21062/92,
décision de la Commission du 17 janvier 1996, non publiée). Dans les affaires plus
récentes, en laissant la porte ouverte à l’application de l’article 2 du
Protocole no 1 à l’enseignement universitaire, elle s’est penchée
sur la légitimité de certaines restrictions à l’accès aux établissements de
l’enseignement supérieur (voir, en ce qui concerne un système d’enseignement
supérieur limité, X c. Royaume-Uni, no
8844/80, décision de la Commission du 9 décembre 1980, DR 23, p. 228 ; en
ce qui concerne des mesures
d’exclusion temporaire ou définitive d’un établissement d’enseignement, Yanasik c. Turquie, no 14524/89,
décision de la Commission du 6 janvier 1993, DR 74, p. 14, et Sulak c. Turquie, no 24515/94,
décision de la Commission du 17 janvier 1996, DR 84-B, p. 98).
140. Quant
à la Cour, à la suite de l’affaire linguistique belge, elle a déclaré
irrecevables plusieurs affaires concernant l’enseignement supérieur, non parce
que la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 ne s’y
appliquait pas mais en se fondant sur un autre motif d’irrecevabilité (grief d’une
personne handicapée n’ayant pas rempli les conditions d’accès à l’université, Lukach c. Russie (déc.), no
48041/99, 16 novembre 1999 ; absence d’autorisation de se préparer et de
se présenter à l’examen final du diplôme de droit à l’université pendant une
détention, Georgiou c. Grèce (déc.), no
45138/98, 13 janvier 2000 ; interruption des études supérieures en raison
d’une condamnation régulière, Durmaz et autres c.
Turquie (déc.), nos 46506/99, 46569/99, 46570/99 et
46939/99, 4 septembre 2001).
141. De
l’ensemble des considérations qui précèdent, il ressort que les établissements
de l’enseignement supérieur, s’ils existent à un moment donné, entrent dans le
champ d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no
1, étant donné que le droit à l’accès à ces établissements constitue un élément
inhérent au droit qu’énonce ladite disposition. Il ne s’agit pas là d’une
interprétation extensive de nature à imposer aux Etats contractants de
nouvelles obligations : elle se fonde sur les termes mêmes de la première
phrase dudit article, lue dans son contexte et à la lumière de l’objet et du
but de ce traité normatif qu’est la Convention (voir, mutatis mutandis, Golder c. Royaume-Uni,
arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36).
142. Partant,
la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 trouve à
s’appliquer en l’espèce. La manière dont elle le fait dépend toutefois à
l’évidence des particularités du droit à l’instruction.
C. Sur le fond
1. Thèses des parties devant la Grande
Chambre
a) La requérante
143. Pour
la requérante, il est évident que l’interdiction du port du foulard islamique émanant
des autorités publiques constitue une ingérence dans son droit à l’instruction,
qui a consisté dans le refus de l’accès aux épreuves d’oncologie le 12 mars
1998, le refus de l’inscription administrative le 20 mars 1998 et le refus de
l’accès au cours de neurologie le 16 avril 1998 et aux épreuves écrites du
cours de santé populaire le 10 juin 1998.
144. La
requérante admet que, de par sa nature, le droit à l’instruction nécessite
d’être réglementé par l’Etat. A ses yeux, la réglementation doit suivre les
mêmes critères que ceux valant pour les ingérences autorisées par les articles 8 à 11 de la Convention. A cet égard, elle
insiste sur l’absence d’une disposition en droit interne turc empêchant la
poursuite d’études supérieures, et déclare que les lois en vigueur n’attribuent
pas au rectorat la compétence et le pouvoir de refuser l’accès à l’université
aux étudiantes revêtues du foulard.
145. L’intéressée souligne avoir pu
s’inscrire à l’université alors qu’elle portait le foulard et y poursuivre ses
études de la sorte sans encombre pendant quatre ans et demi. Ainsi, elle
soutient qu’il n’existait aucune source juridique interne qui, au moment de son
inscription à l’université et pendant la période où elle poursuivait ses
études, aurait permis de prévoir que, quelques années plus tard, elle ne
pourrait plus accéder aux salles de cours.
146. Tout en réitérant que les moyens employés
en l’espèce étaient disproportionnés au but poursuivi, la requérante admet que
les établissements de l’enseignement supérieur peuvent, en principe, aspirer à
fournir un enseignement dans un climat de sérénité et de sécurité. Toutefois,
comme en témoigne l’absence de poursuite disciplinaire à son encontre, elle
affirme qu’en portant le foulard islamique elle n’a nullement troublé l’ordre
public ni porté atteinte aux droits et libertés des autres étudiants. En outre,
selon elle, les autorités compétentes de l’université ont à leur disposition
suffisamment d’instruments pour garantir la protection de l’ordre public, tels
que des mécanismes disciplinaires ou la saisine des juridictions répressives,
si le comportement de l’étudiant est constitutif d’une infraction pénale.
147. La
requérante allègue que le fait de
conditionner la poursuite de ses études à la suppression du foulard et de lui
refuser l’accès aux établissements d’enseignement en cas de non-respect de
cette condition porte effectivement et abusivement atteinte à la substance du
droit à l’instruction et rend ce droit inutilisable. Cela vaut d’autant plus
qu’elle est une jeune adulte ayant construit sa personnalité et intégré des
valeurs de nature sociale et morale et qu’elle s’est vue privée de toute possibilité
de continuer ses études en Turquie en accord avec ses convictions.
148. Pour
l’ensemble de ces raisons, la requérante soutient que, quelle que soit la
portée de la marge d’appréciation qui lui a été accordée, l’Etat défendeur en a
outrepassé les limites et a violé son droit à l’instruction, lu à la lumière
des articles 8, 9 et 10 de la
Convention.
b) Le Gouvernement
149. Se
référant à la jurisprudence de la
Cour, le Gouvernement rappelle que les Etats contractants disposent d’une marge
d’appréciation pour adopter des réglementations en matière d’enseignement.
150. Il
fait valoir également que la
requérante s’était inscrite à la faculté de médecine de Cerrahpaşa
de l’université d’Istanbul alors qu’elle poursuivait depuis cinq ans ses études
à la faculté de médecine de l’université de Bursa, où elle portait le voile.
Par une circulaire, le recteur de l’université d’Istanbul avait interdit le
port du voile dans l’université. Cette interdiction se fondait sur les arrêts
de la Cour constitutionnelle et du Conseil d’Etat. Comme l’indiquent la requête
et la demande de renvoi, l’intéressée ne s’est heurtée à aucun obstacle
lorsqu’elle s’est inscrite à la faculté de médecine de Cerrahpaşa.
Cela prouve qu’elle a bénéficié de l’égalité de traitement en matière de droit
d’accès aux établissements d’enseignement. Quant à l’ingérence qu’elle a subie
en raison de la mise en œuvre de la circulaire du 23 février 1998, le
Gouvernement se contente de souligner que celle-ci avait été contrôlée par les
instances judiciaires.
151. En
conclusion, en demandant que soit confirmé l’arrêt de la chambre, le
Gouvernement soutient que la réglementation litigieuse n’était pas contraire à
la jurisprudence de la Cour, compte tenu de la marge d’appréciation accordée
aux Etats contractants.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
152. Le
droit à l’instruction, tel qu’il est prévu par la première phrase de l’article 2
du Protocole no 1, garantit à quiconque relève de la juridiction des
Etats contractants « un droit d’accès aux établissements scolaires
existant à un moment donné » ; mais l’accès à ces derniers ne forme
qu’une partie de ce droit fondamental. Pour que ce droit « produise des
effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu qui en est titulaire
ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement suivi, c’est-à-dire
le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque Etat, sous
une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études
accomplies » (affaire linguistique
belge, arrêt précité, pp. 30-32, §§ 3-5 ; voir également Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, arrêt du 7 décembre
1976, série A no 23, pp. 25-26, § 52). De même, le membre de
phrase « nul ne peut (...) » implique le principe d’égalité de
traitement de tous les citoyens dans l’exercice du droit à l’instruction.
153. Le
droit fondamental de chacun à l’instruction vaut pour les élèves des
établissements de l’enseignement public comme des établissements privés, sans
aucune distinction (Costello-Roberts c.
Royaume-Uni, arrêt du 25 mars 1993, série A no 247-C, p.
58, § 27).
154. Pour
important qu’il soit, ce droit n’est toutefois pas absolu ; il peut donner
lieu à des limitations implicitement admises car il « appelle de par sa
nature même une réglementation par l’Etat » (affaire linguistique belge,
arrêt précité, p. 32, § 5 ; voir aussi, mutatis mutandis, Golder, arrêt précité, pp. 18-19, § 38, et Fayed c. Royaume-Uni, arrêt du 21 septembre
1994, série A no 294-B, pp. 49-50, § 65). Certes, des règles
régissant les établissements d’enseignement peuvent varier dans le temps en
fonction entre autres des besoins et des ressources de la communauté ainsi que
des particularités de l’enseignement de différents niveaux. Par conséquent, les
autorités nationales jouissent en la matière d’une certaine marge
d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur
le respect des exigences de la Convention. Afin de s’assurer que les
limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de
l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour
doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et
tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, elle n’est pas
liée par une énumération exhaustive des « buts légitimes » sur le
terrain de l’article 2 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Podkolzina c. Lettonie,
no 46726/99, § 36, CEDH 2002-II). En outre, pareille limitation ne
se concilie avec ledit article que s’il existe un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
155. De
telles limitations ne doivent pas non plus se heurter à d’autres droits
consacrés par la Convention et ses Protocoles (affaire linguistique belge, arrêt précité, p. 32, § 5, Campbell et Cosans
c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1982, série A no 48, p.19, §
41, et Yanasik, décision précitée). Les
dispositions de ceux-ci doivent être envisagées comme un tout. Dès lors, il
faut lire, le cas échéant, la première phrase de l’article 2 du Protocole no
1 à la lumière, notamment, des articles 8, 9 et 10 de la Convention (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, arrêt précité, p. 26, § 52 in fine).
156. Le
droit à l’instruction n’exclut pas en principe le recours à des mesures disciplinaires,
y compris des mesures d’exclusion temporaire ou définitive d’un établissement
d’enseignement en vue d’assurer l’observation des règles internes des
établissements. L’application de sanctions disciplinaires constitue l’un des
procédés par lesquels l’école s’efforce d’atteindre le but dans lequel on l’a
créée, y compris le développement et le façonnement du caractère et de l’esprit
des élèves (voir, notamment, Campbell et Cosans, arrêt précité, p. 14, § 33 ; voir aussi,
en ce qui concerne l’exclusion d’un élève de l’école militaire, Yanasik, décision
précitée, ou l’exclusion d’un étudiant pour fraude, Sulak, décision précitée).
b) Application de ces principes au cas
d’espèce
157. Par
analogie avec son raisonnement relatif à l’existence d’une ingérence sur le
terrain de l’article 9 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessus), la Cour peut
admettre que la réglementation litigieuse sur laquelle était fondé le refus
d’accès à plusieurs cours ou épreuves opposé à l’intéressée en raison de son
foulard islamique a constitué une limitation au droit de celle-ci à
l’instruction, nonobstant le fait que l’intéressée a eu accès à l’université et
pu suivre le cursus de son choix en fonction de ses résultats à l’examen
d’entrée à l’université. Cependant, une analyse de l’affaire au regard du droit
à l’instruction ne saurait en l’espèce se dissocier de la conclusion à laquelle
la Cour est parvenue plus haut sous l’angle de l’article 9 (paragraphe
122). En effet, les considérations énoncées à cet égard valent à l’évidence
pour le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1, lequel
constitue une critique de la réglementation incriminée présentée dans une
optique semblable à celle formulée au regard de l’article 9.
158. A
ce sujet, la Cour a déjà établi que la limitation litigieuse était prévisible
pour le justiciable et poursuivait les buts légitimes que sont la protection
des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public
(paragraphes 98 et 99 ci-dessus). Cette limitation avait manifestement
pour finalité de préserver le caractère laïque des établissements
d’enseignement.
159. En
ce qui concerne le principe de proportionnalité, la Cour rappelle avoir jugé aux
paragraphes 118 à 121 ci-dessus qu’il existait un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, en se fondant
notamment sur les éléments suivants qui sont, à l’évidence, pertinents en
l’espèce. D’une part, il est manifeste que les mesures en question ne
représentent pas une entrave à l’exercice par les étudiants des obligations qui
constituent les formes habituelles d’une pratique religieuse. D’autre part, le
processus décisionnel concernant la mise en application des règlements internes
a satisfait, dans toute la mesure du possible, à un exercice de mise en balance
des divers intérêts en jeu. Les autorités universitaires ont judicieusement
cherché à trouver des moyens appropriés sans préjudice de l’obligation de protéger
les droits d’autrui et les intérêts du monde éducatif pour ne pas fermer les
portes des universités aux étudiantes voilées. Enfin, il apparaît aussi que ce
processus était assorti de garanties – principe de légalité et contrôle
juridictionnel – propres à protéger les intérêts des étudiants (paragraphe 95
ci-dessus).
160. Il
est par ailleurs artificiel de penser que la requérante, étudiante en médecine,
ignorait les règles internes de l’université d’Istanbul qui apportaient une restriction
de lieu au port des tenues religieuses, et n’était pas suffisamment informée de
leur justification. Elle pouvait raisonnablement prévoir qu’elle risquait de se
voir refuser l’accès aux cours et épreuves si elle persistait à revêtir le
foulard islamique à partir du 23 février 1998, comme cela s’est produit
plus tard.
161. Partant,
la limitation en question n’a pas porté atteinte à la substance même du droit à
l’instruction de la requérante. En outre, à la lumière de ses conclusions au
regard des autres articles invoqués par la requérante (paragraphes 122
ci-dessus et 166 ci-dessous), la Cour observe que la limitation en question ne
se heurte pas davantage à d’autres droits consacrés par la Convention et ses
Protocoles.
162. En
conclusion, il n’y a pas eu violation de la première phrase de l’article 2
du Protocole no 1.
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8, 10 ET 14 DE LA CONVENTION
163. Comme
devant la chambre, la requérante allègue une violation des articles 8, 10
et 14 de la Convention : la réglementation dont elle se plaint porterait
atteinte à son droit au respect de sa vie privée ainsi qu’à son droit à la
liberté d’expression, et constituerait également un traitement discriminatoire.
164. La
Cour ne discerne cependant nulle violation des articles 8 et 10 de la
Convention, l’argumentation tirée de ceux-ci n’étant que la reformulation du
grief exprimé sur le terrain de l’article 9 de la Convention et de l’article 2
du Protocole no 1, au sujet desquels la Cour a conclu à l’absence de
violation.
165. Pour
ce qui est du grief tiré de l’article 14, pris isolément ou combiné avec
l’article 9 de la Convention et la première phrase de l’article 2 du Protocole
no 1, la Cour relève que celui-ci n’a pas été exposé de manière
approfondie dans les plaidoiries de la partie requérante présentées à la Grande
Chambre. Par ailleurs, comme cela a déjà été noté (paragraphes 99 et 158 ci-dessus),
la réglementation concernant le port du foulard islamique ne vise pas
l’appartenance de la requérante à une religion, mais poursuit entre autres le
but légitime de protection de l’ordre et des droits et libertés d’autrui et a
manifestement pour finalité de préserver le caractère laïque des établissements
d’enseignement. Par conséquent, les considérations à l’appui des conclusions de
la Cour selon lesquelles nulle violation ne peut être constatée au regard de
l’article 9 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1
valent sans conteste pour le grief tiré de l’article 14, pris isolément ou
combiné avec lesdites dispositions.
166. Partant,
la Cour conclut que les articles 8, 10 et 14 de la Convention n’ont pas été
enfreints.
PAR CES
MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par seize voix contre une, qu’il
n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention ;
2. Dit, par seize voix contre une, qu’il
n’y a pas eu violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no
1 ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 10 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu
violation de l’article 14 de la Convention.
Fait en français et en
anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à
Strasbourg, le 10 novembre 2005.
Luzius Wildhaber
Président
Lawrence Early
Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve
joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune à M. Rozakis et Mme Vajić ;
– opinion dissidente de Mme
Tulkens.
L.W.
T.L.E.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE À
M. ROZAKIS ET Mme VAJIĆ, JUGES
(Traduction)
Nous partageons l’avis de la majorité selon lequel
il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 9 de la Convention. Nous
avons également voté pour le constat de non-violation de la première phrase de
l’article 2 du Protocole no 1, principalement au motif que le texte
de l’arrêt est libellé de telle sorte qu’il est difficile de séparer ces deux
conclusions. Comme indiqué au paragraphe 157 de l’arrêt : « une
analyse de l’affaire au regard du droit à l’instruction ne saurait en l’espèce
se dissocier de la conclusion à laquelle la Cour est parvenue plus haut sous
l’angle de l’article 9 (...) En effet, les considérations énoncées à cet égard
valent à l’évidence pour le grief tiré de l’article 2 du Protocole no
1, lequel constitue une critique de la réglementation incriminée présentée dans
une optique semblable à celle formulée au regard de l’article 9. »
Toutefois, nous estimons qu’il aurait en réalité
été préférable de traiter l’affaire sous le seul angle de l’article 9, comme
cela a été fait dans l’arrêt de la chambre. Selon nous, la question principale
qui se pose à la Cour est celle de l’ingérence de l’Etat dans le droit de la
requérante de porter le foulard à l’université et de manifester ainsi en public
ses convictions religieuses. La question centrale en l’occurrence est donc
celle de la protection de la liberté de religion de l’intéressée telle que
garantie par l’article 9 de la Convention. Cette disposition est dans ces
conditions à l’évidence la lex specialis applicable aux faits de la cause ; le
grief corollaire concernant les mêmes faits tiré de l’article 2 du Protocole no
1, quoiqu’indubitablement recevable, ne soulève aucune question distincte sur
le terrain de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE Mme
LA JUGE TULKENS
Pour un ensemble de raisons qui se prêtent un appui
mutuel, je n’ai pas voté avec la majorité ni en ce qui concerne l’article 9 de
la Convention ni en ce qui concerne l’article 2 du Protocole no 1
relatif au droit à l’instruction, même si je suis entièrement d’accord avec la
confirmation, par la Cour, du champ d’application de cette disposition à
l’enseignement supérieur et universitaire.
A. La
liberté de religion
1. Sur le plan des principes généraux
rappelés par l’arrêt, j’ai avec la majorité des points d’accord profonds
(paragraphes 104 à 108 de l’arrêt). Le droit à la liberté de religion garanti
par l’article 9 de la Convention est un « bien précieux » aussi bien
pour les croyants que pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les
indifférents. Certes, l’article 9 de la Convention ne protège pas n’importe
quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction et, dans une
société démocratique, où plusieurs religions coexistent, il peut se révéler
nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion de limitations
propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des
convictions de chacun (paragraphe 106 de l’arrêt). Par ailleurs,
pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture sont les caractéristiques
essentielles d’une société démocratique et certains effets en découlent. D’une
part, ces idéaux et ces valeurs d’une société démocratique doivent se fonder
sur le dialogue et un esprit de compromis, ce qui implique nécessairement de la
part des personnes des concessions réciproques. D’autre part, le rôle des
autorités n’est pas d’enrayer la cause des tensions en éliminant le pluralisme
mais de veiller, comme la Cour vient encore de le rappeler, à ce que les
groupes opposés ou concurrents se tolèrent les uns les autres (Ouranio Toxo et autres c.
Grèce, no 74989/01, § 40, CEDH 2005-X).
2. A partir du moment où la majorité
accepte que l’interdiction de porter le foulard islamique dans l’enceinte de
l’université constitue une ingérence dans le droit de la requérante de
manifester sa religion garanti par l’article 9 de la Convention, que celle-ci
était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, en l’espèce la
protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre, l’essentiel du débat
porte sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans
une société démocratique ». Par nature, un tel contrôle, par la Cour, s’effectue
in concreto,
en principe au regard de trois exigences, à savoir le caractère approprié de
l’ingérence qui doit pouvoir protéger l’intérêt légitime mis en danger, le
choix de la mesure qui est la moins
attentatoire au droit ou à la liberté en cause et, enfin, sa
proportionnalité qui requiert une balance des intérêts en présence[1].
En l’espèce, l’approche de la majorité est sous-tendue
par la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales et qui consacre,
notamment, l’idée de la « meilleure position » dans laquelle
celles-ci se trouvent pour apprécier la manière d’exécuter les obligations
découlant de la Convention dans un domaine sensible (paragraphe 109 de
l’arrêt). Bien sûr, l’intervention de la Cour est subsidiaire et son rôle n’est
pas d’imposer des solutions uniformes, surtout dans « l’établissement des
délicats rapports entre l’Etat et les religions » (Cha’are Shalom Ve Tsedek
c. France [GC], no 27417/95, § 84, CEDH 2000-VII), même si,
dans certains autres arrêts concernant des conflits entre communautés
religieuses, elle n’a pas toujours adopté la même retenue judiciaire (Serif c. Grèce, no 38178/97, CEDH
1999-IX ; Eglise métropolitaine de
Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, CEDH
2001-XII). Je partage donc entièrement l’idée que la Cour doit tenter de
concilier l’universalité et la diversité et qu’elle n’a pas à se prononcer sur
quelque modèle religieux que ce soit.
3. J’aurais peut-être pu suivre
l’approche fondée sur la marge d’appréciation si deux éléments ne venaient, en
l’espèce, en affaiblir singulièrement la pertinence. Le premier concerne
l’argument utilisé par la majorité pour justifier l’ampleur de la marge, à
savoir la diversité des pratiques nationales quant à la question de la
réglementation du port de symboles religieux dans les établissements
d’enseignement et donc l’absence de consensus européen en ce domaine. Or
l’aperçu de droit comparé ne permet pas une telle conclusion : dans aucun
des Etats membres, l’interdiction du port de signes religieux ne s’est étendue
à l’enseignement universitaire qui s’adresse à un public de jeunes adultes où
le risque de pression est plus atténué. Le second concerne le contrôle européen
dont doit s’accompagner la marge d’appréciation, qui va de pair avec celle-ci,
même si ce contrôle est plus limité que lorsqu’aucune marge d’appréciation
n’est laissée aux autorités nationales. En fait, il ne trouve tout simplement
pas sa place dans l’arrêt si ce n’est en référence au contexte historique
propre de la Turquie. Or la question soulevée dans la requête, dont la portée
au regard du droit à la liberté de religion garanti par la Convention est
évidente, est une question qui n’est pas seulement « locale » mais
qui revêt une importance commune aux Etats membres. La marge d’appréciation ne
peut dès lors suffire à la soustraire à tout contrôle européen.
4. Quels sont les motifs sur lesquels
est fondée l’ingérence que constitue l’interdiction du port du foulard dans le
droit à la liberté de religion de la requérante ? En l’espèce, en
s’appuyant exclusivement sur la position des autorités et juridictions
nationales, la majorité développe, sur un plan général et abstrait, deux
arguments principaux : la laïcité et l’égalité. J’adhère entièrement et
totalement à chacun de ces principes. Mon désaccord porte sur la manière dont
ils reçoivent ici application et sur la signification qui leur est donnée par
rapport à la pratique litigieuse. Dans une société démocratique, je pense qu’il
faut chercher à accorder – et non à opposer – les principes de laïcité,
d’égalité et de liberté.
5. En ce qui concerne, tout d’abord, la laïcité, il s’agit à mes yeux, je le
répète, d’un principe essentiel et sans doute nécessaire, comme la Cour
constitutionnelle le souligne dans son arrêt du 7 mars 1989, à la protection du
système démocratique en Turquie. Mais la liberté religieuse est, elle aussi, un
principe fondateur des sociétés démocratiques. Dès lors, reconnaître la force
du principe de laïcité ne dispense pas d’établir que l’interdiction de porter
le foulard islamique qui frappe la requérante était nécessaire pour en assurer
le respect et répondait, dès lors, à un « besoin social impérieux ».
Seuls des faits qui ne peuvent être contestés et des raisons dont la légitimité
ne fait pas de doute – et non pas des inquiétudes ou des craintes – peuvent
répondre à cette exigence et justifier une atteinte à un droit garanti par la
Convention. En outre, en présence d’une ingérence dans un droit fondamental, la
jurisprudence de la Cour est clairement établie en ce sens qu’il ne suffit pas
d’affirmer mais qu’il faut étayer les affirmations par des exemples concrets (Smith et Grady c.
Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 89, CEDH 1999-VI).
Tel ne me paraît pas être le cas en l’espèce.
6. Au regard de l’article 9 de la
Convention, la liberté qui est ici en cause n’est pas celle d’avoir une
religion (le for interne) mais de manifester sa religion (le for externe). Si
la Cour est allée très (peut-être trop) loin dans la protection des sentiments
religieux (Otto-Preminger-Institut c.
Autriche, arrêt du 20 septembre 1994, série A no 295-A ; Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre
1996, Recueil des arrêts et décisions
1996-V), elle s’est montrée plus restrictive en ce qui concerne les pratiques
religieuses (Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité ;
Dahlab c. Suisse (déc.), no
42393/98, CEDH 2001-V), qui ne paraissent d’ailleurs être protégées que de
manière subsidiaire (paragraphe 105 de l’arrêt). En fait, il s’agit d’un aspect
de la liberté de religion auquel la Cour a été peu confrontée jusqu’à présent
et qui ne lui a pas encore permis de se situer par rapport aux signes
extérieurs des pratiques religieuses, comme par exemple le port d’un vêtement,
dont la portée peut être très différente selon les confessions[2].
7. En se référant à l’arrêt Refah Partisi (Parti de
la prospérité) et autres [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98
et 41344/98, CEDH 2003-I, l’arrêt soutient qu’« [u]ne attitude ne
respectant pas ce principe [de laïcité] ne sera pas nécessairement acceptée
comme faisant partie de la liberté de manifester la religion » (paragraphe
114 de l’arrêt). La majorité estime donc que le port du foulard est, en soi,
une atteinte au principe de laïcité, prenant ainsi parti sur une question
controversée, à savoir le sens du port du foulard et le lien qu’il entretient
avec le principe de laïcité[3].
En l’espèce, dans sa généralité, cette appréciation
soulève au moins trois difficultés. D’une part, l’arrêt ne répond pas à
l’argument de la requérante, non contesté par le Gouvernement, faisant valoir
qu’elle n’entendait pas mettre en cause le principe de laïcité auquel elle
adhère. D’autre part, rien n’établit que son attitude, son comportement ou ses
actes aient constitué des atteintes à ce principe, une approche que la Cour a
toujours suivie dans sa jurisprudence (Kokkinakis c. Grèce,
arrêt du 25 mai 1993, série A no 260‑A ; Parti communiste unifié de Turquie et autres
c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I). Enfin, l’arrêt ne fait aucune distinction entre
les enseignants et les enseignés alors que dans la décision Dahlab, précitée, qui concernait
une enseignante la dimension d’exemplarité du port du foulard était
expressément invoquée par la Cour. Si le principe de laïcité requiert un
enseignement affranchi de toute manifestation religieuse et doit s’imposer aux
enseignants, comme à tous les agents des services publics, qui se sont engagés volontairement
dans un espace de neutralité, la situation des élèves et des étudiants me
semble différente.
8. Le sens de la liberté de manifester
sa religion est de permettre à chacun de l’exercer, individuellement ou
collectivement, dans un lieu privé ou dans l’espace commun, à la double
condition de ne pas porter atteinte aux droits et libertés d’autrui et de ne
pas troubler l’ordre (article 9 § 2).
S’agissant de la première condition, celle-ci
aurait pu ne pas se trouver remplie si le port du foulard par la requérante,
comme signe religieux, avait revêtu un
caractère ostentatoire ou agressif ou avait constitué un acte de pression, de
provocation, de prosélytisme ou de propagande portant atteinte – ou susceptible
de porter atteinte – aux convictions d’autrui. Mais cet argument n’est pas
soutenu par le Gouvernement et rien ne l’établit en l’espèce dans le chef de Mlle
Şahin. S’agissant de la seconde condition, il
n’est pas davantage avancé ni démontré que le port du foulard par la requérante
ait perturbé l’enseignement ou la vie universitaire ni qu’il ait provoqué
quelque désordre. Aucune poursuite disciplinaire n’a d’ailleurs été engagée
contre celle-ci.
9. La majorité soutient cependant que
« lorsque l’on aborde la question du foulard islamique dans le contexte
turc, on ne saurait faire abstraction de l’impact que peut avoir le port de ce
symbole, présenté ou perçu comme une obligation religieuse contraignante, sur
ceux qui ne l’arborent pas » (paragraphe 115 de l’arrêt).
Sauf à abaisser le niveau d’exigence du droit à la
liberté de religion en fonction du contexte, l’effet éventuel que le port du
foulard, présenté comme un symbole, pourrait avoir sur celles qui ne le portent
pas ne me paraît pas, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, répondre à
l’exigence d’un besoin social impérieux. Mutatis
mutandis, dans le domaine de la liberté d’expression (article 10), la Cour
n’a jamais accepté que des ingérences dans l’exercice de ce droit soient
justifiées par le fait que les idées ou les discours ne sont pas partagés par
tous et pourraient même heurter certains. Récemment, dans l’arrêt Gündüz c. Turquie (no 35071/97,
CEDH 2003-XI), la Cour a jugé contraire à la liberté d’expression le fait qu’un
dirigeant religieux musulman avait été condamné pour avoir violemment critiqué
le régime laïc en Turquie, appelé à l’instauration de la Charia et qualifié de
« bâtards » les enfants nés d’unions consacrées par les seules
autorités laïques. Ainsi, la manifestation d’une religion par le port paisible
d’un foulard peut être interdite alors que, dans le même contexte, des propos
qui pourraient être entendus comme une incitation à la haine religieuse sont
couverts par la liberté d’expression[4].
10. En fait, c’est la menace « des
mouvements politiques extrémistes » qui entendent « imposer à la
société tout entière leurs symboles religieux et leur conception de la société,
fondée sur des règles religieuses » qui justifie, pour la Cour, la
réglementation litigieuse laquelle constitue une « mesure destinée à protéger
le pluralisme dans un établissement universitaire » (paragraphe 115 in fine de l’arrêt). La Cour avait déjà
annoncé sa position dans l’arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres (précité, §
95) lorsqu’elle estime que « [d]ans un pays comme la Turquie, où la grande
majorité de la population adhère à une religion précise, des mesures prises
dans les universités en vue d’empêcher certains mouvements fondamentalistes
religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la
religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre religion peuvent être
justifiées au regard de l’article 9 § 2 de la Convention. Dans ce contexte, des
universités laïques peuvent réglementer la manifestation des rites et des
symboles de cette religion, en apportant des restrictions de lieu et de forme,
dans le but d’assurer la mixité des étudiants de croyances diverses et de
protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui ».
Si tout le monde s’accorde sur la nécessité
d’empêcher l’islamisme radical, une telle justification se heurte néanmoins à
une sérieuse objection. Le port du foulard ne peut, en tant que tel, être
associé au fondamentalisme et il est essentiel de distinguer les personnes qui
portent le foulard et les « extrémistes » qui veulent l’imposer,
comme d’autres signes religieux. Toutes les femmes qui portent le foulard ne
sont pas des fondamentalistes et rien ne l’établit dans le chef de la
requérante. Elle est une jeune femme majeure et universitaire dont on peut
supposer une capacité de résistance plus forte aux pressions dont l’arrêt ne
fournit, au demeurant, aucun exemple concret. Son intérêt individuel à exercer
le droit à la liberté de religion et à la manifester par un signe extérieur ne
peut être entièrement absorbé par l’intérêt public à lutter contre les
extrémistes[5].
11. En ce qui concerne ensuite l’égalité, la majorité met l’accent sur la
protection des droits des femmes et le principe de l’égalité entre les sexes
(paragraphes 115 et 116 de l’arrêt). A
contrario, le port du foulard serait la marque de l’aliénation de la femme
et, dès lors, l’interdiction assurerait la promotion de l’égalité entre les
hommes et les femmes. Mais, quel est le lien entre le port du foulard et
l’égalité des sexes ? L’arrêt n’en dit rien. Par ailleurs, quel est le
sens du port du foulard ? Comme le relève la Cour constitutionnelle
allemande dans son arrêt du 24 septembre 2003[6],
le port du foulard n’a pas de signification univoque et cette pratique répond à
des motivations variables. Elle ne symbolise pas nécessairement la soumission
de la femme à l’homme et, dans certains cas, certains soutiennent qu’elle
pourrait même être un instrument d’émancipation de la femme. Dans ce débat, la
voix des femmes est absente, celles qui portent le foulard comme celles qui
choisissent de ne pas le porter.
12. L’arrêt de la Grande Chambre se
réfère ici à la décision Dahlab précitée en reprenant la partie de la
motivation de cette décision qui est la plus contestable à mes yeux, à savoir
que le port du foulard est un « signe extérieur fort », un symbole
qui « semble être imposé aux femmes par un précepte religieux
difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes » et que
cette pratique est difficile à « concilier (...) avec le message de tolérance,
de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que, dans une
démocratie, tout enseignant doit transmettre à ses élèves » (paragraphe
111 in fine de l’arrêt).
Il n’appartient pas à la Cour de porter une telle
appréciation, en l’occurrence unilatérale et négative, sur une religion et une
pratique religieuse, tout comme il ne lui appartient pas d’interpréter, de
manière générale et abstraite, le sens du port du foulard ni d’imposer son
point de vue à la requérante. Celle-ci –
qui est une jeune femme adulte et universitaire – a fait valoir qu’elle portait
librement le foulard et rien ne contredit cette affirmation. A cet égard, je
vois mal comment le principe d’égalité entre les sexes peut justifier
l’interdiction faite à une femme d’adopter un comportement auquel, sans que la
preuve contraire ait été apportée, elle consent librement. Par ailleurs,
l’égalité et la non-discrimination sont des droits subjectifs qui ne peuvent
être soustraits à la maîtrise de ceux et de celles qui sont appelés à en
bénéficier. Une telle forme de « paternalisme » s’inscrit à
contre-courant de la jurisprudence de la Cour qui a construit, sur le fondement
de l’article 8, un véritable droit à l’autonomie personnelle (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95,
§ 92, CEDH 2001-III ; Pretty c. Royaume-Uni,
no 2346/02, §§ 65-67, CEDH 2002-III ; Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no
28957/95, § 90, CEDH 2002-VI)[7]. Enfin,
si vraiment le port du foulard était contraire en tout état de cause à
l’égalité entre les hommes et les femmes, l’Etat serait alors tenu, au titre de
ses obligations positives, de l’interdire dans tous les lieux, qu’ils soient
publics ou privés[8].
13. Dans la mesure où l’interdiction de
porter le foulard islamique dans l’enceinte universitaire n’est pas, à mes
yeux, fondée sur des motifs pertinents et suffisants, elle ne peut être
considérée comme une ingérence « nécessaire dans une société
démocratique » au sens de l’article 9 § 2 de la Convention. Dans ces
conditions, il y a atteinte au droit à la liberté de religion de la requérante
garanti par la Convention.
B. Le
droit à l’instruction
14. A partir du moment où la majorité
estime qu’il convient aussi d’examiner le grief de la requérante fondé sur
l’article 2 du Protocole no 1, je suis entièrement d’accord avec
l’applicabilité à l’enseignement supérieur et universitaire de cette
disposition, laquelle était d’ailleurs déjà inscrite dans le rapport de la
Commission dans l’Affaire « relative
à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique »
du 24 juin 1965. L’arrêt souligne à juste titre que « nulle cloison
étanche ne sépare l’enseignement supérieur du domaine de l’instruction »
et il rappelle aussi, avec le Conseil de l’Europe, « le rôle essentiel et
l’importance du droit à l’accès à l’enseignement supérieur dans la promotion
des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le renforcement de la
démocratie » (paragraphe 136 de l’arrêt). Par ailleurs, dans la mesure où
le droit à l’instruction est le droit de toute personne à bénéficier des moyens
d’instruction, l’arrêt précise qu’un Etat qui a créé des établissements
d’enseignement supérieur « a l’obligation de veiller à ce que les
personnes jouissent d’un droit d’accès effectif à ces établissements »,
sans discrimination (paragraphe 137 de l’arrêt).
15. Toutefois, alors que l’arrêt insiste
sur le fait que dans une société démocratique le droit à l’instruction est
indispensable à la réalisation des droits de l’homme (paragraphe 137 de
l’arrêt), il est étonnant et regrettable qu’aussitôt après il prive la
requérante de ce droit pour des motifs qui ne me paraissent ni pertinents ni
suffisants. La requérante n’est pas une étudiante qui sollicite, en se fondant
sur sa conviction religieuse, des dispenses ou des modifications du programme
d’enseignement de l’université dans laquelle elle est inscrite (ce qui était
l’hypothèse dans l’arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark du 7 décembre 1976,
série A no 23). Elle souhaite simplement terminer ses études dans
les mêmes conditions que celles qui existaient au moment de son inscription à
l’université et à l’époque où elle les poursuivait
sans que le port du foulard pose problème. Je pense qu’en refusant à la
requérante l’accès aux cours et aux épreuves inscrits au programme de la
faculté de médecine, celle-ci a été privée de
facto du droit d’accès à l’université et, partant, du droit à
l’instruction.
16. L’arrêt de la Grande Chambre adopte
« par analogie » son raisonnement concernant l’existence d’une ingérence
sur le terrain de l’article 9 de la Convention et estime qu’une analyse au
regard du droit à l’instruction « ne saurait en l’espèce se dissocier de
la conclusion à laquelle elle est parvenue sous l’angle de cette
disposition ». En effet, les considérations énoncées à cet égard
« valent à l’évidence pour le grief tiré de l’article 2 du Protocole no
1 » (paragraphe 157 de l’arrêt). Dans ces conditions, je pense que l’arrêt
de la chambre du 30 novembre 2004 avait sans doute raison de décider qu’aucune
« question distincte » ne se posait sous l’angle de l’article 2 du
Protocole no 1, les circonstances pertinentes et les arguments étant
les mêmes que pour l’article 9 au sujet duquel elle avait conclu à l’absence de
violation.
Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincue que
le raisonnement en matière de liberté religieuse « vaut à
l’évidence » dans le cadre du droit à l’instruction. Certes, ce dernier
droit n’est pas un droit absolu et il peut être soumis à des limitations
implicites mais celles-ci ne peuvent pas le réduire au point de l’atteindre
dans sa substance même ni de le priver de son effectivité. En outre, ces
limitations ne peuvent pas non plus se heurter à d’autres droits consacrés par
la Convention dont les dispositions doivent être envisagées comme un tout. Par
ailleurs, quand il s’agit d’une obligation négative, la marge d’appréciation
est moins large et il appartient, en tout état de cause, à la Cour de statuer
en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Enfin, toute limitation
ne peut se concilier avec le droit à l’instruction que s’il existe un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens et le but visé.
17. Qu’en est-il en l’espèce ? Je
ne reprendrai pas ici la discussion portant sur le droit à la liberté de
religion et je me limiterai à souligner des éléments additionnels qui
concernent la proportionnalité des limitations apportées au droit à
l’instruction de la requérante.
Tout d’abord, avant de refuser l’accès de la
requérante aux cours et aux épreuves, les autorités auraient dû avoir recours à
d’autres moyens soit pour tenter de convaincre la requérante de poursuivre ses
études en ôtant le foulard (par exemple par une médiation), soit pour garantir
la protection de l’ordre dans l’enceinte de l’université si celui-ci était
effectivement mis en péril[9]. En
fait, nulle autre mesure moins attentatoire au droit à l’instruction n’a été
utilisée en l’espèce. Ensuite, il n’est pas contesté qu’en subordonnant la
poursuite de ses études à la suppression du foulard et en lui refusant l’accès
à l’université en cas de non-respect de cette exigence, la requérante a été
contrainte de quitter le pays et de terminer ses études à l’université de
Vienne. Aucune alternative ne s’offrait donc à elle alors que cet élément a été
pris en considération dans l’arrêt Cha’are Shalom Ve Tsedek précité pour
conclure à la non-violation de la Convention (§§ 80-81). Enfin, l’arrêt de la
Grande Chambre n’opère aucune mise en balance des intérêts en présence :
d’un côté, le préjudice causé à la requérante qui non seulement s’est vue
privée de toute possibilité de terminer ses études en Turquie en raison de ses
convictions religieuses mais qui soutient aussi que le retour dans son pays
pour y exercer sa profession sera problématique en raison des difficultés de la
reconnaissance des diplômes étrangers ; d’un autre côté, l’avantage qui
résulte pour la société turque de l’interdiction du port du foulard par
celle-ci dans l’enceinte universitaire.
Dans ces conditions, on peut raisonnablement soutenir
que l’exclusion de la requérante des cours et des épreuves et, partant, de
l’université a privé son droit à l’instruction de toute effectivité et, dès
lors, a porté atteinte à la substance de celui-ci.
18. Il faut d’ailleurs se demander si
pareille atteinte au droit à l’instruction ne revient pas, en définitive, à
accepter, implicitement, pour la requérante, une discrimination fondée sur la
religion. Dans la Résolution 1464 (2005) du 4 octobre 2005, l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe rappelle aux Etats membres qu’il importe
« de protéger pleinement toutes les femmes vivant sur le territoire contre
toute violation de leurs droits fondée sur ou attribuée à la religion ».
19. Plus fondamentalement, en acceptant
l’exclusion de la requérante de l’université au nom de la laïcité et de
l’égalité, la majorité accepte son exclusion d’un lieu d’émancipation où
précisément le sens de ces valeurs peut se construire. L’université donne
l’expérience concrète d’un savoir libre et affranchi de toute autorité. C’est
une telle expérience qui forme les esprits à la laïcité et à l’égalité plus
efficacement qu’une obligation imposée sans adhésion. Le dialogue
interreligieux et interculturel, fondé sur la tolérance, est une éducation et
il est dès lors paradoxal de priver de cette éducation les jeunes filles qui
portent le foulard et en raison de celui-ci. Vouloir la liberté et l’égalité
pour les femmes ne peut signifier les priver de la chance de décider de leur
avenir. L’interdiction et l’exclusion résonnent en écho au fondamentalisme que
ces mesures veulent combattre. Ici comme ailleurs, les risques en sont
connus : la radicalisation des croyances, les exclusions silencieuses, le
retour vers les écoles religieuses. Rejetées par la loi, les jeunes femmes sont
renvoyées vers leur loi. Or, nous le savons tous, l’intolérance nourrit
l’intolérance.
20. Enfin, l’ensemble de ces questions
doit aussi être lu à la lumière des observations contenues dans le rapport
annuel d’activités de juin 2005 de la Commission européenne contre le racisme
et l’intolérance (ECRI) qui s’inquiète du climat d’hostilité envers des
personnes qui sont ou qui sont perçues comme étant musulmanes et estime que
cette situation requiert attention et action dans le futur[10].
Je pense qu’il faut rappeler, encore et toujours, que ce sont les droits de
l’homme qui sont les meilleurs moyens de prévenir et de combattre le fanatisme
et l’extrémisme.
1. S. Van Drooghenbroeck, La
proportionnalité dans le droit de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Prendre l’idée
simple au sérieux, Bruxelles, Bruylant, 2001.
1. E. Brems, « The
approach of the European Court of Human Rights to religion », in Th. Marauhn (éd.), Die
Rechtsstellung des Menschen im Völkerrecht. Entwicklungen und Perspektiven,
Tübingen, Mohr Siebeck, 2003, pp. 1 et suiv.
1. E. Bribosia
et I. Rorive, « Le voile à l’école : une
Europe divisée », Revue
trimestrielle des droits de l’homme, 2004, p. 958.
2. Cour constitutionnelle fédérale
d’Allemagne, arrêt de la deuxième chambre du 24 septembre 2003, 2BvR
1436/042.