Corte europea dei diritti dell’uomo
(Grande Camera), 10 aprile 2007
(requête n.
6339/05)
AFFAIRE EVANS
c. ROYAUME-UNI
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Evans c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de
l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis,
président,
J.-P. Costa,
Sir Nicolas Bratza,
MM. B.M. Zupančič,
P. Lorenzen,
R. Türmen,
V. Butkevych,
Mmes N. Vajić,
M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. A.B. Baka,
A. Kovler,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Mularoni,
M. D. Spielmann,
Mme R. Jaeger,
M. David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 novembre 2006 et
le 12 mars 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A
l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 6339/05) dirigée
contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont une
ressortissante de cet Etat, Mme Natallie Evans (« la requérante »), a saisi la Cour le 11 février 2005
en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme
et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La
requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, a été
représentée par Me M. Lyons, avocat à Londres. Le gouvernement britannique (« le
Gouvernement ») a été représenté par ses agents, Mmes Emily
Willmott et Kate McCleery, du ministère des Affaires étrangères et du
Commonwealth.
3. Invoquant les articles 2, 8 et 14 de
la Convention, la requérante se plaignait que le droit interne autorisât son
ex-compagnon à révoquer de manière effective son consentement à la conservation
et à l'utilisation des embryons créés par eux conjointement.
4. La
requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52
§ 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée
d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément
à l'article 26 § 1 du règlement.
5. Le
27 février 2005, le président de la chambre a décidé d'indiquer au
Gouvernement, en vertu de l'article 39 du règlement de la Cour, que, sans
préjudice d'une éventuelle décision de la Cour sur le fond, il était
souhaitable, dans l'intérêt du bon déroulement de la procédure, que le
Gouvernement prît les mesures nécessaires pour que les embryons fussent
conservés jusqu'à ce que la Cour eût terminé d'examiner l'affaire. Le même
jour, le président a décidé, sur le fondement de l'article 41 du règlement, que
la requête devait être traitée par priorité, sur le fondement de l'article 29
§ 3 de la Convention et de l'article 54A du règlement, que la recevabilité
et le fond de l'affaire seraient examinés conjointement, et sur le fondement de
l'article 54 § 2 b) du règlement, que le Gouvernement devait être invité à
soumettre par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la
requête. Le 7 juin 2005, la Chambre a confirmé les décisions ci-dessus (article
54 § 3 du règlement).
6. Le
7 mars 2006, après une audience consacrée à la recevabilité et au fond de la
requête (article 54 § 3 du règlement), la chambre, composée de
M. J. Casadevall, président, Sir Nicolas Bratza, M. M.
Pellonpää, M. R. Maruste, M. K. Traja, Mme L. Mijovic et
de M. J. Šikuta, juges, ainsi que de M. M. O'Boyle, greffier de
section, a rendu un arrêt déclarant la requête recevable et concluant, à
l'unanimité, à la non-violation des articles 2 et 14 de la Convention et,
par cinq voix contre deux, à la non-violation de l'article 8. A l'arrêt se
trouvait joint l'exposé de l'opinion dissidente commune à M. Traja et Mme
Mijovic.
7. Le
5 juin 2006, la requérante a sollicité le renvoi de l'affaire devant la Grande
Chambre au titre de l'article 43 de la Convention. Le 3 juillet 2006, un
collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande. Le même jour, le
président de la Cour a décidé d'inviter le Gouvernement à reconduire les
mesures indiquées le 22 février 2005 en application de l'article 39 du
règlement (paragraphe 5 ci-dessus).
8. La
composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§
2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
9. Tant
la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations sur le fond de
l'affaire.
10. Une
audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à
Strasbourg, le 22 novembre 2006 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le
Gouvernement
Mme H. Mulvein, agent,
MM. P. Sales, QC,
J. Coppel, conseils,
Mmes K. Arnold,
G. Skinner, conseillers ;
– pour la requérante
M. R. Tolson, QC,
Mme S. Freeborn, conseils,
M. M. Lyons, solicitor,
Mmes A. Murphy O'Reilly, conseiller,
N. Evans, requérante.
La Cour a entendu M. Sales et
M. Tolson en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses aux questions des
juges Spielmann, Türmen, Myjer, David Thór Björgvinsson, Costa et Zagrebelsky.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
11. La requérante est née en octobre
1971 et réside à Wiltshire.
12. Les faits, tels qu'ils ont été
établis par le juge Wall, qui a entendu les dépositions orales des parties
(paragraphe 20 ci-dessous), sont les suivants.
A. Le traitement par FIV
13. Le 12 juillet 2000, la requérante
et son compagnon, J. (né en novembre 1976), entamèrent un traitement dans une
clinique de Bath spécialisée dans la procréation médicalement assistée
(ci-après « la clinique »). La requérante avait été adressée à cette
clinique pour un traitement cinq ans auparavant, alors qu'elle était mariée,
mais, le couple s'étant séparé, le traitement n'avait pas été poursuivi.
14. Le 10 octobre 2000, lors d'une
consultation à la clinique, la requérante et J. furent informés que des tests
préliminaires avaient révélé que la jeune femme présentait de graves tumeurs
précancéreuses aux deux ovaires et qu'elle devrait subir une ovariectomie
bilatérale. On leur indiqua que, les tumeurs se développant lentement, il
serait possible de prélever quelques ovules avant l'ablation, en vue d'une
fécondation in vitro (« FIV »), mais que ce prélèvement
devrait intervenir à bref délai.
15. La
consultation du 10 octobre 2000 dura environ une heure au total. Une infirmière
expliqua à la requérante et J. qu'ils devraient signer chacun un formulaire
pour exprimer leur consentement au traitement par FIV, et que, conformément aux
dispositions de la loi de 1990 sur la fécondation et l'embryologie humaines (Human
Fertilisation and Embryology Act 1990, ci-après « la loi de
1990 »), chacun d'eux aurait la possibilité de retirer son consentement à
tout moment tant que les embryons n'auraient pas été implantés dans l'utérus de
la requérante (paragraphe 37 ci-dessous). Celle-ci demanda à l'infirmière s'il
serait possible de congeler ses ovules non fécondés, mais s'entendit répondre
que la clinique ne pratiquait pas cette technique, qui se caractérisait par un
taux de réussite bien moins élevé. J. tenta alors de rassurer la
requérante en lui disant qu'ils n'allaient pas se séparer, qu'elle n'avait pas
besoin d'envisager la congélation de ses ovules, qu'il ne fallait pas voir les
choses de manière négative et qu'il voulait être le père de l'enfant qu'elle
mettrait au monde.
16. Par
la suite, le couple donna les consentements nécessaires en signant les
formulaires prévus par la loi de 1990 (paragraphe 37 ci-dessous).
Directement
sous le titre du formulaire figurait la consigne suivante :
« N.B. – Ne
signez le présent formulaire que si vous avez reçu des informations sur le
sujet et si l'on vous a proposé des conseils. Vous pouvez modifier les conditions de votre consentement à tout moment,
sauf s'agissant de sperme ou d'embryons déjà utilisés. Veuillez, selon les cas,
inscrire un chiffre ou cocher une case. »
Par les cases qu'il cocha, J. exprima son
consentement à ce que son sperme fût utilisé pour féconder les ovules de la
requérante in vitro et à ce que les embryons ainsi créés fussent
utilisés aux fins du traitement conjoint de la requérante et de lui-même. Dans
la rubrique « conservation », il choisit que les embryons obtenus in
vitro à partir de son sperme fussent conservés durant la période maximale
de dix ans et que la conservation du sperme et des embryons se poursuivît s'il
venait à décéder ou à perdre ses facultés mentales avant l'expiration de ce
délai. La requérante signa un formulaire qui était pratiquement identique à celui
de J., à cette exception près qu'il concernait non pas le sperme, mais les
ovules. Comme J., elle consentit, par les cases qu'elle cocha, à son propre
traitement et à son traitement « avec un partenaire nommément
désigné ».
17. Le
12 novembre 2001, le couple se rendit à la clinique et onze ovules furent
prélevés et fécondés. Six embryons furent ainsi créés et mis en conservation.
Le 26 novembre, la requérante subit l'ablation de ses deux ovaires. On
l'informa qu'il lui faudrait attendre deux ans avant de pouvoir tenter
d'implanter un embryon dans son utérus.
B. La
procédure devant la High Court
18. En
mai 2002, la relation entre J. et la requérante prit fin. Ils discutèrent du
devenir des embryons. Le 4 juillet 2002, J. écrivit à la clinique pour
l'informer que le couple s'était séparé et qu'il voulait que les embryons
soient détruits.
19. La
clinique avisa la requérante que J. avait retiré son consentement à
l'utilisation ultérieure des embryons et qu'elle se trouvait par conséquent
dans l'obligation légale de les détruire, en application de l'article 8 § 2 de
l'annexe 3 à la loi de 1990 (paragraphe 37 ci-dessous). La requérante entama
une procédure devant la High Court. Elle sollicitait de celle-ci une
ordonnance enjoignant à J. de rétablir son consentement à l'utilisation et à la
conservation des embryons, et une déclaration précisant, entre autres, que J.
n'avait pas modifié son consentement du 10 octobre 2001 et ne pouvait pas le
faire. Elle demandait aussi à la High Court de dire, en vertu de la loi
de 1998 sur les droits de l'homme (Human Rights Act 1998), que l'article
12 et l'annexe 3 de la loi de 1990 étaient incompatibles avec la Convention et
portaient atteinte à ses droits résultant des articles 8, 12 et 14 de celle-ci.
En outre, elle alléguait que les embryons avaient droit à la protection prévue
aux articles 2 et 8 de la Convention. La High Court rendit des
ordonnances provisoires imposant à la clinique de conserver les embryons
jusqu'à la fin de la procédure.
20. Avant de statuer au fond, le juge
Wall tint une audience qui dura cinq jours, au cours desquels il entendit
notamment la requérante et J. Le 1er octobre 2003, il rejeta
les demandes de la requérante par un jugement de 65 pages (Evans v. Amicus Healthcare Ltd and
others, [2003] EWHC 2161 (Fam)).
21. Il conclut qu'aux termes de la loi
de 1990, et pour des motifs d'ordre public, J. n'avait jamais eu la faculté de
consentir sans équivoque à ce que les embryons fussent utilisés quoi qu'il
arrivât. Il observa par ailleurs que J. n'avait consenti qu'à un traitement
« conjoint » avec la requérante, et non à un traitement que celle-ci
pourrait poursuivre seule en cas de séparation. Le juge Wall rejeta donc la
thèse de la requérante selon laquelle J. était forclos à retirer son
consentement. Il considéra en effet que l'intéressée et J. avaient tous deux
entrepris le traitement dans la conviction que leur relation serait durable. Le
10 octobre 2001, J. avait de son mieux tenté de rassurer la requérante en lui
disant qu'il l'aimait et voulait être le père des enfants qu'elle mettrait au
monde ; il avait ainsi exprimé en toute sincérité les sentiments qu'il
éprouvait à ce moment-là, mais ne s'était pas engagé définitivement. Le juge Wall fit observer que les paroles d'affection
et de réconfort de ce type étaient chose courante dans le domaine des relations
personnelles, mais qu'elles n'avaient – et ne pouvaient avoir – aucun effet
juridique permanent. En entreprenant un traitement par FIV avec J., la
requérante avait suivi la seule voie réaliste qui s'offrait à elle. Le juge
Wall poursuivit ainsi :
« Toutefois,
même si j'ai tort sur ce point, et même s'il peut y avoir forclusion en vertu
de la loi, je ne pense pas, pour les raisons que j'ai exposées, qu'il soit
abusif d'autoriser [J.] à révoquer son consentement. C'est un droit que lui
confère la loi dans le cadre du régime sans ambiguïté mis en place par le
Parlement. C'est sur cette base que l'intéressé a donné son consentement le 10
octobre 2001. Il est tout à fait normal, compte tenu du changement de
situation, qu'il ne veuille pas être le père d'un enfant de Mme Evans. »
22. En
ce qui concerne les griefs que la requérante tirait de la Convention, le juge
Wall estima en substance qu'un embryon n'était pas une personne jouissant de
droits protégés par la Convention, et que le droit de la requérante au respect
de sa vie familiale ne se trouvait pas en jeu. Il reconnut toutefois que les
dispositions litigieuses de la loi de 1990 portaient atteinte au droit des deux
parties au respect de leur vie privée, mais considéra que les effets n'en
étaient pas disproportionnés, la législation instaurant un régime de traitement
reposant sur deux piliers d'égale importance, le consentement des parties et
l'intérêt de l'enfant à naître. Il jugea parfaitement justifié que la loi
exigeât que les deux personnes formant le couple désireux d'entreprendre un
traitement par FIV fussent d'accord sur ce traitement et qu'elle permît à
chacune de retirer sa participation à tout moment avant le transfert
embryonnaire.
23. Le
juge Wall souligna que les dispositions de l'annexe 3 de la loi (paragraphe 37
ci-dessous) s'appliquaient de la même façon à tous les patients suivant un
traitement par FIV, indépendamment de leur sexe, et conclut en prenant un
exemple pour montrer que l'exigence du consentement conjoint pouvait avoir des
conséquences analogues pour un homme stérile :
« Imaginons qu'un
homme soit atteint d'un cancer des testicules et que son sperme, recueilli
avant une intervention chirurgicale entraînant une stérilité définitive, soit
utilisé pour créer des embryons avec les ovules de sa compagne. En cas de
séparation du couple avant le transfert embryonnaire, il ne viendrait à l'idée
de personne de prétendre que cette femme ne peut pas retirer son consentement
au traitement et refuser que les embryons soient implantés dans son utérus. Or les dispositions de la loi, tout comme les droits
inscrits dans la Convention, s'appliquent de la même manière aux hommes et aux
femmes. »
C. L'arrêt
de la Cour d'appel
24. La
requérante saisit la Cour d'appel, qui la débouta par un arrêt rendu le 25 juin
2004 (Evans
v. Amicus Healthcare Ltd, [2004] EWCA Civ 727).
La
Cour d'appel considéra que l'objectif de la loi de 1990 était clairement de
n'autoriser l'implantation de l'embryon que si les deux parties étaient
toujours consentantes et qu'elle ne pouvait sans d'impérieuses raisons
reconnaître ou établir un principe de dispense qui serait contraire au régime
instauré par le Parlement. A l'instar du juge Wall, la Cour d'appel estima que
J. n'avait consenti qu'à un « traitement conjoint » avec la
requérante, et non à l'utilisation par cette dernière seule des embryons créés
par le couple. Une fois que la relation entre la requérante et J. avait pris
fin et que J. avait indiqué qu'il ne souhaitait pas que les embryons fussent
conservés ou utilisés par la requérante, les intéressés ne faisaient plus l'objet
d'un traitement « conjoint ». La Cour d'appel rejeta l'argument de la
requérante selon lequel J. avait dissimulé son ambivalence, conduisant ainsi la
jeune femme à opter pour le traitement conjoint des deux membres du couple. La
juridiction d'appel estima en effet que cet argument mettait en cause de
manière injustifiée la conclusion du juge du fond, qui avait eu l'avantage
manifeste de pouvoir apprécier les dépositions orales de la requérante, de J.
et des autres témoins (paragraphe 20 ci-dessus). Par ailleurs, le conseil de J. avait indiqué à la Cour d'appel que, de
toute évidence, si son client avait retiré son consentement, ce n'était pas
pour des raisons purement financières, mais pour des raisons de principe.
25. Les juges Thorpe et Sedley estimèrent
que, s'il y avait bien ingérence dans la vie privée des parties, cette
ingérence était justifiée et proportionnée. Ils s'exprimèrent comme suit :
« Le moyen moins drastique revendiqué ici est une
règle de droit rendant non concluant le retrait du consentement [de J.]. Cela
permettrait [à la requérante] de demander la poursuite du traitement au motif
qu'elle ne peut plus avoir d'enfant autrement. Cependant, à moins de donner aussi
du poids au ferme souhait de [J.] de ne pas être père d'un enfant qui serait
mis au monde [par la requérante], une telle règle amoindrirait le respect dû à
la vie privée [de J.] dans la même proportion qu'elle augmenterait le respect
accordé à la vie privée [de la requérante]. Par ailleurs, pour donner du poids
[à la volonté de J.], la législation devrait imposer à l'Agence de la
fécondation et de l'embryologie humaines ou à la clinique, ou aux deux, de
porter un jugement basé sur un mélange de considérations d'éthique, de
politique sociale et de compassion humaine. Cela nécessiterait aussi l'établissement d'un équilibre entre deux
choses parfaitement incommensurables (...)
(...) Ce qui est nécessaire, selon le Parlement, c'est
un consentement bilatéral à l'implantation, et non pas simplement au
prélèvement et à la conservation de matériel génétique, et cette condition ne
peut être remplie si une moitié du consentement n'est plus effective. Assouplir
cette exigence dans l'intérêt de la proportionnalité, afin de compenser le
handicap biologique [de la requérante], impossible à surmonter par d'autres
moyens, en faisant du retrait du consentement de l'homme un facteur pertinent
mais non décisif créerait de nouveaux problèmes, encore plus inextricables,
d'arbitraire et d'incohérence. La compassion et la sollicitude que chacun doit éprouver
pour [la requérante] ne suffisent pas à rendre disproportionné le régime mis en
place par le législateur (...). »
26. La juge Arden fit les remarques
liminaires suivantes :
« La loi de 1990 emploie inévitablement des
termes scientifiques, tels que « gamète » et « embryon ». Mais il est clair
que cette loi concerne la question très émotionnelle de la stérilité et la
possibilité de faire naître un enfant par implantation du matériel génétique de
deux personnes. (...) La stérilité peut plonger la personne, homme ou femme,
qui en est atteinte dans un profond désarroi. Pour beaucoup de femmes, la
capacité de mettre au monde un enfant représente le plein épanouissement et
donne un but dans la vie. Elle participe de leur sens de l'identité ainsi que
de leur dignité. »
Elle
poursuivit ainsi :
« J'estime,
comme les juges Thorpe et Sedley, que le fait que la loi de 1990 érige le
maintien du consentement en condition indispensable à la poursuite du
traitement dans des situations comme celle-ci satisfait aux exigences de
l'article 8 § 2 de la Convention. (...) Dans ce domaine sensible appelant des
décisions d'ordre éthique, il doit incomber au premier chef au Parlement de
ménager un équilibre entre les parties (...). Le Parlement a estimé que nul ne
devait pouvoir déroger au principe selon lequel le consentement des deux
parents génétiques est nécessaire. A mon avis,
les circonstances de l'espèce montrent bien qu'il était sage de poser semblable
règle. La situation personnelle des parties n'est pas la même qu'au début du
traitement, et il serait difficile pour une juridiction de déterminer si les
effets du retrait du consentement [de J.] sur [la requérante] sont plus
importants que les effets que l'invalidation de ce retrait aurait sur [J.]. Il n'existe aucun
point de repère qui permettrait à la juridiction de procéder à cette
évaluation. Le fait est que toute personne a droit à la protection contre les
atteintes à sa vie privée. C'est là un aspect du principe de
l'autodétermination ou de l'autonomie personnelle. L'atteinte au droit [de J.]
ne peut passer pour justifiée au motif qu'elle est nécessaire à la protection
du droit [de la requérante], car, réciproquement, l'étendue du droit [de la
requérante] est aussi limitée par la nécessité de protéger le droit [de J.]. [La
requérante et J.] doivent avoir des droits équivalents, même si l'étendue de
leurs droits au titre de l'article 8 n'est pas définie avec précision.
L'ingérence dans
la vie privée [de la requérante] se justifie également sous l'angle de
l'article 8 § 2 par le motif que si l'on donnait gain de cause à [la
requérante], cela reviendrait à porter atteinte au droit, pour le père
génétique, de refuser de procréer. De toute évidence, on ne pourrait obliger
[la requérante] à devenir mère ; de la même manière, on ne peut obliger
[J.] à devenir père, d'autant moins que, en l'espèce, cette paternité
entraînerait probablement aussi une responsabilité légale d'ordre financier à
l'égard de l'enfant. »
27. Concernant
la question de la discrimination, les juges Thorpe et Sedley estimèrent que ce
qu'il fallait comparer c'était la situation des femmes souhaitant être traitées
par FIV dont le partenaire avait retiré son consentement et la situation des
femmes dont le partenaire ne s'était pas rétracté, la juge Arden estimant quant
à elle que la comparaison devait se faire entre les femmes fécondes et les
femmes stériles, puisque, dans le cas d'un traitement par FIV, le père
génétique avait la possibilité de retirer son consentement à la procréation
plus tard qu'au moment d'un rapport sexuel normal. Cela dit, les trois juges
furent d'accord pour considérer que, indépendamment du choix des termes de la
comparaison, la différence de traitement était justifiée et proportionnée au
regard de l'article 14 de la Convention, pour les mêmes raisons que celles qui
les avaient amenés à conclure à la non-violation de l'article 8. Par ailleurs,
la Cour d'appel refusa à la requérante l'autorisation de faire appel de la
conclusion du juge Wall selon laquelle les embryons ne pouvaient prétendre à la
protection de l'article 2, la législation interne ne reconnaissant ni intérêts
ni droits indépendants au fœtus avant la naissance, ni donc, a fortiori,
à l'embryon.
28. Le
29 novembre 2004, la Chambre des lords refusa à la requérante l'autorisation de
se pourvoir contre l'arrêt de la Cour d'appel.
LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. Le
droit interne : la loi de 1990
1. Le
rapport Warnock
29. La
venue au monde, en juillet 1978, du premier bébé né par fécondation in vitro
suscita au Royaume-Uni de nombreux débats éthiques et scientifiques, qui
conduisirent à la création, en juillet 1982, d'une commission d'enquête,
présidée par Dame Mary Warnock DBE (philosophe), chargée
« d'examiner les innovations récentes et potentielles, en médecine et en
science, liées à la fécondation et à l'embryologie humaines ; de réfléchir
aux politiques et aux garanties à appliquer, en tenant compte des conséquences
sociales, éthiques et juridiques de ces innovations ; enfin, de formuler
des recommandations ».
30. La commission rendit son rapport en
juillet 1984 (Cmnd 9314). A l'époque, la technique de congélation des embryons
humains destinés à être utilisés ultérieurement n'en était qu'à ses débuts.
Toutefois, la commission notait dans son rapport que cette technique avait déjà
été appliquée et avait abouti à la naissance d'un enfant, et recommandait de
poursuivre le développement de l'utilisation clinique d'embryons congelés sous
le contrôle de l'organisme chargé de délivrer les autorisations (paragraphe
10.3 du rapport). Cela étant, la commission reconnaissait que la possibilité de
conserver de manière prolongée des embryons humains pouvait engendrer des
problèmes et préconisait de fixer à dix ans la durée maximale de conservation
des embryons destinés à l'utilisation personnelle ultérieure d'un couple ;
passé ce délai, le droit d'utilisation ou de destruction des embryons devait
être conféré à l'organisme compétent pour les questions de conservation
(paragraphe 10.10). La commission recommandait par ailleurs de confier à
l'organisme compétent pour les questions de conservation le droit de décider de
l'utilisation ou de la destruction des embryons dans les cas où, à la suite
d'une séparation par exemple, le couple ne s'entendrait pas sur le devenir des
embryons créés conjointement (paragraphe 10.13). Conformément à son point de vue
selon lequel il devait n'y avoir aucun droit de propriété sur un embryon humain
(paragraphe 10.11), la commission n'envisageait pas la possibilité pour une
partie d'exiger l'utilisation de l'embryon contre la volonté de l'autre partie.
2. Consultation
et adoption de la loi
31. Les
recommandations de la commission Warnock concernant le traitement par FIV
furent rassemblées dans un livre vert diffusé aux fins d'une consultation
publique. Le document (paragraphe 35) précisait que la recommandation de la
commission selon laquelle l'organisme compétent pour les questions de
conservation devait se voir conférer le droit de décider de l'utilisation ou de
la destruction d'un embryon en cas de désaccord dans le couple n'avait guère
suscité de commentaires ; il soulignait toutefois que, même s'il était peu
probable que cette situation se présentât fréquemment, il importait d'établir
une « base claire » pour la résoudre.
32. Après réception des observations
des parties intéressées, les propositions en matière de traitement par FIV
furent rassemblées dans un livre blanc (rapport) intitulé « Fécondation et
embryologie humaines : un cadre pour la législation » (Human
Fertilisation and Embryology : A Framework for Legislation, Cm 259),
qui fut publié en novembre 1987. Le document rappelait la recommandation de la
commission Warnock selon laquelle le droit de décider de l'utilisation ou de la
destruction d'un embryon congelé devait être conféré à l'organisme compétent
pour les questions de conservation en cas de désaccord entre les deux membres
du couple concerné (paragraphes 50 et 51), mais poursuivait ainsi :
« D'une manière générale, ceux qui pensent que la
conservation doit être autorisée sont satisfaits des recommandations de la
commission Warnock. En revanche, d'autres considèrent que, sauf à se l'être vu
attribuer de manière explicite par les donneurs, l'« organisme compétent
pour les questions de conservation » ne devrait pas avoir le droit de
décider de l'utilisation ou de la destruction des embryons. Le gouvernement,
qui partage ce point de vue, a conclu que la loi devait s'appuyer sur le
principe clair selon lequel la volonté du donneur est primordiale tout au long
de la période pendant laquelle les embryons ou les gamètes peuvent être
conservés ; à l'expiration de cette période, ceux-ci comme ceux-là ne
devraient pouvoir être utilisés à d'autres fins par l'organisme agréé que si le
donneur y a consenti. »
Le
livre blanc mentionnait la décision du gouvernement de fixer à cinq ans la
durée maximale de conservation des embryons (paragraphe 54). Puis, dans
une partie intitulée « Consentement du donneur », le livre blanc
énonçait le principe selon lequel un donneur devait avoir le droit de modifier
ou de révoquer son consentement à l'implantation d'un embryon dans le corps
d'une femme à tout moment aussi longtemps que l'embryon demeurerait
inutilisé :
« 55. Les questions complexes liées à
la conservation font ressortir combien il importe de s'assurer que les couples
qui choisissent d'entreprendre un traitement par FIV ou les personnes qui
donnent leurs gamètes consentent aux utilisations auxquelles leurs gamètes ou
leurs embryons sont destinés.
56. Le projet de loi précisera que les
gamètes ou les embryons ne peuvent être conservés qu'avec le consentement signé
des donneurs et qu'ils ne peuvent être utilisés que par l'organisme agréé
chargé de leur conservation et aux fins énoncées dans le consentement (par
exemple pour un traitement thérapeutique [ou pour la recherche]). Les personnes
qui donnent leur consentement doivent être informées des techniques pour
lesquelles leurs gamètes/embryons peuvent être utilisés ainsi que des
conséquences juridiques de leurs décisions. A cet égard, il est souhaitable que
les intéressés puissent obtenir des conseils.
57. Les donneurs auront le droit de
modifier ou de révoquer leur consentement avant l'utilisation de leurs
gamètes/embryons, mais, en pareil cas, il leur incombera de porter toute
modification à la connaissance de l'organisme agréé, lequel devra alors aviser
tout autre organisme agréé auquel il aura fourni les gamètes du donneur. (Cette
situation peut se produire, par exemple, si une banque de sperme a fourni des
gamètes à un ou plusieurs centres de traitement). En l'absence de notification
de modification ou de retrait du consentement ou d'avis de décès, l'organisme
agréé doit présumer que le consentement initial reste valable et doit donc agir
en conséquence pendant toute la période de conservation. Lorsque celle-ci prend
fin, il ne peut utiliser ou détruire les embryons ou les gamètes qu'en se
conformant aux souhaits émis par les donneurs. Si ceux-ci n'ont pas clairement
exprimé leur volonté, il y a lieu de mettre fin à la conservation de l'embryon
ou des gamètes et de les laisser périr.
58. En
ce qui concerne les embryons, ils ne peuvent pas être implantés dans le corps
d'une autre femme, ni être utilisés à des fins de recherche, ni détruits (avant
l'expiration de la période de conservation) en l'absence du consentement des
deux donneurs. En cas de désaccord entre les donneurs, l'organisme agréé sera
tenu de conserver l'embryon jusqu'à la fin de la période de conservation ;
si le désaccord persiste à l'expiration de celle-ci, il y a lieu de laisser
périr l'embryon. »
33. A
l'issue d'une nouvelle procédure de consultation fut publié, en 1989, un projet
de loi, qui devint finalement la loi de 1990 sur la fécondation et
l'embryologie humaines. Le projet
reflétait pour l'essentiel les termes du livre blanc. Les dispositions
relatives au consentement ne suscitèrent pas de controverses lors de leur
examen par le Parlement.
3. La loi de 1990
34. Dans l'affaire R. v. Secretary
of State for Health ex parte Quintavalle (on behalf of Pro-Life
Alliance) (2003, UKHL 13), Lord Bingham décrivit le contexte et l'esprit
général de la loi de 1990 comme suit :
« Le caractère sensible des questions en jeu ne
fait aucun doute. D'une part, il y avait ceux qui considéraient la création
d'embryons – et donc de la vie – in vitro comme un sacrilège ou comme
quelque chose de contestable du point de vue éthique et qui souhaitaient
interdire totalement ces pratiques. D'autre part, il y avait ceux qui voyaient
dans ces nouvelles techniques, en ce qu'elles offrent aux personnes stériles la
possibilité d'avoir des enfants et permettent de faire progresser les
connaissances sur les maladies congénitales, des perspectives d'améliorer la
condition humaine, et les arguments religieux et moraux étayant ce point de vue
ne faisaient pas défaut. On ne peut douter non plus de la difficulté qu'il y a
à légiférer sur ces questions, compte tenu de la rapidité des progrès médicaux
et scientifiques. Ce n'est pas souvent que le Parlement est appelé à élaborer
une législation apte à s'appliquer aux évolutions à la pointe de la science.
La solution recommandée et consacrée par la loi de
1990 ne consiste pas à interdire toute création in vitro d'embryons
humains vivants et toute utilisation de pareils embryons, mais plutôt, sous
réserve de certaines interdictions expresses, dont quelques unes ont été
mentionnées ci-dessus, à autoriser ces pratiques en les soumettant à des
conditions, des restrictions et des délais particuliers, et à des mécanismes de
contrôle (...). Il est évident (...) que si le Parlement a décidé de prohiber
certaines pratiques manifestement choquantes (telles que l'implantation d'un
embryon animal vivant dans le corps d'une femme ou de celui d'un être humain
dans le corps d'un animal), il a pour le reste opté pour un régime de contrôle
rigoureux. Aucune activité relevant de ce domaine n'a été oubliée. Il s'agissait de
ne pas laisser faire n'importe quoi. »
35. D'après
l'article 3 § 1 de la loi, nul ne peut créer un embryon, le conserver ou
l'utiliser sans autorisation. La conservation ou l'utilisation de l'embryon ne
sont légales que si elles satisfont aux conditions de cette autorisation. Tout
manquement à l'article 3 § 1 constitue une infraction (définie à l'article 41 §
2 a) de la loi).
36. Aux
termes de l'article 14 § 4 de la loi, « la durée légale de conservation
pour les embryons est la durée, obligatoirement inférieure ou égale à cinq ans,
précisée par l'autorisation ». Cette disposition a été modifiée par le
règlement de 1996 sur la fécondation et l'embryologie humaines (durée légale de
conservation des embryons), entré en vigueur le 1er mai 1996, qui
dispose notamment que lorsque, de l'avis de deux médecins, la femme qui doit
recevoir l'embryon ou, si ce ne sont pas ses gamètes qui ont été utilisés pour
créer l'embryon, celle des personnes dont les gamètes ont été utilisés, est ou
risque de devenir totalement stérile prématurément, la durée de conservation
est prolongée jusqu'à la date du cinquante-cinquième anniversaire de
l'intéressée. Lorsque, de l'avis d'un seul médecin, la femme qui doit
accueillir l'embryon, ou l'une des deux personnes ayant fourni les gamètes, a
ou risque d'avoir de graves problèmes de fécondité ou souffre d'un problème
génétique, la durée de conservation est portée à dix ans, ou prolongée jusqu'à
la date du cinquante-cinquième anniversaire de l'intéressée, selon celle de ces
échéances qui intervient la première.
Les deux personnes dont les gamètes sont utilisés
pour créer les embryons doivent confirmer par écrit qu'elles ne s'opposent pas
à la prolongation de la conservation aux fins d'un traitement futur. La femme
qui doit recevoir un tel embryon doit être âgée de moins de 50 ans au début de
la conservation.
37. D'après
l'article 12 c) de la loi, une autorisation ne peut être accordée que sous
réserve du respect des dispositions de l'annexe 3 à la loi, qui concernent le
consentement à l'utilisation de gamètes ou d'embryons. Dans la procédure
engagée par la requérante (paragraphes 20-27 ci-dessus), la High Court
et la Cour d'appel ont déclaré qu'aux fins d'interprétation de l'annexe 3
« l'embryon n'est réputé utilisé qu'une fois transféré dans le corps de la
femme ».
L'annexe
3 se lit ainsi :
« Consentements
à l'utilisation de gamètes ou d'embryons
Consentement
1. Tout
consentement au sens de la présente annexe doit être donné par écrit, et, dans
la présente annexe, l'expression « consentement effectif » s'entend
d'un consentement qui n'a pas été révoqué.
2. 1) Tout consentement à
l'utilisation d'un embryon doit préciser une ou plusieurs des finalités
suivantes :
a) utilisation aux fins du traitement de la
personne donnant son consentement, ou du traitement conjoint de cette personne
et d'une autre, nommément désignée,
b) utilisation aux fins du traitement de
personnes autres que l'auteur du consentement, ou
c) utilisation aux fins d'un projet de
recherche,
et peut préciser les conditions dans lesquelles
l'embryon peut être ainsi utilisé.
2) Tout
consentement à la conservation de gamètes ou d'un embryon doit :
a) préciser
la durée maximale de conservation (si elle est inférieure à la durée légale) et
b) indiquer
quel sera le sort des gamètes ou de l'embryon si la personne ayant donné son
consentement décède ou si, pour cause d'incapacité, elle n'est pas en mesure de
modifier ou de révoquer ce consentement,
et peut préciser dans quelles conditions les gamètes
ou l'embryon peuvent continuer à être conservés.
3) Tout consentement au sens de la présente
annexe doit comporter toutes autres précisions pouvant être exigées par
l'Agence dans des directives.
4) Un
consentement au sens de la présente annexe peut s'appliquer :
a) à
l'utilisation ou à la conservation d'un embryon particulier ou,
b) dans
le cas d'une personne fournissant des gamètes, à l'utilisation ou à la
conservation de tout embryon qui pourrait être conçu à partir de ces gamètes,
et, dans le cas
prévu à l'alinéa b), le consentement peut être modifié ou révoqué, dans le
respect des dispositions de la présente annexe, soit de manière générale, soit
en ce qui concerne un ou plusieurs embryons particuliers.
Procédure
d'expression du consentement
3. 1) Avant
qu'une personne n'exprime un consentement au sens de la présente annexe :
a) elle doit disposer d'une réelle
possibilité de se faire indiquer les implications des mesures envisagées, et
b) elle doit recevoir toutes les
informations utiles.
2) Avant
qu'une personne n'exprime un consentement au sens de la présente annexe, elle
doit être informée des effets de l'article 4 ci-dessous.
Modification et
révocation du consentement
4. 1) Quiconque
a donné un consentement au sens de la présente annexe peut y apporter des
modifications successives ou le révoquer, par notification à la personne
responsable de la conservation des gamètes ou de l'embryon concernés.
2) Un
consentement à l'utilisation d'un embryon ne peut plus être modifié ni révoqué
une fois que l'embryon a été utilisé :
a) aux fins d'un traitement ou
b) aux fins d'un projet de recherche.
Utilisation de gamètes aux fins du traitement d'autrui
5. 1) Il est interdit d'utiliser les
gamètes d'une personne aux fins du traitement d'autrui, sauf si cette personne
est l'auteur d'un consentement effectif à ce qu'ils soient utilisés ainsi et
s'ils sont utilisés dans les conditions prévues par ce consentement.
2) Il est interdit de recevoir les gamètes
d'une personne pour les utiliser à ces fins, sauf si cette personne est
l'auteur d'un consentement effectif à ce qu'ils soient utilisés ainsi.
3) Le présent paragraphe ne s'applique pas
à l'utilisation des gamètes d'une personne aux fins du traitement de cette
personne, ou du traitement conjoint de celle-ci et d'une autre.
Fécondation in vitro et
utilisation ultérieure de l'embryon
6. 1) Il
est interdit d'utiliser les gamètes d'une personne pour concevoir un embryon in
vitro, sauf si cette personne est l'auteur d'un consentement effectif à ce que
tout embryon qui serait conçu à partir de ces gamètes soit utilisé à une ou
plusieurs des fins mentionnées à l'article 2 § 1) ci-dessus.
2) Nul
ne peut recevoir un embryon conçu in vitro, sauf si chacune des personnes dont
les gamètes ont servi à concevoir l'embryon est l'auteur d'un consentement
effectif à ce que cet embryon soit utilisé à une ou plusieurs des fins
mentionnées à l'article 2 § 1) ci-dessus.
3) Il
est interdit d'utiliser, à quelque fin que ce soit, un embryon conçu in vitro,
sauf si chacune des personnes dont les gamètes ont servi à concevoir l'embryon
est l'auteur d'un consentement effectif à ce que cet embryon soit utilisé pour
la fin envisagée et si l'embryon est utilisé conformément à ces consentements.
4) Tout
consentement requis en vertu du présent article s'ajoute à tout consentement
pouvant être requis en vertu de l'article 5 ci-dessus.
Embryons obtenus par lavage, etc.
(...)
Conservation des gamètes et des embryons
8. 1) Il est interdit de conserver les
gamètes d'une personne, sauf si cette personne est l'auteur d'un consentement
effectif à leur conservation et s'ils sont conservés conformément à ce
consentement.
2) Il
est interdit de conserver un embryon conçu in vitro, sauf si chacune des
personnes dont les gamètes ont servi à concevoir l'embryon est l'auteur d'un
consentement effectif à la conservation de cet embryon et si celui-ci est
conservé conformément à ces consentements.
3) Il
est interdit de conserver un embryon prélevé chez une femme, sauf si celle-ci
est l'auteur d'un consentement effectif à cette conservation et si l'embryon
est conservé conformément à ce consentement. »
38. Dans
l'arrêt de la Cour d'appel, les juges Thorpe et Sedley ont résumé ainsi les
effets matériels de l'annexe 3 (paragraphe 25 ci-dessus) :
« i. Les
personnes qui envisagent de conserver et/ou d'utiliser des embryons créés avec
leurs gamètes doivent d'abord se voir offrir la possibilité de discuter avec
des spécialistes ; ii. elles doivent en particulier être
informées des conditions dans lesquelles le consentement à la conservation ou à
l'utilisation d'un embryon peut être modifié ou révoqué ;
iii. dans le consentement à l'utilisation d'un embryon, il doit être
précisé si l'embryon sera utilisé aux fins du traitement de l'auteur du
consentement, du traitement conjoint de cette personne et d'une autre, ou du
traitement de personnes autres que l'auteur du consentement ;
iv. un embryon peut être conservé uniquement tant qu'il existe un
consentement effectif de ses deux géniteurs à sa conservation et conformément à
ce consentement ; v. un embryon peut être utilisé uniquement
tant qu'il existe un consentement effectif de ses deux géniteurs à son
utilisation et conformément à ce consentement ; vi. chacune des personnes dont les gamètes ont servi à la
conception d'un embryon peut modifier ou révoquer à tout moment son
consentement à la conservation de cet embryon ; vii. il n'est
plus possible de modifier ou de révoquer le consentement à l'utilisation d'un
embryon une fois que celui-ci a été utilisé à des fins de traitement. »
B. La situation dans les Etats membres
du Conseil de l'Europe et dans d'autres pays
1. Les Etats membres du Conseil de
l'Europe
39. D'après les documents à la
disposition de la Cour, dont un rapport intitulé « Assistance médicale à
la procréation et protection de l'embryon humain – étude comparative sur la
situation dans 39 pays » (Conseil de l'Europe, 1998), et les réponses des
Etats membres du Conseil de l'Europe au « Questionnaire sur l'accès à la
procréation médicalement assistée » préparé par le Comité directeur pour
la bioéthique (Conseil de l'Europe, 2005), le traitement par FIV est encadré
par des lois ou des règlements dans les pays suivants : Allemagne,
Autriche, Azerbaïdjan, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie,
Fédération de Russie, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Islande, Italie,
Lettonie, Norvège, Pays-Bas, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie, Ukraine et
Royaume-Uni. La situation se présente différemment en Belgique, en Finlande, en
Irlande, à Malte, en Lituanie, en Pologne, en République tchèque, en Serbie et
en Slovaquie, où ce traitement est régi par la pratique clinique, par des
directives professionnelles, par des décrets royaux ou administratifs ou par
des principes constitutionnels généraux.
40. Il apparaît que la conservation des
embryons est autorisée, pour des durées variables, dans tous les Etats
susmentionnés où le traitement par FIV est encadré par des lois ou des règlements,
sauf en Allemagne et en Suisse, où l'on ne peut, pendant un cycle de
traitement, créer plus de trois embryons, et où les embryons créés doivent, en
principe, être implantés immédiatement et ensemble, et en Italie, où la loi ne
permet la congélation des embryons que pour des motifs médicaux exceptionnels
et imprévus.
41. Au Danemark, en France, en Grèce,
aux Pays-Bas et en Suisse, le droit, pour chacune des parties, de retirer
librement son consentement à tout moment, tant que l'embryon n'a pas été implanté
dans l'utérus de la femme, est expressément prévu par la loi. Il apparaît que
la Belgique, la Finlande et l'Islande reconnaissent, dans leur législation ou
en pratique, à chacune des personnes ayant fourni des gamètes la même liberté
de retirer son consentement avant l'implantation.
42. Cependant, un certain nombre de
pays envisagent différemment la question du consentement. Ainsi, la Hongrie
autorise la femme à poursuivre le traitement malgré le décès de son partenaire
ou le divorce du couple, sauf disposition expresse contraire formulée par le
couple. En Autriche et en Estonie, l'homme ne peut révoquer son consentement que
jusqu'au moment de la fécondation, après quoi c'est la femme qui décide seule
si elle poursuit le traitement et quand. L'Espagne ne reconnaît à l'homme le
droit de retirer son consentement que s'il est marié à la femme souhaitant
procréer et s'il vit avec elle. En Allemagne et en
Italie, aucune des parties ne peut normalement retirer son consentement après
la fécondation des ovules. En Islande, les embryons doivent être détruits si
les donneurs de gamètes se séparent ou divorcent avant l'expiration de la
période maximale de conservation.
2. Les Etats-Unis d'Amérique
43. Les parties renvoient en outre la
Cour à la jurisprudence américaine et israélienne. Aux Etats-Unis, l'assistance
médicale à la procréation ne fait pas partie des domaines régis par la
législation fédérale, et seuls quelques Etats se sont dotés de lois concernant
le retrait ultérieur du consentement par l'un des membres du couple. C'est donc
aux tribunaux qu'il incombe de régler les conflits en la matière et il existe
un certain nombre de décisions dans lesquelles les Cours suprêmes de divers
Etats se sont prononcées sur le sort d'embryons conçus par FIV.
44. Dans l'affaire Davis c. Davis,
(842 S.W.2d 588, 597 ; Tenn. 1992), jugée en 1992, la Cour suprême du
Tennessee statua ainsi :
« (...) pour statuer sur les conflits concernant
le sort de pré-embryons conçus in vitro, il faut d'abord examiner les
préférences de leurs géniteurs. Si celles-ci ne peuvent être déterminées, ou si
elles sont incompatibles, il y a lieu d'appliquer l'accord préalable des
parties concernant le sort des pré-embryons. En l'absence de pareil accord, il
convient de peser les intérêts relatifs des parties à l'utilisation ou à la
non-utilisation des pré-embryons. En règle générale, c'est la volonté de la
partie souhaitant éviter la procréation qui prévaut lorsqu'on peut supposer que
l'autre partie a une possibilité raisonnable de devenir parent par un moyen
autre que l'utilisation des pré-embryons en question. Si tel n'est pas le cas,
il faut prendre en considération les arguments en faveur de l'utilisation des
pré-embryons aux fins d'une grossesse. Toutefois, si la partie qui cherche à se
voir reconnaître le droit de décider du sort des pré-embryons a simplement
l'intention d'en faire don à un autre couple, c'est évidemment l'intérêt de la
partie opposée à leur utilisation qui est supérieur et qui doit donc prévaloir.
Mais la règle
n'envisage pas l'institution d'un véto automatique »
45. Dans
l'affaire Kass c. Kass (98 N.Y. Int. 0049), le couple avait signé avec
la clinique un accord stipulant que, « dans le cas où nous (...) serions
dans l'impossibilité de prendre une décision concernant le sort de nos embryons
congelés », ceux-ci pourraient être utilisés à des fins de recherche. Lorsque le couple se sépara, Mme Kass
voulut passer outre à cet accord et se faire implanter les embryons. Elle
obtint gain de cause en première instance (le tribunal ayant estimé que, de la
même manière qu'elle pouvait seule décider de procréer ou non, une femme devait
avoir le dernier mot en matière de FIV), mais la cour d'appel de l'Etat de New
York décida que l'accord existant était suffisamment clair et devait être respecté.
46. L'affaire A.Z. c. B.Z (2000,
431 Mass. 150 ; 725 N.E. 2d 1051) concernait un litige où la femme voulait
poursuivre le traitement alors que son mari y était opposé. Les époux avaient,
là aussi, préalablement conclu un accord écrit, qui stipulait qu'en cas de
séparation, les embryons seraient donnés à la femme. La Cour suprême du
Massachusetts estima toutefois qu'il ne fallait pas faire exécuter l'accord,
notamment parce que, pour des motifs d'ordre public, « la procréation
forcée ne peut faire l'objet d'une procédure d'exécution judiciaire ». Elle conclut que
devait prévaloir « la liberté du choix personnel en matière de mariage et
de vie familiale ».
47. La
Cour suprême du New Jersey cita cette décision, en l'approuvant, dans l'arrêt J.B.
c. M.B. (2001 WL 909294). En l'occurrence, c'était la femme qui demandait
la destruction des embryons alors que le mari voulait en faire don à un autre
couple ou les conserver en vue de les utiliser avec une future compagne. Des
arguments d'ordre constitutionnel furent avancés à l'appui de la thèse de la
femme, mais la Cour suprême refusa d'envisager la question sous cet angle,
estimant que, en tout état de cause, il n'était pas certain que l'exécution du
contrat sous seing privé supposé avoir été conclu porterait atteinte aux droits
de l'intéressée. Compte tenu du fait que le père n'était pas stérile, la haute
juridiction préféra s'inspirer du raisonnement suivi dans l'affaire A.Z.
concernant l'ordre public, et ordonna que la volonté de la femme fût respectée.
48. Enfin,
dans l'affaire Litowitz c. Litowitz (48 P. 3d 261, 271), la femme, qui
avait eu des enfants avant de subir une hystérectomie, souhaitait que les
embryons conçus avec le sperme de son ex-mari et les ovules d'une donneuse
fussent implantés dans l'utérus d'une mère porteuse. L'ex-mari, de son côté, voulait faire don des embryons à un autre
couple. En première instance et en appel le mari obtint gain de cause, mais en
2002 la Cour suprême de l'Etat de Washington, à la majorité, opta pour
l'analyse contractuelle et décida qu'il fallait appliquer l'accord que le
couple avait conclu avec la clinique, en vertu duquel la durée de conservation
des embryons ne pouvait excéder cinq ans.
3. Israël
49. L'affaire Nachmani c. Nachmani
(50(4) P.D. 661 (Isr)) concernait un couple israélien sans enfant qui avait
décidé d'entreprendre un traitement par FIV, puis, la femme n'étant pas en
mesure de mener une grossesse à terme, d'avoir recours à une mère porteuse en
Californie. Le couple avait signé un accord avec la future mère porteuse ;
en revanche, il n'avait conclu avec la clinique devant pratiquer la FIV aucun
accord fixant le sort des embryons en cas de séparation. La femme se fit
prélever ses onze derniers ovules, qui furent fécondés avec le sperme de son
mari. Le couple se sépara avant l'implantation des embryons dans l'utérus de la
mère porteuse, et le mari, qui entre-temps avait eu des enfants avec une autre
femme, s'opposa à l'utilisation des embryons.
Le
tribunal de district statua en faveur de la femme, estimant que le mari ne
pouvait pas davantage retirer son consentement à avoir un enfant qu'un homme
fécondant l'ovule de sa femme au travers d'un rapport sexuel. Un collège de
cinq juges de la Cour suprême infirma cette décision en invoquant le droit
fondamental de l'homme à ne pas être contraint à devenir père. L'affaire fut rejugée par la Cour suprême siégeant en
un collège de onze juges. Par sept voix contre quatre, ceux-ci donnèrent gain de
cause à la femme. Chacun des juges rédigea une opinion séparée. Les juges
majoritaires estimèrent que les intérêts de la femme l'emportaient sur ceux de
l'homme, notamment parce qu'elle était privée de toute autre possibilité de
transmettre ses gènes à un enfant. Trois des juges minoritaires, dont le
président, arrivèrent à la conclusion opposée, en soulignant que la femme
savait que le consentement de son mari serait requis à chaque étape du
traitement, et que leur accord ne pouvait plus s'appliquer après leur
séparation. Le quatrième des juges minoritaires estima qu'une obligation de
paternité ne pouvait être imposée à l'homme, dont le consentement préalable
était nécessaire.
C. Les textes internationaux pertinents
50. La règle générale énoncée à l'article 5 de
la Convention du Conseil de l'Europe sur les Droits de l'Homme et la
biomédecine se lit ainsi :
« Une
intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu'après que la
personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé.
Cette personne
reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de
l'intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques.
La personne
concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement. »
51. Toujours
au sein du Conseil de l'Europe, le comité ad hoc d'experts sur les
progrès des sciences biomédicales, prédécesseur de l'actuel Comité directeur
pour la bioéthique, a adopté une série de principes (CAHBI, 1989), dont le
quatrième comporte la disposition suivante :
« 1. Les techniques de la procréation artificielle
ne peuvent être utilisées que si les personnes concernées ont donné
explicitement et par écrit, selon les dispositions nationales, leur
consentement libre et éclairé (...) »
52. Enfin,
l'article 6 de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de
l'homme énonce :
« Article 6 –
Consentement
a) Toute
intervention médicale de caractère préventif, diagnostique ou thérapeutique ne
doit être mise en œuvre qu'avec le consentement préalable, libre et éclairé de
la personne concernée, fondé sur des informations suffisantes.
Le cas échéant, le
consentement devrait être exprès et la personne concernée peut le retirer à
tout moment et pour toute raison sans qu'il en résulte pour elle aucun
désavantage ni préjudice. »
EN DROIT
I. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
53. Dans
sa requête initiale et dans ses observations devant la chambre, la requérante
soutenait que les dispositions de la loi britannique qui imposaient la
destruction des embryons une fois que J. avait retiré son consentement à leur
conservation s'analysaient en une atteinte au droit à la vie des embryons
contraire à l'article 2 de la Convention, dont la partie pertinente se lit
ainsi :
« 1. Le
droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
54. Dans
son arrêt du 7 mars 2006, la chambre a rappelé que, dans Vo c. France
([GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII), la Grande Chambre avait
considéré qu'en l'absence d'un consensus européen sur la définition
scientifique et juridique des débuts de la vie, le point de départ du
droit à la vie relevait de la marge d'appréciation que la Cour estime
généralement devoir être reconnue aux Etats dans ce domaine. Or, ainsi que
l'ont précisé les juridictions internes dans la présente affaire, le droit
britannique ne reconnaît pas à l'embryon la qualité de sujet de droit autonome
et ne l'autorise pas à se prévaloir – par personne interposée – du droit à la
vie garanti par l'article 2. Partant, la chambre a conclu qu'il n'y avait pas
eu en l'espèce violation de cette disposition.
55. La
Grande Chambre relève que dans ses observations écrites et orales la requérante
n'a pas maintenu le grief tiré de l'article 2. Toutefois, étant donné que
l'affaire renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les
aspects de la requête précédemment examinée par la chambre (K. et T. c.
Finlance [GC], no 25702/94, § 140, CEDH 2001-VII), il y a lieu
d'examiner la question sous l'angle de l'article 2.
56. Pour
les raisons exposées par la chambre, la Grande Chambre estime que les embryons
créés par la requérante et J. ne peuvent se prévaloir du droit à la vie protégé
par l'article 2 et qu'il n'y a pas donc pas violation de cette disposition.
II. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
57. La
requérante dénonce les dispositions de l'annexe 3 à la loi de 1990, en vertu
desquelles, une fois ses ovules fécondés avec le sperme de J., celui-ci a pu
rétracter son consentement. L'intéressée y voit une violation de son droit au
respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention,
qui énonce :
« 1. Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2. Il
ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit
que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue
une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense
de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la
santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés
d'autrui. »
A. L'arrêt
de la chambre
58. Dans
son arrêt du 7 mars 2006, la chambre a dit, en résumé, que l'article 8 trouvait
à s'appliquer, la notion de « vie privée » recouvrant également le
droit au respect de la décision d'avoir un enfant ou de ne pas en avoir. La
question qui se posait au regard de l'article 8 était de « savoir si celui-ci
fai[sai]t peser sur l'Etat l'obligation positive de garantir aux femmes se
soumettant à ce type de traitement dans le but spécifique de donner naissance à
un enfant de leur sang la possibilité de se faire implanter un embryon conçu à
partir des gamètes de leur ex-partenaire en cas de rétractation par celui-ci de
l'engagement pris à cet égard ».
59. Constatant qu'il n'y avait pas, aux
niveaux international et européen, de consensus sur la réglementation des
traitements par FIV, sur l'utilisation des embryons issus de semblables
traitements et sur le point de savoir jusqu'à quel moment l'un des participants
à un traitement pouvait revenir sur son consentement à l'utilisation des
gamètes prélevés, et que le recours au traitement par FIV suscitait de délicates
interrogations d'ordre moral et éthique, la chambre a estimé qu'il y avait lieu
d'accorder à l'Etat défendeur une ample marge d'appréciation.
60. La loi de 1990 avait été adoptée à
l'issue d'une analyse exceptionnellement minutieuse des implications sociales,
éthiques et juridiques des avancées en matière de fécondation et d'embryologie
humaines. Elle avait pour objectif de garantir un consentement effectif des
intéressés, depuis le début du traitement jusqu'à l'implantation des embryons.
S'il était vrai qu'en raison de la gravité de l'état de santé de la requérante,
celle-ci et son compagnon avaient dû se déterminer sur la fécondation des
ovules de la première sans avoir pu consacrer à cette question le temps qu'il
était généralement souhaitable de prendre pour y réfléchir et obtenir conseil,
il n'était pas contesté que chacun d'eux avait été informé de la possibilité
qui lui était ouverte, aussi longtemps que les embryons conçus par ce procédé
n'étaient pas implantés, de retirer son consentement. Comme c'était le cas dans
les affaires Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, CEDH
2002-III) et Odièvre c. France (no 42326/98, CEDH
2003-III), la décision du législateur d'opter pour une règle claire ou
« d'application stricte (« bright line rule ») – qui avait
pour double objectif de favoriser la sécurité juridique et de préserver la
confiance que le droit devait inspirer à l'opinion dans un domaine sensible –
s'appuyait sur des considérations d'ordre public impérieuses. Comme les
tribunaux internes, la chambre a considéré que l'absence de dispositions
permettant de passer outre à la révocation par un parent biologique de son
consentement, même dans les circonstances exceptionnelles de l'espèce, n'était
pas de nature à rompre le juste équilibre exigé par l'article 8 ou à excéder
l'ample marge d'appréciation dont bénéficiait l'Etat.
B. Les thèses des parties
1. La requérante
61. La
requérante reconnaît la nécessité d'un cadre réglementaire pour le recours à la
médecine reproductive mais soutient que le principe selon lequel il ne peut
être dérogé au véto opposé par l'un ou l'autre donneur de gamètes à
l'utilisation des embryons n'est ni nécessaire ni proportionné.
62. Le
traitement par FIV impliquerait un investissement personnel et une charge
émotionnelle bien plus importants pour la femme que pour l'homme : en
dehors du don de sperme celui-ci n'aurait aucun rôle physique actif à jouer
dans le processus. La femme, en revanche, donnerait des ovules – qui sont en
quantité limitée – après avoir subi une série d'interventions médicales,
parfois douloureuses, destinées à maximiser les chances de prélèvement. Le
droit en vigueur impliquerait qu'une femme ayant les mêmes antécédents médicaux
qu'elle n'aurait plus jamais la possibilité de tenter de concevoir un enfant à
partir de ses propres gamètes. L'investissement émotionnel et physique de la
femme dans le processus serait bien supérieur à celui de l'homme et
justifierait de favoriser les droits de la femme au regard de l'article 8. Or,
d'après la requérante, la loi de 1990 aurait pour effet de soumettre ses droits
et libertés en matière de procréation au caprice de J. Celui-ci, après s'être
engagé dans le projet de conception d'embryons avec la requérante, en lui
offrant les assurances nécessaires pour la convaincre d'entreprendre le
traitement, aurait pu abandonner ensuite le projet quand bon lui semblait,
n'assumant aucune responsabilité relativement à sa décision initiale de
s'impliquer, et n'ayant pas même l'obligation d'expliquer son comportement.
63. L'impact
des dispositions relatives au consentement figurant dans la loi de 1990 serait
tel qu'une femme dans la situation de la requérante n'aurait aucune garantie
quant à ses chances de porter un enfant, le donneur de gamètes, connu ou
anonyme, pouvant, par caprice, révoquer son consentement à l'utilisation des
embryons conçus avec son sperme. La médecine
reproductive aurait en partie pour objectif de fournir une solution possible à
ceux qui autrement ne pourraient procréer. Cet objectif se trouverait réduit à
néant si aucune dérogation n'était possible dans des circonstances
exceptionnelles.
64. Que l'on envisage le rôle de l'Etat
sous l'angle d'une obligation positive de prendre des mesures raisonnables et
appropriées pour garantir à l'individu les droits protégés par l'article 8, ou
sous celui d'une ingérence exigeant une justification, il ressortirait
clairement de la jurisprudence qu'il faut ménager un juste équilibre entre les
intérêts concurrents. Une législation ne reconnaissant pas que peuvent survenir
des situations exceptionnelles, exigeant un traitement différent, ne répondrait
à aucune nécessité. En l'espèce, le litige opposerait essentiellement les
droits respectifs de deux individus, et non ceux de l'Etat et d'un individu.
Pour régler un conflit entre individus, il y aurait lieu de soumettre les
situations respectives à un examen judiciaire. La requérante indique qu'en
l'espèce la clinique est prête et disposée à la traiter, et estime qu'elle
devrait être autorisée à le faire. Par ailleurs, la chambre aurait exagéré
l'obligation invoquée par elle : elle n'irait pas jusqu'à soutenir que
l'Etat doit garantir l'obtention par elle de l'autorisation de se faire
implanter les embryons litigieux.
65. Selon
l'intéressée, un examen objectif de l'affaire Nachmani (paragraphe 48
ci-dessus) et de la jurisprudence des tribunaux américains (paragraphes 42-47
ci-dessus) étaye sa propre thèse. L'affaire Nachmani
serait celle dont les faits se rapprochent le plus de l'espèce, mais la
requérante estime que ses arguments sont plus solides car elle souhaite faire
implanter les embryons dans son corps, et non avoir recours à une mère
porteuse. Toutes les décisions rendues aux Etats-Unis sembleraient soit
appliquer, soit au moins reconnaître un critère de mise en balance des droits
et/ou intérêts relativement aux embryons. En outre, une de ces affaires
seulement aurait été tranchée sur la base d'un conflit entre ordre public et
droits individuels ; la jurisprudence viendrait donc étayer l'argument de
la requérante selon lequel aucun intérêt public ne se trouve en jeu. Quant à la
situation dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, la requérante relève
que la chambre s'est appuyée sur des documents dont les parties n'ont pas eu
connaissance, mais elle reconnaît qu'il n'y a pas de consensus en Europe sur la
question de savoir si, d'une manière générale, l'homme doit pouvoir révoquer
son consentement à tout moment avant l'implantation ou uniquement jusqu'au
moment de la fécondation. Elle invite toutefois la Cour à examiner les éléments
dont elle dispose quant à la façon dont les Etats membres du Conseil de
l'Europe trancheraient une affaire dont les faits seraient analogues à ceux de
l'espèce. Elle s'interroge sur la rigidité des règles en vigueur dans ces Etats, y
compris au sein des quatre qui, d'après l'arrêt de la chambre, autorisent un
retrait du consentement à tout moment avant l'implantation.
66. Si
la requérante admet qu'elle ne peut plus se prétendre victime de l'instruction
donnée par J. à la clinique de mettre fin à la conservation des embryons,
puisque la durée légale maximale de conservation était dépassée au moment de
l'audience devant la Grande Chambre, elle soutient qu'il n'est ni nécessaire ni
proportionné de donner un tel pouvoir à un seul donneur de gamètes. Les embryons humains seraient spéciaux : ce
serait la philosophie sous-jacente à la loi de 1990. Or celle-ci
permettrait à un seul membre du couple de détruire, par caprice, les embryons
créés par le couple ; même un animal domestique serait mieux protégé par
la loi.
2. Le
Gouvernement
67. Le
Gouvernement défend l'idée que la chambre s'est trompée en parlant d'un retrait
par J. d'un consentement qu'il aurait donné à l'utilisation de ses gamètes ou
d'une tentative entreprise par la requérante pour obliger J. à tenir parole. En
vérité, J. n'aurait jamais consenti au traitement que la requérante souhaite
suivre, son engagement s'étant toujours limité à un traitement conjoint avec
l'intéressée. En pratique, le consentement reposait sur la poursuite de la
relation du couple. Celle-ci terminée, la requérante aurait émis le souhait de
poursuivre le traitement seule, et le consentement donné par J. ne pourrait
s'étendre à la nouvelle situation.
68. Selon
le Gouvernement, la loi de 1990 visait à promouvoir des objectifs et intérêts
étroitement liés : le droit de la femme à l'autodétermination relativement
à la grossesse une fois l'embryon implanté, la primauté d'un consentement libre
et éclairé à toute intervention médicale, les intérêts du ou des enfants pouvant
naître du traitement par FIV, l'égalité de traitement entre les parties, la
promotion de l'efficacité et de l'utilisation de la FIV et des techniques
associées, la clarté et la sécurité des rapports entre les partenaires.
69. Il plaide que, compte tenu de la complexité
des questions morales et éthiques que soulèvent les traitements par FIV, sur
lesquels des divergences d'opinions marquées peuvent raisonnablement exister
dans une société démocratique, il y a lieu de reconnaître aux Etats une ample
marge d'appréciation dans ce domaine. Il n'existerait pas de communauté de vues
aux niveaux international ou européen sur le point de savoir jusqu'à quel
moment un donneur de sperme doit pouvoir être autorisé à révoquer de manière
effective son consentement et à s'opposer à l'utilisation de son matériel
génétique. L'attribution d'une ample marge d'appréciation aux autorités nationales se
justifierait également par le motif qu'il leur incombe de ménager un équilibre
entre les intérêts antagonistes de deux individus ayant l'un comme l'autre, en
vertu de la Convention, droit au respect de leur vie privée.
70. Le
fait que la règle autorisant chacune des parties à retirer son consentement
aussi longtemps qu'il n'y a pas eu implantation de l'embryon ne tolère aucune
exception (règle d'application stricte (« bright line rule »))
ne rendrait pas en soi la législation disproportionnée. Si l'on admettait des
exceptions à cette règle, l'objectif légitime poursuivi par le Parlement – à
savoir garantir que toute implantation repose sur le consentement des deux
parties intéressées – ne serait pas atteint. Il en résulterait des situations complexes et un risque d'arbitraire, et
les juridictions internes se trouveraient contraintes, comme en l'espèce, de
rechercher un équilibre entre des intérêts individuels inconciliables.
B. Appréciation
de la Cour
1. La
nature des droits en jeu au regard de l'article 8
71. Les
parties s'accordent à considérer que l'article 8 trouve à s'appliquer et que le
présent litige se rapporte au droit de la requérante au respect de sa vie
privée. La Grande Chambre souscrit au point de vue de la chambre selon lequel
la notion de « vie privée », notion large qui englobe, entre autres,
des aspects de l'identité physique et sociale d'un individu, notamment le droit
à l'autonomie personnelle, le droit au développement personnel et le droit
d'établir et entretenir des rapports avec d'autres êtres humains et le monde
extérieur (Pretty, arrêt précité, § 61), recouvre également le droit au
respect des décisions de devenir ou de ne pas devenir parent.
72. Toutefois,
il y a lieu de noter que la requérante n'allègue pas qu'elle se trouve en
aucune manière empêchée de devenir mère aux sens social, juridique, et même
physique du terme, ni le droit ni la pratique internes ne lui interdisant
d'adopter un enfant, voire de donner naissance à un enfant conçu in vitro
avec les gamètes d'un donneur. L'intéressée se plaint plus précisément que les
dispositions de la loi de 1990 relatives au consentement l'empêchent d'utiliser
les embryons créés conjointement par elle et J. et donc, vu sa situation
personnelle, d'avoir un enfant avec lequel elle ait un lien génétique. La
Grande Chambre estime que cette question plus restreinte, qui concerne le droit
au respect de la décision de devenir parent au sens génétique du terme, relève
également de l'article 8.
73. Le
dilemme au cœur de la présente affaire tient au fait que se trouvent en conflit
les droits puisés dans l'article 8 par deux individus : la requérante et
J. En outre, l'intérêt de chacun est totalement inconciliable avec celui de
l'autre, puisque si la requérante est autorisée à recevoir les embryons, J.
sera contraint de devenir père, et que si le refus ou la révocation par J. de
son consentement est confirmé, la requérante se verra privée de la possibilité
de devenir parent au sens génétique du terme. Dans les circonstances difficiles de l'espèce, quelle que soit la
solution adoptée par les autorités nationales, les intérêts de l'une des
parties au traitement par FIV seront entièrement déçus (Odièvre, arrêt
précité, § 44).
74. En
outre, la Grande Chambre, à l'instar de la chambre, souscrit à l'argument du
Gouvernement (paragraphe 68 ci-dessus) selon lequel l'affaire ne concerne pas
simplement un conflit entre individus : la législation en question
poursuit également un certain nombre d'intérêts plus vastes, d'ordre général,
puisque, par exemple, elle protège le principe de la primauté du consentement
et tend à promouvoir la clarté et la sécurité juridiques (Odièvre, arrêt
précité, § 45). La Grande Chambre examinera ci-après dans quelle mesure l'Etat
pouvait, au regard de l'article 8, accorder du poids à ces considérations.
2. Sur
le point de savoir si l'affaire concerne une obligation positive ou une
ingérence
75. Si
l'article 8 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre des ingérences
arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l'Etat
de s'abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif
peuvent s'ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de
la vie privée. Elles peuvent impliquer
l'adoption de mesures visant au respect de la vie privée, jusque dans les
relations des individus entre eux. La frontière entre les obligations positives
et négatives de l'Etat au titre de l'article 8 ne se prête pas à une définition
précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En
particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à
ménager entre les intérêts concurrents ; de même, dans les deux
hypothèses, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation (Odièvre,
arrêt précité, § 40).
76. Dans le cadre de la procédure
interne, les parties et les juges ont analysé le litige comme mettant en cause une
ingérence de l'Etat dans l'exercice par la requérante de son droit au respect
de sa vie privée, les dispositions pertinentes de la loi de 1990 empêchant la
clinique de poursuivre le traitement de l'intéressée dès lors que J. l'avait
avisée qu'il n'était pas consentant. Pour sa part, la Grande Chambre, comme la
chambre, juge plus approprié d'examiner la cause sous l'angle des obligations
positives, la question principale étant, comme dans l'affaire Odièvre
précitée, de savoir si l'application faite en l'espèce des dispositions
législatives incriminées a ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics
et privés concurrents en jeu. A ce propos, la Grande Chambre souscrit aux
conclusions des juridictions nationales selon lesquelles J. n'avait jamais consenti
à ce que la requérante utilisât seule les embryons créés par le couple – son
consentement s'étant limité à un « traitement conjoint » avec la
requérante (paragraphe 24 ci-dessus). Contrairement au Gouvernement (paragraphe
67 ci-dessus), elle estime que le point de savoir si dans ces conditions J.
doit passer pour avoir « refusé » et non « retiré » son
consentement à l'implantation des embryons n'est pas important pour les
questions à trancher au regard de la Convention.
3. La marge d'appréciation
77. Pour déterminer l'ampleur de la
marge d'appréciation reconnue à l'Etat dans une affaire soulevant des questions
au regard de l'article 8, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de
facteurs. Lorsqu'un aspect particulièrement important de l'existence ou de
l'identité d'un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l'Etat est
restreinte (voir, par exemple, X. et Y. c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars
1985, série A no 91, §§ 24 et 27 ; Dudgeon c. Royaume-Uni,
arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45 ; Christine Goodwin
c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI ; voir
également Pretty, arrêt précité, § 71). Par contre, lorsqu'il n'y a pas
de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, que ce soit sur
l'importance relative de l'intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le
protéger, en particulier lorsque l'affaire soulève des questions morales ou
éthiques délicates, la marge d'appréciation est plus large (X., Y. et Z.
c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil des arrêts et
décisions 1997-II, § 44 ; Fretté c. France, no
36515/97, § 41, CEDH 2002-I ; Christine Goodwin, arrêt précité, §
85 ; voir également, mutatis mutandis, l'arrêt Vo précité, §
82). La marge d'appréciation est de façon générale également ample lorsque l'Etat
doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou
différents droits protégés par la Convention (Odièvre, arrêt précité, §§
44-49, et Fretté, arrêt précité, § 42).
78. Les questions soulevées par la
présente affaire revêtent sans conteste un caractère moralement et éthiquement
délicat et, à cet égard, la Cour renvoie aux commentaires formulés par Lord
Bingham dans l'affaire Quintavalle (paragraphe 34 ci-dessus).
79. En outre, si la Cour tient compte
de l'argument de la requérante selon lequel il faut traiter les données de
droit comparé avec prudence, il est clair au moins, et l'intéressée ne le
conteste pas, qu'il n'existe pas une approche européenne uniforme dans ce
domaine. Certains Etats ont adopté des lois ou des règlements pour encadrer le
recours au traitement par FIV, alors que d'autres s'en remettent en la matière
à la pratique et à des directives médicales. Le Royaume-Uni n'est certes pas le
seul Etat à permettre la conservation d'embryons et à autoriser les deux donneurs
de gamètes à revenir librement et effectivement sur leur consentement tant
qu'il n'y a pas eu implantation des embryons, mais d'autres règles et pratiques
se rencontrent ailleurs en Europe. On ne peut dire qu'il existe un consensus
sur le point de savoir à partir de quel moment du traitement par FIV le
consentement des donneurs de gamètes doit être réputé irrévocable (paragraphes
39-42 ci-dessus).
80. La requérante soutient qu'eu égard
à la plus grande ampleur de son investissement physique et émotionnel durant le
traitement par FIV et à sa stérilité ultérieure ses droits garantis par
l'article 8 doivent primer ceux de J., mais il apparaît à la Cour que, sur ce
point non plus, il n'y a pas de consensus clair. La Cour d'appel a évoqué la
difficulté de comparer les effets qu'emporterait pour J. le fait d'être
contraint de devenir père d'un enfant de la requérante et les effets qui
résulteraient pour la requérante du fait d'être privée de toute chance d'avoir
un enfant biologique (paragraphes 25-26 ci-dessus) ; cette difficulté se
reflète également dans la diversité des avis exprimés par les deux collèges de
la Cour suprême israélienne dans l'affaire Nachmani et dans la
jurisprudence des tribunaux américains (paragraphes 43-49 ci-dessus).
81. En conclusion, dès lors que le
recours au traitement par FIV suscite de délicates interrogations d'ordre moral
et éthique, qui s'inscrivent dans un contexte d'évolution rapide de la science
et de la médecine, et que les questions soulevées en l'espèce se rapportent à
des domaines sur lesquels il n'y a pas, de manière claire, communauté de vues
entre les Etats membres, la Cour estime qu'il y a lieu d'accorder à l'Etat
défendeur une ample marge d'appréciation (X, Y et Z, arrêt précité, §
44).
82. Comme la chambre, la Grande Chambre
estime que cette marge d'appréciation doit en principe s'appliquer tant à la
décision de l'Etat d'adopter ou non une loi régissant le recours au traitement
par FIV, que, le cas échéant, aux règles détaillées édictées par lui pour
ménager un équilibre entre les intérêts publics et privés en conflit.
4. Respect de l'article 8
83. Il reste à la Cour à déterminer si,
dans les circonstances particulières de l'espèce, l'application d'une loi
autorisant J. à révoquer de manière effective ou à refuser son consentement à
l'implantation dans l'utérus de la requérante des embryons conçus conjointement
par les deux membres du couple a ménagé un juste équilibre entre les intérêts
concurrents en jeu.
84. Le fait qu'il soit aujourd'hui
techniquement possible de conserver des embryons humains à l'état congelé a
pour conséquence qu'il existe désormais une différence essentielle entre une
fécondation in vitro et une fécondation consécutive à un rapport sexuel,
à savoir la possibilité de laisser s'écouler un laps de temps, qui peut être
important, entre la création d'embryons et leur implantation dans l'utérus.
Pour la Cour, il est légitime
– et d'ailleurs souhaitable – qu'un Etat mette en place un cadre juridique
tenant compte de cette possibilité de différer le transfert d'un embryon. La solution
adoptée au Royaume-Uni dans la loi de 1990 consistait à limiter à cinq ans la
durée légale de conservation d'un embryon. En 1996, un texte réglementaire a
porté cette durée à dix ans et plus dans les cas où l'un des donneurs de
gamètes ou la future mère est stérile ou risque de le devenir prématurément,
tout en précisant que les embryons ne peuvent jamais être conservés après que
la femme qui doit les recevoir a dépassé l'âge de 55 ans (paragraphe 36
ci-dessus).
85. Ces
dispositions sont complétées par une obligation faite à la clinique dispensant
le traitement de solliciter de chaque donneur de gamètes un consentement écrit
préalable précisant notamment le type de traitement pour lequel l'embryon est
censé être utilisé (annexe 3, article 2 § 1, de la loi de 1990), la durée
maximale de conservation et les mesures à prendre en cas de décès ou
d'incapacité du donneur (annexe 3, article 2 § 2). En outre, l'article 4 de
l'annexe 3 énonce que « quiconque a donné un consentement au sens de la
présente annexe peut y apporter des modifications successives ou le révoquer,
par notification à la personne responsable de la conservation des gamètes ou de
l'embryon concernés (...) » tant que l'embryon n'a pas été « utilisé »
(c'est-à-dire implanté dans l'utérus ; paragraphe 37 ci-dessus). Certains Etats, qui ont des cultures religieuses,
sociales et politiques différentes, ont adopté d'autres solutions pour tenir
compte de la possibilité technique d'un décalage entre la fécondation et
l'implantation (paragraphes 39-42 ci-dessus). Pour les motifs exposés ci-dessus
(paragraphes 77-82), la Grande Chambre estime que c'est d'abord à chaque Etat
qu'il appartient de décider des principes et politiques à appliquer dans ce
domaine sensible.
86. A cet égard, la Grande Chambre
partage l'avis de la chambre selon lequel il importe de noter que la loi de
1990 a été adoptée après une analyse exceptionnellement minutieuse des
implications sociales, éthiques et juridiques des avancées en matière de fécondation
et d'embryologie humaines et qu'elle est le fruit d'un vaste ensemble de
réflexions, de consultations et de débats (voir, mutatis mutandis, Hatton
et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 128, CEDH
2003-VIII).
87. Les problèmes pouvant découler des
progrès scientifiques enregistrés dans la conservation des embryons humains ont
été abordés dès 1984, dans le rapport de la commission Warnock, qui préconisait
de fixer à dix ans la durée maximale de conservation des embryons destinés à
l'utilisation personnelle d'un couple ; passé ce délai, le droit
d'utilisation ou de destruction devait être conféré à un organisme compétent
pour les questions de conservation. En cas de désaccord dans un couple sur
l'utilisation d'embryons créés conjointement, le droit de décider de
l'utilisation ou de la destruction des embryons devait être conféré à
l'« organisme compétent pour les questions de conservation ». Le
livre vert élaboré à la suite du rapport Warnock invitait précisément les
secteurs intéressés de l'opinion publique à se prononcer sur le sort qu'il
fallait réserver à un embryon en cas de désaccord dans un couple quant à son
utilisation ou sa destruction. Le livre blanc publié en 1987 relevait que ceux
qui avaient répondu et qui estimaient que la conservation devait être autorisée
souscrivaient pour l'essentiel aux recommandations de la commission, mais que
certains d'entre eux rejetaient l'idée de conférer à l'« organisme
compétent pour les questions de conservation » le droit de décider du sort
de l'embryon en cas de conflit entre les donneurs. Le Gouvernement proposa
alors de fonder la loi sur les principes clairs suivants : « les
souhaits du donneur priment pendant la période de conservation autorisée des
embryons ou des gamètes, et à l'expiration de cette période les embryons ne
peuvent être utilisés à d'autres fins par l'organisme agréé que si le donneur y
a consenti ». Le livre blanc exposait également dans le détail les
propositions quant au consentement, lesquelles, après de nouvelles consultations,
furent adoptées par le législateur et incorporées à l'annexe 3 à la loi de 1990
(paragraphes 29-39 ci-dessus).
88. En vertu de cette annexe, toutes
les cliniques qui proposent des traitements par FIV ont l'obligation légale
d'expliquer les dispositions relatives au consentement aux personnes
entreprenant un tel traitement et de recueillir leur consentement par écrit
(paragraphe 37 ci-dessus). Nul ne conteste que cette obligation a été respectée
en l'espèce et que la requérante et J. ont tous deux signé les formulaires de
consentement prévus par la loi. Si, en raison de l'urgence liée à sa situation
médicale, la requérante a dû se déterminer rapidement et dans une situation
d'anxiété extrême, elle savait, lorsqu'elle consentit à ce que tous ses ovules
fussent fécondés avec le sperme de J., qu'elle n'en aurait plus d'autres,
qu'elle ne pourrait faire implanter les embryons avant un certain temps, dès
lors qu'il lui fallait d'abord terminer le traitement de son cancer, et que, en
vertu de la loi, J. pourrait à tout moment retirer son consentement à
l'implantation.
89. Si la requérante critique les
dispositions du droit national relatives au consentement en ce qu'elles ne
souffrent aucune dérogation, la Cour estime que le caractère absolu de la loi
n'est pas, en soi, nécessairement incompatible avec l'article 8 (voir,
également, Pretty et Odèvre, arrêts précités au paragraphe 60
ci-dessus). La décision du législateur d'adopter des dispositions ne permettant
aucune exception, afin que toute personne donnant des gamètes aux fins d'un
traitement par FIV puisse avoir la certitude qu'ils ne pourront pas être
utilisés sans son consentement, procède du souci de faire prévaloir le respect
de la dignité humaine et de la libre volonté ainsi que du souhait de ménager un
juste équilibre entre les parties au traitement par FIV. Au-delà du principe en
jeu, le caractère absolu de la règle en cause vise à promouvoir la sécurité
juridique et à éviter les problèmes d'arbitraire et d'incohérence inhérents à
la mise en balance, au cas par cas, de ce que la Cour d'appel a décrit comme
étant des intérêts « parfaitement incommensurables » (paragraphes
25-26 ci-dessus). Pour la Cour, les intérêts généraux poursuivis par la loi
sont légitimes et compatibles avec l'article 8.
90. Quant à l'équilibre ménagé entre
les droits conflictuels que les parties à un traitement par FIV peuvent puiser
dans l'article 8, la Grande Chambre, tout comme les autres juridictions ayant
eu à connaître de l'affaire, compatit à la situation de la requérante, qui désire
manifestement par-dessus tout un enfant de son sang. Toutefois, eu égard à ce
qui précède, et notamment à l'absence de consensus européen sur la question, la
Grande Chambre estime qu'il n'y a pas lieu d'accorder davantage de poids au
droit de la requérante au respect de son choix de devenir parent au sens
génétique du terme qu'à celui de J. au respect de sa volonté de ne pas avoir un
enfant biologique avec elle.
91. La
Cour reconnaît que le Parlement aurait pu régler la situation différemment.
Toutefois, comme la chambre l'a fait observer, la question centrale qui se pose
au regard de l'article 8 n'est pas de savoir s'il était loisible au législateur
d'opter pour d'autres dispositions, mais de déterminer si, dans l'établissement
de l'équilibre requis, le Parlement a excédé la marge d'appréciation qui est la
sienne en la matière.
92. Eu
égard à l'absence de consensus européen, au fait que les dispositions du droit
interne étaient dépourvues d'ambiguïté, qu'elles avaient été portées à la
connaissance de la requérante et qu'elles ménageaient un juste équilibre entre
les intérêts en conflit, la Grande Chambre estime qu'il n'y a pas eu violation
de l'article 8 de la Convention.
III. SUR
LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 8
93. Dans
sa requête et dans la procédure devant la chambre, la requérante se plaignait
en outre d'une discrimination contraire à l'article 14 combiné avec l'article
8, dans la mesure où une femme apte à procréer sans assistance médicale
pourrait choisir en toute liberté et en-dehors de toute influence le sort
devant être réservé à ses ovules fécondés, alors qu'une femme dans sa
situation, c'est-à-dire incapable de procréer sans avoir recours à une FIV, se
trouverait, du fait de la loi de 1990, à la merci du donneur de sperme.
94. Dans
ses observations à la Grande Chambre toutefois, la requérante a indiqué que ses
griefs sur le terrain des articles 8 et 14 étaient inextricablement liés et que
si la Cour devait estimer que la disposition contestée du droit interne est
proportionnée sous l'angle de l'article 8, il lui faudrait conclure également
qu'elle est raisonnablement et objectivement justifiée au regard de l'article
14.
95. La
Grande Chambre, à l'instar de la chambre et des parties, estime qu'elle n'a pas
à statuer sur la question de savoir si la requérante peut se plaindre d'une
différence de traitement par rapport à une autre femme qui se trouverait dans
une situation analogue à la sienne. Elle
considère en effet que les motifs qui l'ont amenée à conclure à l'absence de
violation de l'article 8 constituent également une justification objective et
raisonnable aux fins de l'article 14 (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Pretty,
précité, § 89).
96. Partant,
il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention en l'espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l'unanimité,
qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention ;
2. Dit, par treize voix contre quatre,
qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3. Dit, par treize voix contre quatre,
qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec
l'article 8 ;
Fait en français et en
anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à
Strasbourg, le 10 avril 2007.
Erik Fribergh Christos Rozakis
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve
joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l'exposé de l'opinion dissidente commune aux juges Türmen,
Tsatsa-Nikolovska, Spielmann et Ziemele.
C.L.R.
E.F.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TÜRMEN,
TSATSA-NIKOLOVSKA, SPIELMANN ET ZIEMELE
(Traduction)
1. Nous
avons voté contre les constats de non-violation de l'article 8 de la Convention
et de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8.
2. La
requérante en l'espèce se plaignait que l'impact des dispositions relatives au
consentement figurant dans la loi de 1990 était tel qu'une femme dans sa
situation n'avait aucun moyen de garantir ses chances de porter un enfant de
son sang. Selon elle, la médecine reproductive a en partie pour objectif de
fournir une solution possible à ceux qui autrement ne pourraient procréer. Or cet objectif se trouverait réduit à néant si aucune
dérogation n'était possible dans des circonstances exceptionnelles (paragraphes
62-64 de l'arrêt).
3. Pour la Cour comme pour les parties,
l'article 8 est applicable et l'affaire concerne le droit de la requérante au
respect de sa vie privée (paragraphe 71). La Cour précise (paragraphe 72) que
la question plus restreinte du droit au respect de la décision de devenir
parent au sens génétique du terme relève également de l'article 8. Nous
souscrivons au raisonnement de la Cour concernant l'applicabilité de l'article
8 et la question plus spécifique en jeu. Nous tenons toutefois à souligner
l'importance de la précision donnée par la Cour quant à l'applicabilité de
l'article 8 dans les circonstances de l'espèce.
4. Dans son arrêt, la Cour examine la
nature des droits en jeu au regard de l'article 8 (paragraphes 71-74) et le
point de savoir si l'affaire concerne une obligation positive ou une ingérence
(paragraphes 75-76). Au sujet de la première question, elle indique que
l'affaire a trait à un conflit entre les droits puisés dans l'article 8 par
deux individus (paragraphe 73) et ajoute que la législation en cause poursuit
également un certain nombre d'intérêts plus vastes, d'ordre général, en
protégeant le principe de la primauté du consentement et en cherchant à
promouvoir la clarté et la sécurité juridiques (paragraphe 74). Jugeant plus
approprié d'examiner la cause sous l'angle des obligations positives, la Cour
indique que la question principale consiste à savoir si l'application faite en
l'espèce des dispositions législatives incriminées a ménagé un juste équilibre
entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu (paragraphe 76). Par
ailleurs, la Cour considère que, dès lors que le recours au traitement par fécondation
in vitro FIV suscite de délicates interrogations d'ordre moral et
éthique qui s'inscrivent dans un contexte d'évolution rapide de la science et
de la médecine et que les questions soulevées en l'espèce se rapportent à des
domaines sur lesquels il n'y a pas, de manière claire, communauté de vues
entre les Etats membres, il y a lieu d'accorder à l'Etat défendeur une ample
marge d'appréciation (paragraphe 81). Cette marge d'appréciation doit en
principe, d'après la
Cour, s'appliquer tant à la décision de l'Etat
d'adopter ou non une loi régissant le recours au traitement par FIV que, le cas
échéant, aux règles détaillées édictées par lui pour ménager un équilibre entre
les intérêts publics et privés en conflit (paragraphe 82).
5. Nous ne pouvons souscrire à
l'appréciation de la Cour selon laquelle il est plus approprié d'examiner la
question sous l'angle des obligations positives.
6. L'affaire concerne selon nous une
atteinte au droit de la requérante au respect de sa décision de devenir parent
au sens génétique du terme. Nous pouvons admettre que l'ingérence était prévue
par la loi et qu'elle poursuivait des buts légitimes, à savoir la défense de
l'ordre public et de la morale et la protection des droits d'autrui. Mais cette
ingérence était-elle nécessaire et proportionnée, eu égard aux circonstances
particulières de l'espèce ? Pour les raisons que nous exposons ci-dessous,
nous estimons quant à nous que le droit pour la requérante de décider de
devenir parent, au sens génétique du terme, pèse plus lourd que le droit pour
M. J. de décider de ne pas devenir parent.
i) La
loi de 1990 ne prévoit pas la possibilité de prendre en considération la
situation médicale très particulière de la requérante. Nous admettons, avec la
majorité, que notamment lorsqu'une question revêt une nature moralement et
éthiquement délicate, une règle d'interprétation stricte est peut-être la plus
appropriée pour servir au mieux les divers intérêts, souvent conflictuels, en
jeu. On dit que « l'avantage d'une loi claire est qu'elle offre de la
sécurité ». Mais on admet également que « son désavantage est que si
elle est trop claire – catégorique – elle offre trop de sécurité et aucune
flexibilité »1.
Dès lors, eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, le problème
principal réside dans la nature absolue de la « règle d'interprétation
stricte » en cause.
ii) En
l'espèce, la démarche suivie par la majorité n'a pas simplement pour
conséquence de contrecarrer la décision prise par la requérante d'avoir un
enfant de son sang, elle emporte suppression effective de toute possibilité
pour elle d'avoir un tel enfant, privant de toute effectivité pareille décision
qui serait prise maintenant ou à quelque moment que ce soit dans l'avenir.
7. Aussi
jugeons-nous disproportionnée l'application faite de la loi de 1990 dans les
circonstances particulières de la cause. Du fait de sa nature absolue, la
législation incriminée empêche dans un cas tel celui de l'espèce la mise en
balance des intérêts en conflit. En fait, même si la majorité admet qu'il
s'agit de ménager un équilibre entre les intérêts conflictuels que les
parties à un traitement par FIV peuvent puiser dans l'article 8 (paragraphe
90), aucune mise en balance n'est possible dans les circonstances de la cause,
puisque la décision entérinant le choix fait par M. J. de ne pas devenir père
implique une annulation absolue et définitive de la décision de la requérante.
Le fait de vider de sa substance ou de son sens la décision de l'une des deux
parties ne peut s'analyser en une mise en balance des intérêts. Il convient de
noter que l'affaire ne concerne pas la possibilité d'adopter un enfant ni celle
de donner naissance à un enfant conçu in vitro avec les gamètes d'un
donneur. Incidemment, M. J. sera toujours capable de prendre la décision de
devenir père d'un enfant biologique, tandis que pour la requérante c'était sa
dernière chance.
8. Par
ailleurs, la requérante a subi le 26 novembre 2001 l'ablation de ses ovaires. En conséquence, les ovules prélevés sur elle aux fins
d'un traitement par FIV étaient sa dernière chance d'avoir un enfant de son
sang. Non seulement J. en était parfaitement conscient, mais il donna à sa
compagne de l'époque l'assurance qu'il souhaitait être le père de son enfant.
Sans pareille assurance, la requérante aurait pu chercher à avoir un enfant
biologique en utilisant d'autres méthodes. Au paragraphe 90 de l'arrêt, où la
majorité tente de ménager un équilibre entre les droits et intérêts de la
requérante et ceux de J., aucun poids n'est accordé à cet aspect
« assurance », au fait que la requérante a agi de bonne foi en se
fondant sur l'assurance reçue de J. La date décisive est le 12 novembre
2001 : c'est la date à laquelle les ovules de la requérante ont été
fécondés et six embryons créés. A compter de cette
date, J. n'était plus maître de son sperme. Un embryon est une production
conjointe de deux personnes qui, une fois implantée dans un utérus, se
transforme pour finalement donner un enfant. Un acte consistant à détruire un
embryon implique donc également la destruction de l'ovule de la femme. De ce point de vue également, la législation
britannique est restée en défaut de ménager le juste équilibre requis.
9. Les circonstances particulières de
l'espèce nous amènent à considérer que les intérêts de la requérante pèsent
plus lourd que les intérêts de J. et que le fait que les autorités britanniques
en ont jugé autrement doit s'analyser en une violation de l'article 8.
10. Là encore, nous tenons à souligner
que, comme la majorité, nous estimons que la loi de 1990 n'est pas, en soi,
contraire à l'article 8 et que le principe du consentement est important pour
le traitement par FIV. Nous admettons que, lorsque l'on regarde les
législations pertinentes dans les autres Etats, différentes approches s'en
dégagent et que la Cour a raison de dire qu'il n'existe pas, au niveau
européen, de consensus sur les détails de l'encadrement juridique du traitement
par FIV. Comme nous l'avons dit ci-dessus, toutefois, nous faisons de la
présente espèce une analyse différente de la majorité car les circonstances qui
la caractérisent nous font regarder au-delà de la simple question du
consentement au sens contractuel du terme. Les valeurs et questions en jeu, du
point de vue de la situation de la requérante, revêtent un poids important,
négligé par l'approche purement contractuelle adoptée en l'espèce..
11. Compte
tenu de l'importance de la question et de la nature extrême de la situation de
la requérante, il nous paraît difficile d'inférer quoi que ce soit du fait que
celle-ci savait que « en vertu de la loi, J. pourrait à tout moment retirer
son consentement à l'implantation » (paragraphe 88). Il n'est évidemment pas possible que l'on suggère que
Mme Evans,
après toutes ses épreuves, aurait dû envisager l'éventualité de voir M. J.
retirer son consentement. Là encore il est manifeste que l'affaire ne pouvait
guère se traiter par une application formaliste des règles juridiques qui
encadraient le traitement par FIV.
12. Une
affaire aussi sensible que celle-ci ne peut être tranchée sur une base
simpliste et mécanique consistant à dire qu'il n'y a aucun consensus en
Europe et que, dès lors, l'Etat défendeur bénéficie d'une ample marge
d'appréciation, qui s'étend aux règles adoptées aux fins de ménager un
équilibre entre les intérêts publics et privés en conflit.
Certes,
les Etats disposent d'une ample marge d'appréciation lorsqu'il s'agit d'adopter
des règles régissant le recours à la FIV. La marge d'appréciation ne doit
toutefois pas empêcher la Cour d'exercer son contrôle, en particulier
relativement à la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre
tous les intérêts conflictuels en jeu au niveau interne2.
La
Cour ne devrait pas utiliser le principe de la marge d'appréciation comme un
simple substitut pragmatique à une approche réfléchie du problème de la portée
adéquate de son contrôle3.
13. Pour
conclure, contrairement à la majorité nous estimons que la législation
incriminée n'a pas permis de ménager un juste équilibre dans les circonstances
particulières de l'espèce. Si les effets de la législation sont tels que d'une
part ils donnent à une femme le droit de décider d'avoir un enfant de son sang
mais que d'autre part ils la privent de toute possibilité de se retrouver en
position de faire ce choix, ils font supporter à l'intéressée une charge morale
et physique d'après nous disproportionnée qui ne peut guère être compatible
avec l'article 8 et avec les buts mêmes de la Convention, qui sont de protéger
la dignité et l'autonomie humaines.
14. En
ce qui concerne l'article 14 de la Convention, nous tenons à préciser ce qui
suit.
15. Il
se peut qu'aux fins de l'article 14 la comparaison doive se faire avec un homme
stérile (voir, au paragraphe 23 de l'arrêt, l'exemple invoqué dans la procédure
interne par le juge Wall). Toutefois, même cette comparaison n'illustre pas
toute la complexité du problème soulevé par la présente espèce. Les institutions internationales spécialement
investies de la mission de promouvoir les droits des femmes reconnaissent qu'il
est justifié et nécessaire d'« expliquer comment les politiques et mesures
relatives aux soins de santé tiennent compte des droits des femmes et prennent
en compte leurs intérêts et leurs spécificités par rapport aux hommes,
notamment : a) Les caractéristiques biologiques des femmes,
telles que (...) leur fonction en matière de procréation (...) (CEDAW
recommandation générale no 24 (20e session,
1999)) ». Une femme se trouve placée dans une situation différente d'un
homme du point de vue de la naissance d'un enfant, y compris lorsque la
législation autorise des méthodes de fécondation artificielle. En conséquence,
nous estimons que la démarche qui s'imposait en l'espèce est celle qui fut
adoptée relativement à l'article 14 dans l'affaire Thlimmenos c. Grèce,
dans laquelle la Cour a reconnu que des situations différentes doivent
entraîner un traitement différent4. Si nous appréhendons la situation personnelle de la requérante à la
lumière de ce principe, c'est notamment à raison de l'ampleur de la charge
physique et émotionnelle et des conséquences5
qu'emporte cette situation, et c'est sur cette base que nous avons voté en
faveur de la violation de l'article 14 combiné avec l'article 8.
1. Voir M.-B. Dembour, Who
Believes in Human Rights? Reflections on the European Convention,
Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 93.
2. Nous tenons à
souligner que dans son récent arrêt Associated Society of Locomotive
Engineers & Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni, no 11002/05, §
46, 27 février 2007 la Cour a redit clairement comment elle conçoit le rôle de
la marge d’appréciation : « Enfin, dans l’établissement d’un juste
équilibre entre les intérêts en conflit, l’Etat dispose d’une certaine marge
d’appréciation pour déterminer les mesures propres à garantir le respect de la
Convention (voir, parmi d’autres, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC],
no 36022/97, § 98, CEDH 2003-VIII). Dès lors toutefois qu’il ne
s’agit pas ici d’une question relevant de la politique générale, sur laquelle
de larges divergences d’opinion peuvent raisonnablement régner au sein d’une
société démocratique, un poids spécial devant ainsi ètre accordé au rôle des
responsables politiques internes (voir, par exemple, James et autres c.
Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 32, §
46, où la Cour a estimé qu’il était « normal que le législateur dispose
d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale »), la
marge d’appréciation ne joue qu’un rôle limité.
La démarche adoptée dans ASLEF prend en compte
les conceptions des parlements nationaux dans une « saine » mesure
(en lui conférant un poids spécial) s’agissant de définir une politique
générale ; il y a lieu de distinguer les questions de politique générale
et les décisions concernant les droits fondamentaux de tel ou tel individu
(dans le contexte d’une requête individuelle), lesquelles, en vertu de ce qui a
été dit ci-dessus, appellent un rôle restreint de la marge d’appréciation. Dans
l’affaire Evans,
la majorité, tout en accordant à l’Etat défendeur une ample marge
d'appréciation, se réfère largement aux questions de politique générale et
étend cette ample marge d'appréciation aux règles détaillées adoptées pour
établir un équilibre entre les intérêts publics et privés en conflit
(paragraphes 81-82 de l’arrêt et paragraphe 4 in fine de notre opinion
dissidente). Comme la plupart de celles portées devant la Cour, l’affaire Evans n’a
pas trait uniquement à des questions de politique générale : elle concerne
aussi des intérêts individuels importants. D’après nous, la majorité a donné un
poids excessif à celles-ci, qui en réalité ne sont que la toile de fond de la
présente affaire (voir la section 3 de l’arrêt (la marge d’appréciation), en
particulier le paragraphe 81), et elle ne s’est pas suffisamment livrée, dans
la section 4 de son arrêt (observation de l’article 8 ; paragraphes
83-92), à un exercice de mise en balance ad hoc.
3. R. St. J. Macdonald,
« The Margin of Appreciation », dans The European System
for the Protection of Human Rights, (R. St. J. Macdonald et al. [eds.],
1993), p. 84, cité par E. Brems, « The Margin of Appreciation
Doctrine in the Case-Law of the European Court of Human Rights », Zeitschrift
für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 1996, p. 313. Voir
également l’appréciation critique de la doctrine de la « marge
d’appréciation » faite par M. R. Hutchinson in « The Margin
of Appreciation Doctrine in the European Court of Human Rights », International
and Comparative Law Quarterly, 1996, 638-650.
4. Thlimmenos c.
Grèce [GC], no 34369/97, CEDH 2000-IV.
5. C. Packer, « Defining
and Delineating the Right to Reproductive Choice », Nordic Journal
of International Law, 1998, pp. 77-95, à la p. 95.