Corte europea dei diritti dell’uomo
(Ex Seconda Sezione)
10 marzo 2015
AFFAIRE Y.Y. c. TURQUIE
(Requête n° 14793/08)
ARRÊT
En l’affaire Y.Y. c. Turquie,
La Cour européenne des
droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de:
Guido Raimondi, président,
Işıl
Karakaş,
Nebojša
Vučinić,
Helen
Keller,
Paul
Lemmens,
Egidijus
Kūris,
Robert
Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil le 3 février 2015,
Rend l’arrêt que
voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no
14793/08) dirigée contre la République de Turquie et dont Y.Y. a saisi la Cour
le 6 mars 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
Y.Y. est une personne transsexuelle, ressortissante de cet État qui, à la date
d’introduction de la requête, était civilement reconnue comme étant de sexe
féminin. Cela étant, la Cour utilisera le masculin et la désignation « le
requérant » à son propos, conformément au sexe revendiqué.
2. Le requérant a été représenté par Me A. Bozlu, avocat
à Mersin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté
par son agent.
3. Le requérant dénonce une atteinte au droit au respect de sa vie
privée (article 8 de la Convention), au motif notamment qu’il n’avait pas
été autorisé à recourir à une intervention chirurgicale de conversion sexuelle.
Il se plaint également de l’absence de tout examen par la Cour de cassation du
fond de son affaire et de l’absence de motivation des décisions de cette
juridiction (article 6 de la Convention).
4. Le 24 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. La
présidente de la section faisant fonction au moment de la communication a par
ailleurs décidé que l’identité du requérant ne serait pas divulguée
(article 47 § 3 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1981.
6. Le requérant est une personne transsexuelle inscrite sur le registre
d’état civil comme étant de sexe féminin. Selon ses dires, il a pris conscience
dès son jeune âge qu’il se sentait appartenir au sexe masculin, ce qui était en
contradiction avec son sexe anatomique.
A. Action judiciaire initiale visant au
changement de sexe
7. Le 30 septembre 2005, le requérant, se fondant sur l’article 40 du
code civil, saisit le tribunal de grande instance (TGI) de Mersin en vue
d’obtenir l’autorisation de recourir à une opération de changement de sexe.
Dans sa requête introductive d’instance, l’avocat du requérant indiquait que
son client se considérait depuis son jeune âge non comme une femme mais comme
un homme, qu’il avait pour cette raison fait l’objet d’un suivi psychologique
depuis l’enfance et, vers l’âge de 19-20 ans, il avait envisagé de se suicider.
Il indiquait également que son identité biologique actuelle était en conflit
avec le sexe auquel il estimait appartenir. Il argüait de la nécessité d’une
conversion sexuelle pour lui permettre de réaliser une harmonie entre la
perception intime qu’il avait de lui-même et ses caractéristiques physiques. Il
précisait que nombre de médecins qu’il avait eu l’occasion de consulter depuis
l’enfance avaient préconisé une conversion sexuelle. Il précisait également que
son client était âgé de vingt-quatre ans, qu’il menait sa vie en tant qu’homme,
qu’il était en couple depuis quatre ans avec une femme et que son entourage
familial et social l’avait accepté en tant qu’homme. Il ajoutait que son client
suivait un traitement depuis un an au sein du service psychiatrique de
l’hôpital universitaire İnönü en vue de l’opération de conversion
demandée. Enfin, il sollicitait le secret de la procédure eu égard à l’état
psychologique de son client.
8. Le 16 décembre 2005, le TGI fit droit à la demande portant sur le
secret de la procédure.
9. Le 6 février 2006, il entendit les proches du requérant. La mère de
l’intéressé déclara que sa fille, enfant, jouait surtout avec des garçons, et
que, adolescente, elle lui avait dit qu’elle se percevait comme étant un garçon
et qu’elle souhaitait en être un. Elle indiqua avoir alors consulté des
psychologues et que ceux-ci avaient estimé que sa fille serait plus heureuse si
elle pouvait vivre sa vie en tant qu’homme, ce qu’elle dit être également son
avis. Le frère aîné de l’intéressé déclara lui aussi que sa sœur jouait avec
des garçons lorsqu’elle était enfant, qu’elle avait commencé à se comporter
comme un garçon à l’adolescence, qu’elle avait eu des petites amies, qu’elle
était déterminée à changer de sexe par le biais d’une intervention
chirurgicale, qu’elle avait tenté plusieurs fois de se suicider, qu’elle était
toujours en thérapie et que, à sa connaissance, les médecins avaient décidé de
procéder à l’opération.
Au terme de cette
audience, le TGI adressa une demande d’information au médecin-chef du centre
hospitalier où le requérant était soigné afin de savoir si celui-ci était
transsexuel, si le changement de sexe s’imposait pour la préservation de sa
santé mentale et s’il était dans l’incapacité définitive de procréer.
10. Le 23 février 2006, un comité médical du centre médical de
l’université İnönü établit un rapport psychiatrique concluant que le
requérant était transsexuel. Il estimait en outre qu’il convenait, d’un point
de vue psychologique, qu’il menât désormais sa vie avec une identité masculine.
11. Le 28 février 2006, un comité médical de la branche des maladies
féminines et des naissances de ce même centre établit un rapport concluant
qu’Y.Y. était de phénotype féminin et transsexuel.
12. Le 7 avril 2006, le TGI constata que deux rapports médicaux en
provenance de la faculté de médecine de l’université İnönü lui avaient été
transmis. Il releva que dans un rapport du 23 février 2006, un diagnostic de
transsexualité avait été posé et qu’il avait été conclu qu’il convenait, d’un
point de vue psychologique, que l’intéressé menât désormais sa vie avec une
identité masculine. Il releva également que dans un rapport du 28 février
2006, il fut conclu qu’Y.Y. était de phénotype féminin. Il estima cependant que
ces rapports ne répondaient pas aux questions qu’il avait posées, à savoir si
le changement de sexe s’imposait pour la préservation de la santé mentale de la
partie demanderesse et si celle-ci était dans l’incapacité définitive de
procréer. Aussi réitéra-t-il sa demande d’information.
13. Le 20 avril 2006, la directrice du service des maladies féminines et
des naissances rattaché aux services de chirurgie de la faculté de médecine de
l’université İnönü informa par écrit le médecin-chef du centre médical que
le requérant avait été examiné à la suite d’une demande de consultation en
chirurgie plastique en vue d’un changement de sexe. Elle indiquait qu’il avait
été établi, après examen, qu’Y.Y. était doté d’organes génitaux externes et
internes féminins, et n’était pas dans l’incapacité définitive de procréer.
14. Le 21 avril 2006, un comité médical du service psychiatrique de la
faculté de médecine de l’université İnönü informa par écrit le
médecin-chef du centre médical que le requérant avait été examiné le 20 avril
2006. Après cet examen, il avait été conclu qu’il était nécessaire, d’un point
de vue psychique, qu’il pût désormais mener sa vie sous une identité masculine.
15. Lors de l’audience du 5 mai 2006 devant le TGI, l’avocat du requérant
contesta le rapport du 20 avril 2006 au motif que celui-ci n’avait pas été
adopté par un organe collégial. Le TGI demanda en conséquence la production
d’une nouvelle expertise sur la capacité de procréer du requérant. Un comité
médical de la faculté de médecine de l’université de Çukurova fut chargé de sa
préparation.
16. Le 11 mai 2006, deux médecins rattachés au service des maladies
féminines et des naissances de la faculté de médecine de l’université de
Çukurova procédèrent à une expertise légale et conclurent, après avoir examiné
le requérant, que celui-ci avait la capacité de procréer.
17. Le 27 juin 2006, le TGI, se fondant sur les conclusions des
différentes expertises, refusa d’accorder l’autorisation de changement de sexe
demandée par le requérant au motif que celui-ci n’était pas, de manière
définitive, dans l’incapacité de procréer et qu’il ne répondait dès lors pas à
l’une des exigences de l’article 40 du code civil.
18. Le 18 juillet 2006, le requérant se pourvut en cassation contre ce
jugement. Dans son mémoire, son avocat soulignait que son client se considérait
depuis l’enfance non comme une femme mais comme un homme et que sa conviction à
cet égard n’était pas un simple caprice, qu’il avait suivi une longue thérapie
psychologique, qu’au terme de celle-ci il avait été diagnostiqué comme étant
transsexuel et qu’il convenait, d’un point de vue psychologique, qu’il vécût en
tant qu’homme. Il soutenait en outre que sa capacité de procréer n’empêchait
aucunement son client de se percevoir comme un homme et qu’il s’agissait là
d’un état de fait lié à sa nature sur lequel il n’avait pas de prise. Il
soulignait également que, en Turquie comme dans les autres pays du monde, toutes
les personnes qui, comme le requérant, ne parvenaient pas à concilier leur état
biologique et leur état psychologique n’étaient pas uniquement des personnes
célibataires et dépourvues de la capacité de procréer. À cet égard, il ajoutait
qu’il existait de nombreux exemples de personnes ayant une prédisposition au
transsexualisme qui s’étaient mariées et avaient eu des enfants avant de
recourir à une opération de conversion sexuelle. Il plaidait qu’il n’était pas
juste de faire intervenir la capacité de procréer d’une personne transsexuelle,
que celle-ci se considérât comme femme ou comme homme. Il soutenait en
conséquence que les tribunaux, en refusant d’autoriser le requérant à avoir
recours à la chirurgie de conversion sexuelle sur le fondement de l’article 40
du code civil – lequel n’était pas, selon lui, adapté aux réalités
sociales –, avaient limité les droits et libertés de son client. Il
alléguait également que le rejet de la demande du requérant fondé sur la
capacité de celui-ci de procréer n’était pas conforme aux lois et il exprimait
l’avis qu’il fallait retirer l’expression « définitivement incapable de
procréer » inscrite dans la disposition en question.
19. Le 17 mai 2007, la Cour de cassation, estimant que la juridiction de
première instance n’avait commis aucune erreur dans son appréciation des
éléments de preuve, confirma le jugement rendu.
20. Le 18 juin 2007, l’avocat du requérant forma un recours en
rectification de cette décision. Dans son mémoire, il soutenait qu’aucun des
motifs présentés à l’appui du pourvoi du requérant n’avait été pris en compte
et qu’aucune observation n’avait été formulée quant aux documents officiels et
rapports qui avaient été versés au dossier. Il contestait également
l’utilisation du rapport du 11 mai 2006 établi par le service des maladies
féminines et des naissances de la faculté de médecine de l’université de
Çukurova comme fondement de la décision de rejet litigieuse. Il alléguait à cet
égard que le rapport en question n’était pas une expertise, qu’il avait été
établi au terme d’un examen ayant consisté en un examen superficiel des organes
génitaux de son client et ayant dès lors été insuffisant pour établir sa
capacité de procréer. Il soutenait également que, même à supposer que les
différents rapports médicaux eussent été suffisants pour établir la capacité de
procréer de son client, la seule identité sexuelle que l’intéressé était en
mesure d’assumer sur le plan tant physique que psychologique était une identité
masculine. Il argüa que cette circonstance avait d’ailleurs été établie le 2
mars 2005 par le rapport du comité de la santé de l’université İnönü où
son client suivait par ailleurs depuis longtemps une thérapie psychologique. À
cet égard, il critiquait l’absence de prise en compte de cette démarche de son
client. Enfin, il soutenait que le refus opposé à la demande par laquelle le
requérant cherchait à obtenir l’autorisation de recourir à une intervention
chirurgicale destinée à lui conférer le sexe que sa nature l’aurait poussée à
avoir portait atteinte aux droits de l’intéressé.
21. Le 18 octobre 2007, la Cour de cassation rejeta la demande de
rectification formée par le requérant après avoir relevé qu’aucun des motifs
d’infirmation énoncés à l’article 440 du code de procédure civile n’était en
cause en l’espèce.
B. Procédure devant les instances
nationales après communication de la requête au Gouvernement
22. Le 5 mars 2013, le requérant, se fondant sur l’article 40 du code
civil, saisit à nouveau le TGI de Mersin d’une demande d’autorisation de
chirurgie de changement de sexe. Dans sa requête introductive d’instance, son
avocat indiquait que son client se considérait depuis son jeune âge non comme
une femme mais comme un homme, qu’il avait pour cette raison fait l’objet d’un
suivi psychologique depuis l’enfance et qu’il avait été établi par des rapports
médicaux qu’il convenait, d’un point de vue psychologique, qu’il menât
désormais sa vie avec une identité masculine. Il indiquait également que son
identité biologique actuelle était en conflit avec le sexe auquel il estimait
appartenir. Il argüait de la nécessité d’une conversion sexuelle pour préserver
son intégrité psychologique et physique. Il mentionnait en outre que, le 27
mars 2012, Y.Y. avait subi une mastectomie des deux seins et utilisait
différentes hormones aux fins d’augmenter son taux de testostérone. Il
indiquait qu’il travaillait auprès de son frère en qualité de
peintre-décorateur, qu’il se rendait régulièrement dans une salle de sport et
qu’il avait l’apparence physique d’un homme. Il argüait que son client,
maintenant âgé de 32 ans, s’était toujours considéré comme un homme, que les
amis qu’il avait rencontrés après un certain âge ne le connaissaient qu’en tant
qu’homme et qu’il n’utilisait pas le prénom figurant sur sa pièce d’identité.
Il ajoutait que pour faire correspondre son apparence physique avec sa
perception de lui-même, son client avait eu recours à toutes sortes de méthodes
aux conséquences néfastes. Au quotidien, en particulier lorsqu’il devait
présenter ses papiers d’identité aux institutions publiques, il serait victime
d’agissements dénigrants et humiliants et se heurterait à de nombreuses
difficultés en raison de la différence existant entre son apparence extérieure
et l’identité mentionnée sur ses papiers. L’avocat du requérant concluait en
demandant qu’il fût autorisé à entamer les formalités nécessaires à son
changement d’identité au registre civil, que sa demande de changement de sexe
fût acceptée, que l’autorisation de recourir à la chirurgie de changement de
sexe lui fût accordée et que la procédure devant le TGI demeurât secrète.
23. Le 11 avril 2013, après anamnèse et examen du requérant, un comité
composé de psychiatres du centre médical de l’université İnönü établit un
rapport médical dont il ressortait que le requérant était transsexuel et que la
préservation de sa santé mentale passait par son changement de sexe. Ce rapport
mentionnait en outre que la question de savoir si l’intéressé était
définitivement privé de la capacité de procréer devait faire l’objet d’une
expertise.
24. Le 6 mai 2013, un rapport médico-légal fut établi par un comité du
service de médecine légale du centre médical de l’université İnönü. Ce
rapport mentionnait que, lors de son examen le 11 avril 2013 au service de
médecine légale, le requérant avait déclaré qu’il souhaitait être opéré pour
changer de sexe, qu’il avait déjà, par le passé, fait des démarches en ce sens
mais qu’il avait été débouté en justice, qu’il avait alors saisi la Cour
européenne des droits de l’homme et que son action avait depuis été réinitiée.
Le rapport mentionnait en outre que, à l’examen médical, le requérant était de
phénotype masculin (ensemble des caractéristiques extérieures), qu’il avait de
la barbe et de la moustache, que ses tissus mammaires avaient été retirés
chirurgicalement et qu’il poursuivait un traitement consécutif à cette
opération, qu’il présentait une pilosité masculine sur les bras et les jambes,
qu’il suivait un traitement hormonal, qu’il avait honte de la couleur de sa
pièce d’identité[1] de sorte qu’il l’avait recouverte avant de
la placer dans son portefeuille et, enfin, qu’il avait déclaré qu’un changement
s’imposait pour lui.
Le rapport énonçait en
outre que ses examens sanguins révélaient un taux total de testostérone
supérieur à 16 000 ngr/dl, taux que l’on supposait être lié au
traitement hormonal qu’il prenait. Il fut estimé qu’il n’était pas dans
l’incapacité définitive de procréer.
Le rapport concluait
comme suit :
« 1. Est de constitution transsexuelle,
2. le changement de sexe est nécessaire pour sa santé
mentale,
3. n’est pas dans l’incapacité définitive de procréer
(dans sa nature féminine) (...) »
25. Le 21 mai 2013, le TGI de Mersin fit droit
à la demande du requérant et autorisa l’opération chirurgicale de changement de
sexe sollicitée. Dans sa motivation, le TGI estimait établi que le requérant
était transsexuel, que la préservation de sa santé mentale nécessitait son
changement de sexe, qu’il ressortait de l’audition des témoins de la partie
requérante que, à tout point de vue, il vivait comme un homme et qu’il
souffrait de sa situation, de sorte que, eu égard aux éléments de preuve et aux
rapports produits, les conditions énoncées à l’article 40 § 2 du code civil
étaient réalisées et qu’il fallait répondre favorablement à la demande. Le
jugement stipule être prononcé à titre définitif.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET
INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le droit interne pertinent
26. L’article 39 du code civil turc, issu de la loi no 4721 du
22 novembre 2001, publiée au Journal officiel le 8 décembre 2001, dispose
qu’une inscription au registre d’état civil ne peut être rectifiée que sur
décision judiciaire.
Aux termes de
l’article 40 du code civil, toute personne qui souhaite changer de sexe peut,
sur requête personnelle, saisir le tribunal d’une demande d’autorisation à
cette fin. Cependant, pour que l’autorisation soit accordée, le demandeur doit
être âgé de dix-huit ans révolus et ne pas être marié ; en outre, il doit
avoir une prédisposition transsexuelle et attester, par un rapport obtenu d’une
commission officielle de la santé d’un hôpital d’enseignement et de recherche,
de la nécessité du changement de sexe pour sa santé psychologique et qu’il est
dans l’incapacité définitive de procréer.
Lorsqu’un rapport
établi par une commission officielle de la santé certifie qu’une opération de
changement de sexe a été réalisée en conformité avec l’objectif spécifié par
l’autorisation judiciaire et avec les techniques médicales, le tribunal décide
qu’il soit procédé à la rectification requise du registre d’état civil.
27. L’article 4 de la loi du 24 mai 1983 sur la planification de la population, publiée
au Journal officiel le 27 mai 1983, dispose :
« Stérilisation et castration
Article 4. La stérilisation est l’intervention visant
à détruire la capacité d’un homme ou d’une femme de procréer sans qu’il soit
porté atteinte à la satisfaction de ses besoins sexuels.
L’opération de stérilisation est effectuée, dès lors
qu’il n’y a pas de contre-indication d’ordre médical, à la demande d’une
personne majeure.
(...) »
28. Le règlement relatif
à la pratique et au contrôle des services d’ablation de l’utérus et de
stérilisation (83/7395), publié au Journal officiel le l8 décembre 1983,
dispose :
« Troisième
partie
Stérilisation
Opération de
stérilisation
Article 10. L’opération de stérilisation s’effectue à
la demande d’une personne majeure à condition qu’il n’y ait pas de
contre-indication d’ordre médical.
L’opération de stérilisation des femmes est pratiquée
par les spécialistes des maladies féminines et des naissances ou les
spécialistes en chirurgie générale.
L’opération de stérilisation des hommes est pratiquée
par les urologues, les spécialistes des maladies féminines et des naissances ou
les spécialistes en chirurgie générale ainsi que par les praticiens ayant
obtenu un certificat d’aptitude après avoir suivi des cours au sein des centres
de formation ouverts à cet effet par le ministère.
Lieux où la
stérilisation des femmes est pratiquée et conditions auxquelles ces lieux
doivent satisfaire
Article 11. L’opération de stérilisation des femmes
est pratiquée uniquement dans les centres de soins officiels et les hôpitaux
privés (...) »
B. Textes européens et internationaux
1. Textes adoptés sous l’égide du Conseil de
l’Europe
29. Le 31 mars 2010, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a
adopté la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des
mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle
ou l’identité de genre.
L’annexe à la
recommandation énonce notamment :
« IV. Droit au respect de la vie privée et
familiale
20. Les conditions préalables, y compris les
modifications d’ordre physique, à la reconnaissance juridique d’un changement
de genre devraient être régulièrement réévaluées afin de lever celles qui
seraient abusives.
21. Les États membres devraient prendre les
mesures appropriées pour garantir la reconnaissance juridique intégrale du
changement de sexe d’une personne dans tous les domaines de la vie, en
particulier en permettant de changer le nom et le genre de l’intéressé dans les
documents officiels de manière rapide, transparente et accessible ; les
États membres devraient également veiller, le cas échéant, à ce que les acteurs
non étatiques reconnaissent le changement et apportent des modifications
correspondantes dans des documents importants tels que les diplômes ou les
certificats de travail.
(...)
VII. Santé
35. Les États membres devraient prendre les mesures
appropriées pour que l’accès des personnes transgenres aux services appropriés
de changement de sexe, y compris à des spécialistes de la santé des personnes
transgenres en psychologie, en endocrinologie et en chirurgie, soit assuré sans
être soumis à des exigences déraisonnables ; personne ne devrait être
soumis à des procédures de changement de sexe sans son consentement.
(...) »
Quant à l’exposé des
motifs, il dispose notamment :
« IV. Droit au respect de la vie privée et
familiale
(...)
20-21 La question des conditions d’accès aux
procédures de changement de sexe et la question de la reconnaissance légale de
ce changement sont deux domaines problématiques pour les personnes transgenres.
(...)
Dans certains États l’accès aux services de changement
de genre est subordonné à des procédures telles que la stérilisation
irréversible, le traitement hormonal, des traitements chirurgicaux
préliminaires et parfois également le fait de devoir démontrer son aptitude à
vivre pendant une longue période comme une personne du genre souhaité (appelée
« expérience vécue »). Dans ce cadre, les conditions et procédures
existantes devraient être révisées afin de supprimer les conditions qui sont
disproportionnées. Il y a lieu de noter, en particulier, que certaines
personnes ne peuvent, pour des raisons de santé, subir tous les traitements
hormonaux et/ou chirurgicaux requis. Des considérations similaires s’appliquent
eu égard à la reconnaissance juridique d’un changement de genre, qui peut être
conditionnée par de nombreuses procédures et conditions préalables, y compris
des changements de nature physique.
(...)
VII. Santé
35-36. (...)
Concernant les conditions exigées par les procédures
de changement de genre, le droit international des droits de l’homme prévoit
que personne ne peut être soumis sans son consentement à un traitement ou à une
expérience médicale. Les traitements hormonaux ou chirurgicaux en tant que
conditions pour se voir reconnaître légalement un changement de genre devraient
ainsi être limités à ceux strictement nécessaires, et avec le consentement de
l’intéressé (...) »
30. Le 29 avril 2010, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a
adopté la Résolution 1728 (2010) relative à la discrimination sur la base de
l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, laquelle énonce
notamment :
« (...)
4. Les personnes transgenres se trouvent confrontées à
un cycle de discrimination et de privation de leurs droits dans bon nombre
d’États membres du Conseil de l’Europe en raison des attitudes discriminatoires
et des obstacles qu’elles rencontrent pour obtenir un traitement de conversion
sexuelle et une reconnaissance juridique de leur nouveau sexe. De ce fait, les
taux de suicide sont relativement élevés parmi les personnes transgenres.
(...)
16. Par conséquence, l’Assemblée appelle les États
membres à traiter ces questions et, en particulier :
(...)
16.11. à traiter la discrimination et les
violations des droits de l’homme visant les personnes transgenres et, en
particulier, à garantir dans la législation et la pratique les droits de ces
personnes :
(...)
16.11.2. à des documents officiels reflétant
l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une
stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de
conversion sexuelle ou une thérapie hormonale ;
16.11.3. à un traitement de conversion sexuelle
et à l’égalité de traitement en matière de soins de santé ;
(...) »
31. Le 29 juillet 2009, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe a publié un document thématique intitulé « Droits de l’homme
et identité de genre », aux termes duquel il invitait les États membres du
Conseil de l’Europe notamment à :
« (...)
3. Instaurer des procédures rapides et transparentes
de changement de nom et de sexe sur les extraits d’acte de naissance, cartes
d’identité, passeports, diplômes et autres documents officiels ;
4. Dans les textes encadrant le processus de
changement de nom et de sexe, cesser de subordonner la reconnaissance de
l’identité de genre d’une personne à une obligation légale de stérilisation et
de soumission à d’autres traitements médicaux ;
5. Rendre les procédures de conversion de genre,
telles que le traitement hormonal, la chirurgie et le soutien psychologique,
accessibles aux personnes transgenres et en garantir le remboursement par le
régime public d’assurance maladie.
(...) »
32. En 2011 a également été publié sous l’égide du Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe un rapport intitulé « La discrimination
fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre en Europe », aux
termes duquel le Commissaire aux droits de l’homme a formulé notamment les
recommandations suivantes à l’attention des États membres du Conseil de
l’Europe :
« 5. Vie privée : reconnaissance du
genre et de la famille
1. Accorder aux personnes transgenres la
reconnaissance légale du genre qu’elles ont choisi et instaurer des procédures
rapides et transparentes permettant à ces personnes de faire modifier leur nom
et leur sexe dans les actes de naissance, les registres d’état civil, les
cartes d’identité, les passeports, les diplômes et autres documents analogues.
2. Abolir la stérilisation et les autres traitements
médicaux obligatoires susceptibles de porter gravement atteinte à l’autonomie,
à la santé ou au bien-être de la personne en tant que conditions nécessaires à
la reconnaissance légale du genre choisi par une personne transgenre.
(...)
6. Accès aux soins, à l’éducation et à l’emploi
(...)
4. Permettre aux personnes transgenres d’accéder, avec
leur consentement libre et éclairé, aux procédures de conversion sexuelle, notamment
aux traitements hormonaux et chirurgicaux et au soutien psychologique, et
veiller à ce qu’elles soient remboursées par l’assurance-maladie. »
2. Texte adopté par le Parlement européen
33. Le 12 septembre 1989, le Parlement européen a adopté une résolution
par laquelle les États membres étaient invités à arrêter des dispositions
reconnaissant aux personnes transsexuelles le droit de changer de sexe par le
recours aux traitements endocrinologiques, à la chirurgie plastique et aux
traitements esthétiques, et à leur garantir notamment la reconnaissance
juridique, c’est-à-dire le changement de prénom et la rectification de la
mention du sexe dans l’acte de naissance et les papiers d’identité.
3. Texte adopté sous l’égide des Nations
unies
34. Le 17 novembre 2011, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits
de l’homme a soumis au Conseil des droits de l’homme un rapport intitulé
« Lois et pratiques discriminatoires et actes de violence dont sont victimes
des personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de
genre ». Ce rapport se lit ainsi en ses passages pertinents en
l’espèce :
« G. Reconnaissance
du genre et questions connexes
71. Dans de nombreux pays, les personnes transgenres
ne peuvent obtenir la reconnaissance légale de leur genre de préférence,
notamment la modification des mentions relatives au sexe et au prénom sur les
documents d’identité officiels, si bien qu’elles se heurtent à nombre de
difficultés pratiques, notamment lorsqu’elles postulent pour un emploi,
sollicitent un logement, un crédit bancaire ou des prestations sociales ou se
rendent à l’étranger.
72. La réglementation en vigueur dans les pays qui
reconnaissent le changement de genre conditionne souvent, implicitement ou
explicitement, cette reconnaissance à la stérilisation. Certains États exigent
également des personnes qui demandent la reconnaissance légale de leur
changement de genre qu’elles ne soient pas mariées, ce qui oblige les personnes
mariées à divorcer.
73. Le Comité des droits de l’homme s’est dit
préoccupé par l’absence de dispositions accordant une reconnaissance juridique
à l’identité des personnes transgenres. Il a engagé les États à reconnaître le
droit des personnes transgenres à changer leur genre en permettant la
délivrance de nouveaux actes de naissance et a pris note avec satisfaction de
l’adoption de lois facilitant la reconnaissance juridique du changement de
genre.
(...)
VII. Conclusions
et recommandations
(...)
84. Le Haut-Commissaire recommande aux États
membres :
(...)
h) De faciliter la reconnaissance juridique du genre
de préférence des personnes transgenres et de prendre des mesures pour
permettre la délivrance de nouveaux documents d’identité faisant mention du genre
de préférence et du nom choisi, sans qu’il soit porté atteinte aux autres
droits de l’homme.
(...) »
C. Droit et pratique en vigueur dans les
États membres du Conseil de l’Europe
35. La Cour a comparé la législation de trente-deux États membres du
Conseil de l’Europe : l’Albanie, l’Allemagne, l’Andorre, l’Arménie,
l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, le Danemark,
l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, l’Irlande,
l’Islande, l’Italie, la Lettonie, Malte, le Monténégro, les Pays-Bas, la
Pologne, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Slovaquie, la
Slovénie, la Suisse et l’Ukraine. Cette étude montre que la possibilité pour
les personnes transsexuelles d’entreprendre un traitement de conversion
sexuelle existe dans nombre d’États membres du Conseil de l’Europe (Allemagne,
Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande,
France, Géorgie, Islande, Italie, Lettonie, Pays-Bas, Pologne, Portugal,
Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suisse et Ukraine). Dans ce
groupe de pays, les critères que la personne transsexuelle doit remplir pour
avoir accès à un traitement de conversion sexuelle peuvent être établis par la
loi, par des réglementations infralégislatives ou par des recommandations.
Cependant, dans certains des pays étudiés, cette question ne fait pas l’objet
de réglementations et relève plutôt de la pratique médicale (Allemagne,
Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Islande, Lettonie, Pays-Bas, Portugal,
Roumanie, Royaume-Uni et Suisse).
36. Les critères d’accession à un traitement de conversion sexuelle (par
exemple, un traitement hormonal) les plus fréquemment retenus comportent des
évaluations médicales et psychologiques/psychiatriques, et/ou le diagnostic de
« dysphorie de genre » ou trouble de l’identité de genre (Allemagne,
Autriche, Belgique, Estonie, Finlande, Lettonie, Pays-Bas, Royaume-Uni,
Slovaquie et Ukraine). Certains de ces pays exigent, avant le traitement
hormonal, que l’intéressé ait suivi une psychothérapie pendant une durée
déterminée (en Allemagne, en Autriche, en Islande et au Royaume-Uni, par
exemple). Au nombre des autres critères d’accession se trouvent
notamment : un examen endocrinologique et somatique (Ukraine), une étude
génétique (Estonie), la non-homosexualité et d’autres critères tels qu’un
potentiel suffisant d’adaptation sociale à de nouvelles conditions de vie ou
que la maturité sociale nécessaire à la prise de décision relative au
changement de sexe et la capacité pour l’intéressé de mener à terme de manière
adéquate l’adaptation sociale (Ukraine).
37. En ce qui concerne l’autorité compétente pour autoriser les
traitements de conversion sexuelle, dans la plupart des États concernés la
décision appartient aux médecins ou équipes de médecins des hôpitaux
spécialisés. Cependant, certaines réglementations exigent l’autorisation
spéciale d’instances administratives ou de commissions ad hoc. En Bulgarie, en Italie, en Pologne et en Roumanie, la
chirurgie de conversion sexuelle doit être autorisée par un juge.
38. La procédure de conversion sexuelle ou de réassignation sexuelle peut
comprendre un ou plusieurs types d’opérations chirurgicales[2]. Des critères spécifiques applicables
uniquement aux opérations chirurgicales ont été recensés dans nombre d’États.
Parmi ces critères, les plus importants sont le traitement hormonal préalable
pendant une durée spécifique (Allemagne, Autriche, Belgique pour certaines
opérations seulement, Espagne, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni,
Slovaquie, Suisse et Ukraine) et le test de vie réelle, exigeant du demandeur
qu’il ait vécu en tant que personne du genre choisi pendant une période spécifiée
(Allemagne, Belgique pour certaines opérations seulement, Espagne, Finlande,
Pays-Bas, Royaume-Uni et Suisse).
39. L’accès à la chirurgie de conversion sexuelle peut être subordonné à
d’autres critères tels qu’un nouveau diagnostic ou un avis psychiatrique
(Autriche, Finlande et Roumanie), une psychothérapie pendant une durée
spécifique (Allemagne et Russie), une adaptation sociale de l’intéressé
(Estonie) ou l’écoulement d’un délai d’observation ou d’un temps d’attente défini
(Danemark, Espagne, Estonie, Russie et Suisse).
40. Dans certains États membres du Conseil de l’Europe, les traitements
de conversion sexuelle paraissent être inexistants ou inaccessibles (par
exemple, en Albanie, en Andorre, en Arménie).
41. La reconnaissance du nouveau genre peut être obtenue selon la
législation, la pratique et/ou la jurisprudence dans de nombreux États (par
exemple en Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne,
Estonie, France, Finlande, Géorgie, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Malte,
Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suisse et
Ukraine). Les approches varient d’un État à l’autre quant aux conditions
requises pour la reconnaissance juridique du genre choisi et à la procédure
régissant l’accès aux traitements de conversion sexuelle. À cet égard, il
semble que certaines lois confondent la reconnaissance juridique du genre
choisi et la procédure régissant l’accès aux traitements de conversion
sexuelle.
42. Dans certains États, les intéressés n’ont pas l’obligation de subir
une intervention chirurgicale de changement de sexe, une stérilisation ou un
traitement hormonal de conversion sexuelle pour obtenir la reconnaissance
juridique du changement de sexe réalisé (Autriche, Croatie, Royaume-Uni et
Portugal). En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale, dans un arrêt du
11 janvier 2011, a considéré qu’exiger la stérilité définitive et une
intervention chirurgicale pour modifier les caractéristiques externes était
contraire aux garanties constitutionnelles relatives à l’intégrité physique et
au droit à l’autodétermination sexuelle. D’autres États posent comme condition
à la reconnaissance légale du nouveau sexe que l’intéressé ait suivi un
traitement médical aux fins de faire correspondre certaines caractéristiques
physiques de la personne à celles du sexe revendiqué (Espagne, Irlande et
Islande), sans pour autant exiger une intervention chirurgicale conduisant à la
stérilité.
43. Enfin, dans certains autres États, à savoir la Belgique, le Danemark,
la Finlande, la France, la Géorgie, l’Italie, Malte, la Roumanie, la Slovaquie,
la Slovénie, la Suisse et l’Ukraine, la personne doit avoir subi une chirurgie
de conversion sexuelle et/ou être dans l’incapacité de procréer. Si la plupart
de ces pays se limitent à exiger une chirurgie de conversion sexuelle sans
faire référence à la stérilisation, celle-ci est très souvent une condition de fait
puisque les interventions chirurgicales les plus intrusives mènent
nécessairement à la stérilité de la personne. Dans cette catégorie de pays, on
peut toutefois constater des évolutions dans la pratique ou la législation
récente de certains États. Par exemple, en Suisse, l’Office fédéral suisse de
l’état civil, dans un avis du 1er février 2012, a demandé aux
autorités cantonales de ne pas poser comme condition préalable au changement
légal du sexe des interventions chirurgicales conduisant à la stérilité ou à la
construction d’organes génitaux du sexe opposé. En 2013, la Suède a amendé la
loi no 1972/119 sur la détermination du sexe. Parmi les
modifications apportées figure la suppression de l’exigence de stérilité
préalable à toute reconnaissance du nouveau genre. Aux Pays-Bas, le parlement a
adopté une loi du 18 décembre 2013 portant modification du code civil, entrée
en vigueur le 1er juillet 2014, aux termes de laquelle il ne serait
plus exigé que la personne soit stérile ou qu’elle ait subi une réassignation
sexuelle (pour autant que la demande soit justifiée du point de vue médical et
psychologique).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
44. Le requérant se plaint d’une atteinte au droit au respect de sa vie
privée. Il soutient que la contradiction existant entre sa perception de
lui-même comme homme et sa constitution physiologique a été établie par des
rapports médicaux. Dans son formulaire de requête, il ajoutait que, ayant demandé
l’autorisation de mettre un terme à cette contradiction, il s’était heurté au
refus des autorités internes, qui auraient fondé leur décision sur sa capacité
de procréer.
Le requérant demandait
en outre à être autorisé à subir une intervention chirurgicale de conversion
sexuelle. Il critiquait à cet égard la teneur de l’article 40 du code
civil et l’interprétation qui en avait été faite, lesquelles n’auraient pas
répondu aux besoins que la disposition en cause est censée résoudre dans la
mesure où l’exigence biologique qu’elle pose ne pourrait être satisfaite que
par le biais d’une intervention chirurgicale. Or l’impossibilité d’avoir accès
à une telle intervention chirurgicale prive définitivement, selon le requérant,
les personnes de toute possibilité de résoudre la contradiction à laquelle
elles se heurtent entre la perception de leur identité sexuelle et la réalité
biologique.
Le requérant invoque
l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa
vie privée (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité
publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est
prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société
démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au
bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des
infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la
protection des droits et libertés d’autrui. »
45. Le Gouvernement repousse ces allégations.
A. Sur la recevabilité
46. Dans des observations complémentaires datées du 30 août 2013, le
Gouvernement argüe que, selon son analyse de la jurisprudence bien établie de
la Cour, le requérant doit pouvoir justifier de sa qualité de victime pendant
toute la durée de la procédure. Il cite à l’appui de cet argument l’affaire Bourdov c. Russie (no
59498/00, § 30, CEDH 2002-III). Il indique que, dans la présente affaire, le
tribunal a rendu une décision favorable au requérant qui reprochait aux
autorités de ne pas lui avoir donné l’autorisation de changer de sexe. Partant,
selon lui, le requérant n’a plus la qualité de victime au sens de l’article 34
de la Convention.
47. Le requérant récuse les arguments du Gouvernement. Renvoyant aux
arrêts Chevrol c. France (no
49636/99, § 43, CEDH 2003‑III), Guerrera
et Fusco c. Italie (no 40601/98, §§ 51-53, 3 avril 2003) et Timofeiev c. Russie (no 58263/00,
§ 36, 23 octobre 2003), il soutient qu’une décision ou une mesure favorable à
un requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de victime
tant que les autorités internes n’ont pas reconnu, expressément ou en
substance, ni réparé intégralement la violation alléguée. À cet égard, son
avocat ajoute que le rejet de son action a contraint son client – et ce,
selon lui, à l’instar de toutes les personnes souhaitant changer de sexe –
à utiliser des hormones en dehors de tout contrôle judiciaire et médical. Il
plaide que son client est une victime et les autorités internes n’ont jamais
reconnu cet état de fait. Il précise enfin que c’est le requérant qui, de sa
propre initiative, a intenté une nouvelle action pour obtenir gain de cause et
que les autorités internes n’ont, quant à elles, mené aucune démarche active en
ce sens.
48. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités
nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. À cet égard,
la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement
allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (Bourdov, précité, § 30). Pour déterminer
si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée,
il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment
de l’introduction de la requête auprès de la Cour, mais aussi de l’ensemble des
circonstances de l’affaire en question, notamment de tout fait nouveau
antérieur à la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105,
CEDH 2010).
49. La Cour rappelle également que, eu égard à ces considérations, la
question de savoir si un requérant a la qualité de victime doit être tranchée
au moment où elle examine l’affaire, lorsque les circonstances justifient cette
approche (idem, § 106). Elle rappelle
en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en
principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de
l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent,
explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention
(voir, par exemple, Eckle
c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no
28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, Scordino
c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180,
CEDH 2006‑V, et Gäfgen c. Allemagne
[GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).
50. Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la
nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un
examen de la requête (Eckle, précité, §§ 69 et suivants).
51. En ce qui concerne la réparation « adéquate » et
« suffisante » pour remédier au niveau interne à la violation d’un
droit garanti par la Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend
de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la
nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (voir, par
exemple, Gäfgen, précité, § 116).
52. En l’espèce, la Cour observe que le requérant avait saisi les
instances nationales en 2005 d’une première demande visant au changement de
sexe et qu’il s’était heurté à un refus de l’autorisation de chirurgie de
conversion sexuelle au terme d’une procédure judiciaire ayant pris fin en 2007
(paragraphes 7-21 ci-dessus). Après communication de la présente requête au Gouvernement,
Y.Y. a suivi un traitement hormonal et subi une mastectomie des deux seins
avant d’introduire une seconde demande de changement de sexe devant le TGI de
Mersin, en mars 2013 (paragraphe 22 ci-dessus). Le 21 mai 2013, au terme d’une
nouvelle procédure judiciaire durant laquelle il a fait l’objet de nouveaux
examens médicaux, le requérant a obtenu gain de cause (paragraphe 25
ci-dessus).
53. Certes, comme le souligne le Gouvernement, les instances nationales
ont, après la communication de la requête, adopté une décision favorable au
requérant en lui accordant l’autorisation de changement de sexe sollicitée.
Cela étant, la Cour ne saurait ignorer que la situation litigieuse à l’origine
de la présente requête, à savoir l’impossibilité pour le requérant d’accéder à
la chirurgie de conversion sexuelle en raison du refus des instances
judiciaires, a perduré pendant plus de cinq ans et sept mois. Or il ne fait
aucun doute pour la Cour que le requérant a directement subi les effets de ce
refus dans sa vie privée durant cette période (paragraphes 22 et 24 ci-dessus).
À la lecture de la motivation du TGI ayant statué en faveur du requérant, la
Cour observe par ailleurs que celle-ci ne contient aucune reconnaissance
expresse d’une violation de droits protégés par la Convention. L’autorisation
accordée au requérant ne saurait non plus être interprétée comme une
reconnaissance, en substance, d’une violation de son droit au respect de la vie
privée.
54. Il convient dès lors de rejeter l’exception du Gouvernement tirée de
la perte de la qualité de victime du requérant.
55. Constatant par ailleurs que le grief du requérant n’est pas
manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et
qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare
recevable.
B. Sur le fond
1. Principes généraux
56. La Cour rappelle avoir déjà souligné à de multiples reprises que la
notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une
définition exhaustive. Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de
la personne (X et Y c. Pays-Bas, 26
mars 1985, § 22, série A no 91), mais elle englobe parfois des
aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002‑I).
Des éléments tels que, par exemple, l’identité sexuelle, le nom, l’orientation
sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par
l’article 8 de la Convention (Dudgeon
c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45, B. c. France, 25 mars 1992, § 63,
série A no 232-C, Burghartz c.
Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B, Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni,
19 février 1997, § 71, Recueil des arrêts
et décisions 1997‑I, et Smith
et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, 71, CEDH
1999‑VI).
57. Cette disposition protège également le droit au développement
personnel et le droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres
êtres humains et le monde extérieur (Schlumpf
c. Suisse, no 29002/06, § 77, 8 janvier 2009). À cet égard, la Cour considère que la
notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend
l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III).
58. La Cour rappelle en outre avoir affirmé à maintes reprises dans sa
jurisprudence que, la dignité et la liberté de l’homme étant l’essence même de
la Convention, le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique
et morale des transsexuels est garanti (Christine
Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI,
Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, § 69, CEDH 2003‑VII,
et Schlumpf, précité, § 101). De
même a-t-elle reconnu qu’il peut y avoir une atteinte grave à la vie privée
lorsque le droit interne est incompatible avec un aspect important de
l’identité personnelle (Christine
Goodwin, précité, § 77).
59. La Cour rappelle par ailleurs que la
frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de
l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais
que les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux
valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation – positive
ou négative – existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à
ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; dans les
deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, par
exemple, B. c. France, précité, § 44
et Hämäläinen c. Finlande [GC],
no 37359/09, § 67, CEDH 2014).
60. En ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la
Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à
l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, soit la définition sexuelle
d’une personne (Schlumpf, précité, § 104). À cet égard, la Cour a
déjà examiné, à la lumière des conditions de vie actuelles, plusieurs affaires
se rapportant aux problèmes rencontrés par les transsexuels et elle a approuvé
l’amélioration constante des mesures prises par les États au titre de l’article
8 de la Convention pour protéger ces personnes et reconnaître leur situation (L. c. Lituanie, no
27527/03, § 56, CEDH 2007-IV).
2. Application de ces principes en l’espèce
a. Observations liminaires
61. À titre liminaire, la Cour souligne que dans les affaires
susmentionnées elle avait été saisie de griefs présentés par des personnes
transsexuelles opérées ou qui avaient subi certaines interventions
chirurgicales en vue d’une conversion sexuelle, alors que, dans la présente
affaire, à la date d’introduction de la requête, le requérant, transsexuel non
opéré, s’était vu refuser l’autorisation judiciaire de recourir à une opération
de changement de sexe, au motif qu’il n’était pas définitivement dans
l’incapacité de procréer.
62. La présente affaire a ainsi pour objet un
aspect des problèmes que peuvent rencontrer les personnes transsexuelles
différent de ceux que la Cour a eu l’occasion d’examiner jusqu’à présent. Elle
pose en effet la question des exigences préalables au processus de conversion
sexuelle pouvant être imposées aux transsexuels, et la conformité de celles-ci
à l’article 8 de la Convention. Les critères et principes développés dans la
jurisprudence susmentionnée, qui avaient été formulés dans un contexte
sensiblement différent du cas d’espèce, ne peuvent dès lors être transposés
tels quels à la présente affaire. Ils peuvent cependant guider la Cour dans son
appréciation des circonstances de l’espèce.
b. Sur l’angle d’analyse de la question en litige
i. Arguments des parties
63. Le requérant soutient avoir été victime
d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa vie privée.
64. Le Gouvernement conteste quant à lui cette
allégation et argüe que le refus d’autoriser une intervention chirurgicale de
conversion sexuelle au motif que des conditions exigées par la loi ne sont pas
remplies ne peut passer pour une ingérence dans le droit au respect de la vie
privée au sens de l’article 8 de la Convection. En outre, selon le
Gouvernement, la question de savoir si le respect effectif de la vie privée du
transsexuel créé pour l’État une obligation positive en la matière doit se
résoudre par la prise en compte du « juste équilibre à ménager entre
l’intérêt général et les intérêts de l’individu ». À cet égard, il observe
que, dans les arrêts Rees
c. Royaume-Uni (17 octobre 1986, série A no 106) et Cossey c. Royaume-Uni
(27 septembre 1990, série A no 184), la Cour a tenu compte,
entre autres, du fait que « l’existence d’un juste équilibre ne pouvait
astreindre l’État défendeur à remanier de fond en comble son système
existant » pour conclure à l’absence d’une obligation de ce type à la
charge de l’État défendeur.
ii. Appréciation de la Cour
65. La Cour observe que le requérant se plaint,
à titre principal, du refus que lui opposèrent initialement les instances
judiciaires nationales lorsqu’il demanda à accéder à la chirurgie de conversion
sexuelle. À cet égard, il réitère que le principe de l’autonomie personnelle
peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps
(Pretty, précité, § 66, et K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98
et 45558/99, § 83, 17 février 2005). Si l’article 8 de la Convention ne
saurait être interprété comme garantissant un droit inconditionnel à une
chirurgie de conversion sexuelle, la Cour rappelle cependant avoir déjà
constaté qu’il est largement reconnu au niveau international que le
transsexualisme est un état médical justifiant un traitement destiné à aider
les personnes concernées (Christine
Goodwin, précité, § 81). Les services de santé de la plupart des États
contractants reconnaissent cet état médical et garantissent ou autorisent des
traitements, y compris des interventions chirurgicales de conversion sexuelle
irréversibles (paragraphes 35-43 ci-dessus).
66. La Cour estime que le refus qui a été initialement opposé au
requérant a eu indéniablement des répercussions sur son droit à l’identité
sexuelle et à l’épanouissement personnel, aspect fondamental de son droit au
respect de sa vie privée. Ce refus a ainsi constitué une ingérence dans le
droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de
la Convention.
c. Sur la justification de l’ingérence en cause
67. Pour déterminer si l’ingérence ainsi
constatée emporte violation de l’article 8, la Cour doit rechercher si
elle était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article, autrement dit si
elle était « prévue par la loi » et « nécessaire, dans une société
démocratique » pour atteindre l’un ou l’autre des « buts légitimes »
énumérés dans ce texte.
i. Sur la base légale de l’ingérence
68. D’après la jurisprudence constante de la
Cour, l’expression « prévue par la loi » requiert que la mesure
incriminée ait une base en droit interne mais vise également la qualité de la
loi en question, exigeant que celle-ci soit accessible à la personne concernée
et prévisible quant à ses conséquences (voir, parmi beaucoup d’autres, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95,
§ 50, CEDH 2000‑II, Slivenko c.
Lettonie [GC], no 48321/99, § 100, CEDH 2003‑X, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014
(extraits)).
69. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que
la question de l’existence d’une base légale ne prête pas à controverse entre
les parties. Le requérant expose ainsi que l’ingérence dont il fit l’objet
était fondée sur l’article 40 du code civil. Le Gouvernement affirme quant
à lui que les exigences de l’article 40 du code civil sont claires et
qu’en l’espèce le TGI de Mersin ne s’est pas livré à une interprétation
jurisprudentielle quant aux conditions requises par la loi. Se fondant sur les
conclusions des différentes expertises réalisées, le TGI de Mersin a ainsi,
selon le Gouvernement, rejeté la demande du requérant au motif que toutes les
conditions exigées par la loi pour la conversion sexuelle n’étaient pas réunies
du fait que le requérant n’était pas dans l’incapacité de procréer.
70. À cet égard, la Cour constate que la
décision du TGI du 27 juin 2006, refusant au requérant l’autorisation de
changement de sexe qu’il sollicitait, reposait sur l’article 40 du code civil.
À la lecture de cette disposition, la Cour observe que le droit turc
reconnaît aux personnes transsexuelles satisfaisant aux exigences de la loi non
seulement le droit de changer de sexe mais aussi celui d’obtenir la
reconnaissance juridique de leur nouveau sexe par la modification de leur état
civil (paragraphe 26 ci‑dessus). L’article 40 du code civil conditionne
cependant cette possibilité à, entre autres, l’incapacité définitive de
procréer, condition sur le fondement de laquelle la demande du requérant a été
initialement refusée.
71. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence
litigieuse avait une base légale en droit interne. Eu égard à la conclusion à
laquelle elle parvient quant à la nécessité de cette ingérence (paragraphes
121-122 ci-après), elle n’estime cependant pas nécessaire de se prononcer sur
la prévisibilité de cette disposition quant à ses conséquences.
ii. Sur le but légitime de l’ingérence
α) Arguments des parties
72. Le requérant soutient qu’aucun motif
d’intérêt public ne s’opposait à sa demande d’intervention chirurgicale ou
médicale aux fins d’un changement de sexe. À cet égard, il soutient que les
arguments généraux présentés par le Gouvernement (tels que la prévention de la
banalisation de ce type d’interventions, l’irréversibilité de celles-ci, les
dérives de la prostitution, paragraphes 74-75 ci-après) pour justifier
l’intérêt d’ordre public ayant présidé à l’ingérence en cause ne peuvent être
considérés comme conséquents d’un point de vue scientifique, social et
juridique.
73. Selon le Gouvernement, il ressort de la
jurisprudence de la Cour que les États ont le droit de contrôler les activités
préjudiciables à la vie et à la sécurité d’autrui (Pretty, précité, et Laskey,
Jaggard et Brown, précité). Il déduit de l’arrêt Pretty que plus grave est le dommage encouru et plus grand est le
poids des considérations de santé et de sécurités publiques face au principe
concurrent de l’autonomie personnelle.
74. À cet égard, le Gouvernement argüe que le
domaine de l’intervention chirurgicale de conversion sexuelle relève non
seulement de la protection de l’intérêt général visant à éviter la banalisation
des interventions chirurgicales de conversion sexuelle et les opérations
inutiles, mais aussi de la protection des intérêts de l’individu qui souhaite
pouvoir recourir à une opération irréversible et présentant un risque pour son
intégrité physique et morale. Selon le Gouvernement, après l’intervention
chirurgicale le transsexuel a certes perdu certaines caractéristiques de son
sexe d’origine, mais il n’a pas acquis pour autant tous ceux du nouveau sexe.
De plus, l’intéressé deviendrait définitivement dans l’incapacité de procréer.
Toujours selon le Gouvernement, il faut également tenir compte des possibles
regrets éprouvés par la suite par les personnes ayant eu recours à la chirurgie
de conversion sexuelle, aux effets irréversibles.
75. Quant au risque de banalisation des
interventions chirurgicales de conversion sexuelle, le Gouvernement expose
qu’une telle banalisation serait dangereuse eu égard tant à leur caractère
irréversible qu’à un possible détournement des possibilités médicales à cet
égard par certains milieux (le milieu de la prostitution, par exemple).
β)
Appréciation de la Cour
76. La Cour rappelle que l’énumération des
motifs pouvant justifier une ingérence dans le droit au respect de la vie
privée qui figure dans le second paragraphe de l’article 8 est exhaustive et
que la définition de ces motifs est restrictive (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 113, CEDH 2014
(extraits)). Pour être compatible
avec la Convention, une ingérence dans le droit au respect de la vie privée
d’un requérant doit donc être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à
l’un de ceux que cette disposition énumère. À cet égard, la pratique de la Cour
est d’être plutôt succincte lorsqu’elle vérifie l’existence d’un but légitime,
au sens des seconds paragraphes des articles 8 à 11 de la Convention
(ibidem).
77. Toutefois, en l’espèce, le requérant
contestant la pertinence des objectifs invoqués par le Gouvernement (paragraphe
72 ci-dessus), la Cour estime qu’il convient de se prononcer de manière plus
circonstanciée. À cet égard, elle observe que le Gouvernement soutient que
l’encadrement des interventions chirurgicales de conversions sexuelles relève
du domaine de la protection de l’intérêt général et vise plusieurs objectifs :
éviter la banalisation de ces interventions et éviter que le recours à de
telles interventions puisse être détourné par certains milieux, tel celui de la
prostitution. Le Gouvernement se réfère en outre à la protection des intérêts
de l’individu concerné eu égard aux risques que représentent ces interventions
pour son intégrité physique et morale.
78. Les arguments du Gouvernement quant au
risque de banalisation des interventions chirurgicales de conversion sexuelle
de même que l’argument afférent à un possible détournement de ce type
d’interventions par certains milieux ne sauraient, eu égard à leur formulation,
emporter la conviction de la Cour quant à pouvoir relever de la catégorie des
buts légitimes énoncés au second paragraphe de l’article 8.
79. La Cour constate cependant que le
Gouvernement se réfère également à l’irréversibilité des interventions
chirurgicales de conversion sexuelle et aux risques que représente ce type
d’intervention pour la santé. À cet égard, elle n’a pas de raisons de douter
qu’en adoptant la législation litigieuse, le Gouvernement défendeur tendait à
un but légitime au sens du second paragraphe de l’article 8 et elle admet que
ce type d’interventions puisse être soumis à une régulation et à un contrôle de
l’État pour des motifs relevant de la protection de la santé.
80. Cela admis, la Cour observe, à la lecture
des observations du Gouvernement, que celui-ci ne se prononce pas
spécifiquement quant à l’exigence d’infertilité/stérilité mentionnée dans la
loi et sur le fondement de laquelle la demande du requérant fut tout d’abord
rejetée. Pour autant, eu égard à ses conclusions quant à la nécessité de
l’ingérence en cause (paragraphes 121-122 ci-après), la Cour n’estime pas utile
de se prononcer de manière plus approfondie sur ce point.
iii. Sur la nécessité de l’ingérence
81. Le requérant indique que très peu de personnes saisissent les
tribunaux en vertu de l’article 40 du code civil pour demander à pouvoir vivre
en harmonie physique et psychologique, et que, en revanche, seraient nombreuses
les personnes se faisant opérer illégalement ou à l’étranger parce qu’elles ne
rempliraient pas les conditions énoncées dans la loi.
82. Toujours du point de vue de l’intéressé, les traitements tendant à
supprimer la capacité de procréer (stérilisation ou traitement hormonal) sont
perçues comme banales dans le cas d’hommes ou de femmes qui ne souhaitent pas
avoir d’enfant. Il conteste qu’une telle possibilité ne soit pas reconnue aux
personnes transsexuelles et en conséquence, à lui-même.
83. Le requérant défend en outre la thèse selon laquelle l’article 40 du
code civil ne devrait pas être interprété comme étant de nature à faire
obstacle aux traitements hormonaux et aux procédures médicales de stérilisation
des personnes demandant à changer de sexe. Bien qu’existant en Turquie, ce type
de traitements ne lui aurait toutefois pas été accessible. Il argüe que,
puisque les hommes et les femmes ne souhaitant pas avoir d’enfants ont accès à
ce type de traitements ordinaires et irréversibles, il aurait également fallu
que lui-même, transsexuel, y ait accès. Il soutient qu’il ne devrait pas avoir
à vivre avec une contradiction entre son physique, tel qu’il est, et le sexe
auquel il se sent appartenir. Il estime que, à la lumière des données
scientifiques et sociales (figurant dans les rapports médicaux versés au
dossier), le droit devrait lui offrir une solution.
84. Se référant à la position adoptée par la Cour dans l’affaire Tavlı c. Turquie (no
11449/02, §§ 35-37, 9 novembre 2006), il considère que la loi actuelle devrait
être interprétée à l’aune de la réalité scientifique, biologique et sociale.
85. D’après le requérant, un nombre important de transsexuels ne sont pas
dépourvus de manière définitive de la capacité de procréer. Face à cette
situation, l’article 40 du code civil ne répond selon lui à « aucun
besoin », car il ne contiendrait aucune disposition reposant sur des
nécessités concrètes. Par exemple, il ne comporterait aucune mention
d’« une période d’essai » ou d’« un traitement hormonal »
ou de tout autre traitement. L’article 40 se référerait uniquement à une
« opération » de changement de sexe et à aucune autre procédure
médicale. Selon l’intéressé, il existe ainsi un véritable vide juridique en la
matière. Les informations en matière de procédure médicale publiées par la
caisse de sécurité sociale ne contiendraient pas non plus de dispositions sur
la question.
86. Le requérant cite par ailleurs un article rédigé par deux
universitaires spécialistes de droit civil portant sur une décision rendue par
les juridictions civiles[3] ayant rejeté une demande
d’autorisation de changement de sexe au motif que la personne qui avait formulé
cette demande était dotée d’organes reproducteurs. Les auteurs auraient relevé
que la question de la conformité à la Constitution d’un tel refus n’avait pas
été examinée et que les juridictions n’avaient pas plus recherché comment la
situation aurait dû être examinée au regard de la Convention européenne des
droits de l’homme.
87. En conclusion, le requérant estime que la
procédure de changement de sexe pour les transsexuels non dépourvus de la
capacité de procréer ‑ soit, selon lui, la majorité des
transsexuels – est inapplicable faute pour l’article 40 du code civil
d’indiquer les méthodes de traitement à suivre et d’autres dispositions
législatives en la matière. Selon le requérant, cette situation contraint les
personnes transsexuelles à sortir du cadre légal et à avoir recours à des
traitements médicamenteux ou des interventions chirurgicales échappant au
contrôle systématique du juge et du médecin.
β) Arguments du Gouvernement
88. Se référant aux affaires Christine Goodwin et Van Kück (précitées) ainsi que Grant c. Royaume-Uni (no
32570/03, CEDH 2006‑VII), le Gouvernement souligne que la Cour a déjà
examiné, à la lumière des conditions de vie actuelles, plusieurs affaires se
rapportant aux problèmes rencontrés par les transsexuels et qu’elle a salué
l’amélioration constante des mesures prises par les États au titre de l’article
8 de la Convention pour protéger ces personnes et reconnaître leur situation. Suivant
l’analyse du Gouvernement, tout en leur accordant une certaine marge
d’appréciation en la matière, la Cour a jugé que, en vertu des obligations positives
que l’article 8 faisait peser sur eux, les États étaient tenus de garantir
la reconnaissance de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés,
notamment par la modification de leur état civil, avec les conséquences en
découlant (il mentionne les arrêts Christine
Goodwin, précité, §§ 71-93, et Grant, précité, §§ 39-44).
89. Le Gouvernement soutient que le système juridique turc remplit cette
exigence : une personne transsexuelle opérée bénéficierait ainsi de la
rectification de son état civil au registre et, après ce changement, elle
mènerait sa vie en conformité avec sa nouvelle identité officielle.
90. Cependant, d’après le Gouvernement, dans les affaires susmentionnées,
la Cour était saisie de griefs présentés par des personnes transsexuelles ayant
subi des interventions chirurgicales de conversion sexuelle alors que la
présente affaire porterait sur le refus des juridictions internes d’autoriser
le requérant à recourir à une intervention chirurgicale de conversion sexuelle.
À cet égard, il précise que, depuis 1988, le droit turc prévoit la possibilité
de changer de sexe et la pleine reconnaissance juridique de la nouvelle
identité sexuelle des personnes transsexuelles ayant été opérées.
91. Quant aux conditions requises pour le changement de sexe, le
Gouvernement renvoie à l’article 40 du code civil. Selon lui, la législation
interne et ses modalités de mise en œuvre n’impliquent pas que le demandeur
doive se soumettre à des procédures médicales préalables de stérilisation ou de
thérapie hormonale pour accéder à la chirurgie de conversion sexuelle. En
l’espèce, la demande du requérant aurait été examinée par le TGI de Mersin dans
le cadre des exigences prévues par la loi.
92. Tout en admettant que la notion d’autonomie personnelle reflète un
principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de
l’article 8, le Gouvernement soutient que la Cour n’a encore jamais énoncé
que cet article comportait un droit à l’autodétermination en tant que tel (il
s’appuie sur les arrêts Schlumpf, Van Kück et Pretty, précités). D’après le Gouvernement, on ne peut pas déduire
de l’article 8 de la Convention et de la jurisprudence de la Cour en la matière
l’existence d’un droit inconditionnel au changement de sexe par le recours à
une intervention chirurgicale, car un tel droit emporterait, selon lui,
négation de la protection que la Convention vise à offrir.
93. Selon le Gouvernement, au vu de la gravité et de l’irréversibilité
d’une opération de conversion sexuelle, de l’incertitude subsistant quant à la
nécessité d’une telle intervention pour le traitement des troubles de
l’identité sexuelle, du risque de banalisation de telles interventions
chirurgicales et des dangers liés à une telle banalisation, l’État doit se voir
reconnaître une ample marge d’appréciation pour réglementer les changements de
sexe et déterminer les exigences à remplir avant toute intervention
chirurgicale de conversion sexuelle.
94. Il indique que le TGI de Mersin, pour déterminer si toutes les
exigences prévues par la loi pour le changement de sexe étaient ou non
respectées, s’est appuyé sur l’une des conditions à remplir pour l’obtention de
l’autorisation de changer de sexe, à savoir l’incapacité définitive de
procréer, ainsi que sur les connaissances et constats des spécialistes.
95. Par ailleurs, eu égard à l’incertitude qui subsisterait quant à la
nature profonde du transsexualisme et aux situations extrêmement complexes qui
en résulteraient, le Gouvernement estime que la disposition légale incriminée
en l’espèce prévoit des mesures juridiques appropriées en ce domaine. D’après
son analyse, la Cour elle-même a noté que toute incertitude n’avait pas disparu
quant à la nature profonde du transsexualisme et que l’on s’interrogeait
parfois sur la licéité d’une intervention chirurgicale en pareil cas (il
invoque l’arrêt B. c. France,
précité).
96. Le Gouvernement se dit convaincu que
personne ne peut soutenir que pareille intervention chirurgicale est
indispensable au traitement des troubles de l’identité sexuelle. Il poursuit en
plaidant que la certitude du diagnostic de transsexualisme joue un rôle de la
plus grande importance et qu’un tel diagnostic devrait être posé très
soigneusement pour éviter toute confusion avec d’autres troubles psychiques
analogues. Il soutient que l’opération de conversion sexuelle devrait être rendue
non pas nécessaire uniquement par des impératifs psychologiques mais également
par des impératifs médicaux.
97. Par ailleurs, les situations juridiques résultant du transsexualisme
se révéleraient très complexes. Elles auraient trait en particulier à des
questions de nature anatomique, biologique, psychologique et morale liées au
transsexualisme et à sa définition ; au consentement et aux autres
conditions à remplir avant toute opération ; aux conditions dans
lesquelles un changement d’identité sexuelle peut être autorisé ; à des
aspects internationaux ; aux effets juridiques, rétroactifs ou non, de
pareils changements ; à la possibilité de choisir un autre prénom ; à
la confidentialité des documents et des renseignements relatant le
changement ; à des incidences d’ordre familial. Sur ces divers points, le
consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe ne serait pas encore
assez large pour que la Cour énonce des conclusions déterminantes restreignant
la marge d’appréciation concédée aux États et, partant, il s’agirait toujours
d’un domaine dans lequel les États contractants, en raison de la faible
convergence de leurs vues en la matière, jouissent d’une grande marge
d’appréciation.
98. Compte tenu des très graves risques que comportent à ses yeux les
interventions chirurgicales de conversion sexuelle, le Gouvernement soutient
que les conditions requises par le droit interne ne sauraient être critiquées,
ni d’un point de vue juridique ni d’un point de vue médical. Il craint que
l’attitude inverse puisse mener à des opérations pratiquées en l’absence de
toute vérification préalable de leur nécessité médicale ou en l’absence de
garanties médicales de succès.
99. Au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, le Gouvernement
soutient que le refus des juridictions internes d’autoriser le requérant à
subir une intervention chirurgicale de conversion sexuelle ne peut être
qualifié d’atteinte au droit au respect de la vie privée de l’intéressé, au
sens de l’article 8 de la Convention, et que les autorités nationales n’ont pas
outrepassé la marge d’appréciation qui doit leur être reconnue dans une affaire
comme la présente espèce. Il n’y a donc pas eu, selon lui, violation de
l’article 8.
γ) Appréciation de la Cour
100. Selon la jurisprudence constante de la Cour
une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société
démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un
« besoin social impérieux » et si elle est proportionnée au but
légitime poursuivi. À cet égard, il faut que les motifs invoqués par les
autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et
suffisants » (voir, entre autres,
Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 88, CEDH 2012, et Animal
Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 105, CEDH 2013 (extraits)).
101. S’il appartient aux autorités nationales
d’apprécier les premières si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est
à la Cour qu’il revient de trancher en dernier lieu la question de la nécessité
de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut reconnaître à
cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales
compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain
nombre de facteurs, dont la nature du droit en cause garanti par la Convention
et son importance pour la personne concernée, ainsi que la nature de
l’ingérence et la finalité de celle‑ci. Cette marge est d’autant plus
restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la
jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime »
qui lui sont reconnus. Dès lors, lorsqu’un aspect particulièrement important de
l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge
d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte. En revanche, elle est plus
large lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de
l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les
meilleurs moyens de le protéger (S. et
Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04,
§§ 101-102, CEDH 2008, et Fernández
Martínez, précité, § 125).
102. En l’espèce, la Cour observe que la procédure
qui s’est déroulée devant les juridictions nationales mettait directement en
jeu la liberté pour le requérant de définir son appartenance sexuelle, liberté
qui s’analyse comme l’un des éléments les plus essentiels du droit à
l’autodétermination (Van Kück,
précité, § 73). À cet égard, elle rappelle s’être déclarée à maintes reprises
consciente de la gravité des problèmes que rencontraient les transsexuels et
avoir souligné l’importance d’examiner de manière permanente la nécessité de
mesures juridiques appropriées (Christine Goodwin,
précité, § 74).
103. Elle réitère en ce sens qu’il est d’une
importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une
manière qui en rendent les garanties non pas théoriques ou illusoires, mais
concrètes et effectives. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche
dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute
réforme ou amélioration (voir, parmi d’autres, Stafford c. Royaume-Uni [GC],
no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).
104. Dans le contexte de la présente affaire, la
Cour estime donc opportun de tenir compte de l’évolution du droit international
et européen, de même que du droit et de la pratique en vigueur dans les
différents États membres du Conseil de l’Europe, afin d’apprécier les
circonstances de l’espèce, « à la lumière des conditions de vies
actuelles » (pour une démarche similaire, voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978,
§ 31, série A no 26).
105. À cet égard, la Cour observe que la
possibilité pour les transsexuels d’entreprendre un traitement de conversion
sexuelle existe dans de nombreux États européens, tout comme la reconnaissance
juridique de leur nouvelle identité sexuelle. La Cour relève en outre que la
réglementation ou la pratique en vigueur dans nombre de pays qui reconnaissent
le changement de sexe conditionne, implicitement ou explicitement, la
reconnaissance légale du nouveau sexe de préférence à une intervention
chirurgicale de conversion sexuelle et/ou à l’incapacité de procréer
(paragraphe 43 ci‑dessus).
106. Dans l’arrêt Christine Goodwin
(précité, § 85), la Cour a estimé que, conformément au principe de
subsidiarité, il appartenait avant tout aux États contractants de décider des
mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la
Convention à toute personne relevant de leur juridiction et que, pour résoudre
dans leurs ordres juridiques internes les problèmes concrets posés par la
reconnaissance juridique de la condition sexuelle des transsexuels opérés, les
États contractants devaient jouir d’une ample marge d’appréciation.
107. Elle estime qu’il en va indéniablement de même lorsque sont en cause
les exigences légales régissant l’accès à des moyens médicaux ou chirurgicaux
pour les personnes transsexuelles désireuses de se soumettre à des
modifications corporelles liées à une réassignation de sexe.
108. Cela dit, la Cour rappelle avoir déjà considéré qu’il convenait
d’attacher moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus
européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et
pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une
tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale
accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la
nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés (Christine Goodwin, précité, § 85).
109. Elle réitère en ce sens que la faculté pour les transsexuels de jouir
pleinement, à l’instar de leurs concitoyens, du droit au développement
personnel et à l’intégrité physique et morale ne saurait être considérée comme
une question controversée exigeant du temps pour que l’on parvienne à
appréhender plus clairement les problèmes en jeu (Christine Goodwin, précité, § 90).
110. À cet égard, elle souligne que, dans son annexe à la Recommandation
CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur
l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, le Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe a affirmé que les conditions préalables, y compris les
modifications d’ordre physique, à la reconnaissance juridique d’un changement
de genre devaient être régulièrement réévaluées afin de lever celles qui
seraient abusives (paragraphe 29 ci-dessus). Par ailleurs, l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe, dans sa Résolution 1728 (2010) relative à
la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et l’identité de genre,
a appelé les États membres à traiter la discrimination et les violations des
droits de l’homme visant les personnes transgenres et, en particulier, à garantir
dans la législation et la pratique les droits de ces personnes à des documents
officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de
subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de
conversion sexuelle ou une thérapie hormonale (paragraphe 30 ci-dessus).
111. La Cour observe également que certains États membres ont récemment
modifié leurs législations ou leurs pratiques en matière d’accès aux
traitements de conversion sexuelle et de reconnaissance légale de celle‑ci
en abolissant l’exigence d’infertilité/stérilité (paragraphe 43 ci‑dessus).
112. À cet égard, la Cour estime utile de relever
la spécificité du droit turc en la matière. En effet, dans la majeure partie
des États qui imposent comme condition préalable à une reconnaissance juridique
du nouveau genre choisi un traitement hormonal ou une chirurgie de conversion
sexuelle, la stérilité/l’infertilité est appréciée après le processus médical
ou chirurgical de conversion sexuelle (paragraphes 42-43 ci-dessus). Or, si le droit turc subordonne
le changement d’état civil à une transformation physique obtenue à la suite
d’une opération de changement de sexe « réalisée en conformité avec
l’objectif spécifié par l’autorisation judiciaire et avec les techniques
médicales », l’incapacité de procréer est une exigence qui s’est révélée
devoir être satisfaite aux termes de la décision litigieuse du TGI de Mersin,
en amont du processus de changement de sexe, conditionnant ainsi l’accès du
requérant à la chirurgie de conversion.
113. Au vu des pièces
du dossier, et notamment des témoignages des proches du requérant devant les
instances nationales (paragraphe 9 ci‑dessus), la Cour observe que
celui-ci mène depuis de nombreuses années sa vie sociale en tant qu’homme.
L’intéressé apparaît également avoir fait l’objet d’un suivi psychologique dès
l’adolescence, avoir été diagnostiqué comme étant transsexuel par un comité
d’experts en psychologie, lesquels ont par ailleurs conclu à la nécessité pour
lui de poursuivre sa vie avec une identité masculine (paragraphes 7, 10 et 14
ci-dessus). En septembre 2005, au moment où il a sollicité pour la première
fois l’autorisation judiciaire de recourir à une opération de changement de
sexe, le requérant s’inscrivait donc déjà, depuis plusieurs années, dans un
parcours de conversion sexuelle : il était suivie sur le plan
psychologique et avait adopté depuis longtemps un comportement social masculin.
114. En dépit de ces
faits, les juridictions internes lui refusèrent tout d’abord l’autorisation
requise pour le changement physique auquel il aspire. À cet égard, la Cour
réitère qu’il peut y avoir une atteinte grave au droit au respect de la vie
privée lorsque le droit interne est incompatible avec un aspect important de
l’identité personnelle (Christine Goodwin,
précité, § 77).
115. Elle rappelle
également avoir déjà affirmé que l’on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce
soit d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une opération de
conversion sexuelle, compte tenu des interventions nombreuses et pénibles
qu’entraîne une telle démarche et du degré de détermination et de conviction
requis pour changer son rôle sexuel dans la société (Christine Goodwin, précité, § 81, et Schlumpf, précité, §
110).
116. En l’espèce,
elle constate que les juridictions internes ont justifié leur refus initial de
faire droit à la demande de l’intéressé par la seule circonstance qu’il n’était
pas dans l’incapacité de procréer. Or, la Cour ne s’explique pas pourquoi
l’incapacité de procréer d’une personne souhaitant se soumettre à une opération
de changement de sexe devrait être établie avant même que ne soit engagé le
processus physique de changement de sexe.
117. La Cour observe
à cet égard, au vu des informations fournies par les parties, que le droit
interne prévoit des procédures médicales de stérilisation volontaire
(paragraphes 23-24 ci-dessus). Dans ses observations du 25 octobre 2010,
le requérant soutenait quant à lui ne pas avoir accès, sauf à sortir du cadre
légal existant, à ce type de traitements (paragraphes 83 et 87 ci-dessus).
Il ajoutait qu’aucune disposition législative ne prévoyait la marche à suivre
ou le type de traitements auxquels il pourrait se soumettre et qu’il existait
dès lors un vide juridique en la matière (paragraphes 85-87 ci‑dessus).
Dans des observations complémentaires du 23 octobre 2013, son avocat
argüait que son client, après avoir introduit la présente requête devant la
Cour, avait fait usage d’hormones en dehors de tout contrôle judiciaire et
médical (paragraphe 47 ci-dessus).
118. Tout en défendant
la conformité à la loi du refus que les juridictions internes ont opposé à la
demande du requérant à raison de sa capacité de procréer, le Gouvernement
soutient que ni la législation contestée ni ses modalités de mise en œuvre ne
requéraient que le requérant se soumette à des procédures médicales préalables
de stérilisation ou de thérapie hormonale (paragraphe 91 ci-dessus). Or la Cour
ne voit pas comment, sauf à se soumettre à une opération de stérilisation, le
requérant aurait pu satisfaire à l’exigence d’infertilité définitive dès lors
que, sur un plan biologique, il dispose de la capacité de procréer.
119. Quoi qu’il en
soit, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la question de
l’accessibilité éventuelle du requérant à des traitements médicaux qui lui
auraient permis de satisfaire à cette exigence. En effet, en tout état de
cause, elle considère que le respect dû à l’intégrité physique de l’intéressé s’opposerait
à ce qu’il doive se soumettre à ce type de traitements.
120. Au demeurant,
dans les circonstances de l’espèce et eu égard à la formulation du grief du
requérant, il suffit à la Cour de constater que l’intéressé a contesté, aussi
bien devant les juridictions internes que devant la Cour, la mention dans la
loi de l’incapacité définitive de procréer comme exigence préalable à une
autorisation de changement de sexe.
121. La Cour estime en effet que cette exigence
n’apparaît aucunement nécessaire
au regard des arguments avancés par le Gouvernement pour justifier
l’encadrement des opérations de changement de sexe (paragraphes 74 et 75).
En conséquence, à supposer même que le rejet de la demande initiale du
requérant tendant à accéder à la chirurgie de changement de sexe reposait sur
un motif pertinent, la Cour estime qu’il ne saurait être considéré comme fondé
sur un motif suffisant. L’ingérence qui en résultât dans le droit du requérant
au respect de sa vie privée ne saurait donc passer pour avoir été
« nécessaire » dans une société démocratique.
Le changement
d’attitude du TGI de Mersin qui, en mai 2013, a accordé au requérant
l’autorisation de recourir à la chirurgie de changement de sexe en faisant
abstraction des conclusions médicales selon lesquelles l’intéressé n’était pas
dans l’incapacité définitive de procréer (paragraphes 24 et 25
ci‑dessus), vient assurément conforter ce constat.
122. Ainsi, la Cour estime qu’en déniant au
requérant, pendant de nombreuses années, la possibilité d’accéder à une telle
opération, l’État a méconnu le droit de l’intéressé au respect de sa vie
privée. Elle conclut en
conséquence à la violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
123. Le requérant se plaint de l’absence de tout examen par la Cour de
cassation du fond de son affaire et de l’absence de motivation des décisions de
cette juridiction. Il invoque à cet égard l’article 6 de la Convention ainsi
libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
124. Le Gouvernement repousse ces allégations. Il déduit de la
jurisprudence de la Cour que c’est d’abord aux autorités nationales, et
spécialement aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit
interne et que la Cour n’a pas à substituer sa propre interprétation du droit à
la leur en l’absence d’arbitraire (il invoque, mutatis mutandis, Ravnsborg
c. Suède, 23 mars 1994, § 33, série A no 283‑B, Bulut c. Autriche, 22 février
1996, § 29, Recueil 1996‑II, et
Tejedor García c. Espagne,
16 décembre 1997, § 31, Recueil
1997‑VIII). Il indique en outre que la Convention ne réglemente pas le
régime de la preuve en tant que tel et que la Cour ne peut donc exclure par
principe et in abstracto
l’admissibilité d’une preuve recueillie sans respecter les prescriptions du
droit national. Il ajoute qu’il revient aux juridictions internes d’apprécier
les éléments obtenus par elles et la pertinence de ceux dont une partie
souhaite la production, et que la Cour a pour seule tâche de rechercher si la
procédure, considérée dans son ensemble, a revêtu le caractère équitable voulu
par l’article 6 § 1 de la Convention (Mantovanelli
c. France, 18 mars 1997, § 34, Recueil
1997‑II, et Elsholz c. Allemagne
[GC], no 25735/94, § 66, CEDH 2000‑VIII).
125. Pour le Gouvernement, il ressort en outre de la jurisprudence bien
établie de la Cour que l’obligation des tribunaux de motiver leurs décisions ne
peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (García Ruiz c. Espagne [GC], no
30544/96, CEDH 1999‑I). Le Gouvernement souligne que, en l’espèce, la
demande du requérant a été examinée par le tribunal de grande instance de
Mersin dans le cadre des exigences prévues par la loi et que ce tribunal, se
fondant sur les conclusions des différentes expertises, a rejeté la demande en
cause au motif que toutes les conditions requises par la loi pour la conversion
sexuelle n’étaient pas réunies.
126. Le Gouvernement ajoute que la Cour de cassation a examiné le dossier
de l’affaire et qu’elle a confirmé le jugement rendu par le tribunal de grande
instance de Mersin au motif que ce dernier n’avait commis aucune erreur dans
son appréciation des dispositions légales et des éléments de preuve.
127. La Cour rappelle qu’il ne découle pas de l’article 6 § 1 que les
motifs exposés par une juridiction doivent traiter en particulier de tous les
points que l’une des parties peut estimer fondamentaux pour son argumentation.
Une partie n’a pas un droit absolu d’exiger du tribunal qu’il expose les motifs
pour lesquels il a rejeté chacun de ses arguments (voir, parmi d’autres, İbrahim Aksoy c. Turquie (déc.), nos
28635/95, 30171/96 et 34535/97, 7 décembre 1999). Au demeurant, en l’espèce, la
Cour constate que la Cour de cassation a motivé des décisions. Statuant sur le
pourvoi dont elle avait été saisie, elle précisa que la juridiction de première
instance n’avait commis aucune erreur dans son appréciation des preuves. Elle
s’est ainsi appropriée les motifs de cette juridiction. Statuant sur la demande
de rectification, elle exposa que les conditions pouvant ouvrir la voie à un
arrêt rectificatif n’étaient pas réunies. Il s’ensuit que ce grief est
manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article
35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41
DE LA CONVENTION
128. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie
contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette
violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction
équitable. »
A. Dommage
129. Se référant à l’arrêt B. c.
France (précité), le requérant réclame 10 000 euros (EUR) pour
préjudice moral. Il affirme, à l’appui de cette demande, être confronté à une
souffrance quotidienne dans l’accomplissement de tous les actes nécessitant la
présentation d’un document d’identité car celle-ci générerait des réactions
embarrassantes pour lui. Dans une lettre rédigée le 16 février 2011 en réponse
aux observations du Gouvernement qui contestait ce montant, le requérant a
soutenu que la somme réclamée était raisonnable tout en soulignant que son
souhait premier était d’obtenir, par voie judiciaire, qu’il fût mis fin à la
contradiction dont il souffrait. Partant, il s’en remettait à la sagesse de la
Cour pour ce qui concernait l’évaluation du montant de son dommage.
130. Le Gouvernement conteste cette prétention.
131. La Cour observe que par décision judiciaire du 21 mai 2013, le requérant
a obtenu l’autorisation pour une chirurgie de changement de sexe. Cela étant,
statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant
7 500 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
132. Le requérant ne présente aucune demande de remboursement de frais et
dépens.
C. Intérêts moratoires
133. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur
le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne
majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare
la requête recevable quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention et
irrecevable pour le surplus ;
2. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR
(sept mille cinq cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur,
plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai
et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux
égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne
applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette
la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 mars 2015, en
application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel
Campos Guido
Raimondi
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de
la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante
des juges Keller et Spano ;
– opinion concordante
des juges Lemmens et Kūris.
G.R.A.
A.C.
OPINION
CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES KELLER ET SPANO
1. Nous avons voté en
faveur d’une violation de l’article 8 de la Convention. Néanmoins, nous ne
sommes pas tout à fait convaincus par le raisonnement de la majorité. Nos
réserves concernent le fait que la Cour a laissé sans réponse la question de
savoir si l’ingérence tendait à l’un des buts légitimes énoncés à l’article 8 §
2 de la Convention. D’un point de vue méthodologique, il nous parait difficile
d’aborder la question de la proportionnalité sans avoir préalablement défini le
but légitime (A). À notre avis, la Cour aurait dû examiner de manière approfondie
si le Gouvernement avait démontré (implicitement) l’existence d’un intérêt
légitime permettant de justifier l’exigence d’infertilité définitive comme
condition préalable, selon la décision litigieuse des juridictions internes, à
l’accès à un traitement pour changer de sexe (B). Enfin, nous nous permettons
de faire quelques observations de nature générale sur les développements
récents en matière de transsexualisme et sur l’exigence de l’incapacité de
procréer dans ce contexte. Ces considérations nous semblent importantes pour
les futurs cas similaires (C).
2. En l’espèce, le
requérant, transsexuel, se considère depuis des années comme un homme. Son
entourage familial et social a accepté sa nouvelle identité. En mai 2013, le
tribunal de grande instance (« le TGI ») de Mersin fit droit à sa
demande et autorisa l’opération chirurgicale de changement de sexe sollicitée
(voir paragraphe 25 de l’arrêt).
A. La détermination (in)suffisante du
but légitime
3. Selon le droit
turc, toute personne qui souhaite changer de sexe peut saisir les juridictions
internes d’une demande d’autorisation à cette fin. Elle doit alors apporter,
entre autres, la preuve de son incapacité définitive de procréer (paragraphe 26
de l’arrêt) – une exigence que connaissent aussi d’autres pays membres du
Conseil de l’Europe (voir paragraphes 35-43 de l’arrêt).
4. En l’espèce, il
n’est pas contesté que l’ingérence reposait sur une base légale suffisante
(paragraphes 68-71 de l’arrêt). Dès lors, la Cour se penche sur la question du
but légitime. Ce faisant, elle observe à juste titre que le Gouvernement ne se
prononce pas sur l’exigence d’infertilité/stérilité définitive prévue par la
loi en question (paragraphe 80 de l’arrêt). Or, c’est justement parce que le
requérant ne satisfaisait pas à cette exigence que les autorités nationales lui
ont, pendant des années, dénié une opération de changement de sexe. À notre
avis, la Cour aurait pu s’arrêter là et rendre un arrêt plus court en se
limitant à constater que le Gouvernement avait failli à invoquer valablement un
but légitime. À notre regret, la majorité a préféré ne pas aborder cette
question de manière plus approfondie. Au lieu de cela, elle a procédé à
l’examen de la proportionnalité de l’ingérence (paragraphe 80 de l’arrêt).
5. Nous sommes bien
conscients que la Cour a déjà suivi cette approche dans d’autres affaires. Soit
elle a laissé sans réponse la question de savoir si la loi satisfaisait à
toutes les exigences de clarté et de prévisibilité (voir, par exemple, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos
30562/04 et 30566/04, § 99, CEDH 2008 ; Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, §§ 348‑350, CEDH 2012
(extraits) ; I.S. c.
Allemagne, no 31021/08, §§ 72‑75, 5 juin 2014), soit elle a exprimé, comme dans la présente
affaire, des doutes quant au but légitime invoqué par le gouvernement (A, B et C c. Irlande [GC], no
25579/05, §§ 227-228, CEDH 2010).
6. Cette approche nous
paraît légitime pour les affaires soulevant essentiellement des questions sous
l’angle de la proportionnalité. Or, dans la présente affaire, elle pose
plusieurs problèmes. Se pose notamment la question générale de savoir comment
peser les intérêts que représentent, d’une part, le but légitime recherché par
l’État et, d’autre part, les droits de l’individu, si le premier est méconnu.
B. La proportionnalité en l’espèce
7. L’examen de la
proportionnalité nécessite par définition une pesée des intérêts. Du côté du
requérant, ce sont évidemment son droit de définir son identité sexuelle et son
droit à l’intégrité physique et psychique qui sont en jeu – des éléments qui se
trouvent sans aucun doute au cœur de la vie privée de chacun et donc de
l’article 8 de la Convention. Du côté de l’État, la majorité accepte – comme
justification à la réglementation et au contrôle des opérations de changement
de sexe – les arguments tirés de l’irréversibilité des interventions
chirurgicales de conversion sexuelle et du risque que représente ce type
d’interventions pour la santé (paragraphe 79 de l’arrêt).
8. Il nous semble
toutefois difficile de justifier l’exigence d’infertilité définitive comme
condition préalable au changement de sexe par les conséquences graves
qu’entraîne le changement de sexe chirurgical alors même que parvenir à la
stérilité définitive implique normalement que l’intéressé doive subir des
traitements eux aussi susceptibles d’avoir de graves conséquences pour la
santé. À juste titre, la Cour n’a pas choisi cette solution.
9. Cependant, le
raisonnement de la majorité pose d’autres problèmes évidents. Premièrement, les
arguments évoqués par la majorité aux paragraphes 102-111 et 116-119 de l’arrêt
portent clairement sur la question de savoir si la condition préalable
d’infertilité définitive pour l’accès à un traitement de changement de sexe est,
en soi, conforme à l’article 8 de la
Convention. Deuxièmement, la Cour semble se servir d’un langage normalement
utilisé sur le terrain non pas de l’examen de la proportionnalité mais de la
question de savoir si l’ingérence tendait ou non à un but légitime. On le voit
clairement au § 121, dans lequel
« La Cour estime (...)
que cette exigence n’apparaît aucunement nécessaire au regard des arguments
avancés par le Gouvernement pour justifier l’encadrement des opérations de
changement de sexe (...). En conséquence, à supposer même que le rejet de la
demande initiale du requérant tendant à accéder à la chirurgie de changement de
sexe reposait sur un motif pertinent, la Cour estime qu’il ne saurait être
considéré comme fondé sur un motif suffisant. »
10. Enfin, la majorité
constate une violation au motif que l’ingérence était disproportionnée parce
que le requérant s’était vu dénier, pendant des années, la possibilité d’une
opération de changement de sexe. Elle relève également que, en 2013, le TGI a
fait droit à la demande du requérant indépendamment des conclusions médicales
quant à sa capacité de procréer.
11. Il y a donc deux
interprétations possibles au raisonnement de la majorité : selon une
interprétation étroite, la Cour, dans les circonstances spécifiques du cas
d’espèce, juge disproportionnée l’ingérence en question (à savoir le refus
d’autorisation de l’opération de changement de sexe). Selon une interprétation
plus large, cependant, la Cour se prononce également de manière implicite sur l’exigence d’infertilité définitive comme
condition préalable à l’accès à un traitement de changement de sexe. Ce
deuxième aspect nous semble problématique car le Gouvernement ne s’est pas
prononcé sur la nécessité d’une telle condition. À notre avis, la Cour aurait dû
s’exprimer plus clairement sur ce point.
C. La stérilité définitive comme
condition préalable
12. Nous nous
permettons de rappeler quelques points importants en plus de ce qui est abordé
de manière plus ou moins explicite dans l’arrêt.
13. Il faut d’abord
rappeler que la stérilisation forcée, qui a été pratiquée dans presque
tous les pays et toutes les sociétés,[4]
reste un sujet difficile encore aujourd’hui. La notion a sans doute une
connotation négative et la Cour n’a pas été épargnée par de tristes affaires à
ce sujet, notamment concernant des femmes d’origine rom (voir, entre autres, K.H. et autres c. Slovaquie, no
32881/04, 28 avril 2009 ; V.C. c.
Slovaquie, no 18968/07, 8 novembre 2011 ; N.B. c Slovaquie, no
29518/10, 12 juin 2012 ; I.G. et autres
c Slovaquie, no 15966/04, 13 novembre 2012 ; R.K. c. République Tchèque, no
7883/08, 27 novembre 2012 (règlement amiable)).
14. Dans le contexte
de ces affaires, la Cour a toujours souligné l’importance du consentement
préalable à toute stérilisation, une exigence qui découle d’ailleurs des
conventions internationales et des principes généraux de la dignité et de la
liberté humaines. Pour être valable, le consentement de la personne concernée
nécessite que cette dernière ait connaissance de son état de santé, de la cause
de la stérilisation ainsi que des alternatives possibles. De plus, elle doit
disposer d’un délai raisonnable pour prendre sa décision finale (voir par
exemple V.C. c. Slovaquie,
§§ 107‑115). La stérilisation définitive est donc un sujet d’une
sensibilité particulière.
15. Dans la partie
« textes européens et internationaux » (paragraphes 29-34 de l’arrêt)
la Cour fait référence à un certain nombre d’organes qui ont tous critiqué la
stérilisation définitive comme condition préalable à un changement de sexe. Le
Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, par exemple, a souligné dans la
Recommandation CM/Rec(2010)5, points 20‑21 (paragraphe 29 de
l’arrêt) que la subordination du changement de sexe à certaines conditions
(notamment la stérilisation irréversible) devrait être réévaluée par les États
membres, « afin de lever celles qui seraient abusives ». De manière
similaire, dans sa Résolution 1728 (2010), point 16.11.2 (paragraphe 30 de
l’arrêt), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a jugé contestable
la stérilisation ou toute autre procédure médicale comme condition préalable au
changement des documents officiels. Enfin, dans son document thématique du 29
juillet 2009 (paragraphe 31 de l’arrêt), le Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe a invité les États membres à rendre possible des
procédures de conversion de genre. De manière plus explicite, il a même
recommandé d’ « [a]bolir la stérilisation et les autres traitements
médicaux obligatoires susceptibles de porter gravement atteinte à l’autonomie,
à la santé ou au bien-être de la personne en tant que conditions nécessaires à
la reconnaissance légale du genre choisi par une personne transgenre »
(rapport de 2011, points 2 et 4 ; paragraphe 32 de l’arrêt).
16. Ajoutons à cela
qu’en 2013, dans ses Observations finales concernant l’Ukraine, le Comité des
droits de l’homme des Nations Unies a adopté, pour la première fois, une
recommandation portant spécifiquement sur la reconnaissance légale de sexe.[5] Il a recommandé au
gouvernement ukrainien d’abroger toute exigence disproportionnée, comme par
exemple les opérations correctives obligatoires.[6]
17. De manière
similaire, le Rapporteur spécial sur la torture a considéré en 2013 que la
stérilisation coercitive ou forcée est contraire au respect de l’intégrité physique
de la personne et a souligné la nécessité de sauvegarder le consentement
éclairé des minorités sexuelles.[7]
18. Le rapport publié
en 2014 par l’Organisation Mondiale de la Santé sur la stérilisation forcée ou
coercitive confirme également qu’au plan international un certain nombre
d’institutions de protection des droits de l’homme ont déjà recommandé
l’abolition de la stérilisation comme condition préalable à un traitement
médical pour les transsexuels.[8]
19. Au regard des
documents cités ci-dessus, on peut observer une tendance internationale contre
la stérilisation comme condition préalable, tant pour le changement de sexe
dans les registres officiels que pour les opérations de changement de sexe.
20. À notre avis, la
pratique de plusieurs juridictions nationales fait ressortir aussi la
problématique de la stérilisation définitive comme condition préalable à un
changement de sexe. Bien que cette jurisprudence nationale concerne plutôt la question des conditions au changement de
sexe dans les registres officiels d’état civil (et non pas l’autorisation d’une
opération de changement de sexe), on peut observer une tendance générale
consistant à considérer une stérilisation définitive comme contraire aux
constitutions nationales.
21. La Cour
constitutionnelle autrichienne, par exemple, a constaté dans sa décision du 3
décembre 2009[9] que l’opération de
changement de sexe ne pourrait pas être vue comme une condition préalable à un
changement de sexe dans le registre officiel d’état civil.
22. De la même
manière, dans une décision du 11 janvier 2011[10],
la Cour constitutionnelle allemande a considéré, qu’exiger la stérilité
définitive et une intervention chirurgicale pour modifier les caractéristiques
externes était contraire aux garanties constitutionnelles relatives à
l’intégrité physique et au droit à l’autodétermination sexuelle. Elle a estimé
que l’exigence d’incapacité de procréer résultant d’une opération n’était pas
compatible avec l’article 2 § 2 de la Constitution allemande.[11] Cette exigence mettrait les
personnes concernée dans une situation de contrainte, car elles devraient opter
entre une ingérence corporelle et la non-reconnaissance de leur changement de
sexe.[12]
23. De plus, la cour
d’appel administrative de Stockholm a constaté dans une décision de 19 décembre
2012[13] que la condition de
stérilisation telle que prévue par la loi no 1972/119 sur la
détermination du sexe n’était pas conforme à la Constitution suédoise et aux
articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme.[14] Dans son raisonnement, elle
a souligné qu’une stérilisation ne pouvait être considérée comme volontaire
s’il n’existait pas d’autre possibilité de faire inscrire le changement du sexe
dans le registre d’état civil. En conséquence, le parlement suédois a modifié
cette loi en 2013.
24. En outre, l’Office
fédéral suisse de l’état civil a publié un avis le 1er février 2012
au regard des développements européens en matière de droits des transsexuels.
Il a considéré qu’« une constatation juridique d’un changement de sexe est
possible même si l’irréversibilité du changement de sexe et l’inaptitude à
procréer – nécessaires à une telle constatation – ont été atteintes sans intervention
chirurgicale (stérilisation ; construction des organes génitaux), mais par
exemple par hormonothérapie ».[15]
25. Enfin, il est
intéressant de noter qu’aux États-Unis, les gouvernements au niveau fédéral
ainsi qu’au niveau des états n’exigent plus explicitement la stérilisation pour
faire inscrire un changement de sexe sur l’acte de naissance ou le permis de
conduire.[16]
26. Au vu de ce qui
précède, un constat s’impose : dans le cas où la stérilisation serait la
seule possibilité de garantir l’autorisation d’une opération de changement de
sexe, on peut parler de stérilisation forcée
de facto.[17] Dans le cadre de l’examen
de la proportionnalité, il est absolument nécessaire de tenir compte du fait
que l’exigence de stérilité est une ingérence ayant des conséquences graves et
irréversibles. Bien que des mesures beaucoup moins lourdes soient concevables,
la majorité n’a pas cherché à en souligner l’existence.
27. En outre,
s’agissant de la marge d’appréciation, nous rappelons que le droit à l’identité
sexuelle et à l’épanouissement personnel sont des aspects fondamentaux du droit
au respect de la vie privée (voir § 7 ci-dessus). La majorité admet elle-même
que « la liberté de définir son appartenance sexuelle, [est une] liberté
qui s’analyse comme l’un des éléments les plus essentiels du droit à
l’autodétermination » (paragraphe 102 de l’arrêt). Il nous semble donc
évident que la marge d’appréciation dans un cas comme celui-ci devrait être
réduite à un minium.
D. Conclusion
28. Bien que nous
soyons d’accord avec le constat de violation de l’article 8, nous estimons que
la Cour aurait dû aborder la question de savoir si, en l’espèce, l’ingérence
tendait à un but légitime permettant de justifier une stérilité définitive et,
le cas échéant, examiner d’une manière plus approfondie la question de savoir
si l’exigence de stérilité définitive en tant que telle est compatible avec
l’article 8 de la Convention.
OPINION
CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE KŪRIS
1. Je suis entièrement
d’accord avec mes collègues pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 8
de la Convention. L’arrêt souligne, une fois de plus, l’importance du droit à
l’identité sexuelle comme élément du droit au respect de la vie privée pour une
personne transsexuelle.
Je voudrais toutefois
indiquer comment j’interprète la portée de l’arrêt.
2. Le requérant se
plaint de l’application dans son cas de l’article 40 du code civil turc.
Cette disposition
contient deux alinéas (voir le paragraphe 26 de l’arrêt). L’alinéa premier
concerne le changement de sexe, et le subordonne à un certain nombre de
conditions, parmi lesquelles celle d’être dans l’incapacité définitive de
procréer. Le second alinéa concerne la rectification du registre d’état civil
après un changement de sexe, c’est-à-dire la reconnaissance juridique du
nouveau sexe. Le processus conduisant à la reconnaissance du nouveau sexe
comporte donc deux phases, et à chaque phase l’intervention du tribunal est
nécessaire : d’abord pour autoriser le changement de sexe (alinéa
premier), ensuite pour reconnaître les effets juridiques du changement de sexe
effectivement effectué (alinéa second).
3. L’arrêt ne concerne
que la première phase. Il examine la compatibilité avec la Convention de
l’incapacité définitive de procréer entendue
comme condition préalable à une opération de changement de sexe. Il juge
que cette condition ne saurait être considérée comme « nécessaire »
pour atteindre les buts invoqués par le Gouvernement dans ce contexte.
Je voudrais attirer
l’attention sur le fait que la Cour déclare qu’elle « ne voit pas comment,
sauf à se soumettre à une opération de stérilisation, le requérant aurait pu
satisfaire à l’exigence d’infertilité définitive dès lors que, sur un plan
biologique, il dispose de la capacité de procréer » (paragraphe 118). Pour
le requérant, il était impossible de remplir cette condition. Je fais remarquer
que d’autres personnes pourraient y satisfaire. En effet, des personnes de sexe
féminin désireuses de subir une conversion sexuelle peuvent obtenir
l’autorisation de se soumettre à une telle opération si elles ne sont plus
fertiles, ou si elles ne l’ont jamais été. C’est apparemment pour cette
catégorie de femmes que le législateur admet le changement de sexe. En
revanche, une femme fertile ne peut pas, en vue d’une conversion sexuelle,
abandonner les caractéristiques physiques d’une femme, y compris la faculté de
procréer.
3. L’arrêt ne se
prononce pas sur la compatibilité avec la Convention de l’incapacité définitive
de procréer entendue comme condition préalable à la
reconnaissance juridique du changement de sexe, notamment pour les
personnes ayant subi une opération de conversion sexuelle.
Bien entendu, il y a
des arguments pour considérer que de ce point de vue aussi, la condition
précitée pose problème. Je me réfère à l’opinion concordante de mes collègues
Keller et Spano.
Toutefois, j’estime
que la Cour a eu raison de ne pas se prononcer sur la condition litigieuse dans
ce contexte plus général. Non seulement parce qu’elle n’était pas saisie de
cette question, mais aussi parce que le dossier ne contient pas suffisamment
d’éléments pour lui permettre de statuer en connaissance de cause. Les motifs
invoqués par le Gouvernement pour justifier que la conversion sexuelle soit
subordonnée à l’incapacité définitive de procréer (voir en particulier les buts
légitimes mentionnés aux paragraphes 74-75 et 77 de l’arrêt) ne sont pas
nécessairement ceux qu’un état
pourrait invoquer pour justifier cette même exigence comme condition de la
reconnaissance juridique du changement de sexe.
Même s’il y a une
nette tendance parmi les États à reconnaître juridiquement le nouveau sexe
d’une personne transsexuelle sans exiger au préalable l’incapacité définitive
de procréer, je suis frappé par le fait que bon nombre d’entre eux ont encore
dans leur législation une telle exigence (voir paragraphe 43 de l’arrêt). Je
serais curieux de savoir quels motifs ces derniers pourraient invoquer pour
justifier leur système. Ces motifs sont peut-être suffisants, peut-être pas, je
l’ignore.
C’est notamment pour
cette raison que j’estime que le présent arrêt ne saurait être interprété comme
excluant définitivement l’exigence de l’incapacité définitive de procréer du
contexte de la conversion sexuelle. Il faudra attendre une autre occasion pour
que la Cour puisse approfondir la question.
[1]. En Turquie, les cartes d’identité des femmes sont de couleur rose et celles des hommes, de couleur bleu.
[2]. Mastectomie, mammoplastie, hystérectomie et ovariectomie, orchiectomie, pénéctomie, vaginoplastie, phalloplastie, ainsi que d’autres chirurgies non génitales (féminisation faciale, chirurgie de la voix, réduction de la pomme d’Adam, par exemple).
[3]. Jugement du tribunal de grande instance d’İzmir du 17 décembre 2003 (E. 2002/979 et K. 2003/102) et arrêt de la Cour de cassation du 18 juin 2003 (E. 2003/7323 et K. 2003/906).
[4]. S’agissant notamment de femmes d’origine rom ou handicapé(e)s, voir Organisation mondiale de la Santé, Eliminating forced, coercive and otherwise involuntary sterilization: an interagency statement, OHCHR, UN Women, UNAIDS, UNDP, UNFPA, UNICEF and WHO, 2014, p. 4-7; Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Les droits de l’homme des Roms et des Gens du voyage en Europe, 2012 ; Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Recommandation relative à certains aspects de la loi et de la pratique concernant la stérilisation des femmes en République slovaque, 2003 ; Manfred Nowak, Rapport d’activité du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 2008, A/63/175, § 60, et les références citées.
[5]. Comité des droits de l’homme, Observations finales concernant le septième rapport périodique de l’Ukraine, adoptées le 23 juillet 2013, CCPR/C/UKR/CO/7, § 10 : « Le Comité est (…) préoccupé par les informations indiquant qu’en vertu de l’ordonnance n° 60 (3 février 2011) du Ministère de la santé relative à ‘l’amélioration des soins médicaux dispensés aux personnes pour lesquelles il faut procéder à un changement de sexe (réassignation)’, les personnes transgenres doivent accepter d’être placées dans un établissement psychiatrique pour une période pouvant aller jusqu’à quarante-cinq jours et subir une intervention de chirurgie correctrice selon les modalités fixées par la commission compétente pour que leur genre soit reconnu. »
[6]. « L’État partie devrait en outre modifier l’ordonnance n° 60 et d’autres lois et règlements en vue: 1) de remplacer le placement obligatoire des personnes pour qui il faut procéder à un changement (réassignation) de sexe dans un établissement psychiatrique pour une période pouvant aller jusqu’à quarante-jours jours par une autre mesure moins intrusive; 2) de faire en sorte que tout traitement médical soit dispensé dans l’intérêt de la personne concernée et avec son consentement, soit limité aux actes médicaux strictement nécessaires et soit conforme aux souhaits de cette personne et adapté à ses besoins médicaux particuliers et à sa situation; 3) de supprimer toute condition abusive ou disproportionnée liée à la reconnaissance juridique d’un changement de sexe » (ibid.).
[7]. Juan E. Méndez, Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 2013, A/HRC/22/53, §§ 38, 78, 79 ; voir aussi Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, « Droits de l’homme et identité de genre », document thématique (2009), p. 19 et suiv.
[8]. Organisation mondiale de la Santé,
Eliminating forced, coercive and otherwise
involuntary sterilization: an interagency statement, OHCHR, UN Women, UNAIDS, UNDP, UNFPA, UNICEF
and WHO, 2014.
[9]. Cour constitutionnelle autrichienne, B 1973/08-13, 3 décembre 2009, § 3, p. 8-9.
[10].
Cour constitutionnelle allemande, 1 BvR 3295/07, 11 janvier 2011.
[11]. Cour constitutionnelle allemande, 1 BvR 3295/07, 11 janvier 2011, § 68.
[12]. Cour constitutionnelle allemande, 1 BvR 3295/07, 11 janvier 2011, § 69.
[13]. Kammarrätten i Stockholm, Avdelning 03 (cour d’appel administrative de Stockholm, département 03), n° 1968-12, 12 décembre 2012.
[14]. De plus, la cour administrative d’appel a constaté que la loi, parce ce qu’elle ne visait que les transsexuels, était discriminatoire.
[15]. Avis de droit de l’Office fédéral de l’état civil du 1er février 2012 relatif au transsexualisme, 1er février 2012, p. 8.
[16]. Voir les références cités de L. Nixon, The Right to (Trans)Parent, 20 Wm. & Mary J. of Women & L. 73 (2013), p. 89.
[17]. Voir aussi Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Divorce et stérilisation forcés: une réalité pour de nombreuses personnes transgenres, Carnet de droits de l’homme, 31 août 2010 : « Ces exigences vont clairement à l’encontre des principes des droits de l’homme et de la dignité humaine, comme cela a été aussi souligné par des décisions de justice en Autriche et Allemagne. »