Corte europea dei diritti dell’uomo
(Seconda Sezione)
4 marzo 2014
AFFAIRE GRANDE STEVENS ET AUTRES c.
ITALIE
(Requêtes nos 18640/10,
18647/10, 18663/10,
18668/10 et 18698/10)
ARRÊT
STRASBOURG
Cet arrêt deviendra définitif dans
les conditions définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire
Grande Stevens et autres c. Italie,
La Cour
européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre
composée de :
Işıl
Karakaş,
présidente,
Guido Raimondi,
Peer Lorenzen,
Dragoljub
Popović,
András
Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2013,
Rend l’arrêt
que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire
se trouvent cinq requêtes (nos 18640/10, 18647/10, 18663/10,
18668/10 et 18698/10) dirigées contre la République italienne et dont trois
ressortissants et deux sociétés de cet État, MM. Franzo
Grande Stevens, Gianluigi Gabetti
et Virgilio Marrone, ainsi
que Exor S.p.a. et Giovanni
Agnelli & C. S.a.s. (« les
requérants »), ont saisi la Cour le 27 mars 2010 en vertu de
l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été
représentés par Mes A. et G. Bozzi,
avocats respectivement à Milan et à Rome. M. Grande Stevens a également été
représenté par Me N. Irti, avocat à Milan.
Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par
son agente, Mme E. Spatafora, et par sa co-agente, Mme P. Accardo.
3. Les requérants allèguent
en particulier que les procédures judiciaires dont ils ont fait l’objet n’ont
pas été équitables et n’ont pas eu lieu devant un « tribunal »
indépendant et impartial, qu’ils ont subi une atteinte à leur droit au respect
de leurs biens et qu’ils ont été victimes d’une violation du principe ne bis in idem.
4. Le 15 janvier 2013, les
requêtes ont été déclarées partiellement irrecevables et les griefs tirés de
l’article 6 de la Convention, ainsi que des articles 1 du Protocole no
1 et 4 du Protocole no 7 ont été communiqués au Gouvernement. Comme
le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que
la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES
CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La liste des parties
requérantes figure en annexe.
A. Le
contexte de l’affaire
6. À l’époque des faits, M.
Gianluigi Gabetti était le
président des deux sociétés requérantes et M. Virgilio
Marrone était le fondé de pouvoir (procuratore) de
la société Giovanni Agnelli & C. s.a.a.
7. Le 26 juillet 2002, la société anonyme FIAT (Fabbrica Italiana Automobili Torino)
signa un contrat de financement (prestito convertendo) avec
huit banques. Ce contrat expirait le 20 septembre 2005 et prévoyait qu’en cas
de non-remboursement du prêt de la part de FIAT, les banques auraient pu
compenser leur créance en souscrivant à une augmentation du capital de la
société. Ainsi, les banques auraient acquis 28 % du capital social de
FIAT, alors que la participation de la société anonyme IFIL Investments
(devenue par la suite, le 20 février 2009, Exor
s.p.a., dénomination sous laquelle elle sera désignée ci-après) serait passée
de 30,06 % à 22 % environ.
8. M. Gabetti
souhaita obtenir un conseil juridique pour rechercher une façon de permettre à Exor de rester l’actionnaire ayant le contrôle de FIAT, et
s’adressa dans cette perspective à un avocat spécialisé en droit des sociétés,
Me Grande Stevens. Ce dernier considéra qu’une possibilité à cette
fin était de renégocier un contrat d’equity swap (c’est-à-dire,
un contrat permettant d’échanger la performance d’une action contre un taux
d’intérêt, sans avoir à avancer d’argent) en date du 26 avril 2005 portant sur
environ 90 millions d’actions FIAT qu’Exor avait
conclu avec une banque d’affaires anglaise, Merrill Lynch International Ltd, et
dont l’échéance était fixée au 26 décembre 2006. De l’avis de Me Grande
Stevens, c’était là l’une des voies pour éviter le lancement d’une offre
publique d’achat (« OPA ») sur les actions FIAT.
9. Sans mentionner Merrill Lynch International Ltd par
crainte de violer ses devoirs de confidentialité, le 12 août 2005 Me
Grande Stevens demanda à la Commission nationale des
sociétés et de la bourse (Commissione Nazionale per le Società e la Borsa – la
« CONSOB », qui dans le système juridique italien, a pour but,
entre autres, d’assurer la protection des investisseurs et l’efficacité, la
transparence et le développement des marchés boursiers) si, dans
l’hypothèse qu’il envisageait, une OPA pourrait être évitée. En même temps, Me Grande Stevens commença à s’informer auprès
de Merrill Lynch International Ltd quant à la possibilité de
modifier le contrat d’equity swap.
10. Le 23 août 2005, la
CONSOB demanda aux sociétés Exor et Giovanni Agnelli
de diffuser un communiqué de presse faisant état de toute initiative prise en
vue de l’échéance du contrat de financement avec les banques, de tout fait
nouveau concernant la société FIAT et de tout fait utile pour expliquer les
fluctuations des actions FIAT sur le marché.
11. M. Marrone
expose que ce jour-là, il était en congé. Il avait informé Me Grande
Stevens de la demande de la CONSOB, et lui en avait fait parvenir une copie. M.
Marrone soutient qu’il n’a pas participé à la
rédaction des communiqués de presse décrits aux paragraphes 13 et 14 ci‑après.
12. M. Gabetti
expose que le 23 août 2005, il était hospitalisé aux États-Unis. Il avait reçu
un projet de communiqué de presse et avait contacté par téléphone Me Grande
Stevens, qui lui avait confirmé qu’au vu des nombreuses données restant
incertaines, l’hypothèse d’une renégociation du contrat d’equity swap ne pouvait pas être considérée comme une option concrète et
actuelle. Dans ces circonstances, M. Gabetti approuva
le projet de communiqué.
13. Le communiqué de
presse émis en réponse, approuvé par Me Grande Stevens, se bornait
à indiquer qu’Exor n’avait « ni entamé ni étudié
d’initiatives concernant l’échéance du contrat de financement » et qu’elle
souhaitait « rester l’actionnaire de référence de FIAT ». Aucune
mention ne fut faite de l’éventuelle renégociation du contrat d’equity swap avec Merrill Lynch International
Ltd, considérée par les requérants comme une simple hypothèse future faute d’un
fondement factuel et juridique clair.
14. La société Giovanni
Agnelli confirma le communiqué de presse d’Exor.
15. Du 30 août au 15
septembre 2005, Me Grande Stevens poursuivit ses pourparlers avec Merrill Lynch
International Ltd pour vérifier la possibilité de modifier le contrat d’equity swap.
16. Le 14 septembre 2005, au
cours d’une réunion de la famille Agnelli, il fut décidé que le projet étudié
par Me Grande
Stevens devait être soumis à l’approbation du conseil d’administration d’Exor. Le même jour, la CONSOB reçut une copie du contrat d’equity swap et fut informée des pourparlers en
cours afin de l’utiliser pour permettre à Exor
d’acquérir des actions FIAT.
17. Le 15 septembre 2005, en
exécution de délibérations de leurs conseils d’administration respectifs, Exor et Merrill Lynch International Ltd conclurent l’accord
modifiant le contrat d’equity swap.
18. Le 17 septembre 2005,
répondant à la question qui lui avait été posée par Me Grande
Stevens le 12 août 2005 (paragraphe 9 ci-dessus), la CONSOB indiqua que dans
l’hypothèse envisagée, il n’y avait pas d’obligation de lancer une OPA.
19. Le 20 septembre 2005, FIAT augmenta son capital ; les
nouvelles actions émises furent acquises par les huit banques en compensation
de leurs créances. Le même jour, l’accord modifiant le contrat d’equity swap prit effet. Par conséquent, Exor maintint sa participation de 30 % dans le capital
de FIAT.
B. La
procédure devant la CONSOB
20. Le 20 février 2006, la division des marchés et des avis
économiques – bureau Insider Trading (Divisione mercati e consulenza economica – ufficio Insider Trading – ci-après le « bureau IT ») de la
CONSOB reprocha aux requérants la violation de l’article 187 ter § 1 du décret législatif no
58 du 24 février 1998. Aux termes de cette disposition, intitulée
« manipulation du marché »,
« Sans préjudice
des sanctions pénales lorsque la conduite est constitutive d’une infraction,
toute personne qui, par le biais de moyens d’information, y compris Internet ou
tout autre moyen, diffuse des informations, des nouvelles ou des bruits faux ou
trompeurs de nature à fournir des indications fausses ou trompeuses à propos
d’instruments financiers est punie d’une sanction administrative allant de
20 000 à 5 000 000 d’euros (EUR). »[1]
21. Selon la thèse du bureau IT,
l’accord modifiant l’equity swap avait été conclu ou était en passe
de l’être avant la diffusion des communiqués de presse du 24 août 2005, de
sorte qu’il était anormal que ceux-ci n’en fissent aucune mention. Les
requérants furent invités à présenter leur défense.
22. Le bureau IT transmit
ensuite le dossier à la direction des sanctions administratives (ufficio sanzioni amministrative – ci-après, « la direction »)
de la CONSOB, accompagné d’un rapport (relazione istruttoria) daté du 13 septembre 2006, qui
faisait état des éléments à charge et des arguments des inculpés. Selon ce
rapport, les défenses avancées par les requérants n’étaient pas de nature à
permettre de classer le dossier.
23. La direction communiqua ce rapport aux requérants et les
invita à présenter par écrit, dans un délai de trente jours expirant le 23
octobre 2006, les arguments qu’ils estimaient nécessaires pour leur défense.
Entre-temps, le bureau IT continua à examiner l’affaire des requérants, en
obtenant des informations orales et en analysant les documents reçus le 7
juillet 2006 de Merrill Lynch International Ltd. Le 19 octobre 2006, il
transmit à la direction une « note complémentaire » dans laquelle il
affirmait que les nouveaux documents examinés n’étaient pas de nature à
modifier ses conclusions. Le 26 octobre 2006, les requérants reçurent une copie
de la note complémentaire du 19 octobre 2006 et de ses annexes ; un
nouveau délai de trente jours leur fut octroyé pour présenter d’éventuelles
observations.
24. Sans le communiquer aux
requérants, la direction présenta son rapport (daté du 19 janvier 2007 et
contenant ses conclusions) à la commission – la CONSOB proprement dite –,
c’est-à-dire à l’organe chargé d’adopter la décision sur d’éventuelles
sanctions. Celle-ci se composait, à l’époque des faits, d’un président et de
quatre membres, nommés par le président de la République sur proposition (su proposta)
du président du Conseil des ministres. Leur mandat durait cinq ans et ne
pouvait être renouvelé qu’une seule fois.
25. Par une délibération no 15760 du 9 février 2007,
la CONSOB infligea aux requérants les amendes administratives suivantes :
-
5 000 000 EUR à
M. Gabetti,
-
3 000 000 EUR
à M. Grande Stevens,
-
500 000 EUR
à M. Marrone,
-
4 500 000 EUR
à la société Exor,
-
3 000 000 EUR
à la société Giovanni Agnelli.
26. MM. Gabetti, Grande Stevens et Marrone furent frappés d’une interdiction d’administrer, de
diriger ou de contrôler des sociétés cotées en bourse, pour des durées,
respectivement, de six, quatre et deux mois.
27. La CONSOB estima notamment qu’il ressortait du dossier que
le 24 août 2005, date des communiqués de presse incriminés, le projet
visant à conserver une participation de 30 % dans le capital de FIAT sur
la base d’une renégociation du contrat d’equity swap signé avec Merrill Lynch International Ltd avait déjà été
étudié et était en cours d’exécution. Il s’ensuivait que les communiqués de
presse donnaient une fausse représentation (rappresentazione falsa) de la
situation de l’époque. La CONSOB souligna également la position occupée par les
personnes concernées, la « gravité objective » de l’infraction et
l’existence d’un dol.
C. L’opposition
devant la cour d’appel
28. Les requérants firent opposition à cette sanction devant
la cour d’appel de Turin. Ils alléguèrent, entre autres, que le règlement de la
CONSOB était illégal car, contrairement à ce qui était exigé par
l’article 187 septies du décret législatif no 58
de 1998 (paragraphe 57
ci‑après), il ne respectait pas le principe
d’un examen contradictoire de l’affaire.
29. M. Grande Stevens nota en outre que la CONSOB l’avait
inculpé et puni pour avoir pris part à la publication du communiqué de presse
du 24 août 2005 en sa qualité d’administrateur d’Exor.
Devant la CONSOB, l’intéressé avait excipé sans succès de ce qu’il ne possédait
pas cette qualité et qu’il était simplement l’avocat et le consultant du groupe
Agnelli. Devant la cour d’appel, M. Grande Stevens maintint que, n’étant pas
administrateur, il ne pouvait pas avoir participé à la décision de publier le
communiqué de presse incriminé. Dans un mémoire du 25 septembre 2007,
M. Grande Stevens indiqua qu’au cas où la cour d’appel aurait considéré
insuffisants ou non utilisables les documents versés au dossier, il demandait
de convoquer et examiner des témoins « sur les faits relatés dans les
documents susmentionnés ». Il n’indiqua clairement dans ce mémoire ni les
noms de ces témoins ni les circonstances sur lesquelles ils auraient dû
témoigner. Dans un mémoire du même jour, M. Marrone
cita deux témoins, dont les déclarations auraient prouvé qu’il n’avait pas
participé à la rédaction des communiqués de presse, et précisa que la cour
d’appel aurait pu, si nécessaire (ove occorresse), les auditionner.
30. Par des arrêts déposés au greffe le 23 janvier 2008, la
cour d’appel de Turin réduisit pour certains des requérants le montant des
amendes administratives infligées par la CONSOB, de la manière suivante :
- 600 000 EUR
pour Giovanni Agnelli s.a.a. ;
-
1 000 000 EUR pour Exor s.p.a. ;
-
1 200 000 EUR pour M. Gabetti.
Il était
indiqué dans l’entête des arrêts rendus envers MM. Gabetti
et Marrone et envers Exor S.p.a. que la cour d’appel avait siégé en chambre du
conseil (riunita in camera di consiglio).
La partie « procédure » des arrêts rendus contre M. Grande Stevens et
Giovanni Agnelli & C. S.a.s. mentionnait que les
parties avaient été convoquées en chambre du conseil (disposta la comparizione delle parti in camera di consiglio).
31. La durée de l’interdiction d’assumer des responsabilités
d’administration, de direction ou de contrôle de sociétés cotées en bourse
infligée à M. Gabetti fut réduite de six à quatre
mois.
32. La cour d’appel rejeta
toute autre doléance des intéressés. Elle nota entre autres que, même après la
transmission du dossier à la direction, le bureau IT restait en droit de
continuer ses activités d’investigation, le délai de 210 jours prévu pour les
délibérations de la CONSOB n’étant pas contraignant. Par ailleurs, le principe
du contradictoire était respecté dès lors que, comme en l’espèce, les inculpés
avaient été informés des éléments nouvellement recueillis par le bureau IT et
avaient eu la possibilité de présenter leurs répliques.
33. La cour d’appel observa également qu’il était vrai que la
CONSOB avait d’un côté infligé les sanctions prévues par l’article 187 ter du décret législatif no
58 de 1998, et de l’autre dénoncé au parquet la commission de l’infraction
pénale décrite à l’article 185 § 1 du même décret. Aux termes de cette
disposition,
« Quiconque
diffuse de fausses nouvelles ou procède à des opérations simulées ou emploie
d’autres artifices (artifizi) objectivement
susceptibles de provoquer une modification sensible de la valeur d’instruments
financiers est puni d’une réclusion de un à six ans et d’une amende de
20 000 à 5 000 000 d’euros. »
34. Selon la cour d’appel, ces deux dispositions avaient pour
objet la même conduite (la « diffusion de fausses informations ») et
poursuivaient le même but (éviter des manipulations du marché), mais
différaient quant à la situation de danger censée avoir été engendrée par cette
conduite : pour l’article 187 ter, il était suffisant en soi d’avoir donné
des indications fausses ou trompeuses concernant des instruments financiers,
tandis que l’article 185 exigeait en outre que ces informations aient été de
nature à provoquer une altération sensible du prix des instruments en question.
Comme la Cour constitutionnelle l’avait indiqué dans son ordonnance no 409
du 12 novembre 1991, il était loisible au législateur de punir un
comportement illégal à la fois par une sanction administrative pécuniaire et
par une sanction pénale. De plus, l’article 14 de la directive 2003/6/CE (paragraphe
60 ci-après), qui invitait les États
membres de l’Union européenne à appliquer des sanctions administratives
à l’encontre des personnes responsables d’une manipulation du marché, contenait
lui-même la mention « sans préjudice de leur droit d’imposer des sanctions
pénales ».
35. Sur le fond, la cour d’appel observa qu’il ressortait du
dossier que la renégociation de l’equity swap avait
à l’époque litigieuse été examinée dans les moindres détails et que la
conclusion à laquelle la CONSOB était parvenue (à savoir, que ce projet
existait déjà un mois avant le 24 août 2005) était raisonnable à la lumière des
faits établis et de la conduite des personnes concernées.
36. Quant à M. Grande Stevens, il était vrai qu’il n’était pas
administrateur d’Exor s.p.a.
Il n’en demeurait pas moins que l’infraction administrative punie par l’article
187 ter du décret législatif no
58 de 1998 pouvait être commise par « quiconque », donc en quelque
qualité que ce soit ; or, M. Grande Stevens avait bien participé au
processus décisionnel ayant amené à la publication du communiqué de presse en
sa qualité d’avocat consulté par les sociétés requérantes.
D. Le
pourvoi en cassation
37. Les requérants se pourvurent en cassation. Dans leurs
troisième et quatrième moyens de leur pourvoi, ils alléguaient notamment une
violation des principes du procès équitable, consacrés par l’article 111 de la
Constitution, en raison notamment : de l’absence de caractère
contradictoire de la phase d’instruction devant la CONSOB ; de la
non-transmission aux accusés du rapport de la direction ; de
l’impossibilité selon eux de déposer des mémoires et des documents et d’être
entendus en personne par la commission ; du fait que le bureau IT avait
continué son enquête et transmis une note complémentaire après l’échéance du délai
fixé à cet effet.
38. Par des arrêts du 23 juin 2009, dont le texte fut déposé
au greffe le 30 septembre 2009, la Cour de cassation rejeta leurs
pourvois. Elle estima notamment que le principe d’un examen contradictoire de
l’affaire avait été respecté dans la procédure devant la CONSOB, relevant que
celle-ci avait indiqué aux intéressés la conduite qui leur était reprochée et
tenu compte de leur défense respective. L’omission d’entendre les requérants et
de leur transmettre les conclusions de la direction ne violait pas ce principe,
les dispositions constitutionnelles en matière de procès équitable et de droit
à la défense n’étant applicables qu’aux procédures judiciaires, et non à la
procédure pour l’infliction de sanctions administratives.
E. Les
poursuites pénales contre les requérants
39. Aux termes du décret législatif
no 58 de 1998, la conduite en cause des requérants pouvait faire
l’objet non seulement d’une sanction administrative infligée par la CONSOB, mais
également des sanctions pénales prévues par l’article 185 § 1, cité au
paragraphe 33
ci-dessus.
40. Le 7 novembre 2008, les
requérants furent renvoyés en jugement devant le tribunal de Turin. Ils étaient
accusés d’avoir déclaré, dans les communiqués de presse du 24 août 2005, qu’Exor souhaitait rester l’actionnaire de référence de FIAT
et qu’elle n’avait ni entamé ni étudié d’initiatives concernant l’échéance du
contrat de financement, alors que l’accord modifiant l’equity swap avait déjà été examiné et conclu, information qui aurait été
cachée afin d’éviter une probable chute du prix des actions FIAT.
41. La CONSOB se constitua
partie civile, comme il lui était loisible de le faire aux termes de l’article
187 undecies du décret législatif no 58
de 1998.
42. Après le 30 septembre 2009, date
du dépôt au greffe de l’arrêt rejetant le pourvoi en cassation des requérants
contre la condamnation infligée par la CONSOB (paragraphe 38
ci-dessus), les intéressés demandèrent l’abandon des poursuites pénales à leur
encontre en vertu du principe ne bis in
idem. En particulier, à l’audience du 7 janvier 2010, ils excipèrent de
l’inconstitutionnalité des dispositions pertinentes du décret législatif no
58 de 1998 et de l’article 649 du code de procédure pénale (le
« CPP » - voir le paragraphe 59
ci-après), à raison de leur incompatibilité selon eux avec l’article 4 du
Protocole no 7.
43. Le représentant du
parquet s’opposa à cette exception, alléguant que le « double
procès » (administratif et pénal) était imposé par l’article 14 de la
directive 2003/6/CE du 28 janvier 2003 (paragraphe 60
ci-dessus), à laquelle le législateur italien avait donné exécution en
introduisant les articles 185 et 187ter du
décret législatif no 58 de 1998.
44. Le tribunal de Turin ne
se prononça pas immédiatement sur la question incidente de constitutionnalité
soulevée par la défense. Il ordonna une expertise pour déterminer les
fluctuations des actions FIAT entre décembre 2004 et avril 2005 et pour évaluer
les effets des communiqués de presse du 24 août 2005 et des informations
diffusées le 15 septembre 2005.
45. Par un jugement du 21
décembre 2010, dont le texte fut déposé au greffe le 18 mars 2011, le tribunal
de Turin relaxa M. Marrone au motif qu’il n’avait pas
contribué à la publication des communiqués de presse, et relaxa également les
autres requérants au motif qu’il n’avait pas été prouvé que leur conduite eût
été de nature à provoquer une altération significative du marché financier. Il
observa que le fait que les communiqués de presse contenaient de fausses
informations avait déjà été sanctionné par l’autorité administrative. De l’avis
du tribunal, la conduite reprochée aux intéressés visait, probablement, à
cacher à la CONSOB la renégociation du contrat d’equity swap, et non à faire
augmenter le prix des actions FIAT.
46. Le tribunal déclara
manifestement mal fondée la question incidente de constitutionnalité soulevée
par les requérants. Il nota que la loi italienne (article 9 de la loi no
689 de 1981) interdisait un « double procès » (doppio giudizio), pénal et administratif, sur
un « même fait ». Or, les articles 185 et 187 ter du décret législatif no 58 de 1998 ne punissaient
pas le même fait : seule la disposition pénale (l’article 185) exigeait
que la conduite ait été de nature à provoquer une altération importante de la
valeur d’instruments financiers (voir Cour de cassation, sixième section, arrêt
du 16 mars 2006, no 15199). En outre, l’application de la
disposition pénale supposait l’existence d’un dol, alors que la disposition
administrative s’appliquait en présence d’un simple comportement fautif. Par
ailleurs, les poursuites pénales qui avaient suivi le prononcé de la sanction
pécuniaire prévue par l’article 187 ter du
décret législatif no 58 de 1998 étaient autorisées par l’article 14
de la directive 2003/6/CE.
47. Quant à la jurisprudence
de la Cour citée par les requérants (Gradinger
c. Autriche (23 octobre 1995, série A no 328-C), Sergueï Zolotoukhine
c. Russie ([GC], no 14939/03, CEDH 2009-...), Maresti c. Croatie (no 55759/07, 25 juin
2009), et Ruotsalainen c. Finlande (no 13079/03, 16 juin 2009)), elle n’était
pas pertinente en l’espèce, car elle se rapportait à des cas où un même fait
était puni par des sanctions pénales et administratives et où ces dernières
avaient un caractère punitif et pouvaient comprendre des privations de liberté
ou bien (affaire Ruotsalainen)
étaient d’un montant supérieur à l’amende pénale.
48. Le parquet se pourvut en
cassation, alléguant que l’infraction reprochée aux requérants était « de
danger » (reato di pericolo)
et non « de préjudice » (reato di danno). Elle pouvait dès lors être constituée même en
l’absence de préjudice pour les actionnaires.
49. Le 20 juin 2012, la Cour
de cassation accueillit en partie le pourvoi du parquet et cassa la relaxe des
sociétés Giovanni Agnelli et Exor, ainsi que de MM.
Grande Stevens et Gabetti. Elle confirma en revanche
l’acquittement de M. Marrone, dès lors que celui-ci
n’avait pas pris part à la conduite incriminée.
50. Par un arrêt du 28
février 2013, la cour d’appel de Turin condamna MM. Gabetti
et Grande Stevens pour l’infraction prévue à article 185 § 1 du décret
législatif no 58 de 1998, estimant qu’il était hautement probable
que, sans les fausses informations incluses dans le communiqué de presse émis
le 24 août 2005, la valeur des actions FIAT se serait abaissée de manière
beaucoup plus significative. Elle acquitta en revanche les sociétés Exor et Giovanni Agnelli, estimant qu’il n’y avait pas de
faits délictueux pouvant leur être imputés.
51. La cour d’appel exclut
toute apparence de violation du principe du ne
bis in idem, en confirmant, pour l’essentiel, le raisonnement suivi par le
tribunal de Turin.
52. Selon les informations
fournies par le Gouvernement le 7 juin 2013, MM. Gabetti
et Grande Stevens se sont pourvus en cassation contre cet arrêt, et la
procédure restait pendante à cette date. Dans leurs pourvois, ces deux
requérants ont invoqué la violation du principe ne bis in idem et demandé de soulever une question incidente de
constitutionnalité vis-à-vis l’article 649 du CPP.
II. LE DROIT
ET LA PRATIQUE INTERNES ET EUROPÉENS PERTINENTS
A. Le
droit interne
1. Le
décret législatif no 58 du 24 février 1998
53. Comme indiqué plus haut (paragraphe 20
ci-dessus), l’article 187 ter §
1 de ce décret prévoit des amendes administratives pour les personnes
responsables d’une manipulation du marché. Aux termes du paragraphe 5 de cette
même disposition, lorsque leur niveau ordinaire apparaît inadéquat par rapport
à la gravité de la conduite en cause, ces amendes peuvent être augmentées
jusqu’à trois fois leur montant maximum ordinaire ou jusqu’à dix fois le
produit ou le profit obtenu grâce au comportement illicite. La CONSOB doit
indiquer les éléments et les circonstances qu’elle prend en considération pour
évaluer les comportements constitutifs d’une manipulation du marché au sens de
la directive 2003/6/CE (paragraphe 60
ci‑après) et de ses dispositions d’exécution.
54. L’article 187 quater
précise que l’infliction des sanctions administratives pécuniaires
susmentionnées entraîne la perte temporaire de leur honorabilité pour les
représentants des sociétés impliquées. Si la société est cotée en bourse, ses
représentants sont frappés d’une incapacité temporaire d’administrer, de
diriger ou de contrôler des sociétés cotées. Ces sanctions accessoires ont une
durée allant de deux mois à trois ans. Eu égard à la gravité de la conduite en
cause et au degré de la faute commise, la CONSOB peut aussi interdire aux
sociétés cotées, aux sociétés de gestion et aux sociétés de révision de se
prévaloir de la collaboration de l’auteur de l’infraction, pour une durée
maximale de trois ans. Elle peut également demander aux ordres professionnels
la suspension temporaire de l’intéressé de l’exercice de son activité
professionnelle.
55. Selon
l’article 187 quinquies,
lorsque des infractions commises dans son intérêt et à son avantage par les
administrateurs, directeurs ou managers d’une société commerciale ont valu à
ceux-ci une sanction administrative, la société en question est tenue de payer
une somme d’un montant identique à la sanction infligée auxdites personnes. Si
ces infractions ont engendré un produit ou un profit important, la sanction
appliquée à la société est augmentée jusqu’à totaliser dix fois ce produit ou
ce profit. Toutefois, la responsabilité de la société est exclue si elle prouve
que ses administrateurs, directeurs ou managers ont agi exclusivement dans leur
propre intérêt ou pour favoriser des tiers.
56. Selon l’article 187 sexies, l’application des
sanctions administratives pécuniaires en question entraîne toujours la
confiscation du produit ou du profit de la conduite illicite et des biens au
moyen desquels elle a été possible. Aux termes de l’article 187 septies, la
délibération appliquant les sanctions est publiée par extraits dans le bulletin
de la CONSOB, qui peut ordonner, aux frais de l’auteur de l’infraction, des
formes supplémentaires de publicité.
57. L’article 187 septies décrit la
procédure d’application des sanctions par la CONSOB. Notamment, la conduite
reprochée doit être notifiée aux intéressés dans un délai de 180 jours à partir
de sa découverte, les intéressés peuvent demander à être entendus et la
procédure doit s’inspirer des principes d’un examen contradictoire, de la
connaissance des actes d’instruction, de l’oralité ainsi que de la distinction
entre fonctions d’instruction et fonctions de décision (distinzione tra funzioni istruttorie e funzioni decisorie).
58. Aux termes de l’article
3 du décret législatif no 58 de 1998, la CONSOB est autorisée à
fixer les délais et les procédures pour l’adoption des actes qui relèvent de sa
compétence.
2. Le
CPP
59. L’article 649 du CPP se lit ainsi :
« 1. Tout
prévenu ayant été acquitté ou condamné par un jugement ou une ordonnance pénale
devenus définitifs ne peut être à nouveau soumis à une procédure pénale pour le
même fait, même appréhendé différemment quant à sa qualification juridique, son
degré ou ses circonstances (...).
2. Lorsqu’une
nouvelle procédure pénale est ouverte en dépit [de cette interdiction], le
juge, en tout état et à tout stade du procès, prononce un jugement
d’acquittement ou un non-lieu, en en indiquant la cause dans le
dispositif. »
B. Le
droit et la pratique européens
60. L’article 14 de la directive 2003/6/CE du
Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 sur les opérations
d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché – Journal
officiel no L 096 du 12/04/2003 p. 0016–0025) dispose :
« 1. Sans préjudice
de leur droit d’imposer des sanctions pénales, les États membres veillent à ce
que, conformément à leur législation nationale, des mesures administratives
appropriées puissent être prises ou des sanctions administratives appliquées à
l’encontre des personnes responsables d’une violation des dispositions arrêtées
en application de la présente directive. Les États membres garantissent que ces
mesures sont effectives, proportionnées et dissuasives.
2. La Commission établit, pour information, conformément à la procédure
visée à l’article 17, paragraphe 2, une liste des mesures et sanctions
administratives visées au paragraphe 1.
3. Les États membres déterminent les sanctions applicables en cas de
défaut de coopération dans le cadre d’une enquête relevant de l’article 12.
4. Les États membres prévoient que l’autorité compétente concernée peut
rendre publiques les mesures ou sanctions qui seront appliquées pour
non-respect des dispositions adoptées en application de la présente directive,
excepté dans les cas où leur publication perturberait gravement les marchés
financiers ou causerait un préjudice disproportionné aux parties en
cause. »
61. Dans l’affaire Spector Photo Group NV et Chris Van Raemdonck c/ Commissie voor het Bank-, Financie- en Assurantiewezen (CBFA) (affaire
C-45/08) du 23 décembre 2009, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)
s’est exprimée comme suit :
« 40. Il
convient, à cet égard, de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les
droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont
la Cour assure le respect (arrêt du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil
et Commission, C‑402/05 P et C‑415/05 P, Rec. p. I‑6351,
point 283).
41. Il ressort également de la
jurisprudence de la Cour que le respect des droits de l’homme constitue une
condition de la légalité des actes communautaires et que ne sauraient être
admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect de ceux-ci
(arrêt Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, précité, point 284).
42. Certes, l’article 14, paragraphe 1, de
la directive 2003/6 n’impose pas aux États membres de prévoir des sanctions
pénales à l’encontre des auteurs d’opérations d’initiés mais se limite à
énoncer que ces États sont tenus de veiller à ce que « des mesures
administratives appropriées puissent être prises ou des sanctions
administratives appliquées à l’encontre des personnes responsables d’une
violation des dispositions arrêtées en application de [cette] directive »,
les États membres étant, en outre, tenus de garantir que ces mesures sont
« effectives, proportionnées et dissuasives ». Néanmoins, eu égard à
la nature des infractions en cause ainsi qu’au degré de sévérité des sanctions
qu’elles sont susceptibles d’entraîner, de telles sanctions peuvent être, aux
fins de l’application de la CEDH, qualifiées de sanctions pénales (voir, par
analogie, arrêt du 8 juillet 1999, Hüls/Commission, C‑199/92 P,
Rec. p. I-4287, point 150, ainsi que Cour eur. D. H.,
arrêts Engel et autres c. Pays‑Bas du 8 juin
1976, série A no 22, § 82, Öztürk c.
Allemagne du 21 février 1984, série A no 73, § 53, et Lutz c.
Allemagne du 25 août 1987, série A no 123, § 54).
43. Selon la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, tout système juridique connaît des
présomptions de fait ou de droit et la CEDH n’y met évidemment pas obstacle en
principe, mais, en matière pénale, elle oblige les États contractants à ne pas
dépasser à cet égard un certain seuil. Ainsi, le principe de la présomption
d’innocence, consacré à l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH, ne se
désintéresse pas des présomptions de fait ou de droit qui se rencontrent dans
les lois répressives. Il commande aux États de les enserrer dans des limites
raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits
de la défense (voir Cour eur. D. H., arrêts Salabiaku c. France du 7 octobre 1988, série A no
141-A, § 28, et Pham Hoang c. France du 25 septembre 1992, série A no
243, § 33).
44. Il convient de considérer que le
principe de la présomption d’innocence ne s’oppose pas à la présomption prévue
à l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2003/6, par laquelle l’intention
de l’auteur d’une opération d’initié se déduit implicitement des éléments
matériels constitutifs de cette infraction, dès lors que cette présomption est réfragable et que les droits de la défense sont assurés.
45. L’instauration d’un régime efficace et
uniforme de prévention et de sanction des opérations d’initiés dans le but
légitime de protéger l’intégrité des marchés financiers a ainsi pu conduire le
législateur communautaire à retenir une définition objective des éléments
constitutifs d’une opération d’initié interdite. Le fait que l’article 2,
paragraphe 1, de la directive 2003/6 ne prévoit pas expressément d’élément
moral ne signifie pas pour autant qu’il faille interpréter cette disposition de
telle sorte que tout initié primaire en possession d’une information
privilégiée qui effectue une opération de marché tombe automatiquement sous le
coup de la prohibition des opérations d’initiés. »
62. Pour un plus ample
panorama du droit de l’Union européenne dans le domaine boursier, voir
également Soros c. France, no 50425/06,
§§ 38‑41, 6 octobre 2011.
EN DROIT
I. LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU
GOUVERNEMENT
A. L’exception
du Gouvernement tirée de la nature abusive de la requête
1. L’exception
du Gouvernement
63. Le Gouvernement excipe tout
d’abord de la nature selon lui abusive de la requête, observant que certaines
informations relatées par les requérants ne sont pas vraies ou du moins
nécessitent de clarifications. La requête aurait été présentée de manière à
induire la Cour en erreur. Le Gouvernement se réfère, en particulier, aux
circonstances suivantes :
a) les
requérants affirment qu’il n’y a pas eu d’audience publique devant la cour
d’appel de Turin ; or, en application de l’article 23 de la loi no
689 de 1981, toutes les audiences tenues devant cette juridiction étaient
ouvertes au public ; leur affirmation serait donc fausse.
b) le bureau IT
de la CONSOB a annexé à son rapport tous les documents de l’enquête, et donc
aussi les défenses présentées par les requérants ;
c) la lettre de
la CONSOB contestant la violation de l’article 187 ter § 1 du décret législatif no 58 de 1998 n’était
pas signée par le président de la CONSOB, mais par le chef de la division des
marchés et des avis économiques et par le directeur général des activités
institutionnelles de la CONSOB ; par ailleurs, le président de la CONSOB
n’a joué aucun rôle dans la phase qui a précédé la décision sur l’application
des sanctions ;
d) un délai de
trente jours a été octroyé aux requérants pour présenter d’éventuelles
observations à la note complémentaire du bureau IT du 19 octobre 2006, et
les requérants ont présenté ces observations le 24 novembre 2006 sans se
plaindre du temps limité dont ils auraient disposé ;
e) les
requérants n’ont jamais demandé la convocation et l’audition de témoins ;
f) devant la
CONSOB, M. Grande Stevens a été accusé d’avoir participé à la décision qui a
conduit à la rédaction des communiqués de presse ; la mention de sa
qualité de directeur d’Exor servait uniquement à
indiquer qu’il faisait partie du haut management de la société et que dès lors
son comportement pouvait être imputé à celle-ci ; la cour d’appel de Turin
n’aurait donc pas transformé l’accusation à son encontre ;
g) les
requérants n’ont pas été punis pour une omission.
64. De l’avis du
Gouvernement, par ces imprécisions les requérants ont tenté de donner
l’impression erronée que la décision de la CONSOB avait été adoptée dans le
secret et sans respecter les procédures légales et les droits de la défense.
2. La
réplique des requérants
65. Les requérants
contestent les thèses du Gouvernement. Ils observent que les éléments de fait
sur lesquels reposent les griefs tirés de l’article 6 de la Convention se
rapportent à des circonstances précises ayant affecté le déroulement de la
procédure litigieuse, ce qui a trait au fond de l’affaire.
3. Appréciation
de la Cour
66. La Cour observe qu’aux termes de l’article 47 § 6 de son règlement, les
requérants doivent l’informer de tout fait pertinent pour l’examen de leur
requête. Elle rappelle qu’une requête peut être
rejetée comme étant abusive si elle a été fondée sciemment sur des faits
controuvés (Řehàk c. République
tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004, et Keretchashvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou si le
requérant a passé sous silence des informations essentielles concernant les
faits de l’affaire afin d’induire la Cour en erreur (voir, entre autres, Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04, 19 juin
2006, et Basileo
et autres c. Italie (déc.), no 11303/02, 23 août 2011).
67. La
Cour a déjà affirmé, en outre, que « tout comportement du requérant manifestement contraire à la vocation du droit de recours
et entravant le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la
procédure devant elle, peut
[en principe] être qualifié
d’abusif » (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 65, 15 septembre 2009), la notion d’abus, aux termes
de l’article 35 § 3 a) de la Convention, devant être comprise dans son sens ordinaire retenu par la théorie générale du droit – à savoir
le fait, par le titulaire
d’un droit, de le mettre en
œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable (Miroļubovs et autres, précité, § 62 ; Petrović c. Serbie (déc.),
nos 56551/11 et dix autres, 18 octobre 2011).
68. En l’espèce, le
Gouvernement reproche aux requérants d’avoir omis de préciser de manière claire
certains faits pertinents pour l’examen de leur affaire (énumérées au
paragraphe 63
b) – g) ci-dessus) et d’avoir faussement affirmé qu’il n’y avait pas eu
d’audience publique devant la cour d’appel de Turin (paragraphe 63
a) ci-dessus).
69. La Cour observe tout
d’abord que cette dernière circonstance est un point de fait controversé entre
les parties et que les requérants ont produit des documents pour étayer leur
affirmation selon laquelle l’audience en question a eu lieu en chambre du
conseil (paragraphe 142 ci-après). Quant aux autres faits énumérés
par le Gouvernement, la Cour estime qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’éléments
pouvant être utilisés dans le débat sur le bien-fondé des griefs des
requérants, que le Gouvernement aura le loisir de développer dans ses
observations. Dans ces circonstances, la Cour ne saurait conclure que
l’omission, par les requérants, de mentionner explicitement ces éléments est de
nature à rendre abusive la requête ou que celle-ci se fondait sciemment sur des
faits controuvés.
70. Il
s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée du caractère selon lui abusif de
la requête doit être rejetée.
B. L’exception
du Gouvernement tirée de l’absence de préjudice important
1. L’exception
du Gouvernement
71. Le Gouvernement excipe
également de l’irrecevabilité de la requête au motif que les requérants
n’auraient pas subi un préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b) de la
Convention. Les griefs des requérants ne concerneraient pas une atteinte
effective à des intérêts protégés par la Convention, mais simplement des
questions théoriques sans rapport avec le préjudice concrètement subi. Ceci
aurait été à juste titre noté par la Cour de cassation, et les requérants
auraient eu la possibilité de présenter toutes les défenses qu’ils estimaient
nécessaires.
2. La
réplique des requérants
72. Les requérants
contestent la thèse du Gouvernement. Ils observent qu’à l’issue de la procédure
litigieuse, ils ont été condamnés à payer de très importantes sommes d’argent
et ont subi des sanctions touchant à leur honneur et à leur réputation. Quant
au caractère prétendument trop général de leurs griefs, ils rétorquent que la
Cour de cassation, dans ses arrêts très élaborés, a apporté des réponses
circonstanciées à des griefs précis.
3. Appréciation
de la Cour
73. Selon la jurisprudence de
la Cour, le principal élément du critère de recevabilité prévu à l’article 35 §
3 b) de la Convention est la question de savoir si le requérant n’a subi aucun
« préjudice important » (Adrian Mihai Ionescu
c. Roumanie (déc.), no 36659/04, § 32, 1er juin 2010). La
notion de « préjudice important », issue du principe de minimis non curat praetor, renvoie à
l’idée que la violation d’un droit doit atteindre un seuil minimum de gravité
pour justifier un examen par une juridiction internationale. L’appréciation de
ce seuil est, par nature, relative et dépend des circonstances de l’espèce (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet
2010). Cette appréciation doit tenir compte tant de la perception subjective du
requérant que de l’enjeu objectif du litige. Elle renvoie ainsi à des critères
tels que l’impact monétaire de la question litigieuse ou l’enjeu de l’affaire
pour le requérant (Adrian Mihai Ionescu, précitée, §
34).
74. La Cour observe d’emblée que
l’affaire a eu un enjeu financier significatif. Les requérants ont été
condamnés par la CONSOB et la cour d’appel de Turin à payer des amendes allant
de 500 000 à 3 000 000 EUR (paragraphes 25 et 30 ci-dessus) et MM. Gabetti
et Grande Stevens risquent d’encourir, devant les juridictions pénales, une
peine privative de liberté et une amende allant de 20 000 à
5 000 000 EUR (paragraphe 33 ci‑dessus).
De plus, l’importance subjective de la question paraît évidente pour MM. Gabetti, Grande Stevens et Marrone
(voir, a contrario, Shefer c. Russie (déc.), no 45175/04,
13 mars 2012). Ces derniers ont en effet été frappés d’une interdiction
d’administrer, de diriger ou de contrôler des sociétés cotées en bourse pour
des durées, respectivement, de six, quatre et deux mois (paragraphes 26 et 31 ci-dessus), ce qui pourrait être vu comme portant
atteinte à leur honorabilité professionnelle (voir, mutatis mutandis, Eon
c. France, no 26118/10, § 34, 14 mars 2013).
75. Compte tenu de ce qui
précède, la Cour estime que la première condition de l’article 35 § 3 b) de la
Convention, à savoir l’absence de préjudice important pour les requérants,
n’est pas remplie et qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
76. À
titre surabondant, la Cour précise que la poursuite de l’examen de l’affaire
s’impose également au nom du respect des droits de l’homme (voir, mutatis mutandis, Nicoleta Gheorghe c. Roumanie, no 23470/05,
§ 24, 3 avril 2012, et Eon,
précité, § 35). À cet égard, elle relève que la requête soulève notamment la
question de la nature et de l’équité de la procédure devant la CONSOB et de la
possibilité de commencer un procès pénal pour des faits déjà sanctionnés par
cette dernière. Il s’agit de la première affaire de ce type que la Cour est
appelée à examiner en ce qui concerne l’Italie et une décision de la Cour sur
cette question de principe guiderait les juridictions nationales.
C. L’exception
du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes
1. L’exception
du Gouvernement
77. Le Gouvernement excipe
du non-épuisement des voies de recours internes. Il observe que dans leur
pourvoi en cassation contre les arrêts de la cour d’appel de Turin du 23
janvier 2008, MM. Grande Stevens, Marrone et Gabetti n’ont pas invoqué la violation du principe ne bis in idem. De plus, aucune décision
définitive n’a été adoptée quant à l’infliction des sanctions pénales prévues
par l’article 185 du décret législatif no 58 de 1998, la procédure
étant encore pendante en cassation. Devant la haute juridiction italienne, MM. Gabetti et Grande Stevens ont invoqué le principe ne bis in idem et demandé de soulever
une question incidente de constitutionnalité vis-à-vis de l’article 649 du CPP.
Lorsqu’une telle question est soulevée, le dossier est transmis à la Cour
constitutionnelle, qui peut déclarer les dispositions en question
inconstitutionnelles et en conséquence les annuler.
78. De plus, les requérants
n’ont pas demandé à la cour d’appel de Turin la tenue d’une audience publique
et n’ont pas fait valoir devant la Cour de cassation la prétendue absence d’une
telle audience. Ils n’ont pas non plus soulevé au niveau interne leur grief
concernant le manque allégué d’impartialité du président de la CONSOB. Les
doléances relatives à l’iniquité de la procédure devant la CONSOB ont été
soulevées pour la première fois en cassation, et donc tardivement.
2. La
réplique des requérants
79. Dans la mesure où le
Gouvernement allègue que leurs griefs n’auraient pas été présentés à la Cour de
cassation en respectant les conditions prévues par la loi, les requérants
observent tout d’abord que la haute juridiction italienne a examiné leurs
griefs sur le fond et ne les a pas déclarés irrecevables. Les griefs portés à
Strasbourg sont, pour l’essentiel, ceux qui étaient contenus dans leurs
troisième et quatrième moyens de pourvoi, où était invoqué l’article 111 de la
Constitution (droit à un procès équitable) et où il était indiqué que la
procédure devant la CONSOB n’était pas contradictoire et que les inculpés
n’avaient pas été entendus personnellement.
80. Quant au fait que la
procédure pénale interne est encore pendante, les requérants rappellent que
l’article 4 du Protocole no 7 n’interdit pas seulement la
« double condamnation », mais aussi la « double
poursuite ». Or, les requérants ont soulevé devant les juridictions
internes la question de la double poursuite à la lumière de la jurisprudence de
Strasbourg. Enfin, dans le système juridique italien, le
justiciable ne jouit pas d’un accès direct à la Cour constitutionnelle pour
l’inviter à vérifier la constitutionnalité d’une loi : seule a la faculté
de la saisir la juridiction devant laquelle est l’affaire est pendante au fond.
3. Appréciation
de la Cour
81. La Cour rappelle qu’aux
termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après
l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette règle est de
ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les
violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, parmi
d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00,
§ 15, CEDH 2002‑VIII,
et Simons c. Belgique (déc.), no 71407/10,
§ 23, 28 août 2012).
82. Les
principes généraux relatifs à la règle de l’épuisement des voies de recours
internes se trouvent exposés dans l’arrêt Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, §§ 43-46, CEDH 2006‑II).
La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention ne
prescrit que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations
incriminées, disponibles et adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est
disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire
lorsqu’il est accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de
ses griefs et présente des perspectives raisonnables de succès. À cet égard, le
simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours
donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une
raison valable pour justifier la non‑utilisation
de recours internes (Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01,
CEDH 2001‑IX ; Sardinas
Albo c. Italie (déc.), no 56271/00,
CEDH 2004‑I ; et Alberto
Eugénio da Conceicao
c. Portugal (déc.), no 74044/11, 29
mai 2012).
83. En l’espèce, dans leur
opposition devant la cour d’appel de Turin, les requérants ont excipé du
non-respect, par la CONSOB, du principe du contradictoire (paragraphe 28 ci-dessus). Ils ont réitéré leurs
allégations en ce sens devant la Cour de cassation, en invoquant les principes
du procès équitable, garantis par l’article 111 de la Constitution
(paragraphe 37 ci‑dessus).
Ils ont donc épuisé, à cet égard, les voies de recours qui leur étaient
ouvertes en droit italien. Quant aux questions relatives aux pouvoirs du
président de la CONSOB et à la tenue d’une audience à huis clos devant la cour
d’appel de Turin, il s’agissait, selon les requérants, de l’application de
règles contenues dans des dispositions législatives internes. Par ailleurs,
toute exception des requérants à ces égards aurait été dépourvue de
perspectives raisonnables de succès, compte tenu notamment du fait que la Cour
de cassation a estimé que les dispositions constitutionnelles en matière de
procès équitable et de droit à la défense n’étaient pas applicables à la
procédure pour l’infliction de sanctions administratives (paragraphe 38 ci‑dessus).
84. La Cour relève également
qu’après la confirmation, par la Cour de cassation, de la condamnation infligée
par la CONSOB, les requérants ont invoqué, dans la procédure pénale, le
principe ne bis in idem et ont
excipé, sans succès, de l’inconstitutionnalité des dispositions pertinentes du
décret législatif no 58 de 1998 et de l’article 649 du CPP, à raison
de leur incompatibilité avec l’article 4 du Protocole no 7
(paragraphe 42
ci-dessus).
85. Pour ce qui est, enfin,
de la circonstance que la procédure pénale était, à la date des dernières
informations reçues par la Cour (7 juin 2013 – paragraphe 52
ci-dessus), encore pendante en cassation à l’égard de MM. Gabetti et Grande Stevens, il suffit d’observer que les
requérants se plaignent d’avoir été « poursuivis pénalement » pour
une infraction pour laquelle ils avaient été déjà condamnés par un jugement
définitif. Dans ces circonstances, on ne saurait considérer leur grief tiré de
l’article 4 du Protocole no 7 comme étant prématuré.
86. Il s’ensuit que
l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement
des voies de recours internes ne saurait être retenue.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
87. Les requérants allèguent
que la procédure devant la CONSOB n’a pas été équitable et dénoncent un manque
d’impartialité et indépendance de cet organe.
Ils invoquent
l’article 6 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi
libellé :
« 1. Toute
personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et]
publiquement (...), par un tribunal indépendant et impartial (...), qui
décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre
elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle
d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou
une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la
sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des
mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou
dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des
circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux
intérêts de la justice.
2. Toute
personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité
ait été légalement établie.
3. Tout
accusé a droit notamment à :
a) être
informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une
manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre
lui ;
b) disposer
du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se
défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il
n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement
par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
d) interroger
ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et
l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les
témoins à charge ;
(...). »
88. Le Gouvernement conteste
la thèse des requérants.
A. Sur
la recevabilité
1. Sur
la question de savoir si l’article 6 de la Convention s’applique dans son volet
pénal
a) Arguments
des parties
i. Le
Gouvernement
89. Le Gouvernement affirme
que la procédure devant la CONSOB ne portait pas sur une « accusation en
matière pénale » contre les requérants. Il observe que l’infraction prévue
par l’article 187 ter du décret
législatif no 58 de 1998 est clairement classée comme
« administrative » tant en droit interne qu’en droit européen ;
elle peut être infligée par un organe administratif à l’issue d’une procédure
administrative.
90. Quant à la nature de
l’infraction, celle-ci vise tout comportement, même de simple négligence,
susceptible de donner des signaux ou des informations erronées aux
investisseurs, sans qu’il soit nécessaire qu’une altération significative des
marchés financiers s’en trouve susceptible d’être engendrée. Elle protège les investisseurs
contre tout risque potentiel pouvant influencer leurs choix et donc des
intérêts autres que ceux normalement protégés par le droit pénal. Enfin, les
sanctions pouvant être infligées ne touchent que le patrimoine de la personne
concernée et/ou sa capacité d’exercer des fonctions managériales, et ne peuvent
en aucun cas conduire à une privation de liberté, même en cas de non-paiement.
Elles ne sont pas inscrites au casier judiciaire et frappent normalement les
opérateurs professionnels du système financier, et non la totalité des
citoyens.
91. Par ailleurs, le montant des amendes serait proportionné
aux ressources et au pouvoir financier du coupable ; en l’espèce, il
s’agissait d’une opération financière visant à obtenir le contrôle de l’un des
plus grands producteurs d’automobiles du monde et qui avait coûté plus de
500 000 000 EUR. En outre, les amendes, l’éventuelle
confiscation des biens utilisés pour commettre l’infraction et l’interdiction
d’exercer des fonctions managériales visent pour l’essentiel à rétablir la
confiance des marchés et des investisseurs, en touchant les éléments qui ont
permis de commettre l’infraction administrative (voir, également, sur ce point,
les buts poursuivis par la directive 2003/6/CE). Elles ont pour but de réparer
et de compenser un préjudice de nature financière et d’éviter que le coupable
puisse tirer un profit de ses activités illégales. Par ailleurs, dans l’affaire Spector Photo Group, précité
(paragraphe 61 ci-dessus), la CJUE a admis la coexistence,
dans ce secteur, de sanctions administratives et pénales.
ii. Les
requérants
92. Les requérants considèrent que bien que qualifiées
d’« administratives » en droit interne, les sanctions infligées par
la CONSOB doivent être considérées comme « pénales », au sens
autonome que cette notion revêt dans la jurisprudence de la Cour. L’arrêt de la
CJUE dans l’affaire Spector Photo Group, citée
par le Gouvernement, n’affirme pas le contraire, mais se borne à dire que si un
État membre a prévu la possibilité d’infliger une sanction pécuniaire de nature
pénale, le niveau de cette sanction ne doit pas être pris en compte pour évaluer
le caractère effectif, proportionné et dissuasif de la sanction administrative.
Par ailleurs, dans son arrêt du 26 février 2013 rendu dans l’affaire
C-617/10 (Åklagaren c. Hans
Åkerberg Fransson), la CJUE a affirmé les principes suivants : a) l’applicabilité
du droit de l’Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la
Charte ; b) l’article 50 de celle-ci (garantissant le principe ne bis in idem) suppose que les mesures
adoptées contre un prévenu revêtent un caractère pénal ; c) pour apprécier
le nature pénale des sanctions fiscales, il faut avoir égard à la qualification
de la sanction en droit interne, à la nature de l’infraction et au degré de
sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé.
93. En la présente espèce,
la gravité des sanctions était évidente, le maximum prévu s’élevant à
5 000 000 EUR. À cette sanction principale s’ajoutent des peines
accessoires, telles que la perte temporaire (pouvant aller jusqu’à trois ans)
de la capacité d’occuper des postes d’administration, de direction ou de
contrôle de sociétés cotées en bourse, la suspension temporaire (jusqu’à trois
ans) des ordres professionnels, et la confiscation du produit de l’infraction
et des biens utilisés pour la commettre. Se référant à la jurisprudence de la
Cour en la matière (voir, notamment, Dubus S.A.
c. France, no 5242/04, 11
juin 2009 ; Messier c. France, no 25041/07, 30 juin 2001 ; et Menarini Diagnostics S.r.l.
c. Italie, no 43509/08, 27 septembre 2011), les
requérants en concluent que l’article 6 trouve à s’appliquer en l’espèce sous
son volet pénal.
b) Appréciation
de la Cour
94. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle il
faut, afin de déterminer l’existence d’une « accusation en matière
pénale », avoir égard à trois critères : la qualification juridique
de la mesure litigieuse en droit national, la nature même de celle-ci, et la
nature et le degré de sévérité de la « sanction » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin
1976, § 82, série A no 22). Ces critères sont par ailleurs
alternatifs et non cumulatifs : pour que l’article 6 § 1 s’applique au
titre des mots « accusation en matière pénale », il suffit que
l’infraction en cause soit, par nature, « pénale » au regard de la
Convention, ou ait exposé l’intéressé à une sanction qui, par sa nature et son
degré de gravité, ressortit en général à la « matière pénale ». Cela
n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de
chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à
l’existence d’une « accusation en matière pénale » (Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§
30 et 31, CEDH 2006-XIII, et Zaicevs c. Lettonie, no 65022/01,
§ 31, CEDH 2007-IX (extraits)).
95. En l’espèce, la Cour
constate d’abord que les manipulations du marché reprochées aux requérants ne
constituent pas une infraction pénale en droit italien. Ces comportements y
sont en effet sanctionnés par une sanction qualifiée d’« administrative »
par l’article 187 ter § 1 du
décret législatif no 58 de 1998 (paragraphe 20 ci-dessus). Cela n’est toutefois pas décisif
aux fins de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention dans son volet
pénal, les indications que fournit le droit interne n’ayant qu’une valeur
relative (Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, § 52, série A nº 73, et Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 39).
96. Quant à la nature de
l’infraction, il apparaît que les dispositions dont la violation a été
reprochée aux requérants visaient à garantir l’intégrité des marchés financiers et à maintenir la
confiance du public dans la sécurité des transactions. La
Cour rappelle que la CONSOB, autorité administrative indépendante, a comme but d’assurer la protection des investisseurs et l’efficacité, la
transparence et le développement des marchés boursiers (paragraphe 9 ci-dessus). Il s’agit là d’intérêts généraux de la
société normalement protégés par le droit pénal (voir, mutatis mutandis, Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 40 ; voir également Société Stenuit c. France, rapport de la Commission européenne des droits de l’homme du 30 mai
1991, § 62, série A no 232‑A). En outre, la Cour est d’avis que les amendes infligées
visaient pour l’essentiel à punir pour empêcher la récidive. Elles étaient donc
fondées sur des normes poursuivant un but à la fois préventif, à savoir de
dissuader les intéressés de recommencer, et répressif, puisqu’elles
sanctionnaient une irrégularité (voir, mutatis mutandis, Jussila, précité, § 38). Elles ne visaient donc pas uniquement,
comme le prétend le Gouvernement (paragraphe 91 ci-dessus), à réparer un préjudice de nature
financière. À cet égard, il convient de noter que les sanctions étaient
infligées par la CONSOB en fonction de la gravité de la conduite reprochée et
non du préjudice provoqué aux investisseurs.
97. Quant à la nature et à la sévérité de
la sanction « susceptible d’être infligée » aux requérants (Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 120,
CEDH 2003-X), la Cour constate avec le Gouvernement (paragraphe 90 ci-dessus) que les amendes en question ne pouvaient
pas être remplacées par une peine privative de liberté en cas de non-paiement
(voir, a contrario, Anghel c. Roumanie, nº 28183/03,
§ 52, 4 octobre 2007). Cependant, l’amende pouvant être infligée par
la CONSOB pouvait aller jusqu’à 5 000 000 EUR (paragraphe 20 ci-dessus), ce plafond ordinaire pouvant dans
certaines circonstances être triplé ou porté à dix fois le produit ou le profit obtenu grâce au
comportement illicite (paragraphe 53 ci‑dessus). L’infliction des sanctions
administratives pécuniaires susmentionnées entraîne la perte temporaire de leur
honorabilité pour les représentants des sociétés impliquées, et si ces
dernières sont cotées en bourse, leurs représentants sont frappés d’une
incapacité temporaire d’administrer, de diriger ou de contrôler des sociétés
cotées pour une durée allant de deux mois à trois ans. La CONSOB peut également
interdire aux sociétés cotées, aux sociétés de gestion et aux sociétés de
révision de se prévaloir de la collaboration de l’auteur de l’infraction, pour
une durée maximale de trois ans, et demander aux ordres professionnels la
suspension temporaire de l’intéressé de l’exercice de son activité
professionnelle (paragraphe 54
ci-dessus). Enfin, l’application des sanctions administratives pécuniaires
entraîne la confiscation du produit ou du profit de la conduite illicite et des
biens au moyen desquels elle a été possible (paragraphe 56 ci‑dessus).
98. Il est vrai qu’en l’espèce les sanctions n’ont pas été
appliquées dans leur montant maximum, la cour d’appel de Turin ayant réduit
certaines des amendes infligées par la CONSOB (paragraphe 30
ci-dessus), et aucune confiscation n’ayant été ordonnée. Cependant, la coloration pénale d’une instance est subordonnée au degré de
gravité de la sanction dont est a priori passible la personne concernée (Engel et autres, précité, § 82), et non à la gravité de la sanction finalement
infligée (Dubus S.A., précité, § 37). De plus, en l’espèce les requérants ont finalement été
sanctionnés par des amendes comprises entre 500 000 et
3 000 000 EUR, et MM. Gabetti,
Grande Stevens et Marrone ont été frappés d’une
interdiction d’administrer, diriger ou contrôler des sociétés cotées en bourse
pour des durées comprises entre deux et quatre mois (paragraphes 25-26 et 30-31 ci-dessus). Cette dernière sanction était de
nature à porter atteinte au crédit des personnes concernées (voir, mutatis mutandis, Dubus S.A., loc.
ult. cit.), et les amendes étaient, par leur montant,
d’une sévérité indéniable, entraînant pour les intéressés des conséquences
patrimoniales importantes.
99. À la lumière de ce qui
précède et compte tenu du montant élevé des amendes infligées et de celles que
les requérants encouraient, la Cour estime que les sanctions en cause relèvent,
par leur sévérité, de la matière pénale (voir, mutatis mutandis, Öztürk, précité, § 54, et,
a contrario, Inocêncio c. Portugal (déc.), no
43862/98, CEDH 2001‑I).
100. Au demeurant, la Cour
rappelle également qu’à propos de certaines autorités administratives
françaises compétentes en droit économique et financier et disposant de
pouvoirs de sanction, elle a jugé que l’article 6, dans son volet pénal,
s’appliquait notamment dans le cas de la Cour de discipline budgétaire et
financière (Guisset c. France, no 33933/96, § 59, CEDH
2000‑IX), du Conseil des marchés financiers (Didier c. France (déc.), no 58188/00,
27 août 2002), du Conseil de la concurrence (Lilly France S.A. c. France (déc.), no 53892/00, 3 décembre 2002),
de la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (Messier c. France (déc.), no 25041/07,
19 mai 2009), et de la Commission bancaire (Dubus S.A., précité, § 38). Il en a été de même pour l’autorité italienne de régulation de la concurrence et du
marché (l’AGCM – Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato ; voir Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 44).
101. Compte tenu des divers aspects
de l’affaire, dûment pondérés, la Cour estime que les amendes infligées aux
requérants ont un caractère pénal, de sorte que l’article 6 § 1 trouve à
s’appliquer, en l’occurrence, sous son volet pénal (voir, mutatis mutandis, Menarini Diagnostics S.r.l., loc. ult. cit.).
2. Autres
motifs d’irrecevabilité
102. Le Gouvernement
considère que ce grief devrait être déclaré irrecevable pour défaut manifeste
de fondement, au motif qu’il relève essentiellement de la quatrième instance,
les questions relatives à la qualification juridique des faits reprochés aux
requérants et à l’existence des éléments constitutifs des infractions rentrant
dans la compétence exclusive des juridictions nationales.
103. En tout état de cause,
les sanctions infligées par la CONSOB sont de nature administrative, la CONSOB
est un organe indépendant et impartial qui juge selon une procédure
respectueuse des droits de la défense et ses décisions peuvent être attaquées
devant les juridictions judiciaires (cour d’appel et Cour de cassation).
104. Les requérants
considèrent que leurs griefs ne sauraient relever de la « quatrième
instance ». En effet, ils demandent le respect des garanties prévues par
l’article 6 de la Convention – ce qui rentre dans la compétence contentieuse de
la Cour et a affecté la légalité des sanctions qui leur ont été infligées.
105. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de
l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se
heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.
B. Sur
le fond
1. Sur
la question de savoir si la procédure devant la CONSOB a été équitable
a) Arguments des parties
i. Les
requérants
106. Les requérants allèguent
que la procédure devant la CONSOB était essentiellement écrite, qu’aucune
audience publique n’était prévue et que les droits de la défense n’étaient pas
respectés. La Cour de cassation elle-même a reconnu que les garanties du procès
équitable et de la protection des droits de la défense (articles 111 et 24 de
la Constitution) ne s’appliquaient pas à la procédure administrative
(paragraphe 38
ci-dessus).
107. Les requérants
soutiennent que les résolutions de la CONSOB nos 12697 du 2
août 2000 et 15086 du 21 juin 2005 ont de
facto éliminé le principe du contradictoire, pourtant énoncé à l’article
187 septies du décret législatif no 58
de 1998 (paragraphe 57
ci-dessus). Ces résolutions permettent, comme en l’espèce, de ne pas
transmettre aux inculpés les conclusions de la direction, qui constituent
ensuite le fondement de la décision de la commission – laquelle, de son côté,
ne reçoit pas les mémoires des inculpés concernant la phase d’instruction. De
plus, la commission statue sans entendre les inculpés et sans audience
publique, ce qui en l’espèce a empêché les requérants de dialoguer directement
avec la commission et de se défendre devant elle par rapport aux conclusions de
la direction. Ces dernières constituaient un élément important et leur
connaissance aurait permis aux requérants de détecter des incohérences dans
l’enquête ou d’accéder à des informations utiles pour leur défense. Seule une
réunion interne a été tenue par la commission, au cours de laquelle ne fut
entendu personne d’autre qu’un fonctionnaire du bureau IT (soit l’organe chargé
de l’« accusation »). Les requérants n’y avaient pas été conviés et
n’ont même pas pu obtenir une copie du procès-verbal de cette réunion.
108. Les requérants affirment
en outre qu’ils n’ont pas eu connaissance en temps utile des nouveaux documents
sur lesquels se fondait la note complémentaire du bureau IT (paragraphe 23
ci-dessus) et n’ont pas eu les temps et les facilités nécessaires pour se
défendre par rapport à celle-ci. Ces documents auraient été portés à leur
connaissance tardivement.
109. Les requérants estiment
que la procédure devant la CONSOB n’assure pas de véritable séparation entre
phase d’instruction et phase de décision, ce qui porte selon eux atteinte au
principe de l’égalité des armes. L’instruction est en effet entièrement soumise
au pouvoir de direction du président de la CONSOB, compétent pour un vaste
nombre d’actes d’instruction, y compris la formulation du ou des chefs
d’inculpation.
110. En l’espèce, selon eux,
l’activité d’instruction a été unilatérale et fondée sur des dépositions de
témoins livrées sans la présence des inculpés ou de leurs conseils, qui n’ont
pas eu l’occasion de poser des questions à ces témoins ou d’assister à
l’accomplissement des différents actes d’instruction. Les requérants n’ont pu
présenter leurs défenses respectives que par écrit.
ii. Le
Gouvernement
111. Le Gouvernement soutient
que le bureau IT de la CONSOB a annexé à son rapport tous les documents de
l’enquête, et donc aussi les défenses présentées par les requérants. Il
souligne également qu’un délai de trente jours a été octroyé aux requérants
pour présenter d’éventuelles observations sur la note complémentaire du bureau
IT du 19 octobre 2006, et que les requérants ont présenté ces observations
le 24 novembre 2006 sans se plaindre du temps limité dont ils auraient disposé.
Les intéressés n’ont par ailleurs jamais demandé la convocation et l’audition
de témoins, dont la présence est normalement inutile dans la procédure devant
la CONSOB, basée sur l’acquisition d’informations et de données à caractère
technique. La nature technique des infractions justifie le choix d’une
procédure essentiellement écrite.
112. Compte tenu de la nature
« administrative » de la procédure devant la CONSOB, son caractère
équitable ne saurait, selon le Gouvernement, être mis en cause du seul fait
qu’elle s’est déroulée entièrement par écrit. Les procédures administratives
n’étant pas mentionnées à l’article 6 de la Convention, les principes du procès
équitable ne sauraient s’y appliquer que mutatis
mutandis. La procédure incriminée a bien été inspirée par le souci
d’assurer le respect des droits de la défense, du principe du contradictoire et
du principe de la coïncidence entre le fait reproché et le fait sanctionné. Les
requérants ont bien eu accès au dossier d’investigation et il y a bien eu
séparation entre l’enquête et la décision – la première phase ayant été de la
compétence du bureau IT et de la direction des sanctions administratives,
tandis que la deuxième a été confiée à la commission de la CONSOB.
113. À cet égard, le
Gouvernement souligne que la lettre reprochant aux intéressés la violation de
l’article 187 ter § 1 du décret
législatif no 58 de 1998 n’était pas signée par le président de la
CONSOB, mais par le chef de la division des marchés et des avis économiques et
par le directeur général des activités institutionnelles.
114. Une fois la procédure d’infraction ouverte, les personnes
concernées peuvent exercer leurs droits à la défense en présentant des
commentaires écrits ou en demandant à être entendues, d’abord devant le bureau
compétent puis devant la direction des sanctions administratives. Ainsi, comme
en l’espèce, lesdites personnes ont la possibilité de formuler des observations
quant aux éléments constitutifs de l’infraction et à toute autre circonstance
pertinente pour l’examen de leur affaire. L’enquête s’articule en deux étapes
(l’une devant le bureau IT, l’autre devant la direction), et le rapport du
bureau est transmis non seulement à la direction, mais aussi aux accusés, qui
peuvent dès lors se défendre par rapport au contenu de celui-ci devant la
direction. Le fait que les conclusions de cette dernière ne soient pas
transmises aux accusés et que ceux-ci ne soient pas entendus personnellement
par la commission n’affecterait en rien l’équité de la procédure.
115. Le Gouvernement fait
valoir que même dans les procédures judiciaires, l’accusé n’est pas en droit de
discuter la sanction pendant la phase de décision. Par ailleurs, le quantum
maximal de ces sanctions était fixé par la loi, qui indiquait également les
critères à suivre pour assurer leur proportionnalité à la gravité des faits
commis. Enfin, comme l’ont reconnu les sections réunies de la Cour de cassation
dans leur arrêt no 20935 de 2009, l’article 187 septies du décret
législatif no 58 de 1998 (régissant les droits de la défense dans le
cadre de la procédure devant la CONSOB) a été introduit dans le système
juridique italien précisément afin d’assurer le respect des exigences de la
Convention.
b) Appréciation
de la Cour
116. La Cour est prête à
admettre que, comme souligné par le Gouvernement, la procédure devant la CONSOB
a permis aux accusés de présenter des éléments pour leur défense. En effet,
l’accusation formulée par le bureau IT a été communiquée aux requérants, qui
ont été invités à se défendre (paragraphes 20
et 21
ci-dessus). Les requérants ont également eu connaissance du rapport et de la
note complémentaire du bureau IT, et ont disposé d’un délai de trente jours
pour présenter d’éventuelles observations par rapport à ce dernier document
(paragraphe 23
ci-dessus). Ce délai n’apparaît pas manifestement insuffisant et les requérants
n’en ont pas demandé la prorogation.
117. Il n’en demeure pas
moins que, comme reconnu par le Gouvernement (paragraphe 114
ci-dessus), le rapport contenant les conclusions de la direction, appelé à
servir ensuite de base à la décision de la commission, n’a pas été communiqué
aux requérants, qui n’ont donc pas eu la possibilité de se défendre par rapport
au document finalement soumis par les organes d’investigation de la CONSOB à
l’organe chargé de décider sur le bien-fondé des accusations. De plus, les
intéressés n’ont pas eu la possibilité d’interroger ou de faire interroger les
personnes éventuellement entendues par le bureau IT.
118. La Cour relève également
que la procédure devant la CONSOB était essentiellement écrite et que les
requérants n’ont pas eu la possibilité de participer à la seule réunion tenue
par la commission, qui ne leur était pas ouverte. Ceci n’est pas contesté par
le Gouvernement. À cet égard, la Cour rappelle que la tenue d’une audience
publique constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1 (Jussila, précité,
§ 40).
119. Pourtant, il est vrai
que l’obligation de tenir une audience publique n’est pas absolue (Håkansson et Sturesson c.
Suède, 21 février 1990, § 66, série A no 171-A) et que
l’article 6 n’exige pas nécessairement la tenue d’une audience dans toutes les
procédures. Tel est notamment le cas pour les affaires ne soulevant pas de
question de crédibilité ou ne suscitant pas de controverse sur les faits
rendant nécessaire une confrontation orale, et pour lesquelles les tribunaux
peuvent se prononcer de manière équitable et raisonnable sur la base des
conclusions écrites des parties et des autres pièces du dossier (voir, par
exemple, Döry c. Suède, no
28394/95, § 37, 12 novembre 2002 ; Pursiheimo c. Finlande (déc.), no 57795/00,
25 novembre 2003 ; Jussila, précité, § 41 ; et Suhadolc
c. Slovénie (déc.), no 57655/08, 17 mai
2011, où la Cour a estimé que l’absence d’audience orale et publique ne créait
aucune apparence de violation de l’article 6 de la Convention dans une
affaire d’excès de vitesse et de conduite en état d’ivresse dans laquelle les
éléments à la charge de l’accusé avaient été obtenus grâce à des appareils
techniques).
120. Même si les exigences du
procès équitable sont plus rigoureuses en matière pénale, la Cour n’exclut pas
que, dans le cadre de certaines procédures pénales, les tribunaux saisis
puissent, en raison de la nature des questions qui se posent, se dispenser de
tenir une audience. S’il faut garder à l’esprit que les procédures pénales, qui
ont pour objet la détermination de la responsabilité pénale et l’imposition de
mesures à caractère répressif et dissuasif, revêtent une certaine gravité, il
va de soi que certaines d’entre elles ne comportent aucun caractère infamant
pour ceux qu’elles visent et que les « accusations en matière
pénale » n’ont pas toutes le même poids (Jussila, précité, § 43).
121. Il convient également de
préciser que l’importance considérable que l’enjeu de la procédure litigieuse
peut avoir pour la situation personnelle d’un requérant n’est pas décisive pour
la question de savoir si une audience est nécessaire (Pirinen c. Finlande (déc.), no 32447/02, 16 mai 2006). Il n’en
demeure pas moins que le rejet d’une demande tendant à la tenue d’une audience
ne peut se justifier qu’en de rares occasions (Miller c. Suède, no 55853/00,
§ 29, 8 février 2005, et Jussila, précité, § 42).
122. Pour ce qui est de la présente affaire, aux yeux de la
Cour, une audience publique, orale et accessible aux requérants était
nécessaire. À cet égard, la Cour observe qu’il y avait une controverse sur les
faits, notamment en ce qui concernait l’état d’avancement des négociations avec
Merrill Lynch International Ltd, et que, par-delà leur gravité d’un point de
vue financier, les sanctions que certains des requérants risquaient d’encourir
avaient, comme noté plus haut (paragraphes 74,
97
et 98
ci-dessus), un caractère infamant, étant susceptibles de porter préjudice à
l’honorabilité professionnelle et au crédit des personnes concernées.
123. À
la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la procédure devant la
CONSOB ne satisfaisait pas à toutes les exigences de l’article 6 de la
Convention, notamment en ce qui concerne l’égalité des armes entre l’accusation
et la défense et la tenue d’une audience publique permettant une confrontation
orale.
2. Sur
la question de savoir si la CONSOB était un tribunal indépendant et impartial
a) Arguments
des parties
i. Les
requérants
124. Les requérants allèguent
qu’en raison de sa structure et des pouvoirs de son président, la CONSOB
n’était pas un « tribunal indépendant et impartial » au sens de
l’article 6 § 1 de la Convention.
125. Ils soulignent que la
phase d’instruction de leur dossier a été menée par le bureau IT et par la
direction des sanctions administratives. Or, le président de la CONSOB est
appelé à superviser cette phase avant de présider la commission proprement
dite, soit l’organe chargé de prononcer les sanctions. Il n’y aurait donc pas
de séparation claire entre phase d’investigation et phase de décision, et cette
position dualiste du président ferait naître des doutes objectivement justifiés
quant à son impartialité. Il en irait de même pour les autres membres de la
commission, qui auraient connaissance des faits uniquement par l’intermédiaire
du président et sur la base de la seule version donnée par la direction, à
laquelle ne seraient pas jointes les défenses présentées par les inculpés.
Enfin, les organes chargés de l’enquête ne seraient pas indépendants par rapport
à la haute hiérarchie de la CONSOB.
126. En vertu de la résolution de
la CONSOB no 15087 du 21 juin 2005, le président est placé au
sommet de la commission : il applique les sanctions, supervise l’enquête
préliminaire et autorise l’exercice des pouvoirs d’enquête. Il peut ordonner
des inspections ou d’autres actes d’instruction, ce qui empêche de le
considérer un juge « tiers » et impartial.
ii. Le
Gouvernement
127. Le Gouvernement relève que la CONSOB se compose d’un
président et de quatre membres, choisis parmi des personnalités indépendantes
ayant des compétences spécifiques et jouissant des qualités morales
appropriées. À l’époque des faits, ses membres étaient élus pour cinq ans et
leur mandat ne pouvait être renouvelé qu’une seule fois. Pendant leur mandat,
ces membres ne pouvaient exercer aucune autre activité professionnelle ou
commerciale ni occuper aucune autre fonction publique.
128. La CONSOB est indépendante de tout autre pouvoir et en
particulier du pouvoir exécutif. Elle peut disposer de manière autonome de son
budget et adopter des résolutions concernant la carrière et les conditions
d’emploi de son personnel. L’organe de décision (la commission) est séparé des
organes d’enquête (le bureau et la direction).
129. Même s’il est chargé de
la supervision des différents bureaux et a certains pouvoirs d’initiative
pendant l’enquête (il peut notamment autoriser des inspections et demander
d’accomplir des actes d’investigation, tels que l’acquisition de données
relatives au trafic téléphonique et la saisie de biens), le président de la
CONSOB ne peut jamais interférer avec les investigations concernant une affaire
donnée, qui sont menées par le bureau compétent et par la direction.
Inversement, le bureau et la direction ne jouent aucun rôle dans l’adoption de
la décision finale. Le président de la CONSOB est responsable de la supervision
des critères généraux que les bureaux doivent suivre dans l’accomplissement des
enquêtes. Il ne peut pas intervenir dans l’évaluation sur le fond des éléments
acquis ou conditionner les résultats de l’enquête. Sa fonction est comparable à
celle du président d’un tribunal.
130. Le pouvoir d’ouvrir une
procédure d’infraction et de formuler les accusations appartient exclusivement
au chef de la division compétente, qui agit en pleine indépendance et autonomie
de jugement. Quant aux inspections, il s’agit d’actes d’investigation visant à
acquérir des informations. Celles-ci sont successivement évaluées par les
bureaux compétents. En l’espèce, par ailleurs, le président de la CONSOB n’a ni
autorisé des inspections ni demandé l’accomplissement d’actes d’investigation.
La décision finale sur une saisie – non ordonnée en l’espèce – appartient à la
commission sur avis favorable du parquet émis à la demande du président de la
CONSOB. Il s’agit de toute façon d’une mesure provisoire visant à garantir la
solvabilité des accusés ou à les priver des biens utilisés pour commettre
l’infraction. La décision sur la saisie ne préjuge en rien de la décision sur
le fond des accusations et des sanctions. Même dans le cadre d’une procédure
judiciaire, il est admis qu’une décision procédurale qui n’implique aucun
jugement quant à la culpabilité ou l’innocence du suspect (telle que, par
exemple, une ordonnance de détention provisoire) ne constitue pas une raison de
douter subséquemment de l’impartialité du juge qui l’a adoptée.
131. Le Gouvernement note enfin
qu’en l’espèce, il n’y avait aucun conflit d’intérêts entre le personnel de la
CONSOB, les membres de sa commission et les requérants.
b) Appréciation
de la Cour
132. La
Cour rappelle sa jurisprudence bien établie aux termes de laquelle il faut,
pour déterminer si un « tribunal » peut passer pour
« indépendant », prendre en compte, notamment, le mode de désignation
et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les
pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence
d’indépendance (Kleyn et autres c.
Pays-Bas [GC], nos
39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, § 190, CEDH 2003-VI).
133. Eu
égard aux modalités et conditions de nomination des membres de la CONSOB, et en
l’absence du moindre élément permettant de dire que les garanties contre
d’éventuelles pressions extérieures ne sont pas suffisantes et adéquates, la
Cour estime qu’il n’y a pas lieu de douter de l’indépendance de la
CONSOB par rapport à tout autre pouvoir ou autorité, et en particulier par
rapport au pouvoir exécutif. À cet égard, elle fait siennes les observations du
Gouvernement quant à l’autonomie de la CONSOB et aux garanties entourant la
nomination de ses membres (paragraphes 127 et 128
ci-dessus).
134. La Cour rappelle ensuite
les principes généraux concernant les démarches pour évaluer l’impartialité
d’un « tribunal », qui sont exposés, entre autres, dans les arrêts
suivants : Padovani c. Italie, 26 février 1993,
§ 20, série A no 257-B ; Thomann c. Suisse, 10 juin 1996, § 30, Recueil des arrêts et décisions 1996-III ; Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 58,
Recueil 1996-III ; Castillo Algar c.
Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII ; Wettstein c. Suisse, no
33958/96, § 44, CEDH 2000‑XII ; Morel c. France, no 34130/96, § 42,
CEDH 2000-VI ; et Cianetti c. Italie, no 55634/00,
§ 37, 22 avril 2004.
135. En ce qui concerne
l’aspect subjectif de l’impartialité de la CONSOB, la Cour constate que rien
n’indique en l’espèce un quelconque préjugé ou parti pris de la part de ses
membres. Le fait qu’ils aient pris des décisions défavorables aux requérants ne
saurait à lui seul mettre en doute leur impartialité (voir, mutatis mutandis, Previti c. Italie (déc.), no 1845/08, § 53, 12
février 2013). La Cour ne peut donc que présumer l’impartialité personnelle des
membres de la CONSOB, y compris de son président.
136. Quant à l’impartialité
objective, la Cour note que le règlement de la CONSOB prévoit une certaine
séparation entre les organes chargés de l’enquête et l’organe compétent pour
décider de l’existence d’une infraction et de l’application des sanctions.
Notamment, l’accusation est formulée par le bureau IT, qui accomplit également
des investigations, dont les résultats sont résumés dans le rapport de la
direction contenant des conclusions et des propositions quant aux sanctions à appliquer.
La décision finale quant à l’infliction de ces dernières revient uniquement à
la commission.
137. Il n’en demeure pas
moins que le bureau IT, la direction et la commission ne sont que des branches
du même organe administratif, agissant sous l’autorité et la supervision d’un
même président. Aux yeux de la Cour, ceci s’analyse en l’exercice
consécutif de fonctions d’enquête et de jugement au sein d’une même
institution ; or en matière pénale un tel cumul n’est pas
compatible avec l’exigence d’impartialité voulue par l’article 6 § 1
de la Convention (voir, notamment et mutatis
mutandis, Piersack c. Belgique, 1er octobre 1982, §§
30-32, série A no 53, et De Cubber c. Belgique,
26 octobre 1984, §§ 24-30, série A no 86, où la Cour a conclu à un manque d’impartialité
objective du « tribunal » en raison, dans la première de ces
affaires, du fait qu’une cour d’assises était présidée
par un conseiller qui, auparavant, avait dirigé la section du parquet de
Bruxelles saisie du cas de l’intéressé ; et, dans la seconde, de l’exercice successif des
fonctions de juge d’instruction et de juge du fond par un même magistrat dans
une même cause).
3. Sur
la question de savoir si les requérants ont eu accès à un
tribunal doté de la plénitude de juridiction
138. Les constats qui
précèdent, relatifs au manque d’impartialité objective de la CONSOB et à la
non-conformité de la procédure devant elle avec les principes du procès
équitable ne suffisent pourtant pas pour conclure à la violation de l’article 6
en l’espèce. À cet
égard, la Cour observe que les sanctions dont les requérants se plaignent n’ont
pas été infligées par un juge à l’issue d’une procédure judiciaire
contradictoire, mais par une autorité administrative, la CONSOB. Si confier à
de telles autorités la tâche de poursuivre et de réprimer les contraventions
n’est pas incompatible avec la Convention, il faut souligner cependant que les
requérants doivent pouvoir saisir de toute décision ainsi prise à leur encontre
un tribunal offrant les garanties de l’article 6 (Kadubec
c. Slovaquie, 2 septembre 1998, § 57, Recueil 1998-VI ;
Čanády c. Slovaquie, no
53371/99, § 31, 16 novembre 2004 ; et Menarini Diagnostics S.r.l., précité, § 58).
139. Le
respect de l’article 6 de la Convention n’exclut donc pas que dans une
procédure de nature administrative, une « peine » soit imposée
d’abord par une autorité administrative. Il suppose cependant que la décision
d’une autorité administrative ne remplissant pas elle-même les conditions de
l’article 6 subisse le contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine
juridiction (Schmautzer, Umlauft,
Gradinger, Pramstaller, Palaoro et Pfarrmeier c.
Autriche, arrêts du 23 octobre 1995, respectivement §§ 34, 37, 42 et 39,
41 et 38, série A nos 328 A-C et 329 A‑C). Parmi
les caractéristiques d’un organe judiciaire de pleine juridiction figure le
pouvoir de réformer en tous points, en fait comme en droit, la décision
entreprise, rendue par l’organe inférieur. Il doit notamment avoir compétence
pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour
le litige dont il se trouve saisi (Chevrol c. France,
no 49636/99, § 77, CEDH 2003-III ; Silvester’s Horeca Service c. Belgique, nº 47650/99, § 27,
4 mars 2004 ; et Menarini Diagnostics
S.r.l., précité, § 59).
140. En l’espèce, les requérants
ont eu la possibilité, dont ils se sont prévalus,
de contester les sanctions infligées par la CONSOB
devant la cour d’appel de Turin et de se pourvoir en cassation contre les arrêts rendus
par cette dernière. Il
reste à établir si ces deux juridictions étaient des « organes judiciaires de pleine juridiction » au sens de la jurisprudence
de la Cour.
a) Arguments
des parties
i. Les
requérants
141. Selon les requérants, les procédures ultérieures
devant la cour d’appel de Turin et la Cour de cassation n’ont pas remédié aux
défaillances de la procédure devant la CONSOB. Même si la cour d’appel peut
être considérée un organe de pleine juridiction, il reste qu’elle a tenu ses
audiences de manière non publique. Or, une dérogation au principe de la
publicité des audiences ne saurait se justifier que dans des circonstances
exceptionnelles (voir, notamment, Vernes
c. France, no 30183/06,
§ 30, 20 janvier 2011).
142. Les requérants affirment notamment que la procédure devant
la cour d’appel n’était pas une procédure ordinaire, mais une procédure
spéciale où l’audience a eu lieu en chambre du conseil. Pour étayer leur
affirmation, ils ont produit des déclarations signées par le directeur
administratif du greffe de la première section civile de la cour d’appel de
Turin certifiant que les audiences de la procédure les concernant se sont
tenues en chambre du conseil. Lors de ces audiences, seuls les conseils des
inculpés étaient présents ; les requérants n’ont pas reçu de convocation,
et la cour d’appel n’a interrogé ni les inculpés ni aucun témoin. Elle n’aurait
effectué aucune instruction, et se serait bornée à entériner les éléments
recueillis par la CONSOB. Il est vrai que le Gouvernement a produit des
déclarations du président de la première section de la cour d’appel affirmant
que les audiences en question ont en réalité bien été publiques (paragraphe 145
ci-après). Il n’en demeure pas moins que ces déclarations ne sauraient
contredire le contenu d’actes publics, tels que les arrêts rendus par la cour
d’appel, qui indiquent que les parties ont été convoquées en chambre du conseil
et qui font foi jusqu’à preuve de faux. Or, le Gouvernement n’a pas entamé une
procédure pour faux et de toute manière le président de la première section de
la cour d’appel s’est borné à relater le contenu d’affirmations d’autrui sans
attester aucun fait dont il aurait eu une connaissance directe.
143. Il est vrai qu’une
audience publique a eu lieu devant la Cour de cassation. Cependant, cette dernière
n’est pas un organe de pleine juridiction, car elle ne connaît pas du fond de
l’affaire et n’est pas appelée à juger du bien-fondé de l’accusation ou de la
pertinence et de la force des éléments de preuve. Elle a donc rejeté tout
argument des requérants visant à contester l’appréciation des preuves faite par
la CONSOB ou par la cour d’appel.
ii. Le
Gouvernement
144. Le Gouvernement relève
que les requérants ont eu accès à une procédure orale et publique devant la
cour d’appel de Turin, qui a réexaminé sur le fond toutes les preuves et les
informations recueillies par la CONSOB quant aux circonstances particulières de
la conduite reprochée, ce qui lui a permis de vérifier la proportionnalité des
sanctions. La cour d’appel avait des pouvoirs très étendus en matière
d’administration des preuves, même d’office, et pouvait annuler ou modifier la
décision de la CONSOB. Les requérants auraient pu solliciter l’audition de
témoins ou bien demander d’être entendus en personne ; or, ils n’ont
présenté aucune demande en ce sens. À l’issue de la procédure judiciaire, la
cour d’appel a modifié l’évaluation de la CONSOB, réduisant les sanctions
infligées pour trois des cinq requérants.
145. Le Gouvernement soutient que l’affirmation des requérants
selon laquelle il n’y aurait pas eu d’audience publique devant la cour d’appel
de Turin est fausse. En application de l’article 23 de la loi no 689
de 1981, toutes les audiences tenues devant cette juridiction étaient ouvertes
au public. Quant aux déclarations signées par le directeur administratif du
greffe de la première section de la cour d’appel, produites par les requérants
(paragraphe 142
ci-dessus), le Gouvernement soutient qu’elles ne représentent pas la réalité
des faits. Pour les contredire, il produit cinq déclarations signées par le
président de la première section de la cour d’appel de Turin et par le directeur
administratif de la même section précisant que, dans les cinq procédures
concernant les requérants et ayant pour objet la contestation des sanctions
infligées par la CONSOB, seules les audiences portant sur les mesures d’urgence
(sub procedimento cautelare) ont eu lieu en chambre du conseil, toutes
les autres audiences ayant été publiques. Dans ces déclarations, datées du 6
septembre 2013, le président de la première section de la cour d’appel indique
qu’à l’époque des faits il n’était pas affecté à cet organe (il a pris ses
fonctions le 1er mars 2013), mais qu’il a pu reconstituer le
déroulement des faits en examinant les registres et les dossiers et sur la base
d’informations directement fournies par le personnel du greffe et par les
magistrats qui s’étaient occupés des affaires en question. En particulier, les
affaires des requérants avaient été inscrites au rôle de la juridiction non
contentieuse (registro volontaria giurisdizione). Ensuite, la loi no 62 du
18 avril 2005 avait indiqué que les procédures relatives à l’article 187
du décret législatif no 58 de 1998 devaient avoir lieu dans les
formes prévues par l’article 23 de la loi no 689 de 1981 (qui ne
prévoit pas la tenue d’une audience en chambre du conseil). Même si les
affaires des requérants étaient restées inscrites au rôle de la juridiction non
contentieuse, la procédure suivie a été celle voulue par la loi no
62 de 2005.
146. Se fondant sur ces déclarations, le Gouvernement affirme
que le 6 mars 2007, les requérants ont demandé la suspension de
l’exécution de la décision de la CONSOB (article 187 septies § 5 du décret législatif
no 58 de 1998). Dans le cadre de cette sous-procédure pour
l’application de mesures d’urgence, une audience a eu lieu le 28 mars
2007 ; elle s’est tenue en chambre du conseil comme prévu par les articles
283 et 351 du code de procédure civile. Ensuite, une audience sur le fond a eu
lieu le 11 juillet 2007 ; conformément à l’article 23 de la loi no
689 de 1981, cette audience a été publique. Par ailleurs, deux des arrêts
rendus par la cour d’appel (notamment, ceux à l’encontre de M. Marrone et de la société Giovanni Agnelli S.a.s.) font référence à « l’audience publique »
fixée au 11 juillet 2007. Les audiences suivantes portant sur le fond des
affaires (à savoir, celles des 7 novembre et 5 décembre 2007) ont été
elles aussi publiques.
147. Le Gouvernement souligne
également que les requérants ont eu le loisir de se pourvoir en cassation, et
que l’affaire a alors été déférée aux sections réunies. Devant ces dernières,
il y a eu une procédure orale et publique pleinement respectueuse des droits de
la défense, et qui portait tant sur l’interprétation et l’application de la loi
matérielle ou procédurale (errores in iudicando et in procedendo)
que sur la cohérence et la suffisance des motifs avancés par la cour d’appel.
Le Gouvernement se réfère, en particulier, à l’affaire Menarini Diagnostics S.r.l., arrêt précité, où la Cour a conclu à la
non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention en observant que la sanction
administrative litigieuse avait bien fait l’objet, de la part du tribunal administratif et du Conseil d’État, d’un contrôle de
pleine juridiction. De l’avis du Gouvernement, la même conclusion devrait
s’imposer a fortiori en l’espèce, où les pouvoirs de la cour d’appel étaient
plus étendus que ceux des tribunaux administratifs et du Conseil d’État.
b) Appréciation
de la Cour
148. La
Cour note tout d’abord qu’en l’espèce, rien ne permet de douter de
l’indépendance et de l’impartialité de la cour d’appel de Turin. Les requérants
ne le contestent d’ailleurs pas.
149. La
Cour observe de surcroît que la cour d’appel était compétente pour juger de
l’existence, en fait comme en droit, de l’infraction définie à
l’article 187 ter du décret législatif no 58
de 1998, et avait le pouvoir d’annuler la décision de la CONSOB. Elle était
également appelée à apprécier la proportionnalité des sanctions infligées par
rapport à la gravité du comportement reproché. De fait, elle a d’ailleurs
réduit le montant des amendes et la durée de l’interdiction prononcées pour
certains des requérants (paragraphes 30
et 31
ci-dessus) et s’est penchée sur leurs différentes allégations d’ordre factuel
ou juridique (paragraphes 32‑36 ci‑dessus). Sa
compétence n’était donc pas limitée à un simple contrôle de légalité.
150. Il
est vrai que les requérants se plaignent du fait que la cour d’appel n’a pas
interrogé de témoins (paragraphe 142 ci-dessus). Cependant, ils n’indiquent aucune
règle de procédure qui aurait empêché un tel interrogatoire. De plus, la
demande d’audition des témoins formulée par M. Grande Stevens dans son
mémoire du 25 septembre
2007 n’indiquait ni les noms des personnes dont l’intéressé souhaitait la
convocation ni les circonstances sur lesquelles celles-ci auraient dû
témoigner. Cette demande avait en outre été formulée de manière purement
éventuelle, étant à examiner uniquement dans le cas où la cour d’appel aurait
considéré insuffisants ou non utilisables les documents déjà versés au dossier.
Il en va de même pour la demande formulée par M. Marrone,
qui prospectait la possibilité d’auditionner les témoins dont il citait les
déclarations seulement « si nécessaire » (paragraphe 29
ci-dessus). En tout état de cause,
devant la Cour les requérants n’ont pas indiqué avec précision les témoins dont
l’audition aurait été refusée par la cour d’appel et les raisons pour
lesquelles leur témoignage aurait été décisif pour l’issue de leur affaire. Ils
n’ont donc pas étayé leur grief tiré de l’article 6 § 3 d) de la Convention.
151. À la lumière de ce qui précède,
la Cour considère que la cour d’appel de Turin était bien un « organe de
pleine juridiction » au sens de sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Menarini Diagnostics S.r.l., précité, §§ 60-67). Les requérants eux-mêmes ne semblent pas le
contester (paragraphe 141
ci-dessus).
152. Il
reste à déterminer si les audiences sur le fond tenues devant la cour d’appel
de Turin ont été publiques, question de fait sur laquelle les affirmations des
parties divergent (paragraphes 142 et 145-146 ci-dessus). À cet égard, la Cour
ne peut que rappeler ses conclusions quant à la nécessité, en l’espèce, d’une
audience publique (paragraphe 122 ci-dessus).
153. La
Cour note que les parties ont produit des documents contradictoires quant à la
manière dont les
audiences litigieuses se seraient déroulées ; selon les déclarations
écrites du directeur administratif du greffe de la cour d’appel de Turin,
produites par les requérants, ces audiences se seraient tenues en chambre du
conseil, alors que selon les déclarations écrites du président de la cour
d’appel, produites par le Gouvernement, seules les audiences portant sur les
mesures d’urgence auraient eu lieu en chambre du conseil, toutes les autres
audiences ayant été publiques. La Cour n’est guère en mesure de dire laquelle
des deux versions est vraie. Quoi qu’il en soit, face à ces deux versions,
toutes deux plausibles et provenant de sources qualifiées, mais opposées, la
Cour estime qu’il y a lieu de s’en tenir au contenu des actes officiels de la
procédure. Or, comme les requérants l’ont à juste titre souligné (paragraphe 142
ci-dessus), les arrêts rendus par la cour d’appel indiquent que celle-ci avait
siégé en chambre du conseil ou que les parties avaient été convoquées en
chambre du conseil (paragraphe 30
in fine ci-dessus).
154. Sur la foi de ces
mentions, la Cour parvient dès lors à la conclusion qu’aucune audience publique
n’a eu lieu devant la cour d’appel de Turin.
155. Il est vrai qu’une
audience publique s’est tenue devant la Cour de cassation. Cependant, cette
dernière n’était pas compétente pour connaître du fond de l’affaire, établir
les faits et apprécier les éléments de preuve ; le Gouvernement ne le
conteste d’ailleurs pas. Elle ne pouvait donc être regardée comme un organe de
pleine juridiction au sens de la jurisprudence de la Cour.
4. Sur
les autres allégations des requérants
156. Les requérants affirment
également que les communiqués de presse du 24 août 2005 contenaient des
informations véridiques et que leur condamnation en dépit des preuves à
décharge contenues dans le dossier a été le résultat d’une « présomption
de culpabilité » à leur encontre. De leur avis, ils n’avaient aucune
obligation de relater dans ces communiqués de simples projets ou des accords
hypothétiques non encore parfaits. Du reste, dans les instructions publiées par
la CONSOB, il était précisé que les informations pouvant être diffusées au
public devaient être liées à des circonstances réelles ou à un événement
certain, et non à de simples hypothèses sur des actions futures et éventuelles,
qui n’avaient pas d’intérêt pour les marchés. Or, à la date de la diffusion des
communiqués de presse, aucune initiative concrète n’avait été entreprise par
les sociétés requérantes par rapport à l’échéance du prêt convertible. À cette
époque, l’hypothèse envisagée était incertaine car elle restait subordonnée à
l’approbation de Merrill Lynch International Ltd et à l’éventuelle absence
d’obligation de lancer une OPA. Un fonctionnaire de la CONSOB avait participé à
la rédaction d’un des communiqués, et le texte de celui-ci avait reçu l’accord
préalable de la CONSOB.
157. En dépit de cela,
estiment les requérants, la CONSOB aurait formulé ses accusations en partant de
la présomption arbitraire que l’accord modificatif du contrat d’equity swap avait été conclu avant le 24 août
2005, et ce malgré l’absence de toute preuve écrite ou orale corroborant cette
présomption. Selon les requérants, leur condamnation a été prononcée sans
aucune preuve en ce sens.
158. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs
de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si
et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et
libertés sauvegardés par la Convention (Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000-V), et que c’est
en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les faits et
d’interpréter et appliquer le droit interne (Pacifico c. Italie (déc.), no 17995/08, § 62, 20 novembre 2012).
Or, la Cour a examiné les décisions internes critiquées par les requérants sans
déceler de signes d’arbitraire propres à révéler un déni de justice ou un abus
manifeste (voir, a contrario, De Moor
c. Belgique, 23 juin 1994, § 55 in fine, série A no 292‑A, et Barać et
autres c. Monténégro, no 47974/06, §
32, 13 décembre 2011).
159. La Cour rappelle
également que le principe de la présomption d’innocence exige, entre autres,
qu’en remplissant leurs fonctions les membres du tribunal ne partent pas de
l’idée préconçue que le prévenu a commis l’acte incriminé ; la charge de
la preuve pèse sur l’accusation et le doute profite à l’accusé. En outre, il
incombe à l’autorité de poursuite d’indiquer à l’intéressé de quelles charges
il fera l’objet – afin de lui fournir l’occasion de préparer et de présenter sa
défense en conséquence – et d’offrir des preuves suffisantes pour fonder une
déclaration de culpabilité (voir, notamment, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne,
6 décembre 1988, § 77, série A no 146 ; John Murray c. Royaume-Uni,
8 février 1996, § 54, Recueil
1996-I ; et Telfner c. Autriche, no
33501/96, § 15, 20 mars 2001).
160. En
l’espèce la condamnation des intéressés a été prononcée sur la base d’un faisceau
d’indices jugés précis, graves et concordants produits par le bureau IT, et qui
donnaient à penser qu’à l’époque de la diffusion des communiqués de presse du
24 août 2005, l’accord modifiant l’equity swap avait
été conclu ou était en passe de l’être. Dans ces circonstances, aucune
violation du principe de la présomption d’innocence ne saurait être décelée
(voir, mutatis mutandis, Previti
c. Italie (déc.), no 45291/06,
§ 250, 8 décembre 2009).
6. Conclusion
161. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, même
si la procédure devant la CONSOB n’a pas satisfait aux exigences d’équité et
d’impartialité objective voulues par l’article 6 de la Convention, les
requérants ont bénéficié du contrôle ultérieur d’un organe indépendant et
impartial de pleine juridiction, en l’occurrence la cour d’appel de Turin.
Cependant, cette dernière n’a pas tenu d’audience publique, ce qui, en
l’espèce, a constitué une violation de l’article 6 § 1
de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 6 § 3 a) ET c) DE LA CONVENTION
162. Invoquant l’article 6 §
3 a) et c) de la Convention, M. Grande Stevens allègue qu’il y a eu une
mutation à son insu de l’accusation portée contre lui.
163. Le Gouvernement conteste
cette thèse.
164. La Cour relève que ce
grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré
recevable.
A. Arguments
des parties
1. M.
Grande Stevens
165. Rappelant qu’il avait
dans un premier temps été inculpé et condamné par la CONSOB en tant
qu’administrateur d’Exor, et que la cour d’appel de
Turin a ensuite reconnu qu’il ne possédait pas cette qualité (paragraphe 36
ci-dessus), M. Grande Stevens se plaint que la cour d’appel ait néanmoins
estimé qu’il pouvait tout de même être puni en raison de l’avis qu’il avait
émis en tant qu’avocat à la demande des sociétés requérantes. Il y aurait donc
eu une mutation de l’accusation sans que M. Grande Stevens ait la
possibilité de se défendre par rapport au nouveau « fait » retenu par
la cour d’appel comme élément matériel de l’infraction.
2. Le
Gouvernement
166. Le Gouvernement observe
que devant la CONSOB, M. Grande Stevens a été accusé d’avoir participé à la
décision qui a conduit à la rédaction des communiqués de presse. La mention
selon laquelle il était le directeur d’Exor servait
uniquement à indiquer qu’il faisait partie du haut management de la société et
que, dès lors, son comportement pouvait être imputé à celle-ci. C’est donc à
bon droit que la cour d’appel de Turin a estimé que cette mention erronée était
dépourvue d’incidence sur la régularité de la sanction, en relevant que la
qualité attribuée à M. Grande Stevens était sans importance du point de
vue légal dans la mesure où l’infraction qui lui était reprochée pouvait être
commise par « quiconque ». La cour d’appel de Turin n’aurait donc pas
transformé l’accusation à son encontre.
B. Appréciation
de la Cour
167. La Cour rappelle que les
dispositions de l’article 6 § 3 a) de la Convention traduisent la nécessité de
mettre un soin extrême à notifier l’« accusation » à l’intéressé.
L’acte d’accusation joue un rôle déterminant dans les poursuites pénales :
à compter de sa signification, la personne mise en cause est officiellement
avisée par écrit de la base juridique et factuelle des reproches formulés
contre elle (Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, §
79, série A no 168). Par ailleurs, l’article 6 § 3 a) reconnaît à
l’accusé le droit d’être informé non seulement de la cause de l’accusation,
c’est-à-dire des faits matériels qui sont mis à sa charge et sur lesquels se
fonde l’accusation, mais aussi, d’une manière détaillée, de la qualification
juridique donnée à ces faits (Pélissier
et Sassi c. France [GC], no 25444/94,
§ 51, CEDH 1999-II).
168. La portée de cette
disposition doit notamment s’apprécier à la lumière du droit plus général à un
procès équitable que garantit le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention (Sadak et autres c. Turquie (no 1),
nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 49,
CEDH 2001‑VIII). La Cour considère qu’en matière pénale une
notification précise et complète à l’accusé des charges pesant contre lui – y
compris la qualification juridique que la juridiction pourrait retenir à son
encontre – est une condition essentielle de l’équité de la procédure (Pélissier et Sassi,
précité, § 52).
169. Il existe par ailleurs
un lien entre les alinéas a) et b) de l’article 6 § 3 et le droit à
être informé de la nature et de la cause de l’accusation doit être envisagé à
la lumière du droit pour l’accusé de préparer sa défense (Pélissier et Sassi, précité, § 54).
170. En l’espèce, la Cour
relève que les doléances de M. Grande Stevens tiennent au fait que la CONSOB
avait indiqué qu’il avait agi en sa qualité d’administrateur d’Exor et que la cour d’appel de Turin, tout en admettant
qu’il ne possédait pas la qualité en question, a néanmoins confirmé sa
condamnation (paragraphes 29
et 36
ci-dessus).
171. La Cour note que la
qualité d’administrateur d’une société cotée en bourse ne figure pas parmi les
éléments constitutifs de l’infraction reprochée à M. Grande Stevens, l’article
187 ter du décret législatif no
58 de 1998 punissant « toute personne » qui diffuse des informations
fausses ou trompeuses de nature à fournir des indications fausses ou trompeuses
à propos d’instruments financiers (paragraphe 20
ci-dessus). La cour d’appel de Turin l’a souligné à juste titre, en estimant
que la question à trancher n’était pas celle de savoir si l’intéressé était ou
non l’un des administrateurs d’Exor, mais de
déterminer s’il avait participé au processus décisionnel ayant amené à la
publication du communiqué de presse litigieux (paragraphe 36
ci-dessus).
172. Il s’ensuit que la
qualité d’administrateur d’Exor ne faisait pas partie
de l’« accusation » notifiée à M. Grande Stevens. Elle n’était pas
non plus un « élément intrinsèque de l’accusation
initiale » que l’accusé aurait dû connaître dès le début de la procédure
(voir, a contrario, De Salvador Torres c. Espagne, 24
octobre 1996, § 33, Recueil 1996-V).
173. Par ailleurs, dans la
mesure où l’on pourrait estimer que la qualité d’administrateur d’Exor était l’un des éléments utilisés par les autorités
internes afin d’apprécier si M. Grande Stevens s’était rendu coupable de
l’infraction reprochée, il convient d’observer que l’intéressé a eu
connaissance en temps utile du fait qu’une telle qualité lui avait été
attribuée, et a pu présenter des arguments factuels et juridiques sur ce point
tant devant la CONSOB que devant la cour d’appel (paragraphe 29 ci‑dessus ;
voir, mutatis mutandis, D.C. c. Italie (déc.),
no 55990/00, 28 février 2002, et Dallos c. Hongrie, no 29082/95, §§ 49-53, 1er mars
2001). Et cette dernière a finalement reconnu que M.
Grande Stevens ne possédait pas la qualité en question (paragraphe 36 ci-dessus).
174. Dès
lors, la Cour ne constate aucune atteinte au droit, garanti au requérant par
l’article 6 § 3 a) et b) de la Convention, d’être informé de la nature et de la
cause de l’accusation portée contre lui et de disposer du temps et des
facilités nécessaires à la préparation de sa défense.
175. Enfin, dans la mesure où
M. Grande Stevens invoque l’alinéa c) du troisième paragraphe de l’article 6,
la Cour ne voit pas en quoi l’intéressé aurait été privé de son droit à se
défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
176. Les requérants se
plaignent d’une violation de leur droit au respect de leurs biens, tel que
garanti par l’article 1 du Protocole no 1.
Cette
disposition est ainsi libellée :
« Toute personne
physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de
sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues
par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions
précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre
en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des
biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts
ou d’autres contributions ou des amendes. »
177. Le Gouvernement conteste
la thèse des requérants.
178. La Cour relève que ce
grief est lié à ceux examinés ci-dessus et doit donc aussi être déclaré
recevable.
A. Arguments
des parties
1. Les
requérants
179. Les requérants
considèrent que les violations de la « légalité conventionnelle »
qu’ils ont dénoncées sous l’angle de l’article 6 de la Convention ont affecté
la légalité des sanctions qui leur ont été infligées, et donc des mesures ayant
porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Ils rappellent que la
jurisprudence de la Cour connaît de nombreux exemples montrant qu’une violation
de l’article 1 du Protocole no 1 peut découler de la violation
d’autres dispositions de la Convention (voir, notamment, Luordo c. Italie, no 32190/96,
17 juillet 2003 ; Sud Fondi S.r.l. et autres
c. Italie, no 75909/01, 20
janvier 2009 ; et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, 7 juin 2012).
180. Les sanctions
litigieuses n’ayant pas une base légale suffisante, il y aurait eu de surcroît
rupture du juste équilibre devant être assuré en matière de réglementation de
l’usage des biens. À cet égard, les requérants observent que selon les
instructions données par la CONSOB elle-même, il n’y avait pas d’obligation
d’informer le public au sujet d’accords hypothétiques non encore parfaits.
2. Le
Gouvernement
181. Le Gouvernement soutient
que les requérants n’ont pas été punis pour une omission et que les sanctions
infligées étaient prévues par une loi – à savoir, par l’article 187 ter du décret législatif no
58 de 1998 – accessible et d’application prévisible. Les requérants, des
opérateurs économiques professionnels, avaient pleine connaissance de la nature
fausse et trompeuse des communiqués de presse incriminés ; il ne serait
pas raisonnable de penser qu’ils pouvaient ignorer les initiatives prises pour
permettre à Exor de rester l’actionnaire ayant le
contrôle de FIAT. En plus, ces sanctions étaient proportionnées à la gravité de
l’infraction, ont maintenu un juste équilibre entre l’intérêt public et
l’intérêt privé, et ont été infligées à l’issue d’une longue procédure
administrative et judiciaire offrant des garanties suffisantes contre
l’arbitraire. La CONSOB et les juridictions judiciaires ont attentivement pris
en compte la nature de la conduite incriminée, le préjudice provoqué et les
gains obtenus, ainsi que la position, le degré de participation et les
intentions des requérants.
182. Le Gouvernement souligne
que le comportement des requérants a porté une atteinte sérieuse à l’intégrité
des marchés financiers et à la confiance du public dans la sécurité des
transactions. De plus, l’infraction a été commise dans le cadre d’une opération
financière extraordinaire et de très grande ampleur, qui a coûté plus de
500 000 000 EUR et qui concernait le contrôle de l’un des plus
grands constructeurs automobiles du monde.
B. Appréciation
de la Cour
1. Sur
l’existence d’une ingérence, et sur la norme applicable
183. La Cour observe que les
requérants ont été condamnés par la CONSOB et la cour d’appel de Turin au
paiement de lourdes amendes, allant de 500 000 à
3 000 000 EUR (paragraphes 25 et 30 ci-dessus), ce qui s’analyse en une
ingérence dans le droit des intéressés au respect de leurs biens. Ceci n’est
d’ailleurs pas contesté par le Gouvernement.
184. La Cour rappelle que l’article 1 du
Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui
s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère
général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant
dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la
subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le
second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir de réglementer
l’usage des biens, conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement
des impôts ou d’autres contributions ou des amendes
(voir, entre autres, National
& Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et
Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 78, Recueil 1997-VII).
185. La Cour considère que
les amendes infligées aux requérants relèvent du deuxième alinéa de l’article
1, et notamment du pouvoir de l’État de règlementer l’usage des biens pour
assurer le paiement des amendes.
2. Sur
la légalité de l’ingérence
186. La
Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et
surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au
respect des biens soit légale (Varesi et autres c.
Italie (déc.), no 49407/08, § 36, 12 mars
2013) : la seconde phrase du premier alinéa de cet
article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions
prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit
de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois » (OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04,
§ 559, 20 septembre 2011). De plus, la
prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société
démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no
31107/96, § 58, CEDH 1999-II, et Capital
Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99,
§ 133, ECHR 2005‑XII (extraits)).
187. Pour
répondre à cette exigence de légalité, le droit interne doit offrir une
certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique
au droit au respect des biens (Capital Bank AD, précité, § 134 ; Zlínsat, spol. s r.o. c.
Bulgarie, no 57785/00, § 98, 15 juin 2006 ; Družstevní Záložna Pria et
autres c. République tchèque, no 72034/01, § 89, 31 juillet
2008 ; et Forminster Enterprises
Limited c. République tchèque, no 38238/04, § 69,
9 octobre 2008).
188. Nonobstant
le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, les procédures
applicables en l’espèce doivent offrir à la personne concernée une occasion
adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester
effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette
disposition (Sovtransavto Holding c. Ukraine,
no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII ; Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §
83, CEDH 2007-I ; J.A. Pye (Oxford) Ltd et
J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no
44302/02, § 57, CEDH 2007-III ; Ukraine‑Tyumen c. Ukraine, no 22603/02,
§ 51, 22 novembre 2007 ; Zehentner c. Autriche,
no 20082/02, § 75, 16 juillet 2009 ; et Shesti Mai Engineering OOD et autres c. Bulgarie, no 17854/04,
§ 79, 20 septembre 2011 ; voir également, mutatis mutandis, Al‑Nashif
c. Bulgarie,
no 50963/99, § 123, 20 juin 2002). Pour s’assurer
du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures
applicables d’un point de vue général (voir Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV,
et Družstevní Záložna
Pria et autres, précité, § 89).
189. La Cour relève que les parties
s’accordent à reconnaître que les amendes infligées aux requérants avaient une
base légale suffisamment claire et accessible en droit italien, à savoir
l’article 187 ter du décret
législatif no 58 du 24 février 1998 (paragraphe 20
ci-dessus). Cette disposition punit, entre autres, toute personne qui diffuse
des informations fausses ou trompeuses à propos d’instruments financiers. Or,
selon les autorités internes, les requérants ont eu un comportement de cette
nature à travers les communiqués de presse décrits aux paragraphes 13
et 14
ci‑dessus.
190. La Cour note de surcroît
que les amendes en question ont été infligées par la CONSOB à l’issue d’une
procédure au cours de laquelle les requérants ont pu présenter leurs défenses.
Même si la procédure devant la CONSOB n’a pas satisfait à toutes les exigences
de l’article 6 de la Convention, comme noté plus haut (paragraphe
151 ci-dessus), les requérants ont
ensuite disposé d’un accès à un organe judiciaire de pleine juridiction, en
l’occurrence la cour d’appel de Turin, compétente pour examiner toutes les
questions de fait et de droit pertinentes pour le sort de leur cause. De plus,
ils ont eu le loisir de se pourvoir en cassation contre les arrêts de la cour
d’appel (paragraphe 37
ci-dessus), et ont ainsi disposé d’un contrôle supplémentaire de légalité.
191. Dans ces conditions, la
Cour ne saurait conclure que les requérants n’ont pas disposé de garanties
procédurales adéquates contre l’arbitraire ou qu’ils n’ont pas eu la
possibilité de contester les mesures ayant affecté leur droit au respect de
leurs biens.
192. Il est vrai que la Cour
vient de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de
la Convention à raison du fait que les audiences devant la cour d’appel de
Turin n’ont pas été publiques (paragraphe 161
ci-dessus). Cependant, cette circonstance ne saurait, à elle seule, affecter la
légalité des mesures litigieuses ou être constitutive d’un manquement aux
obligations positives de l’État découlant de l’article 1 du Protocole no
1.
193. Il reste à déterminer si
l’ingérence était conforme à l’intérêt général et proportionnée aux buts
légitimes poursuivis.
3. Sur
la question de savoir si l’ingérence était conforme à l’intérêt général
194. La Cour observe que
l’interdiction de diffuser des informations fausses ou trompeuses à propos
d’instruments financiers vise à garantir l’intégrité des marchés financiers et
à maintenir la confiance du public dans la sécurité des transactions.
195. Il ne fait pas de doutes
pour la Cour qu’il s’agit là d’un but d’intérêt général. La Cour est consciente
de l’importance que revêt pour les États membres la lutte contre les abus de
marché et observe que des normes communautaires (à savoir la directive
2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 – paragraphe 60
ci-dessus) visent à mettre en place des dispositifs efficaces contre les
opérations d’initiés et les manipulations de marché.
4. Sur
la proportionnalité de l’ingérence
196. Il reste à établir si les
autorités ont en l’espèce ménagé un rapport raisonnable de proportionnalité
entre les moyens employés et le but poursuivi, et donc un
« juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la
collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I, et Air Canada c. Royaume-Uni, 5 mai 1995, § 36, série A no 316-A). Ce juste équilibre est rompu si la personne concernée
doit supporter une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth
c. Suède, 23 septembre 1982, §§
69-74, série A no 52, et Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08,
53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 57, 31 mai 2011).
197. En l’espèce, faisant
usage de leur droit d’établir les faits, les autorités internes ont estimé que
le 24 août 2005, date des communiqués de presse incriminés, le projet visant à
une renégociation du contrat d’equity swap avec
Merrill Lynch International
Ltd existait et était en cours d’exécution, et que les
requérants ont sciemment omis de mentionner cette circonstance, donnant par là
une fausse représentation de la situation de l’époque (paragraphes 27 et 35 ci-dessus).
198. La Cour observe que par
la conclusion de l’accord modifiant le contrat d’equity swap, Exor a maintenu sa participation
de 30 % dans le capital de FIAT (paragraphe 19
ci-dessus), l’un de plus importants constructeurs d’automobiles du monde.
Ainsi, la perspective d’une acquisition de 28 % du capital social par des
banques a été écartée, et avec elle toutes les conséquences qu’une telle
acquisition aurait pu avoir sur le contrôle de FIAT (paragraphe 7
ci-dessus). Aux yeux de la Cour, il s’agissait de questions revêtant, à
l’époque, un intérêt primordial pour les investisseurs, et la circonstance que
des informations fausses ou trompeuses aient été diffusées à cet égard
présentait une gravité indéniable.
199. Dès lors, les amendes
infligées aux requérants, bien que sévères, n’apparaissent pas
disproportionnées par rapport à la conduite qui leur a été reprochée. À cet
égard, la Cour observe que dans la fixation du montant des sanctions, la CONSOB
a pris en considération la position occupée par les personnes concernées et l’existence
d’un dol (paragraphe 27
ci-dessus) et que la cour d’appel a réduit les amendes infligées à trois des
requérants (paragraphe 30
ci-dessus). Dès lors, on ne saurait considérer que les autorités internes ont
appliqué les sanctions sans tenir compte des circonstances particulières de
l’espèce ou que les requérants ont été contraints de supporter
une charge excessive et exorbitante.
5. Conclusion
200. À la lumière de ce qui
précède, la Cour estime que les sanctions infligées aux requérants étaient
« légales » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et
qu’elles s’analysaient en des mesures nécessaires pour assurer le paiement des
amendes.
201. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du
Protocole no 1.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 7
202. Les requérants
s’estiment victimes d’une violation du principe ne bis in idem, tel que garanti par l’article 4 du Protocole no
7.
Cette
disposition se lit ainsi :
« 1. Nul
ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en
raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un
jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.
2. Les
dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès,
conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits
nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure
précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.
3. Aucune
dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de
la Convention. »
203. Le Gouvernement conteste
cette thèse.
A. Sur
la recevabilité
1. La
réserve de l’Italie relative à l’article 4 du Protocole no 7
204. Le Gouvernement note que l’Italie a fait une déclaration
selon laquelle les articles 2 à 4 du Protocole no 7 ne
s’appliquent qu’aux infractions, aux procédures et aux décisions qualifiées de
pénales par la loi italienne. Or, la loi italienne ne qualifie pas de pénales
les infractions sanctionnées par la CONSOB. De plus, la déclaration de l’Italie
serait similaire à celles faites par d’autres États (notamment, l’Allemagne, la
France et le Portugal).
205. Les requérants
rétorquent que l’article 4 du Protocole no 7, auquel aucune
dérogation ne peut être faite au sens de l’article 15 de la Convention,
concerne un droit relevant de l’ordre public européen. Selon eux, la
déclaration faite par l’Italie lors du dépôt de l’instrument de ratification du
Protocole no 7 n’aurait pas la portée d’une réserve au sens de
l’article 57 de la Convention, qui n’autorise pas les réserves de caractère
général. De plus, la déclaration litigieuse ne se rattache pas à « une
loi » en vigueur au moment de sa formulation et ne renferme pas un
« bref exposé » de cette loi. La déclaration en question serait donc
sans incidence quant aux obligations assumées par l’Italie.
206. La Cour observe que le
Gouvernement allègue avoir émis une réserve quant à l’application des articles
2 à 4 du Protocole no 7 (paragraphe 204
ci-dessus). Indépendamment de la question de l’applicabilité de cette réserve,
la Cour doit examiner sa validité ; en d’autres termes, elle doit
déterminer si la réserve satisfait aux exigences de l’article 57 de la
Convention (Eisenstecken c. Autriche, no 29477/95,
§ 28, CEDH 2000-X).
Cette
disposition est ainsi libellée :
« 1. Tout
État peut, au moment de la signature de la (...) Convention ou du dépôt de son
instrument de ratification, formuler une réserve au sujet d’une disposition
particulière de la Convention, dans la mesure où une loi alors en vigueur sur
son territoire n’est pas conforme à cette disposition. Les réserves de
caractère général ne sont pas autorisées aux termes du présent article.
2. Toute
réserve émise conformément au présent article comporte un bref exposé de la loi
en cause. »
207. La
Cour rappelle que, pour être valable, une réserve doit répondre aux conditions
suivantes : 1) elle doit être faite au moment où la Convention ou ses
Protocoles sont signés ou ratifiés ; 2) elle doit porter sur des lois
déterminées en vigueur à l’époque de la ratification ; 3) elle ne doit pas
revêtir un caractère général ; 4) elle doit comporter un bref exposé de la
loi visée (Põder
et autres c. Estonie (déc.), no 67723/01, CEDH
2005‑VIII, et Liepājnieks c. Lettonie (déc.),
no 37586/06, § 45, 2 novembre 2010).
208. La Cour a eu l’occasion de préciser
que l’article 57 § 1 de la Convention exige de la part des États contractants
« précision et clarté », et qu’en leur demandant de soumettre un bref
exposé de la loi en cause, cette disposition n’expose pas une « simple
exigence de forme » mais édicte une « condition de fond » qui
constitue « à la fois un élément de preuve et un facteur de sécurité
juridique » (Belilos c. Suisse, 29 avril 1988, §§ 55 et
59, série A no 132 ; Weber
c. Suisse, 22 mai 1990, § 38, série A no 177 ; et Eisenstecken,
précité, § 24).
209. Par
« réserve de caractère général », l’article 57 entend notamment une
réserve rédigée en des termes trop vagues ou amples pour que l’on puisse en
apprécier le sens et le champ d’application exacts. Le libellé de la
déclaration doit permettre de mesurer au juste la portée de l’engagement de
l’État contractant, en particulier quant aux catégories de litiges visés, et ne
doit pas se prêter à différentes interprétations (Belilos, précité, § 55).
210. En l’espèce, la Cour
relève l’absence dans la réserve en question d’un « bref exposé » de
la loi ou des lois prétendument incompatibles avec l’article 4 du Protocole no
7. On peut déduire du libellé de la réserve que l’Italie a entendu exclure du
champ d’application de cette disposition toutes les infractions et les
procédures qui ne sont pas qualifiées de « pénales » par la loi
italienne. Il n’empêche qu’une réserve qui n’invoque ni ne mentionne les
dispositions spécifiques de l’ordre juridique italien excluant des infractions
ou des procédures du champ d’application de l’article 4 du Protocole no
7, n’offre pas à un degré suffisant la garantie qu’elle ne va pas au-delà des
dispositions explicitement écartées par l’État contractant (voir, mutatis mutandis, Chorherr c. Autriche, 25 août
1993, § 20, série A no 266‑B ; Gradinger c. Autriche, 23 octobre 1995, § 51, série
A no 328‑C ;
et Eisenstecken,
précité, § 29 ; voir également, a
contrario, Kozlova et Smirnova c. Lettonie (déc.), no
57381/00, CEDH 2001‑XI). À cet égard, la Cour rappelle que même des
difficultés pratiques importantes dans l’indication et la description de toutes
les dispositions concernées par la réserve ne sauraient justifier le
non-respect des conditions édictées à l’article 57 de la Convention
(Liepājnieks, decision
précitée, § 54).
211. Par conséquent, la
réserve invoquée par l’Italie ne satisfait pas aux exigences de
l’article 57 § 2 de la Convention. Cette conclusion suffit à fonder
l’invalidité de la réserve, sans qu’il s’impose de se pencher de surcroît sur
le respect des autres conditions formulées dans l’article 57 (voir, mutatis mutandis, Eisenstecken, précité,
§ 30).
2. Autres
motifs d’irrecevabilité
212. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au
sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne
se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments
des parties
a) Les
requérants
213. Les requérants observent
qu’ils ont subi une sanction pénale à la suite de la procédure devant la
CONSOB, et qu’ils ont fait l’objet de poursuites pénales pour les mêmes faits.
214. Quant à la question de
savoir si la procédure devant la CONSOB et la procédure pénale avaient trait à
la même « infraction », les requérants rappellent les principes
dégagés par la Grande Chambre dans l’affaire Sergueï Zolotoukhine
c. Russie ([GC], no 14939/03, 10 février 2009), où la Cour a
conclu qu’il est interdit de poursuivre une personne pour une seconde
« infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits
identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes. À leurs yeux, tel
était de toute évidence le cas en l’espèce.
À cet égard,
les requérants rappellent que si la CJUE a certes précisé que l’article 50 de
la Charte des droits fondamentaux ne s’opposait pas à ce qu’un État membre
impose successivement, pour un seul et même ensemble de faits de non-respect
d’obligations déclaratives dans le domaine de la taxe sur la valeur ajoutée,
une sanction fiscale et une sanction pénale, c’est à la condition que la
première sanction ne revête pas un caractère pénal (voir Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson,
arrêt précité, point 1 du dispositif) ; or, selon eux, cette condition
fait défaut en l’espèce, puisque nonobstant leur qualification formelle en
droit italien, les sanctions prononcées par la CONSOB revêtiraient bien un
caractère pénal au sens de la jurisprudence de la Cour.
b) Le
Gouvernement
215. Se référant aux arguments
développés sous l’angle de l’article 6 de la Convention, le Gouvernement
soutient tout d’abord que la procédure devant la CONSOB ne portait pas sur une
« accusation en matière pénale » et que la décision de la CONSOB
n’était pas de nature « pénale ».
216. Par ailleurs, le droit de l’Union européenne a ouvertement
autorisé le recours à une double sanction (administrative et pénale) dans le
cadre de la lutte contre les conduites abusives sur les marchés financiers. Un
tel recours constituerait une tradition constitutionnelle commune aux États
membres, en particulier dans des domaines tels que la taxation, les politiques
environnementales et la sûreté publique. Compte tenu de cela, et du fait que
certains États n’ont pas ratifié le Protocole no 7 ou ont émis des
déclarations à son propos, il serait permis de considérer que la Convention ne
garantit pas le principe ne bis in idem de
la même manière qu’elle le fait pour d’autres principes fondamentaux. Dès lors,
il n’y aurait pas lieu d’estimer que l’imposition d’une sanction administrative
définitive empêche l’ouverture de poursuites pénales. Le Gouvernement se
réfère, sur ce point, à l’opinion exprimée devant la CJUE par l’avocat général
dans ses conclusions du 12 juin 2012 sur l’affaire Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson,
précitée.
217. En tout état de cause,
la procédure pénale pendante contre les requérants ne concernerait pas la même
infraction que celle qui a été sanctionnée par la CONSOB. En effet, il y aurait
une différence claire entre les infractions prévues respectivement par les
articles 187 ter et 185 du décret
législatif no 58 de 1998, car seule la deuxième requiert
l’existence d’un dol (une simple négligence n’étant pas suffisante) et de la
capacité des informations fausses ou trompeuses diffusées à produire une
altération significative des marchés financiers. Par ailleurs, seule la
procédure pénale est susceptible de conduire à l’infliction de peines
privatives de liberté. Le Gouvernement se réfère à l’affaire R.T. c. Suisse ((déc.), no 31982/96,
30 mai 2000), où la Cour a précisé que l’infliction de sanctions par deux
autorités différentes (l’une administrative, l’autre pénale) n’est pas
incompatible avec l’article 4 du Protocole no 7. À cet égard, la
circonstance qu’une même conduite pourrait violer à la fois l’article 187 ter et l’article 185 du décret
législatif no 58 de 1998 ne serait pas pertinente, car il
s’agirait d’un cas typique de concours idéal
d’infractions, caractérisé par la circonstance qu’un fait pénal unique se
décompose en deux infractions distinctes (voir Oliveira c. Suisse, no 25711/94,
§ 26, 30 juillet 1998 ; Goktan c. France,
no 33402/96, § 50, 2 juillet
2002 ; Gauthier c. France (déc.),
no 61178/00, 24 juin 2003 ; et Ongun c. Turquie (déc.), no 15737/02, 10 octobre 2006).
218. Enfin, il convient de
noter qu’afin d’assurer la proportionnalité de la peine aux faits reprochés, le
juge pénal peut tenir compte de l’infliction préalable d’une sanction administrative,
et décider de réduire la sanction pénale. Notamment, le montant de l’amende
administrative est déduit de la peine pécuniaire pénale (article 187 terdecies du décret législatif no 58
de 1998) et les biens déjà saisis dans le cadre de la procédure administrative
ne peuvent pas être confisqués.
2. Appréciation
de la Cour
219. La Cour rappelle que dans
l’affaire Sergueï Zolotoukhine (précité,
§ 82), la Grande Chambre a précisé que l’article 4
du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre
ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant
que celle-ci a pour origine des faits qui sont en substance les mêmes.
220. La garantie consacrée à
l’article 4 du Protocole no 7 entre en jeu
lorsque de nouvelles poursuites sont engagées et que la décision antérieure
d’acquittement ou de condamnation est déjà passée en force de chose jugée. À ce
stade, les éléments du dossier comprendront forcément la décision par laquelle
la première « procédure pénale » s’est terminée et la liste des
accusations portées contre le requérant dans la nouvelle procédure.
Normalement, ces pièces renfermeront un exposé des faits concernant
l’infraction pour laquelle le requérant a déjà été jugé et un autre se
rapportant à la seconde infraction dont il est accusé. Ces exposés constituent
un utile point de départ pour l’examen par la Cour de la question de savoir si
les faits des deux procédures sont identiques ou sont en substance les mêmes.
Peu importe quelles parties de ces nouvelles accusations sont finalement
retenues ou écartées dans la procédure ultérieure, puisque l’article 4 du
Protocole no 7 énonce une garantie contre de nouvelles poursuites ou
le risque de nouvelles poursuites, et non l’interdiction d’une seconde
condamnation ou d’un second acquittement (Sergueï Zolotoukhine, précité,
§ 83).
221. La Cour doit donc faire
porter son examen sur les faits décrits dans ces exposés, qui constituent un
ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant
et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace, l’existence
de ces circonstances devant être démontrée pour qu’une condamnation puisse être
prononcée ou que des poursuites pénales puissent être engagées (Sergueï Zolotoukhine, précité,
§ 84).
222. Faisant application de
ces principes en l’espèce, la Cour note tout d’abord qu’elle vient de conclure,
sous l’angle de l’article 6 de la Convention, qu’il y avait bien lieu de
considérer que la procédure devant la CONSOB portait sur une « accusation
en matière pénale » contre les requérants (paragraphe 101
ci-dessus) et observe également que les condamnations infligées par la CONSOB
et partiellement réduites par la cour d’appel ont acquis l’autorité de la chose
jugée le 23 juin 2009, lors du prononcé des arrêts de la Cour de cassation
(paragraphe 38
ci-dessus). À partir de ce moment, les requérants devaient donc être
considérés comme ayant été « déjà condamnés en raison d’une infraction par
un jugement définitif » au sens de l’article 4 du Protocole no
7.
223. En dépit de cela, les
nouvelles poursuites pénales qui avaient entre-temps été ouvertes à leur
encontre (paragraphes 39-40
ci-dessus) n’ont pas été arrêtées, et ont conduit au prononcé de jugements de
première et deuxième instance.
224. Il reste à déterminer si
ces nouvelles poursuites avaient pour origine des faits
qui étaient en substance les mêmes que ceux ayant fait l’objet de la
condamnation définitive. À cet égard, la Cour note que, contrairement à ce que
semble affirmer le Gouvernement (paragraphe 217 ci-dessus), il ressort des principes énoncés
dans l’affaire Sergueï
Zolotoukhine précitée que la question à trancher
n’est pas celle de savoir si les éléments constitutifs des infractions prévues
par les articles 187 ter et 185 § 1
du décret législatif no 58 de 1998 sont ou non identiques,
mais celle de déterminer si les faits reprochés aux requérants devant la CONSOB
et devant les juridictions pénales se référaient à la même conduite.
225. Devant la CONSOB, les
requérants étaient accusés, pour l’essentiel, de ne pas avoir mentionné dans les communiqués de presse du 24
août 2005 le projet visant à une renégociation du contrat
d’equity swap avec Merrill Lynch International
Ltd alors que ce projet existait déjà et se trouvait à un
stade avancé de réalisation (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Ils ont ensuite été condamnés
pour cela par la CONSOB et par la cour d’appel de Turin (paragraphes 27 et 35 ci-dessus).
226. Devant les juridictions
pénales, les intéressés ont été accusés d’avoir déclaré, dans les mêmes communiqués,
qu’Exor n’avait ni entamé ni étudié d’initiatives
concernant l’échéance du contrat de financement, alors que l’accord modifiant
l’equity swap avait déjà été examiné et conclu,
information qui aurait été cachée afin d’éviter une probable chute du prix des
actions FIAT (paragraphe 40
ci-dessus).
227. Aux yeux de la Cour, il
s’agit clairement d’une seule et même conduite de la part des mêmes personnes à
la même date. Par ailleurs, la cour d’appel de Turin elle-même, dans ses arrêts
du 23 janvier 2008, a admis que les articles 187 ter et 185 § 1 du décret législatif no
58 de 1998 avaient pour objet la même conduite, à savoir la diffusion de
fausses informations (paragraphe 34
ci-dessus). Il s’ensuit que les nouvelles poursuites concernaient
une seconde « infraction » ayant pour origine des faits identiques à
ceux qui avaient fait l’objet de la première condamnation définitive.
228. Ce constat suffit pour conclure à la violation de
l’article 4 du Protocole no 7.
229. Par ailleurs, dans la
mesure où le Gouvernement affirme que le droit de l’Union européenne aurait
ouvertement autorisé le recours à une double sanction (administrative et
pénale) dans le cadre de la lutte contre les conduites abusives sur les marchés
financiers (paragraphe 216
ci-dessus), la Cour, tout en précisant que sa tâche n’est pas celle
d’interpréter la jurisprudence de la CJUE, relève que dans son arrêt du 23 décembre 2009, rendu dans l’affaire Spector Photo Group, précité, la CJUE a indiqué que l’article 14 de la
directive 2003/6 n’impose pas aux États membres de prévoir des sanctions
pénales à l’encontre des auteurs d’opérations d’initiés, mais se limite à
énoncer que ces États sont tenus de veiller à ce que des sanctions
administratives soient appliquées à l’encontre des personnes responsables d’une
violation des dispositions arrêtées en application de cette directive. Elle a
également alerté les États sur le fait que de telles sanctions administratives
étaient susceptibles, aux fins de l’application de la Convention, de se voir
qualifiées de sanctions pénales (paragraphe 61
ci‑dessus). De plus, dans son arrêt Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, précité, relatif au domaine de la taxe sur la
valeur ajoutée, la CJUE a précisé qu’en vertu du principe ne bis in idem, un État
ne peut imposer une double sanction (fiscale et pénale) pour les mêmes faits
qu’à la condition que la première sanction ne revête pas un caractère pénal
(paragraphe 92
ci‑dessus).
VI. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES
41 ET 46 DE LA CONVENTION
230. Aux termes de l’article
41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y
a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de
la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les
conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a
lieu, une satisfaction équitable. »
231. Dans ses parties
pertinentes, l’article 46 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Les Hautes
Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la
Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de
la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution
(...) »
A. Indication
de mesures générales et individuelles
1. Principes
généraux
232. Tout arrêt constatant
une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard
de l’article 46 de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en
effacer les conséquences, de manière à rétablir autant que faire se peut la
situation antérieure à celle-ci. Si, en revanche, le droit national ne permet
pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation,
l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée s’il y a lieu la
satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’État
défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses
Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées
à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du
Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant,
individuelles à adopter dans son ordre juridique interne (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98,
§ 47, CEDH 2004‑I ; Assanidzé c. Géorgie [GC],
no 71503/01, § 198, CEDH 2004‑II ; et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99,
§ 487, CEDH 2004-VII).
233. La Cour rappelle que ses
arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général c’est au
premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous le contrôle du
Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne
pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention,
pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues
dans l’arrêt de la Cour (voir, entre autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos
39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII ; Brumărescu c. Roumanie (satisfaction
équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I ; et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99,
§ 210, CEDH 2005-IV). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution
d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation
primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le
respect des droits et libertés garantis (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (Article 50), 31
octobre 1995, § 34, série
A no 330‑B).
234. Cependant, à titre
exceptionnel, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au titre de
l’article 46, la Cour cherche à indiquer le type de mesures à prendre pour
mettre un terme à la situation structurelle qu’elle constate. Dans ce contexte,
elle peut formuler plusieurs options dont le choix et l’accomplissement restent
à la discrétion de l’État concerné (voir, par exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96,
§ 194, CEDH 2004-V). Dans certains cas, il arrive que la nature même
de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes
de mesures propres à y remédier, auquel cas la Cour peut décider de n’indiquer
qu’une seule mesure de ce type (voir, par exemple, Assanidzé, précité, §§ 202
et 203 ; Alexanian c. Russie, no 46468/06,
§ 240, 22 décembre 2008 ; Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, §§ 176 et 177, 22 avril 2010 ; et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 208, 9 janvier 2013).
2. Application
de ces principes en l’espèce
235. Dans les circonstances
particulières de la présente espèce, la Cour n’estime pas nécessaire d’indiquer
des mesures générales que l’État devrait adopter pour l’exécution du présent
arrêt.
236. Pour ce qui est, en
revanche, des mesures individuelles, la Cour estime qu’en l’espèce, la nature
même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi
différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier.
237. Dans ces conditions, eu égard aux circonstances
particulières de l’affaire et au besoin urgent de mettre fin à la violation de
l’article 4 du Protocole no 7 (paragraphe 228
ci-dessus), la Cour estime qu’il incombe à l’État défendeur de veiller à ce que
les nouvelles poursuites pénales ouvertes contre les requérants en violation de
cette disposition et encore pendantes, à la date des dernières informations
reçues, à l’égard de MM. Gabetti et Grande
Stevens, soient clôturées dans les plus brefs délais et sans conséquences
préjudiciables pour les requérants (voir, mutatis
mutandis, Assanidzé,
précité, § 203, et Oleksandr Volkov,
précité, § 208).
B. Dommage
238. Au titre du préjudice
matériel qu’ils auraient subi, les requérants demandent la restitution des
sommes payées à la CONSOB à titre de sanction pécuniaire (pour un total de
16 000 000 EUR), augmentées des intérêts légaux. Ils demandent
en outre une réparation pour préjudice moral – dont ils demandent à la Cour de
fixer le montant en équité – et soulignent leur volonté de rétablir leur
honorabilité professionnelle, gravement atteinte selon eux par la publication
de leur condamnation dans le bulletin de la CONSOB et par le retentissement
médiatique de leurs vicissitudes.
239. Le Gouvernement ne
présente pas d’observations à ce sujet.
240. La Cour observe qu’elle
vient de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à
cause de l’absence d’une audience publique devant la cour d’appel de Turin et
de l’article 4 du Protocole no 7 en raison du fait que de
nouvelles poursuites pénales ont été ouvertes après la condamnation définitive
des requérants. Ces constats n’impliquent pas que les sanctions infligées par
la CONSOB étaient en elles-mêmes contraires à la Convention ou à ses
Protocoles. À cet égard, la Cour observe qu’elle a estimé qu’il n’y avait pas
eu violation du droit au respect des biens des requérants, tels que garanti par
l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 201
ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité
entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette la
demande y afférente.
241. Pour ce qui est du
préjudice moral lié à l’absence d’audience publique devant la cour d’appel de
Turin et à l’ouverture de nouvelles poursuites envers les requérants, la Cour, statuant en équité, décide d’allouer 10 000 EUR à
chacun des requérants à ce titre.
C. Frais et dépens
242. S’appuyant sur les notes
de frais de leurs avocats, les requérants demandent également la somme totale
de 20 638 980,69 EUR pour les frais et dépens engagés tant
devant les juridictions internes que devant la Cour.
243. Le Gouvernement n’a pas
présenté de commentaires à ce sujet.
244. Selon la jurisprudence
de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et
dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des
documents en sa possession, de sa jurisprudence et du fait que les requérants ont été contraints de se défendre au cours
d’une procédure pénale entamée et poursuivie en violation de l’article 4 du
Protocole no 7, la Cour estime raisonnable la somme de
40 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants
conjointement.
D. Intérêts moratoires
245. La Cour juge approprié
de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité
de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, le restant des
requêtes recevables ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu
violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y
a pas eu violation de l’article 6 § 3 a) et c) à l’égard de M.
Grande Stevens ;
4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il
n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu
violation de l’article 4 du Protocole no 7 ;
6. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit veiller à ce que les nouvelles
poursuites pénales ouvertes contre les requérants en violation de
l’article 4 du Protocole no 7 et encore pendantes, à la
date des dernières informations reçues, à l’égard de MM. Gabetti et Grande Stevens, soient clôturées dans les plus
brefs délais (paragraphe 237 ci-dessus) ;
7. Dit, à l’unanimité,
a) que
l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt
sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de
la Convention, les sommes suivantes :
i) 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt, à chaque requérant pour dommage moral ;
ii) 40 000 EUR (quarante mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, aux requérants
conjointement pour frais et dépens ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, par cinq voix contre deux, la
demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 4 mars 2014, en application de
l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Işıl Karakaş
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint,
conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement,
l’exposé de l’opinion commune en partie concordante et en partie dissidente des
juges Karakaş et Pinto de Albuquerque.
A.I.K.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE
DES JUGES KARAKAŞ ET
PINTO DE ALBUQUERQUE
1. Dans
l’affaire Grande Stevens et autres,
la Cour se trouve à nouveau confrontée au problème majeur du contrôle
juridictionnel des sanctions administratives pécuniaires et non pécuniaires
imposées par les autorités administratives italiennes[2].
L’importance de cette affaire tient non seulement à la complexité des
différents défauts de procédure qui ont entaché tant la procédure
administrative que la procédure judiciaire ayant abouti à l’imposition de
sanctions administratives manifestement disproportionnées, mais encore au fait
que par la suite, certains des requérants ont encore été poursuivis et
sanctionnés dans le cadre d’une nouvelle procédure, pénale, pour les mêmes
faits que ceux sur lesquels avait porté la procédure administrative. Compte
tenu de ce que plusieurs autres juridictions européennes sont confrontées à
problèmes similaires, on peut dire que la répercussion de cette affaire dépasse
largement les limites du système juridique italien.
2. Nous
sommes d’accord avec la majorité pour dire que l’article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme (la Convention) dans son volet pénal est
applicable à la procédure administrative et à la procédure judiciaire prévues
par l’article 187 septis
du TUF (Testo unico
delle disposizioni in materia
di intermediazione finanziaria, texte consolidé des dispositions
relatives à l’intermédiation financière) et l’article 23 de la loi no 689
du 24 novembre 1981 ainsi qu’aux peines imposées subséquemment en vertu de
l’article 187 ter du TUF ; que
la procédure administrative menée devant la CONSOB (Commissione Nazionale per le Società
e la Borsa, Commission nationale des sociétés et
de la bourse) n’a pas été équitable ; et que la procédure menée devant la
cour d’appel et la Cour de cassation n’a pas remédié à ce défaut d’équité. En
revanche, contrairement à la majorité, nous considérons que la conclusion selon
laquelle les requérants n’ont disposé d’aucun recours effectif devant les
juridictions internes ne découle pas seulement du fait que la cour d’appel n’a
pas tenu d’audience publique. Nous estimons que le cœur de la violation de
l’article 6 réside dans le fait qu’il n’y a pas eu d’examen contradictoire des
témoignages contestés et que les requérants n’ont pas été entendus dans le
cadre d’une audience tenue devant un tribunal.
3. Nous
ne partageons pas non plus l’avis de la majorité en ce qui concerne la légalité
et la proportionnalité des peines imposées par la cour d’appel et confirmées
par la Cour de cassation et le montant de la satisfaction équitable fixée par
la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour). Enfin, le juge Pinto de
Albuquerque trouve aussi que la modification de l’accusation par la cour d’appel
n’est pas compatible avec la Convention.
Le caractère inéquitable de la procédure menée devant la CONSOB
4. Les
requérants ont été jugés coupables de l’infraction administrative de
manipulation du marché. Cette infraction est prévue à l’article 187 ter du TUF et passible de sanctions qui
sont fixées en vertu d’une procédure définie aux articles 187 septis du TUF et
23 de la loi no 689 du 24 novembre 1981. La procédure menée
devant la CONSOB n’est pas équitable au regard des normes posées par l’article 6
de la Convention[3].
5. Selon
l’article 2 de la résolution no 15086 de la CONSOB en date du
21 juin 2005, la procédure répressive commence par la communication
officielle à l’intéressé de l’infraction dont il est soupçonné (la formale contestazione degli addebiti) sur la base d’éléments résultant de
l’activité de supervision de l’institution. Soit ex officio soit à l’issue d’un
signalement opéré par une autre autorité publique nationale ou étrangère ou
d’une dénonciation faite par un particulier, la CONSOB peut entamer une
procédure secrète de pré-enquête (fase pre-istruttoria), pendant
laquelle la personne contrôlée peut être soumise aux pouvoirs énoncés à
l’article 187 octies
du TUF. Cette phase de pré-enquête n’étant pas limitée dans le temps, aucune
frontière claire n’est établie entre la fonction générale de supervision de la
CONSOB et sa fonction répressive, le risque étant que ce flou entre ses
différentes fonctions ne soit instrumentalisé dans le but de tirer avantage des
obligations juridiques d’information, de communication de documents et de
coopération avec la CONSOB en tant qu’organe de supervision du marché qui
incombent à la personne contrôlée. Dans le cadre de la procédure répressive, il
y a une séparation formelle et organique entre le Ufficio Insider Trading
(bureau de la répression des délits d’initié), qui est compétent pour engager
des poursuites contre la personne soupçonnée et pour apprécier les écrits
qu’elle présente pour sa défense, le Ufficio Sanzioni Amministrative
(bureau des sanctions administratives), qui est compétent pour l’enquête et le
rapport final établissant la mise en accusation formelle et proposant un
montant pour les sanctions à infliger, et la CONSOB en tant que commission, qui
est compétente pour rendre la décision administrative définitive. Cependant,
cette séparation formelle et organique ne garantit pas la séparation effective
entre les fonctions de poursuite et les fonctions de jugement exigée par
l’article 187 septies
no 2 du TUF lui-même, et ce pour quatre raisons. Premièrement,
le président de la CONSOB est chargé de superviser l’enquête préliminaire et de
donner des instructions sur le fonctionnement des bureaux ainsi que des
directives pour leur coordination[4].
Deuxièmement, il participe directement à l’exercice des pouvoirs d’inspection
les plus importants et des autres pouvoirs d’enquête conférés à la CONSOB par
les articles 115 et 187 octies
du TUF, sur proposition des directions compétentes[5].
Troisièmement, la CONSOB en tant que commission peut exercer des pouvoirs
d’enquête extrêmement invasifs, par exemple saisir des biens[6].
Quatrièmement, la décision de la CONSOB peut être motivée per relationem, par référence aux
précédents actes de procédure[7],
et peut même être prise par consentement tacite des membres de la commission[8].
Toutes choses considérées, la CONSOB en tant que commission est très loin
d’être un organe impartial indépendant des services d’enquête et de poursuite
du bureau de la répression des délits d’initié et du bureau des sanctions
administratives. À ce défaut systémique fondamental de la procédure
administrative vient s’ajouter une grave inégalité entre les parties.
6. Il
est vrai que le bureau de la répression des délits d’initié a exprimé son avis
dans un rapport (relazione istruttoria)
du 13 septembre 2006 et dans une note complémentaire du 19 octobre 2006 qui ont
l’un et l’autre été communiqués aux requérants, et que le délai de 30 jours
imparti pour répondre à la note complémentaire était raisonnable. Mais le fait
est qu’il n’y a pas eu de contre-interrogatoire des témoins qu’il a entendus.
De plus, à l’exception de M. Stevens, les requérants n’ont pas été
interrogés. Le bureau des sanctions administratives a quant à lui adopté l’acte
final d’accusation le 19 janvier 2007, mais cet acte n’a pas été notifié aux
requérants[9].
La CONSOB a adopté sa décision le 9 février 2007. Les requérants avaient certes
été avertis de ses délibérations, mais ils n’avaient pas pu lui présenter leurs
arguments. De plus, la décision a été adoptée à l’issue d’une réunion tenue à
huis clos avec un employé du bureau des sanctions administratives, réunion à
laquelle les requérants n’ont pas pu assister et dont ils n’ont pas pu obtenir
le procès-verbal. Seule l’accusation a eu le droit à la parole devant la
CONSOB, les requérants n’ont pas pu s’exprimer devant elle[10].
7. La
raison au caractère inquisitoire et inégalitaire de cette procédure est la
suivante : selon la Cour de cassation, les articles 24 (diritto di difesa,
droits de la défense) et 111 (giusto processo, procédure régulière) de la constitution
italienne ne s’appliquent pas au stade administratif de la procédure
répressive, et le « droit de débattre pendant la procédure ne s’applique
pas à la sanction ni à ses critères de qualification »[11].
C’est ce qui permet aux résolutions de la CONSOB no 12697 du 2
août 2000 et no 15086 du 21 juin 2005 de ne pas respecter ces
garanties constitutionnelles, en particulier celles qui imposent un
contre-interrogatoire des témoins à charge devant un tribunal et la comparution
des témoins de la défense dans les mêmes conditions que les témoins de
l’accusation. En bref, l’intention louable qui animait le législateur italien
lorsqu’il a adopté la nouvelle version de l’article 187 septies no 2 du TUF en 2005 a
été détournée en pratique tant par la jurisprudence que par les décisions
administratives. La succession de deux stades de communication de pièces
écrites pour la défense, devant le bureau de la répression des délits d’initié
puis devant le bureau des sanctions administratives, n’apporte pas de réelle
valeur ajoutée à la procédure et ne compense pas le fait que la présentation et
l’examen des éléments de preuve ne sont pas réellement contradictoires et qu’il
y a une inégalité des armes entre les parties.
Le défaut de contrôle juridictionnel
effectif de la décision de la CONSOB
8. Le
contrôle juridictionnel des décisions d’imposition de sanctions administratives
prises par la CONSOB passait d’abord par un recours introduit devant la cour
d’appel sur le fondement de l’article 187 septies no 6 du TUF et de l’article 23 de la loi 689/1981
et un recours porté devant la Cour de cassation en vertu de l’article 360 du
code de procédure civile (CPC). Ces articles ont ensuite été abrogés par le
nouveau CPA (Codice del Processo Amministrativo, code de procédure administrative)
approuvé par le décret législatif no 104 du 2 juillet
2010. Le nouvel article 133 § 1 l) du CPA conférait au juge
administratif une compétence exclusive (giurisdizione esclusiva) en ce qui concernait les procédures répressives
(provvedimenti sanzionatori)
de la CONSOB, et le nouvel article 134 § 1 c) du même code incluait les litiges
relatifs aux sanctions pécuniaires (sanzioni pecuniarie) dans la portée de cette compétence
exclusive, l’examen s’étendant au fond (cognizione estesa al merito),
c’est-à-dire qu’en vertu de ces dispositions, le juge administratif ne
contrôlait pas seulement la régularité de l’action administrative, mais aussi
son opportunité, son adéquation, son utilité et son équité (opportunità, convenienza, utilità
ed equità). Dans son
arrêt no 162 du 27 juin 2012, la Cour constitutionnelle a
déclaré inconstitutionnelles ces dispositions du décret législatif 104/2010, et
la compétence du juge civil (giudice ordinario), c’est-à-dire de la cour d’appel, a été
rétablie pour les procédures répressives de la CONSOB[12].
9. En
vertu de l’article 187 septies no 6 du TUF combiné
avec l’article 23 de la loi 689/1981, qui étaient applicables au cas d’espèce,
la cour d’appel peut, même de son propre chef, déterminer les éléments de
preuve qu’elle estime nécessaires et convoquer des témoins, annuler en tout ou
en partie la décision contestée ou la réformer, même par seule référence au
montant des sanctions, et entendre l’appelant en personne en audience. En
termes clairs, cela signifie qu’elle a le pouvoir non seulement de contrôler la
décision contestée, mais encore de réexaminer l’affaire tota re perspecta,
c’est-à-dire de réexaminer toute la question à la lumière des points de droit
et de fait soulevés par les appelants[13].
10. Dans
l’exercice des pouvoirs de contrôle que lui confèrent l’article 187 septies no 6 du TUF et
l’article 23 de la loi 689/1981, la cour d’appel ne connaît qu’une
limite : l’interdiction de la reformatio in pejus[14].
Par ailleurs, les sanctions administratives pécuniaires et autres prononcées
par la CONSOB doivent dépendre de la « gravité de l’infraction »
(gravità della violazione) et tenir compte d’une « éventuelle
récidive » (eventuale recidiva) de
l’auteur de l’infraction, c’est-à-dire qu’elles sont liées à des critères que
l’on ne saurait considérer comme l’expression d’un pouvoir administratif
discrétionnaire[15]. Ces
mêmes critères sont contraignants pour la juridiction d’appel lorsqu’elle
contrôle les décisions d’imposition de sanctions administratives prises par la
CONSOB.
11. Or
le fait est que la cour d’appel a renoncé en l’espèce à exercer ses pouvoirs de
réexamen. Cela ressort très clairement d’une lecture attentive du dossier et en
particulier des cinq arrêts qu’elle a rendus dans l’affaire. En fait, la cour
d’appel a rejeté les recours sur la base des éléments du dossier d’accusation
réunis par l’organe administratif alors que ces éléments avaient été recueillis
en secret et en l’absence de confrontation contradictoire des témoins, et qu’aussi
bien leur pertinence objective que leur pertinence subjective étaient
contestées. Elle s’est satisfaite des déclarations écrites des appelants et des
éléments écrits de l’accusation. Et ce fut tout ! Elle n’a pas entendu de
témoins, elle n’a interrogé aucun des requérants, elle n’a pas sollicité
d’expertises. Au lieu de cela, elle a utilisé comme principales preuves pour
fonder la condamnation des requérants les dépositions des témoins Claudio Salini, responsable du bureau de contrôle des marchés, et Antonio
Rosati, directeur général de la CONSOB, dépositions
qu’elle a même retranscrites dans ses arrêts au mot près[16].
Pour le dire en jargon juridique, la cour d’appel a fait ni plus ni moins
qu’une simple reformatio
(réforme) de la cohérence logique de la décision contestée, évitant de procéder
à un réel revisio
(réexamen) de l’affaire.
12. Pourtant,
les appelants avaient demandé à ce que leur affaire soit pleinement réexaminée,
et MM. Stevens et Marrone avaient même demandé à
ce que la cour d’appel entende sur les faits de la cause des témoins précis[17].
Il est évident que les faits sur lesquels ils souhaitaient que ces témoins
soient entendus étaient ceux mentionnés dans les dépositions écrites que
ceux-ci avaient précédemment signées au stade non judiciaire de la procédure.
Il est encore plus évident qu’ils s’attendaient à ce que ce soit la cour
d’appel qui recueille ces témoignages, comme elle pouvait le faire dans
l’exercice des pouvoirs que lui conféraient la loi soit à la demande des
appelants soit de son propre chef, et sans même préciser quels étaient les
éléments à prouver. Le fait que les appelants aient prié la cour d’appel
d’entendre les témoins si elle le jugeait « nécessaire » (ove occorresse)
ou si les preuves documentaires étaient « éventuellement insuffisantes ou
inutilisables » (eventuale insufficienza o inutilizzabilità dei documenti)
ne modifie évidemment pas leur intention ni la nature de leur demande. En fait,
ils ont simplement repris dans leurs demandes d’istanze istruttorie les termes de la loi
elle-même, selon lesquels il appartenait au juge de déterminer les preuves
qu’il jugerait « nécessaires » aux fins de statuer sur l’affaire et
d’éprouver la version des faits avancée par les appelants[18].
13. Il
était essentiel de procéder à un contre-interrogatoire des témoins devant un
tribunal, car leurs versions respectives sur la manière dont les faits avaient
évolué entre avril et août 2005 présentaient de graves contradictions. Il était
crucial aussi que les requérants soient interrogés par un juge, compte tenu du
fait que leur propre intention de tromper était en cause[19].
En d’autres termes, il était d’une importance capitale de déterminer si la
CONSOB avait connaissance de la solution juridique élaborée par M. Stevens
et n’avait pas jugé nécessaire de la rendre publique étant donné sa nature
embryonnaire, incertaine et conditionnelle et afin d’éviter un impact
artificiel sur un marché déjà très instable. Si cette version des faits avait
été confirmée, il serait apparu que la conduite de la CONSOB avait créé les
circonstances de la commission de l’infraction elle-même et qu’ainsi la
commission avait piégé les requérants puis les avait sanctionnés pour ce
qu’elle savait n’être encore qu’une pure intention au moment des faits (cogitatio poenam nemo patitur). Ce n’est pas,
comme la majorité semble le dire, le seul fait qu’une formalité (la tenue d’une
audience publique) n’ait pas été respectée qui est frappant dans cette affaire.
C’est bien plus que cela. Ce qui est réellement choquant, c’est l’absence
totale d’examen contradictoire dans le cadre d’une audience devant un tribunal
des éléments de preuve contestés, qui portaient sur des faits cruciaux.
La cour d’appel a accepté et avalisé sans réserve les témoignages recueillis
par l’organe d’accusation sans laisser aux requérants la possibilité de
procéder à un réel contre-interrogatoire des témoins sur les faits de la cause[20].
Bien que ces défaillances aient été soulevées devant la Cour de cassation,
celle-ci n’y a pas remédié, rejetant pour tardiveté les griefs procéduraux, et
déclarant qu’en tout état de cause l’ensemble de la procédure sanctionnée par
la résolution no 15608 de la CONSOB était absolument propre à
assurer le respect des principes du procès équitable.
14. L’importance
de soumettre les témoins à un contre-interrogatoire devant un tribunal ne peut
être et n’aurait pas dû être sous-estimée dans une procédure de sanctions
pouvant aboutir à l’infliction d’amendes de plusieurs millions d’euros et de peines
non pécuniaires susceptibles de nuire pour toujours à la carrière des
condamnés, voire de l’anéantir définitivement. La Cour a elle-même souligné
dans des cas bien moins graves la nécessité pour les juridictions de deuxième
instance d’éprouver la solidité des témoignages à charge et à décharge dans le
cadre d’un débat public mené devant un juge[21].
Cela vaut a fortiori pour les
interrogatoires d’appelants, dont elle a reconnu la nécessité, même en deuxième
instance, en particulier lorsqu’est en cause l’élément subjectif de
l’infraction[22]. En
l’espèce, les juridictions internes n’ont pas respecté ces normes énoncées par
la Cour.
La modification de l’accusation par la cour d’appel au détriment de
l’appelant[23]
15. M.
Stevens se plaint de ce que la cour d’appel ait modifié l’accusation dont il
faisait l’objet. À juste titre. Pour accuser quelqu’un d’avoir commis
l’infraction prévue par l’article 187 ter
du TUF (infraction administrative de manipulation du marché), il ne suffit
pas de dire en termes généraux qu’il a participé à la propagation de fausses
nouvelles. Cela reviendrait simplement à répéter le libellé de la disposition
de loi. L’accusation doit préciser quels sont les faits qui relèvent de cette
qualification. Pour le dire en termes techniques, elle doit décrire, avec le
degré d’exactitude nécessaire, comment, quand, où et par quels moyens l’accusé
a participé à la commission de l’infraction. En l’espèce, la CONSOB avait
accusé M. Stevens d’avoir participé à la décision de propager des
informations supposément fausses en tant qu’« administrateur
d’IFIL », ce qui s’est révélé faux. Pour éviter d’avoir à prononcer une
relaxe, la cour d’appel a alors modifié l’objet de l’accusation, imputant à
l’appelant un fait différent : il aurait participé à la commission de
l’infraction en tant qu’avocat dans le cadre de son activité de conseil. Cette
modification de l’accusation par la cour d’appel au détriment de l’appelant est
inadmissible.
16. Selon
l’article 23 de la loi 689/1981, la cour d’appel a le pouvoir de modifier la
décision contestée tant en ce qui concerne les points de droit que pour ce qui
est des points de fait. Mais ce pouvoir a clairement des limites intrinsèques.
En vertu du
principe de l’interdiction de la reformatio in pejus, le contrôle juridictionnel ne peut modifier la
décision contestée qu’en faveur de l’appelant ; il ne peut être détourné
au détriment de celui-ci. De plus, si les principes généraux de la
« correspondance entre l’accusation et la condamnation » (corrispondenza tra contestazione e condanna)[24]
et de la séparation des fonctions de poursuite et de jugement[25]
sont applicables aux procédures administratives, ils le sont a fortiori pour une procédure judiciaire
devant une cour d’appel. La cour d’appel assumerait elle-même le rôle d’organe
de poursuites si elle introduisait dans l’accusation de nouveaux faits au
détriment de l’appelant. Or c’est exactement ce qu’a fait la cour d’appel de
Turin en l’espèce.
17. Un
dernier contre-argument doit être exposé. Le raisonnement consistant à dire que
le fait nouveau est « une qualité juridique sans pertinence » et
pouvait donc être ajouté à l’accusation est erroné et peut être écarté pour
trois raisons. Premièrement, dans sa décision, la CONSOB avait aggravé la peine
de M. Stevens parce qu’elle avait considéré qu’il faisait partie des
administrateurs (amministratore)
d’IFIL Investments spa.[26].
Deuxièmement, la qualité juridique en laquelle M. Stevens agissait fait toute
la différence, car elle détermine s’il était l’auteur principal de
l’infraction, qui avait le pouvoir de prendre la décision de diffuser les
informations en cause, ou s’il n’en était qu’un simple complice, qui n’avait
que le pouvoir de donner un avis juridique à ceux qui étaient responsables de
la prise de cette décision. En modifiant cette qualité, la cour d’appel a
modifié un élément essentiel de l’accusation, manifestement pertinent pour
l’appréciation de la culpabilité objective et subjective M. Stevens, et ce
sans le consentement de l’intéressé[27].
Troisièmement, ce fait nouveau était pertinent aussi du point de vue de la
responsabilité des personnes morales impliquées dans la procédure, étant donné
que si M. Stevens était l’un des administrateurs d’IFIL Investments spa., la responsabilité de l’entreprise au
regard de l’article 187 quinquies du TUF
était engagée.
Le caractère illégal et disproportionné des amendes et des sanctions
non pécuniaires infligées aux requérants
18. Les
requérants soutiennent que les peines pécuniaires et non pécuniaires qui leur
ont été infligées n’étaient ni légales ni proportionnées. En vertu de l’article
187 ter du TUF, les sanctions
pécuniaires applicables à l’infraction administrative de manipulation du marché
pouvaient aller jusqu’à cinq millions d’euros[28],
et être portées à trois fois voire dix fois le montant du produit ou du
bénéfice de l’infraction, compte tenu de la situation personnelle de la
personne reconnue coupable, de l’ampleur dudit produit ou bénéfice, ou des
effets produits sur le marché. Si le fait que la sanction imposée pour une
infraction administrative suive le montant du produit ou du bénéfice de
l’infraction sans qu’aucun plafond ne soit fixé pour le montant de l’amende
pose déjà en soi un problème au regard du principe nulla poena sine legge stricta consacré par l’article 7 de la Convention, les
proportions extrêmement importantes dans lesquelles l’article 187 ter no 5 du TUF permet
d’augmenter le montant de l’amende sont encore plus problématiques[29].
En tout état de cause, les sanctions imposées concrètement en l’espèce
n’étaient ni légales ni proportionnées.
19. Les
sanctions infligées aux requérants étaient irrégulières en ce que les
procédures administrative et judiciaire qui y avaient abouti étaient entachées
de très graves défaillances. Prétendre que ces manquements n’ont pas réellement
porté atteinte ab imo
à l’exercice par les requérants des droits de la défense et supposer qu’aucun
vice de procédure n’aurait pu avoir d’incidence sur la décision d’infliction de
sanctions, dans la mesure où cette décision était une conséquence nécessaire de
la détermination de l’infraction, est une grave pétition de principe, fondée
sur la présomption inadmissible qu’une procédure équitable n’aurait pas abouti
à un résultat différent et, en définitive, que la culpabilité d’un individu
peut être déterminée par une procédure inquisitoire et inégalitaire.
20. En
outre, les sanctions pécuniaires imposées par la cour d’appel sont
disproportionnées : M. Gabetti, qui était le
président des entreprises commerciales IFIL Investments
spa. et Giovanni Agneli & C. et qui avait pris la
décision de diffuser les communiqués de presse, s’est vu infliger une sanction
inférieure à celle imposée à M. Stevens, l’avocat qui n’avait aucun pouvoir de
décision mais qui n’avait agi qu’en tant que conseil[30].
Ainsi, la cour d’appel a condamné l’administrateur qui avait pris la décision à
payer une amende d’un montant d’un million deux cent mille euros (un million
d’euros pour sa conduite en tant que représentant d’IFIL spa. et
200 000 euros pour sa conduite en tant que représentant de Giovanni
Agnelli & C.), et l’avocat qui n’avait eu qu’un rôle consultatif, et dont
l’opinion pouvait être écartée par l’administrateur, à plus du double, soit
trois millions d’euros. En d’autres termes, la sanction pécuniaire infligée
au complice était bien plus lourde que celle infligée à l’auteur
principal !
21. La
même critique s’applique aux peines non pécuniaires. M. Stevens s’est vu
infliger quatre mois d’interdiction d’exercer, de même que M. Gabetti. Ainsi, le complice qui a donné un avis non
contraignant et l’auteur principal qui a pris la décision ont été condamnés aux
mêmes sanctions non pécuniaires, comme si leurs responsabilités
professionnelles respectives avaient été de même niveau !
22. Le
caractère disproportionné des peines que la cour d’appel a infligées
respectivement à M. Gabetti et à M. Stevens
n’est pas seulement flagrant lorsqu’on compare ces peines entre elles. Il
ressort aussi du fait, incompréhensible, que la cour d’appel a infligé à
M. Stevens la même peine de trois millions d’euros que celle prononcée par
la CONSOB alors que la commission avait considéré l’intéressé comme un
administrateur d’IFIL Investments spa. tandis que la
cour d’appel a reconnu qu’il n’était qu’un avocat qui n’exerçait pas de
pouvoirs de direction. Ainsi, bien qu’elle ait imputé à M. Stevens une
responsabilité d’un niveau inférieur, le faisant passer d’auteur principal à
complice de l’infraction, la cour d’appel a maintenu exactement la même peine
que celle que lui avait infligée la CONSOB. En substance, elle a donc
procédé à une forme déguisée de reformatio in pejus au détriment de l’appelant. Il n’a pas été
avancé de raison plausible à l’appui de cette sévérité.
23. Les
sanctions infligées à M. Marrone étaient elles
aussi infondées, puisque, comme l’a établi la Cour de cassation dans un arrêt
définitif du 20 juin 2012, il n’avait même pas participé au processus
incriminé de propagation de nouvelles supposément fausses.
24. Enfin,
IFIL Investments a été condamnée à payer une amende
d’un million d’euros pour l’infraction commise par M. Gabetti,
et Giovanni Agnelli & C. une amende de 600 000 euros pour les
infractions commises par M. Gabetti et M. Marrone. En vertu de l’article 187 quinquies du TUF, la
responsabilité administrative des personnes morales n’est pas plafonnée, car
elle dépend du nombre de personnes physiques qui ont commis l’infraction au nom
de la personne morale. On peine alors à comprendre qu’une peine sanctionnant la
diffusion d’informations supposément fausses par une seule personne physique
puisse s’élever à près du double d’une peine sanctionnant la diffusion des
mêmes informations par la même personne avec la participation d’une autre
personne physique. De plus, la CONSOB a aussi ordonné, et cela a été confirmé
par la cour d’appel, que les
deux entreprises s’acquittent des sanctions infligées aux personnes dépendant
d’elles, au titre de leur responsabilité solidaire en vertu de l’article 6 § 3
de la loi 689/1981. Selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation,
l’article 187 quinquies
du TUF et l’article 6 de la loi no 689/1981 peuvent être
appliqués à la même personne morale pour les mêmes faits, car le premier
concerne la « responsabilité administrative directe de la personne
morale » tandis que le deuxième est un « cas spécial de dette sans
faute (debt without responsibility), l’entité étant responsable de la violation
commise par l’un de ses organes internes et directement responsable en tant qu’adiectus solutionis
causa ». En outre, les deux entreprises ont aussi été accusées d’une
infraction « administrative » supplémentaire en vertu de l’article 25
sixies du
décret législatif no 231 du 8 juin 2001. En termes pratiques, elles
auraient pu devoir payer pour les mêmes faits trois amendes différentes d’un
montant colossal. Dans sa structure conceptuelle même, ce système de sanctions
remet en question à l’égard des personnes morales les droits garantis par les
articles 1 du Protocole 1 et 7 de la Convention. Dans le cadre de la présente
opinion, nous nous contenterons d’observer qu’IFIL Investments
spa. et Giovanni Agnelli & C. ont été relaxées par l’arrêt de la cour
d’appel du 28 février 2013 et que cet arrêt est définitif sur ce point. Les
juges ont en effet conclu qu’il ne pouvait être imputé à ces entreprises commerciales
aucune conduite illégale, encore moins une infraction
« administrative ». À la lumière de l’article 187 quinquies no 4 du TUF, les
moyens de défense d’IFIL Investments spa. et de
Giovanni Agnelli & C., qui ont été suffisants pour convaincre les juges de
leur absence de responsabilité « administrative » au regard de
l’article 6 du décret législatif no 231 du 8 juin 2001, devraient aussi
être considérés comme suffisants pour exclure la responsabilité
« administrative » de ces mêmes personnes morales au regard de
l’article 187 quinquies
du TUF.
Le caractère limité de
l’effet ne bis in idem d’une condamnation définitive à une sanction
administrative
24. La
directive 2003/6/CE sur l’abus de
marché a mis en place un cadre complet d’interdictions et de sanctions
en matière de délits d’initié et de pratiques de manipulation du marché.
Elle impose aux États membres de prévoir des sanctions administratives
impératives, sans préjudice de leur
droit
d’imposer des sanctions pénales supplémentaires[31].
25. Cette
directive a été mise en œuvre en Italie par les dispositions contenues au Titre
I bis du chapitre V du TUF. Les articles 185, 187 ter et 187 duodecies du TUF établissent un « système à
double voie » (doppio binario) pour
la sanction des personnes physiques, en vertu duquel sont menées à la fois une
procédure pénale et une procédure administrative, pour les « mêmes
faits ». Les sanctions administratives sont fixées « sans préjudice
des sanctions pénales applicables si l’acte en cause est constitutif d’une infraction
pénale » (salve le sanzioni penali quando il fatto costituisce reato). De plus,
la procédure administrative et la procédure de contrôle juridictionnel de cette
procédure ne sont pas suspendues lorsqu’une procédure pénale est en cours
« pour les mêmes faits ou pour des faits dont la définition de l’affaire
dépend » (avente ad oggetto i medesimi fatti o fatti dal cui accertamento
dipende la relative definizione).
Ce « système à double voie » s’applique aussi aux personnes morales,
qui peuvent se voir infliger des sanctions administratives pour les mêmes faits
en vertu des articles 187 quinquies du TUF et 25 sexies du décret législatif no 231
du 8 juin 2001[32].
Ce système de sanctions à double voie viole le principe ne bis in idem, tant dans sa conception dogmatique que dans son
application actuelle[33].
26. Selon
la Cour de cassation, l’article 185 vise un « simple comportement
illicite » (illecito di mera condotta), apprécié au moyen d’une évaluation ex ante des conséquences que la
diffusion d’informations véridiques aurait pu avoir sur le marché, et non un
« fait illicite » (illecito di evento), apprécié sur la base d’une évaluation ex post de la situation réelle du marché
après la diffusion des communiqués de presse[34].
Le Gouvernement a poussé plus avant encore ce raisonnement de la Cour de
cassation, ajoutant que l’infraction pénale prévue à l’article 185 du TUF était
une « infraction de risque réel » (reato di pericolo concreto)
– ce qui signifie qu’il faut établir que la diffusion de fausses informations a
causé un risque réel que le prix d’un instrument financier donné soit modifié,
même si aucun impact réel sur le prix de cet instrument financier n’est requis
pour que l’infraction soit constituée – tandis que l’infraction administrative
prévue à l’article 187 ter du TUF était une « infraction de risque
abstrait » (reato di pericolo astratto), qui incluait donc toute conduite pouvant
théoriquement influencer les choix des investisseurs, indépendamment du point
de savoir si des informations fausses ou trompeuses avaient effectivement
abouti à des choix d’investissement qui autrement n’auraient pas été faits en
ce sens.
27. Pour
que le même fait illicite ne soit pas puni deux fois (bis in idem), le système italien comprend deux garanties : le
« principe de spécialité » (principio di specialità), prévu à l’article 9 de la loi 689/1981[35],
et le principe de déduction de la peine administrative de la peine pénale, posé
à l’article 187 terdecies
du TUF. Ces deux garanties ne sont toutefois pas suffisantes, comme la présente
affaire le démontre. Bien que la procédure pénale et la procédure
administrative aient porté exactement sur la même situation, la Cour de
cassation et la cour d’appel de Turin ont, de manière répétée mais non
convaincante, déclaré que le principe de spécialité ne s’appliquait pas à
elles. L’infraction pénale prévue à l’article 185 et l’infraction
administrative prévue à l’article 187 ter
sont l’une comme l’autre des infractions découlant d’une conduite, qui
protègent le même « bien juridique » (bene giuridico), à savoir la transparence
du marché. La différence entre l’une et l’autre est que la première est une
« infraction de risque réel » et la seconde une « infraction de
risque abstrait ». Il est donc évident que le principe de spécialité
s’appliquait : la disposition relative à un risque réel constituant la
disposition spéciale par rapport à celle qui concernait un risque abstrait de
préjudice porté au même « bien juridique », la procédure pénale devait
prévaloir sur la procédure administrative, et l’exclure. Non seulement
l’accumulation matérielle de sanctions pénales et administratives surcharge
l’État en lui faisant supporter deux enquêtes autonomes, avec le risque que les
conclusions posées sur les mêmes faits soient différentes, mais encore elle
porte clairement atteinte au principe de spécialité.
28. Même
à supposer, pour les besoins de la discussion, que le principe de spécialité ne
se soit pas appliqué, le fait demeure que le système italien de doppio binario
n’interdit pas l’ouverture d’une procédure pénale in idem après l’adoption d’une décision définitive de condamnation
pour infractions administratives par la juridiction de contrôle compétente. Or
l’article 2 du Protocole no 7 prohibe aussi la « double
poursuite » pour les mêmes faits. Une procédure pénale ne peut donc pas
être ouverte pour les mêmes faits que ceux à l’égard desquels une décision
administrative a été définitivement confirmée par les tribunaux, acquérant ainsi
force de chose jugée. Le système italien n’apporte pas cette garantie en
droit, et il ne l’a pas apportée en pratique dans le cas concret des requérants[36].
Le caractère insuffisant de la satisfaction équitable octroyée par
la Cour
29. Les
graves défaillances de la procédure administrative et de la procédure
judiciaire mentionnées ci-dessus et le caractère par conséquent illégal et
disproportionné des sanctions appliquées aux requérants appellent une
réparation complète et urgente. Comment des amendes aussi colossales, de
plusieurs millions d’euros, peuvent-elles être maintenues malgré la présence de
violations aussi graves des droits procéduraux et matériels des
requérants ? Il devrait y avoir un nouveau procès, conforme à l’article 23
de la loi 689/1981, si les infractions administratives ne sont pas déjà
prescrites.
30. De
plus, la justice commande dans cette affaire d’indemniser les requérants. Ils
ont subi un préjudice grave, tant financier que moral : ils ont déjà payé
des amendes colossales, et ils ont été empêchés d’exercer leur activité
professionnelle pendant très longtemps. Le montant de l’indemnité fixée par la
Cour en l’espèce est clairement insuffisant pour réparer ce préjudice. Au
minimum, il aurait fallu ordonner la restitution aux requérants des sommes qu’ils
ont versées à titre d’amende.
31. Par
ailleurs, les procédures pénales qui sont toujours pendantes devraient être
closes immédiatement, et les accusés dans ces procédures – M. Gabetti et M. Stevens – dégagés de toute responsabilité
pénale. Dans les circonstances particulières de l’affaire, aucune autre mesure
ne peut redresser l’injustice qu’ont subie les requérants du fait de
l’ouverture d’une procédure pénale en plus de l’infliction d’une peine
administrative injuste et excessive.
Conclusion
32. Les
États européens sont confrontés à un dilemme. Pour assurer l’intégrité des
marchés européens et relancer la confiance des investisseurs dans ces marchés,
ils ont créé des infractions administratives de portée très large basées sur le
comportement, qui punissent le risque abstrait de préjudice au marché par des
peines pécuniaires et non pécuniaires sévères et indéterminées qualifiées de
sanctions administratives, imposées par des autorités administratives
« indépendantes » dans le cadre de procédures inquisitoires,
inégalitaires et expéditives. Ces autorités cumulent des pouvoirs de sanction
et des pouvoirs de poursuites avec un large pouvoir de supervision sur un
secteur particulier du marché, exerçant le second de manière à faciliter
l’exercice des premiers, en imposant parfois à la personne contrôlée/soupçonnée
une obligation de coopérer avec ses propres accusateurs. La succession de
trois, voire quatre, stades de communication de pièces écrites pour la défense
(deux devant l’autorité administrative, un devant la cour d’appel, et
éventuellement un autre devant la Cour de cassation) est une garantie illusoire
qui ne compense pas le caractère intrinsèquement inéquitable de la procédure.
Il est clair que la tentation a été de déléguer à ces « nouvelles »
procédures administratives la répression de conduites qui ne peuvent pas être
traitées avec les instruments classiques du droit pénal et de la procédure
pénale. Néanmoins, la pression des marchés ne peut prévaloir sur les
obligations internationales de respect des droits de l’homme qui incombent aux
États liés par la Convention. On ne peut éluder la nature répressive des
infractions et la sévérité de la peine, qui appellent clairement le bénéfice de
la protection apportée par les garanties procédurales et matérielles que
consacrent les articles 6 et 7 de la Convention.
33. Nous
considérons que les requérants ont été traités injustement par la CONSOB et par
les juridictions internes, et que notre Cour ne leur a rendu justice qu’à
moitié. C’est la raison pour laquelle nous ne souscrivons qu’en partie au
raisonnement de la majorité. Nous espérons que le présent arrêt sera l’occasion
pour les juridictions internes de rendre pleinement justice aux requérants, et
qu’il incitera le législateur italien à remédier aux défaillances structurelles
de la procédure administrative et judiciaire d’application et de contrôle des
sanctions administratives de la CONSOB. S’il relève ce défi, cela pourrait
fournir un exemple et une source d’inspiration pour les autres législateurs confrontés
à un problème systémique similaire.
ANNEXE
[1] Le montant de cette sanction a été multiplié par cinq par l’article 39 § 3 de la loi n° 262 du 28 décembre 2005, entrée en vigueur après la diffusion des communiqués de presse incriminés.
[2] Voir Menarini Diagnostics SRL c. Italie, no 43509/08, 27 septembre 2011, sur les peines appliquées par l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (Autorité de la concurrence et du marché).
[3] L’applicabilité de l’article 6 à la procédure administrative menée devant la CONSOB et aux peines prononcées à l’issue de cette procédure a déjà été expliquée de manière convaincante par la majorité.
[4] Article 1 §§ 6 et 18 de la loi no 216 du 7 juin 1974, et article 5 § 1 b) et e) de la résolution no 8674 de la CONSOB en date du 17 novembre 1994.
[5] Résolution no 15087 du 21 juin 2005.
[6] Résolutions de la CONSOB nos 15086 du 21 juin 2005, 15131 du 5 août 2005 et 16483 du 20 mai 2008. Dans ses observations du 7 juin 2013, le Gouvernement a reconnu cela, mais il a argué qu’en l’espèce le président de la CONSOB n’avait « exercé aucun de ces pouvoirs » pendant la phase d’enquête. Cet argument n’est pas pertinent. Le simple fait que le président de l’organe qui statue sur l’affaire puisse intervenir dans la phase antérieure au jugement met en péril l’impartialité et l’indépendance objectives de cet organe.
[7] Arrêts de la Cour de cassation nos 10757 du 24 avril 2008 et 389 du 11 janvier 2006.
[8] Article 18 de la résolution no 8674/1994 de la CONSOB en date du 17 novembre 1994.
[9] Ce défaut de notification a été jugé contraire au principe du contradictoire, en particulier quant à la quantification de la peine, qui repose généralement sur des faits non communiqués à la personne soupçonnée (arrêt no 51 de la cour d’appel de Gênes, 24 janvier et 21 février 2008).
[10] Ce fait a déjà été jugé inadmissible à la lumière du principe d’impartialité (jugement no 3070 du tribunal administratif régional du Latium (TAR Lazio), Rome, 10 avril 2002).
[11] Voir par exemple l’arrêt du 23 juin 2009 de la Cour de cassation, page 38. Cette jurisprudence n’est pas incontestée (par exemple, le Conseil d’État a défendu la thèse inverse dans son opinion no 485 du 13 avril 1999).
[12] Voir en ce sens, par exemple, le jugement no 6211 de la première section du tribunal administratif régional du Latium (Rome) en date du 20 juin 2013. Cette affaire revêt un intérêt supplémentaire dans la mesure où elle montre que les dispositions applicables à la présente affaire sont toujours en vigueur.
[13] Ce contrôle juridictionnel est donc différent du contrôle juridictionnel « faible » (sindacato giurisdizionale «debole») des sanctions administratives imposées par l’Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato qu’exerçait le juge administratif avant l’entrée en vigueur du nouveau CPA (voir l’opinion du juge Pinto de Albuquerque dans l’affaire Menarini Diagnostics).
[14] Voir les arrêts de la Cour de cassation nos 23930 du 9 novembre 2006 et 1761 du 27 janvier 2006.
[15] Voir les arrêts de la Cour de cassation nos 13703 du 22 juillet 2004, 1992 du 11 février 2003 et 9383 du 11 juillet 2001.
[16] Voir les pages 27, 32, 33, 38 et 39 de l’arrêt rendu par la cour d’appel le 5 décembre 2007 sur le recours de M. Stevens (déposé au greffe le 23 janvier 2008). On y trouve huit références aux dépositions de ces deux témoins, parfois accompagnées de longue citations. Il en va de même aux pages 28, 29, 38, 39, 40 et 41 de l’arrêt sur l'appel de M. Gabetti et aux pages 38, 47, 48 et 49 de l’arrêt sur l'appel d’IFIL Investments spa. Les deux autres arrêts répètent en substance les mêmes arguments. En fait, les cinq arrêts ont été rendus par des formations où deux des trois juges étaient toujours les mêmes.
[17] Observations devant la cour d’appel en date du 25 septembre 2007 : pages 81 et 82 des observations de M. Stevens et pages 64 et 65 des observations de M. Marrone. M. Stevens demandait à ce que la cour d’appel interroge les témoins « sur les faits relatés dans les documents susmentionnés » (sui fatti riferiti dai documenti medesimi). Il soumettait la liste de témoins suivante : Enrico Chiapparoli, Maurizio Tamagnini, John Winteler, Virgilio Marrone, Alistair Featherstone, Stephen Woodhead, Michael O’Donnell, Sergio Marchionne, Lupo Rattazi, Teodorani Fabbri, Antonio Marroco, Claudio Salini et Antonio Rosati. M. Marrone était lui aussi très clair. Il demandait à ce que les témoins Andrea Griva et John Winteler soient entendus sur les faits qu’ils avaient décrits dans leurs précédentes dépositions écrites et se réservait le droit de demander d’autres éléments de preuve à la lumière des pièces que communiquerait la CONSOB ultérieurement (riserva di ulteriore istanze istruttorie).
[18] Article 23 § 6 de la loi no 689/1981.
[19] Il est incompréhensible que la cour d’appel ait statué sur la question générale du dolus malus de M. Stevens et en particulier sur l’allégation selon laquelle il avait fait une erreur de droit à cause de la CONSOB sans même interroger l'intéressé et sur la base exclusive des dépositions des témoins à charge, M. Salini et M. Rosati (pages 38 et 39 de l’arrêt de la cour d’appel). Il était de la plus haute importance de confronter ces témoins avec M. Stevens afin d’apprécier son mens rea, et avec les représentants de Merryl Linch, M. Enrico Chiapparoli et M. Maurizio Tamagnini, afin de vérifier l’existence de fausses informations (voir aussi les témoignages de Lupo Ratazzi, Pio Fabbri et Antonio Marocco, qui contredisent la thèse de la CONSOB). Il est donc inadmissible de dire, comme l’a fait le Gouvernement dans ses observations du 7 juin 2013 (pages 58 et 59), que « la nature et le niveau de sophistication particuliers des infractions d’abus de marché ne se prêtent pas à une procédure « orale ». »
[20] C’est exactement le grief qu’ont formulé les requérants à plusieurs reprises devant la Cour, dans leurs requêtes puis dans leurs observations. La dernière phrase du paragraphe 150 de l’arrêt est donc tout simplement erronée, et même contradictoire avec les assertions faites aux paragraphes 110 et 117 in fine de l’arrêt.
[21] L’arrêt de principe est l’arrêt Ekbatani c. Suède (plénière), no 10563/83, 26 mai 1988. Aux paragraphes 32 et 33 de cet arrêt, la Cour conclut à la violation de l’article 6 précisément en raison de l’absence d’audition du requérant et du plaignant dans une affaire où était demandé un réexamen par la juridiction de deuxième instance des points de droit et des points de fait. Il y a lieu de souligner qu’elle a alors conclu à la violation bien que la juridiction de première instance ait statué sur les accusations pénales dirigées contre le requérant à l'issue d'une audience publique à laquelle l'intéressé avait comparu, déposé et exposé ses arguments pour sa défense. Dans la présente affaire, la cour d’appel de Turin a agi en tant que juridiction de première instance, ce qui rendait encore plus nécessaire de procéder à un contre-interrogatoire des témoins et d'interroger les appelants devant le tribunal siégeant en audience publique.
[22] Dans l’affaire Tierce et autres c. Saint-Marin (nos 24954/94, 24971/94 et 24972/94, 25 juillet 2000), les requérants n'avaient pas pu, en appel, assister et déposer en personne à une audience publique. Comme M. Stevens, M. Tierce arguait précisément que l’élément subjectif de l’infraction (celui de l’intention de tromper) était absent. Dans une autre affaire, la Cour est allée encore plus loin et a conclu que même la présence d’informations confidentielles dans un dossier n’impliquait pas automatiquement la nécessité de tenir le procès à huis clos sans procéder à une mise en balance de la publicité avec les intérêts de la sécurité nationale (Belashev c. Russie, no 28617/03, 4 décembre 2008).
[23] La juge Karakaş n’est pas en désaccord avec la majorité en ce qui concerne la régularité de la modification de l’accusation par la cour d’appel.
[24] Selon l’article 14 de la loi no 689/1981, la personne soupçonnée ne peut pas être reconnue coupable de faits qui ne lui ont pas été imputés dans la notification d’infraction (arrêts de la Cour de cassation no 10145 du 2 mai 2006 et no 9528 du 8 septembre 1999).
[25] Article 187 septies no 2 du TUF.
[26] Voir la page 137 de la décision de la CONSOB du 9 février 2007.
[27] Cette constatation est valable même pour les infractions qui ne sont pas illecito proprio, c’est-à-dire qui ne peuvent être commises que par certaines catégories de personnes : le fait que l’infraction administrative de manipulation du marché prévue à l’article 187 ter du TUF ne soit pas illecito proprio n’exempte pas l’organe de poursuites de l’obligation de décrire dans l’accusation les principales caractéristiques de la conduite de l’auteur de l’infraction pertinentes pour l’imputation, et un fait relatif à la nature de la participation de l’accusé à l’infraction est incontestablement une caractéristique principale qui doit être exposée par l’accusation.
[28] L’article 39 § 3 de la loi no 262 du 28 décembre 2005 a porté ce montant à 25 millions d’euros.
[29] Cette règle va bien plus loin que celle énoncée à l’article 17 § 4 de la loi allemande sur les infractions administratives (Ordnungswidrigkeitengesetz, OWiG), qui permet d’infliger une sanction pécuniaire équivalente au montant du bénéfice de l’infraction, même si celui‑ci est supérieur au plafond légal de la peine, et que celle fixée à l’article 18 § 2 de la loi portugaise sur les infractions administratives (Regime Geral das Contra-Ordenações, RGCO), qui pose la même règle avec la limite que le montant de l’amende portée au montant du bénéfice de l’infraction ne peut dépasser de plus d’un tiers le plafond légal de la peine.
[30] Comme l’article 14 de l’OWiG en Allemagne et l’article 16 de la RGCO au Portugal, qui posent l’un et l’autre la « notion unifiée d’auteur de l’infraction » (Einheitstäter begriff), l’article 5 de la loi italienne no 689/1981 ne distingue pas formellement les auteurs des complices et ne prévoit pas de plafonds distincts pour les sanctions imposées respectivement aux auteurs principaux et aux complices en cas d’infraction commise par plusieurs personnes. Néanmoins, la peine de chacun des participants à la commission de la même infraction doit être proportionnée à la gravité objective de sa propre conduite et à sa propre culpabilité subjective personnelle (voir par exemple l’article 187 ter no 5 du TUF, qui mentionne la « situation personnelle de la personne reconnue coupable », et l’article 187 quarter no 3 du même TUF, qui mentionne la « gravité de la violation » et le « degré de faute »). Comme démontré à la note 14 ci-dessus, la Cour de cassation est sensible dans sa jurisprudence à la nécessité de soupeser avec soin ces différents éléments lors de la fixation des sanctions administratives. C’est exactement ce qui n’a pas été fait en l’espèce.
[31] Cette interprétation est confirmée par le paragraphe 77 de l’arrêt Spector Photo Group NV de la CJUE en date du 23 décembre 2009 (affaire C-45/08). Le niveau des sanctions administratives variant largement d’un État membre à l’autre, les divergences entre les régimes administratifs de sanction existants favorisaient l’arbitrage réglementaire. De plus, quatre États membres n’avaient pas incriminé la manipulation du marché et la définition de cette infraction pénale et des peines applicables variait considérablement entre ceux qui l’avaient fait. L’approbation récente par le Parlement européen d’une nouvelle directive sur les sanctions pénales en cas d’abus de marché et de l’accord politique relatif à un futur règlement sur les mesures administratives contre l’abus de marché va changer la donne dans l’Union européenne. Les États membres devront faire en sorte que l’imposition de sanctions pénales sur la base des infractions prévues par la nouvelle directive et de sanctions administratives en vertu du futur règlement ne conduise pas à une violation du principe ne bis in idem.
[32] La Cour de cassation l’a reconnu expressément dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce le 30 septembre 2009. Le Gouvernement reconnaît dans ses observations du 7 juin 2013, à la page 23, que la responsabilité en vertu de l’article 25 sexies du décret no 231/2001 « possède toutes les caractéristiques de la responsabilité « pénale » ».
[33] Il est incontestable que la réserve exprimée par l’Italie à l’égard de l’article 4 du Protocole no 7 n’est pas conforme aux normes strictes établies dans la jurisprudence de la Cour : elle est de portée trop large. Cette réserve ne s’appliquant pas, la disposition en question est pleinement contraignante pour l’État défendeur.
[34] Arrêt no 40393 de la Cour de cassation, 15 octobre 2012.
[35] Selon les observations du Gouvernement en date du 7 juin 2013 (page 8), le principe de spécialité s’applique lorsque deux infractions partagent les mêmes éléments constitutifs fondamentaux mais que l’une d’entre elle est de portée plus restreinte en raison d’une précision ou d’une addition aux faits de l’infraction, auquel cas l’infraction spéciale prévaut.
[36] Il n’y a pas dans le système juridique italien de disposition équivalente à l’article 84 de l’OWiG allemande ou à l’article 79 de la RGCO portugaise.