Corte
europea dei diritti dell’uomo
(Seconda Sezione)
1
luglio 2014
AFFAIRE SABA c. ITALIE
(Requête no 36629/10)
ARRÊT
STRASBOURG
Cet arrêt
deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Saba c.
Italie,
La Cour européenne des
droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş, présidente,
Guido
Raimondi,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2014,
Rend l’arrêt que
voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine
de l’affaire se trouve une requête (no 36629/10) dirigée contre la
République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Valentino
Saba (« le requérant »), a saisi la Cour le
29 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le
requérant a été représenté par Me G. Onorato, avocat à Sassari.
Le gouvernement italien (« le
Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E.
Spatafora.
3. Le
requérant allègue avoir été soumis, en prison, à des traitements contraires à l’article
3 de la Convention et ne disposer d’aucun remède effectif pour faire valoir ses
droits.
4. Le 2
janvier 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article
29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la
chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond. Des commentaires ont été reçus du Parti radical non violent
transnational et transparti, de l’association « Non c’è pace senza giustizia » et des
Radicaux italiens (anciennement « Parti radical italien ») que la vice-présidente de la section avait autorisés à
intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3
du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le
requérant est né en 1951 et réside à Martis (Sassari).
A. Les faits
du 3 avril 2000 et les investigations préliminaires
6. En 2000,
le requérant était détenu à la prison de Sassari. Le requérant et d’autres
détenus portèrent plainte à l’encontre de certains agents pénitentiaires pour
actes de violence survenus le 3 avril 2000.
7. Le 21
avril 2000, le parquet de Sassari demanda que des mesures de précaution (telles
qu’un placement en détention provisoire ou une assignation à résidence) fussent
adoptées à l’encontre de certains des agents impliqués. Par une décision du 2
mai 2000, le juge des investigations préliminaires (« le
GIP ») de Sassari fit droit à la demande du parquet et ordonna le
placement en détention provisoire de 22 accusés ; 60 autres furent placés
en résidence surveillée.
8. A l’issue
des investigations préliminaires, le parquet demanda le renvoi en jugement d’un
grand nombre de personnes, accusées de violence privée (article 610 du
code pénal – « le CP »), coups et blessures
(articles 582 et 583 du CP) et abus de fonctions (article 323 du CP).
9. L’audience
préliminaire s’ouvrit le 22 octobre 2001, et fut ajournée à plusieurs reprises.
Le 12 novembre 2001, le requérant se constitua partie civile dans la procédure
pénale. Le ministère de la Justice fut appelé dans la procédure en tant que
partie civilement responsable des agissements criminels des accusés (responsabile civile). Le 21 février
2003, le juge de l’audience préliminaire (« le
GUP ») de Sassari renvoya neuf agents pénitentiaires en jugement devant le
tribunal de cette même ville. Il prononça un jugement sur le bien-fondé des
accusations à l’encontre de 61 autres accusés, qui avaient choisi d’être jugés
selon la procédure abrégée (paragraphe 17 ci-après). Un non-lieu pour absence
de faits délictueux fut prononcé pour 20 autres accusés.
B. Le procès
devant le tribunal de Sassari
10. Devant
le tribunal de Sassari, les prévenus étaient accusés de différents actes de
violence, coups et blessures et abus de pouvoir à l’encontre de nombreux
détenus. En ce qui concerne le requérant, les gardes pénitentiaires étaient
accusés de l’avoir obligé à se dénuder, à rester devant sa cellule la tête
contre le mur et à passer avec la tête baissée entre deux files d’agents, ainsi
qu’à subir des perquisitions injustifiées, accompagnées d’injures et de
menaces. De plus, les cellules avaient été dévastées et les objets personnels
des détenus détruits. Selon la thèse du parquet, les faits incriminés tombaient
sous le coup des articles 610 et 323 du CP, qui punissent, respectivement, les
infractions de violence privée et d’abus de fonctions publiques.
11. Au
cours de 44 audiences, le tribunal entendit 103 victimes, témoins et accusés
dans des procédures connexes. Le 21 décembre 2007, le parquet demanda et obtint
copie du jugement du GUP de Sassari du 21 février 2003 (paragraphe 17
ci-dessus) et de l’arrêt rendu le 7 novembre 2005 par la cour d’appel de
Cagliari (paragraphe 19 ci-après). Les 29 mai, 12 et 23 juin, 14 juillet
et 29 septembre 2009, les parties présentèrent leurs plaidoiries.
12. Par un
jugement du 29 septembre 2009, dont le texte fut déposé au greffe le 28
décembre 2009, le tribunal de Sassari prononça un non-lieu pour cause de
prescription à l’encontre de sept des accusés. Il relaxa les deux autres
accusés.
13. Le
tribunal observa qu’il ressortait des décisions de justice définitives produites
par le parquet et des preuves recueillies que le 3 avril 2000 des épisodes de « violence inhumaine » avaient eu lieu à la prison
de Sassari. Au cours de ce qui aurait dû n’être qu’une perquisition générale et
une opération de transfert de certains détenus, accompagnées de la présentation
du nouveau commandant, les détenus avaient été déplacés des lieux où ils se
trouvaient et soumis à des actes de violence gratuite. Certains détenus avaient
été contraints de se dénuder, avaient été menottés, insultés, battus et soumis
à des humiliations.
14. Selon
le tribunal, il s’agissait d’un « tunnel des
horreurs », et la prison de Sassari, lieu de détention en vertu de la loi,
avait connu un déchaînement de rancune et de représailles incompatible avec les
règles de l’Etat de droit.
15. Le
tribunal estima que les faits incriminés tombaient sous le coup de l’article
608 du CP, qui punissait l’abus d’autorité à l’encontre des détenus. Cependant,
cette infraction, punie par une peine maximale de 30 mois, était prescrite depuis
le 3 octobre 2007. Quant aux faits de coups et blessures aggravés, ils étaient
prescrits depuis le 3 janvier 2009.
16. Selon
les informations fournies par le Gouvernement le 30 avril 2013, le jugement du tribunal
de Sassari du 29 septembre 2009 serait devenu définitif « probablement
au courant du premier semestre 2010 ».
C. La
procédure abrégée suivie à l’égard de 61 des accusés
17. Comme
indiqué au paragraphe 9 ci-dessus, 61 agents pénitentiaires furent jugés
séparément pour les faits du 3 avril 2000. En particulier, par un jugement du
21 février 2003, dont le texte fut déposé au greffe le 10 juillet 2003, le GUP
de Sassari avait condamné 12 personnes à des peines allant d’un an et six mois
à quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour, entre autres, violence privée
aggravée, coups et blessures et abus de fonctions. Parmi ces personnes
figuraient des agents pénitentiaires, ainsi que le superviseur régional de l’administration
pénitentiaire, la directrice de la prison de Sassari et le commandant du
département de la police pénitentiaire de Sassari. Un agent fut condamné à une
amende de 100 euros (EUR)
pour avoir omis de dénoncer une infraction pénale (article 361 du CP).
Tous les autres accusés furent relaxés. Les coupables furent également
condamnés à la réparation des dommages subis par les parties civiles (dont le
montant devait être fixé dans le cadre d’une procédure civile séparée) et au remboursement
de leurs frais de procédure (pour le requérant, ces frais s’élevaient à
5 500 EUR). Le GUP accorda une provision (provvisionale immediatamente esecutiva) sur le montant du
dédommagement à venir aux victimes
qui, à la différence du requérant, avaient fourni la preuve de leur soumission
à des actes de violence.
18. Le
parquet et certains des accusés interjetèrent appel. L’agent condamné à une
amende de 100 EUR ne fit pas appel et sa condamnation devint définitive.
19. Par un
arrêt du 7 novembre 2005, la cour d’appel confirma six condamnations,
acquitta cinq personnes et en condamna quatre autres, qui avaient été
acquittées en première instance. Les coupables furent à nouveau condamnés à la
réparation des dommages subis par les parties civiles (dont le montant devait
être fixé dans le cadre d’une procédure civile séparée) et au remboursement de
leurs frais de procédure (pour le requérant, les frais du procès d’appel s’élevaient
à 5 355 EUR). La cour d’appel précisa que les faits incriminés tombaient
sous le coup de l’article 608 du CP (paragraphe 24 ci-dessous).
20. Les dix
personnes condamnées en appel se pourvurent en cassation.
21. Par un
arrêt du 5 juin 2007, la Cour de cassation débouta de leur pourvoi neuf des
prévenus (parmi lesquels le superviseur régional de l’administration
pénitentiaire, la directrice de la prison de Sassari et le commandant du
département de la police pénitentiaire de Sassari). Elle confirma la
qualification juridique des faits sous l’angle de l’article 608 du CP. Elle
cassa l’arrêt d’appel uniquement en ce qui concernait l’un des condamnés, un médecin
accusé d’omission d’acte d’office et de faux.
22. Dans
ses observations du 30 avril 2013, le Gouvernement indique qu’il ne ressort pas
que le requérant ait introduit une action civile en dédommagement fondée sur le
jugement du GUP du 21 février 2003, tel que confirmé en appel et en cassation.
D. Les
sanctions disciplinaires adoptées à l’encontre de certains des condamnés
23. Dans
ses observations du 30 avril 2013, le Gouvernement indique que sept des
personnes condamnées ont fait l’objet de sanctions disciplinaires, à savoir :
– le superviseur
régional de l’administration pénitentiaire (condamné au pénal à un an, quatre
mois et vingt jours d’emprisonnement) a été suspendu de ses fonctions avec
suppression complète du salaire pour une période d’un mois ;
– la directrice de la
prison de Sassari (condamnée au pénal à dix mois et vingt jours d’emprisonnement)
a été suspendue de ses fonctions avec retenue de la moitié du salaire pour une
période d’un mois ;
– le commandant du
département de la police pénitentiaire de Sassari (condamné au pénal à un an et
huit mois d’emprisonnement) a été suspendu de ses fonctions avec retenue de la
moitié du salaire pour une période de six mois ;
– trois agents
pénitentiaires (condamnés au pénal à quatre mois et vingt jours d’emprisonnement)
ont subi une retenue d’un trentième de leur salaire ;
– l’agent condamné à une
amende de 100 EUR pour omission de dénoncer une infraction pénale a fait l’objet
d’un blâme, avec pour conséquence l’impossibilité de bénéficier d’une
augmentation de salaire pendant un an.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
24. Les
dispositions pertinentes du code pénal (CP) se lisent comme suit :
Article 610 § 1 du CP
« Quiconque, au moyen de violences ou de menaces, oblige quelqu’un
à faire, tolérer ou omettre quelque chose, est puni d’une peine de réclusion
allant jusqu’à quatre ans. »
Article 323 § 1 du CP
« (...) L’officier public ou la personne chargée d’un service
public, qui, dans l’accomplissement de ses fonctions ou de son service, de
manière intentionnelle et en violation de dispositions légales ou
réglementaires (...), procure à lui-même ou à d’autres un avantage patrimonial
injuste ou cause à autrui un préjudice injuste, est puni d’une peine de
réclusion allant de six mois à trois ans. »
Article 608
§ 1 du CP
« Tout officier public qui soumet une personne arrêtée ou
détenue (...) à des mesures de rigueur sans y être autorisé par la loi est puni
d’une peine de réclusion allant jusqu’à 30 mois. »
25. L’article
13 § 4 de la Constitution prévoit la punition de toute violence physique ou
morale commise à l’encontre des personnes soumises à des restrictions de
liberté.
EN
DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
26. Le
requérant se plaint des traitements auxquels il a été soumis de la part des agents
pénitentiaires, traitements qui à son avis pourraient être qualifiés de
torture. Il souligne qu’à cause de la lenteur de la procédure judiciaire
concernant lesdits traitements, les responsables ont bénéficié de la prescription
et ne peuvent donc pas être punis.
Il invoque l’article 3
de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou
traitements inhumains ou dégradants. »
27. Le
Gouvernement récuse la thèse du requérant.
A. Sur
la recevabilité
1. L’exception
du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime
a) L’exception du
Gouvernement
28. Le
Gouvernement estime que la requête devrait être rejetée pour cause de perte de
la qualité de victime. En effet, dans son ensemble, la procédure pénale dirigée
contre les personnes responsables des événements du 3 avril 2000 a eu une issue
favorable pour le requérant. Elle a en effet débouché sur la condamnation de dix
personnes – y compris des hauts fonctionnaires – et sur la reconnaissance du
droit à dédommagement de l’intéressé. De plus, sept des coupables se sont vu
infliger des sanctions disciplinaires (paragraphe 23 ci-dessus). Ainsi, les
autorités internes ont pleinement reconnu, explicitement et en substance, les
violations dénoncées par le requérant (en particulier, la violation de l’article
3 de la Convention) et y ont porté remède. Le fait que le requérant ait décidé
de ne pas entamer une procédure civile en dédommagement ne saurait nuire au
Gouvernement.
29. Quant
au fait que seulement dix personnes ont été condamnées à l’issue de la
procédure pénale, cette circonstance démontrerait uniquement que le système
italien est caractérisé par une évaluation rigoureuse des preuves par rapport à
la position individuelle de chaque accusé.
b) La réplique du
requérant
30. Le
requérant considère que les peines infligées aux personnes responsables des
événements du 3 avril 2000 sont insuffisantes pour remédier à la violation de l’article
3 de la Convention. Ces peines, toutes assorties d’un sursis à leur exécution,
ont été les suivantes : seize mois d’emprisonnement
pour le chef régional des prisons de la Sardaigne ; dix mois et vingt
jours pour la directrice de la prison de Sassari ; vingt mois pour le
commandant de la police du pénitencier de Sassari ; quatre mois et vingt
jours pour six agents pénitentiaires. Les montants octroyés à titre de
provision sur les dédommagements (allant de 4 000 à 6 000 EUR)
seraient dérisoires et il en irait de même en ce qui concerne les sanctions
disciplinaires. En tout cas, ces différentes punitions ne seraient pas proportionnées
à la gravité des faits et aucun des responsables n’aurait, à ce jour, payé pour
ce qu’il a fait. En outre, seules dix personnes ont été condamnées au pénal,
alors qu’environ 90 agents de police avaient perquisitionné une prison tout
entière et harcelé sa population.
31. Le fait
que le requérant n’ait subi aucune blessure ne signifie pas, comme le voudrait
le Gouvernement, qu’il n’a pas été victime d’une violation de l’article 3 de la
Convention, mais plutôt que le système juridique italien est incapable de
redresser les manquements plus subtils à cette disposition qui ont lieu lorsqu’il
y a violence morale, et non violence physique directe.
c) Appréciation de la
Cour
32. La Cour rappelle que
c’est en premier lieu aux autorités nationales qu’il appartient de redresser
une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si
un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée se pose à tous
les stades de la procédure sur le terrain de la Convention (voir, entre autres,
Siliadin c. France, no
73316/01, § 61, CEDH 2005‑VII, et Scordino
c. Italie (no 1) [GC],
no 36813/97, § 179, CEDH 2006‑V). Une décision ou une mesure
favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de sa qualité de
« victime » aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les
autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis
réparent la violation de la Convention (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no
51 ; Dalban c. Roumanie [GC], no
28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI ; Siliadin,
précité, § 62 ; et Gäfgen c.
Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).
33. En ce qui concerne la réparation adéquate et suffisante
pour remédier au niveau interne à la violation du droit garanti par la
Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend de l’ensemble des
circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation
de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen,
précité, § 116).
34. La Cour
note qu’à la suite de la plainte portée par le requérant et ses codétenus, une
enquête a été ouverte pour établir d’éventuelles responsabilités dans les
événements du 3 avril 2000. Dans la mesure où elle a débouché sur une procédure abrégée, cette enquête s’est soldée par la
condamnation de neuf personnes, parmi lesquelles des hauts fonctionnaires, pour
l’infraction décrite à l’article 608 § 1 du CP, qui punit la soumission des
détenus à des mesures de rigueur non autorisées (paragraphes 17-21 et 24
ci-dessus).
35. Même
à supposer que cette condamnation puisse s’analyser, en substance, en la
reconnaissance de la violation de l’article 3 de la Convention, la Cour relève
qu’aucune des décisions rendues dans le cadre de la procédure pénale
susmentionnée n’a accordé de compensation pécuniaire au requérant. Il s’ensuit
que l’État défendeur n’a
pas suffisamment redressé le traitement contraire à l’article 3 que le
requérant dénonce et que ce dernier peut toujours se prétendre victime d’une
violation du volet substantiel de cette disposition au sens de l’article 34 de
la Convention. L’exception du Gouvernement sur ce point ne peut donc être
retenue.
36. Pour ce
qui est du fait, noté par le Gouvernement (paragraphe 28 ci-dessus), que
le requérant a décidé de ne pas entamer une procédure civile en dédommagement,
la Cour considère que cette circonstance se prête à être examinée dans le cadre
de l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours
internes (paragraphes 42-48 ci-après).
37. Enfin,
dans la mesure où les allégations du requérant portent sur l’absence d’une
enquête effective pouvant conduire à l’identification et à la punition des
personnes responsables des traitements qu’il dénonce, il y a lieu de joindre l’exception
du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime au fond du grief.
2. L’exception
du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes
a) L’exception du
Gouvernement
38. Le
Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif
que le requérant n’a pas entamé de procédure civile en dédommagement à l’encontre
des personnes responsables des traitements qui lui ont été infligés (paragraphe
22 ci-dessus). Cette procédure aurait pu être initiée à l’encontre tant des
personnes dont la condamnation était devenue définitive à la suite de l’arrêt
de la Cour de cassation du 5 juin 2007 (paragraphe 21 ci-dessus) que des sept
accusés ayant bénéficié d’un non-lieu pour cause de prescription dans le
jugement du tribunal de Sassari du 29 septembre 2009 (paragraphe 12 ci-dessus).
Un tel remède était non seulement accessible, mais également effectif, car il
était susceptible de permettre au requérant d’obtenir une compensation
financière et offrait des chances raisonnables de succès.
39. Une
personne qui, comme le requérant, s’est constituée partie civile dans une
procédure pénale aurait non seulement le droit, mais aussi l’obligation d’introduire
une action civile pour la fixation du montant du dédommagement qui lui est dû.
Les raisons avancées par le requérant pour justifier son omission de s’adresser
aux juridictions civiles ne sauraient être admises. Si aucune provision n’a été
accordée par le GUP au requérant, c’est parce que celui-ci n’avait produit
aucune preuve du préjudice physique ou matériel qu’il aurait subi. Quant aux
craintes de représailles, le Gouvernement note qu’elles ne sont pas été
étayées, qu’elles ont été invoquées pour la première fois dans les observations
en réponse, et que le requérant dispose de dix ans à partir du 17 septembre
2007 pour introduire son action. Or, le requérant n’est plus détenu depuis 2006
et, contrairement à ce qu’il affirme, entre 2000 et 2006 il a été libéré à deux
reprises (notamment du 30 juin 2000 au 12 octobre 2002 et du 26 septembre 2003
au 20 août 2004). De plus, le requérant n’a été détenu au pénitencier de
Sassari que du 3 avril au 30 juin 2000 et du 12 octobre au 30 décembre 2002, il
n’a jamais dénoncé avoir été intimidé, et il a signé le 6 mai 2003 une
déclaration selon laquelle il n’avait aucune raison de craindre pour son
intégrité physique et aucun problème d’incompatibilité avec les autres détenus.
b) La réplique du
requérant
40. Le
requérant admet qu’en théorie il aurait pu introduire devant le juge civil une
action visant à obtenir un dédommagement pour les traitements subis le 3 avril
2000. Cependant, il serait courant en Italie de ne pas entamer d’action civile
avant le prononcé du dernier jugement du procès pénal, qui pourrait être
différent des jugements précédents. De plus, un procès civil aurait eu une
durée significative et des coûts auxquels le requérant n’aurait pas pu faire
face, compte tenu aussi des montants peu élevés que le GUP avait octroyés à 14
des 118 victimes, montants allant de 4 000 à 6 000 EUR. Enfin, le
requérant était détenu pendant le procès, au moins jusqu’en 2006, et craignait
des représailles des agents pénitentiaires ou de leurs collègues dans le cas où
il aurait agi en justice contre eux.
41. Par
ailleurs, l’Italie n’a pas introduit dans le CP de disposition spécifique
punissant le crime de torture et de traitements inhumains et dégradants. Les
infractions reprochées aux accusés étaient punies par les articles 608, 582 et
583 du CP, qui prévoient des peines légères. Une telle donnée ne manquerait pas
de peser sur l’éventuelle fixation par le juge du montant d’un dédommagement au
civil. Aucune provision sur le dédommagement à venir n’a été accordée par le
juge pénal au requérant, au motif – notamment – qu’il n’avait subi aucune
blessure.
c) Appréciation de la
Cour
42. La Cour
rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être
saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de
cette règle est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de
redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit
saisie (voir, parmi d’autres, Mifsud
c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII).
43. Les principes généraux relatifs à la règle de l’épuisement des
voies de recours internes se trouvent exposés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], nos
17153/11 et autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). La
Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit que l’épuisement
des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et
adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en théorie qu’en
pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsqu’il est accessible,
susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présente des
perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre
1996, § 68, Recueil des arrêts et
décisions 1996‑IV, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02,
13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH
2010).
44. En l’espèce,
il était loisible au requérant d’entamer une procédure civile en dédommagement
contre les personnes condamnées au pénal pour les faits du 3 avril 2000, ce que
l’intéressé n’a pas fait. Dans le cadre de cette procédure, le requérant aurait
pu obtenir une compensation financière pour le préjudice subi, et donc une
réparation pour son grief tiré du volet substantiel de l’article 3 de la
Convention. Il reste à déterminer si, dans les circonstances particulières de l’espèce,
le requérant peut être dispensé de son obligation d’épuiser ce remède.
45. Comme
la Cour l’a souligné plus haut (paragraphe 34 ci-dessus), une enquête a été
ouverte pour établir d’éventuelles responsabilités dans les événements du 3
avril 2000. Le 2 mai 2000, le GIP de Sassari a placé 22 accusés en détention
provisoire et en a assigné 60 autres à résidence (paragraphe 7 ci-dessus). Le
12 novembre 2001, le requérant s’est constitué partie civile dans la procédure
pénale (paragraphe 9 ci-dessus). Le 21 février 2003, soit moins de trois ans
après les faits, le GUP de Sassari a prononcé un jugement sur le bien-fondé des
accusations à l’encontre des 61 accusés qui avaient choisi d’être jugés selon
la procédure abrégée, et neuf agents pénitentiaires ont été renvoyés en
jugement devant le tribunal de Sassari (paragraphes 9 et 17 ci-dessus).
46. Si
cette réponse peut passer pour suffisamment prompte et
diligente pour satisfaire aux normes de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gäfgen, précité, § 122), il en va autrement pour la suite de la
procédure. En effet, le procès devant le tribunal de Sassari s’est étalé sur 44
audiences, dont la dernière a eu lieu le 29 septembre 2009 (paragraphe 11
ci-dessus), soit plus de six ans et sept mois après le renvoi en jugement.
Cette longueur de la procédure a conduit au prononcé d’un non-lieu pour cause
de prescription à l’encontre de sept des accusés (paragraphes 12 et 15
ci-dessus). Des importants retards ont donc affecté le procès devant le
tribunal de Sassari.
47. La Cour
rappelle
que les lenteurs excessives d’une action indemnitaire peuvent priver le recours
de caractère effectif (Gäfgen, précité, § 127) et considère que vu la lenteur des procédures auxquelles il
avait été partie depuis le 12 novembre 2001, le requérant peut être dispensé de
l’obligation d’entamer de nouvelles procédures pour satisfaire aux exigences de
l’article 35 § 1 de la Convention (voir, mutatis
mutandis, Guillemin c. France, 21
février 1997, § 50, Recueil 1997-I). À
cet égard, la Cour relève que difficilement le requérant aurait pu entamer une
action civile en dédommagement avant le prononcé d’un jugement pénal définitif.
48. Il s’ensuit
que l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours
internes doit être rejetée.
3. L’exception
du Gouvernement tirée de la nature abusive de la requête
a) L’exception du
Gouvernement
49. Le
Gouvernement soutient également que la requête devrait être déclarée
irrecevable comme étant abusive. À cet égard, il allègue que le requérant a
volontairement omis de fournir des informations concernant la procédure abrégée
suivie à l’égard de 61 des accusés (paragraphes 17-21 ci-dessus), dans laquelle
il s’était constitué partie civile et à l’issue de laquelle dix condamnations
ont été prononcées et son droit à réparation ainsi qu’au remboursement des
frais de procédure reconnu. Il s’agirait d’éléments essentiels pour l’examen de
l’affaire et l’omission du requérant viserait à induire la Cour en erreur. De
plus, dans ses observations en réponse, le requérant aurait essayé de minimiser
la gravité de ses omissions.
b) La réplique du
requérant
50. Le
requérant répond que sa requête concerne, en premier lieu, le fait que l’Etat
défendeur n’a pas respecté son obligation positive d’empêcher qu’il soit soumis
à des traitements inhumains et dégradants. Dans cette optique, son omission de
mentionner dans le formulaire de requête l’issue de la procédure à l’encontre
des accusés ayant choisi la procédure abrégée serait sans importance,
concernant un détail qui, aux yeux du requérant, n’était pas essentiel. Par
ailleurs, afin d’apprécier le respect du délai de six mois fixé à l’article 35
§ 1 de la Convention, seul comptait le dernier jugement rendu en décembre 2009,
qui, ayant été prononcé à l’issue d’une procédure ordinaire, avait plus de
chances d’éclaircir les faits reprochés aux neuf accusés. Les informations sur
la procédure contre les autres accusés ressortaient de toute manière des pièces
jointes au formulaire de requête, elles étaient bien connues du Gouvernement et
le requérant n’avait aucun intérêt à les cacher.
c) Appréciation de la
Cour
51. La Cour
observe qu’aux termes de l’article 47 § 6 de son
règlement, les requérants doivent l’informer de tout fait pertinent pour
l’examen de leur requête. Elle rappelle qu’une
requête peut être rejetée comme étant abusive si elle a été fondée sciemment
sur des faits controuvés (Řehàk c. République tchèque (déc.), no
67208/01, 18 mai 2004, et Keretchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou si le
requérant a passé sous silence des informations essentielles concernant les
faits de l’affaire afin d’induire la Cour en erreur (voir, entre autres, Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04, 19 juin
2006, et Basileo et autres c. Italie (déc.),
no 11303/02, 23 août 2011).
52. La
Cour a déjà affirmé, en outre, que « tout comportement du requérant
manifestement contraire à la vocation du droit de recours et entravant le bon
fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle,
peut [en principe] être qualifié d’abusif » (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 65, 15 septembre
2009), la notion d’abus, aux termes de l’article 35 § 3 a) de la Convention,
devant être comprise dans son sens ordinaire – à savoir le fait, par le
titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une
manière préjudiciable (Miroļubovs et autres, précité,
§ 62, et Petrović c. Serbie (déc.),
nos 56551/11 et dix autres, 18 octobre 2011).
53. En l’espèce,
le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir mentionné, dans le
formulaire de requête, la procédure abrégée suivie à l’égard de 61 des accusés
et qui s’est soldée par le prononcé de dix condamnations.
54. La
Cour observe qu’elle vient de conclure que les condamnations en question n’ont
pas privé le requérant de la qualité de « victime »
pour son grief tiré du volet substantiel de l’article 3 de la Convention
(paragraphe 35 ci-dessus). Bien qu’il eût été souhaitable que l’intéressé
mentionnât expressément la procédure abrégée dans le formulaire de requête, la
Cour ne saurait conclure que cette omission est de nature à rendre abusive la
requête ou que celle-ci se fondait sciemment sur des faits controuvés. Elle note
que des références à la procédure abrégée étaient contenues dans les documents
annexés au formulaire de requête, ce qui conduit à penser que le requérant n’a
pas eu l’intention de cacher des faits pertinents pour l’examen de son affaire.
55. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée du caractère
abusif de la requête doit être rejetée.
4. Autres
motifs d’irrecevabilité
56. La Cour
constate que ce grief n’est
pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle
relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il
convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments
des parties
a) Le requérant
57. Le
requérant observe que dans son témoignage du 9 juin 2006 devant le GIP, il
avait souligné la condition de soumission et de prostration dans laquelle il
avait été plongé lors des événements litigieux. Il allègue qu’il n’a pu
échapper à des traitements plus violents que parce qu’une audience de son
procès était fixée deux jours plus tard, le 5 avril 2000, et que toute blessure
aurait pu être remarquée par le juge. Il a néanmoins été contraint de passer,
les yeux baissés, entre des agents pénitentiaires armés de matraques qui le
menaçaient et l’insultaient, et ce sans autre but que de l’humilier et de lui
faire ressentir sa condition de subordination au pouvoir policier. Cela lui a
causé une forte souffrance psychologique et des sentiments d’infériorité
associés à la crainte de subir, dans les jours suivants, de nouvelles
représailles. Ceci suffirait pour conclure à la violation de l’article 3 de la
Convention.
58. Le
requérant fait valoir que la prescription constatée par le tribunal de Sassari doit
beaucoup au fait que les infractions en cause avaient un caractère « mineur » et étaient punies par des peines
légères. Si le droit italien avait prévu un crime de torture puni par des
sanctions plus lourdes, le délai de prescription aurait été plus long et le
tribunal aurait eu le temps d’examiner l’affaire avant son expiration.
b) Le Gouvernement
59. Le
Gouvernement précise tout d’abord qu’il ne sous-estime pas la gravité des
événements du 3 avril 2000, auxquels l’Etat italien a répondu afin de rétablir
la prééminence du droit. Le Gouvernement partage les considérations faites à
cet égard par le GUP et le tribunal de Sassari, qui ont à juste titre
sévèrement condamné ces événements. Cependant, ces derniers ont été un épisode
isolé, qui ne saurait refléter l’attitude générale de la police italienne. De
plus, dans le cadre de la présente requête il faudrait avoir égard aux
traitements spécifiquement infligés au requérant.
60. Or, l’intéressé
a été l’un des prisonniers les moins affectés par la conduite des agents
pénitentiaires. En effet, lorsqu’il a été entendu comme témoin au procès
(audience du 9 juin 2006), le requérant a affirmé ne pas avoir été battu par
les agents et aucune trace de blessures n’a été relevée sur son corps. En
revanche, il a été obligé de passer entre deux files d’agents en baissant la
tête et a été insulté ; lorsqu’il est retourné
dans sa cellule, ses objets personnels avaient été fouillés et éparpillés. Sans
qu’il y ait lieu de nier que le requérant ait pu éprouver peur et anxiété, il n’a
pas été démontré que ces sentiments étaient de nature à provoquer une
souffrance physique et morale prolongée et intense. Dès lors, le traitement
auquel le requérant a été soumis n’aurait pas atteint le minimum de gravité
nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la
Convention.
61. Le
Gouvernement observe également que les interventions de tierces parties doivent
viser à accroître la connaissance de la Cour en apportant de nouvelles
informations ou des arguments juridiques supplémentaires à l’égard des principes
généraux pertinents pour l’issue de l’affaire. Or, les tiers intervenants se
sont bornés à proposer des réformes législatives en Italie et à stigmatiser la
non-incrimination, par la loi italienne, de la torture comme crime spécifique,
ce qui va au-delà du rôle attendu d’un amicus
curiae devant la Cour. Partant, les observations des tiers intervenants ne
devraient pas être versées au dossier ou, en tout cas, devraient être ignorées
par la Cour. En tout état de cause, ces observations ne seraient pas pertinentes
pour statuer sur la requête de M. Saba, étant donné que l’absence d’un crime de
torture en droit italien n’a pas empêché l’identification et la punition des
personnes impliquées dans les événements du 3 avril 2000. De plus, le requérant
n’a pas été soumis à la torture, mais, tout au plus, à des traitements
dégradants, que l’Italie n’était pas tenue d’ériger en infraction pénale
autonome. La référence au problème du surpeuplement carcéral serait, quant à
elle, sans pertinence par rapport aux circonstances de l’espèce.
62. À titre
surabondant, le Gouvernement observe que si elle n’a pas encore introduit en
tant que tel un crime de torture, l’Italie a néanmoins avancé dans cette
direction, et huit projets de loi ont été présentés devant le Parlement constitué
en mars 2013. Les actes de violence commis sur les détenus sont punis en vertu
de la disposition spécifique contenue dans l’article 608 du CP ou, s’il y a eu
des blessures, en vertu des articles 582 et 583 du CP.
63. Enfin,
le Gouvernement expose que l’introduction d’un crime de torture constituerait
certes un développement social et juridique mais qu’aucune obligation en ce
sens n’existe actuellement aux termes de la Convention de 1984 des Nations
unies contre la torture. En effet, les articles 4 et 5 de cette Convention
se bornent, selon lui, à demander aux Etats signataires de s’assurer que les
actes de torture sont érigés en infraction pénale par la loi, ce qui serait
déjà le cas en Italie.
c) Les tiers
intervenants
i. Le Parti radical non
violent transnational et transparti
64. Le
Parti radical non violent transnational et transparti (« le Parti radical
transnational ») rappelle que même si l’article 13 § 4 de la Constitution
prévoit la punition de toute violence physique ou morale commise à l’encontre
des personnes soumises à des restrictions de liberté (paragraphe 25 ci-dessus),
l’Italie n’a pas introduit dans son système juridique le crime de torture et de
traitements inhumains et dégradants, et ce malgré la ratification de nombreux
instruments internationaux dans ce sens. Les lacunes du droit italien à cet
égard ont été soulignées par la commission extraordinaire du Sénat pour la
tutelle et la promotion des droits humains, dans son rapport du 6 mars 2012. L’introduction
du crime de torture a été sollicitée par le Comité européen pour la prévention
de la torture (CPT) et par le Comité des droits de l’homme des Nations unies.
Un projet de loi présenté au Sénat le 26 novembre 2008 par une élue du Parti
radical italien n’a pas été approuvé, et ce en dépit de l’insuffisance et du manque
de spécificité des dispositions législatives actuelles pour combattre la
pratique de la torture. Il était souligné dans le rapport introductif que les
actes de torture ne provoquant pas de lésions graves n’étaient poursuivis que
sur plainte de la victime et que les subtiles tortures psychologiques n’étaient
pas considérées comme des « blessures » et
restaient donc sans punition.
65. A la
lumière de ce qui précède, le tiers intervenant estime que l’introduction du
crime de torture dans le système juridique italien doit être une priorité. L’absence
d’une telle prévision législative est particulièrement gênante dans les
secteurs de l’ordre public et du système carcéral. A cet égard, le Parti
radical transnational rappelle que les poursuites contre les actes de torture
perpétrés en 2001 lors du G8 de Gênes se sont soldées par un non-lieu pour
cause de prescription. Or, la prescription ne s’appliquerait pas aux « crimes internationaux ». De plus, dans l’affaire
dite « Asti », des agents pénitentiaires
responsables de torture à l’encontre des détenus avaient été acquittés.
ii. L’association « Non c’è pace senza giustizia »
66. L’association
intervenante rappelle que dans l’affaire Alikaj
et autres c. Italie (no 47357/08, § 99, 29 mars 2011), la Cour a
estimé que lorsqu’un agent de l’Etat est accusé d’actes contraires aux articles
2 et 3 de la Convention, la procédure ou la condamnation ne sauraient être
rendues caduques par une prescription. Par ailleurs, bien que l’Italie ait
ratifié, par la loi no 489 du 3 novembre 1998, la Convention de l’ONU
contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et
dégradants, le crime spécifique de torture ou de traitements inhumains ou
dégradants n’est pas codifié dans le système juridique italien. Les Etats étant
tenus de prévoir un cadre législatif et administratif pour décourager la
commission d’infractions contre la personne (voir, notamment, Beganović c. Croatie, no
46423/06, § 70, 25 juin 2009, et D.J.
c. Croatie, no 42418/10, § 86, 24 juillet 2012), il y aurait, en
Italie, une violation systématique de l’article 3 de la Convention, en
particulier en ce qui concerne la situation des détenus.
67. Le
tiers intervenant rappelle les arrêts de la Cour en matière de surpeuplement
carcéral (Sulejmanovic c. Italie, no
22635/03, 16 juillet 2009, et Torreggiani
et autres c. Italie, nos 43517/09 et autres, 8 janvier
2013) qui, à son avis, expliqueraient pourquoi l’Italie persiste à ne pas
codifier ce crime. Afin d’éviter de sévères condamnations envers les hauts
fonctionnaires, l’Italie préférerait maintenir une « apparence
de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux », ce qui
n’est pourtant pas admis dans un Etat de droit.
iii. Les Radicaux italiens (anciennement
« Parti radical italien »)
68. Le
parti intervenant observe qu’en dépit de la ratification de la Convention des Nations
unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et
dégradants, il n’existe pas d’incrimination spécifique de la torture dans le
système juridique italien. L’intervenant rappelle que la Cour a affirmé que l’État
doit adopter des règles pour garantir le respect de ses engagements au regard
des articles 3 et 8 de la Convention et qu’elle a récemment conclu à la
violation de l’article 3 à cause du surpeuplement carcéral en Italie (Torreggiani et autres, précité).
2. Appréciation
de la Cour
a) Sur le volet
substantiel de l’article 3 de la Convention
69. La Cour
rappelle qu’en cas d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle
doit se livrer à un examen particulièrement approfondi (Matko c. Slovénie, no 43393/98, § 100, 2 novembre
2006, et Vladimir Romanov c. Russie,
no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Lorsqu’il y a eu une procédure
interne, il n’entre toutefois pas dans les attributions de la Cour de
substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux nationaux,
auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (Klaas c. Allemagne, 22 septembre
1993, § 29, série A no 269 ; Jasar c. « l’ex‑République yougoslave de Macédoine »,
no 69908/01, § 49, 15 février 2007 ; et Eski c. Turquie, no 8354/04, § 28, 5 juin 2012). Même si les
constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut
néanmoins d’habitude des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des
constatations auxquelles ils sont parvenus (Gäfgen,
précité, § 93).
70. En l’espèce, il n’est pas discuté entre les parties (voir
les paragraphes 57 et 60 ci-dessus) que, comme l’ont reconnu les
juridictions internes et comme l’avait dénoncé l’intéressé lui-même lors de son
témoignage du 9 juin 2006, le
requérant a été obligé de passer entre deux files d’agents armés de matraques
en baissant la tête et qu’il a été insulté et menacé.
71. Quant à
la qualification juridique de ce traitement, la Cour rappelle que pour tomber sous le
coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de
gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la
cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou
mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la
victime (Irlande c. Royaume-Uni, 18
janvier 1978, § 162, série A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX).
Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le
traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont
inspiré (Aksoy c. Turquie, 18 décembre
1996, § 64, Recueil 1996-VI ; Egmez c. Chypre, no 30873/96,
§ 78, CEDH 2000‑XII ; et Krastanov
c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004),
ou encore son contexte, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge
émotionnelle (Selmouni c. France [GC],
no 25803/94, § 104, CEDH 1999-V, et Egmez, précité, § 78).
72. La Cour a déjà jugé un traitement « inhumain »
au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des
heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles soit de vives
souffrances physiques et mentales (Labita
c. Italie ([GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no
59450/00, § 118, CEDH 2006-IX). Elle a défini un traitement « dégradant »
comme étant de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité
propres à humilier et avilir et à briser éventuellement la résistance physique
ou morale de la personne qui en est victime, ou à la conduire à agir contre sa
volonté ou sa conscience (voir, entre autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001-III,
et Jalloh, précité, § 68).
73. Pour déterminer si une forme de mauvais traitement doit
être qualifiée de torture, il faut avoir égard à la distinction, que comporte l’article
3, entre cette notion et celle de traitement inhumain ou dégradant. Ainsi que
la Cour l’a relevé précédemment, cette distinction paraît avoir été consacrée
par la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains
délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 167 ; Aksoy,
précité, § 63 ; et Selmouni,
précité, § 96). Outre un élément de gravité, la torture implique une volonté
délibérée, ainsi que le reconnaît la Convention des Nations unies contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants :
en son article 1, celle-ci définit la torture comme tout acte par lequel une
douleur ou des souffrances aigües sont intentionnellement infligées à une
personne aux fins notamment d’obtenir d’elle des renseignements, de la punir ou
de l’intimider (Akkoç c. Turquie,
nos 22947/93 et 22948/93, § 115, CEDH 2000-X, et Gäfgen, précité, § 90).
74. En l’espèce, le requérant n’a pas été soumis à des actes
de violence et il n’a subi aucune lésion corporelle. Il a lui-même affirmé ne
pas avoir été battu. Bien que le traitement qui lui a été infligé ait été
délibéré, la Cour estime que, compte tenu de sa brièveté, on ne saurait le qualifier
de torture psychologique. En revanche, il convient de relever que ce traitement
visait à avilir et humilier l’intéressé dans un contexte de forte tension
émotionnelle où les détenus pouvaient légitimement craindre pour leur sort. Le
requérant a dû éprouver des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité, ce
qui permet à la Cour de qualifier l’incident en question de traitement
dégradant, prohibé comme tel par l’article 3 de la Convention.
75. Ce
constat suffit à la Cour pour conclure à la violation du volet substantiel de cette
disposition.
b) Sur le volet
procédural de l’article 3 de la Convention
i. Principes généraux
76. En cas, comme en l’espèce, de mauvais traitement délibéré
infligé par des agents de l’État au mépris de l’article 3, la Cour estime de
manière constante que les autorités internes doivent mener une enquête
approfondie et effective pouvant conduire à l’identification et à la punition
des responsables (voir, entre autres, Çamdereli
c. Turquie, no 28433/02, §§ 28-29, 17 juillet 2008 ; et Gäfgen,
précité, § 116). A cet égard, la Cour a pris en compte plusieurs critères. D’abord,
d’importants facteurs pour que l’enquête soit effective, et qui permettent de
vérifier si les autorités avaient la volonté d’identifier et de poursuivre les
responsables, sont la célérité avec laquelle elle est ouverte (Selmouni, précité, §§ 78-79 ; Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie,
no 7888/03, § 59, 20 décembre 2007 ; et Vladimir Romanov, précité §§ 85 et
suiv.) et la célérité avec laquelle elle est conduite (Mikheïev c.
Russie, no 77617/01, § 109, 26 janvier 2006, et Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03,
§ 89, CEDH 2008). En outre, l’issue de l’enquête et des poursuites pénales qu’elle
déclenche, y compris la sanction prononcée ainsi que les mesures disciplinaires
prises, a un caractère déterminant. Ces éléments sont essentiels si l’on veut
préserver l’effet dissuasif du système judiciaire en place et le rôle qu’il est
tenu d’exercer dans la prévention des atteintes à l’interdiction des mauvais
traitements (Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02,
§ 62, 8 avril 2008 ; Çamdereli, précité, § 38 ; Nikolova et Velitchkova, précité, §§ 60
et suiv. ; et Gäfgen, précité, §
121).
77. La Cour rappelle à ce propos qu’il ne lui appartient pas
de se prononcer sur le degré de culpabilité des personnes en cause (Öneryıldız c. Turquie [GC],
no 48939/99, § 116, CEDH 2004‑XII), ou de déterminer la
peine à infliger, ces matières relevant de la compétence exclusive des
tribunaux répressifs internes. Toutefois, en vertu de l’article 19 de la
Convention et conformément au principe voulant que la Convention garantisse des
droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour
doit s’assurer que l’État s’acquitte comme il se doit de l’obligation qui lui
est faite de protéger les droits des personnes relevant de sa juridiction (Nikolova et Velitchkova, précité, § 61).
Dès lors, si la Cour reconnaît le rôle des cours et tribunaux nationaux dans le
choix des sanctions à infliger à des agents de l’État en cas de mauvais
traitements infligés par eux, elle doit conserver sa fonction de contrôle et
intervenir dans les cas où il existe une disproportion manifeste entre la
gravité de l’acte et la sanction infligée. Sinon, le devoir qu’ont les Etats de
mener une enquête effective perdrait beaucoup de son sens (Nikolova et Velitchkova, précité, § 62 ;
Ali et Ayşe Duran, précité, § 66 ; et Gäfgen,
précité, § 123).
78. La Cour rappelle également que lorsque des agents de l’État
sont inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements, il importe que
les poursuites ne se heurtent pas à la prescription et que les intéressés soient
suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès et en soient
démis en cas de condamnation (Abdülsamet Yaman,
c. Turquie, no 32446/96,
§ 55, 2 novembre 2004 ; voir également Nikolova
et Velitchkova, précité, § 63 ; Ali
et Ayşe Duran, précité, § 64 ;
Çamdereli, précité,
§ 38 ; et Gäfgen, précité, § 125).
ii. Application de ces principes en l’espèce
79. La Cour
se réfère tout d’abord à son constat que des importants retards ont affecté le
procès devant le tribunal de Sassari et que cette
longueur de la procédure a conduit au prononcé d’un non-lieu pour cause de
prescription à l’encontre de sept des accusés (paragraphe 46 ci-dessus), ce qui ne saurait se concilier avec l’obligation des
autorités de conduire l’enquête avec célérité (paragraphe 76 ci-dessus).
80. Quant
à l’issue de l’enquête, il est vrai que dans le cadre de la procédure abrégée, dix
condamnations ont été prononcées. Cependant, un agent pénitentiaire reconnu
coupable d’avoir omis de dénoncer les infractions ne s’est vu infliger qu’une
amende de 100 EUR (paragraphes 17 et 18 ci-dessus) ;
et si des peines d’emprisonnement (allant de quatre mois à un an et huit mois)
ont été prononcées envers huit autres personnes, elles étaient assorties d’un
sursis à l’exécution (paragraphe 17 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour
n’est pas convaincue que les juridictions internes aient mesuré la gravité des
faits reprochés aux accusés en leur qualité de fonctionnaires de l’Etat (voir, mutatis mutandis, Zeynep Özcan c. Turquie, no 45906/99, § 43, 20 février
2007).
81. La
Cour note également que le Gouvernement n’a pas indiqué si pendant l’instruction
ou le procès
les agents inculpés ont bien été suspendus de leurs fonctions, comme l’exige
normalement sa jurisprudence (paragraphe 35 ci-dessus) :
il ressort seulement du dossier que, après leur condamnation, sept personnes
ont fait l’objet de sanctions disciplinaires. De surcroît, à l’encontre des
hauts fonctionnaires impliqués, les sanctions disciplinaires en question, qui
comprenaient une suspension des fonctions, ont eu une durée allant de un à six
mois seulement ; quant à celles infligées aux
agents pénitentiaires condamnés, elles ont été très légères, à savoir une
réduction d’un trentième de leur salaire et un simple blâme (paragraphe 23
ci-dessus). Dans aucun cas les intéressés n’ont été démis de leurs fonctions à
la suite de leur condamnation.
82. Eu
égard aux constats qui précèdent, la Cour estime que les différentes mesures
prises par les autorités internes n’ont pas pleinement satisfait à la condition
d’une enquête approfondie et effective, telle qu’établie dans sa jurisprudence.
Dans ces circonstances, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du
Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime (paragraphe 37
ci-dessus) et de conclure qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article
3 de la Convention.
c) Les autres allégations
des parties
83. Par
là, la Cour estime avoir examiné les questions juridiques principales posée par
le grief tiré de l’article 3. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause
et des arguments des parties, elle considère par conséquent qu’il n’y a pas
lieu d’examiner la question de savoir si l’absence, en droit italien, d’une
infraction spécifique se rapportant à la notion de torture ou à des traitements
inhumains ou dégradants porte en soi atteinte à cette même disposition (voir, mutatis mutandis, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai
2007 ; Demirel et autres c. Turquie, no 75512/01,
§ 29, 24 juillet 2007 ; Mehmet
et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 43, 17
juillet 2007 ; et Abdullah Yılmaz
c. Turquie, no 21899/02, § 77, 17 juin 2008).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
5 DE LA CONVENTION
84. Le
requérant considère qu’en omettant de le protéger contre les violences des agents
pénitentiaires, les autorités ont méconnu leur devoir de garantir sa liberté et
sa sûreté.
Il invoque l’article 5
de la Convention, dont le premier paragraphe se lit comme suit :
« 1. Toute
personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa
liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement
après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il a fait l’objet
d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une
ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir
l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il a été arrêté
et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il
y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il
y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre
une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
d) s’il s’agit de la
détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa
détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;
e) s’il s’agit de la
détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie
contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;
f) s’il s’agit de l’arrestation
ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer
irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion
ou d’extradition est en cours. »
85. Le
Gouvernement combat cette thèse et souligne que le requérant ne conteste pas la
légalité de sa privation de liberté, mais ses conditions de détention et les
traitements auxquels il a été soumis.
86. La Cour
observe que le requérant ne conteste pas la légalité de sa détention. Elle
relève également que rien dans le dossier ne permet de penser que la privation
de liberté litigieuse était arbitraire ou autrement contraire à l’article 5 de
la Convention.
87. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté
en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
8 DE LA CONVENTION
88. Le
requérant se plaint d’une atteinte illégitime à son droit à la vie privée. Il
rappelle les violences dont il a été victime et souligne que les agents
pénitentiaires ont volontairement détruit ses objets personnels.
Il invoque l’article 8
de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et
de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir
ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant
que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui,
dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la
sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre
et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de
la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
89. Le
Gouvernement rejette cette thèse. Il observe que devant les juridictions
nationales le requérant n’a jamais affirmé que ses objets personnels avaient
été détruits, mais seulement qu’ils avaient été éparpillés dans sa cellule.
90. Le
requérant affirme que tout avait été déplacé dans sa cellule, que la nourriture
avait été mélangée à la lessive et que ses effets personnels avaient été abîmés.
Il estime que ces faits constituent bien une ingérence illégitime dans sa vie
privée, compte tenu du cadre limité où il vivait à l’époque des faits.
91. La Cour
relève que, dans la mesure où il porte sur les violences dont le requérant a
fait l’objet, ce grief est lié à celui examiné ci-dessus sous l’angle de l’article
3 et doit donc aussi être déclaré recevable.
92. Eu
égard à ses constats relatifs à l’article 3 de la Convention (paragraphes 75
et 82 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu
également, en l’espèce, violation de l’article 8.
93. Pour ce
qui est, en revanche, de la prétendue dégradation des objets personnels du
requérant, la Cour estime que les allégations de l’intéressé ne sont pas
suffisamment étayées.
94. Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et
doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
13 DE LA CONVENTION, COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3
95. Le requérant se plaint de ne disposer, en droit italien,
d’aucun recours efficace pour faire valoir son grief tiré de l’article 3. Il
observe que le système juridique italien ne prévoit pas le crime de torture ; les actes en cause n’ont donc pu être
poursuivis que sous des qualifications mineures, pour lesquelles le délai de
prescription était court.
Il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la
(...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif
devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise
par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions
officielles. »
96. Le
Gouvernement conteste cette thèse. Il réitère ses observations quant à l’omission,
par le requérant, d’épuiser les voies de recours qui lui étaient ouvertes en
droit italien (paragraphes 38-39 ci-dessus) et quant à l’efficacité de l’enquête
interne (paragraphes 28-29 ci-dessus). Le Gouvernement rappelle en particulier
que moins de 10 % des accusés ont bénéficié d’un non-lieu et que les
traitements dénoncés par le requérant tombaient sous le coup d’une disposition
spécifique de la loi pénale nationale (l’article 608 du CP), qui offre une
protection aux personnes privées de leur liberté en considération de leur état
de vulnérabilité.
97. Le
requérant observe que seulement 10 % des personnes accusées des faits du 3
avril 2000 ont été condamnés, et estime qu’il n’est pas vraisemblable que neuf
personnes aient pu maltraiter 118 victimes.
98. La Cour
relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus sous l’angle de l’article
3 et doit donc aussi être déclaré recevable.
99. Eu
égard à ses constats relatifs à l’article 3 de la Convention (paragraphes 75
et 82 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu
également, en l’espèce, violation de l’article 13.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION
100. Le
requérant se plaint de la durée de la procédure pénale dirigée contre les agents
pénitentiaires dans laquelle il s’était constitué partie civile.
Il invoque l’article 6
§ 1 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
(...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
101. Le Gouvernement expose que la durée de la
procédure devant le tribunal de Sassari s’explique par la complexité de l’affaire.
En tout état de cause, le requérant aurait pu introduire un recours en
dédommagement sur le fondement de la loi Pinto, ce qu’il n’a pas fait.
102. La
Cour relève que le requérant n’a pas indiqué avoir introduit un recours sur le fondement de la
loi « Pinto » (loi no 89 de 2001)
afin d’obtenir réparation pour la durée prétendument excessive de la procédure
en question. Or, un tel recours a été considéré par la Cour comme étant accessible
et en principe efficace pour dénoncer, au niveau interne, la lenteur de la
justice (voir, parmi beaucoup d’autres, Brusco
c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001-IX, et Pacifico c. Italie (déc.), no 17995/08, § 67,
20 novembre 2012).
103. Il s’ensuit
que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours
internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la
Convention.
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
104. Aux
termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie
contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette
violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction
équitable. »
A. Dommage
105. Le
requérant réclame 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
106. Le Gouvernement estime cette somme excessive et note
que le requérant n’a pas spécifié en quoi consistait la souffrance morale qu’il
aurait endurée. Il n’aurait donc pas étayé sa demande et n’aurait pas démontré
l’existence d’un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage
allégué.
107. La
Cour considère que le requérant a subi un tort moral certain et décide de lui octroyer
15 000 EUR à ce titre.
B. Frais
et dépens
108. Produisant
une note de son conseil, le requérant demande également 8 000 EUR pour les
frais et dépens engagés devant la Cour.
109. Le Gouvernement estime cette somme excessive compte
tenu de la prestation effectivement accomplie par le conseil du requérant et
des barèmes applicables dans le système italien.
110. Selon
la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de
ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité,
leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu
des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime
raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde
au requérant.
C. Intérêts
moratoires
111. La
Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt
de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de
trois points de pourcentage.
PAR
CES MOTIFS, LA COUR
1. Joint,
à l’unanimité, au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de la
perte de la qualité de victime pour autant qu’elle concerne le volet procédural
de l’article 3 de la Convention, et la rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant
aux griefs tirés des articles 3, 8 (dans la mesure où il porte sur les
violences subies par le requérant) et 13 de la Convention et irrecevable pour
le surplus ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il
y a eu violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il
y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu
d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention dans la mesure où
il porte sur les violences subies par le requérant ;
6. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y
a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;
7. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat
défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt
sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la
Convention, les sommes suivantes :
i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant,
pour frais et dépens ;
b) qu’à
compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront
à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, à l’unanimité, la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français,
puis communiqué par écrit le 1er juillet 2014, en application
de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel
Campos Işıl
Karakaş
Greffier adjoint Présidente
Au présent arrêt se
trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.
A.I.K.
A.C.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
J’ai voté avec mes
collègues sur tous les points, sauf celui concernant l’article 13. A mon avis,
contrairement à l’opinion de la majorité, le grief tiré de l’article 13 combiné
avec l’article 3 mériterait bien un examen séparé.
Selon la jurisprudence
de la Cour, en cas de mauvais traitement délibérément infligé par des agents de
l’Etat au mépris de l’article 3, deux mesures s’imposent pour que la réparation
soit suffisante. Premièrement, les autorités de l’Etat doivent mener une
enquête approfondie et effective pouvant conduire à l’identification et à la
punition des responsables. Deuxièmement, le requérant doit le cas échéant
percevoir une compensation ou, du moins, avoir la possibilité de demander et d’obtenir
une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement (Gäfgen c. Allemagne [GC], no
22978/05, § 116, CEDH 2010, et les références y citées). Les exigences de l’article
13 vont donc au‑delà de l’obligation que l’article 3 fait à un Etat
partie de mener une enquête effective.
En l’espèce, sous l’article
13, le requérant se plaint en particulier de la réaction pénale et disciplinaire des autorités. Il fait observer
que le droit pénal italien ne contient pas de norme spécifique rendant
punissables la torture et les traitements inhumains et dégradants. Les
actes en cause n’auraient donc pu être poursuivis que
sur base de dispositions du code pénal qui concernaient des aspects limités et
marginaux de la violation de l’article 3. En outre, en l’espèce, seulement 10 %
des prévenus ont été condamnés, alors que 10 % ont bénéficié de la prescription
et tous les autres ont été acquittés, ce qui ne témoignerait pas de l’efficacité
de la voie de recours pénale. Les sanctions pénales et disciplinaires infligées
seraient par ailleurs négligeables et n’auraient pas redressé les violations de
l’article 3 (voir paragraphes 95 et 97 de l’arrêt).
Si le requérant s’était
limité à faire valoir ces griefs, on pourrait estimer qu’ils coïncident
largement avec ceux invoqués sous le volet procédural de l’article 3. Eu égard
au constat d’une violation de l’article 3, spécialement sous son volet
procédural, on pourrait alors conclure qu’il n’y a pas lieu d’examiner
séparément la question de savoir s’il y a eu de surcroît violation de l’article
13. C’est ce que fait la majorité (paragraphe 99).
Toutefois, dans ses
observations le requérant critique également l’insuffisance du système
juridique italien quant à une éventuelle réparation
au civil. Certes, il développe ses arguments y relatifs en répondant à l’exception
tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Ses arguments sont
toutefois valables également dans le contexte de l’article 13. Il fait valoir
qu’une éventuelle condamnation des coupables au civil serait marquée par la
légèreté des infractions pénales reprochées à eux. Le requérant en veut pour
preuve le jugement du juge de l’audience préliminaire :
s’il a reconnu la responsabilité civile des agents condamnés au pénal, et cela
à l’égard de toutes les victimes, il n’a pas condamné ces agents à payer une
provision au requérant, au motif que ce dernier n’avait pas souffert de
blessures physiques. Le requérant en conclut que la compensation que le juge
civil pourrait lui accorder serait en tout cas insuffisante (voir paragraphe
41).
En présence de tels
griefs, je suis d’avis que la Cour ne peut pas se contenter de dire qu’il n’y a
pas lieu d’examiner la violation alléguée de l’article 13. J’estime que la Cour
devrait se prononcer sur la question de savoir si les griefs précités sont à
prendre en considération sous l’angle de l’article 13 et, dans l’affirmative,
qu’elle devrait en apprécier le bien-fondé. En effet, il importe de faire une
nette distinction entre le volet procédural de l’article 3, qui concerne l’efficacité
des mesures préventives, et l’article 13, qui concerne le redressement de la
violation commise.
C’est pour cette
raison que j’ai voté contre le point 6 du dispositif.