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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Seconda Sezione)

 

 

 

1 luglio 2014

 

 

 

 

 

AFFAIRE SABA c. ITALIE

 

(RequĂȘte no 36629/10)

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

Cet arrĂȘt deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă  l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire Saba c. Italie,

La Cour europĂ©enne des droits de l’homme (deuxiĂšme section), siĂ©geant en une chambre composĂ©e de :

          Işıl Karakaş, prĂ©sidente,
         
Guido Raimondi,
          NebojĆĄa Vučinić,
          Helen Keller,
          Paul Lemmens,
          Egidijus Kūris,
          Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

AprÚs en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2014,

Rend l’arrĂȘt que voici, adoptĂ© Ă  cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requĂȘte (no 36629/10) dirigĂ©e contre la RĂ©publique italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Valentino Saba (« le requĂ©rant Â»), a saisi la Cour le 29 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention Â»).

2.  Le requĂ©rant a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par Me G. Onorato, avocat Ă  Sassari. Le gouvernement italien (« le Gouvernement Â») a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© par son agente, Mme E. Spatafora.

3.  Le requĂ©rant allĂšgue avoir Ă©tĂ© soumis, en prison, Ă  des traitements contraires Ă  l’article 3 de la Convention et ne disposer d’aucun remĂšde effectif pour faire valoir ses droits.

4.  Le 2 janvier 2013, la requĂȘte a Ă©tĂ© communiquĂ©e au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que la chambre se prononcerait en mĂȘme temps sur la recevabilitĂ© et le fond. Des commentaires ont Ă©tĂ© reçus du Parti radical non violent transnational et transparti, de l’association « Non c’ù pace senza giustizia Â» et des Radicaux italiens (anciennement « Parti radical italien Â») que la vice-prĂ©sidente de la section avait autorisĂ©s Ă  intervenir dans la procĂ©dure Ă©crite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du rĂšglement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

 

5.  Le requĂ©rant est nĂ© en 1951 et rĂ©side Ă  Martis (Sassari).

A.  Les faits du 3 avril 2000 et les investigations prĂ©liminaires

6.  En 2000, le requĂ©rant Ă©tait dĂ©tenu Ă  la prison de Sassari. Le requĂ©rant et d’autres dĂ©tenus portĂšrent plainte Ă  l’encontre de certains agents pĂ©nitentiaires pour actes de violence survenus le 3 avril 2000.

7.  Le 21 avril 2000, le parquet de Sassari demanda que des mesures de prĂ©caution (telles qu’un placement en dĂ©tention provisoire ou une assignation Ă  rĂ©sidence) fussent adoptĂ©es Ă  l’encontre de certains des agents impliquĂ©s. Par une dĂ©cision du 2 mai 2000, le juge des investigations prĂ©liminaires (« le GIP Â») de Sassari fit droit Ă  la demande du parquet et ordonna le placement en dĂ©tention provisoire de 22 accusĂ©s ; 60 autres furent placĂ©s en rĂ©sidence surveillĂ©e.

8.  A l’issue des investigations prĂ©liminaires, le parquet demanda le renvoi en jugement d’un grand nombre de personnes, accusĂ©es de violence privĂ©e (article 610 du code pĂ©nal – « le CP Â»), coups et blessures (articles 582 et 583 du CP) et abus de fonctions (article 323 du CP).

9.  L’audience prĂ©liminaire s’ouvrit le 22 octobre 2001, et fut ajournĂ©e Ă  plusieurs reprises. Le 12 novembre 2001, le requĂ©rant se constitua partie civile dans la procĂ©dure pĂ©nale. Le ministĂšre de la Justice fut appelĂ© dans la procĂ©dure en tant que partie civilement responsable des agissements criminels des accusĂ©s (responsabile civile). Le 21 fĂ©vrier 2003, le juge de l’audience prĂ©liminaire (« le GUP Â») de Sassari renvoya neuf agents pĂ©nitentiaires en jugement devant le tribunal de cette mĂȘme ville. Il prononça un jugement sur le bien-fondĂ© des accusations Ă  l’encontre de 61 autres accusĂ©s, qui avaient choisi d’ĂȘtre jugĂ©s selon la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e (paragraphe 17 ci-aprĂšs). Un non-lieu pour absence de faits dĂ©lictueux fut prononcĂ© pour 20 autres accusĂ©s.

B.  Le procĂšs devant le tribunal de Sassari

10.  Devant le tribunal de Sassari, les prĂ©venus Ă©taient accusĂ©s de diffĂ©rents actes de violence, coups et blessures et abus de pouvoir Ă  l’encontre de nombreux dĂ©tenus. En ce qui concerne le requĂ©rant, les gardes pĂ©nitentiaires Ă©taient accusĂ©s de l’avoir obligĂ© Ă  se dĂ©nuder, Ă  rester devant sa cellule la tĂȘte contre le mur et Ă  passer avec la tĂȘte baissĂ©e entre deux files d’agents, ainsi qu’à subir des perquisitions injustifiĂ©es, accompagnĂ©es d’injures et de menaces. De plus, les cellules avaient Ă©tĂ© dĂ©vastĂ©es et les objets personnels des dĂ©tenus dĂ©truits. Selon la thĂšse du parquet, les faits incriminĂ©s tombaient sous le coup des articles 610 et 323 du CP, qui punissent, respectivement, les infractions de violence privĂ©e et d’abus de fonctions publiques.

11.  Au cours de 44 audiences, le tribunal entendit 103 victimes, tĂ©moins et accusĂ©s dans des procĂ©dures connexes. Le 21 dĂ©cembre 2007, le parquet demanda et obtint copie du jugement du GUP de Sassari du 21 fĂ©vrier 2003 (paragraphe 17 ci-dessus) et de l’arrĂȘt rendu le 7 novembre 2005 par la cour d’appel de Cagliari (paragraphe 19 ci-aprĂšs). Les 29 mai, 12 et 23 juin, 14 juillet et 29 septembre 2009, les parties prĂ©sentĂšrent leurs plaidoiries.

12.  Par un jugement du 29 septembre 2009, dont le texte fut dĂ©posĂ© au greffe le 28 dĂ©cembre 2009, le tribunal de Sassari prononça un non-lieu pour cause de prescription Ă  l’encontre de sept des accusĂ©s. Il relaxa les deux autres accusĂ©s.

13.  Le tribunal observa qu’il ressortait des dĂ©cisions de justice dĂ©finitives produites par le parquet et des preuves recueillies que le 3 avril 2000 des Ă©pisodes de « violence inhumaine Â» avaient eu lieu Ă  la prison de Sassari. Au cours de ce qui aurait dĂ» n’ĂȘtre qu’une perquisition gĂ©nĂ©rale et une opĂ©ration de transfert de certains dĂ©tenus, accompagnĂ©es de la prĂ©sentation du nouveau commandant, les dĂ©tenus avaient Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s des lieux oĂč ils se trouvaient et soumis Ă  des actes de violence gratuite. Certains dĂ©tenus avaient Ă©tĂ© contraints de se dĂ©nuder, avaient Ă©tĂ© menottĂ©s, insultĂ©s, battus et soumis Ă  des humiliations.

14.  Selon le tribunal, il s’agissait d’un « tunnel des horreurs Â», et la prison de Sassari, lieu de dĂ©tention en vertu de la loi, avait connu un dĂ©chaĂźnement de rancune et de reprĂ©sailles incompatible avec les rĂšgles de l’Etat de droit.

15.  Le tribunal estima que les faits incriminĂ©s tombaient sous le coup de l’article 608 du CP, qui punissait l’abus d’autoritĂ© Ă  l’encontre des dĂ©tenus. Cependant, cette infraction, punie par une peine maximale de 30 mois, Ă©tait prescrite depuis le 3 octobre 2007. Quant aux faits de coups et blessures aggravĂ©s, ils Ă©taient prescrits depuis le 3 janvier 2009.

16.  Selon les informations fournies par le Gouvernement le 30 avril 2013, le jugement du tribunal de Sassari du 29 septembre 2009 serait devenu dĂ©finitif « probablement au courant du premier semestre 2010 Â».

C.  La procĂ©dure abrĂ©gĂ©e suivie Ă  l’égard de 61 des accusĂ©s

17.  Comme indiquĂ© au paragraphe 9 ci-dessus, 61 agents pĂ©nitentiaires furent jugĂ©s sĂ©parĂ©ment pour les faits du 3 avril 2000. En particulier, par un jugement du 21 fĂ©vrier 2003, dont le texte fut dĂ©posĂ© au greffe le 10 juillet 2003, le GUP de Sassari avait condamnĂ© 12 personnes Ă  des peines allant d’un an et six mois Ă  quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour, entre autres, violence privĂ©e aggravĂ©e, coups et blessures et abus de fonctions. Parmi ces personnes figuraient des agents pĂ©nitentiaires, ainsi que le superviseur rĂ©gional de l’administration pĂ©nitentiaire, la directrice de la prison de Sassari et le commandant du dĂ©partement de la police pĂ©nitentiaire de Sassari. Un agent fut condamnĂ© Ă  une amende de 100 euros (EUR) pour avoir omis de dĂ©noncer une infraction pĂ©nale (article 361 du CP). Tous les autres accusĂ©s furent relaxĂ©s. Les coupables furent Ă©galement condamnĂ©s Ă  la rĂ©paration des dommages subis par les parties civiles (dont le montant devait ĂȘtre fixĂ© dans le cadre d’une procĂ©dure civile sĂ©parĂ©e) et au remboursement de leurs frais de procĂ©dure (pour le requĂ©rant, ces frais s’élevaient Ă  5 500 EUR). Le GUP accorda une provision (provvisionale immediatamente esecutiva) sur le montant du dĂ©dommagement Ă  venir aux victimes qui, Ă  la diffĂ©rence du requĂ©rant, avaient fourni la preuve de leur soumission Ă  des actes de violence.

18.  Le parquet et certains des accusĂ©s interjetĂšrent appel. L’agent condamnĂ© Ă  une amende de 100 EUR ne fit pas appel et sa condamnation devint dĂ©finitive.

19.  Par un arrĂȘt du 7 novembre 2005, la cour d’appel confirma six condamnations, acquitta cinq personnes et en condamna quatre autres, qui avaient Ă©tĂ© acquittĂ©es en premiĂšre instance. Les coupables furent Ă  nouveau condamnĂ©s Ă  la rĂ©paration des dommages subis par les parties civiles (dont le montant devait ĂȘtre fixĂ© dans le cadre d’une procĂ©dure civile sĂ©parĂ©e) et au remboursement de leurs frais de procĂ©dure (pour le requĂ©rant, les frais du procĂšs d’appel s’élevaient Ă  5 355 EUR). La cour d’appel prĂ©cisa que les faits incriminĂ©s tombaient sous le coup de l’article 608 du CP (paragraphe 24 ci-dessous).

20.  Les dix personnes condamnĂ©es en appel se pourvurent en cassation.

21.  Par un arrĂȘt du 5 juin 2007, la Cour de cassation dĂ©bouta de leur pourvoi neuf des prĂ©venus (parmi lesquels le superviseur rĂ©gional de l’administration pĂ©nitentiaire, la directrice de la prison de Sassari et le commandant du dĂ©partement de la police pĂ©nitentiaire de Sassari). Elle confirma la qualification juridique des faits sous l’angle de l’article 608 du CP. Elle cassa l’arrĂȘt d’appel uniquement en ce qui concernait l’un des condamnĂ©s, un mĂ©decin accusĂ© d’omission d’acte d’office et de faux.

22.  Dans ses observations du 30 avril 2013, le Gouvernement indique qu’il ne ressort pas que le requĂ©rant ait introduit une action civile en dĂ©dommagement fondĂ©e sur le jugement du GUP du 21 fĂ©vrier 2003, tel que confirmĂ© en appel et en cassation.

D.  Les sanctions disciplinaires adoptĂ©es Ă  l’encontre de certains des condamnĂ©s

23.  Dans ses observations du 30 avril 2013, le Gouvernement indique que sept des personnes condamnĂ©es ont fait l’objet de sanctions disciplinaires, Ă  savoir :

– le superviseur rĂ©gional de l’administration pĂ©nitentiaire (condamnĂ© au pĂ©nal Ă  un an, quatre mois et vingt jours d’emprisonnement) a Ă©tĂ© suspendu de ses fonctions avec suppression complĂšte du salaire pour une pĂ©riode d’un mois ;

– la directrice de la prison de Sassari (condamnĂ©e au pĂ©nal Ă  dix mois et vingt jours d’emprisonnement) a Ă©tĂ© suspendue de ses fonctions avec retenue de la moitiĂ© du salaire pour une pĂ©riode d’un mois ;

– le commandant du dĂ©partement de la police pĂ©nitentiaire de Sassari (condamnĂ© au pĂ©nal Ă  un an et huit mois d’emprisonnement) a Ă©tĂ© suspendu de ses fonctions avec retenue de la moitiĂ© du salaire pour une pĂ©riode de six mois ;

– trois agents pĂ©nitentiaires (condamnĂ©s au pĂ©nal Ă  quatre mois et vingt jours d’emprisonnement) ont subi une retenue d’un trentiĂšme de leur salaire ;

– l’agent condamnĂ© Ă  une amende de 100 EUR pour omission de dĂ©noncer une infraction pĂ©nale a fait l’objet d’un blĂąme, avec pour consĂ©quence l’impossibilitĂ© de bĂ©nĂ©ficier d’une augmentation de salaire pendant un an.

 

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

 

24.  Les dispositions pertinentes du code pĂ©nal (CP) se lisent comme suit :

Article 610 § 1 du CP

« Quiconque, au moyen de violences ou de menaces, oblige quelqu’un Ă  faire, tolĂ©rer ou omettre quelque chose, est puni d’une peine de rĂ©clusion allant jusqu’à quatre ans. Â»

Article 323 § 1 du CP

« (...) L’officier public ou la personne chargĂ©e d’un service public, qui, dans l’accomplissement de ses fonctions ou de son service, de maniĂšre intentionnelle et en violation de dispositions lĂ©gales ou rĂ©glementaires (...), procure Ă  lui-mĂȘme ou Ă  d’autres un avantage patrimonial injuste ou cause Ă  autrui un prĂ©judice injuste, est puni d’une peine de rĂ©clusion allant de six mois Ă  trois ans. Â»

Article 608 § 1 du CP

« Tout officier public qui soumet une personne arrĂȘtĂ©e ou dĂ©tenue (...) Ă  des mesures de rigueur sans y ĂȘtre autorisĂ© par la loi est puni d’une peine de rĂ©clusion allant jusqu’à 30 mois. Â»

25.  L’article 13 § 4 de la Constitution prĂ©voit la punition de toute violence physique ou morale commise Ă  l’encontre des personnes soumises Ă  des restrictions de libertĂ©.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

 

26.  Le requĂ©rant se plaint des traitements auxquels il a Ă©tĂ© soumis de la part des agents pĂ©nitentiaires, traitements qui Ă  son avis pourraient ĂȘtre qualifiĂ©s de torture. Il souligne qu’à cause de la lenteur de la procĂ©dure judiciaire concernant lesdits traitements, les responsables ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de la prescription et ne peuvent donc pas ĂȘtre punis.

Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellĂ© :

« Nul ne peut ĂȘtre soumis Ă  la torture ni Ă  des peines ou traitements inhumains ou dĂ©gradants. Â»

27.  Le Gouvernement rĂ©cuse la thĂšse du requĂ©rant.

A.  Sur la recevabilitĂ©

1.  L’exception du Gouvernement tirĂ©e de la perte de la qualitĂ© de victime

a)  L’exception du Gouvernement

28.  Le Gouvernement estime que la requĂȘte devrait ĂȘtre rejetĂ©e pour cause de perte de la qualitĂ© de victime. En effet, dans son ensemble, la procĂ©dure pĂ©nale dirigĂ©e contre les personnes responsables des Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000 a eu une issue favorable pour le requĂ©rant. Elle a en effet dĂ©bouchĂ© sur la condamnation de dix personnes – y compris des hauts fonctionnaires – et sur la reconnaissance du droit Ă  dĂ©dommagement de l’intĂ©ressĂ©. De plus, sept des coupables se sont vu infliger des sanctions disciplinaires (paragraphe 23 ci-dessus). Ainsi, les autoritĂ©s internes ont pleinement reconnu, explicitement et en substance, les violations dĂ©noncĂ©es par le requĂ©rant (en particulier, la violation de l’article 3 de la Convention) et y ont portĂ© remĂšde. Le fait que le requĂ©rant ait dĂ©cidĂ© de ne pas entamer une procĂ©dure civile en dĂ©dommagement ne saurait nuire au Gouvernement.

29.  Quant au fait que seulement dix personnes ont Ă©tĂ© condamnĂ©es Ă  l’issue de la procĂ©dure pĂ©nale, cette circonstance dĂ©montrerait uniquement que le systĂšme italien est caractĂ©risĂ© par une Ă©valuation rigoureuse des preuves par rapport Ă  la position individuelle de chaque accusĂ©.

b)  La rĂ©plique du requĂ©rant

30.  Le requĂ©rant considĂšre que les peines infligĂ©es aux personnes responsables des Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000 sont insuffisantes pour remĂ©dier Ă  la violation de l’article 3 de la Convention. Ces peines, toutes assorties d’un sursis Ă  leur exĂ©cution, ont Ă©tĂ© les suivantes : seize mois d’emprisonnement pour le chef rĂ©gional des prisons de la Sardaigne ; dix mois et vingt jours pour la directrice de la prison de Sassari ; vingt mois pour le commandant de la police du pĂ©nitencier de Sassari ; quatre mois et vingt jours pour six agents pĂ©nitentiaires. Les montants octroyĂ©s Ă  titre de provision sur les dĂ©dommagements (allant de 4 000 Ă  6 000 EUR) seraient dĂ©risoires et il en irait de mĂȘme en ce qui concerne les sanctions disciplinaires. En tout cas, ces diffĂ©rentes punitions ne seraient pas proportionnĂ©es Ă  la gravitĂ© des faits et aucun des responsables n’aurait, Ă  ce jour, payĂ© pour ce qu’il a fait. En outre, seules dix personnes ont Ă©tĂ© condamnĂ©es au pĂ©nal, alors qu’environ 90 agents de police avaient perquisitionnĂ© une prison tout entiĂšre et harcelĂ© sa population.

31.  Le fait que le requĂ©rant n’ait subi aucune blessure ne signifie pas, comme le voudrait le Gouvernement, qu’il n’a pas Ă©tĂ© victime d’une violation de l’article 3 de la Convention, mais plutĂŽt que le systĂšme juridique italien est incapable de redresser les manquements plus subtils Ă  cette disposition qui ont lieu lorsqu’il y a violence morale, et non violence physique directe.

c)  ApprĂ©ciation de la Cour

32.  La Cour rappelle que c’est en premier lieu aux autoritĂ©s nationales qu’il appartient de redresser une violation allĂ©guĂ©e de la Convention. A cet Ă©gard, la question de savoir si un requĂ©rant peut se prĂ©tendre victime de la violation allĂ©guĂ©e se pose Ă  tous les stades de la procĂ©dure sur le terrain de la Convention (voir, entre autres, Siliadin c. France, no 73316/01, § 61, CEDH 2005‑VII, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 179, CEDH 2006‑V). Une dĂ©cision ou une mesure favorable au requĂ©rant ne suffit pas en principe Ă  le priver de sa qualitĂ© de « victime Â» aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les autoritĂ©s nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis rĂ©parent la violation de la Convention (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, sĂ©rie A no 51 ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI ; Siliadin, prĂ©citĂ©, § 62 ; et GĂ€fgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).

33.  En ce qui concerne la rĂ©paration adĂ©quate et suffisante pour remĂ©dier au niveau interne Ă  la violation du droit garanti par la Convention, la Cour considĂšre gĂ©nĂ©ralement qu’elle dĂ©pend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu Ă©gard en particulier Ă  la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 116).

34.  La Cour note qu’à la suite de la plainte portĂ©e par le requĂ©rant et ses codĂ©tenus, une enquĂȘte a Ă©tĂ© ouverte pour Ă©tablir d’éventuelles responsabilitĂ©s dans les Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000. Dans la mesure oĂč elle a dĂ©bouchĂ© sur une procĂ©dure abrĂ©gĂ©e, cette enquĂȘte s’est soldĂ©e par la condamnation de neuf personnes, parmi lesquelles des hauts fonctionnaires, pour l’infraction dĂ©crite Ă  l’article 608 § 1 du CP, qui punit la soumission des dĂ©tenus Ă  des mesures de rigueur non autorisĂ©es (paragraphes 17-21 et 24 ci-dessus).

35.  MĂȘme Ă  supposer que cette condamnation puisse s’analyser, en substance, en la reconnaissance de la violation de l’article 3 de la Convention, la Cour relĂšve qu’aucune des dĂ©cisions rendues dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale susmentionnĂ©e n’a accordĂ© de compensation pĂ©cuniaire au requĂ©rant. Il s’ensuit que l’État dĂ©fendeur n’a pas suffisamment redressĂ© le traitement contraire Ă  l’article 3 que le requĂ©rant dĂ©nonce et que ce dernier peut toujours se prĂ©tendre victime d’une violation du volet substantiel de cette disposition au sens de l’article 34 de la Convention. L’exception du Gouvernement sur ce point ne peut donc ĂȘtre retenue.

36.  Pour ce qui est du fait, notĂ© par le Gouvernement (paragraphe 28 ci-dessus), que le requĂ©rant a dĂ©cidĂ© de ne pas entamer une procĂ©dure civile en dĂ©dommagement, la Cour considĂšre que cette circonstance se prĂȘte Ă  ĂȘtre examinĂ©e dans le cadre de l’exception du Gouvernement tirĂ©e du non-Ă©puisement des voies de recours internes (paragraphes 42-48 ci-aprĂšs).

37.  Enfin, dans la mesure oĂč les allĂ©gations du requĂ©rant portent sur l’absence d’une enquĂȘte effective pouvant conduire Ă  l’identification et Ă  la punition des personnes responsables des traitements qu’il dĂ©nonce, il y a lieu de joindre l’exception du Gouvernement tirĂ©e de la perte de la qualitĂ© de victime au fond du grief.

2.  L’exception du Gouvernement tirĂ©e du non-Ă©puisement des voies de recours internes

a)  L’exception du Gouvernement

38.  Le Gouvernement excipe du non-Ă©puisement des voies de recours internes au motif que le requĂ©rant n’a pas entamĂ© de procĂ©dure civile en dĂ©dommagement Ă  l’encontre des personnes responsables des traitements qui lui ont Ă©tĂ© infligĂ©s (paragraphe 22 ci-dessus). Cette procĂ©dure aurait pu ĂȘtre initiĂ©e Ă  l’encontre tant des personnes dont la condamnation Ă©tait devenue dĂ©finitive Ă  la suite de l’arrĂȘt de la Cour de cassation du 5 juin 2007 (paragraphe 21 ci-dessus) que des sept accusĂ©s ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un non-lieu pour cause de prescription dans le jugement du tribunal de Sassari du 29 septembre 2009 (paragraphe 12 ci-dessus). Un tel remĂšde Ă©tait non seulement accessible, mais Ă©galement effectif, car il Ă©tait susceptible de permettre au requĂ©rant d’obtenir une compensation financiĂšre et offrait des chances raisonnables de succĂšs.

39.  Une personne qui, comme le requĂ©rant, s’est constituĂ©e partie civile dans une procĂ©dure pĂ©nale aurait non seulement le droit, mais aussi l’obligation d’introduire une action civile pour la fixation du montant du dĂ©dommagement qui lui est dĂ». Les raisons avancĂ©es par le requĂ©rant pour justifier son omission de s’adresser aux juridictions civiles ne sauraient ĂȘtre admises. Si aucune provision n’a Ă©tĂ© accordĂ©e par le GUP au requĂ©rant, c’est parce que celui-ci n’avait produit aucune preuve du prĂ©judice physique ou matĂ©riel qu’il aurait subi. Quant aux craintes de reprĂ©sailles, le Gouvernement note qu’elles ne sont pas Ă©tĂ© Ă©tayĂ©es, qu’elles ont Ă©tĂ© invoquĂ©es pour la premiĂšre fois dans les observations en rĂ©ponse, et que le requĂ©rant dispose de dix ans Ă  partir du 17 septembre 2007 pour introduire son action. Or, le requĂ©rant n’est plus dĂ©tenu depuis 2006 et, contrairement Ă  ce qu’il affirme, entre 2000 et 2006 il a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© Ă  deux reprises (notamment du 30 juin 2000 au 12 octobre 2002 et du 26 septembre 2003 au 20 aoĂ»t 2004). De plus, le requĂ©rant n’a Ă©tĂ© dĂ©tenu au pĂ©nitencier de Sassari que du 3 avril au 30 juin 2000 et du 12 octobre au 30 dĂ©cembre 2002, il n’a jamais dĂ©noncĂ© avoir Ă©tĂ© intimidĂ©, et il a signĂ© le 6 mai 2003 une dĂ©claration selon laquelle il n’avait aucune raison de craindre pour son intĂ©gritĂ© physique et aucun problĂšme d’incompatibilitĂ© avec les autres dĂ©tenus.

b)  La rĂ©plique du requĂ©rant

40.  Le requĂ©rant admet qu’en thĂ©orie il aurait pu introduire devant le juge civil une action visant Ă  obtenir un dĂ©dommagement pour les traitements subis le 3 avril 2000. Cependant, il serait courant en Italie de ne pas entamer d’action civile avant le prononcĂ© du dernier jugement du procĂšs pĂ©nal, qui pourrait ĂȘtre diffĂ©rent des jugements prĂ©cĂ©dents. De plus, un procĂšs civil aurait eu une durĂ©e significative et des coĂ»ts auxquels le requĂ©rant n’aurait pas pu faire face, compte tenu aussi des montants peu Ă©levĂ©s que le GUP avait octroyĂ©s Ă  14 des 118 victimes, montants allant de 4 000 Ă  6 000 EUR. Enfin, le requĂ©rant Ă©tait dĂ©tenu pendant le procĂšs, au moins jusqu’en 2006, et craignait des reprĂ©sailles des agents pĂ©nitentiaires ou de leurs collĂšgues dans le cas oĂč il aurait agi en justice contre eux.

41.  Par ailleurs, l’Italie n’a pas introduit dans le CP de disposition spĂ©cifique punissant le crime de torture et de traitements inhumains et dĂ©gradants. Les infractions reprochĂ©es aux accusĂ©s Ă©taient punies par les articles 608, 582 et 583 du CP, qui prĂ©voient des peines lĂ©gĂšres. Une telle donnĂ©e ne manquerait pas de peser sur l’éventuelle fixation par le juge du montant d’un dĂ©dommagement au civil. Aucune provision sur le dĂ©dommagement Ă  venir n’a Ă©tĂ© accordĂ©e par le juge pĂ©nal au requĂ©rant, au motif – notamment – qu’il n’avait subi aucune blessure.

c)  ApprĂ©ciation de la Cour

42.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut ĂȘtre saisie qu’aprĂšs l’épuisement des voies de recours internes. La finalitĂ© de cette rĂšgle est de mĂ©nager aux États contractants l’occasion de prĂ©venir ou de redresser les violations allĂ©guĂ©es contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (dĂ©c.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII).

43.  Les principes gĂ©nĂ©raux relatifs Ă  la rĂšgle de l’épuisement des voies de recours internes se trouvent exposĂ©s dans l’arrĂȘt Vučković et autres c. Serbie ([GC], nos 17153/11 et autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit que l’épuisement des recours Ă  la fois relatifs aux violations incriminĂ©es, disponibles et adĂ©quats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en thĂ©orie qu’en pratique Ă  l’époque des faits, c’est-Ă -dire lorsqu’il est accessible, susceptible d’offrir au requĂ©rant le redressement de ses griefs et prĂ©sente des perspectives raisonnables de succĂšs (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrĂȘts et dĂ©cisions 1996‑IV, et Demopoulos et autres c. Turquie (dĂ©c.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010).

44.  En l’espĂšce, il Ă©tait loisible au requĂ©rant d’entamer une procĂ©dure civile en dĂ©dommagement contre les personnes condamnĂ©es au pĂ©nal pour les faits du 3 avril 2000, ce que l’intĂ©ressĂ© n’a pas fait. Dans le cadre de cette procĂ©dure, le requĂ©rant aurait pu obtenir une compensation financiĂšre pour le prĂ©judice subi, et donc une rĂ©paration pour son grief tirĂ© du volet substantiel de l’article 3 de la Convention. Il reste Ă  dĂ©terminer si, dans les circonstances particuliĂšres de l’espĂšce, le requĂ©rant peut ĂȘtre dispensĂ© de son obligation d’épuiser ce remĂšde.

45.  Comme la Cour l’a soulignĂ© plus haut (paragraphe 34 ci-dessus), une enquĂȘte a Ă©tĂ© ouverte pour Ă©tablir d’éventuelles responsabilitĂ©s dans les Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000. Le 2 mai 2000, le GIP de Sassari a placĂ© 22 accusĂ©s en dĂ©tention provisoire et en a assignĂ© 60 autres Ă  rĂ©sidence (paragraphe 7 ci-dessus). Le 12 novembre 2001, le requĂ©rant s’est constituĂ© partie civile dans la procĂ©dure pĂ©nale (paragraphe 9 ci-dessus). Le 21 fĂ©vrier 2003, soit moins de trois ans aprĂšs les faits, le GUP de Sassari a prononcĂ© un jugement sur le bien-fondĂ© des accusations Ă  l’encontre des 61 accusĂ©s qui avaient choisi d’ĂȘtre jugĂ©s selon la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e, et neuf agents pĂ©nitentiaires ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s en jugement devant le tribunal de Sassari (paragraphes 9 et 17 ci-dessus).

46.  Si cette rĂ©ponse peut passer pour suffisamment prompte et diligente pour satisfaire aux normes de la Convention (voir, mutatis mutandis, GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 122), il en va autrement pour la suite de la procĂ©dure. En effet, le procĂšs devant le tribunal de Sassari s’est Ă©talĂ© sur 44 audiences, dont la derniĂšre a eu lieu le 29 septembre 2009 (paragraphe 11 ci-dessus), soit plus de six ans et sept mois aprĂšs le renvoi en jugement. Cette longueur de la procĂ©dure a conduit au prononcĂ© d’un non-lieu pour cause de prescription Ă  l’encontre de sept des accusĂ©s (paragraphes 12 et 15 ci-dessus). Des importants retards ont donc affectĂ© le procĂšs devant le tribunal de Sassari.

47.  La Cour rappelle que les lenteurs excessives d’une action indemnitaire peuvent priver le recours de caractĂšre effectif (GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 127) et considĂšre que vu la lenteur des procĂ©dures auxquelles il avait Ă©tĂ© partie depuis le 12 novembre 2001, le requĂ©rant peut ĂȘtre dispensĂ© de l’obligation d’entamer de nouvelles procĂ©dures pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Guillemin c. France, 21 fĂ©vrier 1997, § 50, Recueil 1997-I). À cet Ă©gard, la Cour relĂšve que difficilement le requĂ©rant aurait pu entamer une action civile en dĂ©dommagement avant le prononcĂ© d’un jugement pĂ©nal dĂ©finitif.

48.  Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirĂ©e du non-Ă©puisement des voies de recours internes doit ĂȘtre rejetĂ©e.

3.  L’exception du Gouvernement tirĂ©e de la nature abusive de la requĂȘte

a)  L’exception du Gouvernement

49.  Le Gouvernement soutient Ă©galement que la requĂȘte devrait ĂȘtre dĂ©clarĂ©e irrecevable comme Ă©tant abusive. À cet Ă©gard, il allĂšgue que le requĂ©rant a volontairement omis de fournir des informations concernant la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e suivie Ă  l’égard de 61 des accusĂ©s (paragraphes 17-21 ci-dessus), dans laquelle il s’était constituĂ© partie civile et Ă  l’issue de laquelle dix condamnations ont Ă©tĂ© prononcĂ©es et son droit Ă  rĂ©paration ainsi qu’au remboursement des frais de procĂ©dure reconnu. Il s’agirait d’élĂ©ments essentiels pour l’examen de l’affaire et l’omission du requĂ©rant viserait Ă  induire la Cour en erreur. De plus, dans ses observations en rĂ©ponse, le requĂ©rant aurait essayĂ© de minimiser la gravitĂ© de ses omissions.

b)  La rĂ©plique du requĂ©rant

50.  Le requĂ©rant rĂ©pond que sa requĂȘte concerne, en premier lieu, le fait que l’Etat dĂ©fendeur n’a pas respectĂ© son obligation positive d’empĂȘcher qu’il soit soumis Ă  des traitements inhumains et dĂ©gradants. Dans cette optique, son omission de mentionner dans le formulaire de requĂȘte l’issue de la procĂ©dure Ă  l’encontre des accusĂ©s ayant choisi la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e serait sans importance, concernant un dĂ©tail qui, aux yeux du requĂ©rant, n’était pas essentiel. Par ailleurs, afin d’apprĂ©cier le respect du dĂ©lai de six mois fixĂ© Ă  l’article 35 § 1 de la Convention, seul comptait le dernier jugement rendu en dĂ©cembre 2009, qui, ayant Ă©tĂ© prononcĂ© Ă  l’issue d’une procĂ©dure ordinaire, avait plus de chances d’éclaircir les faits reprochĂ©s aux neuf accusĂ©s. Les informations sur la procĂ©dure contre les autres accusĂ©s ressortaient de toute maniĂšre des piĂšces jointes au formulaire de requĂȘte, elles Ă©taient bien connues du Gouvernement et le requĂ©rant n’avait aucun intĂ©rĂȘt Ă  les cacher.

c)  ApprĂ©ciation de la Cour

51.  La Cour observe qu’aux termes de l’article 47 § 6 de son rĂšglement, les requĂ©rants doivent l’informer de tout fait pertinent pour l’examen de leur requĂȘte. Elle rappelle qu’une requĂȘte peut ĂȘtre rejetĂ©e comme Ă©tant abusive si elle a Ă©tĂ© fondĂ©e sciemment sur des faits controuvĂ©s (ŘehĂ k c. RĂ©publique tchĂšque (dĂ©c.), no 67208/01, 18 mai 2004, et Keretchachvili c. GĂ©orgie (dĂ©c.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou si le requĂ©rant a passĂ© sous silence des informations essentielles concernant les faits de l’affaire afin d’induire la Cour en erreur (voir, entre autres, HĂŒttner c. Allemagne (dĂ©c.), n23130/04, 19 juin 2006, et Basileo et autres c. Italie (dĂ©c.), no 11303/02, 23 aoĂ»t 2011).

52.  La Cour a dĂ©jĂ  affirmĂ©, en outre, que « tout comportement du requĂ©rant manifestement contraire Ă  la vocation du droit de recours et entravant le bon fonctionnement de la Cour ou le bon dĂ©roulement de la procĂ©dure devant elle, peut [en principe] ĂȘtre qualifiĂ© d’abusif Â» (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 65, 15 septembre 2009), la notion d’abus, aux termes de l’article 35 § 3 a) de la Convention, devant ĂȘtre comprise dans son sens ordinaire – Ă  savoir le fait, par le titulaire d’un droit, de le mettre en Ɠuvre en dehors de sa finalitĂ© d’une maniĂšre prĂ©judiciable (Miroļubovs et autres, prĂ©citĂ©, § 62, et Petrović c. Serbie (dĂ©c.), nos 56551/11 et dix autres, 18 octobre 2011).

53.  En l’espĂšce, le Gouvernement reproche au requĂ©rant de ne pas avoir mentionnĂ©, dans le formulaire de requĂȘte, la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e suivie Ă  l’égard de 61 des accusĂ©s et qui s’est soldĂ©e par le prononcĂ© de dix condamnations.

54.  La Cour observe qu’elle vient de conclure que les condamnations en question n’ont pas privĂ© le requĂ©rant de la qualitĂ© de « victime Â» pour son grief tirĂ© du volet substantiel de l’article 3 de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus). Bien qu’il eĂ»t Ă©tĂ© souhaitable que l’intĂ©ressĂ© mentionnĂąt expressĂ©ment la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e dans le formulaire de requĂȘte, la Cour ne saurait conclure que cette omission est de nature Ă  rendre abusive la requĂȘte ou que celle-ci se fondait sciemment sur des faits controuvĂ©s. Elle note que des rĂ©fĂ©rences Ă  la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e Ă©taient contenues dans les documents annexĂ©s au formulaire de requĂȘte, ce qui conduit Ă  penser que le requĂ©rant n’a pas eu l’intention de cacher des faits pertinents pour l’examen de son affaire.

55.  Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirĂ©e du caractĂšre abusif de la requĂȘte doit ĂȘtre rejetĂ©e.

4.  Autres motifs d’irrecevabilitĂ©

56.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondĂ© au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relĂšve par ailleurs qu’il ne se heurte Ă  aucun autre motif d’irrecevabilitĂ©. Il convient donc de le dĂ©clarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

a)  Le requĂ©rant

57.  Le requĂ©rant observe que dans son tĂ©moignage du 9 juin 2006 devant le GIP, il avait soulignĂ© la condition de soumission et de prostration dans laquelle il avait Ă©tĂ© plongĂ© lors des Ă©vĂ©nements litigieux. Il allĂšgue qu’il n’a pu Ă©chapper Ă  des traitements plus violents que parce qu’une audience de son procĂšs Ă©tait fixĂ©e deux jours plus tard, le 5 avril 2000, et que toute blessure aurait pu ĂȘtre remarquĂ©e par le juge. Il a nĂ©anmoins Ă©tĂ© contraint de passer, les yeux baissĂ©s, entre des agents pĂ©nitentiaires armĂ©s de matraques qui le menaçaient et l’insultaient, et ce sans autre but que de l’humilier et de lui faire ressentir sa condition de subordination au pouvoir policier. Cela lui a causĂ© une forte souffrance psychologique et des sentiments d’infĂ©rioritĂ© associĂ©s Ă  la crainte de subir, dans les jours suivants, de nouvelles reprĂ©sailles. Ceci suffirait pour conclure Ă  la violation de l’article 3 de la Convention.

58.  Le requĂ©rant fait valoir que la prescription constatĂ©e par le tribunal de Sassari doit beaucoup au fait que les infractions en cause avaient un caractĂšre « mineur Â» et Ă©taient punies par des peines lĂ©gĂšres. Si le droit italien avait prĂ©vu un crime de torture puni par des sanctions plus lourdes, le dĂ©lai de prescription aurait Ă©tĂ© plus long et le tribunal aurait eu le temps d’examiner l’affaire avant son expiration.

b)  Le Gouvernement

59.  Le Gouvernement prĂ©cise tout d’abord qu’il ne sous-estime pas la gravitĂ© des Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000, auxquels l’Etat italien a rĂ©pondu afin de rĂ©tablir la prĂ©Ă©minence du droit. Le Gouvernement partage les considĂ©rations faites Ă  cet Ă©gard par le GUP et le tribunal de Sassari, qui ont Ă  juste titre sĂ©vĂšrement condamnĂ© ces Ă©vĂ©nements. Cependant, ces derniers ont Ă©tĂ© un Ă©pisode isolĂ©, qui ne saurait reflĂ©ter l’attitude gĂ©nĂ©rale de la police italienne. De plus, dans le cadre de la prĂ©sente requĂȘte il faudrait avoir Ă©gard aux traitements spĂ©cifiquement infligĂ©s au requĂ©rant.

60.  Or, l’intĂ©ressĂ© a Ă©tĂ© l’un des prisonniers les moins affectĂ©s par la conduite des agents pĂ©nitentiaires. En effet, lorsqu’il a Ă©tĂ© entendu comme tĂ©moin au procĂšs (audience du 9 juin 2006), le requĂ©rant a affirmĂ© ne pas avoir Ă©tĂ© battu par les agents et aucune trace de blessures n’a Ă©tĂ© relevĂ©e sur son corps. En revanche, il a Ă©tĂ© obligĂ© de passer entre deux files d’agents en baissant la tĂȘte et a Ă©tĂ© insultĂ© ; lorsqu’il est retournĂ© dans sa cellule, ses objets personnels avaient Ă©tĂ© fouillĂ©s et Ă©parpillĂ©s. Sans qu’il y ait lieu de nier que le requĂ©rant ait pu Ă©prouver peur et anxiĂ©tĂ©, il n’a pas Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© que ces sentiments Ă©taient de nature Ă  provoquer une souffrance physique et morale prolongĂ©e et intense. DĂšs lors, le traitement auquel le requĂ©rant a Ă©tĂ© soumis n’aurait pas atteint le minimum de gravitĂ© nĂ©cessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.

61.  Le Gouvernement observe Ă©galement que les interventions de tierces parties doivent viser Ă  accroĂźtre la connaissance de la Cour en apportant de nouvelles informations ou des arguments juridiques supplĂ©mentaires Ă  l’égard des principes gĂ©nĂ©raux pertinents pour l’issue de l’affaire. Or, les tiers intervenants se sont bornĂ©s Ă  proposer des rĂ©formes lĂ©gislatives en Italie et Ă  stigmatiser la non-incrimination, par la loi italienne, de la torture comme crime spĂ©cifique, ce qui va au-delĂ  du rĂŽle attendu d’un amicus curiae devant la Cour. Partant, les observations des tiers intervenants ne devraient pas ĂȘtre versĂ©es au dossier ou, en tout cas, devraient ĂȘtre ignorĂ©es par la Cour. En tout Ă©tat de cause, ces observations ne seraient pas pertinentes pour statuer sur la requĂȘte de M. Saba, Ă©tant donnĂ© que l’absence d’un crime de torture en droit italien n’a pas empĂȘchĂ© l’identification et la punition des personnes impliquĂ©es dans les Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000. De plus, le requĂ©rant n’a pas Ă©tĂ© soumis Ă  la torture, mais, tout au plus, Ă  des traitements dĂ©gradants, que l’Italie n’était pas tenue d’ériger en infraction pĂ©nale autonome. La rĂ©fĂ©rence au problĂšme du surpeuplement carcĂ©ral serait, quant Ă  elle, sans pertinence par rapport aux circonstances de l’espĂšce.

62.  Ă€ titre surabondant, le Gouvernement observe que si elle n’a pas encore introduit en tant que tel un crime de torture, l’Italie a nĂ©anmoins avancĂ© dans cette direction, et huit projets de loi ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s devant le Parlement constituĂ© en mars 2013. Les actes de violence commis sur les dĂ©tenus sont punis en vertu de la disposition spĂ©cifique contenue dans l’article 608 du CP ou, s’il y a eu des blessures, en vertu des articles 582 et 583 du CP.

63.  Enfin, le Gouvernement expose que l’introduction d’un crime de torture constituerait certes un dĂ©veloppement social et juridique mais qu’aucune obligation en ce sens n’existe actuellement aux termes de la Convention de 1984 des Nations unies contre la torture. En effet, les articles 4 et 5 de cette Convention se bornent, selon lui, Ă  demander aux Etats signataires de s’assurer que les actes de torture sont Ă©rigĂ©s en infraction pĂ©nale par la loi, ce qui serait dĂ©jĂ  le cas en Italie.

c)  Les tiers intervenants

i.  Le Parti radical non violent transnational et transparti

64.  Le Parti radical non violent transnational et transparti (« le Parti radical transnational Â») rappelle que mĂȘme si l’article 13 § 4 de la Constitution prĂ©voit la punition de toute violence physique ou morale commise Ă  l’encontre des personnes soumises Ă  des restrictions de libertĂ© (paragraphe 25 ci-dessus), l’Italie n’a pas introduit dans son systĂšme juridique le crime de torture et de traitements inhumains et dĂ©gradants, et ce malgrĂ© la ratification de nombreux instruments internationaux dans ce sens. Les lacunes du droit italien Ă  cet Ă©gard ont Ă©tĂ© soulignĂ©es par la commission extraordinaire du SĂ©nat pour la tutelle et la promotion des droits humains, dans son rapport du 6 mars 2012. L’introduction du crime de torture a Ă©tĂ© sollicitĂ©e par le ComitĂ© europĂ©en pour la prĂ©vention de la torture (CPT) et par le ComitĂ© des droits de l’homme des Nations unies. Un projet de loi prĂ©sentĂ© au SĂ©nat le 26 novembre 2008 par une Ă©lue du Parti radical italien n’a pas Ă©tĂ© approuvĂ©, et ce en dĂ©pit de l’insuffisance et du manque de spĂ©cificitĂ© des dispositions lĂ©gislatives actuelles pour combattre la pratique de la torture. Il Ă©tait soulignĂ© dans le rapport introductif que les actes de torture ne provoquant pas de lĂ©sions graves n’étaient poursuivis que sur plainte de la victime et que les subtiles tortures psychologiques n’étaient pas considĂ©rĂ©es comme des « blessures Â» et restaient donc sans punition.

65.  A la lumiĂšre de ce qui prĂ©cĂšde, le tiers intervenant estime que l’introduction du crime de torture dans le systĂšme juridique italien doit ĂȘtre une prioritĂ©. L’absence d’une telle prĂ©vision lĂ©gislative est particuliĂšrement gĂȘnante dans les secteurs de l’ordre public et du systĂšme carcĂ©ral. A cet Ă©gard, le Parti radical transnational rappelle que les poursuites contre les actes de torture perpĂ©trĂ©s en 2001 lors du G8 de GĂȘnes se sont soldĂ©es par un non-lieu pour cause de prescription. Or, la prescription ne s’appliquerait pas aux « crimes internationaux Â». De plus, dans l’affaire dite « Asti Â», des agents pĂ©nitentiaires responsables de torture Ă  l’encontre des dĂ©tenus avaient Ă©tĂ© acquittĂ©s.

ii.  L’association « Non c’ù pace senza giustizia Â»

66.  L’association intervenante rappelle que dans l’affaire Alikaj et autres c. Italie (no 47357/08, § 99, 29 mars 2011), la Cour a estimĂ© que lorsqu’un agent de l’Etat est accusĂ© d’actes contraires aux articles 2 et 3 de la Convention, la procĂ©dure ou la condamnation ne sauraient ĂȘtre rendues caduques par une prescription. Par ailleurs, bien que l’Italie ait ratifiĂ©, par la loi no 489 du 3 novembre 1998, la Convention de l’ONU contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dĂ©gradants, le crime spĂ©cifique de torture ou de traitements inhumains ou dĂ©gradants n’est pas codifiĂ© dans le systĂšme juridique italien. Les Etats Ă©tant tenus de prĂ©voir un cadre lĂ©gislatif et administratif pour dĂ©courager la commission d’infractions contre la personne (voir, notamment, Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 70, 25 juin 2009, et D.J. c. Croatie, no 42418/10, § 86, 24 juillet 2012), il y aurait, en Italie, une violation systĂ©matique de l’article 3 de la Convention, en particulier en ce qui concerne la situation des dĂ©tenus.

67.  Le tiers intervenant rappelle les arrĂȘts de la Cour en matiĂšre de surpeuplement carcĂ©ral (Sulejmanovic c. Italie, no 22635/03, 16 juillet 2009, et Torreggiani et autres c. Italie, nos 43517/09 et autres, 8 janvier 2013) qui, Ă  son avis, expliqueraient pourquoi l’Italie persiste Ă  ne pas codifier ce crime. Afin d’éviter de sĂ©vĂšres condamnations envers les hauts fonctionnaires, l’Italie prĂ©fĂ©rerait maintenir une « apparence de complicitĂ© ou de tolĂ©rance relativement Ă  des actes illĂ©gaux Â», ce qui n’est pourtant pas admis dans un Etat de droit.

iii.  Les Radicaux italiens (anciennement « Parti radical italien Â»)

68.  Le parti intervenant observe qu’en dĂ©pit de la ratification de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dĂ©gradants, il n’existe pas d’incrimination spĂ©cifique de la torture dans le systĂšme juridique italien. L’intervenant rappelle que la Cour a affirmĂ© que l’État doit adopter des rĂšgles pour garantir le respect de ses engagements au regard des articles 3 et 8 de la Convention et qu’elle a rĂ©cemment conclu Ă  la violation de l’article 3 Ă  cause du surpeuplement carcĂ©ral en Italie (Torreggiani et autres, prĂ©citĂ©).

2.  ApprĂ©ciation de la Cour

a)  Sur le volet substantiel de l’article 3 de la Convention

69.  La Cour rappelle qu’en cas d’allĂ©gations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle doit se livrer Ă  un examen particuliĂšrement approfondi (Matko c. SlovĂ©nie, no 43393/98, § 100, 2 novembre 2006, et Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Lorsqu’il y a eu une procĂ©dure interne, il n’entre toutefois pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des choses Ă  celle des cours et tribunaux nationaux, auxquels il appartient en principe de peser les donnĂ©es recueillies par eux (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, sĂ©rie A no 269 ; Jasar c. Â« l’ex‑RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine Â», no 69908/01, § 49, 15 fĂ©vrier 2007 ; et Eski c. Turquie, no 8354/04, § 28, 5 juin 2012). MĂȘme si les constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut nĂ©anmoins d’habitude des Ă©lĂ©ments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles ils sont parvenus (GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 93).

70.  En l’espĂšce, il n’est pas discutĂ© entre les parties (voir les paragraphes 57 et 60 ci-dessus) que, comme l’ont reconnu les juridictions internes et comme l’avait dĂ©noncĂ© l’intĂ©ressĂ© lui-mĂȘme lors de son tĂ©moignage du 9 juin 2006, le requĂ©rant a Ă©tĂ© obligĂ© de passer entre deux files d’agents armĂ©s de matraques en baissant la tĂȘte et qu’il a Ă©tĂ© insultĂ© et menacĂ©.

71.  Quant Ă  la qualification juridique de ce traitement, la Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravitĂ©. L’apprĂ©ciation de ce minimum dĂ©pend de l’ensemble des donnĂ©es de la cause, notamment de la durĂ©e du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’ñge, de l’état de santĂ© de la victime (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, sĂ©rie A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX). Parmi les autres facteurs Ă  considĂ©rer figurent le but dans lequel le traitement a Ă©tĂ© infligĂ© ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspirĂ© (Aksoy c. Turquie, 18 dĂ©cembre 1996, § 64, Recueil 1996-VI ; Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 78, CEDH 2000‑XII ; et Krastanov c. Bulgarie, n50222/99, § 53, 30 septembre 2004), ou encore son contexte, telle une atmosphĂšre de vive tension et Ă  forte charge Ă©motionnelle (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 104, CEDH 1999-V, et Egmez, prĂ©citĂ©, § 78).

72.  La Cour a dĂ©jĂ  jugĂ© un traitement « inhumain Â» au motif notamment qu’il avait Ă©tĂ© appliquĂ© avec prĂ©mĂ©ditation pendant des heures et qu’il avait causĂ© soit des lĂ©sions corporelles soit de vives souffrances physiques et mentales (Labita c. Italie ([GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 118, CEDH 2006-IX). Elle a dĂ©fini un traitement « dĂ©gradant Â» comme Ă©tant de nature Ă  crĂ©er des sentiments de peur, d’angoisse et d’infĂ©rioritĂ© propres Ă  humilier et avilir et Ă  briser Ă©ventuellement la rĂ©sistance physique ou morale de la personne qui en est victime, ou Ă  la conduire Ă  agir contre sa volontĂ© ou sa conscience (voir, entre autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001-III, et Jalloh, prĂ©citĂ©, § 68).

73.  Pour dĂ©terminer si une forme de mauvais traitement doit ĂȘtre qualifiĂ©e de torture, il faut avoir Ă©gard Ă  la distinction, que comporte l’article 3, entre cette notion et celle de traitement inhumain ou dĂ©gradant. Ainsi que la Cour l’a relevĂ© prĂ©cĂ©demment, cette distinction paraĂźt avoir Ă©tĂ© consacrĂ©e par la Convention pour marquer d’une spĂ©ciale infamie des traitements inhumains dĂ©libĂ©rĂ©s provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Irlande c. Royaume-Uni, prĂ©citĂ©, § 167 ; Aksoy, prĂ©citĂ©, § 63 ; et Selmouni, prĂ©citĂ©, § 96). Outre un Ă©lĂ©ment de gravitĂ©, la torture implique une volontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©e, ainsi que le reconnaĂźt la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dĂ©gradants : en son article 1, celle-ci dĂ©finit la torture comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aigĂŒes sont intentionnellement infligĂ©es Ă  une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle des renseignements, de la punir ou de l’intimider (Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 115, CEDH 2000-X, et GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 90).

74.  En l’espĂšce, le requĂ©rant n’a pas Ă©tĂ© soumis Ă  des actes de violence et il n’a subi aucune lĂ©sion corporelle. Il a lui-mĂȘme affirmĂ© ne pas avoir Ă©tĂ© battu. Bien que le traitement qui lui a Ă©tĂ© infligĂ© ait Ă©tĂ© dĂ©libĂ©rĂ©, la Cour estime que, compte tenu de sa briĂšvetĂ©, on ne saurait le qualifier de torture psychologique. En revanche, il convient de relever que ce traitement visait Ă  avilir et humilier l’intĂ©ressĂ© dans un contexte de forte tension Ă©motionnelle oĂč les dĂ©tenus pouvaient lĂ©gitimement craindre pour leur sort. Le requĂ©rant a dĂ» Ă©prouver des sentiments de peur, d’angoisse et d’infĂ©rioritĂ©, ce qui permet Ă  la Cour de qualifier l’incident en question de traitement dĂ©gradant, prohibĂ© comme tel par l’article 3 de la Convention.

75.  Ce constat suffit Ă  la Cour pour conclure Ă  la violation du volet substantiel de cette disposition.

b)  Sur le volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention

i.  Principes gĂ©nĂ©raux

76.  En cas, comme en l’espĂšce, de mauvais traitement dĂ©libĂ©rĂ© infligĂ© par des agents de l’État au mĂ©pris de l’article 3, la Cour estime de maniĂšre constante que les autoritĂ©s internes doivent mener une enquĂȘte approfondie et effective pouvant conduire Ă  l’identification et Ă  la punition des responsables (voir, entre autres, Çamdereli c. Turquie, no 28433/02, §§ 28-29, 17 juillet 2008 ; et GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 116). A cet Ă©gard, la Cour a pris en compte plusieurs critĂšres. D’abord, d’importants facteurs pour que l’enquĂȘte soit effective, et qui permettent de vĂ©rifier si les autoritĂ©s avaient la volontĂ© d’identifier et de poursuivre les responsables, sont la cĂ©lĂ©ritĂ© avec laquelle elle est ouverte (Selmouni, prĂ©citĂ©, §§ 78-79 ; Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 59, 20 dĂ©cembre 2007 ; et Vladimir Romanov, prĂ©citĂ© §§ 85 et suiv.) et la cĂ©lĂ©ritĂ© avec laquelle elle est conduite (MikheĂŻev c. Russie, no 77617/01, § 109, 26 janvier 2006, et Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 89, CEDH 2008). En outre, l’issue de l’enquĂȘte et des poursuites pĂ©nales qu’elle dĂ©clenche, y compris la sanction prononcĂ©e ainsi que les mesures disciplinaires prises, a un caractĂšre dĂ©terminant. Ces Ă©lĂ©ments sont essentiels si l’on veut prĂ©server l’effet dissuasif du systĂšme judiciaire en place et le rĂŽle qu’il est tenu d’exercer dans la prĂ©vention des atteintes Ă  l’interdiction des mauvais traitements (Ali et Ayşe Duran c. Turquie, n42942/02, § 62, 8 avril 2008 ; Çamdereli, prĂ©citĂ©, § 38 ; Nikolova et Velitchkova, prĂ©citĂ©, §§ 60 et suiv. ; et GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 121).

77.  La Cour rappelle Ă  ce propos qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur le degrĂ© de culpabilitĂ© des personnes en cause (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 116, CEDH 2004‑XII), ou de dĂ©terminer la peine Ă  infliger, ces matiĂšres relevant de la compĂ©tence exclusive des tribunaux rĂ©pressifs internes. Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et conformĂ©ment au principe voulant que la Convention garantisse des droits non pas thĂ©oriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit s’assurer que l’État s’acquitte comme il se doit de l’obligation qui lui est faite de protĂ©ger les droits des personnes relevant de sa juridiction (Nikolova et Velitchkova, prĂ©citĂ©, § 61). DĂšs lors, si la Cour reconnaĂźt le rĂŽle des cours et tribunaux nationaux dans le choix des sanctions Ă  infliger Ă  des agents de l’État en cas de mauvais traitements infligĂ©s par eux, elle doit conserver sa fonction de contrĂŽle et intervenir dans les cas oĂč il existe une disproportion manifeste entre la gravitĂ© de l’acte et la sanction infligĂ©e. Sinon, le devoir qu’ont les Etats de mener une enquĂȘte effective perdrait beaucoup de son sens (Nikolova et Velitchkova, prĂ©citĂ©, § 62 ; Ali et Ayşe Duran, prĂ©citĂ©, § 66 ; et GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 123).

78.  La Cour rappelle Ă©galement que lorsque des agents de l’État sont inculpĂ©s d’infractions impliquant des mauvais traitements, il importe que les poursuites ne se heurtent pas Ă  la prescription et que les intĂ©ressĂ©s soient suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procĂšs et en soient dĂ©mis en cas de condamnation (AbdĂŒlsamet Yaman, c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004 ; voir Ă©galement Nikolova et Velitchkova, prĂ©citĂ©, § 63 ; Ali et Ayşe Duran, prĂ©citĂ©, § 64 ; Çamdereli, prĂ©citĂ©, § 38 ; et GĂ€fgen, prĂ©citĂ©, § 125).

ii.  Application de ces principes en l’espĂšce

79.  La Cour se rĂ©fĂšre tout d’abord Ă  son constat que des importants retards ont affectĂ© le procĂšs devant le tribunal de Sassari et que cette longueur de la procĂ©dure a conduit au prononcĂ© d’un non-lieu pour cause de prescription Ă  l’encontre de sept des accusĂ©s (paragraphe 46 ci-dessus), ce qui ne saurait se concilier avec l’obligation des autoritĂ©s de conduire l’enquĂȘte avec cĂ©lĂ©ritĂ© (paragraphe 76 ci-dessus).

80.  Quant Ă  l’issue de l’enquĂȘte, il est vrai que dans le cadre de la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e, dix condamnations ont Ă©tĂ© prononcĂ©es. Cependant, un agent pĂ©nitentiaire reconnu coupable d’avoir omis de dĂ©noncer les infractions ne s’est vu infliger qu’une amende de 100 EUR (paragraphes 17 et 18 ci-dessus) ; et si des peines d’emprisonnement (allant de quatre mois Ă  un an et huit mois) ont Ă©tĂ© prononcĂ©es envers huit autres personnes, elles Ă©taient assorties d’un sursis Ă  l’exĂ©cution (paragraphe 17 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que les juridictions internes aient mesurĂ© la gravitĂ© des faits reprochĂ©s aux accusĂ©s en leur qualitĂ© de fonctionnaires de l’Etat (voir, mutatis mutandis, Zeynep Özcan c. Turquie, no 45906/99, § 43, 20 fĂ©vrier 2007).

81.  La Cour note Ă©galement que le Gouvernement n’a pas indiquĂ© si pendant l’instruction ou le procĂšs les agents inculpĂ©s ont bien Ă©tĂ© suspendus de leurs fonctions, comme l’exige normalement sa jurisprudence (paragraphe 35 ci-dessus) : il ressort seulement du dossier que, aprĂšs leur condamnation, sept personnes ont fait l’objet de sanctions disciplinaires. De surcroĂźt, Ă  l’encontre des hauts fonctionnaires impliquĂ©s, les sanctions disciplinaires en question, qui comprenaient une suspension des fonctions, ont eu une durĂ©e allant de un Ă  six mois seulement ; quant Ă  celles infligĂ©es aux agents pĂ©nitentiaires condamnĂ©s, elles ont Ă©tĂ© trĂšs lĂ©gĂšres, Ă  savoir une rĂ©duction d’un trentiĂšme de leur salaire et un simple blĂąme (paragraphe 23 ci-dessus). Dans aucun cas les intĂ©ressĂ©s n’ont Ă©tĂ© dĂ©mis de leurs fonctions Ă  la suite de leur condamnation.

82.  Eu Ă©gard aux constats qui prĂ©cĂšdent, la Cour estime que les diffĂ©rentes mesures prises par les autoritĂ©s internes n’ont pas pleinement satisfait Ă  la condition d’une enquĂȘte approfondie et effective, telle qu’établie dans sa jurisprudence. Dans ces circonstances, il y a lieu de rejeter l’exception prĂ©liminaire du Gouvernement tirĂ©e de la perte de la qualitĂ© de victime (paragraphe 37 ci-dessus) et de conclure qu’il y a eu violation du volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention.

c)  Les autres allĂ©gations des parties

83.  Par lĂ , la Cour estime avoir examinĂ© les questions juridiques principales posĂ©e par le grief tirĂ© de l’article 3. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considĂšre par consĂ©quent qu’il n’y a pas lieu d’examiner la question de savoir si l’absence, en droit italien, d’une infraction spĂ©cifique se rapportant Ă  la notion de torture ou Ă  des traitements inhumains ou dĂ©gradants porte en soi atteinte Ă  cette mĂȘme disposition (voir, mutatis mutandis, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007 ; Demirel et autres c. Turquie, no 75512/01, § 29, 24 juillet 2007 ; Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 43, 17 juillet 2007 ; et Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 77, 17 juin 2008).

 

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

 

84.  Le requĂ©rant considĂšre qu’en omettant de le protĂ©ger contre les violences des agents pĂ©nitentiaires, les autoritĂ©s ont mĂ©connu leur devoir de garantir sa libertĂ© et sa sĂ»retĂ©.

Il invoque l’article 5 de la Convention, dont le premier paragraphe se lit comme suit :

« 1.  Toute personne a droit Ă  la libertĂ© et Ă  la sĂ»retĂ©. Nul ne peut ĂȘtre privĂ© de sa libertĂ©, sauf dans les cas suivants et selon les voies lĂ©gales :

a)  s’il est dĂ©tenu rĂ©guliĂšrement aprĂšs condamnation par un tribunal compĂ©tent ;

b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une dĂ©tention rĂ©guliĂšres pour insoumission Ă  une ordonnance rendue, conformĂ©ment Ă  la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exĂ©cution d’une obligation prescrite par la loi ;

c)  s’il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et dĂ©tenu en vue d’ĂȘtre conduit devant l’autoritĂ© judiciaire compĂ©tente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire Ă  la nĂ©cessitĂ© de l’empĂȘcher de commettre une infraction ou de s’enfuir aprĂšs l’accomplissement de celle-ci ;

d)  s’il s’agit de la dĂ©tention rĂ©guliĂšre d’un mineur, dĂ©cidĂ©e pour son Ă©ducation surveillĂ©e ou de sa dĂ©tention rĂ©guliĂšre, afin de le traduire devant l’autoritĂ© compĂ©tente ;

e)  s’il s’agit de la dĂ©tention rĂ©guliĂšre d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliĂ©nĂ©, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la dĂ©tention rĂ©guliĂšres d’une personne pour l’empĂȘcher de pĂ©nĂ©trer irrĂ©guliĂšrement dans le territoire, ou contre laquelle une procĂ©dure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Â»

85.  Le Gouvernement combat cette thĂšse et souligne que le requĂ©rant ne conteste pas la lĂ©galitĂ© de sa privation de libertĂ©, mais ses conditions de dĂ©tention et les traitements auxquels il a Ă©tĂ© soumis.

86.  La Cour observe que le requĂ©rant ne conteste pas la lĂ©galitĂ© de sa dĂ©tention. Elle relĂšve Ă©galement que rien dans le dossier ne permet de penser que la privation de libertĂ© litigieuse Ă©tait arbitraire ou autrement contraire Ă  l’article 5 de la Convention.

87.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondĂ© et doit ĂȘtre rejetĂ© en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

 

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

 

88.  Le requĂ©rant se plaint d’une atteinte illĂ©gitime Ă  son droit Ă  la vie privĂ©e. Il rappelle les violences dont il a Ă©tĂ© victime et souligne que les agents pĂ©nitentiaires ont volontairement dĂ©truit ses objets personnels.

Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellĂ© :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privĂ©e et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingĂ©rence d’une autoritĂ© publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, est nĂ©cessaire Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  la sĂ»retĂ© publique, au bien‑ĂȘtre Ă©conomique du pays, Ă  la dĂ©fense de l’ordre et Ă  la prĂ©vention des infractions pĂ©nales, Ă  la protection de la santĂ© ou de la morale, ou Ă  la protection des droits et libertĂ©s d’autrui. Â»

89.  Le Gouvernement rejette cette thĂšse. Il observe que devant les juridictions nationales le requĂ©rant n’a jamais affirmĂ© que ses objets personnels avaient Ă©tĂ© dĂ©truits, mais seulement qu’ils avaient Ă©tĂ© Ă©parpillĂ©s dans sa cellule.

90.  Le requĂ©rant affirme que tout avait Ă©tĂ© dĂ©placĂ© dans sa cellule, que la nourriture avait Ă©tĂ© mĂ©langĂ©e Ă  la lessive et que ses effets personnels avaient Ă©tĂ© abĂźmĂ©s. Il estime que ces faits constituent bien une ingĂ©rence illĂ©gitime dans sa vie privĂ©e, compte tenu du cadre limitĂ© oĂč il vivait Ă  l’époque des faits.

91.  La Cour relĂšve que, dans la mesure oĂč il porte sur les violences dont le requĂ©rant a fait l’objet, ce grief est liĂ© Ă  celui examinĂ© ci-dessus sous l’angle de l’article 3 et doit donc aussi ĂȘtre dĂ©clarĂ© recevable.

92.  Eu Ă©gard Ă  ses constats relatifs Ă  l’article 3 de la Convention (paragraphes 75 et 82 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu Ă©galement, en l’espĂšce, violation de l’article 8.

93.  Pour ce qui est, en revanche, de la prĂ©tendue dĂ©gradation des objets personnels du requĂ©rant, la Cour estime que les allĂ©gations de l’intĂ©ressĂ© ne sont pas suffisamment Ă©tayĂ©es.

94.  Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondĂ©e et doit ĂȘtre rejetĂ©e en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

 

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION, COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3

 

95.  Le requĂ©rant se plaint de ne disposer, en droit italien, d’aucun recours efficace pour faire valoir son grief tirĂ© de l’article 3. Il observe que le systĂšme juridique italien ne prĂ©voit pas le crime de torture ; les actes en cause n’ont donc pu ĂȘtre poursuivis que sous des qualifications mineures, pour lesquelles le dĂ©lai de prescription Ă©tait court.

Il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellĂ© :

« Toute personne dont les droits et libertĂ©s reconnus dans la (...) Convention ont Ă©tĂ© violĂ©s, a droit Ă  l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors mĂȘme que la violation aurait Ă©tĂ© commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. Â»

96.  Le Gouvernement conteste cette thĂšse. Il rĂ©itĂšre ses observations quant Ă  l’omission, par le requĂ©rant, d’épuiser les voies de recours qui lui Ă©taient ouvertes en droit italien (paragraphes 38-39 ci-dessus) et quant Ă  l’efficacitĂ© de l’enquĂȘte interne (paragraphes 28-29 ci-dessus). Le Gouvernement rappelle en particulier que moins de 10 % des accusĂ©s ont bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un non-lieu et que les traitements dĂ©noncĂ©s par le requĂ©rant tombaient sous le coup d’une disposition spĂ©cifique de la loi pĂ©nale nationale (l’article 608 du CP), qui offre une protection aux personnes privĂ©es de leur libertĂ© en considĂ©ration de leur Ă©tat de vulnĂ©rabilitĂ©.

97.  Le requĂ©rant observe que seulement 10 % des personnes accusĂ©es des faits du 3 avril 2000 ont Ă©tĂ© condamnĂ©s, et estime qu’il n’est pas vraisemblable que neuf personnes aient pu maltraiter 118 victimes.

98.  La Cour relĂšve que ce grief est liĂ© Ă  celui examinĂ© ci-dessus sous l’angle de l’article 3 et doit donc aussi ĂȘtre dĂ©clarĂ© recevable.

99.  Eu Ă©gard Ă  ses constats relatifs Ă  l’article 3 de la Convention (paragraphes 75 et 82 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu Ă©galement, en l’espĂšce, violation de l’article 13.

 

V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

 

100.  Le requĂ©rant se plaint de la durĂ©e de la procĂ©dure pĂ©nale dirigĂ©e contre les agents pĂ©nitentiaires dans laquelle il s’était constituĂ© partie civile.

Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellĂ© :

« Toute personne a droit Ă  ce que sa cause soit entendue (...) dans un dĂ©lai raisonnable, par un tribunal (...), qui dĂ©cidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractĂšre civil (...). Â»

101.  Le Gouvernement expose que la durĂ©e de la procĂ©dure devant le tribunal de Sassari s’explique par la complexitĂ© de l’affaire. En tout Ă©tat de cause, le requĂ©rant aurait pu introduire un recours en dĂ©dommagement sur le fondement de la loi Pinto, ce qu’il n’a pas fait.

102.  La Cour relĂšve que le requĂ©rant n’a pas indiquĂ© avoir introduit un recours sur le fondement de la loi « Pinto Â» (loi no 89 de 2001) afin d’obtenir rĂ©paration pour la durĂ©e prĂ©tendument excessive de la procĂ©dure en question. Or, un tel recours a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© par la Cour comme Ă©tant accessible et en principe efficace pour dĂ©noncer, au niveau interne, la lenteur de la justice (voir, parmi beaucoup d’autres, Brusco c. Italie (dĂ©c.), no 69789/01, CEDH 2001-IX, et Pacifico c. Italie (dĂ©c.), no 17995/08, § 67, 20 novembre 2012).

103.  Il s’ensuit que ce grief doit ĂȘtre rejetĂ© pour non-Ă©puisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 Â§Â§ 1 et 4 de la Convention.

 

VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

104.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour dĂ©clare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les consĂ©quences de cette violation, la Cour accorde Ă  la partie lĂ©sĂ©e, s’il y a lieu, une satisfaction Ă©quitable. Â»

A.  Dommage

105.  Le requĂ©rant rĂ©clame 100 000 EUR au titre du prĂ©judice moral qu’il aurait subi.

106.  Le Gouvernement estime cette somme excessive et note que le requĂ©rant n’a pas spĂ©cifiĂ© en quoi consistait la souffrance morale qu’il aurait endurĂ©e. Il n’aurait donc pas Ă©tayĂ© sa demande et n’aurait pas dĂ©montrĂ© l’existence d’un lien de causalitĂ© entre la violation constatĂ©e et le dommage allĂ©guĂ©.

107.  La Cour considĂšre que le requĂ©rant a subi un tort moral certain et dĂ©cide de lui octroyer 15 000 EUR Ă  ce titre.

B.  Frais et dĂ©pens

108.  Produisant une note de son conseil, le requĂ©rant demande Ă©galement 8 000 EUR pour les frais et dĂ©pens engagĂ©s devant la Cour.

109.  Le Gouvernement estime cette somme excessive compte tenu de la prestation effectivement accomplie par le conseil du requĂ©rant et des barĂšmes applicables dans le systĂšme italien.

110.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requĂ©rant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dĂ©pens que dans la mesure oĂč se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©, leur nĂ©cessitĂ© et le caractĂšre raisonnable de leur taux. En l’espĂšce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procĂ©dure devant elle et l’accorde au requĂ©rant.

C.  IntĂ©rĂȘts moratoires

111.  La Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires sur le taux d’intĂ©rĂȘt de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Joint, Ă  l’unanimitĂ©, au fond l’exception prĂ©liminaire du Gouvernement tirĂ©e de la perte de la qualitĂ© de victime pour autant qu’elle concerne le volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention, et la rejette ;

 

2. DĂ©clare, Ă  l’unanimitĂ©, la requĂȘte recevable quant aux griefs tirĂ©s des articles 3, 8 (dans la mesure oĂč il porte sur les violences subies par le requĂ©rant) et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

 

3.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©, qu’il y a eu violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention ;

 

4.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©, qu’il y a eu violation du volet procĂ©dural de l’article 3 de la Convention ;

 

5.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tirĂ© de l’article 8 de la Convention dans la mesure oĂč il porte sur les violences subies par le requĂ©rant ;

 

6.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tirĂ© de l’article 13 de la Convention ;

 

7.  Dit, Ă  l’unanimitĂ©,

a)  que l’Etat dĂ©fendeur doit verser au requĂ©rant, dans les trois mois Ă  compter du jour oĂč l’arrĂȘt sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă  l’article 44 Â§ 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» Ă  titre d’impĂŽt, pour dommage moral ;

ii.  5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» Ă  titre d’impĂŽt par le requĂ©rant, pour frais et dĂ©pens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit dĂ©lai et jusqu’au versement, ces montants seront Ă  majorer d’un intĂ©rĂȘt simple Ă  un taux Ă©gal Ă  celui de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne applicable pendant cette pĂ©riode, augmentĂ© de trois points de pourcentage ;

 

8.  Rejette, Ă  l’unanimitĂ©, la demande de satisfaction Ă©quitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiquĂ© par Ă©crit le 1er juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du rĂšglement.

    Abel Campos                                                                        Işıl Karakaş
  Greffier adjoint                                                                        Présidente

 

Au prĂ©sent arrĂȘt se trouve joint, conformĂ©ment aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du rĂšglement, l’exposĂ© de l’opinion sĂ©parĂ©e du juge Lemmens.

A.I.K.
A.C.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

J’ai votĂ© avec mes collĂšgues sur tous les points, sauf celui concernant l’article 13. A mon avis, contrairement Ă  l’opinion de la majoritĂ©, le grief tirĂ© de l’article 13 combinĂ© avec l’article 3 mĂ©riterait bien un examen sĂ©parĂ©.

 

Selon la jurisprudence de la Cour, en cas de mauvais traitement dĂ©libĂ©rĂ©ment infligĂ© par des agents de l’Etat au mĂ©pris de l’article 3, deux mesures s’imposent pour que la rĂ©paration soit suffisante. PremiĂšrement, les autoritĂ©s de l’Etat doivent mener une enquĂȘte approfondie et effective pouvant conduire Ă  l’identification et Ă  la punition des responsables. DeuxiĂšmement, le requĂ©rant doit le cas Ă©chĂ©ant percevoir une compensation ou, du moins, avoir la possibilitĂ© de demander et d’obtenir une indemnitĂ© pour le prĂ©judice que lui a causĂ© le mauvais traitement (GĂ€fgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010, et les rĂ©fĂ©rences y citĂ©es). Les exigences de l’article 13 vont donc au‑delĂ  de l’obligation que l’article 3 fait Ă  un Etat partie de mener une enquĂȘte effective.

 

En l’espĂšce, sous l’article 13, le requĂ©rant se plaint en particulier de la rĂ©action pĂ©nale et disciplinaire des autoritĂ©s. Il fait observer que le droit pĂ©nal italien ne contient pas de norme spĂ©cifique rendant punissables la torture et les traitements inhumains et dĂ©gradants. Les actes en cause n’auraient donc pu ĂȘtre poursuivis que sur base de dispositions du code pĂ©nal qui concernaient des aspects limitĂ©s et marginaux de la violation de l’article 3. En outre, en l’espĂšce, seulement 10 % des prĂ©venus ont Ă©tĂ© condamnĂ©s, alors que 10 % ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de la prescription et tous les autres ont Ă©tĂ© acquittĂ©s, ce qui ne tĂ©moignerait pas de l’efficacitĂ© de la voie de recours pĂ©nale. Les sanctions pĂ©nales et disciplinaires infligĂ©es seraient par ailleurs nĂ©gligeables et n’auraient pas redressĂ© les violations de l’article 3 (voir paragraphes 95 et 97 de l’arrĂȘt).

 

Si le requĂ©rant s’était limitĂ© Ă  faire valoir ces griefs, on pourrait estimer qu’ils coĂŻncident largement avec ceux invoquĂ©s sous le volet procĂ©dural de l’article 3. Eu Ă©gard au constat d’une violation de l’article 3, spĂ©cialement sous son volet procĂ©dural, on pourrait alors conclure qu’il n’y a pas lieu d’examiner sĂ©parĂ©ment la question de savoir s’il y a eu de surcroĂźt violation de l’article 13. C’est ce que fait la majoritĂ© (paragraphe 99).

 

Toutefois, dans ses observations le requĂ©rant critique Ă©galement l’insuffisance du systĂšme juridique italien quant Ă  une Ă©ventuelle rĂ©paration au civil. Certes, il dĂ©veloppe ses arguments y relatifs en rĂ©pondant Ă  l’exception tirĂ©e du non-Ă©puisement des voies de recours internes. Ses arguments sont toutefois valables Ă©galement dans le contexte de l’article 13. Il fait valoir qu’une Ă©ventuelle condamnation des coupables au civil serait marquĂ©e par la lĂ©gĂšretĂ© des infractions pĂ©nales reprochĂ©es Ă  eux. Le requĂ©rant en veut pour preuve le jugement du juge de l’audience prĂ©liminaire : s’il a reconnu la responsabilitĂ© civile des agents condamnĂ©s au pĂ©nal, et cela Ă  l’égard de toutes les victimes, il n’a pas condamnĂ© ces agents Ă  payer une provision au requĂ©rant, au motif que ce dernier n’avait pas souffert de blessures physiques. Le requĂ©rant en conclut que la compensation que le juge civil pourrait lui accorder serait en tout cas insuffisante (voir paragraphe 41).

 

En prĂ©sence de tels griefs, je suis d’avis que la Cour ne peut pas se contenter de dire qu’il n’y a pas lieu d’examiner la violation allĂ©guĂ©e de l’article 13. J’estime que la Cour devrait se prononcer sur la question de savoir si les griefs prĂ©citĂ©s sont Ă  prendre en considĂ©ration sous l’angle de l’article 13 et, dans l’affirmative, qu’elle devrait en apprĂ©cier le bien-fondĂ©. En effet, il importe de faire une nette distinction entre le volet procĂ©dural de l’article 3, qui concerne l’efficacitĂ© des mesures prĂ©ventives, et l’article 13, qui concerne le redressement de la violation commise.

 

C’est pour cette raison que j’ai votĂ© contre le point 6 du dispositif.