Corte
europea dei diritti dellâuomo
(Seconda Sezione)
1
luglio 2014
AFFAIRE SABA c. ITALIE
(RequĂȘte no 36629/10)
ARRĂT
STRASBOURG
Cet arrĂȘt
deviendra dĂ©finitif dans les conditions dĂ©finies Ă lâarticle 44 § 2
de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En lâaffaire Saba c.
Italie,
La Cour européenne des
droits de lâhomme (deuxiĂšme section), siĂ©geant en une chambre composĂ©e de :
         Işıl Karakaş, prĂ©sidente,
         Guido
Raimondi,
         NebojĆĄa Vučinić,
         Helen Keller,
         Paul Lemmens,
         Egidijus Kūris,
         Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
AprĂšs en avoir
délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2014,
Rend lâarrĂȘt que
voici, adopté à cette date :
PROCĂDURE
1. A lâorigine
de lâaffaire se trouve une requĂȘte (no 36629/10) dirigĂ©e contre la
RĂ©publique italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Valentino
Saba (« le requérant »), a saisi la Cour le
29 juin 2010 en vertu de lâarticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits
de lâhomme et des libertĂ©s fondamentales (« la Convention »).
2. Le
requérant a été représenté par Me G. Onorato, avocat à Sassari.
Le gouvernement italien (« le
Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E.
Spatafora.
3. Le
requĂ©rant allĂšgue avoir Ă©tĂ© soumis, en prison, Ă des traitements contraires Ă lâarticle
3 de la Convention et ne disposer dâaucun remĂšde effectif pour faire valoir ses
droits.
4. Le 2
janvier 2013, la requĂȘte a Ă©tĂ© communiquĂ©e au Gouvernement. Comme le permet lâarticle
29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la
chambre se prononcerait en mĂȘme temps sur la recevabilitĂ© et le fond. Des commentaires ont Ă©tĂ© reçus du Parti radical non violent
transnational et transparti, de lâassociation « Non câĂš pace senza giustizia » et des
Radicaux italiens (anciennement « Parti radical italien ») que la vice-prĂ©sidente de la section avait autorisĂ©s Ă
intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3
du rĂšglement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE LâESPĂCE
5. Le
requérant est né en 1951 et réside à Martis (Sassari).
A. Les faits
du 3 avril 2000 et les investigations préliminaires
6. En 2000,
le requĂ©rant Ă©tait dĂ©tenu Ă la prison de Sassari. Le requĂ©rant et dâautres
dĂ©tenus portĂšrent plainte Ă lâencontre de certains agents pĂ©nitentiaires pour
actes de violence survenus le 3 avril 2000.
7. Le 21
avril 2000, le parquet de Sassari demanda que des mesures de précaution (telles
quâun placement en dĂ©tention provisoire ou une assignation Ă rĂ©sidence) fussent
adoptĂ©es Ă lâencontre de certains des agents impliquĂ©s. Par une dĂ©cision du 2
mai 2000, le juge des investigations préliminaires (« le
GIP ») de Sassari fit droit à la demande du parquet et ordonna le
placement en détention provisoire de 22 accusés ; 60 autres furent placés
en résidence surveillée.
8. A lâissue
des investigations prĂ©liminaires, le parquet demanda le renvoi en jugement dâun
grand nombre de personnes, accusées de violence privée (article 610 du
code pĂ©nal â « le CP »), coups et blessures
(articles 582 et 583 du CP) et abus de fonctions (article 323 du CP).
9. Lâaudience
prĂ©liminaire sâouvrit le 22 octobre 2001, et fut ajournĂ©e Ă plusieurs reprises.
Le 12 novembre 2001, le requérant se constitua partie civile dans la procédure
pénale. Le ministÚre de la Justice fut appelé dans la procédure en tant que
partie civilement responsable des agissements criminels des accusés (responsabile civile). Le 21 février
2003, le juge de lâaudience prĂ©liminaire (« le
GUP ») de Sassari renvoya neuf agents pénitentiaires en jugement devant le
tribunal de cette mĂȘme ville. Il prononça un jugement sur le bien-fondĂ© des
accusations Ă lâencontre de 61 autres accusĂ©s, qui avaient choisi dâĂȘtre jugĂ©s
selon la procédure abrégée (paragraphe 17 ci-aprÚs). Un non-lieu pour absence
de faits délictueux fut prononcé pour 20 autres accusés.
B. Le procĂšs
devant le tribunal de Sassari
10. Devant
le tribunal de Sassari, les prévenus étaient accusés de différents actes de
violence, coups et blessures et abus de pouvoir Ă lâencontre de nombreux
détenus. En ce qui concerne le requérant, les gardes pénitentiaires étaient
accusĂ©s de lâavoir obligĂ© Ă se dĂ©nuder, Ă rester devant sa cellule la tĂȘte
contre le mur et Ă passer avec la tĂȘte baissĂ©e entre deux files dâagents, ainsi
quâĂ subir des perquisitions injustifiĂ©es, accompagnĂ©es dâinjures et de
menaces. De plus, les cellules avaient été dévastées et les objets personnels
des détenus détruits. Selon la thÚse du parquet, les faits incriminés tombaient
sous le coup des articles 610 et 323 du CP, qui punissent, respectivement, les
infractions de violence privĂ©e et dâabus de fonctions publiques.
11. Au
cours de 44 audiences, le tribunal entendit 103 victimes, témoins et accusés
dans des procédures connexes. Le 21 décembre 2007, le parquet demanda et obtint
copie du jugement du GUP de Sassari du 21 février 2003 (paragraphe 17
ci-dessus) et de lâarrĂȘt rendu le 7 novembre 2005 par la cour dâappel de
Cagliari (paragraphe 19 ci-aprĂšs). Les 29 mai, 12 et 23 juin, 14 juillet
et 29 septembre 2009, les parties présentÚrent leurs plaidoiries.
12. Par un
jugement du 29 septembre 2009, dont le texte fut déposé au greffe le 28
décembre 2009, le tribunal de Sassari prononça un non-lieu pour cause de
prescription Ă lâencontre de sept des accusĂ©s. Il relaxa les deux autres
accusés.
13. Le
tribunal observa quâil ressortait des dĂ©cisions de justice dĂ©finitives produites
par le parquet et des preuves recueillies que le 3 avril 2000 des épisodes de « violence inhumaine » avaient eu lieu à la prison
de Sassari. Au cours de ce qui aurait dĂ» nâĂȘtre quâune perquisition gĂ©nĂ©rale et
une opération de transfert de certains détenus, accompagnées de la présentation
du nouveau commandant, les dĂ©tenus avaient Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s des lieux oĂč ils se
trouvaient et soumis à des actes de violence gratuite. Certains détenus avaient
été contraints de se dénuder, avaient été menottés, insultés, battus et soumis
Ă des humiliations.
14. Selon
le tribunal, il sâagissait dâun « tunnel des
horreurs », et la prison de Sassari, lieu de détention en vertu de la loi,
avait connu un déchaßnement de rancune et de représailles incompatible avec les
rĂšgles de lâEtat de droit.
15. Le
tribunal estima que les faits incriminĂ©s tombaient sous le coup de lâarticle
608 du CP, qui punissait lâabus dâautoritĂ© Ă lâencontre des dĂ©tenus. Cependant,
cette infraction, punie par une peine maximale de 30 mois, Ă©tait prescrite depuis
le 3 octobre 2007. Quant aux faits de coups et blessures aggravés, ils étaient
prescrits depuis le 3 janvier 2009.
16. Selon
les informations fournies par le Gouvernement le 30 avril 2013, le jugement du tribunal
de Sassari du 29 septembre 2009 serait devenu définitif « probablement
au courant du premier semestre 2010 ».
C. La
procĂ©dure abrĂ©gĂ©e suivie Ă lâĂ©gard de 61 des accusĂ©s
17. Comme
indiqué au paragraphe 9 ci-dessus, 61 agents pénitentiaires furent jugés
séparément pour les faits du 3 avril 2000. En particulier, par un jugement du
21 février 2003, dont le texte fut déposé au greffe le 10 juillet 2003, le GUP
de Sassari avait condamnĂ© 12 personnes Ă des peines allant dâun an et six mois
Ă quatre mois dâemprisonnement avec sursis pour, entre autres, violence privĂ©e
aggravée, coups et blessures et abus de fonctions. Parmi ces personnes
figuraient des agents pĂ©nitentiaires, ainsi que le superviseur rĂ©gional de lâadministration
pénitentiaire, la directrice de la prison de Sassari et le commandant du
département de la police pénitentiaire de Sassari. Un agent fut condamné à une
amende de 100 euros (EUR)
pour avoir omis de dénoncer une infraction pénale (article 361 du CP).
Tous les autres accusés furent relaxés. Les coupables furent également
condamnés à la réparation des dommages subis par les parties civiles (dont le
montant devait ĂȘtre fixĂ© dans le cadre dâune procĂ©dure civile sĂ©parĂ©e) et au remboursement
de leurs frais de procĂ©dure (pour le requĂ©rant, ces frais sâĂ©levaient Ă
5 500 EUR). Le GUP accorda une provision (provvisionale immediatamente esecutiva) sur le montant du
dédommagement à venir aux victimes
qui, à la différence du requérant, avaient fourni la preuve de leur soumission
Ă des actes de violence.
18. Le
parquet et certains des accusĂ©s interjetĂšrent appel. Lâagent condamnĂ© Ă une
amende de 100 EUR ne fit pas appel et sa condamnation devint définitive.
19. Par un
arrĂȘt du 7 novembre 2005, la cour dâappel confirma six condamnations,
acquitta cinq personnes et en condamna quatre autres, qui avaient été
acquittées en premiÚre instance. Les coupables furent à nouveau condamnés à la
réparation des dommages subis par les parties civiles (dont le montant devait
ĂȘtre fixĂ© dans le cadre dâune procĂ©dure civile sĂ©parĂ©e) et au remboursement de
leurs frais de procĂ©dure (pour le requĂ©rant, les frais du procĂšs dâappel sâĂ©levaient
Ă 5 355 EUR). La cour dâappel prĂ©cisa que les faits incriminĂ©s tombaient
sous le coup de lâarticle 608 du CP (paragraphe 24 ci-dessous).
20. Les dix
personnes condamnées en appel se pourvurent en cassation.
21. Par un
arrĂȘt du 5 juin 2007, la Cour de cassation dĂ©bouta de leur pourvoi neuf des
prĂ©venus (parmi lesquels le superviseur rĂ©gional de lâadministration
pénitentiaire, la directrice de la prison de Sassari et le commandant du
département de la police pénitentiaire de Sassari). Elle confirma la
qualification juridique des faits sous lâangle de lâarticle 608 du CP. Elle
cassa lâarrĂȘt dâappel uniquement en ce qui concernait lâun des condamnĂ©s, un mĂ©decin
accusĂ© dâomission dâacte dâoffice et de faux.
22. Dans
ses observations du 30 avril 2013, le Gouvernement indique quâil ne ressort pas
que le requérant ait introduit une action civile en dédommagement fondée sur le
jugement du GUP du 21 février 2003, tel que confirmé en appel et en cassation.
D. Les
sanctions disciplinaires adoptĂ©es Ă lâencontre de certains des condamnĂ©s
23. Dans
ses observations du 30 avril 2013, le Gouvernement indique que sept des
personnes condamnĂ©es ont fait lâobjet de sanctions disciplinaires, Ă savoir :
â le superviseur
rĂ©gional de lâadministration pĂ©nitentiaire (condamnĂ© au pĂ©nal Ă un an, quatre
mois et vingt jours dâemprisonnement) a Ă©tĂ© suspendu de ses fonctions avec
suppression complĂšte du salaire pour une pĂ©riode dâun mois ;
â la directrice de la
prison de Sassari (condamnĂ©e au pĂ©nal Ă dix mois et vingt jours dâemprisonnement)
a été suspendue de ses fonctions avec retenue de la moitié du salaire pour une
pĂ©riode dâun mois ;
â le commandant du
département de la police pénitentiaire de Sassari (condamné au pénal à un an et
huit mois dâemprisonnement) a Ă©tĂ© suspendu de ses fonctions avec retenue de la
moitié du salaire pour une période de six mois ;
â trois agents
pĂ©nitentiaires (condamnĂ©s au pĂ©nal Ă quatre mois et vingt jours dâemprisonnement)
ont subi une retenue dâun trentiĂšme de leur salaire ;
â lâagent condamnĂ© Ă une
amende de 100 EUR pour omission de dĂ©noncer une infraction pĂ©nale a fait lâobjet
dâun blĂąme, avec pour consĂ©quence lâimpossibilitĂ© de bĂ©nĂ©ficier dâune
augmentation de salaire pendant un an.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
24. Les
dispositions pertinentes du code pénal (CP) se lisent comme suit :
Article 610 § 1 du CP
« Quiconque, au moyen de violences ou de menaces, oblige quelquâun
Ă faire, tolĂ©rer ou omettre quelque chose, est puni dâune peine de rĂ©clusion
allant jusquâĂ quatre ans. »
Article 323 § 1 du CP
« (...) Lâofficier public ou la personne chargĂ©e dâun service
public, qui, dans lâaccomplissement de ses fonctions ou de son service, de
maniÚre intentionnelle et en violation de dispositions légales ou
rĂ©glementaires (...), procure Ă lui-mĂȘme ou Ă dâautres un avantage patrimonial
injuste ou cause Ă autrui un prĂ©judice injuste, est puni dâune peine de
réclusion allant de six mois à trois ans. »
Article 608
§ 1 du CP
« Tout officier public qui soumet une personne arrĂȘtĂ©e ou
dĂ©tenue (...) Ă des mesures de rigueur sans y ĂȘtre autorisĂ© par la loi est puni
dâune peine de rĂ©clusion allant jusquâĂ 30 mois. »
25. Lâarticle
13 § 4 de la Constitution prévoit la punition de toute violence physique ou
morale commise Ă lâencontre des personnes soumises Ă des restrictions de
liberté.
EN
DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLĂGUĂE DE LâARTICLE 3 DE LA CONVENTION
26. Le
requérant se plaint des traitements auxquels il a été soumis de la part des agents
pĂ©nitentiaires, traitements qui Ă son avis pourraient ĂȘtre qualifiĂ©s de
torture. Il souligne quâĂ cause de la lenteur de la procĂ©dure judiciaire
concernant lesdits traitements, les responsables ont bénéficié de la prescription
et ne peuvent donc pas ĂȘtre punis.
Il invoque lâarticle 3
de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut ĂȘtre soumis Ă la torture ni Ă des peines ou
traitements inhumains ou dégradants. »
27. Le
Gouvernement récuse la thÚse du requérant.
A. Sur
la recevabilité
1. Lâexception
du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime
a) Lâexception du
Gouvernement
28. Le
Gouvernement estime que la requĂȘte devrait ĂȘtre rejetĂ©e pour cause de perte de
la qualité de victime. En effet, dans son ensemble, la procédure pénale dirigée
contre les personnes responsables des événements du 3 avril 2000 a eu une issue
favorable pour le requérant. Elle a en effet débouché sur la condamnation de dix
personnes â y compris des hauts fonctionnaires â et sur la reconnaissance du
droit Ă dĂ©dommagement de lâintĂ©ressĂ©. De plus, sept des coupables se sont vu
infliger des sanctions disciplinaires (paragraphe 23 ci-dessus). Ainsi, les
autorités internes ont pleinement reconnu, explicitement et en substance, les
violations dĂ©noncĂ©es par le requĂ©rant (en particulier, la violation de lâarticle
3 de la Convention) et y ont porté remÚde. Le fait que le requérant ait décidé
de ne pas entamer une procédure civile en dédommagement ne saurait nuire au
Gouvernement.
29. Quant
au fait que seulement dix personnes ont Ă©tĂ© condamnĂ©es Ă lâissue de la
procédure pénale, cette circonstance démontrerait uniquement que le systÚme
italien est caractĂ©risĂ© par une Ă©valuation rigoureuse des preuves par rapport Ă
la position individuelle de chaque accusé.
b) La réplique du
requérant
30. Le
requérant considÚre que les peines infligées aux personnes responsables des
Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000 sont insuffisantes pour remĂ©dier Ă la violation de lâarticle
3 de la Convention. Ces peines, toutes assorties dâun sursis Ă leur exĂ©cution,
ont Ă©tĂ© les suivantes : seize mois dâemprisonnement
pour le chef régional des prisons de la Sardaigne ; dix mois et vingt
jours pour la directrice de la prison de Sassari ; vingt mois pour le
commandant de la police du pénitencier de Sassari ; quatre mois et vingt
jours pour six agents pénitentiaires. Les montants octroyés à titre de
provision sur les dédommagements (allant de 4 000 à 6 000 EUR)
seraient dĂ©risoires et il en irait de mĂȘme en ce qui concerne les sanctions
disciplinaires. En tout cas, ces différentes punitions ne seraient pas proportionnées
Ă la gravitĂ© des faits et aucun des responsables nâaurait, Ă ce jour, payĂ© pour
ce quâil a fait. En outre, seules dix personnes ont Ă©tĂ© condamnĂ©es au pĂ©nal,
alors quâenviron 90 agents de police avaient perquisitionnĂ© une prison tout
entiÚre et harcelé sa population.
31. Le fait
que le requĂ©rant nâait subi aucune blessure ne signifie pas, comme le voudrait
le Gouvernement, quâil nâa pas Ă©tĂ© victime dâune violation de lâarticle 3 de la
Convention, mais plutĂŽt que le systĂšme juridique italien est incapable de
redresser les manquements plus subtils Ă cette disposition qui ont lieu lorsquâil
y a violence morale, et non violence physique directe.
c) Appréciation de la
Cour
32. La Cour rappelle que
câest en premier lieu aux autoritĂ©s nationales quâil appartient de redresser
une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si
un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée se pose à tous
les stades de la procédure sur le terrain de la Convention (voir, entre autres,
Siliadin c. France, no
73316/01, § 61, CEDH 2005‑VII, et Scordino
c. Italie (no 1) [GC],
no 36813/97, § 179, CEDH 2006‑V). Une dĂ©cision ou une mesure
favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de sa qualité de
« victime » aux fins de lâarticle 34 de la Convention sauf si les
autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis
réparent la violation de la Convention (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no
51 ; Dalban c. Roumanie [GC], no
28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI ; Siliadin,
précité, § 62 ; et GÀfgen c.
Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).
33. En ce qui concerne la réparation adéquate et suffisante
pour remédier au niveau interne à la violation du droit garanti par la
Convention, la Cour considĂšre gĂ©nĂ©ralement quâelle dĂ©pend de lâensemble des
circonstances de la cause, eu Ă©gard en particulier Ă la nature de la violation
de la Convention qui se trouve en jeu (GĂ€fgen,
précité, § 116).
34. La Cour
note quâĂ la suite de la plainte portĂ©e par le requĂ©rant et ses codĂ©tenus, une
enquĂȘte a Ă©tĂ© ouverte pour Ă©tablir dâĂ©ventuelles responsabilitĂ©s dans les
Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000. Dans la mesure oĂč elle a dĂ©bouchĂ© sur une procĂ©dure abrĂ©gĂ©e, cette enquĂȘte sâest soldĂ©e par la
condamnation de neuf personnes, parmi lesquelles des hauts fonctionnaires, pour
lâinfraction dĂ©crite Ă lâarticle 608 § 1 du CP, qui punit la soumission des
détenus à des mesures de rigueur non autorisées (paragraphes 17-21 et 24
ci-dessus).
35. MĂȘme
Ă supposer que cette condamnation puisse sâanalyser, en substance, en la
reconnaissance de la violation de lâarticle 3 de la Convention, la Cour relĂšve
quâaucune des dĂ©cisions rendues dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale
susmentionnĂ©e nâa accordĂ© de compensation pĂ©cuniaire au requĂ©rant. Il sâensuit
que lâĂtat dĂ©fendeur nâa
pas suffisamment redressĂ© le traitement contraire Ă lâarticle 3 que le
requĂ©rant dĂ©nonce et que ce dernier peut toujours se prĂ©tendre victime dâune
violation du volet substantiel de cette disposition au sens de lâarticle 34 de
la Convention. Lâexception du Gouvernement sur ce point ne peut donc ĂȘtre
retenue.
36. Pour ce
qui est du fait, noté par le Gouvernement (paragraphe 28 ci-dessus), que
le requérant a décidé de ne pas entamer une procédure civile en dédommagement,
la Cour considĂšre que cette circonstance se prĂȘte Ă ĂȘtre examinĂ©e dans le cadre
de lâexception du Gouvernement tirĂ©e du non-Ă©puisement des voies de recours
internes (paragraphes 42-48 ci-aprĂšs).
37. Enfin,
dans la mesure oĂč les allĂ©gations du requĂ©rant portent sur lâabsence dâune
enquĂȘte effective pouvant conduire Ă lâidentification et Ă la punition des
personnes responsables des traitements quâil dĂ©nonce, il y a lieu de joindre lâexception
du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime au fond du grief.
2. Lâexception
du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes
a) Lâexception du
Gouvernement
38. Le
Gouvernement excipe du non-Ă©puisement des voies de recours internes au motif
que le requĂ©rant nâa pas entamĂ© de procĂ©dure civile en dĂ©dommagement Ă lâencontre
des personnes responsables des traitements qui lui ont été infligés (paragraphe
22 ci-dessus). Cette procĂ©dure aurait pu ĂȘtre initiĂ©e Ă lâencontre tant des
personnes dont la condamnation Ă©tait devenue dĂ©finitive Ă la suite de lâarrĂȘt
de la Cour de cassation du 5 juin 2007 (paragraphe 21 ci-dessus) que des sept
accusĂ©s ayant bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun non-lieu pour cause de prescription dans le
jugement du tribunal de Sassari du 29 septembre 2009 (paragraphe 12 ci-dessus).
Un tel remĂšde Ă©tait non seulement accessible, mais Ă©galement effectif, car il
Ă©tait susceptible de permettre au requĂ©rant dâobtenir une compensation
financiĂšre et offrait des chances raisonnables de succĂšs.
39. Une
personne qui, comme le requĂ©rant, sâest constituĂ©e partie civile dans une
procĂ©dure pĂ©nale aurait non seulement le droit, mais aussi lâobligation dâintroduire
une action civile pour la fixation du montant du dédommagement qui lui est dû.
Les raisons avancĂ©es par le requĂ©rant pour justifier son omission de sâadresser
aux juridictions civiles ne sauraient ĂȘtre admises. Si aucune provision nâa Ă©tĂ©
accordĂ©e par le GUP au requĂ©rant, câest parce que celui-ci nâavait produit
aucune preuve du prĂ©judice physique ou matĂ©riel quâil aurait subi. Quant aux
craintes de reprĂ©sailles, le Gouvernement note quâelles ne sont pas Ă©tĂ©
Ă©tayĂ©es, quâelles ont Ă©tĂ© invoquĂ©es pour la premiĂšre fois dans les observations
en réponse, et que le requérant dispose de dix ans à partir du 17 septembre
2007 pour introduire son action. Or, le requĂ©rant nâest plus dĂ©tenu depuis 2006
et, contrairement Ă ce quâil affirme, entre 2000 et 2006 il a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© Ă deux
reprises (notamment du 30 juin 2000 au 12 octobre 2002 et du 26 septembre 2003
au 20 aoĂ»t 2004). De plus, le requĂ©rant nâa Ă©tĂ© dĂ©tenu au pĂ©nitencier de
Sassari que du 3 avril au 30 juin 2000 et du 12 octobre au 30 décembre 2002, il
nâa jamais dĂ©noncĂ© avoir Ă©tĂ© intimidĂ©, et il a signĂ© le 6 mai 2003 une
dĂ©claration selon laquelle il nâavait aucune raison de craindre pour son
intĂ©gritĂ© physique et aucun problĂšme dâincompatibilitĂ© avec les autres dĂ©tenus.
b) La réplique du
requérant
40. Le
requĂ©rant admet quâen thĂ©orie il aurait pu introduire devant le juge civil une
action visant à obtenir un dédommagement pour les traitements subis le 3 avril
2000. Cependant, il serait courant en Italie de ne pas entamer dâaction civile
avant le prononcĂ© du dernier jugement du procĂšs pĂ©nal, qui pourrait ĂȘtre
différent des jugements précédents. De plus, un procÚs civil aurait eu une
durĂ©e significative et des coĂ»ts auxquels le requĂ©rant nâaurait pas pu faire
face, compte tenu aussi des montants peu élevés que le GUP avait octroyés à 14
des 118 victimes, montants allant de 4 000 Ă 6 000 EUR. Enfin, le
requĂ©rant Ă©tait dĂ©tenu pendant le procĂšs, au moins jusquâen 2006, et craignait
des reprĂ©sailles des agents pĂ©nitentiaires ou de leurs collĂšgues dans le cas oĂč
il aurait agi en justice contre eux.
41. Par
ailleurs, lâItalie nâa pas introduit dans le CP de disposition spĂ©cifique
punissant le crime de torture et de traitements inhumains et dégradants. Les
infractions reprochées aux accusés étaient punies par les articles 608, 582 et
583 du CP, qui prévoient des peines légÚres. Une telle donnée ne manquerait pas
de peser sur lâĂ©ventuelle fixation par le juge du montant dâun dĂ©dommagement au
civil. Aucune provision sur le dĂ©dommagement Ă venir nâa Ă©tĂ© accordĂ©e par le
juge pĂ©nal au requĂ©rant, au motif â notamment â quâil nâavait subi aucune
blessure.
c) Appréciation de la
Cour
42. La Cour
rappelle quâaux termes de lâarticle 35 § 1 de la Convention, elle ne peut ĂȘtre
saisie quâaprĂšs lâĂ©puisement des voies de recours internes. La finalitĂ© de
cette rĂšgle est de mĂ©nager aux Ătats contractants lâoccasion de prĂ©venir ou de
redresser les violations allĂ©guĂ©es contre eux avant que la Cour nâen soit
saisie (voir, parmi dâautres, Mifsud
c. France (dĂ©c.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII).
43. Les principes gĂ©nĂ©raux relatifs Ă la rĂšgle de lâĂ©puisement des
voies de recours internes se trouvent exposĂ©s dans lâarrĂȘt Vučković et autres c. Serbie ([GC], nos
17153/11 et autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). La
Cour rappelle que lâarticle 35 § 1 de la Convention ne prescrit que lâĂ©puisement
des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et
adĂ©quats. Un recours est effectif lorsquâil est disponible tant en thĂ©orie quâen
pratique Ă lâĂ©poque des faits, câest-Ă -dire lorsquâil est accessible,
susceptible dâoffrir au requĂ©rant le redressement de ses griefs et prĂ©sente des
perspectives raisonnables de succĂšs (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre
1996, § 68, Recueil des arrĂȘts et
dĂ©cisions 1996‑IV, et Demopoulos et autres c. Turquie (dĂ©c.) [GC], nos 46113/99, 3843/02,
13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH
2010).
44. En lâespĂšce,
il Ă©tait loisible au requĂ©rant dâentamer une procĂ©dure civile en dĂ©dommagement
contre les personnes condamnées au pénal pour les faits du 3 avril 2000, ce que
lâintĂ©ressĂ© nâa pas fait. Dans le cadre de cette procĂ©dure, le requĂ©rant aurait
pu obtenir une compensation financiÚre pour le préjudice subi, et donc une
rĂ©paration pour son grief tirĂ© du volet substantiel de lâarticle 3 de la
Convention. Il reste Ă dĂ©terminer si, dans les circonstances particuliĂšres de lâespĂšce,
le requĂ©rant peut ĂȘtre dispensĂ© de son obligation dâĂ©puiser ce remĂšde.
45. Comme
la Cour lâa soulignĂ© plus haut (paragraphe 34 ci-dessus), une enquĂȘte a Ă©tĂ©
ouverte pour Ă©tablir dâĂ©ventuelles responsabilitĂ©s dans les Ă©vĂ©nements du 3
avril 2000. Le 2 mai 2000, le GIP de Sassari a placé 22 accusés en détention
provisoire et en a assigné 60 autres à résidence (paragraphe 7 ci-dessus). Le
12 novembre 2001, le requĂ©rant sâest constituĂ© partie civile dans la procĂ©dure
pénale (paragraphe 9 ci-dessus). Le 21 février 2003, soit moins de trois ans
aprÚs les faits, le GUP de Sassari a prononcé un jugement sur le bien-fondé des
accusations Ă lâencontre des 61 accusĂ©s qui avaient choisi dâĂȘtre jugĂ©s selon
la procédure abrégée, et neuf agents pénitentiaires ont été renvoyés en
jugement devant le tribunal de Sassari (paragraphes 9 et 17 ci-dessus).
46. Si
cette réponse peut passer pour suffisamment prompte et
diligente pour satisfaire aux normes de la Convention (voir, mutatis mutandis, GÀfgen, précité, § 122), il en va autrement pour la suite de la
procĂ©dure. En effet, le procĂšs devant le tribunal de Sassari sâest Ă©talĂ© sur 44
audiences, dont la derniĂšre a eu lieu le 29 septembre 2009 (paragraphe 11
ci-dessus), soit plus de six ans et sept mois aprĂšs le renvoi en jugement.
Cette longueur de la procĂ©dure a conduit au prononcĂ© dâun non-lieu pour cause
de prescription Ă lâencontre de sept des accusĂ©s (paragraphes 12 et 15
ci-dessus). Des importants retards ont donc affecté le procÚs devant le
tribunal de Sassari.
47. La Cour
rappelle
que les lenteurs excessives dâune action indemnitaire peuvent priver le recours
de caractÚre effectif (GÀfgen, précité, § 127) et considÚre que vu la lenteur des procédures auxquelles il
avait Ă©tĂ© partie depuis le 12 novembre 2001, le requĂ©rant peut ĂȘtre dispensĂ© de
lâobligation dâentamer de nouvelles procĂ©dures pour satisfaire aux exigences de
lâarticle 35 § 1 de la Convention (voir, mutatis
mutandis, Guillemin c. France, 21
fĂ©vrier 1997, § 50, Recueil 1997-I). Ă
cet égard, la Cour relÚve que difficilement le requérant aurait pu entamer une
action civile en dĂ©dommagement avant le prononcĂ© dâun jugement pĂ©nal dĂ©finitif.
48. Il sâensuit
que lâexception du Gouvernement tirĂ©e du non-Ă©puisement des voies de recours
internes doit ĂȘtre rejetĂ©e.
3. Lâexception
du Gouvernement tirĂ©e de la nature abusive de la requĂȘte
a) Lâexception du
Gouvernement
49. Le
Gouvernement soutient Ă©galement que la requĂȘte devrait ĂȘtre dĂ©clarĂ©e
irrecevable comme étant abusive. à cet égard, il allÚgue que le requérant a
volontairement omis de fournir des informations concernant la procédure abrégée
suivie Ă lâĂ©gard de 61 des accusĂ©s (paragraphes 17-21 ci-dessus), dans laquelle
il sâĂ©tait constituĂ© partie civile et Ă lâissue de laquelle dix condamnations
ont Ă©tĂ© prononcĂ©es et son droit Ă rĂ©paration ainsi quâau remboursement des
frais de procĂ©dure reconnu. Il sâagirait dâĂ©lĂ©ments essentiels pour lâexamen de
lâaffaire et lâomission du requĂ©rant viserait Ă induire la Cour en erreur. De
plus, dans ses observations en réponse, le requérant aurait essayé de minimiser
la gravité de ses omissions.
b) La réplique du
requérant
50. Le
requĂ©rant rĂ©pond que sa requĂȘte concerne, en premier lieu, le fait que lâEtat
dĂ©fendeur nâa pas respectĂ© son obligation positive dâempĂȘcher quâil soit soumis
à des traitements inhumains et dégradants. Dans cette optique, son omission de
mentionner dans le formulaire de requĂȘte lâissue de la procĂ©dure Ă lâencontre
des accusés ayant choisi la procédure abrégée serait sans importance,
concernant un dĂ©tail qui, aux yeux du requĂ©rant, nâĂ©tait pas essentiel. Par
ailleurs, afin dâapprĂ©cier le respect du dĂ©lai de six mois fixĂ© Ă lâarticle 35
§ 1 de la Convention, seul comptait le dernier jugement rendu en décembre 2009,
qui, ayant Ă©tĂ© prononcĂ© Ă lâissue dâune procĂ©dure ordinaire, avait plus de
chances dâĂ©claircir les faits reprochĂ©s aux neuf accusĂ©s. Les informations sur
la procédure contre les autres accusés ressortaient de toute maniÚre des piÚces
jointes au formulaire de requĂȘte, elles Ă©taient bien connues du Gouvernement et
le requĂ©rant nâavait aucun intĂ©rĂȘt Ă les cacher.
c) Appréciation de la
Cour
51. La Cour
observe quâaux termes de lâarticle 47 § 6 de son
rĂšglement, les requĂ©rants doivent lâinformer de tout fait pertinent pour
lâexamen de leur requĂȘte. Elle rappelle quâune
requĂȘte peut ĂȘtre rejetĂ©e comme Ă©tant abusive si elle a Ă©tĂ© fondĂ©e sciemment
sur des faits controuvĂ©s (ŘehĂ k c. RĂ©publique tchĂšque (dĂ©c.), no
67208/01, 18 mai 2004, et Keretchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou si le
requérant a passé sous silence des informations essentielles concernant les
faits de lâaffaire afin dâinduire la Cour en erreur (voir, entre autres, HĂŒttner c. Allemagne (dĂ©c.), no 23130/04, 19 juin
2006, et Basileo et autres c. Italie (déc.),
no 11303/02, 23 août 2011).
52. La
Cour a déjà affirmé, en outre, que « tout comportement du requérant
manifestement contraire Ă la vocation du droit de recours et entravant le bon
fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle,
peut [en principe] ĂȘtre qualifiĂ© dâabusif » (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 65, 15 septembre
2009), la notion dâabus, aux termes de lâarticle 35 § 3 a) de la Convention,
devant ĂȘtre comprise dans son sens ordinaire â Ă savoir le fait, par le
titulaire dâun droit, de le mettre en Ćuvre en dehors de sa finalitĂ© dâune
maniĂšre prĂ©judiciable (Miroļubovs et autres, prĂ©citĂ©,
§ 62, et Petrović c. Serbie (dĂ©c.),
nos 56551/11 et dix autres, 18 octobre 2011).
53. En lâespĂšce,
le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir mentionné, dans le
formulaire de requĂȘte, la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e suivie Ă lâĂ©gard de 61 des accusĂ©s
et qui sâest soldĂ©e par le prononcĂ© de dix condamnations.
54. La
Cour observe quâelle vient de conclure que les condamnations en question nâont
pas privé le requérant de la qualité de « victime »
pour son grief tirĂ© du volet substantiel de lâarticle 3 de la Convention
(paragraphe 35 ci-dessus). Bien quâil eĂ»t Ă©tĂ© souhaitable que lâintĂ©ressĂ©
mentionnĂąt expressĂ©ment la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e dans le formulaire de requĂȘte, la
Cour ne saurait conclure que cette omission est de nature Ă rendre abusive la
requĂȘte ou que celle-ci se fondait sciemment sur des faits controuvĂ©s. Elle note
que des références à la procédure abrégée étaient contenues dans les documents
annexĂ©s au formulaire de requĂȘte, ce qui conduit Ă penser que le requĂ©rant nâa
pas eu lâintention de cacher des faits pertinents pour lâexamen de son affaire.
55. Il sâensuit que lâexception du Gouvernement tirĂ©e du caractĂšre
abusif de la requĂȘte doit ĂȘtre rejetĂ©e.
4. Autres
motifs dâirrecevabilitĂ©
56. La Cour
constate que ce grief nâest
pas manifestement mal fondĂ© au sens de lâarticle 35 § 3 a) de la Convention. Elle
relĂšve par ailleurs quâil ne se heurte Ă aucun autre motif dâirrecevabilitĂ©. Il
convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur
le fond
1. Arguments
des parties
a) Le requérant
57. Le
requérant observe que dans son témoignage du 9 juin 2006 devant le GIP, il
avait souligné la condition de soumission et de prostration dans laquelle il
avait Ă©tĂ© plongĂ© lors des Ă©vĂ©nements litigieux. Il allĂšgue quâil nâa pu
Ă©chapper Ă des traitements plus violents que parce quâune audience de son
procÚs était fixée deux jours plus tard, le 5 avril 2000, et que toute blessure
aurait pu ĂȘtre remarquĂ©e par le juge. Il a nĂ©anmoins Ă©tĂ© contraint de passer,
les yeux baissés, entre des agents pénitentiaires armés de matraques qui le
menaçaient et lâinsultaient, et ce sans autre but que de lâhumilier et de lui
faire ressentir sa condition de subordination au pouvoir policier. Cela lui a
causĂ© une forte souffrance psychologique et des sentiments dâinfĂ©rioritĂ©
associés à la crainte de subir, dans les jours suivants, de nouvelles
reprĂ©sailles. Ceci suffirait pour conclure Ă la violation de lâarticle 3 de la
Convention.
58. Le
requérant fait valoir que la prescription constatée par le tribunal de Sassari doit
beaucoup au fait que les infractions en cause avaient un caractÚre « mineur » et étaient punies par des peines
légÚres. Si le droit italien avait prévu un crime de torture puni par des
sanctions plus lourdes, le délai de prescription aurait été plus long et le
tribunal aurait eu le temps dâexaminer lâaffaire avant son expiration.
b) Le Gouvernement
59. Le
Gouvernement prĂ©cise tout dâabord quâil ne sous-estime pas la gravitĂ© des
Ă©vĂ©nements du 3 avril 2000, auxquels lâEtat italien a rĂ©pondu afin de rĂ©tablir
la prĂ©Ă©minence du droit. Le Gouvernement partage les considĂ©rations faites Ă
cet Ă©gard par le GUP et le tribunal de Sassari, qui ont Ă juste titre
sévÚrement condamné ces événements. Cependant, ces derniers ont été un épisode
isolĂ©, qui ne saurait reflĂ©ter lâattitude gĂ©nĂ©rale de la police italienne. De
plus, dans le cadre de la prĂ©sente requĂȘte il faudrait avoir Ă©gard aux
traitements spécifiquement infligés au requérant.
60. Or, lâintĂ©ressĂ©
a Ă©tĂ© lâun des prisonniers les moins affectĂ©s par la conduite des agents
pĂ©nitentiaires. En effet, lorsquâil a Ă©tĂ© entendu comme tĂ©moin au procĂšs
(audience du 9 juin 2006), le requérant a affirmé ne pas avoir été battu par
les agents et aucune trace de blessures nâa Ă©tĂ© relevĂ©e sur son corps. En
revanche, il a Ă©tĂ© obligĂ© de passer entre deux files dâagents en baissant la
tĂȘte et a Ă©tĂ© insultĂ© ; lorsquâil est retournĂ©
dans sa cellule, ses objets personnels avaient été fouillés et éparpillés. Sans
quâil y ait lieu de nier que le requĂ©rant ait pu Ă©prouver peur et anxiĂ©tĂ©, il nâa
pas été démontré que ces sentiments étaient de nature à provoquer une
souffrance physique et morale prolongée et intense. DÚs lors, le traitement
auquel le requĂ©rant a Ă©tĂ© soumis nâaurait pas atteint le minimum de gravitĂ©
nĂ©cessaire pour tomber sous le coup de lâarticle 3 de la
Convention.
61. Le
Gouvernement observe Ă©galement que les interventions de tierces parties doivent
viser Ă accroĂźtre la connaissance de la Cour en apportant de nouvelles
informations ou des arguments juridiques supplĂ©mentaires Ă lâĂ©gard des principes
gĂ©nĂ©raux pertinents pour lâissue de lâaffaire. Or, les tiers intervenants se
sont bornés à proposer des réformes législatives en Italie et à stigmatiser la
non-incrimination, par la loi italienne, de la torture comme crime spécifique,
ce qui va au-delĂ du rĂŽle attendu dâun amicus
curiae devant la Cour. Partant, les observations des tiers intervenants ne
devraient pas ĂȘtre versĂ©es au dossier ou, en tout cas, devraient ĂȘtre ignorĂ©es
par la Cour. En tout Ă©tat de cause, ces observations ne seraient pas pertinentes
pour statuer sur la requĂȘte de M. Saba, Ă©tant donnĂ© que lâabsence dâun crime de
torture en droit italien nâa pas empĂȘchĂ© lâidentification et la punition des
personnes impliquées dans les événements du 3 avril 2000. De plus, le requérant
nâa pas Ă©tĂ© soumis Ă la torture, mais, tout au plus, Ă des traitements
dĂ©gradants, que lâItalie nâĂ©tait pas tenue dâĂ©riger en infraction pĂ©nale
autonome. La rĂ©fĂ©rence au problĂšme du surpeuplement carcĂ©ral serait, quant Ă
elle, sans pertinence par rapport aux circonstances de lâespĂšce.
62. Ă titre
surabondant, le Gouvernement observe que si elle nâa pas encore introduit en
tant que tel un crime de torture, lâItalie a nĂ©anmoins avancĂ© dans cette
direction, et huit projets de loi ont été présentés devant le Parlement constitué
en mars 2013. Les actes de violence commis sur les détenus sont punis en vertu
de la disposition spĂ©cifique contenue dans lâarticle 608 du CP ou, sâil y a eu
des blessures, en vertu des articles 582 et 583 du CP.
63. Enfin,
le Gouvernement expose que lâintroduction dâun crime de torture constituerait
certes un dĂ©veloppement social et juridique mais quâaucune obligation en ce
sens nâexiste actuellement aux termes de la Convention de 1984 des Nations
unies contre la torture. En effet, les articles 4 et 5 de cette Convention
se bornent, selon lui, Ă demander aux Etats signataires de sâassurer que les
actes de torture sont érigés en infraction pénale par la loi, ce qui serait
déjà le cas en Italie.
c) Les tiers
intervenants
i. Le Parti radical non
violent transnational et transparti
64. Le
Parti radical non violent transnational et transparti (« le Parti radical
transnational ») rappelle que mĂȘme si lâarticle 13 § 4 de la Constitution
prĂ©voit la punition de toute violence physique ou morale commise Ă lâencontre
des personnes soumises à des restrictions de liberté (paragraphe 25 ci-dessus),
lâItalie nâa pas introduit dans son systĂšme juridique le crime de torture et de
traitements inhumains et dégradants, et ce malgré la ratification de nombreux
instruments internationaux dans ce sens. Les lacunes du droit italien Ă cet
égard ont été soulignées par la commission extraordinaire du Sénat pour la
tutelle et la promotion des droits humains, dans son rapport du 6 mars 2012. Lâintroduction
du crime de torture a été sollicitée par le Comité européen pour la prévention
de la torture (CPT) et par le ComitĂ© des droits de lâhomme des Nations unies.
Un projet de loi présenté au Sénat le 26 novembre 2008 par une élue du Parti
radical italien nâa pas Ă©tĂ© approuvĂ©, et ce en dĂ©pit de lâinsuffisance et du manque
de spécificité des dispositions législatives actuelles pour combattre la
pratique de la torture. Il était souligné dans le rapport introductif que les
actes de torture ne provoquant pas de lĂ©sions graves nâĂ©taient poursuivis que
sur plainte de la victime et que les subtiles tortures psychologiques nâĂ©taient
pas considérées comme des « blessures » et
restaient donc sans punition.
65. A la
lumiĂšre de ce qui prĂ©cĂšde, le tiers intervenant estime que lâintroduction du
crime de torture dans le systĂšme juridique italien doit ĂȘtre une prioritĂ©. Lâabsence
dâune telle prĂ©vision lĂ©gislative est particuliĂšrement gĂȘnante dans les
secteurs de lâordre public et du systĂšme carcĂ©ral. A cet Ă©gard, le Parti
radical transnational rappelle que les poursuites contre les actes de torture
perpĂ©trĂ©s en 2001 lors du G8 de GĂȘnes se sont soldĂ©es par un non-lieu pour
cause de prescription. Or, la prescription ne sâappliquerait pas aux « crimes internationaux ». De plus, dans lâaffaire
dite « Asti », des agents pénitentiaires
responsables de torture Ă lâencontre des dĂ©tenus avaient Ă©tĂ© acquittĂ©s.
ii. Lâassociation « Non câĂš pace senza giustizia »
66. Lâassociation
intervenante rappelle que dans lâaffaire Alikaj
et autres c. Italie (no 47357/08, § 99, 29 mars 2011), la Cour a
estimĂ© que lorsquâun agent de lâEtat est accusĂ© dâactes contraires aux articles
2 et 3 de la Convention, la procĂ©dure ou la condamnation ne sauraient ĂȘtre
rendues caduques par une prescription. Par ailleurs, bien que lâItalie ait
ratifiĂ©, par la loi no 489 du 3 novembre 1998, la Convention de lâONU
contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et
dégradants, le crime spécifique de torture ou de traitements inhumains ou
dĂ©gradants nâest pas codifiĂ© dans le systĂšme juridique italien. Les Etats Ă©tant
tenus de prévoir un cadre législatif et administratif pour décourager la
commission dâinfractions contre la personne (voir, notamment, Beganović c. Croatie, no
46423/06, § 70, 25 juin 2009, et D.J.
c. Croatie, no 42418/10, § 86, 24 juillet 2012), il y aurait, en
Italie, une violation systĂ©matique de lâarticle 3 de la Convention, en
particulier en ce qui concerne la situation des détenus.
67. Le
tiers intervenant rappelle les arrĂȘts de la Cour en matiĂšre de surpeuplement
carcéral (Sulejmanovic c. Italie, no
22635/03, 16 juillet 2009, et Torreggiani
et autres c. Italie, nos 43517/09 et autres, 8 janvier
2013) qui, Ă son avis, expliqueraient pourquoi lâItalie persiste Ă ne pas
codifier ce crime. Afin dâĂ©viter de sĂ©vĂšres condamnations envers les hauts
fonctionnaires, lâItalie prĂ©fĂ©rerait maintenir une « apparence
de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux », ce qui
nâest pourtant pas admis dans un Etat de droit.
iii. Les Radicaux italiens (anciennement
« Parti radical italien »)
68. Le
parti intervenant observe quâen dĂ©pit de la ratification de la Convention des Nations
unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et
dĂ©gradants, il nâexiste pas dâincrimination spĂ©cifique de la torture dans le
systĂšme juridique italien. Lâintervenant rappelle que la Cour a affirmĂ© que lâĂtat
doit adopter des rĂšgles pour garantir le respect de ses engagements au regard
des articles 3 et 8 de la Convention et quâelle a rĂ©cemment conclu Ă la
violation de lâarticle 3 Ă cause du surpeuplement carcĂ©ral en Italie (Torreggiani et autres, prĂ©citĂ©).
2. Appréciation
de la Cour
a) Sur le volet
substantiel de lâarticle 3 de la Convention
69. La Cour
rappelle quâen cas dâallĂ©gations sur le terrain de lâarticle 3 de la Convention, elle
doit se livrer à un examen particuliÚrement approfondi (Matko c. Slovénie, no 43393/98, § 100, 2 novembre
2006, et Vladimir Romanov c. Russie,
no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Lorsquâil y a eu une procĂ©dure
interne, il nâentre toutefois pas dans les attributions de la Cour de
substituer sa propre vision des choses Ă celle des cours et tribunaux nationaux,
auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (Klaas c. Allemagne, 22 septembre
1993, § 29, sĂ©rie A no 269 ; Jasar c. « lâex‑RĂ©publique yougoslave de MacĂ©doine »,
no 69908/01, § 49, 15 fĂ©vrier 2007 ; et Eski c. Turquie, no 8354/04, § 28, 5 juin 2012). MĂȘme si les
constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut
nĂ©anmoins dâhabitude des Ă©lĂ©ments convaincants pour pouvoir sâĂ©carter des
constatations auxquelles ils sont parvenus (GĂ€fgen,
précité, § 93).
70. En lâespĂšce, il nâest pas discutĂ© entre les parties (voir
les paragraphes 57 et 60 ci-dessus) que, comme lâont reconnu les
juridictions internes et comme lâavait dĂ©noncĂ© lâintĂ©ressĂ© lui-mĂȘme lors de son
témoignage du 9 juin 2006, le
requĂ©rant a Ă©tĂ© obligĂ© de passer entre deux files dâagents armĂ©s de matraques
en baissant la tĂȘte et quâil a Ă©tĂ© insultĂ© et menacĂ©.
71. Quant Ă
la qualification juridique de ce traitement, la Cour rappelle que pour tomber sous le
coup de lâarticle 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de
gravitĂ©. LâapprĂ©ciation de ce minimum dĂ©pend de lâensemble des donnĂ©es de la
cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou
mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de lâĂąge, de lâĂ©tat de santĂ© de la
victime (Irlande c. Royaume-Uni, 18
janvier 1978, § 162, sĂ©rie A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX).
Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le
traitement a Ă©tĂ© infligĂ© ainsi que lâintention ou la motivation qui lâont
inspiré (Aksoy c. Turquie, 18 décembre
1996, § 64, Recueil 1996-VI ; Egmez c. Chypre, no 30873/96,
§ 78, CEDH 2000‑XII ; et Krastanov
c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004),
ou encore son contexte, telle une atmosphĂšre de vive tension et Ă forte charge
Ă©motionnelle (Selmouni c. France [GC],
no 25803/94, § 104, CEDH 1999-V, et Egmez, précité, § 78).
72. La Cour a déjà jugé un traitement « inhumain »
au motif notamment quâil avait Ă©tĂ© appliquĂ© avec prĂ©mĂ©ditation pendant des
heures et quâil avait causĂ© soit des lĂ©sions corporelles soit de vives
souffrances physiques et mentales (Labita
c. Italie ([GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no
59450/00, § 118, CEDH 2006-IX). Elle a défini un traitement « dégradant »
comme Ă©tant de nature Ă crĂ©er des sentiments de peur, dâangoisse et dâinfĂ©rioritĂ©
propres à humilier et avilir et à briser éventuellement la résistance physique
ou morale de la personne qui en est victime, ou Ă la conduire Ă agir contre sa
volonté ou sa conscience (voir, entre autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001-III,
et Jalloh, précité, § 68).
73. Pour déterminer si une forme de mauvais traitement doit
ĂȘtre qualifiĂ©e de torture, il faut avoir Ă©gard Ă la distinction, que comporte lâarticle
3, entre cette notion et celle de traitement inhumain ou dégradant. Ainsi que
la Cour lâa relevĂ© prĂ©cĂ©demment, cette distinction paraĂźt avoir Ă©tĂ© consacrĂ©e
par la Convention pour marquer dâune spĂ©ciale infamie des traitements inhumains
délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 167 ; Aksoy,
précité, § 63 ; et Selmouni,
précité, § 96). Outre un élément de gravité, la torture implique une volonté
délibérée, ainsi que le reconnaßt la Convention des Nations unies contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants :
en son article 1, celle-ci définit la torture comme tout acte par lequel une
douleur ou des souffrances aigĂŒes sont intentionnellement infligĂ©es Ă une
personne aux fins notamment dâobtenir dâelle des renseignements, de la punir ou
de lâintimider (Akkoç c. Turquie,
nos 22947/93 et 22948/93, § 115, CEDH 2000-X, et GÀfgen, précité, § 90).
74. En lâespĂšce, le requĂ©rant nâa pas Ă©tĂ© soumis Ă des actes
de violence et il nâa subi aucune lĂ©sion corporelle. Il a lui-mĂȘme affirmĂ© ne
pas avoir été battu. Bien que le traitement qui lui a été infligé ait été
délibéré, la Cour estime que, compte tenu de sa briÚveté, on ne saurait le qualifier
de torture psychologique. En revanche, il convient de relever que ce traitement
visait Ă avilir et humilier lâintĂ©ressĂ© dans un contexte de forte tension
Ă©motionnelle oĂč les dĂ©tenus pouvaient lĂ©gitimement craindre pour leur sort. Le
requĂ©rant a dĂ» Ă©prouver des sentiments de peur, dâangoisse et dâinfĂ©rioritĂ©, ce
qui permet Ă la Cour de qualifier lâincident en question de traitement
dĂ©gradant, prohibĂ© comme tel par lâarticle 3 de la Convention.
75. Ce
constat suffit Ă la Cour pour conclure Ă la violation du volet substantiel de cette
disposition.
b) Sur le volet
procĂ©dural de lâarticle 3 de la Convention
i. Principes généraux
76. En cas, comme en lâespĂšce, de mauvais traitement dĂ©libĂ©rĂ©
infligĂ© par des agents de lâĂtat au mĂ©pris de lâarticle 3, la Cour estime de
maniĂšre constante que les autoritĂ©s internes doivent mener une enquĂȘte
approfondie et effective pouvant conduire Ă lâidentification et Ă la punition
des responsables (voir, entre autres, Ăamdereli
c. Turquie, no 28433/02, §§ 28-29, 17 juillet 2008 ; et GÀfgen,
prĂ©citĂ©, § 116). A cet Ă©gard, la Cour a pris en compte plusieurs critĂšres. Dâabord,
dâimportants facteurs pour que lâenquĂȘte soit effective, et qui permettent de
vĂ©rifier si les autoritĂ©s avaient la volontĂ© dâidentifier et de poursuivre les
responsables, sont la célérité avec laquelle elle est ouverte (Selmouni, précité, §§ 78-79 ; Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie,
no 7888/03, § 59, 20 décembre 2007 ; et Vladimir Romanov, précité §§ 85 et
suiv.) et la célérité avec laquelle elle est conduite (Mikheïev c.
Russie, no 77617/01, § 109, 26 janvier 2006, et Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03,
§ 89, CEDH 2008). En outre, lâissue de lâenquĂȘte et des poursuites pĂ©nales quâelle
déclenche, y compris la sanction prononcée ainsi que les mesures disciplinaires
prises, a un caractĂšre dĂ©terminant. Ces Ă©lĂ©ments sont essentiels si lâon veut
prĂ©server lâeffet dissuasif du systĂšme judiciaire en place et le rĂŽle quâil est
tenu dâexercer dans la prĂ©vention des atteintes Ă lâinterdiction des mauvais
traitements (Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02,
§ 62, 8 avril 2008 ; Ăamdereli, prĂ©citĂ©, § 38 ; Nikolova et Velitchkova, prĂ©citĂ©, §§ 60
et suiv. ; et GÀfgen, précité, §
121).
77. La Cour rappelle Ă ce propos quâil ne lui appartient pas
de se prononcer sur le degrĂ© de culpabilitĂ© des personnes en cause (Ăneryıldız c. Turquie [GC],
no 48939/99, § 116, CEDH 2004‑XII), ou de dĂ©terminer la
peine à infliger, ces matiÚres relevant de la compétence exclusive des
tribunaux rĂ©pressifs internes. Toutefois, en vertu de lâarticle 19 de la
Convention et conformément au principe voulant que la Convention garantisse des
droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour
doit sâassurer que lâĂtat sâacquitte comme il se doit de lâobligation qui lui
est faite de protéger les droits des personnes relevant de sa juridiction (Nikolova et Velitchkova, précité, § 61).
DĂšs lors, si la Cour reconnaĂźt le rĂŽle des cours et tribunaux nationaux dans le
choix des sanctions Ă infliger Ă des agents de lâĂtat en cas de mauvais
traitements infligés par eux, elle doit conserver sa fonction de contrÎle et
intervenir dans les cas oĂč il existe une disproportion manifeste entre la
gravitĂ© de lâacte et la sanction infligĂ©e. Sinon, le devoir quâont les Etats de
mener une enquĂȘte effective perdrait beaucoup de son sens (Nikolova et Velitchkova, prĂ©citĂ©, § 62 ;
Ali et Ayşe Duran, prĂ©citĂ©, § 66 ; et GĂ€fgen,
précité, § 123).
78. La Cour rappelle Ă©galement que lorsque des agents de lâĂtat
sont inculpĂ©s dâinfractions impliquant des mauvais traitements, il importe que
les poursuites ne se heurtent pas à la prescription et que les intéressés soient
suspendus de leurs fonctions pendant lâinstruction ou le procĂšs et en soient
dĂ©mis en cas de condamnation (AbdĂŒlsamet Yaman,
c. Turquie, no 32446/96,
§ 55, 2 novembre 2004 ; voir également Nikolova
et Velitchkova, précité, § 63 ; Ali
et Ayşe Duran, prĂ©citĂ©, § 64 ;
Ăamdereli, prĂ©citĂ©,
§ 38 ; et GÀfgen, précité, § 125).
ii. Application de ces principes en lâespĂšce
79. La Cour
se rĂ©fĂšre tout dâabord Ă son constat que des importants retards ont affectĂ© le
procĂšs devant le tribunal de Sassari et que cette
longueur de la procĂ©dure a conduit au prononcĂ© dâun non-lieu pour cause de
prescription Ă lâencontre de sept des accusĂ©s (paragraphe 46 ci-dessus), ce qui ne saurait se concilier avec lâobligation des
autoritĂ©s de conduire lâenquĂȘte avec cĂ©lĂ©ritĂ© (paragraphe 76 ci-dessus).
80. Quant
Ă lâissue de lâenquĂȘte, il est vrai que dans le cadre de la procĂ©dure abrĂ©gĂ©e, dix
condamnations ont été prononcées. Cependant, un agent pénitentiaire reconnu
coupable dâavoir omis de dĂ©noncer les infractions ne sâest vu infliger quâune
amende de 100 EUR (paragraphes 17 et 18 ci-dessus) ;
et si des peines dâemprisonnement (allant de quatre mois Ă un an et huit mois)
ont Ă©tĂ© prononcĂ©es envers huit autres personnes, elles Ă©taient assorties dâun
sursis Ă lâexĂ©cution (paragraphe 17 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour
nâest pas convaincue que les juridictions internes aient mesurĂ© la gravitĂ© des
faits reprochĂ©s aux accusĂ©s en leur qualitĂ© de fonctionnaires de lâEtat (voir, mutatis mutandis, Zeynep Ăzcan c. Turquie, no 45906/99, § 43, 20 fĂ©vrier
2007).
81. La
Cour note Ă©galement que le Gouvernement nâa pas indiquĂ© si pendant lâinstruction
ou le procĂšs
les agents inculpĂ©s ont bien Ă©tĂ© suspendus de leurs fonctions, comme lâexige
normalement sa jurisprudence (paragraphe 35 ci-dessus) :
il ressort seulement du dossier que, aprĂšs leur condamnation, sept personnes
ont fait lâobjet de sanctions disciplinaires. De surcroĂźt, Ă lâencontre des
hauts fonctionnaires impliqués, les sanctions disciplinaires en question, qui
comprenaient une suspension des fonctions, ont eu une durée allant de un à six
mois seulement ; quant à celles infligées aux
agents pénitentiaires condamnés, elles ont été trÚs légÚres, à savoir une
rĂ©duction dâun trentiĂšme de leur salaire et un simple blĂąme (paragraphe 23
ci-dessus). Dans aucun cas les intĂ©ressĂ©s nâont Ă©tĂ© dĂ©mis de leurs fonctions Ă
la suite de leur condamnation.
82. Eu
égard aux constats qui précÚdent, la Cour estime que les différentes mesures
prises par les autoritĂ©s internes nâont pas pleinement satisfait Ă la condition
dâune enquĂȘte approfondie et effective, telle quâĂ©tablie dans sa jurisprudence.
Dans ces circonstances, il y a lieu de rejeter lâexception prĂ©liminaire du
Gouvernement tirée de la perte de la qualité de victime (paragraphe 37
ci-dessus) et de conclure quâil y a eu violation du volet procĂ©dural de lâarticle
3 de la Convention.
c) Les autres allégations
des parties
83. Par
là , la Cour estime avoir examiné les questions juridiques principales posée par
le grief tirĂ© de lâarticle 3. Compte tenu de lâensemble des faits de la cause
et des arguments des parties, elle considĂšre par consĂ©quent quâil nây a pas
lieu dâexaminer la question de savoir si lâabsence, en droit italien, dâune
infraction spécifique se rapportant à la notion de torture ou à des traitements
inhumains ou dĂ©gradants porte en soi atteinte Ă cette mĂȘme disposition (voir, mutatis mutandis, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai
2007 ; Demirel et autres c. Turquie, no 75512/01,
§ 29, 24 juillet 2007 ; Mehmet
et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 43, 17
juillet 2007 ; et Abdullah Yılmaz
c. Turquie, no 21899/02, § 77, 17 juin 2008).
II. SUR LA VIOLATION ALLĂGUĂE DE LâARTICLE
5 DE LA CONVENTION
84. Le
requĂ©rant considĂšre quâen omettant de le protĂ©ger contre les violences des agents
pénitentiaires, les autorités ont méconnu leur devoir de garantir sa liberté et
sa sûreté.
Il invoque lâarticle 5
de la Convention, dont le premier paragraphe se lit comme suit :
« 1. Toute
personne a droit Ă la libertĂ© et Ă la sĂ»retĂ©. Nul ne peut ĂȘtre privĂ© de sa
liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) sâil est dĂ©tenu rĂ©guliĂšrement
aprÚs condamnation par un tribunal compétent ;
b) sâil a fait lâobjet
dâune arrestation ou dâune dĂ©tention rĂ©guliĂšres pour insoumission Ă une
ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir
lâexĂ©cution dâune obligation prescrite par la loi ;
c) sâil a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©
et dĂ©tenu en vue dâĂȘtre conduit devant lâautoritĂ© judiciaire compĂ©tente, lorsquâil
y a des raisons plausibles de soupçonner quâil a commis une infraction ou quâil
y a des motifs raisonnables de croire Ă la nĂ©cessitĂ© de lâempĂȘcher de commettre
une infraction ou de sâenfuir aprĂšs lâaccomplissement de celle-ci ;
d) sâil sâagit de la
dĂ©tention rĂ©guliĂšre dâun mineur, dĂ©cidĂ©e pour son Ă©ducation surveillĂ©e ou de sa
dĂ©tention rĂ©guliĂšre, afin de le traduire devant lâautoritĂ© compĂ©tente ;
e) sâil sâagit de la
dĂ©tention rĂ©guliĂšre dâune personne susceptible de propager une maladie
contagieuse, dâun aliĂ©nĂ©, dâun alcoolique, dâun toxicomane ou dâun vagabond ;
f) sâil sâagit de lâarrestation
ou de la dĂ©tention rĂ©guliĂšres dâune personne pour lâempĂȘcher de pĂ©nĂ©trer
irrĂ©guliĂšrement dans le territoire, ou contre laquelle une procĂ©dure dâexpulsion
ou dâextradition est en cours. »
85. Le
Gouvernement combat cette thÚse et souligne que le requérant ne conteste pas la
légalité de sa privation de liberté, mais ses conditions de détention et les
traitements auxquels il a été soumis.
86. La Cour
observe que le requérant ne conteste pas la légalité de sa détention. Elle
relĂšve Ă©galement que rien dans le dossier ne permet de penser que la privation
de libertĂ© litigieuse Ă©tait arbitraire ou autrement contraire Ă lâarticle 5 de
la Convention.
87. Il sâensuit que ce grief est manifestement mal fondĂ© et doit ĂȘtre rejetĂ©
en application de lâarticle 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLĂGUĂE DE LâARTICLE
8 DE LA CONVENTION
88. Le
requĂ©rant se plaint dâune atteinte illĂ©gitime Ă son droit Ă la vie privĂ©e. Il
rappelle les violences dont il a été victime et souligne que les agents
pénitentiaires ont volontairement détruit ses objets personnels.
Il invoque lâarticle 8
de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et
de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir
ingĂ©rence dâune autoritĂ© publique dans lâexercice de ce droit que pour autant
que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et quâelle constitue une mesure qui,
dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la
sĂ»retĂ© publique, au bien‑ĂȘtre Ă©conomique du pays, Ă la dĂ©fense de lâordre
et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de
la morale, ou Ă la protection des droits et libertĂ©s dâautrui. »
89. Le
Gouvernement rejette cette thĂšse. Il observe que devant les juridictions
nationales le requĂ©rant nâa jamais affirmĂ© que ses objets personnels avaient
Ă©tĂ© dĂ©truits, mais seulement quâils avaient Ă©tĂ© Ă©parpillĂ©s dans sa cellule.
90. Le
requérant affirme que tout avait été déplacé dans sa cellule, que la nourriture
avait été mélangée à la lessive et que ses effets personnels avaient été abßmés.
Il estime que ces faits constituent bien une ingérence illégitime dans sa vie
privĂ©e, compte tenu du cadre limitĂ© oĂč il vivait Ă lâĂ©poque des faits.
91. La Cour
relĂšve que, dans la mesure oĂč il porte sur les violences dont le requĂ©rant a
fait lâobjet, ce grief est liĂ© Ă celui examinĂ© ci-dessus sous lâangle de lâarticle
3 et doit donc aussi ĂȘtre dĂ©clarĂ© recevable.
92. Eu
Ă©gard Ă ses constats relatifs Ă lâarticle 3 de la Convention (paragraphes 75
et 82 ci-dessus), la Cour estime quâil nây a pas lieu dâexaminer sâil y a eu
Ă©galement, en lâespĂšce, violation de lâarticle 8.
93. Pour ce
qui est, en revanche, de la prétendue dégradation des objets personnels du
requĂ©rant, la Cour estime que les allĂ©gations de lâintĂ©ressĂ© ne sont pas
suffisamment étayées.
94. Il sâensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondĂ©e et
doit ĂȘtre rejetĂ©e en application de lâarticle 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLĂGUĂE DE LâARTICLE
13 DE LA CONVENTION, COMBINĂ AVEC LâARTICLE 3
95. Le requérant se plaint de ne disposer, en droit italien,
dâaucun recours efficace pour faire valoir son grief tirĂ© de lâarticle 3. Il
observe que le systĂšme juridique italien ne prĂ©voit pas le crime de torture ; les actes en cause nâont donc pu ĂȘtre
poursuivis que sous des qualifications mineures, pour lesquelles le délai de
prescription Ă©tait court.
Il invoque lâarticle 13 de la Convention, ainsi libellĂ© :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la
(...) Convention ont Ă©tĂ© violĂ©s, a droit Ă lâoctroi dâun recours effectif
devant une instance nationale, alors mĂȘme que la violation aurait Ă©tĂ© commise
par des personnes agissant dans lâexercice de leurs fonctions
officielles. »
96. Le
Gouvernement conteste cette thĂšse. Il rĂ©itĂšre ses observations quant Ă lâomission,
par le requĂ©rant, dâĂ©puiser les voies de recours qui lui Ă©taient ouvertes en
droit italien (paragraphes 38-39 ci-dessus) et quant Ă lâefficacitĂ© de lâenquĂȘte
interne (paragraphes 28-29 ci-dessus). Le Gouvernement rappelle en particulier
que moins de 10 % des accusĂ©s ont bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun non-lieu et que les
traitements dĂ©noncĂ©s par le requĂ©rant tombaient sous le coup dâune disposition
spĂ©cifique de la loi pĂ©nale nationale (lâarticle 608 du CP), qui offre une
protection aux personnes privées de leur liberté en considération de leur état
de vulnérabilité.
97. Le
requérant observe que seulement 10 % des personnes accusées des faits du 3
avril 2000 ont Ă©tĂ© condamnĂ©s, et estime quâil nâest pas vraisemblable que neuf
personnes aient pu maltraiter 118 victimes.
98. La Cour
relĂšve que ce grief est liĂ© Ă celui examinĂ© ci-dessus sous lâangle de lâarticle
3 et doit donc aussi ĂȘtre dĂ©clarĂ© recevable.
99. Eu
Ă©gard Ă ses constats relatifs Ă lâarticle 3 de la Convention (paragraphes 75
et 82 ci-dessus), la Cour estime quâil nây a pas lieu dâexaminer sâil y a eu
Ă©galement, en lâespĂšce, violation de lâarticle 13.
V. SUR LA VIOLATION ALLĂGUĂE DE LâARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION
100. Le
requérant se plaint de la durée de la procédure pénale dirigée contre les agents
pĂ©nitentiaires dans laquelle il sâĂ©tait constituĂ© partie civile.
Il invoque lâarticle 6
§ 1 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
(...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des
contestations sur ses droits et obligations de caractÚre civil (...). »
101. Le Gouvernement expose que la durée de la
procĂ©dure devant le tribunal de Sassari sâexplique par la complexitĂ© de lâaffaire.
En tout état de cause, le requérant aurait pu introduire un recours en
dĂ©dommagement sur le fondement de la loi Pinto, ce quâil nâa pas fait.
102. La
Cour relĂšve que le requĂ©rant nâa pas indiquĂ© avoir introduit un recours sur le fondement de la
loi « Pinto » (loi no 89 de 2001)
afin dâobtenir rĂ©paration pour la durĂ©e prĂ©tendument excessive de la procĂ©dure
en question. Or, un tel recours a été considéré par la Cour comme étant accessible
et en principe efficace pour dénoncer, au niveau interne, la lenteur de la
justice (voir, parmi beaucoup dâautres, Brusco
c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001-IX, et Pacifico c. Italie (déc.), no 17995/08, § 67,
20 novembre 2012).
103. Il sâensuit
que ce grief doit ĂȘtre rejetĂ© pour non-Ă©puisement des voies de recours
internes, en application de lâarticle 35 §§ 1 et 4 de la
Convention.
VI. SUR LâAPPLICATION DE LâARTICLE
41 DE LA CONVENTION
104. Aux
termes de lâarticle 41 de la Convention,
« Si la Cour dĂ©clare quâil y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie
contractante ne permet dâeffacer quâimparfaitement les consĂ©quences de cette
violation, la Cour accorde Ă la partie lĂ©sĂ©e, sâil y a lieu, une satisfaction
équitable. »
A. Dommage
105. Le
requĂ©rant rĂ©clame 100 000 EUR au titre du prĂ©judice moral quâil aurait subi.
106. Le Gouvernement estime cette somme excessive et note
que le requĂ©rant nâa pas spĂ©cifiĂ© en quoi consistait la souffrance morale quâil
aurait endurĂ©e. Il nâaurait donc pas Ă©tayĂ© sa demande et nâaurait pas dĂ©montrĂ©
lâexistence dâun lien de causalitĂ© entre la violation constatĂ©e et le dommage
allégué.
107. La
Cour considÚre que le requérant a subi un tort moral certain et décide de lui octroyer
15 000 EUR Ă ce titre.
B. Frais
et dépens
108. Produisant
une note de son conseil, le requérant demande également 8 000 EUR pour les
frais et dépens engagés devant la Cour.
109. Le Gouvernement estime cette somme excessive compte
tenu de la prestation effectivement accomplie par le conseil du requérant et
des barĂšmes applicables dans le systĂšme italien.
110. Selon
la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de
ses frais et dĂ©pens que dans la mesure oĂč se trouvent Ă©tablis leur rĂ©alitĂ©,
leur nĂ©cessitĂ© et le caractĂšre raisonnable de leur taux. En lâespĂšce et compte tenu
des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime
raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procĂ©dure devant elle et lâaccorde
au requérant.
C. IntĂ©rĂȘts
moratoires
111. La
Cour juge appropriĂ© de calquer le taux des intĂ©rĂȘts moratoires sur le taux dâintĂ©rĂȘt
de la facilitĂ© de prĂȘt marginal de la Banque centrale europĂ©enne majorĂ© de
trois points de pourcentage.
PAR
CES MOTIFS, LA COUR
1. Joint,
Ă lâunanimitĂ©, au fond lâexception prĂ©liminaire du Gouvernement tirĂ©e de la
perte de la qualitĂ© de victime pour autant quâelle concerne le volet procĂ©dural
de lâarticle 3 de la Convention, et la rejette ;
2. DĂ©clare, Ă lâunanimitĂ©, la requĂȘte recevable quant
aux griefs tirĂ©s des articles 3, 8 (dans la mesure oĂč il porte sur les
violences subies par le requérant) et 13 de la Convention et irrecevable pour
le surplus ;
3. Dit, Ă lâunanimitĂ©, quâil
y a eu violation du volet substantiel de lâarticle 3 de la Convention ;
4. Dit, Ă lâunanimitĂ©, quâil
y a eu violation du volet procĂ©dural de lâarticle 3 de la Convention ;
5. Dit, Ă lâunanimitĂ©, quâil nây a pas lieu
dâexaminer le grief tirĂ© de lâarticle 8 de la Convention dans la mesure oĂč
il porte sur les violences subies par le requérant ;
6. Dit, par six voix contre une, quâil nây
a pas lieu dâexaminer le grief tirĂ© de lâarticle 13 de la Convention ;
7. Dit, Ă lâunanimitĂ©,
a) que lâEtat
dĂ©fendeur doit verser au requĂ©rant, dans les trois mois Ă compter du jour oĂč lâarrĂȘt
sera devenu dĂ©finitif conformĂ©ment Ă lâarticle 44 § 2 de la
Convention, les sommes suivantes :
i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant
pouvant ĂȘtre dĂ» Ă titre dâimpĂŽt, pour dommage moral ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille
euros), plus tout montant pouvant ĂȘtre dĂ» Ă titre dâimpĂŽt par le requĂ©rant,
pour frais et dépens ;
b) quâĂ
compter de lâexpiration dudit dĂ©lai et jusquâau versement, ces montants seront
Ă majorer dâun intĂ©rĂȘt simple Ă un taux Ă©gal Ă celui de la facilitĂ© de prĂȘt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, Ă lâunanimitĂ©, la demande de
satisfaction Ă©quitable pour le surplus.
Fait en français,
puis communiqué par écrit le 1er juillet 2014, en application
de lâarticle 77 §§ 2 et 3 du rĂšglement.
   Abel
Campos                                                                       Işıl
Karakaş
 Greffier adjoint                                                                       Présidente
Au prĂ©sent arrĂȘt se
trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
rĂšglement, lâexposĂ© de lâopinion sĂ©parĂ©e du juge Lemmens.
A.I.K.
A.C.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
Jâai votĂ© avec mes
collĂšgues sur tous les points, sauf celui concernant lâarticle 13. A mon avis,
contrairement Ă lâopinion de la majoritĂ©, le grief tirĂ© de lâarticle 13 combinĂ©
avec lâarticle 3 mĂ©riterait bien un examen sĂ©parĂ©.
Selon la jurisprudence
de la Cour, en cas de mauvais traitement délibérément infligé par des agents de
lâEtat au mĂ©pris de lâarticle 3, deux mesures sâimposent pour que la rĂ©paration
soit suffisante. PremiĂšrement, les autoritĂ©s de lâEtat doivent mener une
enquĂȘte approfondie et effective pouvant conduire Ă lâidentification et Ă la
punition des responsables. DeuxiÚmement, le requérant doit le cas échéant
percevoir une compensation ou, du moins, avoir la possibilitĂ© de demander et dâobtenir
une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement (GÀfgen c. Allemagne [GC], no
22978/05, § 116, CEDH 2010, et les rĂ©fĂ©rences y citĂ©es). Les exigences de lâarticle
13 vont donc au‑delĂ de lâobligation que lâarticle 3 fait Ă un Etat
partie de mener une enquĂȘte effective.
En lâespĂšce, sous lâarticle
13, le requérant se plaint en particulier de la réaction pénale et disciplinaire des autorités. Il fait observer
que le droit pénal italien ne contient pas de norme spécifique rendant
punissables la torture et les traitements inhumains et dégradants. Les
actes en cause nâauraient donc pu ĂȘtre poursuivis que
sur base de dispositions du code pénal qui concernaient des aspects limités et
marginaux de la violation de lâarticle 3. En outre, en lâespĂšce, seulement 10 %
des prévenus ont été condamnés, alors que 10 % ont bénéficié de la prescription
et tous les autres ont Ă©tĂ© acquittĂ©s, ce qui ne tĂ©moignerait pas de lâefficacitĂ©
de la voie de recours pénale. Les sanctions pénales et disciplinaires infligées
seraient par ailleurs nĂ©gligeables et nâauraient pas redressĂ© les violations de
lâarticle 3 (voir paragraphes 95 et 97 de lâarrĂȘt).
Si le requĂ©rant sâĂ©tait
limitĂ© Ă faire valoir ces griefs, on pourrait estimer quâils coĂŻncident
largement avec ceux invoquĂ©s sous le volet procĂ©dural de lâarticle 3. Eu Ă©gard
au constat dâune violation de lâarticle 3, spĂ©cialement sous son volet
procĂ©dural, on pourrait alors conclure quâil nây a pas lieu dâexaminer
sĂ©parĂ©ment la question de savoir sâil y a eu de surcroĂźt violation de lâarticle
13. Câest ce que fait la majoritĂ© (paragraphe 99).
Toutefois, dans ses
observations le requĂ©rant critique Ă©galement lâinsuffisance du systĂšme
juridique italien quant à une éventuelle réparation
au civil. Certes, il dĂ©veloppe ses arguments y relatifs en rĂ©pondant Ă lâexception
tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Ses arguments sont
toutefois valables Ă©galement dans le contexte de lâarticle 13. Il fait valoir
quâune Ă©ventuelle condamnation des coupables au civil serait marquĂ©e par la
légÚreté des infractions pénales reprochées à eux. Le requérant en veut pour
preuve le jugement du juge de lâaudience prĂ©liminaire :
sâil a reconnu la responsabilitĂ© civile des agents condamnĂ©s au pĂ©nal, et cela
Ă lâĂ©gard de toutes les victimes, il nâa pas condamnĂ© ces agents Ă payer une
provision au requĂ©rant, au motif que ce dernier nâavait pas souffert de
blessures physiques. Le requérant en conclut que la compensation que le juge
civil pourrait lui accorder serait en tout cas insuffisante (voir paragraphe
41).
En présence de tels
griefs, je suis dâavis que la Cour ne peut pas se contenter de dire quâil nây a
pas lieu dâexaminer la violation allĂ©guĂ©e de lâarticle 13. Jâestime que la Cour
devrait se prononcer sur la question de savoir si les griefs prĂ©citĂ©s sont Ă
prendre en considĂ©ration sous lâangle de lâarticle 13 et, dans lâaffirmative,
quâelle devrait en apprĂ©cier le bien-fondĂ©. En effet, il importe de faire une
nette distinction entre le volet procĂ©dural de lâarticle 3, qui concerne lâefficacitĂ©
des mesures prĂ©ventives, et lâarticle 13, qui concerne le redressement de la
violation commise.
Câest pour cette
raison que jâai votĂ© contre le point 6 du dispositif.